Panpoésie

La pandémie de Covid 19 relève de la tragédie. J’emploie ce mot au sens premier de la Grèce antique qui évoque une situation dans laquelle l’homme prend douloureusement conscience d’un destin individuel ou collectif, d’une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature, sa condition même.

La pandémie est un événement mondial qui, dans un renversement historique inattendu, fragilise la mondialisation elle-même, de façon provisoire sans doute car le capitalisme et sa pensée semblent intacts. Elle comporte des éléments propres au tragique : pragma (fait), tyché (hasard), telos (issue), apodeston (surprise), drama (action)…

Il me revient la première phrase de L’écriture du désastre (1980) du romancier, critique et philosophe Maurice Blanchot (1907-2003) : « Le désastre ruine tout en laissant tout en l’état ». Le désastre, source d’inspiration, peut être aussi expiration, c’est-à-dire anéantissement visible ou destruction invisible.

Maurice Blanchot lu par Augustin Nancy : "Je suis suspect".

Le mot « désastre » et le mot « désir » ont une origine étymologique très proche, en rapport avec l’astre faste ou néfaste. Le désir, qui est l’expression d’un manque, a la dimension d’une quête. Au désir du désastre répond le désastre du désir. Le désir lutte avec l’ordre du réel pour transfigurer la réalité alors que le désastre lutte avec la réalité pour transfigurer l’ordre du réel. Cette opposition est centrale, déterminante, obsédante dans les œuvres de nombreux poètes, dont Paul Celan est le plus représentatif. Expression du désir et du désastre, l’œuvre poétique n’exclut ni la souffrance ni l’espoir.

 

Christian Prigent, Ecrire la poésie (2/5) : habiter en poète. Les Chemins de la connaissance Émission diffusée sur France Culture le 08.03.2005. Par Jacques Munier et Christine Berlamont.

La crise que nous subissons place les hommes à une bifurcation où ils doivent choisir une voie. Krisis, en grec, est le moment décisif, celui de la décision, du jugement. La voie poétique est la plus lumineuse. Source de création, elle devient le signe lisible et la voix haute d’un refus des ténèbres qui ouvriraient la porte au désespoir. Je la choisis sans hésiter.

Le poète peut, selon moi, concevoir un « chaosmos », pour reprendre le mot-valise de James Joyce (1882-1941) dans Finnegans Wake. Commencé en 1922 et terminé seulement en 1939, il s’agit du dernier livre publié par l’écrivain irlandais. Il clôt le cycle joycien et propose une écriture de la métamorphose permanente qui ouvre à une vision nouvelle du monde et de la littérature. Le « chaosmos » exprime, dans un paradoxe troublant, à la fois le chaos et le monde ordonné – kosmos en grec signifie « ordre de l’univers ». Il pourrait être compris comme une tentative de composition du chaos face à un anti-monde où se rétractent les libertés, se crispent les esprits, se masquent les visages, s’éteignent les regards.

James Joyce lisant Finnegans Wake.

 

« C’est en poète que l’être humain habite cette terre » écrit Friedrich Hölderlin. Mettre en mots le tragique de la pandémie, c’est faire entendre les voix des hommes qui bâtissent et habitent le monde, c’est dire leur destin au prisme du présent. C’est pourquoi je propose de revenir à l’étymologie grecque de pandémie : pan (tout) – démie (de démos, le peuple). Face à une pandémie à combattre s’affirme la pan/poésie/démie que je nommerais plus simplement : panpoésie. La poésie devient alors le tout, pour tous. Elle remplace les maux par les mots.

Un lecteur malicieux entendrait dans panpoésie l’interjection « pan » qui transcrit un bruit sec, une détonation. Pourquoi pas ? Le mot juste est parfois un claquement de langue ! Un autre lecteur penserait au dieu Pan de la mythologie grecque. S’il fallait associer celui-ci à la panpoésie, ce serait en se souvenant qu’il intimida les Titans en guerre contre les dieux olympiens grâce à sa voix et aux bruits amplifiés par une conque. Si Pan pouvait provoquer la terreur – d’où le mot « panique » qu’invente Rabelais dans son Gargantua en 1534) –, il serait utile pour combattre le coronavirus !

On peut, comme Philoctète, disposer des flèches d'Héraclès et ne pas savoir guérir son propre mal. En reconnaissant leur impuissance, les hommes sauraient s’en remettre à la puissance de la poésie. En ce temps tragique que nous traversons, ce « langage dans le langage » comme l’écrit Paul Valéry, est la plus belle et la plus universelle des nécessités.

J’écoute à présent la cantate profane Geschwinde, geschwinde, ihr wirbelnden Winde de Jean-Sébastien Bach (1729, BWV 201), dont le thème est la lutte mythique entre Phébus (Apollon) et Pan ; et c’est en panpoète, les yeux grand ouverts, que je choisis d’écrire.

 

Jean-Sébastien Bach, Cantate BWV 201, Geschwinde, ihr wirbelnden Winde.

Image de une : Doïna Vieru, Ré-écriture du désastre.




Stéphane Lambion, Volutes de fumée bleue

Poussez la porte de ce livre, le premier d’un jeune auteur, entrez ! Cela ne manquera pas, dès les premières phrases, vous serez saisi par la netteté de l’écriture : comme un habit coupé avec soin, la langue tombe bien, ses plis sont justes.

Une succession de courts chapitres met en place avec une grande liberté les éléments d’un récit minimal. Penché sur sa propre mémoire, un jeune homme qui ne trouve pas sa place dans l’amour simple, l’amour de la vie à deux, se faufile sur les traces d’une jeune femme mystérieuse, presque une étoile filante : « la petite gitane ». Encore la narration n’est-elle pas ici l’essentiel. C’est l’évocation qui importe. Des amorces, des flashs et des invites méditatives rythment et organisent ce livre. A travers une succession de bribes allègres ou amères, la prose poétique se montre accueillante aux images du passé, en même temps qu’aux « fragments d’un discours amoureux ».

Stéphane Lambion, Bleue et je te veux bleue, Collection Pioche, Mars 2019, 96 pages, 15 euros.

N’est-ce pas en pointillés que l’on aime, ou plutôt que l’on vit l’amour et ses secousses : désirer, se rapprocher, douter, s’éloigner, se perdre, se retrouver peut-être ? Il y a là une étrange chorégraphie, une succession de pas de danse, de chemins cherchés ou perdus sur la carte de la tendresse.

Sous la plume de Stéphane Lambion, la mémoire de la vie amoureuse aimante la limaille des phrases. Cela ne tient pas seulement au fait que l’amour se plaît aux discours : il est par définition foncièrement langage, jusque dans ses silences. Lorsqu’une histoire s’achève, les mots s’en donnent à cœur joie pour tirer sournoisement sur les fils du tissu lyrique qui s’est déchiré…

Le narrateur, ou plutôt le sujet lyrique de ce livre qui oscille entre récit et poèmes en prose, a un côté « Petit-Prince-qui-aurait-grandi », avec d’autres soucis que le mouton et la fleur, de nouvelles silhouettes à dessiner, réelles ou rêvées, peu importe… Il marche dans les pas de son amour, engagé dans une course étrange où il s’agit aussi bien de rattraper ce que l’on a perdu que de se rejoindre soi-même.

Au service de cette quête singulière, l’écriture se fait d’un même geste réminiscence et recherche. Sa trajectoire est aussi bien de découverte que de retrouvailles : une éducation sentimentale fait mine de s’accomplir. Oscillant entre le tendre et le bizarre, le ludique et le déroutant, le désabusé et le malheureux, l’autodérision et la gaîté, la langue qui se plaît à elle-même jouit autant de ses aptitudes que de ses reflets.

En définitive, cette histoire d’amour s’avère l’aventure d’une encre que l’on pourrait dire partie à sa propre découverte, engagée dans l’exploration du champ de son désir : verbal avant tout, l’apprentissage est ici celui d’une capacité articulatoire dont l’auteur se plaît à faire jouer les possibilités (et elles sont riches sous sa plume !) ...

Voici donc le langage devenu le lieu où faire durer des amours brèves, quand ce n’est pas, à l’inverse, l’endroit où l’amour véritable tourne court, où le passé est mis en boîte… Faire naître en soi l’écrivain (qui attend, qui réclame) serait-ce déjà ensevelir l’amour et le détourner des êtres réels pour le reporter sur la langue, ses morsures et ses fictions ?

Tout au long de ces pages, la petite gitane rôde à la manière d’un fantôme irrattrapable, d’une silhouette d’encre caractérisée par son évanescence : cette furtive femme de papier qui brûle paraît faite pour l’éloignement et la tristesse ; elle apparaît et disparaît sur un air d’accordéon qui ne vous sort plus de la tête.

En refermant ce livre, on en conserve quelque chose comme une rengaine tournant en boucle sur les images d’un film un peu fou, monté de guingois, et dont on ne sait plus très bien où se situent le commencement et la fin. La question, en effet, se pose : où la langue conduit-elle ? Nulle part, sinon à ce « point de suspension infinie » qu’elle génère et qu’elle est elle-même ! Les mots jouent avec les figures du désir. Ce livre, comme l’amour, est en vérité plein d’énigmes. Il prend à les accroître un réel plaisir. Cette petite gitane, après tout, ce n’était peut-être que la fumée d’une cigarette… Une danse de fumée bleue…

 

Présentation de l’auteur




Ionuț Caragea, J’habite la maison aux fenêtres fermées

Ionuț Caragea, est un écrivain, poète et essayiste roumain. Il est l'une des figures importantes  de la génération poétique de l’an 2000, et un des écrivains roumains les plus originaux. Il a vécu à Montréal de 2003 à 2011.

Il fonde, le 16 juillet 2008, avec le poète Adrian Erbiceanu, l’Association des Écrivains de Langue Roumaine du Québec et les éditions ASLRQ. Il est également connu en France, où il a publié plusieurs livres traduits ou écrits directement en français. Il est membre de La Société des poètes et artistes de France. Ionut Caragea a été récompensé à deux reprises par la Société des Poètes Français. Mon amour abyssal a reçu le prix "François-Victor Hugo 2018" et J'habite la maison aux fenêtres fermées a remporté le prix "Mompezat 2019".

 

Certificat de renaissance

j’ignore ce qu’on trouve au-delà
ainsi que derrière le ciel
je regarde la lune
ce mystérieux miroir
dans lequel l’humanité
cherche son visage imperceptible
cette île de lumière
entourée d’un océan de nuit
cette fleur dont les pétales
furent arrachés
par certains dieux en délire
cette pièce qui refuse
de tomber dans le creux de nos mains
quand nous prions les yeux fermés
au croisement de nos rêves cinglés
ce fruit défendu
portant toujours la morsure
qui nous bannit du Paradis

oui, je vous le dis
j’ignore ce qu’on trouve au-delà
mais je peux imaginer
une éternité où il fait bon vivre
une éternité où naîtront les mots
pour me tenir compagnie

d’ici là
j’exhume mes vieux souvenirs
et les croque tel un chien affamé
tout en espérant ne pas m’étouffer
de ma propre enfance
et me retrouver sans ombre

car l’ombre
est la seule qui valida
mon certificat de renaissance
quand plus personne ne croyait en moi
quand le temps cheminait tel un ver
dans mon coeur mûri d’amour
quand mon esprit se mettait au carré
pour me convertir en poème

 

 

Extrait du recueil Mon amour abyssal traduit et lu par Amalia Achard.

 

Le trousseau

je traîne après moi une ombre
un trousseau débordant de pensées
venues du monde où je vivais
avant que je m’incarne

le vol m’est impossible
car le trousseau pèse lourd
tout ce que je peux faire c’est enlever
une par une les pensées
qui deviennent mots
ainsi j’arrive à avancer
un pas, un petit pas à la fois

je m’efforce encore et encore
pour enlever toutes mes pensées
que je sois léger tel un oiseau
toutefois le trousseau reste pesant
et je crie d’impuissance:

n’était-ce assez d’être Sisyphe
poussant son coeur
en haut de la colline ?
pourquoi faut-il encore traîner
ce trousseau débordant de pensées ?

dans sa langue
l’oiseau me répond :

comme j’aimerais moi aussi
être un ange !
mais quand mes ailes
me portent trop haut
hélas, je perds mes plumes
mes yeux se font de glace
et je perds mon souffle

pendant que toi au moins
tu peux écrire de mes plumes
toi au moins tu peux voir
au-delà des nuages…

 

 

 

Citate din antologia de poeme, citate si aforisme "In asteptarea pasarii", editura eLiteratura, Bucuresti, 2015. Poème tiré d'En attendant l'oiseau, paru aux élidions Eliteratura, Bucarest, 2015.

 

Armées silencieuses

mon ombre m’espionne à chaque pas
pour rendre son rapport à la Mort
mais moi je fais semblant
d’être calme et obéissant
je regarde les croix qui ne sont autres
qu’emplâtres sur la face de la Terre
et je dis : ça me va, Madame la Mort,
ça me va !

le Temps avale avide
les battements de mon coeur
il me laisse comme pourboire
quelques souvenirs
juste quelques petits souvenirs
et je dis : ça me va, Monsieur le Temps,
ça me va !

heureux et triste à la fois
car je suis encore
une dispersion de la lumière
dans une goutte de sang
je fais ma prière
et je dis : ça me va, Madame la Vie,
ça me va !

je fais semblant
d’être calme et obéissant
mais le soir
ayant l’air d’un rêveur
j’écris
et les mots s’alignent
comme des armées silencieuses
sur la feuille de papier
combattant la fatalité

 

Ionut Caragea, Dans un carrefour de rêves.

