Eric Pessan, Photos de famille

Même s’il cite, en exergue de son recueil, un extrait de« la chambre claire » de Roland Barthes – essai étonnamment pas vraiment dépassé par la technologie moderne et ses déviances narcissiques, nombrilistes, paradoxalement communautaires, Eric Pessan ne dévoile pas un passé qui a simplement été imprimé, qu’on peut donc voir, sans affect, sur lequel on projetterait éventuellement une souvenance plus ou précise, vu que nombre des poèmes constituant « photos de famille », si ce n’est tous, sont fictionnels, et que nombre des photos qui ont inspiré ces poèmes ne sont pas de l’auteur ou de ses proches.

Eric Pessan utilise la photo comme un romancier, pour y déceler l’histoire, ses personnages, et en cela le vécu, le ressenti, l’émotion – l’affect tout simplement ; mais il utilise cette fiction, basée ou non sur des faits réels, comme un poète le ferait, pour y repérer l’essentiel calfeutré derrière le détail faussement anodin.

L’auteur creuse, dans le flou gaussien ou de bougé, où tel visage est tronqué, tel corps de biais, plus que ce qui n’a jamais réellement dit.

 

le brouillard ne vient pas s’ajouter / il est la preuve que quelque chose manque 

Eric Pessan, Photos de famille, L'œil ébouli, mars 2020, 120 pages, 14 €.

 

Il récupère des monceaux de soi, images ou sons, rêves ou espoirs, que tout un chacun bâtit dans le silence et le bruit d’heures apparemment insipides ; pourtant, elles ne sont en rien insignifiantes, elles encrent ces riens que l’on perd sans même s’en rendre compte, mais qui nous ont pourtant construits.

 

au fil du temps / j’ai perdu tant de choses que j’étais pourtant certain de garder à jamais. 

 

Il faut alors affronter, en plus de ses pertes retrouvées, le poids de ce que l’on a été, ou plutôt cru être, et cette gêne, cette honte peut-être, de simplement d’affronter ces imperfections évidentes, inéluctables qu’une simple image du passé impose.      

 

J’éprouve toujours la plus grande difficulté à regarder une photo de l’enfant que j’ai été 

 

Honte ou sentiment plus trouble, équivoque, mêlé de joie et de peine, de nostalgie et de regrets, de remords et de colères rangées… même si, in fine, tout cela n’est que le passé, dont on se souvient, sourire un brin idiot affiché.

 

et un jour peut-être l’un d’eux les yeux brillants regardera ce vieux cliché et il trouvera con de se laisser émouvoir 

 

Sourire qui, quelquefois, développe une forme de bonheur recouvré, certes totalement idéalisé,  absolument fantasmé… la fameuse madeleine, mais au goût recomposé, et dont on n'a certes pas vraiment oublié la vérité, oui, bon… c’était bon, ce qui ne l’était pas, dans le fond !

 

déodorant suspendu au rétroviseur / qui me portait à l’estomac / que je porte maintenant dans mon cœur.

 

 Il en va de même pour les gens, les hommes et femmes de notre famille, de notre clan… et même les ami-e-s… et pire encore les amours… ces êtres, fantômes, qui ont compté, un temps, fortement ; et dont, par la force du temps, ou la faiblesse d’un ego gommeur, on avait éludé la trace – lâches, un tantinet, oui, et alors ?

 

et aujourd’hui je souris / parce que sans cette photo /à vrai dire /je l’aurais totalement oubliée. 

 

Et même ces êtres dont on n’a jamais rien su, de leur existence, de leurs choix, de leurs croix ; simples mouvements dans le statu quo momentané de nos vies, ou au contraire immobilités toutes relatives dans la course poursuite de nos heures.

Ces êtres rencontrés, croisés, vus, une seconde, un jour, un an ; rencontrés, croisés, vus, mais avec qui on n’a pas partagé le moindre instant, le moindre sentiment, absents à leur présence.

Ces êtres qui, en eux, avaient et auront à jamais les mêmes souvenances précisément imprécises, fondamentalement dispensables que nous ; mémoires a priori différentes, résolument complémentaires.

 

« et un jour ils mourront / et plus personne ne saura / ce qui se trouvait à l’emplacement de ce parking ou de cette galerie commerciale. »

 

La photo, alors, est l’art d’immortaliser l’éphémère, figer le fugace, fixer l’instabilité – cliché ? Non, évidence incontournable ! On sait que nous avons été là, que nous avons vécu, quand bien même il ne reste que l’essence physique de ce nous. L’image sans le son ; la vue sans la voie.   

 

« sans la photo rien ne subsisterait de leur sillage »

 

Présentation de l’auteur




Claude Luezior, Golgotha, extraits

Et la croix fut dressée, vive, contre le Mont du Crâne, dans la clameur d’une vengeance.

Par effraction

Le sang

Du hors-la-loi

Ravitaillerait

Nos âmes

Quelques millénaires

Durant
 

Nous ne le savions pas.

À son destin on accrocha

Les ombres violettes

Des autres suppliciés
 

La nuit s’installait et s’enlisait dans la haine et les sanglots.

 

La nuit de l’attente

Veillée du pain

Aux moissons des prophéties

Les vignes de la nuit sécrétèrent leurs prières.

 

Nuit

Où macérait

L’absence

 

Nuit d’aveugles. Nous le sommes toujours, devant ceux que nous crucifions.

 

C’était la nuit

Où nous avions refusé

De porter nos cilices
 
 
 
 

 

 

Extraits de Golgotha, textes et dessins de Claude Luezior, éd. LGR, Paris, 2020.

 

Présentation de l’auteur




Angelo Tonelli, Chants du plus grand fleuve (extraits)

Ces poèmes font partie d'un échange prévu par Marilyne Bertoncini entre l'auteur et Georges de Rivas, organisateur du Festival de Solliès-Pont,  annulé cette année. En lien avec les poèmes de Georges de Rivas publiés dans ce numéro et la thématique de l'orphisme, les poètes auraient dû s'entretenir avec l'aide de la traductrice, à l'occasion d'une vidéo conférence organisée pour évoquer ce sujet, mais aussi la Poésie, bien sûr. Cet échange entre le poète et celle qui est le lien entre lui et la Francophonie n'a pas eu lieu. Ce travail démontre combien nombre de ceux qui défendent et illustrent la Poésie avaient préparé les manifestations qui auraient dû avoir lieu. Malheureusement, tout comme le Marché de la Poésie de Paris, il a fait l’objet d’un arrêté préfectoral et a été annulé au dernier moment. Nous avons  voulu honorer le travail de son organisateur Georges de Rivas, et de tous ceux qui avaient prévu de venir pour certains de très loin, afin de porter témoignage de ce qu'est vive la Poésie, et porter sa parole. Nous ne sommes qu’un modeste relais, et nous remercions l’auteur pour sa contribution.

 

Canti del fiume più vasto

Traduction de Marilyne Bertoncini

II

Il tempo dell’abisso è rosa mistica
e il tempo delle cose è suo riflesso.
La colonna di marmo che precipita
dall’alto sprofonda nella cenere
sottomarina del Golfo-Meraviglia.
Ascolta rombi assorti di conchigilia
ronzare in pieno etere quando le ciglia
la Grande Dea dischiude che si erge
ridente, gigantesca, ineludibile
in controcielo, la Sorgente
delle cose visibili : la spiga
mietuta nel silenzio allora a Eleusis
e adesso rotearta in pieno sole
intona il mantra cieco ma rovente
della vita sorgiva, la morente
mai. Ho visto
la Nave dei Morti scivolare
lungo il Nilo e intanto stormi
di pellicani blu accoccolarsi
nella Baia dei Delfini tutti d’oro.
Tende l’arco
un Apollo distratto e già ci sfiora
sibilando in controluce il dardo aureo.

 

II

Le temps de l'abîme est une rose mystique
et le temps des choses son reflet.
La colonne de marbre qui s'écroule
du sommet s'engloutit dans la cendre
sous-marine du Golfe des merveilles.
Écoute la méditation vrombissante des coquillages
qui bourdonne dans l'éther lorsque les cils
ouverts, la Grande Déesse  se dresse
riante, gigantesque, incontournable
à contre- ciel, Source
des choses visibles: l'épi
récolté dans le silence jadis  à Eleusis
tournoie désormais en plein soleil
entonnant le mantra aveugle mais brûlant
de la vie jaillissante, la mourante
jamais. J'ai vu
la Nef des Morts glisser
le long du Nil tandis que des nuées
de pélicans bleus se blottissaient
dans la Baie des Dauphins toute d'or.
Il tend  son arc
l'Apollon distrait dont nous effleure
le  bruissement en contre-jour  du dard doré.

 

III

Il mare è sterminato, sterminato
il computo delle viventi e delle morte
creature : pullulano
infinità di mondi a ogni sguardo : è questa
la prima certezza. La seconda
il lampo di sangue nella cornea
della Dea : ogni fiorire
nasconde uno sfiorire, ogni bellezza
un orrore, ogni cosa
si converte nel contrario, non riposa
mai ; La terza certezza
è il sole allo zenith,
fermo, nel suo splendore.

 

 

III

La mer est illimitée, illimité
le nombre des vivants et des morts :
les créatures pullulent
et une infinité de mondes à chaque regard : voici
la première certitude. La seconde
est l'éclair de sang dans la cornée
de la Déesse: chaque fleurir
cache un  défleurir, chaque beauté
une horreur, toute chose
devient son contraire, sans répit
à jamais ; La troisième certitude
est le soleil à son zénith,
fixe, dans sa splendeur.

