Perrin Langda, poésie assistance 24h/24, Fabien Drouet, Je soussigné, attestations dérogatoires de sortie

Vers de nouvelles zones libres !

À l'heure où tout se trouve réduit, les éditions la Boucherie littéraire proposent, avec les recueils de Perrin Landga et de Fabien Drouet, de reconquérir de nouveaux territoires de poésie, comme une nécessité intérieure, déjouant les réseaux et les réalités virtuelles, pour mieux étendre les possibles aux sentiers ouverts et aux dérives arrogées, dont on arrache, au quotidien, l'autorisation administrative, pour mieux goûter un parfum qui ne saurait se respirer qu’à l’air libre !

Loin des fenêtres internautes qui sont aussi cages et menottes, loin de la surveillance obligée d’un pouvoir qui flirte avec l’autoritarisme, rongeant nos droits les plus élémentaires, sous couvert de sécurité et santé prioritaires, l’écriture de ces deux auteurs se cherche avec un humour affûté, se trouve dans l’évidence des mots, et en montre les interstices pour tracer de nouvelles zones d’émancipation…

Après avoir placé son ouvrage sous l’influence de l’auteur de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Perrin Langda déploie comme « un livre dont vous êtes le héros », entre le jeu de rôle et le jeu vidéo, son « assistance en ligne », dont les chapitres égrainent les choix éventuels d’un clavier, simulacres d’options à moquer par le tranchant du regard déchiffrant la misère des impostures derrière la variabilité des touches : « pour des / sonnets mobiles / tapez 1 », « pour un / parlé-réalité / tapez 2 », « pour une / intelligibilité artificielle / tapez 3 », « pour des suites / incertaines radicalisées / tapez 4 », « pour des textes / aux logiques numériques / tapez 5 »…

Perrin Langda, poésie assistance 24h/24, collection Sur le billot, la Boucherie littéraire, 14 euros.

Dénonciation sous un trait d’esprit de cette forme d’aliénation moderne dont nous serions tous plus ou moins les cobayes, le tyran que nous supportons désormais, reposerait pourtant encore, comme le suggérait déjà Etienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire, sur notre volonté complice à désillusionner !

Ironie mordante, le poème éponyme de son livre, accompagné de la parenthèse un brin piquante : « (veuillez renouveler votre lecture ultérieurement) », renvoie l’exigence d’un salut personnel, d’un sens à la vie de chacun, à la vacuité des démarches sans retour, innombrables, absurdité et solitude de notre condition d’interconnectés : « ce poème vous sera facturé / 16 secondes de temps libre / pour toute question / sur le sens de votre vie / tapez 1 / pour un bref aperçu / de l’avenir de notre monde / tapez 2 / si vous souhaitez seulement / parler à un être humain / tapez… bip / nous sommes désolés / en raison du trop grand nombre d’usagers de la Terre / nous ne pouvons donner suite à votre demande »

Cette recherche d’une communication directe, simple, essentielle, dans l’évidence d’un rapport humain authentique, anime également le style des « attestations dérogatoires de sortie » de Fabien Drouet dont les multiples exemples de messages amusés ou poignants forment autant de requêtes à rejoindre des amis, des proches, tous ces visages des autres dont nous nous trouvons, là encore, coupés par le qui-vive d’un surplace, tout mouvement arrêté pour se résoudre à l’immobilité de la mort programmée de l’amour et du partage si nécessaires au genre humain ! Pourquoi renoncer au plaisir d’une belle balade d’un moment de convivialité, quand la dérogation espiègle suffirait en mot de passe ?

Alors derrière la variété malicieuse de telles attestations, aux motifs affichés et aux masques d’auteurs si divers, se révèle, dans un ultime dialogue entre le poète et sa grand-mère, la sagacité et l’autodérision mêlées, signes caractéristiques de nos deux plumes enclines à susciter un rire franc et réparateur, propice à la découverte de tels moments de joie libre : 

Fabien Drouet, Je soussigné, attestations dérogatoires de sortie, collection Carné poétique, la Boucherie littéraire, 10 euros.

« - C’est quoi toutes ces attestations qui traînent dans l’appartement avec ces noms et ces bêtises écrits dessus ça me met un bazar dans la baraque c’est catastrophe mais je te dis ils me foutent un bazar » ; bazar des brouillons de nos existences à reprendre enfin leurs droits !

                                                                                                         

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Cesare Pavese, Travailler use, Anne Serre, Au cœur d’un été tout en or

Poésie—prose poétique—prose

Pavese. On va contourner les présentations. Un classique. Mais qui, dégusté à l'aveugle, peut encore étonner, dérouter, donner à rêver d'un rêve granuleux et sensible.

