Henri Droguet, Grandeur nature

Pour dire la grandeur de la nature, il fallait bien un auteur comme Henri Droguet, travaillant dans toute la grandeur de la langue, arpentant de long en large, mais aussi en hauteur et profondeur les arcanes du vocabulaire de son écriture exigeante à base de « tricotis et remaillures ».

Mais ici, pas de vision romantique de la nature, plutôt les bourrasques, chaos et orages, « mécanique errante des déluges », là où planent « choucas, freux, corneilles »

La nature et ses bouleversements, ses cataclysmes, dans un ouvrage tout en turbulences et tohu-bohu langagier, nous emmenant vers l'abstraction d'un désordre soigneusement travaillé. Mais le poète ne craint pas les éléments déchaînés, il est toujours à la bonne taille. Grandeur nature pour observer l'ordonnancement du vivant et des pensées humaines.

Henri Droguet s'adonne au jeu jubilatoire avec la langue, comme une invitation à rouvrir les dictionnaires, pour des mots que les logiciels de correction orthographique ne connaissent pas comme lanturlus, émissole, licher, badigoinces, ébrais, panicaut, vanvole, tretous, etc. Même le tout-puissant Uncle Google n'a jamais eu vent de ses dérinçures. Belle performance. Car la poésie peut aussi jouer un rôle dans la préservation des mots peu usités. Si tous les mots sont dans la nature, toute la nature est dans les mots d'Henri Droguet. La poésie est aussi un combat contre l'uniformisation du langage.

Henri Droguet, Grandeur nature, Rehauts 2020, 82 p., 16€.

Poète né à Cherbourg, face au vent et aux embruns, les deux pieds désormais posés sur son socle hercynien granitique breton, qu'il a choisi pour un enracinement des plus solides, Henri Droguet se plaît à tournebouler les rythmes pour chambouler notre perception de lecteur. Il s'intéresse à toute la machinerie des éléments, la mer, l'orage, etc. Quand « les jours sont tout noirs », quand « il pleut de l'ombre », Henri Droguet les voit « dans la poche du diable ».

Pas de nature sans animaux, sans oiseaux « buse ... courlis vanneaux tournepierres », sans insectes « lucane redoutable » et « gendarmes pyrrhocoris apterus ». Minéral et végétal itou. Sans oublier l'espace et les étoiles ses « belles taciturnes ». Mais la nature c'est aussi l'amour « L'amour qui est / l'autre nom du vertige »,  la mort « car mourir s'apprend

 

                     ça prend

                                     toute une vie 

 

Quand, dans ce siècle, l'intelligence artificielle reste bien à sa place, dans l'artificiel et le superficiel, la poésie d'Henri Droguet ne fait que nous grandir.

 

Présentation de l’auteur




Barbara AUZOU et NIALA, L’Époque 2028, Les Mots Peints

C'est bien connu : peinture (dessins, photographie ou arts graphiques) et écriture peuvent se compléter à merveille. Le visuel met le mot en exergue, lequel, à son tour, lui donne du signifiant. Il est bien entendu que chacun peut se suffire à lui-même, mais cette synergie artistique apporte indéniablement un supplément d'âme.

Presque invariablement, les livres pour enfants (mais pas seulement !) sont abondamment illustrés, souvent, de belle manière... Ce d'autant que nous vivons dans un monde multimédia. Avouons-le : n'a-t-on autrefois feuilleté notre Michel Strogoff pour découvrir d'abord les dessins avant de nous immerger dans le roman? On distinguera l'écrit à la source d'une peinture, de textes eux-mêmes inspirés par l'artiste. Bien sûr, Hugo était tout les deux à la fois, mais assez rares sont les poètes-peintres.

Nous ne parlerons pas ici des livres d'art décrivant les œuvres, parfois de manière informative mais souvent sur un mode académique ou ennuyeux : cela est un autre chapitre. Trêve d'introduction : la pédanterie nous guette... Ce bel ouvrage de la poétesse Barbara AUZOU et du peintre Alain Denefle-dit-NIALA est là, sans que nous en connaissions les racines, ni les arcanes. 

Barbara AUZOU et NIALA, L'Époque 2028, Les Mots Peints, Éditions Traversées, Virton (Belgique), 2019, 133p.