 

 

L’isola non ha nome, né memoria
di grappoli, licheni e balaustre
macchiate di mirtillo o profumate
distillano parole di sapienza
gli dei dell’autunno, da oltre le foglie
rosse, oro che separano lo sguardo dalle acque
torbide dentro, lucenti in superficie
del fiume, nel crepuscolo incipiente.
Gli argini sussurrano di amori
un tempo rifulgenti, voli
di falene incontro a luci
non divine come quelle che brillavano negli occhi
accesi della Ninfa mattutina. L’anima
vuole guizzi notturni e gesti rarefatti,
per vie poco battute dagli umani. La città
diviene Ade trasparente
e dolce, ma esiziale
come ogni Ade, quando il tempo
si chiude su se stesso, e spezza il volo
dei gabbiani in controcielo. Miete foglie
e anima, novembre, se Lucina
si apparta oltre il sole, e la collina
diventa un monte nero, nella sera.
restiamo accovacciati nella vita
che la Morte ci insegna con la falce,
la Mietitrice, da sempre
sulle nostre tracce, anche nel culmine
della forza giovane, dell’amore,
che già spiava da dietro la porta socchiusa
al primo ingresso del seme nel solco
genitale della mater, al primo
vagito del nascente, sempre presente
al fianco del vivente, da sempre :
conviene abbandonarsi al suo fendente
rapido o infinitamente
lento, come l’argine
cede al fiume in piena, la foglia
d’oro dell’autunno al vento
forte di tramontana che si slancia
dalle fole spigolose della Apuane
verso la valle tenera della Magra, fiume
benevolo, quasi Eden
dell’anima. Poesia
è sapienza martoriata, sguardo fermo
o tremante sull’abisso della vita
che sempre cova in sè la dipartita
per dischiudere le soglie dell’altrove :
restiamo accovacciati nell’attesa
e cogliamo i fiori della sera
e del giorno, come bimbi
che la madre li sveglia, e ancora un poco
si attardano nel caldo del lettino
consacrato dal sonno, ancora un poco…

il fiume è generoso, il dio del fiume, che distilla
una quiete da aurora primordiale
quando il sole trionfa, nell’estate
serena delle ali dispiegate
in piena libertà tra acqua e cielo,
azzuri, conciliati in perfezione
di anima e di spirito, musica
vivente
creature delle altezz e degli abissi.
Il fiume è generosoo, il dio del fiume,
con il poeta che soggiorna ore e giorni
a contemplare il flusso senza fine
che trabocca, all’orizzonte, in altre acque.
Guizzano uccelli blu cobalto in controsole.
Già si placano
le grida dei gabbiani, si avvicina
dalle gole dei monti la notturna
madre dei viventi, golfo sacro
per il palpito lontano delle stelle.
e si occulta nella tenebra anche il falco
sguardo diritto, tragitto silenzioso,
contro l’ultimo sole. Potente
è vita, potente sara morte
come fiume che scorre in piena luco e poi si ingorga
in vertigini notturne, botri, abissi
graditi a Kronos, agli dei
della materia disfatta, che è riverbero
della luce primigenia. Perfino la latrina
del corpo marcescente è vasta musica
di obeo barbarici, accordati
al deforme, all’inumano.
Ogni corpo vivente, infulgidito
dalla linfa del sangue che trascorre
ha meta nel vento che ne scortica
l’involucro di carne, libera le ossa
per lo sguardo calcinante della luna.

 

IV

L'île est sans nom, ni mémoire
de grappes, de lichens et de balustrades
tachées de myrtille ou parfumées
ils distillent des paroles de sagesse
les dieux de l'automne, par-delà les feuilles
rouges, or qui séparent le regard des eaux
troubles en profondeur, brillantes en surface
du fleuve,  au naissant crépuscule.
Les berges  bruissent  d'amours
jadis  resplendissants, vols
de phalènes vers des lumières
non divines  comme celles qui brillaient dans les yeux
vifs de la Nymphe matinale. L'âme
veut des éclairs nocturnes , des gestes raréfiés,
le long de voies peu fréquentée des humains. La ville
devient un Hadès transparent
et doux, mais funeste
comme chaque Hadès, quand le temps
se referme sur lui-même et brise le vol
des goélands à contre- ciel.  Moissonne feuilles
et âme, novembre, si Lucine
s’éloigne par-delà le soleil, et  la colline
devient, le soir, une montagne noire, le soir.
nous restons blottis  dans la vie
que la mort nous enseigne de sa faux,
la Faucheuse, toujours
sur nos pas, même au plus haut
de notre jeune force, de l'amour,
qui déjà derrière la porte entr’ouverte guettait
la première entrée de la graine dans le sillon
génital de la mater, le premier
vagissement du naissant, toujours présente
au flanc du vivant, depuis toujours:
mieux vaut s'abandonner à son tranchant
rapide ou infiniment
lent, comme la digue
cède à la rivière en crue, la feuille
d’or de l’automne au vent
puissant de tramontane qui se précipite
des gorges  anguleuses des Alpes Apuanes
vers la tendre vallée de la Magra, fleuve
bienveillant, presque un Eden
de l’âme. La Poésie
est sagesse torturée,  regard ferme
ou tremblant sur l'abîme de la vie
qui toujours en soi couve le trépas
pour dévoiler les seuils de l’au-delà :
nous restons blottis dans l’attente
cueillant les fleurs du soir
et du jour, comme des enfants
que leur mère réveille, et qui encore un peu
s'attardent dans la chaleur du lit
consacré par le sommeil, encore un peu ...

le fleuve est généreux, le dieu du fleuve, qui distille
un calme d’aube primordiale
quand le soleil triomphe, dans l'été
serein des ailes déployées
en pleine liberté entre l'eau et le ciel,
azurs réconciliés dans la perfection
de l’âme et de l’esprit, musique
vivante
créatures des cimes et des abîmes.
Le fleuve est généreux, le dieu du fleuve,
pour le poète qui des heures et des jours demeure
à contempler le flux sans fin
qui se déverse, à l'horizon, dans d'autres eaux.
Des oiseaux bleu cobalt scintillent à contre- soleil.
Déjà se calment
les cris des goélands s'approche
des gorges des montagnes la nuit
mère des vivants, golfe sacré
pour la lointaine palpitation des étoiles.
et se cache dans les ténèbres le faucon même
regard droit, silencieux trajet,
vers le dernier soleil. Puissante
la vie, puissante sera la mort
comme un fleuve qui coule en pleine lumière puis s’engorge
en  vertiges nocturnes, fossés, abîmes
qui plaisent à Kronos, aux dieux
de la matière défaite, réverbération
de la lumière primitive. Même le cloaque
du corps en décomposition est une vaste musique
de  barbares haut-bois, accordés
au difforme, à l'inhumain.
Chaque corps vivant, resplendissant
de la lymphe sanguine qui le parcourt
trouve destin dans le vent qui écorche
son enveloppe de chair, libère les os
sous le regard calcinant de la lune.

 

Final musical de la lecture des Canti del Fiume più grande,
festival du Fiume Magra (août 2020), organisé par Angelo Tonelli,
musique de et par Daniele Dubbini : pour écouter, 
cliquer ici

Présentation de l’auteur




Génération jeunes haïjins, D’une fleur à l’autre

En 2012 est parue aux éditions de la Lune bleue une anthologie rassemblant pour la première fois quelques voix émergentes du haïku en France : dix voix singulières qui ont, depuis, fait leur propre chemin.

On y trouve Vincent Hoarau, Cécile Duteil, Stéphane Bataillon, Soizic Michelot, Loïc Eréac, Gwenaëlle Laot, Jean-Baptiste Pedini, Lydia Padellec, Rahmatou Sangotte et Meriem Fresson. Tout comme l’anthologie DUOS, 118 jeunes poètes de langue française, parue en 2018 à la Maison de la poésie Rhône-Alpes (Bacchanales 59), j’ai ressenti le besoin voire l’urgence de mettre en avant ces poètes nés à partir de 1970, très peu représentés à l’époque dans des projets collectifs. Chacun, à sa façon, a contribué à l’essor du haïku et continue aujourd’hui de le pratiquer : Vincent Hoarau a créé le premier groupe haïku sur un réseau social, Meriem Fresson a permis une redécouverte du haïbun grâce à ses recherches en littérature comparée à l’université de la Sorbonne-Nouvelle, Soizic Michelot, après la réalisation de haïkus visuels (films et expositions), se consacre aujourd’hui à la méditation et à sa diffusion à travers livres et animations…

D'une fleur l'autre, Collectif de dix haïjins nés à partir de 1970, sous la direction de Lydia Padellec, Editions de la Lune Bleue.

Je reprendrai ici une partie de la préface que j’ai rédigée pour ce livre qui reflète bien l’apport et l’expérience cruciale du haïku dans nos vies, les influences et les découvertes, les règles plus ou moins respectées, l’ouverture à d’autres arts.

 

D’une fleur à l’autre
le papillon voyage
le cœur léger

 

« D’une fleur à l’autre », d’une génération à une autre, le haïku voyage avec la légèreté d’un papillon. Poème du quotidien, originaire du Japon, le haïku apparaît en France à la fin du XIXème siècle et la première publication française Au fil de l’eau date de 1905 : les trois auteurs, Paul-Louis Couchoud, Albert Poncin et André Faure n’ont pas trente ans quand ils entreprennent leur voyage en péniche pendant l’été 1903. Aujourd’hui, quel regard portent les jeunes auteurs sur cette forme poétique si particulière ?

Nés entre 1972 et 1984, les dix haïjins de cette anthologie vivent en France et ne sont jamais allés au Japon. Pourquoi un tel engouement ?