 

Statue de marbre

mon existence
une symbiose
entre deux mondes
et le temps un serpent
qui part vers l’inconnu
abandonnant sa chemise
dans ma tête

mes mots dessinent
l’architecture parfaite
d’une renaissance
mais moi, têtu comme un âne
je déchire la feuille de papier
en attendant
l’apocalypse de l’amour

les mots mordent encore
dans ma chair
de leurs dents acérées
mais moi, comme
une statue de marbre
j’attends qu’une hirondelle
vienne cueillir mes larmes

 

 

Abandonné, un poème extrait du recueil Mon amour abyssal. Traduction et lecture d'Amalia Achard

 

Un tas de métaphores

même si le sens de la vie
n’est qu’un souvenir pendu
à la ficelle d’une forte illusion
ou une pluie qui tombe sans clémence
sur les ombres nichées
dans la poitrine de l’herbe

même si la guerre des esprits étroits
frappe à la porte de mon coeur
et je suis obligé de plier mes ailes
au lieu de survoler les vastes étendues
de terres et de mers

même si l’obscurité piétine de ses sabots
la fondation des rêves
et seule la joie de la mer
reste la pluie d’étoiles filantes

même si la lune est une larme glacée
sur la face de la nuit
et si les pics des montagnes enneigées
ne peuvent pas tremper leurs pointes
dans l’encre du ciel
pour réécrire l’histoire du monde

même si je suis qui je suis
un être ordinaire dans la foule

je ris toujours face à la mort
en lui offrant un tas de métaphores

 

Ionuţ Caragea - Poeme din volumul Mesaj către ultimul om de pe Pământ. Ionuţ Caragea - Poèmes du volume Message au dernier homme sur Terre

 

Le monument du silence

je lis des silences
pour écrire des mots
je lis des mots
pour approfondir les silences

pour le reste,
beaucoup de bruit existentiel
que le coeur cherche
à transposer en musique
et des myriades de larmes
que je partage avec les gens
au pique-nique de nos âmes
dans l’allée des questions
sans réponse

je lis des silences
sur le visage des étoiles
sur les lèvres des ombres
dans les yeux pétrifiés des croix
et dans les mains
qui me caressent en rêve

je lis des silences
pour m’emmurer en silence
être le monument érigé
en l’honneur de celui qui règne
sur les dimensions
des silences absolus

je lis des silences
j’agonise et meurs en leurs seins
pour renaître en silence
et prier ceux
qui m’ont souri
dans les icônes de la solitude

je lis des silences
pour écrire des mots
je lis des mots
pour approfondir les silences

 

Ionut Caragea, Voyage, voyage.

 

Oeuvre inachevée

si je pouvais choisir
ne serait-ce qu’un seul
de tous les rêves
que j’ai fait jusqu’ici
j’opterais pour la vie…

…cette chanson à laquelle
j’ajouterais les battements
de mon coeur

…cette statue de sel
sculptée par mes pleurs
déshydratés

…cette poésie où mes vers
comblent le vide laissé
par le départ des êtres chers

…cette peinture à laquelle
j’ajoute une tache de sang
et laisse comme héritage
ma signature en croix

 

 

La roulette rousse

quand l’amour te frappe
tel un boomerang sur la tête
avant que tu espères prendre
l’oiseau au vol

quand l’amour est un carrefour
à sens giratoire et tu tournes
autour du même coeur
perdant toutes tes larmes

quand l’amour est une guillotine ailée
et toi, l’oisillon quittant le nid du coeur
pour s’écraser sur la roche noire du néant

quand l’amour est l’illusion
d’une fleur à laquelle tu as arraché
tous les pétales avec tes pensées négatives
alors qu’en fait elle ne s’était
même pas épanouie

quand l’amour est une série infinie de questions
et toi, un acteur de cirque qui exerce
l’équilibre de la vie
sur le fil d’un rêve impossible

quand l’amour est un feu couvant sous la cendre
où tu jettes de temps à autre un espoir
telle une bûche pourrie

quand l’amour est une fata morgana
dans un désert charnel
et toi, un errant qui navigue tel Achab
sur l’océan sans rivage
pour enfoncer ton harpon
profondément dans le coeur de la
blanche vérité

quand l’amour est une situation sans issue
du coma profond appelé vie

quand l’amour est un poème sans fin
qui attend telle une balle chargée
de parfum d’immortelles

que tu joues la roulette rousse
dans la maison aux fenêtres fermées

 

 

Ionuț Caragea, Armée silencieuse, extrait de « J’habite la maison aux fenêtres fermées » Slam, musique et collages : Thierry Moral.

 

Poème dans l’antichambre obscure

certains poèmes
resteront des foetus
dans l’antichambre obscure
sans recevoir leur baptême sur la page en pleurs
sans nous regarder tout droit
dans les yeux

un poème non-né
est un murmure qui reste sans voix
dans une forêt de pensées
une étincelle éteinte
dans l’infini de l’obscurité
c’est un rêve ayant perdu ses ailes
avant même qu’il apprenne
le vol de l’accomplissement

où sombrent-ils, ces poèmes non-nés ?
quelle est leur demeure, le ciel ou la terre ?
reviendront-ils nous plonger dans la joie ?

j’attrape de ma main fébrile le stylo
et je reste aux aguets d’un murmure
d’une étincelle
d’un rêve aux yeux ouverts
le rebelle reste impassible
à l’appel de mon désir

j’ouvre un livre
je lis d’autres vers
quand soudain
tel un enfant jaloux
le poème à naître se révèle
dans toute sa splendeur
en me suppliant :

je suis à toi
écris-moi
ne réfléchis pas longuement !

parent compréhensif
je cède à sa prière
et mon poème non-né
devient le nouveau-né –
poème charmant tant de lecteurs !

 

Extraits de J’habite la maison aux fenêtres fermées, ed. Stellamaris, Brest, France, 2019.

Présentation de l’auteur




MARIO MARTÍN GIJÓN, Poésie/prisme et passion de traduire suivi de Poèmes de Des en canto,

L'auteur espagnol Mario Martín Gijón est le créateur d'une œuvre fascinante, qui dans sa construction  kaléidoscopique puise dans les possibilités poétiques du langage de façon novatrice. Ses poèmes proposent ainsi de multiples lectures à partir d'un jeu de mots-gigognes qui est aussi une profonde réflexion sur la morphologie, la phonétique et la sémantique, produisant ainsi une mise en abîme du langage qui prend de ce fait une dimension évocatrice démultipliée.

Le traducteur que je suis se voit confronté à de multiples défis, qui font appel plus que jamais aux rapports entre les langues et à leurs valeurs poétiques intrinsèques : on se retrouve parfois devant des prismes qui élargissent le champ des possibilités dans la version finale, et qui me font réfléchir quant aux choix dont je dispose pour trouver un équilibre entre la fidélité et l'humilité nécessaires pour respecter le travail de l'auteur et une incitation passionnante à élargir les significations.

C'est, à la base, le travail quotidien d'un traducteur : opérer des choix tout en restant au service du créateur de l’œuvre. Mais il s'agit ici bien plus que d'un exercice d'école : même si la traduction entre deux langues latines peut sembler plus aisée qu'entre deux langues dont les structures syntaxiques sont éloignées, la point essentiel consiste à se sortir des suggestions multiples des poèmes par des trouvailles qui doivent être, comme je viens de l'évoquer, une projection lumineuse dégagée par la langue originale à travers la traduction.

 

Mario Martin Gijon, Des en canto, RIL editores, 2019.

Prenons comme exemple le poème « ruego ». Le jeu des mots poétique, la double lecture, consiste à voir le mot « ruego », c'est-à-dire « prière » et les italiques qui apportent une dimension personnelle à travers le terme « ego ». Il est évident que « prière » enlève toute dimension évocatrice. Le jeu peut consister à trouver des correspondances phonétiques (prière, prie-hier, pri-erre, etc...), mais on se rend compte aisément que ce parallèle est trop simple et dépourvu de la dimension égocentrique du titre en espagnol. Nous pouvons essayer de faire la même chose avec « ego » : égaux, moi, émoi, je, jeu... et la liste peut continuer, en rappelant une nouvelle fois que le travail de la traduction consiste à faire des recherches entre les significations profondes des langues, dans un jeu d'échos qui s'avère parfois bouleversant. Ici, cette recherche axée sur la phonétique ne fonctionne pas, rendant une version toujours plate du titre : on doit alors partir des considérations sémantiques, à travers des synonymes : imploration, instance, requête... rien ne me semblait pertinent. On mélange alors, tel que le fait l'auteur, le jeu phonétique et sémantique : à la sonorité en « o » du mot ego, on ajoute.... oraison, pour un résultat en français, « egoraison », qui cette fois prend tout son sens.

Cette méthode peut fonctionner aussi pour traduire des vers comme

 

cárcel

            es

               tial 

 

C'est-à-dire un point de rencontre entre « cárcel », prison, et « celestial » céleste. Dans son rôle de double démiurge, poète et linguiste, Mario Martín isole ici les phonèmes « e » et « s » à la partie centrale du mot « celEStial » , ne correspondant à aucune syllabe, pour qu 'on puisse comprendre la comparaison à travers l'isolement du verbe « es »  (la cárcel es celestial ), donc la prison est céleste : à partir de cette idée, le choix de traduction consiste à proposer un néologisme, « ciellule de prison », qui semble répondre à cette double idée. 

Il est évident que cette façon de faire ne peut pas être pertinente à chaque fois. Opérer des choix, tel qu'on l'a suggéré, reste essentiel. Un exemple flagrant se trouve dans le poème « dedicálogo », qui établit la construction anaphorique suivante :

 

que des amparo

a la sombra de ti

que des precio

(de/a) lo que tienes

que des pecho

(de/a) lo adverso

que des gracias

a quien te hizo sufrir 

etc.

 

En espagnol la lecture est déjà multiple : « des » est le subjonctif du verbe « dar », donner. Il peut s'agir à une incitation à l'offrande : « il faut que tu donnes... ». Il peut aussi, mais cette fois dans un nouveau jeu verbal, correspondre au préfixe négatif « des » (le français dé-), mais en sachant que l'étymologie de certains mots ne semble pas évoquer ce préfixe : « despecho » signifie « dépit », par exemple  et vient de despectus, proprement « action de regarder de haut en bas » . De même « desprecio » signifie « mépris », mais la création de l'auteur en deux mots, « des precio » pourrait signifier « que tu donnes, que tu mettes un prix ». Une fois qu 'on a compris cette structure, la traduction s'avère problématique, car on ne pourrait pas à chaque fois commencer les vers par « que tu fasses ceci ou cela » : le vers « que des gracias » mélange la desgracia, le malheur, et le fait de « dar gracias ».

Traduire, de notre point de vue, n'est pas trahir, mais plutôt choisir. Illustrons donc notre choix par la traduction des deux derniers vers de cet extrait : nous proposons

 

que ta (re)connaissance

aille à celui qui t'a fait souffrir

 

De cette façon, nous nous adaptons à l'utilisation des parenthèses par l'auteur, qui crée à chaque fois une double lecture. De même, nous restons dans un champ lexical proche à « remercier » : la reconnaissance, et de plus, la parenthèse nous permet de préserver le prisme en gardant la possibilité de deux lectures : que ta connaissance... ou que ta reconnaissance aille... ce qui ouvre la porte aux interprétations du signifiant poétique.

Nous pourrions ainsi multiplier les exemples pour illustrer cette création. Dans nos conversations avec l'auteur, nous avons aussi fait le choix commun -Mario Martín parlant très bien le français- de ne pas compliquer excessivement la lecture de la version avec la multiplication de parenthèses et de crochets qui auraient provoqué des possibilités difficiles à cerner, pour rendre plutôt parfois la traduction plus « lisible » que l'original. Tout ceci dans le but, espérons-le de (ré)créer un poème, toujours sur la base du respect du texte original.

En guise de mode d'emploi pour la lecture en français, prenons l'exemple de ces poèmes

 

je cri(bl)e un livre

qui est déjà (é)cri(t)

il m'empêche d'y par(ven/t)ir

 

qui peut être lu de la façon suivante

 

 je crie (ou je crible) un livre

qui est déjà écrit (ou: qui est déjà cri)

il m'empêche d'y parvenir (ou “il m'empêche de partir”)

 

 

ou encore, nous pouvons lire aussi les mots en italique d'un autre poème :

 

sav(eu/oi)r

                 du jour

                            nal

                                   téré

par toi-même touché

 

C'est-à-dire : saveur du jour (ou savoir du jour ) (ou du journal) altéré, par toi même touché.

Pour nous ce travail a été passionnant, car il correspond entièrement à notre vision de la création poétique, axée sur les possibilités infinies du langage. Nous espérons que la lecture des poèmes de Mario Martín Gijón vous procurera autant de plaisir qu'à nous : la poésie, plus que jamais, est ici un jeu de correspondances entre les mots et le monde.

 

MARIO MARTÍN GIJÓN

Poèmes de “Des en canto” (RIL editores, 2019)

Traduction par Miguel Ángel Real

 

 

dedicálogo

 

que des amparo

a la sombra de ti

que des precio

(de/a) lo que tienes

que des pecho

(de/a) lo adverso

 

que des gracias

a quien te hizo sufrir

que des cartas

a quien sepa ju(z)gar

 

que des dicha

a quien guardó silencio

que des nudos

para seguir atados

que des en tu mecer

el cuerpo sobre un abismo                                              

 

que des en más cara

vida que esta

que des en canto

de lo perdido

 

 

 

 

 

 

dédicalogue

 

que tu (t')abandonnes

(sous) ton ombre

que tu (mé)prises

ce que tu as

que tu (dé)daignes

l'adversité

 

que ta (re)connaissance

aille à celui qui t'a fait souffrir

que tu (dé)mines

celui qui j(ou/ug)era

 

que ton (bon)heur[e]

soit pour celui qui a gardé le silence

que tu me (re)noues

pour rester attachés

que tu (dég)ourdisses

le corps sur un abîme

 

que tu par(s)viennes

à une vie plus chère

que tu des en chantes

ce qu'on a perdu

 

 

Rendicion, Mario Martin Gijon.

 

de c(e/i)sión en

                        c(e/i)sión

dec(e/i)d(e/i)mos    

 

 

de (s/c)ession en

                                   (s/c)ession 

nous déc(é/i)dons

 

como un árbol

sin c(o/e)rteza(s)

te humed(e/i)ces

                             mejor 

 

comme un arbre

sans [é]cor(ps)[ce]

ton humi(l/d)ité

                        grandit

 

Tratado de entrañeza, Mario Martin Gilon.

 

sab(e/o)r

               del tiempo

                                em

                                     atado

(con) tus propias (á)manos     

 

 

 

sav(eu/oi)r

                 du jour

                            nal

                                   téré

par toi-même touché

 

el p(a/e)so del tiempo

es poso

            en el (p/b)eso  

 

           *

(es)cribo un libro

ya es(c/g)rito

que no me deja (o/hu)ir 

 

                *

nos a(r)mamos

(con/de) paciencia

oculta de silencio

para el (j/f)uego

en que ard(ec)imos

(de/la) verdad          

 

le temps qui (p/l)asse

est le/la marc(que)

            que l'on a ét(r)einte

 

                    ∗

je cri(bl)e un livre

qui est déjà (é)cri(t)

il m'empêche d'y par(ven/t)ir

 

                    ∗

nous nous a(r/i)mons

(de/avec) pa(t/sc)ience

occulte de silence

pour le (j/f)eu

où nous avons (brû/par)lé

(de/la) vérité              

 

Latidos y desplantes, Mario Martin Gijon.