D'emblée, les feux sont doubles en leurs constellations communes ou respectives : à picorer çà et là, dans un premier temps, la démarche de l'un par rapport à l'autre n'est pas évidente, ce d'autant que les poèmes et les toiles ne se font pas face mais se suivent d'une page à la suivante. Peut-être les auteurs ont-ils d'ailleurs eu raison, chaque approche gardant ainsi davantage son autonomie... Cela dit, certains termes ou titres de tableaux (jardin, chevelure verte, À la butée des étoiles) reviennent dans les textes, lesquels ne sont nullement descriptifs.

Tout contexte et toutes proportions gardés, NIALA nous fait penser à Chagall (comme le suggère Lieven Callant dans une récente recension) et à Louis Delorme, voire à Klimt (p. 59). Des personnages abondants et suspendus, des couleurs chaleureuses enchantent le rêve et "collent" magnifiquement au foisonnement imaginaire de l'écrivain. On peut lire sur Internet que NIALA serait classé comme un artiste primitif moderne (sans lien, d'ailleurs avec l'Art Deco) : laissons les docteurs de l'art se disputer sur les termes, l'essentiel étant bien l'émotion.

Plongeons dans les poèmes ou la prose poétique mise à la verticale de Barbara AUZOU.

C'est dans un fracas de mots perdus

que l'heure sanguine se disloque

étalant un baume de silence inquiétant

sur les morsures du sel ou du vent

promesse rauque d'un lendemain de chaleur

où la vipère attend.

 

Textes d'heureuse facture, intuitifs, pudiques, parfois dissonants comme une musique de Stravinsky (on n'est pas loin de Chagall) mais sonnant "juste", riches en images inconscientes (vraiment ?) ou subliminales (cette professeure de lettres modernes s'est-elle imprégnée des surréalistes ?) Toujours est-il que la plume reste en permanence inspirée et forme avec les tableaux un duo homogène et étonnant. Poèmes de liberté, poèmes d'amour, aussi :

Et, déjà, au ciel du lit, le vent tournait lentement

(Quel forfait pour un printemps ! )

qui rendraient plus rouges et plus sucrés

les fruits de l'amour au brûlant compotier.

 

Ou encore, parmi tant d'autres, ces lignes fortes, cadencées, exprimant les souffrances et le destin...

 

Toutes les femmes savent cela :

l'impérieux besoin de rentrer chez elles

et de se baigner dans leurs eaux ;

et de l'ombre et de la lumière l'âpre combat,

et la permanence du sang sur la clef perdue

au fond d'un champ

 

Beauté électrique du verbe, sachant que la plume de Barbara AUZOU est souvent exigeante envers le lecteur. Oui, la beauté mène l'obscur à la lumière (p.129). AUZOU et NIALA ont beaucoup de talents. Trop, peut-être ? Ne pas être trop génial, plaidait le peintre Armand Niquille.

On ne s'en plaindra pas.  Ce livre édité par Traversées fera date. Salut les Artistes !

L’EPOQUE 2021/1″Une île au ponant », Niala, avec le poème sur lireditelle.com

Présentation de l’auteur




Marine Gross, Détachant la pénombre

« L’on ne sort pas des arbres par des moyens d’arbres »

Francis Ponge

 

Beau petit ouvrage au format carré de 15 cm par 15 cm, au papier raffiné qui graine sous la main et composé de cent poèmes tous commençant par le mot « Mots », cet énigmatique recueil fait des mots son sujet en même temps qu’ils sont sa matière. Le moyen et le but. Ce seul mot : « Mots », nu, sans déterminant, en tête, chaque fois du poème, en appelle aux autres, appelle les autres et, ce faisant, les désigne pour ce qu’ils sont, des mots.

Or tous ces mots chahutent, se contredisent, s’opposent, tantôt victimes tantôt bourreaux, tantôt préservés, tantôt exposés, tantôt passifs tantôt actifs, tantôt des pièges tantôt des solutions, tantôt fuyants tantôt collants, mots qui séparent, mots qui réparent, parfois dans du formol, parfois en liberté, parfois « insoumis » et parfois « pris au piège ».

Bref, toute la vie, la truculence, la tendresse, les limites et la force des mots sont ici, en désordre, afin que dans le cent-unième poème, lequel est une dédicace :

A ces mots venus me renifler
Et me dévisager
A ceux qui
Courageusement
M’ont fait face

paraisse enfin celle dans laquelle et par laquelle vivent ces âmes animales.

 Marine Gross, Détachant la
pénombre
Tarmac éditions,
octobre 2020.

 

C’est que ce recueil nous rend complices de cet écaillement du réel que les mots produisent :

Mots par petits morceaux
Jonchent au sol éparpillés 

Juste après le grand continuum informe du Déluge.