La rencontre avec le haïku est, pour beaucoup d’entre eux, liée au hasard : en flânant dans une bibliothèque ou une librairie, un titre de livre qui interpelle, la lecture du premier haïku et la révélation ! La découverte peut se faire aussi à travers une revue – Haïkaï d’André Duhaime (pour Jean-Baptiste), une rencontre avec un poète comme Paul de Maricourt ou isabel Asúnsolo (pour Loïc, Gwenaëlle et Rahmatou), un film « Sans soleil » de Chris Marker (pour Soizic), à travers la transmission d’une mère à sa fille (pour Cécile) ou d’une grand-mère à sa petite-fille (pour Meriem).

« Je suis d’emblée tombé amoureux de cette forme d’écriture simple et dépouillée » (Vincent), car il s’agit bien d’amour – amour de sa forme brève, amour de sa fulgurance, de son « esprit », de l’émotion qu’il suscite. Avant de pratiquer le haïku, certains écrivaient déjà  (poésie, nouvelles). L’apport de ce poème japonais dans leur écriture poétique a été primordial : l’influence des classiques tels que Bashô, Issa, Hosai, Chiyo Ni a été très formatrice, mais également celle de contemporains comme Damien Gabriels, Madoka Mayuzumi ou André Duhaime, et dans une autre mesure Jack Kerouac et Guillevic. D’une poésie hermétique, l’écriture du haïku ramène à la réalité et nous oblige à porter un regard plus attentif sur notre environnement et sur nous-mêmes, à nous replacer, en tant qu’être humain dans la nature, humblement. « Ecrire des haïkus, à la longue, transforme l’attitude du poète à l’égard du monde qui l’entoure. Ce n’est pas uniquement un exercice littéraire. C’est bien plus que ça. » (Vincent). « J’écris de la poésie depuis 2001 et le haïku a donc été, sans même le savoir, la forme qui m’a permis d’emprunter ce long chemin. Ma poésie s’en ressent encore aujourd’hui, même si je me suis éloigné de certaines règles pour tenter l’aventure d’un langage encore plus personnel. » (Stéphane). Pour d’autres, l’écriture n’est pas venue immédiatement : « J’ai attendu longtemps avant d’en écrire ; lorsque l’on aborde le haïku par l’étude, on se sent un peu écrasé par les modèles que l’on a lus et passer du côté de la création n’est pas si naturel. » (Meriem).  « J’étais  une  simple  lectrice. Bien  des  années après, des textes me sont venus spontanément dans cette forme. » (Soizic). 

 

Sous la pluie
j’apprends
le nom des fleurs

Soizic Michelot

*

Pressant le pas
à l’autre bout du chemin
la fin de l’été

Jean-Baptiste Pedini

 

Comme la poésie, il n’est pas toujours facile de définir le haïku : « il doit se ressentir, se vivre » (Rahmatou). « On capture un instant, une impression. On s’arrête sur un détail, sur une scène qui nous plaît ou sur une chose insolite qui aurait pu passer inaperçue. » (Cécile). Ces « petits riens » dont parle très justement Gwenaëlle. S’appuyant sur une citation de Gaston Bachelard « La poésie est une métaphysique instantanée », Stéphane montre que le haïku « nous entraîne vers une métaphysique à partir du brin d’herbe ».  Le haïku exprime une découverte personnelle, aussi instantanée qu’une photographie. Il est « un étonnement. Un étonnement de chaque instant. Il révèle l’extraordinaire dans l’ordinaire de nos vies, il lève le voile sur ce que nous ne savons plus voir. Il se saisit de l’instant présent pour en déceler sa part d’infini. » (Loïc).

Les étoiles
leur silence et le mien
si différents

Loïc Eréac

*

Esquisses –
user mes crayons
au grain de sa peau

Cécile Duteil

*

Ses côtes saillantes –
dessous, son ventre
de cinq mois

Rahmatou Sangotte

*

Dans l’évier blanc
torrent de cendres minuscules.
Débris de barbe.

Stéphane Bataillon

 

Concernant les règles qui régissent ce petit poème, tous s’accordent à dire que le fameux rythme 5/7/5 qui « a un sens dans l’histoire littéraire du Japon » (Meriem), n’est pas essentiel en français. « Je ne suis pas une spécialiste du japonais. Ce n’est pas ma langue, pas la façon dont j’ai appris à parler, à penser, à découper et interpréter le réel. Je ne peux pas voir le monde et écrire comme un japonais. » (Soizic). Certains haïjins, alors novices, ont débuté en respectant le 5/7/5 ; très vite, avec la pratique et l’expérience, ils s’en sont éloignés, car la recherche systématique de ce rythme pouvait « dénaturer le texte » (Jean-Baptiste).  « La forme du haïku doit être dictée par son contenu. » (Vincent). Le kigo, par contre, apparaît pour beaucoup indispensable car « il nous replace dans le cycle de la vie » (Loïc). « Qu’on le veuille ou non, il me semble que le haïku est indissociable de la nature et des saisons » (Gwenaëlle) Rahmatou souligne qu’elle aime« l’adapter à son environnement assez urbain, toujours dans un souci d’authenticité. »  Pour Vincent, « le kireji est un outil précieux. Il permet de donner de la densité et du souffle au haïku parce qu’il introduit du silence, de la perspective, de la suggestion et du non-dit. » La connaissance des règles peut être une bonne base pour écrire un haïku, mais c’est un art difficile : « le haïku s’affûte, s’aiguise, se travaille, se simplifie… Le plus important pour moi est d’en respecter l’esprit, l’exigence et la sincérité. » (Soizic).

Fukushima –
je pense à la fillette
en ciré jaune

Vincent Hoarau

*

Mâchouiller
la pointe des cheveux mouillés
j’aspire la mer

Gwenaëlle Laot

*

Hall d’immeuble glacé
mon nom collé
près du tien

Meriem Fresson

*

Vitre de train –
dans le sillage des gouttes
chemin de pensées

Lydia Padellec

 

Il est intéressant de signaler que huit des dix haïjins présents dans cette anthologie participent de manière occasionnelle ou régulière à un kukaï, échangent des haïkus via des blogs et des forums. Quelques uns animent des ateliers de haïku, aiment associer ce poème à d’autres arts comme l’art postal, le livre pauvre, la photographie (Gwenaëlle et Rahmatou), le film (Soizic). Les haïkus de ce livre sont accompagnés des gravures sur bois de l’artiste chinoise Limin Chen, rencontrée grâce à mon amie Eva-Maria Berg.

Avant de clore tout à fait cet article, je souhaiterais évoquer quelques haïjins talentueux qui auraient pu faire partie de ce collectif : Hélène Leclerc et Jimmy Poirier (Québec), Coralie Creuzet, Minh-Triet Pham et Hélène Duc, lauréate du prestigieux Prix Mainichi en 2012 et qui vient de nous quitter.

fin de journée
en un mouvement d’ailes
l’oiseau traverse le soleil

Hélène Leclerc, extrait de DUOS, 118 jeunes poètes

*

double absence
un ciel sans étoile
et ce lit si grand

Jimmy Poirier, extrait de Le bruit des couleurs (éditions David, 2014)

*

cache-cache avec ma fille –
une pâquerette
sous l’arbre centenaire

Coralie Creuzet, extrait de Mille soleils (éditions unicité, 2017)

*

transparents
le souffle de la brise de mer
ailes de libellule

Minh-Triet Pham, extrait de Reflet aveugle (éditions unicité, 2016)

*

solstice d’hiver –
j’emporte sous mes paupières
l’odeur des clémentines

*

libérée du gel
l’haleine du pissenlit
ennuage l’allée

 *

ma main ouverte –
une étoile dans le ciel
de la fourmilière

Hélène Duc, extraits du Silence de l’autre rive (éditions unicité, 2014)

**

Pour Hélène Duc, partie rejoindre les étoiles le 8 octobre 2020

 




Jennifer GROUSSELAS, Arborescences, extrait

Je cherche       la langue des arbres

Je cherche       une langue d’arbre qui parle

une langue pour mon arbre roi des arbres
      mon arbre chevelu aux lucides racines de banjo
      mon Benjiño de molle écorce attentive
                au cœur de tête de lionceau

Pour grimper au tronc pur du Benjiño
Je lave ma langue
Écroulant les pierres des anciens mots

Trempent mes lèvres à la lave des mots naissants
par tonnerres femelles et tonnelles d’orages
j’arrache à la serpe la peau chèvre des phrases
aux grelots qui se trompent en ricanant

 

                    À coups de      hoquets de      volcan
                   Je convoque la mémoire chaire d’une cerise qui fut mordue par son noyau
                   À coups de      hoquets de      volcan
                  Je convoque de félines prises pour avancer haut
                                                 prises de canines fières vêtues du plus beau sang 

 

                         Au chant bisaigüe de la première dent que surgit l’animale fièvre
                                                   mes lèvres se trempent à la bave
                                                                 des mots vagissant

L’eau louve des lunes            tétées
à pleurs de reflets de brume troublée
gargarisant l’eau pâle des mers raclant la gorge des dunes
nourri à la manne des pétales feux    coupés

Rugisse le tonnerre léchant ses échos mugissants
         Mûrissent les bras pousses d’épaules aléatoires
   les bras des arbres dans le tremblé du noir

Pour grimper au tronc pur du Benjiño
Je plonge bourgeons de mots au sein du son claironnant
Au son du fruit de banjo je plonge forêts de mots
errant mes mots enfants de mots
que je rondis
des mains

 

 

 

OUTRE-TERRE

 

 

 

        Écoute ma voix singulière qui te chante dans l’ombre
       Ce chant constellé de l’éclatement des comètes chantantes,
       Je te chante ce chant d’ombre d’une voix nouvelle
      Avec la vieille voix de la jeunesse des mondes.