En trois pages de préface, Carlo Ossola vous accueille, vous débarrasse, vous met en accord. Tout de suite on est bien, en bonne compagnie : de Pavese poète Calvino disait qu'il était « la voix la plus isolée de la poésie italienne ». La préface n'est pas bilingue. Tant mieux : ce terme d'« isolée » et ses sens possibles vous accompagneront dans cette marche. On marche beaucoup dans les poésies de Pavese, on croise des gens. Des femmes la nuit vous demandent du feu. Le vers est prosaïque, narratif sans raconter d'histoires.

Trop de mer. On en a assez vu de la mer.
Le soir, quand l'eau s'étend délavé
et fumante dans le néant, mon ami la fixe
et moi je fixe mon ami et personne ne dit rien.
À la nuit on finit par aller s'enfermer au fond d'un bouge,
isolés (
isolati) dans la fumée, et l'on boit.(…)

Tout est de ce tonneau-là.

Ce livre de poche est plus qu'un livre, c'est le viatique parfait pour une poche de blouson. On en lit une ou deux pages —le papier est modeste et d'un blond parfait, la police fine, élégante et l'encrage régulier—, aussitôt s'atténue la lumière trop forte de nos transports, de nos officines, de nos salles d'attente. Ça réveille en soi un bout de pénombre, chaude odorante amicale où le meilleur de soi-même se glisse, parle et fume et bavarde. Ou même ne dit rien. Voilà une poésie purement moderne et démocratique.

Cesare Pavese, Travailler use, édition bilingue, choix de Carlo Ossola, traduction de Léo Texier, Rivages poche 2021, 160 pages, 9,10€.

 

Mais que ça fait du bien de se rêver au fond d'un bouge en ce moment !

 

∗∗∗∗

Autre saison. Anne serre a obtenu le prix Goncourt de la nouvelle. Les mots qui suivent avaient été écrits avant qu'une bande rouge ne ceignît le bleu Mercure. Ces mots parlaient de ces nouvelles comme de poèmes en prose. Combien de lecteurs lisent en dehors des catégories ?

Dans ses joyaux parfaitement facettés, Anne Serre laisse toujours une inclusion, une bulle de mystère immémorial. Continuons la comparaison : ces objets littéraires ne se regardent pas de face, à cause d'un scintillement qui attire le coin de l'oeil ou parce que l'arête qu'on croyait devant est en fait derrière. Ce sont des formes courtes qui nous conduisent à des énigmes, des faux-pas. De familières frustrations viennent lézarder notre prétendue connaissance du monde.

Expérience poétique lumineuse, grave aussi, ces bouts de récits, ces aplats de vie tourneront dans la mémoire comme ces airs que l'on fredonne à moments perdus, en attendant un ascenseur ou le brrzzz qui ouvre une porte.

Combien serons-nous à laisser ainsi agir ce livre, quelques heures, quelques jours avant de commencer le livre suivant ?

Anne Serre, Au cœur d'un été tout en or, Mercure de France 2020, 144 pages.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Carole Carcillo Mesrobian, Alain Brissiaud, Octobre

« L’impossible distance irréductible de l’existence »

Un échange épistolaire poétique pour dire « l’impossible distance irréductible de l’existence ». Là où des lettres de feu pourraient suffire, et les exemples sont légion en littérature, nos deux auteurs, Carole Carcillo Mesrobian et Alain Brissiau, ont choisi l’espace poétique de la page journalière pour exprimer l’amour total, impossible donc sacré, l’amour en l’absence des corps retenus entre les mots : leurs mots propres, les mots de l’autre  enchâssés dans ses propres mots, jour après jour. Poésie donc pour aimer à corps perdu.

Les mots habillent et déshabillent ; ils révèlent ainsi les corps absents, les brûlent dans l’incandescence d’Octobre, le mois des vendanges tardives :

Viendras-tu me chercher
Il n’y a plus d’automne capable de tomber
les feuilles de ma peine
Viendras-tu me chercher

dit la femme au terme d’un poème lettre ; et lui répond en italique :

La nuit je cherche
L’eau de tes yeux
Juste cela

 

Carole Carcillo Mesrobian, Alain Brissiaud, Octobre, PhB éditions, Paris, 2020, 64 pages, 10 euros.