Ainsi soit illisible
Le monde d’après 

Nous voici à déchiffrer non plus le monde mais les mots, ces mots qui l’ont découpé en écailles, ces éclats qui brillent et se font écho et ne sont que des leurres. Nous nous mirons en leurs reflets et nous comprenons bien qu’on n’y échappe pas plus que Narcisse n’échappe à lui-même, qu’on ne sort pas de l’homme avec des moyens d’hommes. On y tourne en rond comme un hamster dans sa cage ?

Et s’éclaire et s’obscurcit en même temps le titre du recueil : « Détachant la pénombre » puisque les mots sont à la fois ce qui fait tâche et ce qui détache dans tous les sens de ce verbe, ce qui enlève la tache et ce qui permet de séparer. Eclairent-ils la pénombre, ces mots, ou, au contraire, en découpent-ils la forme énigmatique ? Il n’y a pas à choisir. Les mots sont notre destin et notre horizon.

Un recueil à lire et relire comme le manuel poétique de celle ou celui qui croirait aux mots sans trop, par force. On y sent la tendresse amusée et désabusée de celle à qui les mots ne la lui font plus mais qui se laisse tout de même aller à eux, en toute conscience, puisqu’on ne peut agir autrement. Ainsi s’entend la phrase si facétieuse et si tragique de Bernard Noël mise en exergue « (…) la langue tombe, mais cette chute la remet dans la bouche, toute humide de salive périssable »

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Louis Adran, Cinq lèvres couchées noires

Le recueil de Louis Adran narre le périple de cinq soldats regroupés comme un troupeau de « bétail » sous la forme du pronom « nous ». Les lieux dans lesquels évoluent les soldats demeurent imprécis.

Grâce à une écriture suggestive, les poèmes apparaissent comme des tableaux aux effets de clair-obscur peints par le poète : « J’ai tôt peint la lumière où passerait le dernier d’entre nous laissé noir au visage […] celui-là, le dernier d’entre nous, aux chevilles racées pour rien sous les branches, à la lèvre retenue, esquissée seulement au fil des foulards féminins dénichés Dieu sait où / j’ai peint puis caché la lumière sous les arbres. »

Les corps des soldats se fondent dans le paysage : « Nous porteurs d’une aube comme neige et tête nue désormais, des herbes hautes revenant gibier, bétail sans mot ni rature au cinéma cuivre des fondrières ». Progressivement les corps disparaissent, au profit de la couleur « noire » : « On nous trouva couchés noirs / au chevet des herbes rousses / près des taillis en feu ».

Ne semblent finalement demeurer que les « lèvres », symbolisant peut-être la réduction des corps à une parole poétique capable de transmettre la mémoire dans un processus alchimique : « Avec cette lèvre abandonnée dans mes souvenirs nous ferons des denrées rares des métaux précieux ».

Louis Adran, Cinq lèvres couchées
noires
, Cheyne, collection « Grands
fonds », 2020, 80 pages, 17€.

La parole poétique est poignante et saisit des impressions sur le vif, accentuées par des effets de juxtaposition dans la prose poétique. Elle transporte le lecteur dans un rythme à la fois haletant et pourtant imprégné d’une attente troublante : « Nous solitaires crânant dans les branches pauvres et les squares, comptant sous nos pas chaque jour les couleurs du bitume et le beau taillis d’attendre ». Cette atmosphère n’est pas sans rappeler celle du Désert des Tartares de Dino Buzzati et du Rivage des Syrtes de Julien Gracq cité en exergue du recueil. Les poèmes sont porteurs d’une tension palpable, d’une impression de silence et d’un sentiment d’étrangeté : « nous n’avions pour toute langue que ces gestes furtifs, dans l’obscurité rien que ces roulis de bras ces levées de pouces pour dire « tout déraille », « ça va », « le type se pointe », « enfin » / puis l’homme est venu, les hommes, d’allure macabre chacun et serrant sous les gabardines d’un vert fauve le brillant d’une arme sans doute, un crochet de boucher ou peut-être le revolver à six coups du livre d’enquêtes aux coins cornés que je cachais sous une armoire. »

Présentation de l’auteur




Dossier spécial, n. 206 : Musique, chant et poésie pour un siècle troublé

. Car une fois pour toutes,
c'est Orphée quand "ça" chante. Lui qui vient et repart.

Rainer Maria Rilke , Les Sonnets à Orphée, (I, 6)

pour toutes, c'est Orphée quand "ça" chante. Lui qui vient et repart.