                                                (Léopold Sédar Senghor)

 

 

 

« Sur une terre claire
Sur terre lourde Tentaculée noire
Autant chaire boueuse autant chaire nue
Terre-cri à peine crue »

« Nos pas se sont posés
Foulant d’anciens membres noueux nos pas se sont posés
Je me rappelle, encore je retiens

— Et comment et combien ? »

« Et nos traces
Nos traces fusains de douceur parcourant un dos immense
Un dos immense poussant dorsales de dromadaires
Nos traces nos traces j’en ai très pleine souvenance ont infusé les vasques
Les vasques de vastes ouvertures d’Ailleurs 

— Et comment et combien ? »

« Et nos pieds — combien — nos pieds ont buté un vent épais venté trop doux et très puissant     
     qui semblait traverser le Crin membru de ta Jument-mère,
Doigtant un sol fifré de petites bouches renversées, nos pieds — combien combien — ont   
     tambouriné tambouriné mais mollement le Ventre plein d’une terre diésée
Augmentée de Turgescences noires et l’ont baisée,
Baisée ô comment ô combien avec ferveur sais-tu,
Sais-tu il faut nous croire tu ne sauras jamais comment ni combien. »

 

 

 

 

 

 

 

HOMME DE L’HOMME

 

    Homme de l’homme
    Voyageur voix sans âge à toute heure silence et voix d’homme

     Homme de toute lune qui veille, homme des Temps sans durée homme aux joues de dunes  vides d’un repos qui flotte sans compter,

   Voyageur aux Soleils qui dorment au Sud
    Au Nord
    Homme de l’homme 

     Poursuiveur de pensées égarées, homme de l’homme au regard de nuit dans l’œil de la    chouette,
     Voyageur qui se lève à l’Est et se relève à l’Ouest, arracheur de tempêtes fossoyeur de sources trop pures, Ami
    De toutes eaux salées

    Homme de l’homme, homme de toute lune qui veille…

    Habitant du sabot mouvant de nos dés, homme de la défloration d’instants buveur de drames invécus et d’amour ciguës, bras
    Levé dans la course,
    Bouche mordant les mots sœurs des Langues

    Homme de l’homme voix d’errance et voie d’homme
    Homme des Temps sans durée, homme aux joues de dunes vides d’un repos qui flotte sans    compter,
    Voyageur aux soleils nourris du Nord qui dorment au Sud, homme aux paroles de lunes    auriculaires qui se relèvent à l’Est et marchent
    Pourfendant le Sourire de l’Ouest

    Homme de l’homme, homme de toute lune qui veille…

    Homme de toute présence
    Voyageur-sans-borne, Sang d’homme à l’esprit de Nudité, vaste navire qui porte l’âme    cicatrisée et sans coutume

    Homme de toute

    Absence

    Homme sans traces

    Remous de voix sans nom passage par lui-même   

    Déserté   

    Homme lucide par toi s’entrouvre la lumière élidée,
    Boussole
    Aux mille doigts tremblants qui te guide dans ses filles ébréchées…

     Hôte de nulle part Étranger à toute idée d’étrangeté
     Toi qui sais

    Homme seul et soustrait aux hommes, homme Multiple et Somme de l’homme
    Homme de l’homme Voyageur voix sans âge à toute heure silence et voix d’homme,
    Homme de l’homme

    Homme seul et soustrait aux hommes, homme Multiple et Somme de l’homme,
    Toi qui sais,

    Tu te drapes et te loves,

    Trempant à la magie des lais inouïs que tisse
    Une Mélopée de chamelles.         

 

 

À CORPS FOU

 

 

À la cime
À la terre
je rêve ou délire
grand corps en expansion
émergeant de lourdes profondeurs
je rêve à la terre à la cime délire grand corps
se déroulant croissant pain de lune aux deux soleils…

      Fiers de leur nuit encore
toutes vignes à l’envers
      les ballons mongols de mes lutins gorgés d’encre
se chargent      pour mieux
      crever              au creux de leur cuve barbouillée

                                                       — les gribouillis giclent toujours plus denses
                                                                               pour les brouillis futurs…

sous le lointain
de leur danse
parachevée
ce corps

que je sens se met seul

à sentir
à la pompe
du venin vermeil
mon cœur vient
de s’irradier chaud

je suis corolle qui l’intime expose
qui l’inouï explore qui le soumis des sens explose

Le vin en mes veines
            le vin le vin enfin et seuls d’eux-mêmes
                   ensemble mes cheveux de lierre insensibles

— longtemps pierre blanche et froide
de celle morte

trop bas
tombée —
                                        s’antre-réveillent par envie pressante
                                                                                             d’être vignes

 

 

Plus de ferrements à mes narines 
                               je suis corps-traversée respirant
                                           corps-poreux à tenir loin des braises

 

Je suis moi-même le feu
les ferments sont mes parfums
je m’inspire

Et Sombre Le Rouge me fait
Cité-Lumière
au dos des yeux

 

 

Lors sur          mes bras
                         l’oiseau-lyre   me comble
                                                        la partition
                                                                édentée           d’un jour
                                                                                                  sur deux raturé

Les caresses qui s’écrivent à doux de plumes 
                        les promesses déjà vérités
                                                au dedans réalité plus juste
                                                                              que le regard porté !

 

 

Et par le vieil Aride imbibé
d’une prime-dernière avidité
Sombre Le Rouge me fait 
                                          perfuser à la joie
                                                              mon moi-épouvantail
                                                                                              débobiné :

 

Corps changeant la taille de l’ouverture des portes
galvanisé mon moi sans-épouvante

revient confiance

écarquillée

 

Je-vin goûté prend goût à soi
Grande ourse pleine se pourlèche
Je-vin cratère puis globe de terre tour-
-noyant qui ulule à la folle je suis

Je-vin de toutes marées et des sous-marins de l’espace
                                                            je gobe l’outre comme goéland 
                                                                         — trinquent mes globules de gobelets
                                                                                                                   rouges de gobelets blancs

 

Je-vin sur les traces-fossiles des roux sillons
                                                       passant toutes frontières
                                                                        sans trépasser corps étendu qui foule
                                                                                                               mers fracassées sur plaquettes planches courbes

 

Sans ailes Carpe-Reine sans bouée
Je jongle les astres me joue des cartes
nage à perte mon air
 ourle mes Côtes à bord d’eau noire
trône sur les Bourgs cogne les châteaux
au simple vouloir

 

Mère de ma Terre qui se crée mer au ciel ajouré
Je suis lune-soleil qui danse ma corolle venin des sens
Grande ourse-moi à sauts de carpe clignotant dans la nuit
de la nuit avortée

Je suis la vigne qui tue le lierre acore
Ténor l’oiseau-lyre suis sa rude caresse
fécondée par l’écho formidable de sa caresse-pluie

 

Je suis du sang de l’étincelante épée arrachée au flanc du dolmen
charbon de verre sur la soif infinie de la roche
corps fou en expansion je suis

                                               l’innombrable accord
                                                                  de wagons barbus-feu
                                                                                        dans l’irrémédiable célérité de ma mine

 

Et par Sombre Le Rouge

L’aveugle devin 
de ma Cité-Lumière

JE SUIS

Devin qui est

 

 

 

Présentation de l’auteur




Eloge de la lecture

(Texte inédit d'une conférence donnée à l'Alliance française d'Aoste)

 

Je suis un écrivain, c'est-à-dire un homme qui vit au milieu des livres et qui les aime assez pour avoir envie d’en écrire à son tour.

 

Mais j’appartiens à cette génération, née au début des années cinquante, qui a assisté tour à tour au développement de la télévision et à celui de l’informatique. Ce qui signifie que je suis sensible à ce que le sociologue canadien Mac Luhan a appelé le passage de la galaxie Gutemberg à la galaxie Marconi, c’est à dire de la civilisation de l’écrit à la civilisation de l’image, ou, plus récente encore, de l’ordinateur et du CD Rom. En dépit de mon propre travail, mon rapport aux livres est instable, incertain, inquiet, comme celui de la plupart de mes contemporains. Quand j’ouvre, par exemple, une histoire de la littérature du début du XXème siècle et quand je regarde les photos de Proust, de Gide ou de Valéry, il me semble que tous ces écrivains sont d’un autre siècle: ils représentent ces  purs hommes des livres que nous ne sommes plus, que peut-être nous ne pouvons plus être. Des “Hommes de Lettres”. Ils semblent appartenir encore, jusque dans les détails de leur physionomie ou de leur allure, (avec leurs costumes sombres et leurs grosses lunettes d’écaille), à un temps sur lequel l’écrit régnait. Je les regarde donc avec une sorte de curiosité mêlée de nostalgie, et je me sentirais très étranger à ces visages pensifs, sérieux et lointains, s’il n’y avait précisément leurs livres pour maintenir le contact entre leur temps et le nôtre. Leurs images me séparent d’eux, mais leurs écrits m’en rapprochent. Et c’est justement de ce mystère que je voudrais aujourd’hui parler en essayant de préciser en quoi consiste la compagnie des livres et le mystère de la lecture.

 

La lecture est une compagnie

 

Car la lecture, pour commencer, est une compagnie. Dans la solitude et l’oisiveté, le livre vient inscrire une présence : il apporte avec lui un monde, des paysages, des personnages, des voix, des affections et des pensées. Il remplit le vide, il fait oublier l’isolement. Il est, comme l’observait Victor Hugo dans Notre Dame de Paris l’instrument “le plus simple, le plus commode, le plus praticable à tous”. J’ai envie d’ajouter “le plus fidèle”, car le livre ne trahit pas, il ne tombe pas en panne, sauf si vous manquez de désir à son endroit. Il ne vous laisse pas tomber, il reste disponible, il suffit de l’ouvrir pour que la conversation s’engage silencieusement et que l’isolement soit rompu.