Carole Mesrobian fait de l’énigme de l’agencement des mots la matière de son écriture ; sa poésie cérébrale, bien connue aujourd’hui, s’ordonne dans le choc des formules impossibles à résoudre (jamais dans l’aporie, leur résolution est seconde) ; les mots de Mesrobian chantent, grincent hors des règles conventionnelles… L’agencement mystérieux des sens ouvre des perspectives vastes, comme le ferait une sculpture de Moore renvoyant le vide fonder la forme. Voyez, lisez ce « Il n’y a plus d’automne capable de tomber les feuilles de ma peine. » Le vide de l’automne donne forme à la peine. Le sens est littéralement hors du champ syntaxique. Pourtant quelle force ! il y a dans cette poétique le souffle vital, natif, une forme de transcendance.

Alain Brissiaud, lui, argumente en poésie, mais jamais lourdement ; on sent une douleur sourdre dans l’acte d’aimer qui s’exprime frontalement dans sa poésie, avec une belle élégance :

 

cette nuit derrière la maison
le grand pré
s’est mis à briller plus fort

 cela au moins j’en suis sûr

 

L’allusion est directe ; dirait-on « à la fin de l’envoi, je touche », pour paraphraser Rostand/Cyrano. Elle, est bien ce grand pré dès lors que le regard amoureux de l’homme en a décidé ainsi ; il voit briller l’amour là seulement où il peut être, dans le ressenti, loin de l’aimée, la perdue :

 

notre amour n’est pas perdu
qui a écrit cela

 qui

 

Quel cri ! Vient octobre épistolaire, mois des gelées revenues, deuxième peau des poètes : deux lettres/poèmes se répondent pages 26 et 27 du recueil : celle de l’homme d’abord, de la femme ensuite ; les deux poèmes hurlent octobre ! Lui parle :

 

Langage d’octobre[…] et soudain tu es là
dans le silence
venue de loin si fatiguée
la robe déchirée
la voix éteinte
dans la bénédiction de la mémoire
où respire nos blessures
ce vieux pays

 

Il sent la fatigue d’elle qui a  fait un si long voyage dans sa mémoire à lui ; sa robe est déchirée par toutes les tempêtes bleuies sous le crâne et sa voix est éteinte ; seuls l’écriture scandée, les enroulements de la mémoire – ce vieux pays – dans la chair des mots disent l’histoire. Histoire vécue rêve le lecteur ? Histoire volée à l’imagination plaident les claviers ?

La femme répond ce même jour avec les phrases sculptées, j’insiste, de Carole Mesrobian : c’est une bataille, un combat de mots pour défaire les chemins  trop sûrs, pour agencer les couleurs, les bruits :

Octobre

[…]

Descendre jusqu’au fleuve
peut-être où oublier
le tablier d’absences qui empèse ma robe
et regarder aller sa splendeur rugueuse

 

Amour rêvé, amour des lettres. L’échange poétique épistolaire, qui conte l’amour distant dans l’espace et le temps, mais toujours présent dans les entrailles et le cœur, dit que tout amour est magie, qu’ainsi il échappe…

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

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Marie-Josée Christien, Constante de l’arbre

L’arbre est dans le vent. On l’enlace, c’est bon pour la santé. On fait une marche en forêt et tout va pour le mieux. Mais le poète  - et pas seulement les thérapeutes -   a aussi son mot à dire ainsi que le photographe.

Le livre à quatre mains de Marie-Josée Christien et de Yann Champeau élargit en effet le champ des possibles.

« Constante de l’arbre », titrent les deux auteurs. Mais qu’est-ce-à dire ? Un détour par le dictionnaire n’est pas superflu. « Constante, n.f. Tendance, orientation générale. Donnée dont la nature et la valeur sont déterminés. Caractéristique physique qui assure la cohésion des atomes et des molécules ». Passé cette définition un tantinet scientifique, on entre de plain-pied dans le regard des deux créateurs. Pour la page de droite, le photographe. Pour la page de gauche, le poète.

Yann Champeau nous convie ici à un bel exercice de contemplation. L’arbre y est magnifié et présenté, dans le chatoiement des saisons, sous toutes ses couleurs et toutes ses coutures (branche, racine, feuille, tronc…).

Marie-Josée Christien, Constante de
l’arbre,
 Les éditions Sauvages, 76
pages, 23,50 euros

On reste ébahi devant tant de beauté saisie avec bonheur par l’artiste : l’arbre et ses frondaisons d’automne, l’arbre sous la neige, l’arbre séculaire, l’arbre illuminé par un soleil couchant, l’arbre dans le chaos des rochers, l’arbre enraciné, l’arbre et l’arc-en-ciel, l’arbre et la pomme… Et, au bout du compte, un arbre qui semble bien être  un compagnon de route. Les saisons de l’arbre sont aussi nos saisons du cœur et de nos états d’âme, partagés entre ombre et lumière, semblent nous dire ces photographies.