Il est des temps où plus que jamais la poésie est un recours contre le désespoir, un remède contre l'enlisement dans une réalité que tout présente sous son aspect le plus sombre. Le XXIème siècle naît sans doute vraiment en cette année 2021, marquée par une pandémie qui bouleverse nos repères, nous isole, morcelle la société, suscite la peur... Dans ces temps qui semblent avoir cessé de chanter, de toutes nos forces, nous en appelons à la puissance de la poésie – celle qui de toujours comme une source coule de la lyre d'Orphée, mais qui assume aussi tous les visages de la modernité.

Du « cantus obscurior » que Patrick Quillier nous invite à découvrir dans les textes, devenant de lecteurs des "auditeurs capables de désensevelir la dimension acousmatique des textes " au rapport subtil entre silence et  chanson, cette « façon de parler à l'intime des gens » tel que l'évoque Jean-Louis Bergère dans son entretien avec Carole Mesrobian, c'est à un voyage entre des pratiques, des époques et des mondes musicaux et poétiques divers que nous vous invitons.

Ainsi les expériences de la cymbaliste Yi Ping Yang qui s'entretient avec Christine Durif-Bruckert de son rapport à la poésie, et nous fait découvrir Hélène de Montgeroult, compositrice et interprète du XVIIIème siècle injustement oubliée. Ainsi les chansons d'un lyrisme éthéré et sensible écrites et interprétées par Alexia Aubert qui s'accompagne à la guitare, les textes tragico-burlesques et engagés de Plume Linda Ruiz, comédienne et pianiste de jazz, ou de Violette Guyot, qui au piano a préféré le yukulélé, "plus facile à transporter" : trois visages de femmes qui répondent à leur façon aux magnifiques portraits en N&B de Jeanne Davi présentés par Carole Mesrobian dans "Miroir des femmes du jazz".

Au monde du jazz appartient aussi le poète et performeur new-yorkais Barry Wallenstein, présent avec une sélection de poèmes tirés de son CD Pandemonium, inédits en Français, dans la traduction de Marilyne Bertoncini, et pour son livre Tony's blues, présenté par Jane Hervé dans les critiques, où l'on trouvera un article de Didier Gambert sur le livre de Mathias Lair, Ecrire avec Thelonius Monk.

Ecrire avec, ou écrire « sur » des textes : c'est le propos du compositeur Damien Charron qui donne des exemples très précis de son travail de création musicale sur des texte poétiques à partir d'exemples concrets - extraits sonores et partitions.

Ce numéro de janvier est aussi l'occasion, avec ce dossier spécial, de lancer la nouvelle chronique musicale récurrente de Rémy Soual, dont le premier épisode est consacré à l'univers de Christian Olivier, des Têtes raides et des Chats pelés.

Nous vous souhaitons bonne lecture de l'ensemble du numéro, de belles découvertes, et une année sous le signe de la poésie, car

Il y a
encore des chants à chanter au-delà
des hommes. (Paul Celan)




Comment vivre en poète, lettre à Éric Poindron

En manière d'introduction, cette lettre-mail qui explique la genèse du dialogue entre Éric Poindron et l'auteur.

 

Louvigné-du-Désert le 24 novembre 2020

Bonjour Maryline,

En accord avec mon ami Eric, je te joins ce texte : Dialogue avec Eric Poindron (ou Lettre à Eric Poindron, tu jugeras, à l'occasion, du meilleur titre à lui donner). J'espère qu'il te plaira.
Il s'agit d'un jeu de questions/réponses entre l'auteur et moi. Au crayon à papier, comme c'est mon habitude, j'ai directement écrit sur le livre que je lisais. Il s'agissait de son ouvrage (inclassable mais poétique sûrement) Comment vivre en poète paru en février 2019 au Castor Astral.
A la réécriture, je me suis astreint, pour un maximum de sincérité, à reprendre le plus possible le premier jet très impulsif. On y trouve donc nombre d'imperfections, mais je l'assume, et pour Eric Poindron, et pour toi, et pour la nécessité du ressenti, si j'ose dire.
Techniquement, le livre de Poindron est tout fait de citations d'auteurs entre guillemets, de réflexions en police grasse, ou majuscule, ou plus habituelle Times New ROMAN… J'ai ajouté une note de départ expliquant tout cela. Pas facile à suivre peut-être. J'espère que le lecteur s'y retrouvera.
J'ajouterai qu'il n'y avait aucun projet de publication dans l'écriture de cet échange. Juste l'envie d'un partage avec le poète.
Par la suite, l'ayant joint au téléphone, nous avons ensemble évoqué cette éventualité de publier dans ta revue en ligne.
Tu en jugeras.
Dans l'amitié des mots.