Souvenez-vous du mot célèbre de Descartes : “La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs.” C’est bien là, en effet, l’un des premiers miracles opérés par le livre : nous permettre de converser avec Rousseau, Flaubert ou Malraux en dépit de leur disparition. Comme si le temps était aboli, comme si la mort était vaincue, et cela par la seule grâce de quelques pages imprimées. Quand je lis les Confessions de Rousseau, la Correspondance de Flaubert ou les Antimémoires de Malraux, j’entends la voix de ces écrivains et c’est ma propre réflexion qui discute avec la leur, comme s’ils étaient présents. Un écrivain est alors une sorte d’hôte invisible qui vous ouvre sa porte, vous invite à vous asseoir, vous offre à boire et à manger, vous parle de sa vie propre et vous aide à mieux comprendre la vôtre.

Fernand Léger, La lecture, 1924.

 

Si l’écrivain est un hôte, son livre est alors comme une chambre d’ami où l’on vous accueille pour la nuit, ou comme une simple chambre d’hôtel, apparemment vide, mais toute pleine en vérité de la mémoire de ceux qui sont venus y dormir avant vous. Cette mémoire, c’est l’imaginaire même de l’auteur, réveillé par l’imaginaire du lecteur, venant se mélanger et se confronter à lui. Pour comprendre cela, il faudrait imaginer une banale chambre d’hôtel de province, où le sommeil aurait la vertu de faire réapparaître les songes de tous ceux qui se sont couchés là avant vous. Comme si vous parveniez à faire sortir d’un lit la mémoire des corps qui s’y sont endormis, et du papier peint collé sur les murs celle des regards qui l’ont observé. (Marcel Proust a écrit à ce sujet une très belle page). La lecture est cette chambre dans laquelle on viendrait à la rencontre de la vie même, en perdant ses propres repères et en mélangeant un moment ses pensées à celles de personnes inconnues. Ainsi est-elle une sorte de “libre promiscuité”. Elle donne accès à une vie nue et toute secrète, elle conduit à se confier les uns aux autres des êtres qui pourtant ne se connaissent ni ne se voient. 

De même que leur auteur, les personnages des livres sont d’invisibles compagnons adoptifs. De sorte que vous pouvez songer aux livres que vous n’avez pas encore lus comme à des personnes inconnues qui quelque part attendent de vous rencontrer, avec leur histoire, leurs idées et leurs sentiments propres qui sont aussi les vôtres, ou qui attendent de se révéler à vous pour que vous les fassiez vôtres, et pour que vous vous découvriez en eux. Les livres que vous n’avez pas encore lus sont des histoires d’amour que vous n’avez pas encore vécues.

 

La lecture est une histoire d’amour

 

Car la lecture est aussi une histoire d’amour. Chacun de nous aime certains livres plus que d’autres. Pourquoi ? On ne sait pas toujours le dire. Peut-être parce qu’ils nous ressemblent, ou, au contraire, parce qu’ils sont très différents de nous. On peut aimer certains livres jusqu’à la folie. On peut leur vouer une passion exclusive. Ainsi Julien Gracq confie-t-il que Le Rouge et le Noir a été en littérature son “premier amour, sauvage, ébloui, exclusif et tel (qu’il) ne peut le comparer à aucun autre”. On peut, comme dans une histoire d’amour avec une personne, aimer passionnément un livre à un moment donné, puis s’en détacher. Ce qui veut dire que les livres sont des moments de notre vie, des particules de notre histoire.

 

Nous pouvons également observer que nous aimons tel écrivain, sans le connaître, juste pour l’avoir lu. Nous imaginons en effet, à partir d’une écriture et d’un imaginaire, l’être même qui nous les offre et nous attribuons volontiers à l’écrivain des qualités de ses héros. C’est là une simplification abusive qui participe de ce phénomène identificatoire qu’est la lecture, mais qui me semble surtout révéler l’appétit de confiance et de beauté qu’elle traduit. 

La lecture est alors une sorte d’amitié pure. Puisqu’elle s’adresse à des absents, elle ne se trouve entachée par aucun des embarras qui affectent nos relations avec les êtres réels que nous connaissonsParadoxalement donc, cette amitié toute verbale qu’est la lecture est une “amitié sans phrases”, “sincère”, “désintéressée”, et qui naît et se développe dans le silence. L’une des choses les plus étranges, pour un écrivain, est sans doute d’imaginer les invisibles liens qui l’attachent, sans même qu’il le sache, à des personnes qu’il ne connaît pas et qui pourtant peuvent lui être plus proches que celles qu’il fréquente réellement.

 

La lecture est une relation 

 

La lecture constitue donc un curieux système de relations. Elle met les êtres en communication les uns avec les autres sur un mode qui n’est pas très éloigné de celui de la prière. Le lecteur, en effet, attend de l’écrivain qu’il lui apprenne sur lui-même quelque vérité, qu’il l’aide à comprendre la vie, et qu’il opère une sorte de révélation. Proust, par exemple, raconte de manière amusante, comment, enfant, il adorait Le Capitaine Fracasse au point d’espérer que la lecture d’autres livres de Théophile Gautier lui permettrait de savoir s’il avait “plus de chance d’arriver à la vérité en redoublant ou non (sa) sixième et en étant plus tard diplomate ou avocat à la Cour de Cassation.” Nous retrouvons là une manifestation de ce singulier pacte de confiance, ou de cet appétit d’amour que devient la lecture quand elle est pleinement vécue.

 

Cette relation, si passionnée soit-elle, demeure une chimère, mais il est certain que sa force vient de là : c’est parce que le lecteur ne connaît pas l’écrivain qu’il peut le lire avec une telle avidité. De même, il me semble que l’écrivain ne peut lui-même véritablement écrire qu’à la condition de ne pas connaître ses lecteurs. Il lui faut, en un sens, parler dans le vide, ou plutôt faire dans la solitude des gestes en directions de ses semblables inconnus pour que s’accomplisse le prodige de la création littéraire. Et ce prodige, précisément, consiste à mettre des mots en relation les uns avec les autres, ou encore, à travers eux, de rapprocher des choses qui sans eux demeureraient séparés. Un livre est une affaire de liens, un réseau, un ensemble de pages cousues ensemble, un tissage de mots et de phrases. C’est donc de part en part que l’écriture est relation : relation entre les choses, relation entre les mots, relation de l’auteur avec des lecteurs inconnus, et relation enfin des lecteurs avec le monde même que l’auteur a inventé, voire relation des lecteurs avec eux-mêmes grâce à ce puissant médium qu’est le livre. Car cet ensemble de relations, dans la mesure où il porte sur des objets et des créatures absents, dans la mesure où il n’est que langage, ne construit en définitive rien d’autre qu’une relation entre soi et soi. C’est vrai pour l’écrivain qui se découvre lui-même dans l’écriture en s’adressant à des inconnus; c’est vrai pour le lecteur qui se comprend et qui s’éclaire dans la lecture au moyen de cet instrument magique qu’est le livre.

 

La lecture est un transport

On parle souvent de la magie de la lecture. Cette magie, nous la connaissons tous, elle tient à cette capacité étrange que possèdent les livres de nous transporter, comme sur un tapis volant ou une machine à visiter le temps, dans un autre espace et un autre temps. La lecture met en mouvement notre imagination, nous fait oublier où nous sommes, qui nous sommes, en quel temps nous vivons et quels sont nos soucis. Et cependant, tel est le paradoxe essentiel, cette activité qui nous écarte du monde réel est aussi celle qui nous le fait découvrir et connaître, cette activité qui nous fait oublier qui nous sommes est aussi celle qui nous permet d’apprivoiser nos propres secrets. Autant qu’une distraction, la lecture est un apprentissage, mais un apprentissage du sein même de la distraction, comme si nos défenses, nos protections, les barrages que nous opposons habituellement à la perception de l’essence même des choses étaient en quelque manière déjoués ou rompus par le charme singulier des livres. Je dirais que si la lecture nous apprend des choses, c’est toujours plus ou moins malgré nous.

Ces connaissances que les livres nous apportent, ce sont avant tout des ouvertures sur des mondes auxquels nous n’aurions pas accès. Comme le disait Ruskin, on peut grâce à un livre “avoir une fois dans sa vie le privilège d’arrêter le regard d’une reine.”  Ce même pouvoir d’irréalisation, direz-vous, le cinéma le possède, et nous pouvons également accéder grâce à lui à des univers qui nous sont inconnus. Il serait stupide de le contester. Mais la puissance ou la magie de la lecture tient, par rapport à lui, à son étonnante économie de moyens : juste de petits signes noirs sur du papier blanc. Il n’y a pas d’acteur qui vient faire écran entre nous et le personnage qu’il incarne. Personne ne nous impose son visage quand nous lisons un livre. Tout se passe dans notre tête, et tout s’organise en fonction de notre personnalité propre. Au cinéma, il nous arriverait plutôt d’oublier le personnage au profit de l’acteur. Ce n’est bientôt plus Mme Bovary que nous regardons, mais telle ou telle actrice dont nous savons qu’elle a tourné dans tel ou tel autre film, ou qu’elle est mariée avec tel ou tel producteur, ou qu’elle vient de sortir un disque, etc, etc... Notre imagination se trouve alors parasitée par quantité d’éléments secondaires qui n’ont aucun rapport avec l’oeuvre proprement dite. Le phénomène identificatoire est dévié ou perverti. Et surtout, nous ne sommes plus libres de donner à notre héroïne le visage même de nos désirs.

C’est ici, à nouveau, la pureté de la lecture que je souligne, autant que sa docilité. Et pour accentuer encore cette idée, j’aborderai un autre aspect qui est la relation entre lecture et mémoire.