Pour « faire route » avec ces arbres-là, on ne pouvait concevoir que des mots à la frontière de la poésie et de l’aphorisme. Des mots marqués, forcément, du sceau de la méditation voire de l’interrogation métaphysique. « A quel moment un arbre/quelconque/devient-il/dans nos pensées/l’arbre ? ». Marie-Josée Christien sait manier avec bonheur cette forme d’expression poétique. « Passager immobile/l’arbre n’a que le vent/pour envisager/ses destinées lointaines ».

La poète rassemble ici des textes sur l’arbre disséminés dans des recueils qu’elle a publiés entre 1982 et 2011 (Les extraits du temps, Aspects du canal, Conversation de l’arbre et du vent). Elle y ajoute un « bonus inédit » marqué, comme ses autres courts poèmes, par une sobriété de bel aloi. « Dans le givre du matin/l’arbre somnolent/revient à la léthargie/du lierre//Il rend visible/la patience du monde/des racines ». Un très beau livre.

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Emmanuel Moses, Tout le monde est tout le temps en voyage

D'un titre qui résonne – en ces temps de Covid 19 – comme un détour ironique, puisque tout voyage est désormais interdit, le poète tire toutes les ficelles de voyages imaginaires entre peinture, terre sainte et traces familiales.

En plusieurs sections, puisque le réel est lui-même sectionné, Moses décline son amour de la peinture, qui puisse condenser la réalité et qui sait ,  mieux la refléter. Tel poème cligne la référence à Brueghel, d'autres à Poussin, certains à de vraies natures mortes, où Moses, tel un Quignard classique, évoque « un moustique qui a dépassé Dieu » ou encore, « deux guêpes bourdonnent autour de mon sexe ».

Le sentiment de la perte est aigu (« Tu as encore ton ombre/ Ton nom et tes chagrins »), il cisaille ces poèmes où des « moineaux me suivent/ Comme une langue maternelle ». Le chemin est ardu : les traces que l'on souhaitait retrouver sont invisibles, et le fils a beau remuer la terre de Pologne, rien n'y fait. De quoi est faite notre généalogie ? Notre âme ?  Dispersée ? Sans doute.

Comme l'enfant du « Silence » bergmanien, le poète se colle le « nez au crépuscule », dans une attente fiévreuse, son « plancher est criblé de trous », la mort rôde et complique les choses. Quant aux jardins de l'espoir, il sont entretenus « par des mains invisibles ».

Emmanuel Moses, Tout le monde est tout
le temps en voyage
, Al Manar, 2020, 68p.,
16 euros ; Très beaux dessins de Tereza Lochmann

 

Moses a beau se muer en « verdier » et se poser « sur son épaule de mort », « les mots sont des revenants » têtus, tenaces, et « la saison d'homme » se doit d'être assumée. Sinon, il reste à longer la mer, à se mettre en surplomb, pour oser regarder le monde, tout le temps absent, tout le temps en voyage.

Il y a, dans certains poèmes de ce recueil lunaire, écho de « Monsieur Néant », où, à force de tisser des liens impondérables entre l'intérieur et le monde, entre  la chambre et l'espace, le lecteur n'en finit pas de creuser sa propre route « nourri par une rage de mainmise et de destruction ».

Dans l'attente des sens.

Ou de soi.      

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Maurice Mourier, Behr le Bugnon

Les sortilèges du désir

Nous connaissions Maurice Mourier pour ses critiques cinématographiques et littéraires, ses articles, ses romans, sa poésie. C’est avec des nouvelles qu’il nous arrive en cette fin d’année moins miraculeuse que miraculée. On y retrouve son sens aigu de la langue familière et savante au service des mystères des corps vivants.

Les six textes qui composent ce recueil s’annoncent comme des nouvelles maillées. Notre lecture les envisagerait davantage comme six longs poèmes en prose, d’ampleur inégale, composant un chant hypnotique aux harmoniques densément diffractés. De fait, une disposition en vers n’eût point été impensable, tant cadence et prosodie y œuvrent intensément. Nulle fiction narrative à proprement parler, sinon souterraine, sous les espèces d’éclats de rêves subtilement tuilés et confondus, avec leurs motifs récurrents, maillés en effet, formant un vaste filet flottant, traversé de fragments de mémoire, de visions surréelles, de fantasmes.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          

Chacun des textes reflète des figures féminines - étudiante, prostituées, fillettes, lavandière, ondines - que l’approche par le désir éloigne douloureusement en un miroitement sans fin. Leur peau, leurs seins toujours au bord du basculement, leur cheveux embrasés ou mangés d’ombre, leurs cuisses gardiennes de leur déduit comme d’un dédale, semblent les blasons d’un temps perdu à jamais.

Maurice Mourier, Behr le Bugnon, 
PhB éditions, 160 pages, 12€.