 

cárcel

            es

                tial

 

en la que vivo

                        y

 

entre paredes

                        car

                             miento

                                        do                        

 

lo que fui

 

 

 

 

ciellule

            de

                 prison

 

où je demeur(e/s)

                        et

 

entre deux parois

                            ouffr

                                   ance

                                               que

je fus

 

CONTINUIDAD Y RUPTURA EN LA POESÍA ESPAÑOLA ACTUAL, Mesa redonda con los poetas, Javier Pérez Walias, Eduardo Moga y Mario Martín Gijón. Modera el escritor Iván Sánchez. Asociación Cultural Caleidoscopio A.C.C. - CONTINUITÉ ET RUPTURE DANS LA POÉSIE ESPAGNOLE ACTUELLE, Table ronde avec les poètes Javier Pérez Walias, Eduardo Moga et Mario Martín Gijón. Le modérateur est l'écrivain Iván Sánchez. Association culturelle Caleidoscopio A.C.C.

 

ruego

 

in

    ti(')

      mi(')   

            dad

                  nos 

 

                    *

definición

 

ceniza que nace de tu cuerpo

                                                    ema 

 

 

(eg)oraison

 

in

            t(o)i

                        m(o)i

                                   dez

                                               nous

 

                    ∗

finition

 

cendre qui naît de ton corps

                                             aume

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie native américaine : Sammie Bordeaux-Seeger : du poème au quilt, un seul fil.

Sammie Bordeaux-Seegerest membre de la grande nation Sioux, et plus précisément Lakota Sicangu (Brûlé).

Elle a enseigné plus de 15 ans l’anglais à l’université Sinté Gleshka (Spotted Tail ou queue tachetée, d’après le nom d’un leader bien connu s’étant opposé à l’avancée des colons en territoire Sioux) sur la réserve de Rosebud dans l’état du Dakota du sud et désormais elle se consacre à la fabrication de « quilts » Indiens (de la courtepointe traditionnelle à la création d’art plastique) et à l’écriture. Elle a obtenu un master d’écriture créative de l’institut des arts amérindiens de Santa Fé, établissement qui forme tant de jeunes talents Indiens à diverses disciplines artistiques et dont sont issus de nouvelles générations d’artistes Indiens depuis quelques décennies. Rosebud en tant que territoire Indien souverain possède sa propre université comme d’autres réserves Indiennes en possèdent aussi. Cela fait partie de la détermination Indienne à conserver langues et cultures, à éduquer selon les principes Indiens tournés vers le collectif au contraire du tout compétitif et de l’individualisme pratiqués dans les universités américaines.

La façon dont Sammie explique comment enseigner l’anglais, langue de l’envahisseur et du colon, aux étudiants Indiens est très touchante. Il est en effet paradoxal pour un Indien d’enseigner la langue de l’oppresseur ! Mais dans un tel contexte, et pour rendre service à la communauté tribale, mieux vaut connaître la langue des colons plutôt qu’être à la merci de paroles et de promesses jamais tenues. Aussi Sammie a-t-elle commencé par faire lire les traités signés avec l’armée et le gouvernement américain au 19ième siècle qui restent effectifs et toujours en vigueur aujourd’hui. Ces traités de Fort Laramie (1851 et 1868) furent signés afin de permettre l’accès aux blancs au bassin de la rivière White Powder dans le Wyoming et le Montana. Permission de simple passage donc, en échange de soins médicaux, d’écoles, de « loyers » pour le territoire emprunté, sans que les droits à la terre et à l’eau ne soient interdits aux Indiens « aussi longtemps que l’herbe pousserait ». Ceci pour encourager les étudiants à formuler des phrases correctes et précises, à les organiser en essais avec transitions, thèses accompagnées de preuves. Sachant faire cela ils deviennent compétents et comprennent le procédé d’écriture comme de lecture critique, qualités qui sont ensuite mises au service de leur communauté tribale.
Sammie Bordeaux s’inscrit dans ce mouvement de « story telling ». Raconter une ou des histoires comme on le fait traditionnellement dans les cultures Indiennes. Les histoires contiennent tout ce qu’il faut savoir et apprendre. Et chez les Indiens, pour les raconter ou les chanter, il faut parfois plusieurs jours. Ces histoires n’ont pas le caractère linéaire qu’on leur connaît dans la tradition occidentale. Elles obéissent à la circularité, à la logique des cycles. Ce type de narration permet la répétition, les diversions, des sauts dans le temps ce qui crée des élans, des rythmes, des énergies et une certaine intimité que les structures occidentales ne connaissent pas. Mais au sein de la narration à l’Indienne, il existe aussi des mouvements linéaires qui autorisent une approche plus émotionnelle.

Il me semblait important de présenter et commenter un poème de Sammie Bordeaux qui, comme dans certains textes de Joy Harjo ou de Louise Erdrich par exemple, brouille les calendriers et confond passé, présent et futur. Le narrateur est dans un cimetière qui appartient à un « blanc » mais pourrait être acheté par l’acteur Johny Depp. Des sacs plastique volètent au-dessus de tombes de femmes et d’enfants Sioux Lakota massacrés par l’armée américaine. L’une de ces tombes est celle d’un parent du narrateur. Le temps apparaît ici comme un nœud fait de ce qui est arrivé, arrive et pourrait arriver, le tout pris entre tradition et « modernité », entre mémoire et futur, entre ancêtres et contemporains, mais c’est exactement la façon dont il en a toujours été dans les sociétés Indiennes. Le but ici n’est pas de tirer les larmes au lecteur submergé par la cruauté des faits historiques et la nostalgie d’un « paradis terrestre » comme parfois l’univers amérindien avant Colomb est décrit. Ce poème n’a pas le pouvoir magique de guérison facile et rapide, mais il invite chaque lecteur-trice à faire face à sa propre vie, ses souvenirs, ses comportements et les complicités établies avec telle ou telle personne. De façon peut-être à se reconnaître une identité, et par là savoir qui il-elle est afin de savoir comment vivre « bien dans sa peau ». 
Ce poème met aussi en évidence le rapport, le contraste, entre Indianité et « blanchitude ». Il met aussi en évidence la boisson amère du deuil, du traumatisme (le café siroté) édulcoré avec la cendre de ce qui est brulé pour accompagner prières et méditations (sauge, sweetgrass, tabac). Mais dans un endroit aussi chargé que Wounded Knee, malgré l’automne et sa froidure, il est impossible d’avoir plaisir à boire cette boisson chaude, aussi elle est versée sur le sol. Peut-être s’agit-il d’une offrande aux morts.

Mais le poème ne s’appesantit pas sur cet état d’âme, aussitôt l’humour mordant nous réveille avec l’absurde : Johnny Depp acquéreur d’un terrain farci de cadavres. Humour teinté de rage et de douleur bien entendu, Johnny Depp arrive trop tard pour sauver les femmes et les enfants de leur vivant, et leurs fantômes ne sont pas à vendre ainsi que les Black Hills et tous les sites sacrés pour les Sioux, qui à ce jour refusent toujours l’argent proposé par le gouvernement américain depuis des siècles afin de les indemniser de la perte des lieux considérés comme l’origine et le berceau du peuple Sioux. « One doesn’t sell the earth the people walk upon » (on ne vend pas la terre sur laquelle le peuple marche) disait Tashunka Wikto (Crazy Horse). Conclusion : la terre leur a été volée, pas besoin de déguiser la réalité avec une somme d’argent qui n’est que cache-honte ou manipulation afin de se donner un semblant de légalité. 

 

The Report from Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee, October 18, 2014)

We tell stories of people who ended up here.
Black Elk’s wagon went by two days later.
Charles Eastman was asked to come here.
Joe Marshall’s grandpa came by a week later.
Big Foot’s wife, shot seven times, survived,
escaped from here. She made it to Rosebud.

I find the one grave that holds a relative of mine.
His name in Lakota would be Cikala.
Sip my coffee and it tastes like greasy soup, wahumpi.
It tastes like all the food at the end
of the night. It tastes like dead animals
and braided grass and ashy leaves
and tobacco smoke.

I pour it out slowly, letting the ground absorb it.
It’s the Moon of Leaves Falling and the ‘Knee is fading.
Grass that was green a week ago is dying.
Plastic grocery bags filled with empty water bottles,
used toilet paper, candy bar wrappers,
blow around this grave.

Oglalas come up from the housing area
ask us where we’re from.
I tell them, “Rosebud,” and they move on.
Faintly I hear them tell the tourists stories
of massacre and occupation.

Three good roads converge below this hill.
This is one of those places where people end up.
They’re lost in Oglala land and end up here.
Survivors end up here, in a valley between these hills,
near water.

 

Standing on this grave reading Lakota names
written on white concrete plinth, in English,
thinking we still have classrooms half-full of people
whose names are carved into this concrete.
All the white people begin to cry.
Four dry-eyed Natives just stare at them.

Johnny Depp wants to buy this place,
the white owner wants to sell it.
Two million dollars to purchase a hill full of bodies,
and only half those who didn’t survive.
Can you own the dead?

Does he know the women and children
are finally hidden and safe?
Someone has to tell Johnny Depp
you can’t buy ghosts.

Without them it is only
a fence made of prayers,
some stones,
a long story on a map,
a place where humans and spirits converge,
where water still tastes tainted.

“She came back and she was all STD’d up,”
Joe, the impromptu tour guide tells us,
pointing at Lost Bird’s grave stone.
She died in California,
another one who ended up here.

We would wrap them in hides, rested on scaffolds.
Years would pass while their bodies broke down.
Each bier leaning crookedly as, one by one,
the legs rotted, fell.

Their remains would last to this century,
longer than anyone could remember their faces.
But their faces would still be on the heads
of the relatives who came to visit them.
Their bodies would still be lying
scattered on the ground.

Tiny, baby-sized bundles of bones
rattling inside rain-hardened deer hides.

 

Reportage depuis Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee*, 18 Octobre 2014)

Nous racontons des histoires de gens qui finirent ici.
Le chariot de Black Elk* passa deux jours plus tard.
On demanda à Charles Eastman* de venir ici.
Le grand-père de Joe Marshall* passa une semaine plus tard.
La femme de Big Foot*, atteinte de sept balles, survécut,
s’échappa d’ici. Elle réussit à atteindre Rosebud*.

Je trouve une tombe qui enferme un membre de ma famille.
Son nom en Lakota serait Cikala*.
Je sirote mon café qui a le goût de soupe grasse, wahumpi.
Il a le goût de toutes les nourritures à la fin
de la nuit. Il a le goût d’animaux morts,
d’herbe tressé, de feuilles en cendre
et de fumée de tabac.

Je le verse lentement, laisse le temps à la terre de l’absorber.
C’est la Lune des Feuilles qui Tombent* et le ‘knee’ s’évanouit.
L’herbe qui était verte une semaine auparavant est en train de mourir.
Des sacs plastique remplis de bouteilles d’eau vides,
du papier toilette usagé, des emballages de barres de céréales,
s’envolent autour de cette tombe.

Des Oglalas venus de la zone des logements
nous demandent d’où nous sommes.
Je leur dis : Rosebud, et ils s’en vont.
Je les entends faiblement raconter aux touristes des histoires
de massacre et d’occupation.
Trois routes convenables convergent sous ces collines.
C’est un des endroits où les gens finissent.
Ils sont perdus en terre Oglala et finissent ici.
Les survivants finissent ici, dans une vallée entre ces collines,
près de l’eau.

Debout sur cette tombe, à lire des noms Lakota
écrits sur un socle de béton blanc, en anglais,
je pense que nous avons encore des salles de classe remplies pour une moitié
de gens dont les noms sont gravés dans ce béton.
Tous les blancs commencent à pleurer.
Quatre Indiens aux yeux secs les fixent du regard.

Johnny Depp veut acheter cet endroit,
le propriétaire blanc veut le vendre.
Deux millions de dollars pour acheter une colline pleine de corps,
et seulement la moitié d’entre eux qui n’ont pas survécu.
Peut-on posséder les morts ? 

Sait-il que femmes et enfants
sont finalement cachés et en sécurité ?
Quelqu’un doit dire à Johnny Depp
tu ne peux pas acheter des fantômes.

Sans eux il s’agit seulement
d’une barrière faire de prières,
quelques pierres,
une longue histoire sur une carte,
un endroit où humains et esprits convergent,
où l’eau a encore un sale goût.  

« Elle est revenue complètement MST-isée »,
nous dit Joe, le guide impromptu.
Elle est morte en Californie,
une autre qui a fini ici. 

Nous les enveloppions dans des peaux, les déposions sur des plateformes funéraires.
Des années passaient pendant lesquelles leurs corps se cassaient.
Chaque civière de travers, penchée jusqu’à ce que, une par une,
les jambes pourries, tombent.

Parvenus jusqu’à ce siècle, leurs restes ont duré,
plus longtemps que ce que quiconque pouvait se souvenir de leurs visages.
Mais leurs visages étaient encore sur les têtes
des membres de la famille qui venaient leur rendre visite.
Leurs corps sont encore allongés
éparpillés sur le sol. 
Minuscules, les ballots d’os de la taille d’un bébé
cliquètent dans les peaux de daims durcies par la pluie.1

 

 

Ce poème est qui sait le résultat plus de l’art du quilt que de techniques d’écriture, ou bien pour le dire autrement, poésie et art du quilt se rejoignent et sont la marque de Sammie Bordeaux, tant dans ce poème elle sait agencer les couleurs, les formes, les ombres et la lumière, afin de façonner un motif harmonieux dans son ouvrage. Mais avant la courtepointe, il faut du fil, et pour s’en procurer, il faut aller en ville, hors de la réserve :

Buying Thread

The white lady at the cash register
does not know whether to watch you, follow you, ignore you.
It’s been this way in every store in Rapid City—Racist City.
You don’t know whether to continue
to browse, to buy the thread you came here to buy.

Other people come in behind you,
white ladies who are greeted, welcome.
Maybe they are regular customers,
or strangers? You don’t know. White greets white.

You don’t know whether to spend your money here
or walk out.
Maybe they have followed other Indians through the store
watching a spool of thread disappear in a pocket.
You consider leaving the store,
thinking of your students and if they were here
would they consider the stolen thread an act of resistance?

Do you set an example by calmly finding the thread and buying it?
Do you set an example by stealing the thread?
Do you set an example by turning around,
walking out, going to an Indian-friendly store?
How do you proceed?
How much do you want the thread?