 

La lecture est une mémoire

 

Proust a célébré la beauté des lectures enfantines. Ce sont à coup sûr les plus émouvantes, car ce furent les premières. Chacun se souvient des premières histoires qu’on lui a lues. Et si leur souvenir est si touchant, c’est qu’elles associent quatre choses : la présence d’une voix maternelle, le cérémonial du coucher, la découverte progressive du langage, les premières échappées de l’imagination vers des mondes inconnus. Cette mémoire-là, on pourrait l’appeler la mémoire du bonheur.

Mais Proust a surtout observé que ces lectures enfantines ont déposé en nous, plus que le souvenir de leurs histoires, celui “des lieux et des jours où nous les avons faites”. C’est dire que les livres ont ici parfaitement rempli leur office : ils nous ont séduit pour s’effacer ensuite devant quelque chose d’infiniment plus précieux qu’eux-mêmes qui est la vie. Ils ont représenté de tels moments de bonheur que le souvenir de leur entourage l’emporte sur celui de leur contenu, ou plutôt que leur entourage s’est amalgamé avec leur contenu. Si je sors du grenier tel vieux livre d’histoires que ma mère me lisait lorsque j’étais enfant, ce n’est pas la mémoire de l’histoire qui me revient, mais le souvenir même de ma mère.

Ainsi pourrions-nous dire que la lecture fixe l’enfance. Elle en sauve, elle en imprime au sens propre la mémoire. Curieusement, les endroits où nous sommes allés, les maisons dans lesquelles nous avons vécu, les chambres où parfois nous nous sommes endormis, resteraient moins gravés dans notre mémoire si le souvenir des livres (c.a.d. d’une vie imaginaire) n’y était lié. Encore une fois, c’est un détour par l’imagination, c’est-à-dire par ce qui n’existe pas, qui permet notre relation au réel et qui la sauve ou l’accomplit.

La lecture est donc ce sortilège qui, loin de se fermer sur soi-même, s’ouvre sur autre chose que soi-même. Elle est une forme d’expansion.

 

La lecture est une expansion

 

On pourrait la définir à travers l’image d’une fleur sèche qui reprend vie quand on l’arrose, ou d’une fleur en papier pliée qui se déplie dans l’eau.

Car un livre c’est d’abord un volume clos qui se déplie puis se replie et se range : cela est vrai pour sa réalité physique comme pour sa vie imaginaire. Une page imprimée est un espace restreint, austère, d’allure rébarbative même, mais qui se dilate étrangement dans l’esprit qui en fait la lecture. Celle-ci consiste donc dans un curieux phénomène d’expansion et de conversion de la page imprimée.  Si vous observez une personne en train de lire, vous verrez quelqu’un d’infiniment concentré, qui ne se préoccupe plus de ce qui se passe autour de lui, et dont toute l’attention est requise par une succession de lignes noires de petite dimension. Or, ce qui se passe dans la tête de cette personne est précisément tout le contraire de ce que son apparence laisse entrevoir : un voyage à travers l’espace et le temps, une sollicitation des sens et des émotions, une vie intense mais invisible. Il y a dans la lecture quelque chose de jubilatoire qui tient sans doute à ce violent contraste entre la modestie de l’objet et sa puissance d’évocation. Le lecteur est quelqu’un qui se déplie de l’intérieur et qui s’épanouit sans même que bouge un seul muscle de son visage.

La lecture est une expansion car elle est aussi une traduction. Elle consiste à détailler et interpréter des signes et des scènes, tout comme l’écriture consiste à détailler et interpréter le monde. Lire, c’est donc recouvrer le sens du détail. Et faire ainsi sortir de sa compacité et de son inertie...

Ce déploiement que le livre permet, je le caractériserais alors comme un emboîtement de lectures. En effet, on ne lit pas seulement l’ouvrage que l’on tient entre les mains. La lecture que l’écrivain a fait du monde se trouve prise dans celle que le lecteur fait du livre. Et cet emboîtement de lectures est aussi un emboîtement d’écritures, puisque l’écrivain est aussi un homme qui a lu et qui a aimé les livres. Comme le disait Claude Simon dans son discours de Stockholm, “c’est le désir d’écrire suscité par la fascination de la chose écrite qui fait l’écrivain”. De sorte que le lecteur, en même temps qu’il fait travailler son propre esprit ou son propre imaginaire, est reçu dans la communauté même des écrivains par son amour du livre.

 

La lecture est une écriture libre

J’irais alors jusqu’à dire que la lecture elle-même est une écriture. La vie imaginaire du lecteur constitue en effet un travail d’écriture interne symétrique dans sa tête de celui qu’a produit avant lui l’écrivain. Le lecteur ne se contente pas de déchiffrer, il crée. Selon Sartre, “le lecteur a conscience de dévoiler et de créer à la fois, de dévoiler en créant.” La lecture en effet est une invention, une projection, une recomposition personnelle. Pour chacun de nous les mots ont une histoire différente. Ils renvoient à des réalités différentes, ils portent la marque de perceptions et d’expériences tout à fait singulières. Chacun de nous possède par ailleurs sa syntaxe personnelle, c’est-à-dire sa manière propre d’articuler les images et les pensées les unes aux autres, selon son rythme propre. 

Encore une fois, au cinéma, je ne possède pas cette même liberté : je suis mené de bout en bout par l’enchaînement des plans et des séquences, je ne peux pas m’en sortir, je ne peux pas laisser mon esprit suivre ses propres méandres, je ne peux pas ajouter mes propres chapitres rêveurs à l’histoire. Le film, surtout s’il est réussi, me happe et me maintient en son pouvoir. Il y a en lui quelque chose de totalitaire (ce qui explique que nous puissions passer des heures à regarder des navets). 

Dans un article du Monde de 1981, Bertrand Poirot-Delpech opposait la liberté de la lecture à “la dictature poisseuse de l’image identique pour tous”. Il y a en effet une univocité de l’image qui s’impose avant tout à l’oeil par son évidence. Une image, ça se regarde, mais ça ne se discute pas, car ça ne montre que ce que ça veut montrer, et ça ne dissimule que ce que ça veut dissimuler. Flaubert disait : “Une femme dessinée ressemble à une femme voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes.”

 

Dès lors, la valeur de la lecture, qui est une compagnie, tient paradoxalement à la solitude dans laquelle elle nous laisse. Nous ne sommes pas en présence des êtres dont nous lisons l’histoire ni des choses ou des mondes qui nous sont offerts. Nous demeurons libres de notre rythme, de nos pensées, de nos écarts, de notre “quant-à-soi”.

La fécondité même de la lecture tient donc à cette liberté qu’elle ne brise pas, mais accroît au contraire, puisqu’elle excite notre conscience et toutes nos facultés intellectuelles. Selon Jean-Paul Sartre, “l’auteur écrit pour s’adresser à la liberté des lecteurs et il la requiert de faire exister son oeuvre.” La lecture se définit alors comme “un pacte de générosité entre l’auteur et le lecteur”. C’est ainsi que deux êtres qui ne se connaissent pas se donnent mutuellement la vie : le lecteur fait exister l’écrivain qui, de son côté, aide son lecteur à mieux se connaître et mieux vivre.

 

La lecture est une découverte de soi

 

C’est ici le moment de rappeler le célèbre mot de Proust : “En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage d’un écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans le livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même.”

Pour illustrer cette idée par une toute autre image, je dirais que chaque livre est semblable à une écorce dont chaque lecteur tour à tour serait l’arbre. Le lecteur seul ramène de la vie sous l’écorce.C’est la lecture qui est la sève.

En latin “liber” signifie écorce et livre, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’à l’origine on écrivait sur l’écorce de certains arbres1. Mais “liber” en latin veut également dire “libre”, “enfant” et “vin” : que la lecture soit une boisson qui donne de la force, une ivresse, une enfance et une liberté.

Cette sorte de philtre qu’est la lecture vient restaurer une confiance en l’idéalité du langage. Cet idéal que nous recherchons et que nous nous désolons de ne pouvoir retrouver nulle part, les livres en restaurent en nous l’idée, à cause de leur beauté même.  N’est-il pas vrai que l’on attend toujours plus ou moins d’eux qu’ils viennent nous livrer la clef de la vie ou tout au moins qu’ils nous en rendent le goût.

Ainsi que l’observe Proust, le propre des livres est de “nous donner des désirs”. Ce qui est conclusions pour l’auteur devient incitation pour le lecteur.

La lecture n’est pas une fin, mais un commencement. Elle n’est pas une fuite, mais une rencontre. 

 

  ***

 

Montaigne : “faire lire un enfant, ce n’est pas emplir un vase, c’est allumer un feu.”

 

Je ne voudrais pas conclure cette apologie sans rappeler combien les écrivains ont célébré la vie et combien celle-ci leur paraît préférable à la beauté même qu’ils produisent. Gide, par exemple, critique dans Les Faux Monnayeurs l’un de ses personnages en disant de lui : “Il a trop lu déjà, trop retenu et beaucoup plus appris par les livres que par la vie.” Ou encore, dans les Nourritures terrestres, cette phrase que je cite de mémoire : “il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux, je veux que mes pieds nus le sentent.”

Faut-il donc craindre de perdre dans les livres le goût de la vie ? Je ne le crois pas. Les livres sont des instruments simples et dociles qui n’aspirent eux-mêmes en fin de compte qu’à s’effacer, une fois leur office accompli, devant la vie même qu’ils nous ont aidé à mieux percevoir. Les livres viennent répondre au besoin qu’on en éprouve. Ils sont ce qu’on en fait. Ils ne s’imposent pas à nous et nous tombent des mains si nous n’en voulons pas. 