Elles sont des dryades intercesseuses entre un monde obscur, incertain, lent, gluant presque et un monde miroitant, de source vive mais pudique. Face à cette inéluctabilité d’un réel que l’écriture tâche à rendre insaisissable, nous avons songé, plus qu’aux descriptions délétères mais combien flamboyantes d’un Huysmans, aux sortilèges des Filles du feu de Gérard de Nerval, à ces spectres du désir et de son objet. Les visages s’attirent, se mêlent se confondent, se superposent en un portrait mouvant, anamorphique. Le désir lui-même absorbe le monde dont il s’imprègne, s’y décline en un dérèglement subtil de tous les sens, l’érotise en ses moindres anfractuosités, jusqu’en ses moindres pores. Les phrases-grappes, aux grains serrés, grâce à leur pourriture noble, nous offrent cette langue surmûrie et saturée de sucs, qui a tendance à déserter certaine littérature contemporaine et promue, éprise d’éphémère et de kit jetable.

A l’instance narratrice aussi de se dérégler, de se démultiplier en ce flux de conscience que le nouveau roman, au siècle dernier, a déployé dans ses descriptions hyperréalistes au service, paradoxalement, d’effets d’irréel, de touches impressionnistes qui déplacent incessamment le regard et la pensée du lecteur. Le « je » se renverse en « tu » dans les passages en italiques – lettres en abyme dans le texte, ou dialogues (encore le lecteur ne sait-il pas toujours qui s’énonce !) – ; le « tu » s’échange avec un « il », une ou des « elle(s) » ; il n’est jusqu’au « on » ou au « nous » (nullement de majesté !) personnels qui n’embarquent anonymement le narrateur, et donc le lecteur, dans une nef dont proue et poupe font volte-face. Il ne lui reste, au lecteur, qu’à contempler la fantasmagorie littéraire de ces vols d’étourneaux dont la géométrie mouvante recèle des combinaisons secrètes qu’il ne siérait de déceler au risque d’en voir s’évanouir le charme.

Oui, et la grande ombre, dissoute sera exorcisée. J’y rêverai enfin sur elles, sur elles toutes, dans un langage nouveau, rien que pour vous, si vous voulez, fait pour la mi-voix, pour le coin des lèvres, un peu trop fondant, fourré d’adjectifs impressionnistes, avec une pointe de mièvrerie cachée. Un de ces langages qu’on invente en marchant très vite, par les soirées inutiles où se consument les villes, d’un bout à l’autre de quais cent fois parcourus, toujours les mêmes, où l’on a ses voltes et ses rites. Peut-être alors que je pourrai vous prendre, vous saisir toutes, faire une gerbe des choses désirées, faire mon paquet, disparaître.

Débarrassé du guide narrateur, le lecteur, sans avirons apparents, n’a plus qu’à se laisser porter par la houle lancinante, capricieuse, vertigineuse d’un phrasé auquel il s’accroche pour ne perdre le fil du rêve en train de se tisser, vague après vague, comme sui generis. Il plonge dans le miroir de cette langue ultra qualifiante et touffue, qui s’offre à lui et le force à la regarder dans ses moindres attraits.  Ah, exigence du désir dont l’objet et le sujet s’incorporent ! La sensualité des mots agit comme une myriade de pièges où la mémoire - cet écran lui aussi réversible - se déchire et se perd. L’univers de Maurice Mourier est labyrinthique autant que kaléidoscopique et le deuxième texte, intitulé Filles, nous a rappelé celui du cinéaste polonais Wojciech Has, dans La Clepsydre, par exemple, onirique et trouble, baroque, surréaliste et profondément mélancolique. En effet, les motifs s’emboitent, les temps glissent les uns dans les autres ; ruelles, passages, estaminets s’ouvrent et se ferment, s’enfument et s’éclairent. La folie rôde, comme la mort.

nous qui renonçons, que l’on tient en laisse, qui vieillissons ainsi jour après jour, tournant vers les lointains divers des regards d’au-delà du fleuve, quel visage aurons-nous, là-bas, plus tard, en d’autres temps ? 

Mémoire-écran, ruban du rêve cinématographique, plaque argentique où nous floue le temps, toile picturale où se perdre en pigments de chair, neige, pollen, tous ces voiles poudreux et insaisissables qui envahissent le livre, tous ces linceuls inquiétants offusquent et révèlent, dessinent sous le drap de la page le corps d’un grand poème désirable. 