 

 

 

Acheter du fil 

La dame blanche à la caisse
ne sait pas elle doit vous surveiller, vous suivre, vous ignorer.
Il en a été ainsi dans chaque boutique de Rapid City : Racist City.
Vous ne savez pas si vous devez continuer
à chercher, à acheter le fil que vous êtes venue ici acheter.

D’autres personnes entrent derrière vous,
des femmes blanches à qui l’on souhaite la bienvenue.
Peut-être sont-elles des clientes habituelles,
ou des étrangères ? Vous ne savez pas. Les blancs saluent les blancs.

Vous ne savez pas si vous devez dépenser votre argent ici
ou sortir.
Peut-être ont-elles suivi d’autres Indiennes dans le magasin
et vu une bobine de fil disparaître dans une poche.
Vous envisager quitter la boutique,
pensant à vos étudiants et s’ils étaient ici
considéreraient-ils le vol du fil comme un acte de résistance ?

Donne-t-on l’exemple en trouvant calmement le fil et en l’achetant ? 
Donne-t-on l’exemple en volant le fil ?
Donne-t-on l’exemple en faisant demi-tour,
en sortant, en allant dans un magasin Indien ami ?
Comment procéder ?
Jusqu’à quel point veut-on le fil ?

 

 

 

A quel point veut-on faire partie d’une société, d’un pays raciste comme l’est les Etats Unis ? A quel point veut-on garder son identité, perpétuer ses traditions tout en vivant au 21ième siècle, à quel point est-on fier ou honteux d’être Indien. A quel point et jusqu’où trouve-t-on la force de faire face aux problèmes économiques sur une réserve sans sombrer dans le désespoir. A quel point et jusqu’où on se donne, on offre ses forces pour le bien de la communauté tribale souveraine afin que la culture et la langue des ancêtres soit transmise et que leurs luttes, leur résistance n’aient pas été vaines. Jusqu’à quel point l’écriture est l’arme d’aujourd’hui pour affirmer la beauté et la survie de ces peuples résilients au-delà de toute mesure humaine. A quel point ? La réponse ne veut venir que de personnes comme Sammie Bordeaux, exercés à la couture, à la broderie, à la courtepointe et à l’écriture !

 

Note

 

1. En hommage à ceux qui sont morts à Wounded Knee le 29 décembre 1890, une chevauchée de la mémoire est organisée chaque année qui se termine par une cérémonie au mémorial de Wounded Knee (sur la réserve de Pine Ridge, état du Dakota du sud). La nation Sioux est formé de trois branches : Les Nakotas, les Dakotas et les Lakotas. Les Lakotas sont les Sioux de l’ouest, des plaines, et sont organisés en sept « foyers », Les Sičháŋǧu (Brulé), les Oglàla (signifiant les dispersés), les Hunkpapha (signifiant extrémité du campement), les Sihasapa (Blackfoot, pieds noirs) - ces quatre étant des bandes avec des sociétés guerrières – plus trois bandes sans vocation guerrière et plutôt « agriculteurs » : les Itazipcho (sans arc), les Oohenunpa (deux marmites), et les Miniconjou (ils plantent près de l’eau).

Wounded Knee creek : rivière » Genou Blessé », littéralement, qui a donné son nom au lieu de massacre perpétué non loin de ses rives en 1890.

Black Elk (Heȟáka Sápa), petit cousin de Crazy Horse, né en 1863 et mort en 1950, fut blessé à Wounded Knee le jour du massacre. Il devint un homme-médecine, un wičháša wakȟáŋ. Son livre écrit avec John Neinhardt, Elan noir parle, est un bestseller des années 70. 

Charles Eastman, 1858 –1939, (né Hakadah et plus tard nommé Ohíye S'a) était un écrivain et médecin Sioux Santee (Dakota) venu soigner les blessés à Wounded Knee après le massacre.

Joe (Joseph) Marshall (Lakota Sicanju-brûlé) est un écrivain sioux auteur du roman intitulé l’hiver du feu sacré

Big Foot (Si Tanka), 1826-1890, était un « chef » de la tribu Lakota des Miniconjous parti avec Sitting Bull se réfugier au Canada. Mais les conditions de vie ne permettaient pas aux membres de la tribu de se nourrir correctement et beaucoup mourraient aussi fut prise la décision qu’il mènerait 350 personnes de sa tribu vers Pine Ridge plus au sud(bien que souffrant de pneumonie), la réserve de Red Cloud, le guerrier Oglala dont les membres étaient des adeptes de la danse fantôme. Cette danse était interdite par les autorités du gouvernement et c’est à ce titre que la troupe de Big Foot fut interceptée par l’armée puis massacrée.

Rosebud : Réserve des Sioux Lakota Sicanju (Brûlés) dans le Dakota du nord, non loin à l’est de la réserve des Sioux Lakota Oglalas de Pine Ridge.

Cikala : petit ou petite en langue Lakota

Lune des feuilles qui tombent (grosso modo octobre) : les Indiens ne divisaient pas l’année en 12 mois mais en 13 lunes, chacune portant le nom de ce que la nature montrait à cette époque de l’année.

 

 

Présentation de l’auteur




Søren & le Poète

Etre poète, c’est avoir un espace de création qui vous est propre, une poétique intensément réfléchie, c’est parfois « vivre en poète » : il s’agit de présenter au monde une figure distincte. Il faut pour cela innover.

Y aurait-il dès lors quelque utilité à se confronter aux grands esprits des siècles passés dont le contact puisse être une invitation à se remettre en question ?  Une voix susurre qu’à toute époque – et encore plus, peut-être, dans les temps que nous traversons – le temps qui reste est court et qu’il faut le consacrer à la fréquentation de grands prédécesseurs. Jeune ou vieux,  Picasso copie et recopie Velasquez. Ici, l’inspirateur sera Kierkegaard.

Kierkegaard est connu comme philosophe et théologien plutôt que comme poète. Cependant sa réflexion ainsi que son écriture évoquent à maintes reprises la figure du poète, le lieu de la poésie, la définition d’une poétique et ce qu’est vivre poétiquement en découvrant dans son existence les motifs, mais aussi les mobiles, d’une poésie.

 Même si lui-même s’est abreuvé aux sources du romantisme, sa propre recherche du vrai confère à sa vision de la poésie une tonalité moderne.

Portrait du philosophe danois Soren Kierkegaard (1813-1855).
Dessin non daté de son frère.
Crédits : Getty - Getty

Motifs romantiques, tonalité moderne

Que Kierkegaard s’inscrive dès ses débuts dans la lignée romantique, on en jugera par ceci :

Mon chagrin est mon château, perché comme un nid d’aigles à la cime des monts, parmi les nuages ; personne ne peut l’assaillir. C’est de là que je m’envole pour descendre dans la réalité et saisir ma proie. Mais je ne reste pas en bas, je rapporte ma proie chez moi, et cette proie, c’est un motif que j’insère dans les motifs des tapisseries de mon château. Alors je vis comme un mort. Tout ce qui a été vécu, je le plonge dans le baptême de l’oubli pour l’éternité du souvenir. Tout ce qui est fini et accidentel est oublié et effacé ; Alors, je demeure comme un vieillard grisonnant, pensif, et j’explique les motifs d’une voix douce, presque chuchotante, et à mes côtés siège un enfant qui écoute, bien qu’il se rappelle tout avant que je l’aie raconté.1

Ce texte, qui a toute l’allure d’un poème en prose, est issu des Diapsalmata (Refrains de  psaumes)2. Le titre est suggestif : il évoque une composition qui serait une succession d’intermèdes et se tiendrait ainsi à la limite de l’écriture et du chant. C’est par ce recueil d’aphorismes que s’inaugure la carrière littéraire de Kierkegaard. Dès cet extrait, un terme retient l’attention, celui de motif. Qu’il soit pris au sens pictural d’ornement ou bien sous son acception de phrase musicale, le terme suggère des dessins ou des schèmes dont la répétition, même  irrégulière, assure l’unité de l’ouvrage. Rien n’est plus approprié que cette recherche de cohérence pour un recueil de fragments dont Kierkegaard affirme que leur succession tient au hasard et qu’ils peuvent se contredire. Le terme de diapsalmata est en harmonie avec l’orientation d’une publication en deux parties dont la première est censée avoir été trouvée dans les papiers de A, tenant d’un mode de vie esthétique, tandis que la seconde, due à la plume de B, concerne l’éthique.

 

Le propre du poète, selon l’extrait cité, est de rapporter de ses randonnées des motifs  et, inspiré par eux, de tisser ses tapisseries. Ceux qu’il énumère s’inscrivent bien dans l’imagerie romantique du poète mélancolique vivant dans un décor gothique fait d’un château perché, d’oiseau de proie, de tapisseries. Ce sont des motifs énigmatiques dont il convient de déchiffrer le sens par une sorte d’alchimie « baptismale » qui sélectionne par l’oubli ce qui demeurera dans le souvenir – et que mène un doublon de vieillard grisonnant et de poète-enfant héritier d’Ossian. Alors celui qui dit « je vis comme un mort » est introduit dans « l’éternité du souvenir ». S’accumulent ainsi des alliances de contraires : vie et mort, aigle et seigneur, oubli et souvenir, vieillard et enfant. Planent des ombres d’oxymores, signes avérés d’une présence sacrée.

Soren Kierkegaard, What is the poet ? Khurram Ellahi (Social Scientist)

Le personnage des Diapsalmata que Kierkegaard appelle A, affiche les traits distinctifs du poète romantique : tourments dans le cœur, musique sur les lèvres. My sorrow is my castle : son confident le plus intime est sa mélancolie (d’où il tire parfois un sens certain du comique). Tel Apis éclairé par la lune dès sa conception, il se bat contre des figures nocturnes, pâles, exsangues. La topologie romantique est ainsi surreprésentée, et ce jusqu’au goût de A pour le cor, évocation moyenâgeuse. Du cor il retient, là encore, « ses motifs pleins de poésie » : l’intensité du son en signale la distance et obéit ainsi au précepte de Novalis : « à distance, tout devient poésie » ; de surcroît, on n’est jamais sûr de tirer du cor le même son, il est imprévisible comme se doit de l’être la voix du poète.

Outre l’imprévisibilité des motifs, une autre chose donne à ce diapsalma une tonalité moderne, c’est la notation « je m’envole pour descendre dans la réalité ». Or la réalité s’oppose au souvenir et le souvenir est néfaste. Qui s’enferme dans le souvenir, on l’a vu, est tel un mort, déjà entré dans l’éternité : il est un mort-vivant. Une poésie fondée sur le seul souvenir mythifie, mystifie  et s’épuise : « mon âme est atone et sans forces, (…) mon âme a perdu le sens du possible »3. Au lieu d’être habité de tous les désirs que la vie suscite, l’esprit – par la force de l’oubli qui est la contrepartie du souvenir – se concentre sur le premier désir, voudrait revenir à cet éden et s’y cantonner. Le réel cède la place au rêve. Ainsi passe-t-on à côté de la beauté du monde et de sa réalité :

Le soleil brille, beau et gai, dans ma chambre ; la fenêtre de la pièce voisine est ouverte ; dans la rue, tout est tranquille, c’est dimanche après-midi ; j’entends nettement devant la fenêtre d’une cour voisine – la fenêtre où habite la belle jeune fille – une alouette lancer ses trilles ; là-bas, dans une rue éloignée, j’entends un homme qui crie pour vendre ses crevettes. L’air est très chaud, et pourtant la ville entière est comme morte. – Alors, je me rappelle ma jeunesse et mon premier amour – en ce temps-là, j’étais plein de désirs ; maintenant, je ne désire plus que mon premier désir. Qu’est-ce que la jeunesse ? Un rêve.4

L’intéressant : vérité de l’instant ou vérité dans la durée

Pourtant un personnage entend vivre poétiquement, échapper à la tutelle du souvenir et trouver l’intéressant dans la vie qu’il mène. Tels sont ses mobiles. Par une sorte d’adieu au romantisme, il rejette toute nostalgie. Il s’agit de Joannes, le héros du Journal du séducteur. L’intéressant se situe à la frontière de deux modes de vie, l’esthétique et l’éthique.  C’est là que l’auteur du Journal s’est fixé pour tâche de représenter le vécu en son point de plus haute tension dramatique – et non dans sa durée. Son récit est rédigé « au subjonctif » en ce que, loin d’énoncer les choses telles qu’elles sont, il les plonge dans un bain d’irréalité ou d’incertitude. Ce que son écriture comporte de poétique n’appartient pas stricto sensu à la réalité. Elle a néanmoins fort à faire avec elle ; car la vie réelle est là comme un stimulant de l’exaltation poétique. Le monde de la poésie est pour lui celui du pathos – c’est-à-dire de la passion douloureuse –, du verbe déchaîné et, s’il est dramaturge, de l’arbitraire de la fiction.

Cependant, écrit Kierkegaard, « la vérité dans la vie, le poète a le droit de la représenter, et il a raison de le faire. »Mais la difficulté est celle-ci : de même que la nature prend le plus court chemin pour nous impressionner par sa beauté, de même la représentation artistique écourte pour nous les longueurs d’une chronique vraie afin de nous satisfaire au plus tôt du moment de son achèvement. Plus grande est cette concentration dans le moment, plus fort est son effet esthétique. Telle la nature soudain présente sous nos yeux, l’instant poétique  nous saisit tout entier ; d’où la hâte vers le moment de la possession.

Dans le domaine éthique toutefois, la difficulté que rencontre le poète à témoigner du vrai tient à sa réticence à appréhender la durée. Tandis que le dramaturge décrit l’orgueil à son point extrême, la constance de l’humilité suscite l’ennui. Ainsi en va-t-il de l’amour conjugal en sa stabilité si on la compare à l’élan de l’amour romantique ; ou encore de la résilience en regard du courage plein de fougue. 

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"L'Art dans ses rapports avec l'angoisse", analyse et débat avec Paul Ricœur et Jean Starobinski. Emission Des idées et des hommes. Première diffusion le 0519/09/1953 - RTF. 

Si la poésie est bornée, c’est par son exigence d’intensité poétique ; elle demeure incapable de représenter ce dont la vérité est la succession temporelle. Ce n’est pas qu’elle ne puisse décrire fidèlement une suite de moments, mais elle ne produit le maximum de son éclat que dans la fulgurance.

Cependant, écrit Kierkegaard, « la vérité dans la vie, le poète a le droit de la représenter, et il a raison de le faire. »Mais la difficulté est celle-ci : de même que la nature prend le plus court chemin pour nous impressionner par sa beauté, de même la représentation artistique écourte pour nous les longueurs d’une chronique vraie afin de nous satisfaire au plus tôt du moment de son achèvement. Plus grande est cette concentration dans le moment, plus fort est son effet esthétique. Telle la nature soudain présente sous nos yeux, l’instant poétique  nous saisit tout entier ; d’où la hâte vers le moment de la possession.