Je ne crois pas non plus qu’il soit souhaitable de passer sa vie dans une bibliothèque. Il me semble plutôt que la position la plus juste est celle qui conduit à circuler entre le dehors et le dedans, entre la vie réelle et la vie rêvée, entre le côté des choses et le côté des mots, entre l’expérience de la vie et sa compréhension ou sa décantation dans l’écriture. Paul Valéry disait “Tout homme est fait d’une maison et d’une abeille”. J’aime cette image, qui vaut pour l’écrivain comme pour tout individu, car elle souligne à la fois la mobilité de l’être humain et son besoin d’immobilité, de travail, de repli sur soi et de compréhension. Ce battement de la vie est aussi un battement de cœur. 

Note 

[1]. Voir Michel Tournier, Petites proses,  Gallimard, “Folio”, 1986, p. 165.

Ecrire la poésie, (1/5) : Un devoir à chercher, avec Jean-Michel Maulpoix. Les Chemins de la connaissance Émission diffusée sur France Culture le 07.03.2005. Par Jacques Munier et Christine Berlamont.

Image de une :  Kees Van Dongen, La Lecture, 1911.




La petite Ficelle ombilicale du Poème

Il y a eu les annulations de presque tous les lieux où la Littérature peut vivre. Le feu des genèses de la création attisé par la partage, la fraternité, la Parole qui énonce hors des briques qui enferment les âmes n'a pas pu créer de monde nouveau, pas encore. Mais Ça continue, rien ne peut faire cesser cette source libératoire, le Poème. Une petite revue, Ficelle, arrive justement régulièrement dans ma boîte aux lettres. 

J'ouvre l'enveloppe et la qualité du travail éditorial me ravit toujours. Ces tout petits volumes au papier épais, dont la typographie discrète laisse place à des couleurs portées par le travail d'un plasticien, sont tenus dans leur couverture à trois rabats comme un secret dans le bruit du vent. Que l'on ait en main le n° 143, qui nous emmène  dans "l’intime féminin",  grâce à une "poésie végétale à fleur de peau", et à "l’esprit du sensuel partagé" qui se dégage des poèmes de Nicole Barromé accompagnés par des gravures de Vincent Rougier, directeur éditorial. "En découvrant ces poèmes et en les illustrant  « Ai-je été le papillon ou l’abeille qui, gourmande, butine cette fleur ou ai-je rêvé d’être cette fleur, son pistil ?  », dit-il à propos de ce petit volume. Ce numéro a d'ailleurs été publié en coffret avec des gravures originales du plasticien et éditeur. 

Revue Ficelle n° 143, Génésiques poèmes, Nocile Barromé, Editions Vincent Rougier, Livret broché tiré à 200 ex, 48p 10,5 x 15 cm., 13€.

Les autres numéros ne démentent pas la grande qualité des contenus tout comme la haute tenue éditoriale de l'ensemble : par exemple et comme on ne peut les citer tous (il y en a presque 150) le numéro FP7, De rupestre mémoire, consacré à Marc Delouze, dont les poèmes sont en "Conversation avec des tableaux de Jean Villalard", puis se prêtent à une "danse sur le papier, Conversation avec un triptyque de Patricia Nikols", et accompagnent le "chant des terresConversation avec des poteries de Puisaye".

 

Revue Ficelle, FP7, De rupestre mémoire, Marc Delouze, Editions Vincent Rougier, Livret broché tiré à 300 ex., 40p, 10,5 x 15 cm, tirage courant 13€.

Au bord du vide, Jean Villalard, dans la Revue Ficelle, FP7, De rupestre mémoire, Marc Delouze, Editions Vincent Rougier, Livret broché tiré à 300 ex., 40p, 10,5 x 15 cm, tirage courant 13€.

Il faut donc saluer ce qui est, perdure, et porte la Poésie encore comme un écho jamais tari. Ficelle parmi d'autres, tient, arrive chez nous puisqu'on ne peut plus aller vers elle, lien comme ombilic du monde, d'un à un, de nous à nous, tous, réunis par ce fil d'Ariane qu'est la Poésie. Merci !




Louis RAOUL, Possibles lieux, extraits

À vendre, chaussures bébé, jamais portées.

                                                                                                                                                      Ernest Hemingway 

 

Paysage où l’été y passe le plus clair de son temps. Sur les chemins il n’y a que mes pas avec leur bruit qui me quitte et me revient sans cesse. Il y aura peut-être l’écho d’un passage plus en avant de ce que je pourrais voir. Des chaussures neuves et bavardes qui reviennent du marché. Puis la rencontre et la joie sur ton visage. Mais fugacité de l’instant, comme cet arbre que l’on abat et qui laisse la lumière reprendre possession du lieu. Des oiseaux passent, hésitant, il faudra se faire à l’absence d’un haut séjour.

Je me suis installé sur la hauteur, là où tant d’autres se sont assis. Et mon regard porte plus loin, comme relayé par ceux qui ne m’appartiennent pas, mais me rapprochent un peu plus de l’amande. Je t’imagine alors au plus haut d’un âge, avec ce parapluie un peu penché vers une ombre sur le chemin. Soulevé à chaque pas, un pan d’étoffe d’où le talon épie le suiveur. Tu portes un manteau de la terre aux joues, et tu marches jusqu’à l’automne. Pour une lumière à portée de sang, dans l’éclair roux d’un gibier de septembre. 

Il fait un été de plusieurs soleils, le lit asséché de la rivière dévoile l’âge de la terre, une terre si dure, que toute mise au jour est remise. Quelque part, les os d’un chasseur-cueilleur en attente de lumière. En attente aussi, l’ébauche de ton visage dans mes pensées. Je marche tout le long d’un jour immobile, l’absence me faisant cortège. J’attends l’orage pour qu’un chemin révèle tes traces, toi qui marches dans l’imaginable.   

Il y aurait eu peut-être, cette petite fièvre de printemps avec sur la table de chevet, le sirop qui fait dormir. Enfance bordée de nuages, tu aurais toussé des oiseaux. Il y aurait eu aussi ce versant d’une écharpe sur le dossier d’une chaise. Peinture d’une chambre de l’imaginable. Tu n’aurais pas pu voir par la fenêtre la montagne, comme un élan arrêté de la terre vers le ciel. Et la lune, comme un visage à l’aplomb de cette robe aux plis changeants, entre neige et ombre.

Présentation de l’auteur




Rossano Onano

Choix et présentation de Giancarlo Baroni ; traduction de Marilyne Bertoncini

 

Dans le numéro 57 du magazine «Vernice», l'écrivain Sandro Gros-Pietro consacre à Rossano Onano un souvenir affectueux qui commence ainsi :
«Rossano Onano laisse un vide infranchissable dans la poésie et la littérature italiennes».

Dans le numéro 57 du magazine «Vernice», l'écrivain Sandro Gros-Pietro consacre à Rossano Onano un souvenir affectueux qui commence ainsi : «Rossano Onano laisse un vide infranchissable dans la poésie et la littérature italiennes». Ce ne sont pas des paroles de circonstance, le vide est là et il est grand chez ceux qui l'ont connu et apprécié comme personne et comme poète ; une personne ouverte sur son prochain et à la fois réservée, capable d'écouter, un poète d'une qualité remarquable qui n'aime pas jouer et n'aspire pas à occuper le devant de la scène.

Son regard sur le monde est toujours inédit, oblique, latéral, participant mais sans être capturé et enchevêtré. Original, ironique, mais jamais, jamais indifférent, Onano préfère rester à distance quand il parle de douleur et de désespoir, comme cela est peut-être inévitable pour un écrivain qui travaille comme psychiatre.

L'un de ses recueils importants est intitulé Notes sur la proxémique (2002) ; « La « proxémie», écrit-il, «entendue comme la science des distances que l'homme place diversement entre lui et les autres, est avant tout une science de l'amour : seuls ceux qui sont loin, en fait, peuvent être désirés». Trouver la bonne distance entre soi, les autres et les choses dans la vie et dans l'écriture entre soi, les personnages, les histoires et les lieux est une question centrale. « Nous sommes face à un auteur caustique et affectueux », déclare Maria Grazia Lenisa. Parfois, les tons et les atmosphères ondulent et s'assombrissent, les histoires liées deviennent plus menaçantes, agressives, menaçantes. Mais la tragédie n'est qu'évoquée. L'élégance de l'écriture nous distrait du drame, l'ironie bienveillante, le rythme sinueux, ému mais jamais agité, qui entraîne parfois le lecteur dans une sorte de danse qui touche l'abîme sans y tomber. Maria Grazia Lenisa écrit dans la Préface du recueil Inventaire du motocycliste partant pour le Paris-Dakar (1990) : « Rossano Onano (...) articule sa poésie sur deux registres formels : le court qui capte l'éclat lyrique ironisé, celui qui se trouve plus dans une sorte de récitatif et narration ». Très habile dans la forme courte où il s'appuie sur un rythme musical persuasif et apaisant et une écriture transparente et mémorable, mais également habile à dilater les vers en leur donnant maintenant un aspect de narration fabuleuse maintenant d'essai en poésie. Nous avons choisi ici quelques-uns de ses courts textes poétiques, à la précision presque cristalline, dont il est le maître. Presque clair comme du cristal ! Car, nous rappelle l'auteur, expliquant le titre de son recueil anthologique Scaramazzo (2012), dont la traduction française serait « tarabiscoté » - comme les perles baroques (note de la traductrice) : «Scaramazzo, car il a des imperfections extraordinaires, bien plus intéressantes qu'une perle canoniquement parfaite. L'histoire est un collier de perles scaramazze ».

 

 

 

Poésies de Rossano Onano, choisies par Giancarlo Baroni, et traduites par Marilyne Bertoncini

 

Il movimento della vita è vario
come il rivo che ride sulla fonte
poi planando si strozza nell’estuario:
velocemente scorrono origàmi
di barche fatte in pagine di diario.

         (Minkowski: “La vita avanza da sola, e non sono gli avvenimenti che la fanno avanzare”)

 

 

Le mouvement de la vie varie
comme le ruisseau riant à la source
qui ralentit et s'étrangle à l'estuaire : 
véloces  glissent des origamis
de barques faites de pages d'agenda.