Celui-là, il semble que ce soit Behr le Bugnon, personnage éponyme – ce bûcheron une seule fois nommé dans la dernière nouvelle maillée, - qui le façonne dans sa rustrerie délicate. Il apert qu’il est l’instance ogresque et sylvestre à l’œuvre dans l’ensemble des textes : une pulsion sauvage, prédatrice, retenue par les courbes de la littérature, icelle à nous offerte pour méditer, une fois l’ouvrage refermé, sur les arcanes de la vie en péril de son passé :

dans le plus retiré de la ruche, sur lequel le plein de l’alvéole achevé, l’opercule est jointoyé, bien clos.

Lire et acheter ce livre, élégamment édité par Philippe Barrot et illustré sur sa couverture par une très belle aquarelle de Pascaline Mourier-Casile, pourraient bien être un acte de résistance contre l’ensevelissement de la pensée.

 

Maurice Mourier, Behr le Bugnon, présenté par Philippe Barrot, directeur des éditions PhB.

Présentation de l’auteur




Revue Phœnix n°34

Une revue trimestrielle qui commence par un très bel édito du directeur de la publication Karim De Broucker, suivi par le focus sur un auteur, pour ce numéro 34 il s’agit de Marie Cosnay…

Un entretien précède un nombre impressionnant d’articles et  de textes critiques signés par des spécialistes, ou des auteurs, des autrices, des ami(e) de la poète. Une approche pluridisciplinaire, et riche, qui permet de faire découvrir l’œuvre de l’artiste élu(e), sans empiéter sur la découverte de son univers et de ses productions.

D’autres rubriques supportent le sommaire de cette revue : « Partage de voix », « Voix d’ailleurs », « Mémoire », « Sporades »,  « Arts », et « Grapillage/lectures » …  Ces rubriques laissent une large place au poème, tant il est vrai que « Partage de voix » constitue les deux tiers du volume. Aux côtés de Jacques Lucchesi et d’Ada Mondes, quel plaisir de retrouver Claire Légat, qui se fait bien trop rare !

Revue Phœnix n°34, Cahiers littéraires internationaux.

Le nom des autres rubriques signale clairement le souci d’ouvrir les horizons et les approches. Il s’agit de créer des ponts entre les langues, les pays, les poètes, en proposant des publications bilingues. Pour ce numéro Daniel Beghè, poète italien traduit par Marilyne Bertoncini, et Franck Merger qui nous offre  un aperçu de la poésie iranienne. Ces rubriques permettent également aux lecteurs de croiser des noms parfois peu aperçus, voire pas du tout. Les Grapillage/lectures  permettent de clore le volume sur des critiques de recueils à découvrir. Divers points de vue se succèdent, des lectures signées notamment  Marie-Christine Masset, Marilyne Bertoncini ou bien encore Philippe Leuckx...

Une revue qui compte donc dans ce paysage francophone, parmi celles qui portent la parole poétique en cette période où elle est si malmenée par le contexte sanitaire. Une passerelle comme en évoque si magnifiquement Claire Légat dans ces pages :

Hors-piste

Il m’incombe de rester 
passerelle
crédible
vers 
l’incréé

 

Et pour aller plus avant dans cette démarche, l’équipe a pu organiser avec EntreRevues sa première vidéo élaborée à partir de ce beau numéro 34, en attendant celle du 28 date du Jeudi des Mots qui sera diffusé sur YouTube,  et mettra André Ughetto, fondateur de la revue, à l'honneur.

 

 

Soirée Phœnix, organisée par EntreRevues, "Marie Cosnay & Co". La revue Phœnix vous propose une rencontre autour de l’autrice invitée de son dernier numéro, Marie Cosnay, ainsi que d’autres contributeurs du n° 34. Une conversation avec Marie Cosnay, Warren Motte, Jane Sautière, Bernabé Wesley, Daniele Beghè & Marilyne Bertoncini .




François Clairambault, Les Anges sont transparents

« Pour écrire, il faut un cœur bouleversé », nous dit François Clairambault dans le premier recueil qu’il publie. Dans la majorité de ses  poèmes - comme autant de textes écrits « sur le motif »  - il nous livre une vision du monde où l’empathie se mêle à la compassion. Sans jamais se déprendre d’une forme d’émerveillement.

Comme dans les livres de Christian Bobin, il y des anges dans les poèmes de François Clairambault. Chez lui ils sont « transparents » et « contagieux ». Autant dire qu’ils sont partout. Dans le plus infime comme dans l’anecdotique. Et à la suite de Bobin affirmant que « le plus familier est tissé d’éternel », François Clairambault sait nous plonger dans les réalités les plus ordinaires en les auréolant de mystère et de merveilleux.