Dans le domaine éthique toutefois, la difficulté que rencontre le poète à témoigner du vrai tient à sa réticence à appréhender la durée. Tandis que le dramaturge décrit l’orgueil à son point extrême, la constance de l’humilité suscite l’ennui. Ainsi en va-t-il de l’amour conjugal en sa stabilité si on la compare à l’élan de l’amour romantique ; ou encore de la résilience en regard du courage plein de fougue. Si la poésie est bornée, c’est par son exigence d’intensité poétique ; elle demeure incapable de représenter ce dont la vérité est la succession temporelle. Ce n’est pas qu’elle ne puisse décrire fidèlement une suite de moments, mais elle ne produit le maximum de son éclat que dans la fulgurance.

Le poète : un être se portant aux confins

Fulgurante, ne l’est-elle pas forcément dès lors qu’elle se doit de reproduire l’instant, non plus seulement celui de l’émotion à son paroxysme, mais l’instant décisif, celui de la rupture entre un avant et un après, ou encore celui d’épiphanies qui réorientent le cours d’une vie ? Il n’y a pas tant d’évènements dans une existence qui en changent le tracé. Pour les appréhender, il faut le courage de l’araignée quand, d’un point fixe, elle se précipite dans le vide où elle ne peut trouver de point d’appui. Il en va ainsi du poète. Devant lui, constamment, un espace vide ; ce qui le pousse de l’avant, dit sans autre précision le personnage A des Diapsalmata, est « une conséquence située derrière lui ». Est-ce dans un moment de vertige qu’il décide d’être poète – avec la tentation démiurgique que cette décision charrie ?

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Gilles Deleuze, sur l'acte de création

Son  saut dans le vide peut demeurer strictement esthétique : il peut être tenté de « faire de sa vie une œuvre d’art »6. Ainsi voit-on ce poète esthète, d’une part chercher avant tout dans la réalité ce qui relève d’une jouissance esthétique et, d’autre part, faire de sa personnalité une figure esthétique dont il jouit, « totalement épris de soi-même ». C’est, note Kierkegaard,  « une manifestation du sujet débridé dans son néant, lui aussi sans limites ». Il peut dans cette exaltation rencontrer un certain succès auprès, dit Kierkegaard, des « petites filles » qui s’exclament : « Ce qu’il dit, c’est beau, oh ! Si beau ! ». A un réel qui demeure encore pour lui inaccessible, le poète substitue une « illusion exaltée ». Prédomine le culte d’une beauté sans objet, où la poésie est un enjolivement qui prétend « faire d’un arbitraire poétique une sorte de réalité ».

Le résultat esthétique qu’obtient ainsi le poète est purement extérieur, il est fait pour être affiché. Mais la rupture dans l’existence que provoque le choix d’être poète peut conduire celui-ci à la recherche d’un résultat éthique qui, lui, est moins susceptible d’être montré. Si le poète est dramaturge, son intrigue se fondera souvent sur une énigme à contenu éthique à laquelle son héros se confronte. Ou bien si, allant plus loin, c’est dans son existence même que se scrute l’énigme, le poète y cherchera une vérité qui peut se définir comme ‘dévoilement de la réalité : la justification du sens même de son existence. Mais c’est une vérité cachée et c’est alors qu’il se portera aux confins du religieux :

Mon poète trouve une justification précisément par le fait que l’existence l’absout à l’instant où il veut comme s’anéantir lui-même. Son âme acquiert alors un accent religieux, et c’est ce qui le porte proprement, bien que sans jamais percer. […] Il garde ce sentiment religieux comme un secret qu’il ne peut expliquer, alors que ce secret l’aide à expliquer poétiquement la réalité7.

Cette introduction du religieux dans le domaine de la création peut paraître surannée. Pourtant le regard que Kierkegaard porte ainsi sur l’activité artistique frappe par sa perspicacité : il est foncièrement actuel tant par ce qu’il dénonce que parce qu’il énonce.

 

Dénonciation : par l’acuité du regard porté sur l’art

Facticité – Prenons par exemple un Diapsalma où Kierkegaard, décrivant la démarche d’un peintre, se moque du caractère factice de son « art » :

Il ressemble, ce résultat, au tableau de cet artiste qui était censé peindre le passage de la mer Rouge par les Juifs et qui, à cette fin, peignit tout le mur en rouge en expliquant que les Juifs avaient traversé et que les Egyptiens s’étaient noyés.8

De cette courte notation trois choses font tout le sel pour le « regardeur » contemporain. D’abord, l’artiste commence par annexer une couleur : ici c’est le rouge (ni le bleu ni le noir). Ensuite, ce qui fonde l’œuvre n’est plus ce qu’elle représente, mais la glose qui l’accompagne ; ainsi, de nos jours, voit-on les visiteurs d’une exposition photographier avec soin la notice collée près du tableau. Ce qui se rencontre plus rarement, c’est l’artiste désolé s’exclamant avec Kierkegaard : Le résultat de ma vie n’est strictement rien, c’est une ambiance, une simple couleur. Cependant cette exclamation n’a-t-elle pas elle aussi un caractère prophétique (et instructif) ? : le peintre Gerhard Richter, on l’a vu, souligne la faculté qu’a la peinture abstraite de « créer une atmosphère ».

Art conceptuel – Sur un mode analogue, Kierkegaard se livre à une critique de ce qui peut nous apparaître comme celle d’un art purement conceptuel, soit qu’il repose sur une virtuosité technique vide de sens, soit qu’il joue au pur esprit de par son abstraction ou son hermétisme, ou encore en raison de sa tendance au solipsisme :

Plus vite [ces productions] ont été achevées quant à leur forme, plus vite elles se sont consumées en elles-mêmes ; plus l’habileté technique a tendu au plus haut degré de virtuosité, plus celle-ci a été fugace, […] manquant de résistance face au souffle du temps, et ne cessant de poser des exigences de plus en plus grandes à être le plus pur esprit9.

Enigme vs Plénitude – Habité par l’assentiment plutôt que par la satire, Kierkegaard peut aussi établir une distinction entre un art fondé sur l’énigme, c’est-à-dire une absence, et un art marqué par la plénitude d’une présence réelle des choses, des sentiments, des perceptions : célébration heureuse d’un monde voulu par la divinité à qui l’artiste, par sa liberté et par son enthousiasme, « vient en aide » :

Il est tant de grâces, je voudrais réellement compter aussi parmi elles cette franchise, cette confiance, cette foi en la réalité et cette éternelle nécessité par quoi le beau triomphe, ainsi que cette félicité qui réside en la liberté, par quoi l’individu vient en aide à Dieu10

Cette idée d’un individu qui « vient en aide à Dieu » est d’une étonnante modernité11. Et cette distinction entre poésie de la plénitude et poésie de l’énigme structure une bonne partie de la création du XXe siècle.     Tout ainsi n’est pas sévère ou désuet dans le regard que porte Kierkegaard sur la création artistique. Bien au contraire, nombre de ses commentaires peuvent nourrir, pour l’artiste d’aujourd’hui, une réflexion sur ce que pourraient être un mode de vie, une figure, un territoire, une poétique qui lui soient propres et le rendent actuel.

Enonciation : actualité pour l’artiste d’aujourd’hui

1. Mode de vie – Vivre poétiquement, c’est prêter attention aux exceptions qui émaillent une existence. Par là il faut entendre une capacité à saisir les évènements sous un angle qui n’est pas celui de la perception commune, mais que Kierkegaard qualifie de religieux ou d’aristocratique – et dont la principale caractéristique est qu’il se fonde sur une passion plutôt que sur la seule raison12. C’est même cet attachement à l’exception qui établirait la vocation de l’artiste.13 Pour qu’il y ait une telle attention il faut à la fois écoute et silence. L’écoute s’accompagne chez l’artiste d’une capacité à l’empathie, tant envers les choses qu’envers les êtres, ce qui a pu faire dire que le poète se distinguait par l’extrême sensibilité de ses neurones-miroirs14. Mais pour qu’il y ait écoute, il faut aussi qu’il y ait silence. Ce silence n’est pas seulement celui de la nature : « même déchaînée, la mer est silencieuse ». Ce que le poète doit apprendre, « avec le lys et l’oiseau comme maîtres », c’est l’art de se taire15.   

L’attention peut alors se porter sur la beauté du monde ou bien sur son énigme : amour de ce qui est beau, vérité de ce qui se cache dans l’énigme : « La mission du poète, c’est de trouver une solution, un point d’unité où la compréhension de l’amour est dans la vérité.16 ». Tel est le mode de vie du poète : être habité par une mission faite de silence, d’écoute et d’attention.

 2. FigureLa figure poétique par excellence pour Kierkegaard est celle de Job, ceci parce qu’il se porte à des conflits « aux limites », mais aussi à cause son humanité :

Tout chez lui [Job] est si humain parce qu’il se trouve aux confins de la poésie. Nulle part au monde la passion de la douleur n’a trouvé une pareille expression. […] Job est une figure poétique, il n’y a jamais eu personne pour parler ainsi. […] J’ai beau avoir lu et relu le livre, chaque mot est nouveau pour moi. Chaque fois que j’y viens, il renaît ou retrouve sa valeur originelle en mon âme. […] Je vais en hâte au-devant de ces paroles avec une impatience indescriptible.17

Job, à la différence de ses détracteurs, part de l’évènement que constitue son infortune ; une souffrance imméritée lui ouvre les yeux sur l’injustice qui sévit dans le monde. En langage kierkegaardien, il part du caractère exceptionnel d’une situation pour « penser le général ». Pour leur part, ses « amis » font le chemin inverse. Partant d’une doctrine – la justice distributive – ils portent sur la situation réelle de Job un regard fictif.

Job est ainsi une figure dont le langage est d’une efficacité poétique telle qu’à chaque lecture, dit Kierkegaard, chaque mot paraît nouveau tout en retrouvant sa valeur originelle : engendrant par moments « un vacarme d’idées qui bouillonnent avec la force des éléments » et, en d’autres, « une sérénité comparable au silence profond de l’océan Pacifique, une sérénité telle que l’on s’entend parler soi-même »18. Quelle est-elle cette valeur originelle ainsi retrouvée : serait-ce le sens premier des mots, un sens demeuré inchangé ? La Reprise serait une répétition à l’identique et qui, néanmoins, paraît chaque fois neuve, de sorte que ce qui compte ce n’est pas tant la matérialité des mots, mais l’expérience qui en est faite. L’efficacité d’une poésie se mesure à sa force existentielle pour qui la vit et aussi pour qui la lit.

William Blake, Satan Smiting Job with Sore Boils, Google Art Project.

3. Territoire  Qu’il le veuille ou non, tout poète se définit par égard à un « lieu », soit qu’il le considère comme sien, soit qu’il  le rejette, soit qu’il en nie jusqu’à la notion même. Chez l’un, Bonnefoy par exemple, ce lieu sera un « entre-deux-mondes », no man’s land  qui s’inscrit à proximité d’un arrière-pays, ou du vrai lieu, ou de la vraie patrie. Chez un autre, disons René Char, domine l’idée qu’il n’est pas de terre privilégiée.

Dans la perspective où se situe Kierkegaard, le lieu n’a pas d’importance. Même lorsque le poète envie la liberté de l’oiseau ou la fleur dans le pré tranquillement éprise d’elle-même, il voit que l’alcyon ne se bâtit qu’un nid précaire ballotté par la houle ; que le lys s’accommode de tout lieu qui lui est assigné – serait-ce un tas de fumier – dès lors qu’il s’épanouit dans toute sa beauté. Pour Kierkegaard, il n’y a pas de bosquets sacrés. Le seul lieu de la vérité est l’existence – et de même pour le poème.

 

Vérité vs vérité ?

4. Poétique – De toutes ces considérations, une poétique se dégage-t-elle, qui serait féconde pour l’artiste contemporain ? Une poétique n’a d’utilité que dans la mesure où elle permet de se démarquer par des choix. Il y a bien chez Kierkegaard une notion de vérité en art comme recherche et description de la réalité, objective ou subjective : elle ne saurait être  ce qu’il appelle licence poétique ou fiction. Il peut arriver que le poète confonde le monde de la réalité et celui de la poésie au point d’être « comme fou »19 mais l'objet principal de son attention est bien l'existence et ses événements. S'intéresser à une réalité, ce n'est pas prétendre donner la preuve qu'elle existe mais seulement la constater - sachant que le poète finit toujours par se heurter à l'inconnu, à une limite incontournable20.

Le poète se place dans une proximité avec le religieux par l'accent21, par l'histoire antérieure22, par cette rupture23 dans son existence qui s'est produite lors d'un instant décisif. Mais la poésie n'est pas le religieux. Le poète peut connaître et  traduire en mots des épiphanies, néanmoins une pratique poétique n'est pas en soi un aquiescement à une volonté divine. Encore moins le poète peut-il prétendre, comme d'aucuns l'auraient voulu, être un "gardien de l'être" ou retrouver le "langage du monde premier" ou accéder à quelque "Autre lieu". D'ailleurs, le poème peut être composé de paroles, mais il n'est pas parole. Kierkegaard nous le rappelle dans un de ses derniers textes, Le lys des champs et l'oiseau du ciel où le poète exprime son désir et dont voici un découpage

 « Regardez les oiseaux du ciel ;
                          contemplez le lys des champs »

Ô si seulement j’étais un oiseau, comme le libre oiseau qui, dans son désir de voyager, s’envole loin,
loin, par-dessus mer et terre, tout près du ciel, vers des contrées lointaines, lointaines

Comme un oiseau qui, plus léger que toute pesanteur terrestre, s’élève dans les airs, plus léger que l’air,  
 – comme cet oiseau léger qui, lorsqu’il cherche à se poser, va même jusqu’à bâtir son nid à la surface
de la mer.

Ô si seulement j’étais une fleur, ou si seulement j’étais comme la fleur dans le pré, tranquillement épris
de moi-même, et par là, tout serait dit.

Ô si seulement j’étais comme un oiseau sous le ciel, comme un lys dans les champs.

« Regardez les oiseaux du ciel ;     
                            contemplez le lys des champs »

Comme il est cruel de la part de l’Evangile de me parler ainsi, m’obligeant à être ce que je ne suis pas et
ne puis pas être
– alors même que j’en ai le désir en moi

Il y a une différence de langage entre nous.