 (Minkowski : « La vie avance d’elle-même, et ce ne sont pas les événements qui la font avancer »)

 

 

Il mondo ha un cordone ombelicale
che invisibilmente sale
oltre l’ossigeno per filtrare
dalla sbigottita quiete universale
la comprensione del silenzio
l’irrazionale mistero dell’amare.

 

 

 

 

Forse la poesia più corrispondente
che sia possibile fare
sulla condizione esistenziale
dell’uomo è un immanente
punto interrogativo sopra un bianco
foglio di carta trasparente.

(da Gli umani accampamenti, 1985).

 

 

 

 

 

Peccato che la storia universale
nel collettivo eterno divenire
ci lasci l’incombenza individuale
della formalità di morire.

 

 

 

*

Dare forma al Silenzio nostra antica
irrevocata vocazione.

 

 

 

*

La vita è soprattutto un informale
quadro di Mondrian dove il rosso acceso
si affronta con il bianco dell’attesa.
In mezzo corre una bandetta nera.

 

 

 

*

Io sono un angelo paradossale
distratto dall’umano ma trafitto
sopra la croce di una cattedrale.

 

 

*

 

Io prego quanti mi conoscono
di non lasciarmi partire
potrei piangere come un angelo
che ha voglia di morire.

Sappiate che quando mi apparto
in realtà voglio dire
che cerco la strada più comoda
per farvi un poco soffrire.

 

 

*

L’amore di mia madre s’accontenta
dell’analoga voce di mio figlio
che chiama nonna quando s’addormenta.

 

 

 

*

Le nostre mani noi vorremmo avere
nell’aria del mattino abbandonate.

 

 

 

*

Mi si associano compagni di viaggio
per nulla cerimoniosi. Caproni
stesso avrebbe poco da dire. Ad ogni
stazione si diradano gli uomini
che mi hanno accompagnato. Si difforma
nel particolare l’allegoria.
Il controllore non è mai passato.

(da L’incombenza individuale, Forum/quinta Generazione, 1987)

 

 

 

 

*

Io che cerco l’uccellino del freddo, da scaldare
nella tasca interna della giubba a sinistra, e sfido
i rovi. Lui che si libera in pianura, fascinato
dall’iride losco delle canne appostate, dai
cacciatori che puntano l’umido, la polenta.

(da Inventario del motociclista in partenza per la Parigi – Dakar, Edizioni Tracce, 1990)

 

 

*

Quando irrompe il nano della pallacanestro, i giganti
si guardano intorno sgomentati, soffrono il minuto
palleggio frenetico, si inibiscono. Inducono argomentazioni
capziose, lo interdicono da tutte le squadre del regno.

(da Le ancora chiuse figlie marinaie, 1994)

 

*

Possediamo un senso romanico della misura
e lunghe nicchie d’ombra ed una barocca paura.

(da Il senso romanico della misura, Edizioni Tracce, 1996)

 

 

*

E` lontano il tempo, è oggi lontano
da speranza oppure da nostalgia,
quando a me che mi amo scrivo cari
saluti, a presto, quando sono via.

(da Appunti ragionati di prossemica, Book Editore, 2002)

 

 

*

Palazzo di Giustizia, istruttoria

 Mi avvalgo della facoltà di rispondere
dice l’imputato, inutilmente.
L’aula è spoglia di mobili, vasta
e vuota, anche il giudice è assente.

(da Ammuina, Genesi Editrice, 2009)

 

 

 

*

Sei partita quando ero lontano, senza salutare
Anche Maura è accorsa subito, pensava di trattenerti.
Io sapevo che non era possibile chiamarti a voce alta.
Neppure tenere un lembo chiaro della tua veste.
Noi che siamo i tuoi figli abbiamo aperto la porta bianca.
Sappiamo che tu non volevi vederci piangere.

(da Scaramazzo, Genesi Editrice, 2012)

 

*

Il sandalo regale ha l’infradito
Ramesse a filo d’oro l’ha cucito.

Ramesse l’ha calzato alla sua sposa
nell’arca d’oro la donna riposa.

(Il sandalo di Nefertari, 2016)

 

 

Le monde a un  cordon ombilical
qui s'élève invisible
par delà l'oxygène pour filtrer
de la stupéfaite paix universelle
la compréhension du silence
l'irrationnel mystère d'aimer

 

 

 

 

Peut-être que la poésie la plus proche
qu'on puisse faire
sur la condition existentielle
de l'homme serait un immanent
point d'interrogation sur le blanc
d'une page transparente.

 

 

 

 

 

Dommage que l'histoire universelle
dans l'éternel devenir collectif
nous laisse la corvée individuelle
de la formalité de mourir.

 

 

 

Donner forme au Silence notre antique
et non abrogée vocation.

 

 

 

La vie est avant tout un tableau
abstrait de Mondrian où s'afrontent
le rouge vif et le blanc de l'attente.
Entre les deux court une bandelette noire.

 

 

 

Je suis un ange paradoxal 
soustrait à l'humain mais transpercé
sur la croix d'une cathédrale

 

 

 

Je prie tous ceux qui me connaissent
de ne pas me laisser partir
je pourrais pleurer comme un ange
qui désire la mort.

 Sachez que lorsque je m'isole
en réalité je veux dire
que je cherche le moyen le plus simple
pour vous faire souffrir un peu.

 

 

L'amour de ma mère se contente
de de la voix similaire de mon fils
qui appelle mamie en s'endormant.

 

 

 

Nos mains nous voudrions les avoir
dans l'air matinal abandonnées.

 

 

 

S'associent à moi des compagnons de route
en rien cérémonieux. Caproni
lui-même aurait peu à dire. A chaque 
arrêt se raréfient les hommes
qui m'ont accompagné. S'altère
dans les détails l'allégorie.
Le contrôleur n'est jamais passé.

 

 

 

 

 

Je cherche l'oiselet du froid, à protéger
dans la poche intérieure gauche de ma veste, défiant
les ronces. Et lui se libère dans la plaine, fasciné
par l'iris louche des roseaux postés, des 
chasseurs qui visent le ragoût, la polenta.

 

 

 

 

 

Quand au basket surgit le nain, les géants
regardent autour d'eux, consternés, il subissent le minuscule
dribble frénétique, qui les inhibe. Ils engagent des discussions
spécieuses, le font interdire dans toutes les équipes du royaume.

 

 

 

 

 Nous possédons un sens roman de la mesure
et de profondes niches d'ombre et une peur baroque.

 

 

 

Il est loin, le temps, et aujourd'hui est loin

de l'espérance ou de la nostalgie, 
quant à moi qui m'aime j'écris de cordiaux
saluts, à bientôt, quand je voyage.

 

 

Palais de Justice, instruction

 Je me prévaut du droit de réponse
dit l'accusé, en vain
La salle est dépourvue de meubles, vaste
et vide, même le juge est absent.

 

 

 

Tu es partie quand j'étais loin, sans dire au revoir
Même Maura s'est précipitée, elle pensait te retenir.
Je savais qu'il n'était pas possible de t'appeler à voix haute.
Ni même de tenir un pan de ta robe claire.
Nous, tes enfants, avons ouvert la porte blanche.
Nous savons que tu ne voulais pas nous voir pleurer.

 

 

 

 

La sandale royale a une bride
Ramsès l'a cousue d'un fil d'or.

Ramsés en a chaussé son épouse




Adige Batur, Anneme Mektup (Lettre à maman)

Présenté et traduit par Rime Hanane Abdalli.

Ce poème  traduit du turc, a été écrit pour la mère décédée du poète. Elle souffrait de la maladie d'Alzheimer, a commencé à oublier les mots trois ans avant sa mort, puis a complètement perdu sa capacité de parler... Le poète a établi une communication silencieuse avec elle pendant sa maladie. Avec cette communication, les rôles de la mère et du fils se sont inversés. Ce poème exprime tous ces sentiments.

Le mot Sureyya au début du poème est le nom de la mère du poète, la première chaîne fait référence à un texte familier aux musulmans du Moyen-Orient.

 

 

 

 

Tu es une lampe de Surayya                                          Ramak : dernier regard, dernier symptôme 

 

Tu attends à l’entrée de la plaine verte.

Fenêtres ouvertes, 

Ils te disent de regarder.

Un seul pas, 

Un seuil.

Tu penses que la route est finie

C’est comme la fin d’une rime

--------

Tu vas bientôt commencer une prière

Plus de peur pour toi, plus de chagrin

Plus d’agitation de l’hiver, plus de traces de printemps 

---------

Quand as-tu mangé ton dernier pain ? 

Tu avais des mots, ou est ce que tu les as laissés ? 

Il y a une photo laissée dans ton sac : ta mère.

Celle que tu n’as jamais oubliée 

Et une prière de ton grand père le cheikh

Un rendez-vous d’hôpital sur un bout de papier vert 

Un mouchoir

----

Je me dis que, 

Ta porte va s’ouvrir doucement 

Comme tu montes les escaliers 

Avant tes mains blanches souriaient à travers la porte

Même quand tu oublies petit à petit, tes doigts nous reconnaitront

Parce que tes mains nous connaissent 

----------

Tu ne te souviens pas de qui je suis

Mais tu ne peux pas oublier que tu m’aimes

Que je t’aime 

Une paire de pantoufle devant la porte, 

Maman, 

Je suis venu. 

 

 

 

Adige Batur'un "Anneme Mektup" ismini verdiği şiir, Alandayız'ın 01 plakalı sayısında yayımlanmıştır. Le poème d'Adige Batur intitulé "Une lettre à ma mère" (publié dans la planche 01 d'Alandayız).

Présentation de l’auteur