Dans un square, voici un homme « dans son manteau de feuilles mortes ». Dans cet autre square, des mamans tissent « des vanneries de paroles ». Sous le pont du périphérique, « une famille de carton s’accroche au mur ». Sur le grand boulevard, une femme « cuit des rissoles au feu de son petit réchaud ». Et le poète parle de sa « dinette incongrue ».  Au bord de la voie ferrée, les coquelicots deviennent « gouttelettes de sang dans l’haleine brumeuse du train matin ».

 

François Clairambault, Les anges
sont transparents
, préface de Jean-Pierre
Lemaire, éditions L’enfance des arbres,
130 pages, 15 euros.

François Clairambault est un homme aux aguets, traque le passage des anges à la sortie du métro, derrière la vitre d’un bistrot, à, l’intérieur d’un hôpital, Il regarde une petite fille qui « course un pigeon » et voit la nuit tomber « sur des filets de jeunes dames » postées sur les trottoirs. Quand c’est la veille du printemps, il note que « les tapis volants se tiennent prêts sur les rebords de fenêtres/à côté des sous-vêtements qui respirent enfin ».  Et quand il pleut, « un torrent de diamants, nous dit-il, s’abat sur le caniveau ».

Transfigurant le réel, il « repeint » sa vie « avec des gens ». Il nous parle de l’amour, d’une femme et du « grenier » de ses yeux  (« Quand mes mains osent les tiennent/il n’y a plus aucune distance entre l’infini et nous »). Il nous parle de l’ami disparu et, donc, de son « cœur bouleversé ». Pour approcher ainsi le mystère de la vie,  François Clairambault a su s’abreuver à certaines sources. Elles coulent en minces filets dans son recueil quand il évoque le Zacharie ou l’enfant prodigue des Ecritures. « Peut-être le poème est-il l’instrument les plus approprié pour décrire ces avancées, ces retards, ces surprises de la vie spirituelle, ce voyage qui nous emmène vers une présence, si près de nous », souligne le poète  Jean-Pierre Lemaire dans la préface de ce livre. Il a raison.

Présentation de l’auteur




Gustave : de fanzine à mensuel gratuit et toujours en ligne

Gustave, qui fut créé comme un  hebdomadaire de poésie (j'ai conservé avec plaisir le numéro 99 abondamment illustré) se présente désormais comme "le premier mensuel gratuit de poésie qui se lit et qui s'écoute" et sort en janvier 2021, sous la houlette de Stéphane Bataillon, son numéro 106. 

C'est en effet un format bref – 4 pages téléchargeables – auquel est associée une radio qui, pour janvier,  présente quatre poèmes audio de Zoé Besmond de Senneville, "modèle d'art, comédienne et poète". 

 Les anciens numéros sont téléchargeables à partir du numéro 42 (anvier 2015) et permettent de se faire une idée de la ligne éditoriale résolument moderne de la revue, alors sous-titrée "fanzine indestructible" : ce que sa longévité tendrait à prouver. 

L'édito du dernier numéro donne quelques informations sur la philosophie du projet entièrement réalisé avec des ressources informatiques libres et opensource, dans le prolongement de leur philosophie, celle d'  

offrir, à tous, sans conditions, une poésie résistante aux algorithmes. Gustave se pare également d'un nouveau slogan et retrouve sa pagination d'origine pour réaffirmer la singularité de son projet : la mise en valeur des formes brèves. Ce sont celles que nous voulons défendre dans un monde ultra connecté.  

 Outre la lecture de ce nouveau numéro, je conseille de picorer dans les précédents, via le site, et de voyager dans cette revue fantaisiste qui s'est aussi considérée comme "organe poétique du parti neutre" (n.53),  "le journal qui prend son temps" (n.61 – abondamment coloré)... J'y ai retrouvé un superbe "Numéro des statues-menhir"(n.77) – 4 pages de haikus, le numéro "contre la nuit" autour du recueil de Stéphane Bataillon aux éditions Bruno Doucey, et l'avant-dire du numéro 90 pour conclure, en vous incitant à soutenir cette publication sympathique :  

Pour un fanzine, organe vivant et fragile, chaque nouvelle dizaine est une petite victoire sur l‘éphémère. Une marque de fidélité, de persévérance, de ligne tenue qui permet de continuer à rêver, à créer, à expérimenter, sans cesse mais sans se perdre.  (...)  Un fanzine, demande de la chaleur, de l’amitié et des regards. Nous avons de la chance d’avoir ces ingrédients pour faire ensemble ce quelque chose qui nous fait espérer malgré les catastrophes. 




Mohammed El Amraoui, Un palais pour deux langues

Un palais pour deux langues, recueil composé à mi-chemin entre la prose poétique et l’autoportrait, dévoile un espace tendre et sensuel dont les langues sont le sujet vivant.