En prendre conscience, ce n'est pas renoncer à la poésie. Ce n'est pas non plus ignorer le soubassement métaphysique du regard esthétique. C'est au contraire sensibiliser ce regard aux enjeux, si troublants, des temps que nous traversons : y déceler, dit Kierkegaard, les exceptions qui marquent notre vision : ce que nous appellerions aujourd'hui les glissements de sens par lesquels évolue inexorablement, et de plus en plus vite, l'appréhension contemporaine du monde.

 

 

Notes et lectures complémentaires

[1] Søren  Kierkegaard (SK) : Œuvres. Bibliothèque de La Pléiade. Tome I, page 47.

[2] Première partie de Ou bien… Ou bien – le premier ouvrage que SK  publia (1841).

[3] SK : Diapsalmata – in Tome I, page 46.

[4] Ibid. page 47.

[5] SK : La valeur esthétique du mariage. T.I, page 556.

[6] Selon l’expression de Michel Foucault.

[7] SK : La Reprise. T.I, page 862.

[8] SK : Diapsalmata. T.I, page 32.

[9] Ibid, T.I, page 58.

[10] SK : Journal du Séducteur. T.I, page 556.

[11] Voir aussi la réflexion sur don, échange, égalité. Cf. Crainte et tremblement – T.I, P.995-1008.

[12] La foi est une passion pour SK – ce qui avait tant frappé Wittgenstein. Cf. Remarques mêlées, 1937.

[13] SK : La Reprise. T.I, pages 862-863.

[14] Cf. David Freedberg & Vittorio Gallese : Motion, emotion and empathy in aesthetic experience. In Trends in cognitive experience. Vol. 11 No. 5 – 2007.

[15] SK : Le lys des champs et l’oiseau du ciel. T. II, pages 710-713

[16] SK : Miettes philosophiques. T.I, page 1000.

[17] SK : La Reprise. T.I, page 846.

[18] Ibid, page 858.

[19] SK : Le journal du séducteur. T.I, page 556.

[20] SK : Miettes philosophiques. T.I, page 1015.

[21] SK : La Reprise, T.I, page 863.

[22] SK : La valeur esthétique du mariage. T.I, page 567.

[23] SK : Miettes philosophiques. T.I, page 993.

 

Soren Kierkegaard, Philisophe malgré lui, biographie. Les Chemins de la connaissance. Par Jérôme Peignot. Émission diffusée sur France culture le 30.10.1978.




Jean-Jacques Nuel, ITINÉRAIRE et autres poèmes

tu ne referas plus
ce trajet adolescent
entre la sortie du lycée
et la gare routière
où tu attendais l'autocar
de 18 heures 20

t'arrêtant une seule fois
pour acheter un pain
aux raisins
dans une boulangerie
aujourd'hui disparue

si l'établissement
scolaire dresse toujours
sa longue façade rouge
dans la même rue
en face d'un entrepôt
désaffecté

la gare a déménagé
depuis longtemps loin
du quartier de la colline
où te guide
encore
la mémoire de l'asphalte

 

                    *

 

 

 

COMMERCE DE PROXIMITÉ

 

les boutiques ferment les unes
après les autres
dans la petite cité
de caractère
qui se paupérise au fil des ans
sur la vitrine
de la mercerie de la rue des Remparts
un panneau pas-de-porte à céder
et juste au-dessous
l'avis qu'un verre de l'amitié sera servi
le dernier samedi du mois
jour de la fermeture
définitive à ses clients fidèles
une façon de leur dire
merci
une façon de leur dire
adieu

                    *

 

 

 

POÈMES AUTOROUTIERS

ce matin encore au volant
de ta voiture tu es bloqué
sur l'autoroute menant à la métropole
2 kilomètres de bouchon
30 minutes de retard
annoncés en lettres lumineuses
sur le portique dominant les voies
tu te mets au point mort
tandis que se glissant dans le sillage
d'un véhicule de sécurité
ton ange gardien te double
sur la bande d'arrêt d'urgence

                    *

debout peu avant minuit devant une table haute
de la station d'autoroute
tu buvais un café
légèrement amer
contemplant un gobelet de carton
blanc marqué de rouge
à lèvres laissé là par une passagère
de la nuit
la lumière était artificielle
et les êtres en décalage
horaire

                    *

remontant la file de gauche de l'autoroute
tu doubles un long poids lourd
que tu vois diminuer
et lentement disparaître
dans le rétroviseur
et les profondeurs
de la distance ah s'il pouvait en être de même
avec ce vieux et lourd
poids sur ton cœur

                    *

sur 107 point 7
Radio Trafic ne mentionne
aucun incident
aucun accident sur l'A6
et pourtant tu es sûr d'avoir vu
dans le rétroviseur
une fraction de seconde
l'apocalypse
juste avant qu'un virage
ne dérobe la scène

                    *

seul dans l'habitacle
d'une berline conçue pour 4
à 5 personnes
tu remontes l'autoroute A7
et le couloir rhodanien
Lyon 242 kilomètres
le vent contraire
diminue ta moyenne horaire
mais rien ne te presse d'arriver
à destination

                    *

juste un véhicule léger
à la carrosserie couleur grisaille
garé devant la station-service
de l'aire de repos
et sur le parking à l'arrière
du bâtiment quelques routiers
dormant sur la couchette
de la cabine de leur poids lourd
au lever du jour
les jeux d'enfants sont sous la neige

                    *

zone de montagne une descente
à forte pente
sur un panneau triangulaire
à liseré rouge pointe en haut
le pictogramme d'une voiture inclinée
vers le bas 30 % sur 800 mètres
puis les avertissements
utilisez votre frein moteur
use your engine braking
avant le beau panneau carré
à fond bleu
représentant la voie principale en courbe
et une autre voie rectiligne
se terminant par un rectangle
à damiers rouges et blancs
comme une invitation subliminale
à rejoindre la voie
de détresse

                    *

avant la disparition de l'entreprise internationale
de transport routier et de logistique
sa flotte immense de camions rouges
croisait sur les autoroutes européennes
le logo formé de ses 2 initiales
blanches sur le flanc des véhicules
au temps de sa splendeur
le site du transporteur proposait
même à la vente des poids-lourds
en modèles réduits
à l'échelle 1/87
pour quelques dizaines d'euros
on peut encore se procurer
sur e-bay ces derniers restes

                    *

 

 

 

Présentation de l’auteur




« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons

De rebondissements en annulations, nous l’avons cru possible, proche voire effectif, ce 38ème Marché de la Poésie de Paris. D’abord en juin, date habituelle de l'événement, attendu par le monde de la Poésie francophone et international. La crise sanitaire a mené à la décision de remettre cette édition à la rentrée. Octobre, dit-on à Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons. Mais nous apprenons pour la seconde fois son interdiction, peu de jours avant le début de cette manifestation si importante. Peu importe que des éditeurs aient prévu une logistique parfois périlleuse pour venir, que des auteurs aient préparé des lectures et des conférences, peu importe le travail titanesque des organisateurs, peu importe le public : ce 38ème Marché de la Poésie est décidément interdit. Rappelons qu’il se déroule en plein air, dans le cadre de la Foire Saint-Sulpice, sur la place du même nom. Rappelons que les éditeurs sont installés sous des tentes ouvertes. Rappelons que les allées sont larges. Rappelons qu’aux mêmes dates de ce mois d’octobre s’est tenu le Salon d’Art contemporain du Carreau du Temple, bâtiment avec portes et fenêtres, donc fermé. Quelles sont les raisons qui ont motivé ces décisions ? Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons ne cessent pas le combat, et s’expriment, alors que leurs courriers aux instances décisionnaires sont restés sans réponse.  

Le Marché de la Poésie est un rendez-vous attendu par les éditeurs et poètes francophones mais aussi internationaux. Depuis quand a-t-il lieu ? Quelle fréquentation attendez-vous chaque année ?
Même s’il est difficile pour nous de le chiffrer, faute de moyens pour le faire, l’estimation est de l’ordre de 50 000 visiteurs chaque année. Unique en France, et ce pendant cinq jours.
Cette 38ème édition du Marché de la Poésie a été interdite par décision du Préfet de police de Paris. Il devait se dérouler en plein air sur la Place Saint Sulpice comme cela fut le cas chaque année. En plus de ce paramètre non négligeable car le lieu n’est pas un endroit fermé, vous aviez pris toutes les dispositions pour que les normes sanitaires soient respectées. Comment cette décision a-t-elle été justifiée ?
Cette décision n’a pas été justifiée, c’est bien là le problème majeur. Notre manifestation n’a pas été officiellement interdite, mais nous avons décidé de l’annuler faute de réponse du Préfet de police. Maintenir l’ouverture du 38e Marché, c’était courir le risque de nous mettre en difficulté légale et de fournir des arguments à ceux qui voudraient voir disparaître la Foire Saint-Sulpice.

 

Selon toute apparence d’autres manifestations sportives et artistiques ont été autorisées aux mêmes dates, et se sont déroulées pour certaines dans des espaces fermés (par exemple « Les galeristes » au Carreau du Temple, rendez-vous dédié à l’Art contemporain). Comment comprendre cette différence de traitement ?
Ce serait plutôt au Préfet de police de Paris de s’expliquer sur ce point, et c’est précisément ce que nous lui avons demandé. Peut-être que le Marché de la Poésie, tout comme le Salon de la revue, L’Autre Livre ou Page(s) ne sont pas suffisamment « commerciaux » à ses yeux et regardés d’un œil de mépris pour leur dimension culturelle. Pourtant nous y mêlons ces deux aspects, sans honte aucune : la culture a également le droit de vente.

Vincent Gimeno-Pons, juin 2015.

Lieu d’échanges et de rencontres, lieu de croisement de cultures et de voix, lieu de fraternité et de richesse tant humaine qu’artistique, le Marché de la Poésie est un rassemblement où se croisent et s’échangent des idées, où se nouent des amitiés et des collaborations qui donnent lieu à des réalisations artistiques. C’est donc un moment incontournable où s’élabore la dynamique de créations futures ?
Il s’opère au Marché de la Poésie une magie que nous ne maîtrisons pas, et c’est tant mieux. Né d’une volonté initiale de rassembler en un même espace tous ceux quasiment qui font vivre la poésie contemporaine, (nous ne prétendons nullement à l’exhaustivité toutefois), les fondations de ce Marché se sont bâties autour des éditeurs et des revues, ce qui lui a certainement offert et lui offre encore une plus grande et solide assise que celle d’autres rencontres sur la poésie et la création littéraire. Ce sont les participants eux-mêmes du Marché qui lui donnent vie en y invitant leurs auteurs, leurs publics, tout comme les professionnels du livre qui s’intéressent à ce domaine. Et le public du Marché de la Poésie ne cesse de grandir d’année en année. Nous ne sommes qu’une vitrine, un écrin, et le succès constant du Marché prouve l’intérêt d’une telle manifestation.

 

Combien d’éditeurs indépendants participent à cette manifestation ? En quoi venir au Marché de la Poésie est vital pour nombre d’entre eux ?
Près de 500 éditeurs et revues y participent ou y sont représentés.
La plupart des publications présentées pendant le Marché ont généralement peu de visibilité auprès du grand public. Une grande partie des éditeurs (et revuistes) qui y participent ne sont pas parisiens. C’est l’occasion pour eux de rencontrer leurs auteurs, d’échanger avec d’autres éditeurs (nombre de coéditions sont nées au Marché). L’activité de la seule vente représente sans nul doute environ la moitié de leur travail sur place. Le reste concerne l’échange et la convivialité. S’il paraît quelque 400 nouveautés au moment du Marché, nous pouvons sans nous tromper en conclure que c’est un moment essentiel dans la production littéraire éditoriale de création.

Communiqué de presse suite à l'annulation du 38ème Marché de la Poésie.

Quels seront les impacts économiques causés par cette interdiction ?
Nous ne connaissons pas encore l’impact de cette interdiction. Sans doute va-t-il se révéler dans les mois qui viennent. Depuis mars dernier, nombre de ces éditeurs et revues n’ont pu aller à la rencontre de leurs lecteurs, du public, de leurs auteurs. Leur déficit de vente est important et la pérennité de leur activité est parfois mise en péril.
La poésie, aujourd’hui si peu présente en librairie, va sûrement voir l’espace qui lui est maigrement dévolu se réduire encore. Certes, l’univers de l’édition de poésie (et de création) est en crise permanente, mais une crise comme celle-ci, c’est assurément une crise de trop.
Quelles sont les conséquences pour la vie de la Poésie, sa visibilité, sa diffusion ?
Comme vous pouvez le penser, elles sont très graves. Et n’oublions pas leurs effets sur les poètes eux-mêmes, les auteur.e.s qui ont également grandement perdu dans la « bataille » : plus de rencontres, plus de lectures, plus d’ateliers. Beaucoup vivent, voire survivent, tout au long de l’année grâce à ces événements qui n’ont pu avoir lieu, et qui ne reprendront pas avant longtemps, de toute évidence. Et au-delà de cette dimension économique non négligeable, la rencontre avec les lecteurs et le public est essentielle dans l’univers de la poésie. Sans rencontres, pas de dialogues, de contradictions, de création vive.
Cela fait déjà longtemps que la poésie est en souffrance au niveau de sa diffusion, de sa perception dans notre société.  Il serait désormais grand temps que ceux qui sont en charge d’organiser la vie sociale et culturelle prennent conscience que la poésie est essentielle à la création littéraire, essentielle au développement et à la survie de la langue, sous toutes ses formes. Grand temps qu’ils respectent ceux qui œuvrent pour une véritable éducation populaire d’exigence.
Vous avez écrit au Préfet de police de Paris pour lui demander des explications. Avez-vous reçu une réponse ?
Non, et malheureusement nous n’attendons pas plus de réponse de Monsieur le Préfet de police de Paris que de Madame la Ministre de la Culture aux lettres ouvertes que nous leur avons envoyées il y quelques jours. Les institutions « responsables » se complaisent dans le silence, c’est la politique de l’autruche, la tête dans le sable, en attendant que passe la tornade.
Peut-on parler de censure plutôt que d’interdiction ?
 Lorsqu’aucune réponse ne vient, malgré nos relances acharnées, tout peut prêter à confusion, non ?
Et maintenant, que faire ?
Pas d’autre choix que de continuer notre action, de résister, de se battre. Ne pas baisser les bras, lire, écrire, écouter, vivre en poésie… en solitude et solidarité.

 

Denis Pourawa. Photo c_i_r_c_é - Marché de la Poésie, octobre 2020.

 

A lire, les Lettres ouvertes, communiquées au Préfet de police de Paris et à Madame la Ministre de la Culture :

Lettre ouverte au Préfet de police de Paris

lettre ouverte à Madame Roselyne Bachelot-Narquin, Ministre de la Culture

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Collection anniversaire des 40 ans de Cheyne, 2020

Tania Tchénio, Pop-corn

Le livre commence ainsi :

On m’a proposé d’écrire un texte sur grandir… Quand on me passe commande d’un texte…

Et cette commande anniversaire a précédé de peu une bonne nouvelle :

Quelques heures avant de remettre ce texte, j’ai appris ton existence. Ta minuscule existence. Tu étais là depuis quelques jours, petit paquet d’atomes. Tu commençais à grandir silencieusement. évidemment, ça a tout changé.

L’écho, La perspective.

Ce texte, tu viens l’habiter.

Tania Tchénio, Pop corn, Cheyne éditeur, 64 pages, 12 €.

Et voilà le lecteur embarqué dans cette aventure chuchotée. La fabrication d’un être humain. L’émergence d’un Tu inconnu et si présent déjà.

 

Je te parle.
Tu es dans le cosmos.

Je suis ta chambre noire.
Tu fais ce qui échappe
et je te laisse faire.

 Cosmonaute nu
tu joues avec le temps
comme on joue à l’élastique.

 

Un texte ici nous est donné : une perle rare sur ce thème. À mettre aux yeux et au coeur de tous les jeunes parents en gestation.

Puis on arrive à Pop-corn, le texte initial et on se retrouve à la naissance d’une étoile, en plein cosmos. Magique !

 

Grandir…
projeter son corps
dans toutes les directions

 

S’enraciner, grandir à l’intérieur de la terre, en soi. Grandir vers le ciel. Toucher à l’horizon. Grandir, devenir adulte. Tenter de garder l’enfance en soi. Évoluer, comme les strates du temps. Toute une méditation autour de ce mot. Une méditation qui devient expérimentation personnelle et en double.

Un livre rare. Une pépite.

 

Jean-Marie Barnaud, Allant pour aller

 

 

Une autre pépite. Le chaud murmure de Jean-Marie Barnaud. Ça commence avec un poème sur l’origine du poème :

les premiers mots
viennent d’un coeur absent
peut-être d’une grande infortune
ou d’une clarté insoupçonnée
et l’on se tient fébrile
au bord de soi

Forêts Mers Ciels de nuit
Foules :
On saisit au vol
ces espaces rêvés
croyant saluer l’étrangeté
qu’on sent guetter
aux marges

Mais très vite on est pauvre
devant
ce qui vient
qui appelle
et se dérobe

Ce matin
j’entends à deux cents mètres de ma feuille
la basse rumeur d’un engin de chantier….

Ici à la table
le travail ne fait aucun bruit
Seul le soleil
qui tend la main par la fenêtre
collabore

quelques mots
qui ne mentiraient pas
quels mots sans trafic
ouverts à tous
offriraient au poème
un abri
où déposer un temps
son cœur fugace
ses mains déliés

 

 

Toujours cette écoute chez Barnaud, cette recherche : où se cache le poème ? Comment le dire ? Avec quels mots, pauvres outils ? Toujours cet affût à la table de travail… Ça continue avec le tout proche et cette interrogation lancinante autour de la vieillesse.

 

Dire maintenant lassitude
pour fatigue

 

La vieillesse, non celle du monde, mais celle du poète, de l’homme et sa perception  qui s’effrange comme si le monde s’éloignait de ses yeux…

C’est le temps d’une vie qui se cherche encore

 

Une vie, un espace et un temps.

 

Une brise monte maintenant d’en bas
Elle apporte une voix de femme qui appelle
et dit mon nom
Cette voix traverse l’espace clair
elle est elle-même un paysage
où se rassemblent tant d’années
dont elle
qui demeure
dénoue les fils

 

Barnaud et son sens de la formule :

 

De l’instant qui vient
Capter la jeunesse
s’en faire une lumière
et la porter plus loin

 

Deuxième partie du livre : jours de vertige, on embarque à bord de son voilier. Jean-Marie Barnaud, capitaine au gré des vents.

 

allant pour aller
sans autre fin que la mer elle-même
toute mouvante
et traversée d’écume
Jouant à suivre ses formes
à consentir à sa puissance
si fort entrés en elle-même
et soulevés
que nous étions sa passion
et sa joie

 

 

 

Puis le vent du désert vient couvrir de sable ocre la table du jardin, les neiges du haut pays. L’homme n’est que passage et poussière. Ce sont les jours de vertige, ceux de la perte, ceux dont s’absente les partis sans retour. La vie et sa fugacité. Encore un thème qui traverse tous les livres de Jean-Marie Barnaud. Ce murmure tenace.

Troisième partie : Passages...

Joyeux et docile, et courant à sa perte, le sable coule par toutes les jointures entre les doigts d’un poing fermé. Puis la main s’ouvre. La paume lisse le sol, en efface les rides et palpe la chaleur.

Jean-Marie Barnaud, Allant pour
aller, Cheyne éditeur, 12 €.

 

On l’a compris, j’ai aimé ce livre et si je ne suis pas totalement objectif (j’aime tous les livres de Barnaud) je vous invite à le découvrir.

 

Loïc Demey, La leçon de sourire ‘Ûdissa

 

 

Une embuscade. Une fuite. On hésite entre fiction ou imaginaire ; dans les deux cas on est en prise avec l’actualité, avec la vie de centaines d’êtres humains, avec ce combat, ce désir d’enjamber les frontières. De vivre, tout simplement.

 

Ziad Ferzat, fis de Sadik Ferzat et de Nadjah Shahrour… Ils savent que je dois partir si je veux grandir, partout où je passe on ne fait que vieillir au roulement des bombes...Je suis venu ici pour m’en aller…

 

On suit ainsi le récit du voyage de Ziad. De page en page, de lieu en lieu, de rencontre en rencontre. Jusqu’à l’incroyable… En dire plus serait gâcher la lecture.

Loïc Demey, La leçon de sourire ‘Ûdissa, Cheyne éditeur, 2020, 12 .

 

 

Clara Molloy, Grandirs

 

 

L’image la plus surprenante qui me vient à l’esprit lorsque je repense à mon frète Georges, c’est celle de cet après-midi dans l’appartement de mes parents à Paris.

 

Première phrase de ce livre. On a en main un récit qui va devenir poignant sur ce frère Georges. La narratrice a neuf ans, Georges en a 32 ; il est hospitalisé à l’hopital St Anne. Il est malade. Le récit accompagne le temps ; la narratrice grandit, le frère vieillit. On les suit jusqu’à la fin.

Un récit grave sur un thème difficile.

Clara Molloy, Grandirs, Cheyne éditeur, 12 €.

 

Albane Gellé, L’au-delà de nos âges

 

Venus de loin
nous choisissons de faire halte,
navigation interrompue,
bon gré, mal gré,
pour une vie où le soleil
se lève à l’Est.

Nous séjournons,
droit d’asile,
dans la nuit d’une femme,
l’eau gargouille, un cœur trotte
sans relâche nous percevons
le début d’un vacarme
il s’en passe dans le monde.

 

 

Une succession de courts poèmes qui évoquent l’un après l’autre les moments d’une vie. De la conception à la mort. De l’embryon à la petite enfance. De l’enfance à l’adolescence. Puis les moments d’une vie adulte… jusqu’à la vieillesse.

Des étapes dit-on parfois ; une succession de jours et les temps du corps, les temps de l’âme. Les sentiments, les émotions…

une vie humaine, simplement. En quelques pages.

Une réussite.

Albane Gellé, L'Au-delà de nos âges,
Cheyne éditeur, 59 pages, 12 €.

Matière quittée
nous reprenons le cours de la navigation
délestés de nos âges
et du poids de nos corps
nous sommes ici, et au-delà,
nous nous souvenons :
de tout.

 

 




Du mystère orphique, suivi de La Beauté Eurydice, Chant III

Cette publication ainsi que celle des poèmes d’Angelo Tonelli étaient destinés à être des interventions prévues au sein du Festival annuel de Poésie de Solliès-Pont. Ce travail démontre combien nombre de ceux qui défendent et illustrent la Poésie avaient préparé les nombreuses manifestations qui auraient dû avoir lieu. Malheureusement, tout comme le Marché de la Poésie de Paris, cette rencontre annuelle a fait l’objet d’un arrêté préfectoral et a été annulée au dernier moment. Nous avons donc voulu honorer le travail de son organisateur Georges de Rivas, et de tous ceux qui avaient prévu de venir pour certains de très loin, pour montrer combien est vive la Poésie et porter sa parole, comme nous tentons de le faire ici.

 

I Du mystère d'Amour à la présence du Logos

Si en l'origine était le verbe, la poésie est par essence le chant orphique et la lyre son signe emblématique. Baudelaire l'a défini ainsi : « Tout poète lyrique en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l' Eden.» Orphée et Eurydice liés l'un à l'autre comme la parole au silence attestent qu'il n'est d'histoire que de l'âme en quête d'harmonie et de lumière-amour. Par Eurydice se révèle le sens mystique de l'âme qui est le sens du silence, et Orphée s'ouvre par là même à la beauté, à l'effusion et à la grâce d'un chant inouï subsumant la douleur de sa descente aux Enfers.

Eurydice, recluse dans les closeries de son silence éveille l’ouïe intérieure du poète inspiré par son absence.  Ainsi Orphée va-t-il enchanter les Furies en devenant le témoin auditif et extasié de l'harmonie retrouvée du monde.

Eurydice, recluse dans les closeries de son silence éveille l’ouïe intérieure du poète inspiré par son absence.  Ainsi Orphée va-t-il enchanter les Furies en devenant le témoin auditif et extasié de l'harmonie retrouvée du monde. Les doigts d'un archet invisible glissent sur toutes les cordes et les fibres de son corps révélé comme la lyre où vibre la musique des sphères et la Voix où s'élève le chant d'Univers. Le chant orphique dévoile son mystère, événement intérieur et avènement de la Voix où s'égrène sous la beauté d'images euphoniques l'alliance renouée entre musique et poésie. 

 

 

Gustave Moreau, Orphée.

Et au-delà de l'image et du son vibre le timbre unique d'une voix d'or, fille du plus haut silence où se parlent les vivants et les morts. Ainsi la poésie déploie-t-elle au-dessus du néant les ailes d'un lyrisme poignant et flamboyant.

 

John Roddam Stanhope (1878), Orphée

Sa source est l'amour et la beauté du chant est son émanation par la grâce d'une parole nimbée du sceau céleste du Logos. La poésie orphique n'est pas seulement descente aux enfers – la Catabase- elle est aussi l'Anabase, ascension vers la source originelle de sa parole de pure essence supra-sensible. Elle résonne à un alphabet prénatal, à un vivant mystère d'outre-mort, assumant la vocation de sa voix oraculaire, prophétique. Il s’agit dès lors de « la révélation éclatante d'axiomes et de hiéroglyphes qui ont existé avant l'univers et qui se maintiendront après lui » comme l'a écrit Lautréamont.

Eurydice, lumière de l'âme plongée dans la nuit est la muse d'un chant d'amour inouï émané de la voix-lyre d'Orphée aux lèvres d'or.

Elle est l'innocence qui prélude aux destinées des grands poètes, la muse de la poésie orphique qui est lyrique mais aussi tragique et épique. Son mystère naît de sa confrontation au mal ; sa disparition tragique, son arrachement à la joie nuptiale sont la source de la beauté d'un chant qui est « une langue de l'âme pour l'âme ».

 

Orphée et Eurydice de Gluck, "J'ai perdu mon Eurydice", Juan Diego Flórez  et l'Opéra Royal.

 

Le poète Adonis révèle ainsi le sceau sous lequel apparaît l'inspiration orphique : « Avec la langue, on fait l'élégie des choses, mais qui fera l'élégie de la langue ? ». La lyre d'Orphée est gloire et célébration du Logos, son auto-révélation par le médium du poète, incantation jaillie à même l'Origine et fait écho à l'injonction de Hölderlin : « Maint homme / a peur de remonter jusqu'à la source ».

 

II La quête d'une Langue du Paradis

 

Orphée comme Dante vivent la douleur de l'impossible amour. Seule une langue divine, un chant de l'Origine pourraient délivrer cette parole enchanteresse où les dieux et les hommes conversaient au Paradis. Au chant 23 du Paradis, Dante évoquant Béatrice écrit : « Et à la lumière vive transparaissait / la substance brillante, si claire / dans mon regard qu'il ne pouvait la soutenir. » Et elle me dit : « Ce qui t'abat / est une force à quoi rien ne résiste / Là est la sagesse et la puissance / qui ouvrit la voie entre ciel et terre / dont jadis le monde eut un si long désir. »

Dante nous dit : « ainsi mon esprit / devenu plus grand, sortit de soi-même/ et ne sait plus se souvenir de ce qu'il fit. Si à présent résonnaient toutes les langues / que Polymnie fit avec ses sœurs / on n'atteindrait pas au millième du vrai en chantant le saint rire, / et comme la sainte lumière le rendait pur ; / ainsi en décrivant le paradis / le poème sacré doit faire un saut / comme celui qui trouve la voie interrompue » (Le Paradis Gallimard p 219).

 

Arthur Rimbaud, 1854-1891, photographie d'Etienne Carjat vers-1872, L'Express.

 

Au seuil de cette parole inaccessible se sont heurtés les plus grands poètes : « marche forcée dans l'indicible » pour René Char et Rimbaud s'écriant : « Je n'ai que des mots païens » ne pouvant exprimer sa sublime vision suprasensible. « Les mots manquent » écrit Hölderlin qui se consume dans le feu de son intuition ayant perçu le Logos comme l'origine de toutes choses au monde.

René Char confirme une telle intuition, saisissant l'essence de ce mystère orphique : l'identité narrative du Logos devenu langage qui se déploie et se connaît lui-même dans le poème. Sur un ton prophétique, il dit la venue imminente du poème et son éminente vocation : « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux ».

Le poète s'avère ainsi co-extensif au langage qui l'édifie à tous les sens du mot et Orphée se révèle comme le chantre consubstantiel au Logos dans l'éclat d’éternité d'où vont jaillir, au-delà des mots, les sons inouïs et les harmoniques de son chant. Car René Char nous le précise : « Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot mais il le dit à voix si basse que nul ne l'entend jamais ». Cette voix-là est bien la voix du silence, précellence de la voix d'Eurydice en son essence-ciel, qui murmure à l'oreille du cœur et inspire le chant orphique.