La « petite autobiographie linguistique ordinaire » prend source à Fès, en 1964. Mohammed El Amraoui grandit entre l’arabe marocain, langue maternelle, le tamazigh des maisons voisines, et l’arabe classique du père.

La langue française vient plus tard, à l’école. L’indépendance du pays date d’à peine plus de soixante-cinq ans. L’apprentissage est violent, contraint. Longtemps, le jeune homme restera « sur le seuil du sens » :

À neuf ans, une autre langue encore s’incrustait dans ma langue. La langue française. Elle était là par la force de l’Histoire. La langue des anciens occupants.

 

Mohammed El Amraoui, Un palais pour deux langues, Éditions La passe du vent, 2019.

La poésie fait irruption dans la vie du jeune homme. Il écoute, sur cassette audio, les voix de Mahmoud Darwich, de Mamdouh Adwan, d’Adonis, d’Abdellatif Laâbi,  de Muzaffar Al Nawab : « C’est le déclic : j’ai donc commencé vers l’âge de douze ans à écrire par l’oreille ». Il découvre Saint-John Perse, lit Rimbaud, et André Breton. Étudiant, il fréquente des cercles poétiques avec des amis.

« Fès, juillet 1988 » : Mohammed El Amraoui cherche à partir. Il arrive en France, à Nantes. Le choc se manifeste dans une énonciation qui s’estompe. Le Je trébuche, disparaît, s’enlise : « et suis ici moi, là où encore suis contraint de ne pas être, pas encore, et me sens comme sac lourd à porter ». Solitude :

Je me souviens d’une femme […] qui m’a avouée être restée, pendant de très longues années, claustrée dans un périmètre assez étroit de son quartier de peur de se perdre et de ne pas trouver les mots de la langue qui pourraient lui permettre de s’en sortir.

Il assiste à une lecture de Charles Dobzynski, rencontre l’équipe de la revue Les Cahiers de Poésie-Rencontres. Publie. Anime des ateliers d’écriture. Puis l’enfant, soudain, est père : « Tout de suite, le français prend le dessus dans la bouche de mes enfants. La langue du père se voit s’éloigner, imperceptiblement, et s’oublie ».

Mais davantage que l’histoire de Mohammed El Amraoui dans les langues, c’est peut-être celle des langues dans la vie du poète que trace Un palais pour deux langues. Dans le poème, elles prennent corps :

Je suis né dans la langue de ma mère, et c’est évident.

Indépassable maternité du langage. Au-delà, les langues n’ont ni lieu ni frontière propres. Elles ne sont que ceux qui les peuplent. Elles vivent, se déplacent, se disputent, et s’embrassent :

Disons-le tout de suite : rien n’indiquait qu’un jour la langue française devienne ma langue, qu’elle vienne embrasser ma langue arabe dans ma bouche.

Les fragments de ce recueil, composés pour la scène, se déclament d’ailleurs autant qu’ils se lisent : iIs s’entendent. Les phrases, courtes, simples, ricochent. Elles nous pénètrent et nous échappent aussitôt, comme pour signifier la pluralité des chants et des corps :

Je dis mon corps donne. Je dis mon corps donne quelque chose. Je dis mon corps donne quelque chose de lui. Je dis mon corps se donne, donne quelque chose de lui dans une langue qu'il voudrait porter.

 

Cette autobiographie linguistique, tout comme le court essai que le poète – par ailleurs traducteur – consacre à la traduction de poésie, s’apparentent à une traversée. Le choix de la langue est alors essentiellement question de présence :

Ce n’est pas un exil, mais une présence multiple,
multiplication simultanée du moi dans la langue étrangère […] Comme si une
langue traversait l’autre à son insu.

 

Mohammed El Amraoui, Embrasure, poème d'amour en état de guerre, Centre culturel Maison du peuple, Pierre Bénite le 28 janvier 2011 Composition : Mohammed El Amraoui, à partir d'un air traditionnel marocain de la région de Fès.

L'écriture est chargée d’une profonde tendresse. Elle rend hommage à ceux qui, dans les mots, parfois trébuchent et parfois se trouvent. Mohammed El Amraoui nous livre ainsi une réflexion riche et très personnelle sur l’être-dans-la-langue. Il y interroge notre rapport à l’étranger et pose, au fond, la vertigineuse question de notre propre traductibilité.

Et l’on se rend compte, levant les yeux, que c’est un livre qu’on a parcouru en souriant : Un palais pour deux langues se lit comme une invitation à demeure.  

Poème de Nizar Qabbani, lu en français e en arabe par Mohammed El Amraoui, Poème 5 de Veillée poétique en temps de confinement.

Présentation de l’auteur