 

Orphée et Eurydice (Christoph W. Gluck), opéra dansé de Pina Bausch, à retrouver du 24 mars au 6 avril 2018 au Palais Garnier.

 

Lumière incréée, instillée en l'obscure nuit de l'âme, Eurydice investie de haute mémoire songe sous ses lèvres closes, le destin de l'âme du monde et le retour d'Orphée sous le sacre du silence et le sceau de la beauté. Elle est l'écho éthérisé du sublime amour dont est tissé le Verbe et en la rose blanche de son cœur que miment les colombes elle est la résonance éternisée de la parole perdue.

C'est bien le ciel qui a le dernier mot : Dante nous l'affirme depuis sa haute vision éprouvée lors de son ascension vers l'Empyrée. Le poète fait écho à l'intercession de la prière adressée à la Vierge par Saint-Bernard, telle qu’évoquée au Chant XXXIII du Paradis.La Vierge est bien l'image vivante de la Divine Sophia préfigurée par Béatrice, sa médiatrice guidant le poète dans le monde spirituel.

Ainsi la vénération de Dante pour Béatrice est vénération envers l'éternel féminin qui inspira les plus grands poètes, musiciens et artistes, elle est la source inspiratrice de la Sophia Perennis.

La Rose blanche d'où émane la lumière virginale est présence éternisée de la Sophia, et Béatrice est l'éternel Féminin reflétée dans l'âme de Dante comme Eurydice en est l'écho éthérisé vibrant en l'âme d'Orphée ...Et il est encore et toujours question d'indicible et inaccessible étoile, celle qui dispense la grâce.

Dante s'adresse ainsi à la Vierge-Sophia : « Dame tu es si grande et de valeur si haute/ que qui veut une grâce et à toi ne vient pas / il veut que son désir vole sans ailes. »
Et Dante nous précise : « ma vue en devenant limpide/ entrait de plus en plus dans le rayon / de la haute lumière qui par soi-même est vraie.
« A partir de ce point mon voir alla plus loin / que notre parler, qui cède à la vision, / et la mémoire cède à cette outrance. »

Tel est celui qui voit en rêvant, / et, le rêve fini, la passion imprimée / reste, et il n'a plus souvenir d'autre chose. » (p. 309 ) « A cette lumière on devient tel / que se détourner d'elle pour une autre vision/ est impossible à jamais consentir ; »

 

Christoph Willibald Gluck, Orphée et Eurydice, Monteverdi Choir, Orchestre Révolutionnaire et Romantique, metteur en scène John Eliot Gardiner, chorégraphe Giuseppe Frigeni, directeur artistique Robert Wilson.

 

« Mais pour ce vol mon aile était trop faible : / sinon qu'alors mon esprit fut frappé / par un éclair qui vint à son désir.»  (p. 313)

L'Imagination à l’œuvre dans la Divine Comédie, ici-même au chant 33 a été lumineusement comprise dans son essence supra-sensible par Saint- John Perse et ainsi exprimée lors de son Discours prononcé à Florence à l'occasion du 700éme de la naissance de Dante :

« Il a vécu à hauteur d'homme des temps qui ne sont pas le temps de l’Homme. »

Propos liminaires relatifs à l'approche du mystère orphique.

Témoignage de ma propre inspiration ce texte ouvre la réflexion consacrée à la voix orphique. Elle sera sensible à toutes ses approches comme à celles qui vivent aux lisières du mystère orphique, depuis l’Inexprimable Rien de    Giuseppe Ungaretti à Philippe Jaccottet pour qui « Dire avec des mots ce qui n'est pas dicible sera le rôle du poète. »

 

 

 

 

J'ai vu la mort aux yeux de marbres de Carrare

 La Beauté Eurydice  Chant III (page 22-23-24)

 

 

    I. Eurydice

J'ai vu la Mort à face de carême, son visage blême aux yeux de marbre de Carrare qui descendait depuis l'Anneau d'Oort sur son carrosse macabre rempli de spectres glabres et blafards comme l'aura des lunes hivernales !

 J'ai vu la Mort au crâne de céruse qui voguait sur son coursier aux crinières de cendres guidé par des candélabres nimbés de nuit, leurs sept yeux troués par les sept sceaux des ténèbres !

 La Mort et son cortège de ruses, ravie jadis de voir la couronne d'épées au front du tyran de Syracuse 
la mort qui laissait échapper de sa Bouche d'Ombre des myriades de voix de Cassandre
Et leur timbre strident de striges, pareil à l'effet torpide du curare, plongeait dans une profonde sidération les neuf Muses pétrifiées en leur haute Constellation !

J'ai vu la Mort en son apparat de ténèbres ouvrant leurs yeux d’or trompeur et sans carat dans les cieux vides
la mort surgie sur son traîneau de plomb où traînaient des plumes de palombes calcinées et ses yeux de sabre marbré où pleuvaient des larmes de sang jaillies aux orbites nues des Pleureuses et des flocons de neige noire aux orbes de sphères sans mémoire !

Et sur la vaste ellipse d'un astre aux apsides anoxiées deux foyers vides comme des pupilles de mort en coma
Et d'autres astres troyens exorbités exhibant encore la poussière d'une apocalypse à leur chevelure de trichoma !

J'ai vu un cortège d’astéroïdes troyens échevelées qui, propulsés par l'ire de titans resurgis, hélitroyaient des tyrans aux masques de démons fomentant des séismes et des autodafés !
Et d'autres entités qui hantaient depuis la nuit des temps le seuil d'éternité où se cache la Beauté
Sombres divinités au service du Malin qui troublent les mânes des morts, telle la sorcière qui dans l'opéra Orlando Furioso vole les cendres de Merlin !

 J'ai vu encore depuis la Voie lactée une route lointaine encombrée d'ombres pensives qui tenaient conseil avec le peuple des elfes et l'Esprit des forêts
Et tous appelaient depuis l'héliopause où s'initiait de très grands souffles oraculaires
Tous appelaient le retour d'Orphée, le poète inspiré par l' Ether !

 J'ai vu une âme couleur fleur de pécher guidant la nuée de génies   et voyants qui pressaient le pis d'or vermeil d'une étoile naissante à peine sortie de sa couche embrasée.

Et veillant avec Hölderlin sur l'alphabet divin, Rimbaud chaussé des cothurnes de foudre qui dansait sur les feux des novas ayant trouvé la langue divine où se révèlent toutes choses au monde

 J'ai vu Rimbaud exhaussé aux portes du firmament, arborant la grâce de la beauté en son âme nimbée du lys blanc, et son cœur très ardent saisi par l'éclair du pur amour où embaumait la rose rouge qui l'appelait depuis la Terre !

 

Vi recorda, o boschi ombrosi : l'Orfeo de Claudio Monteverdi.

 

Orphée

Ô Génie de Rimbaud, en tes abysses encore vertes fuyant l'ennui des villes et des salons littéraires au fond d'obscures Abyssinies
Enfant des froides Ardennes parti pour le golfe solaire d’Aden où tu rêvas dans ta solitude abyssale d'ange déchu à l'Eden que le siècle te déroba ! 
Et depuis ton trépas, tu es devenu, âme très rebelle, un enfant de Marseille que la Vierge sur les Hauteurs pleura deux fois à ton entrée dans le port
Car tu portais à tes membres le poids de ta ceinture d'or et dans ton cœur de Voyant, le rosier arborescent du chant éternel, la merveille des Voyelles ! 
Ô Poète, nous avons vu ta ferveur de comète incandescente muée en iceberg des nuées et neiger des larmes de glaciers à tes joues halées d'un rayon lumineux
et nous t'avons suivi génie aux semelles d'or sur la route embrasée du crépuscule cheminant vers l'étoile de l'Amour, lumière incréée où le Christ au sourire t'attendait !

 

 

Eurydice

J'ai vu près de la mort au regard irisé de marbre et aux pupilles d’albâtre, la splendeur d'une lumière épousant le fleuve de la Voie lactée constellée d'un cortège d'âmes qui voguaient sur les violons de vents solaires
Leurs cordes stellaires vibraient au souffle du zéphyr, archet gréé d'un air très pur à nos paupières closes et notre ouïe enneigée !

 Or la mort livide pareille au sang où infuse le curare contemplait muette le passage rituel de berceaux sidéraux nimbés de nobles idéaux où exultait le rire angélique d'enfants, tels les rayons du nouveau soleil levant  
La mort aux orbites trouées d'abîmes où couvait la braise d'un feu ancien, regardait, comme saisie d'hypnose l'Espérance du monde voguer vers la terre, en ces âmes d'enfants vêtues de leur tunique d'or, leur unique corps de lumière !

Fin de la première partie : ma voix. 

 

II Deuxième Partie : Isis-Sophia

 

 Orphée

 

Ô sublime mystère d'Amour, Poésie, nectar de l'âme et divine ambroisie
Tu nous saisis, cénesthésie de la lumière du monde et étrange Parousie 
Ainsi écoutions-nous naguère l'Aède qui nous fit voir le Verbe des Védas
Mais voici que je m'éveille de l'hypnose dans laquelle j'ai écouté ta parole
comme si elle était mienne, voix d'or que j'ai reconnue et qui m'a toujours
bercé, refuge d'une antienne sainte et pur enchantement de mon sommeil !

 Toi que je vois, immatérielle présence de Poésie au berceau de ton silence
Tu es ce sémaphore du génie métaphorique à la proue de vaisseau de nuit chargé d'un vin d'or où miroitent les étoiles
Toi qui transportes l'extase de visions divines où rêvent de nouveaux mystères orphiques
Dis-moi, ô part céleste de mon âme et miroir de l'âme du monde, dis-moi, ô secret de mon amour et muse du poème d'univers, le chiffre de ton innaissance et l'éternité de ton essence !

 

 Eurydice

 

Fille des mystères d’Eleusis sous la diaphane parure d'Isis-Sophia
Source lointaine des Védas ou écho des filles hautaines de l'Edda
Suis-je, pur naissain d'éclairs et essaim de nouveaux mystères orphiques
O vision fauve aux fovéas de nos dévas, suis-je ode pure et écho d'outre-monde, cette eau-vive dont la Rose rêva ?

Ô lumière d'or qui visita mon âme à l'orée des forêts où j'ai vu le jour à l'appel de ton amour,
Qu'il neige, qu'il neige encore des roses de feu en ce chœur euphorique,
neiges galactiques que ton ange  changea en hymnes chromatiques
Et sur l'arroi royal de la comète au rêve nivéal, passe ce charroi poudreux d'images primordiales tiré par les chevaux fougueux de la foudre divine !
Fable maîtresse, matrice féconde, ineffable Matière, je suis l'Alma Mater, la source inépuisable de ton vers
Dans l'insondable nuit du monde, je suis le sémaphore qui éclaire la route où cheminent et conversent les vivants et les morts ! 4
Voilier d'augures veillé par des ailes de colombes, voilier de foudre où sur le vélin de sa voile transie d'orages, surgit avec ses signes et présages,
ce pur regard jailli de la nuit des âges

 Je suis la Beauté qui fulgure et s'évanouit à l'heure où le voilier de neiges du sommeil fond l'écume de ses songes aux feux du poème levé parmi les sons d'une aube inouïe ! 

 

 

 

Orphée

Ô me souviendrai-je de ce voilier très pur et n'aurai-je pu voir par son hublot de neige la fenêtre du ciel que j'ai connu avant de naître
N'ai-je pas vu s'égrener ces arpèges inouïs résonant au seuil de la mort et
surgir hors de sa gangue mythique, la Déesse Ganga hélée d'ange védique
Et sur les eaux sombres du Gange, chanter la face sainte et la louange d'une Inde plus antique ?

 Ô lumière d'or en ce chœur euphorique, qu'il neige, qu'il neige des roses de feu, neige galactique qu'un ange change en hymnes chromatiques !

Mère des mystères d'Eleusis, je te salue en ta parure d'Isis-Sophia, en cette aube où s'ablue dans l'écume du songe un dieu d'amour nimbé d'oubli
Et fume encore l'Asie sous ces prunelles de feux fauves où rêvent les Dévas

Je te salue, mère des mystères d’Éleusis voguant sur la voile d'Isis-Sophia,
Ô toi qui m'aida à voir aux lèvres de l'Aède le Verbe des Védas !

 

 

Eurydice à Orphée

 

 

Tu es l'élu descendu des cieux, héraut du sublime Opéra de l' Eden où chantait un chœur d'archanges aux voix de velours au milieu de ces tentures de soie pourpre
Tu es l'élu couronné d'une nuée d'oiseaux-lyres mimant toute la joie et la douleur du monde , et le Voyant porteur des chants futurs de la Création
Ô Prince des poètes, chantre de l'Amour et de l'Espérance-Poésie, nimbé par la beauté de l'âme du monde et sanctifié sur l'autel de l'âme de la terre

Toi qui a bu l'eau sinistre du Styx pour renaître, phénix aux rives du Futur,
Tu as levé l'épée de la parole vénérable jaillie du Saint semblable à Dieu
Comme l'étoile de ma nuit tendait sa voile de candeur au fond de ton cœur
semant sur les sables arables de tes jours la rose rouge-feu aux reflets d'or
La Rose mystique aux effluves divines exhalées telle une immense louange
Sous l'arc-en ciel de la nouvelle alliance de l'Humanité et des anges !

 

 

Orphée à Eurydice

Tu es le visage de la poésie et la beauté réverbérée de la lumière de l'âme
Présence invisible de la grâce et source d'étrange félicité où ruissellent les larmes des dieux enivrés par ces hymnes d'amour coulant de ton cœur de neige dans les eaux-vives du poème
Et sur ces eaux d'au-delà où baigne ton mystère vogue un berceau d'osier d'où s'élève l'ode sacrée de l'Enfance constellée de hautes figures de vérité
Ta beauté d'ombre voisée qui est fontaine où va boire mon âme assoiffée !

Tu m'apparus dans ta robe de nuées d'or veinées de pourpre et ce fut alors l'instant des noces de la joie des sens et de la gloire divine
Comme montait l’albescence empourprée à tes joues et passaient sous la Voie Lactée, les palombes du sublime désir qui portaient à pâmoison leur roucoulement d'aubes extasiées !

Ô Danse sacrée, sceau nuptial posé sur nos deux cœurs noués à une flèche d'or, armoiries de notre immémorial amour,
Haut vol de colombes qui passa au-dessus du pré où nous rêvions libres de l'airain, l'étreinte sublime de l'éternité !

 

Image de une : Gustave Moreau, Orphée sur la tombe d'Eurydice, Musée Gustave Moreau.