Serge Prioul

Vaucluse 18 octobre 2019 - Louvigné-du-Désert 1 janvier 2020

Salut Eric,

Je te connais peu ; j'ai seulement remarqué un type pas comme les autres - poètes - la sincérité de ta présence quelquefois sur Facebook, et ça me faisait du bien.

Alors quand j'ai trouvé ce livre dans le rayon poésie - encore trop modeste à mon goût ! - de la librairie Le Bleuet à Banon, je l'ai acheté sans hésiter (Du coup, double effet du plaisir, j'en ai même déposé deux des miens !).

Comme la poésie, ce livre convie des poètes à prendre place en ces pages, écris-tu.

L'invitation était trop belle : le crayon à papier, léger ; du genre à effleurer sans effeuiller, sans affirmer surtout. Je t'ai photocopié deux pages de mes notes directement sur ton texte, juste pour montrer l'effleurage - et c'est illisible ! Alors, il m'a fallu tous ces mois pour reprendre mes petites réflexions (pardonne-moi d'avoir été si long - je suis très mauvais écrivain !)

Non pas que je ne croie pas en la valeur de mon texte, de ma critique, mais souvent j'écris péniblement, et j'avais l'impression de ne rien dire d'intérêt, de m'être attelé à trop gros, de m'être attaqué à… le siège m'épuisait.
Pourtant je n'ai quasiment pas changé les mots couchés lors de cette lecture d'octobre. Et je te les restitue tels quels.

Je le répète, ce n'est guère une critique, plutôt un dialogue avec un ami poète dont j'aime lire les textes. Sans doute un peu ce que tu espérais en écrivant.

Eric Poindron, Commet vivre en poète, préface de Chalélie Couture, Le Castor Astral, 2019, 137 pages, 15 €.

Voilà donc ce regard sur… du "lecteur moyen" que je suis qui n'apporte pas de réponses aux questions ; l'impression plutôt d'y accoler une nouvelle question, siamoise !
Et des réponses à double sens (tu l'auras compris) comme doit être la poésie, comme j'essaie en tout cas de l'écrire. A quoi bon écrire un vers s'il n'a qu'un seul sens de lecture ? Travail de poète, donc ! - tu vois j'avance comme en mathématique : argumentant la démonstration. Et pour moi-même.
Comme la poésie, ce livre convie des poètes à prendre place en ces pages, tu l'écris donc à la page 34. Je n'avais pas attendu d'être arrivé là pour griffonner régulièrement mes notes à la suite des passages qui me parlaient. Parfois ils laissaient un blanc sur la page, comme pour proposer une suite, parfois il fallait se contenter d'un bout de marge et d'un commentaire laconique, et c'est bien ainsi !
A 17 ans, fauché comme un fils d'ouvrier, j'ai volé à un libraire le Baudelaire de la Pléiade. Comme sur ton livre, j'ai écrit contre chaque poème. Ce que je comprenais, ce que je ne comprenais pas aussi, et c'est régal à relire ces notes intimes du garçon qui découvre ! Le Baudelaire m'accompagne toujours, il est là près de moi, sur le siège du camping-car. Le tien le rejoindra sûrement. Belle compagnie !
Et tout cela restera entre nous. En noir et blanc. Comme les photos de mes amis du Trás-os-Montes. Existe-t-il ce « lecteur moyen » ? Lire et en parler me semble toujours assez exceptionnel. On ne te parlera pas de ton livre m’avait dit Sylvie Durbec, lorsqu’elle m’avait mis le pied à l’étrier de l’édition.
Bonne lecture, donc ! Essaie de m'y comprendre… Si tant est que…  J'ai moins écrit dans la dernière partie ; il ne faut pas abuser ! Et j'y reviendrai souvent : quel outil pour mes ateliers d'écriture ! Toujours, cette envie de jouer avec toi, au jeu de l'écriture - et rien là de plus sérieux.
L'amitié comme en plus.

Comment vivre en poète

 Eric Poindron1

 

" On sent bien qu'il existe une obscurité inhérente à la poésie, mais on imagine un peu vite que le poète doit la rechercher alors qu'il doit la dissiper. "

 Roger Caillois

  Vivre en poète, c'est se sentir comme un électron libre propulsé en dehors des limites de son chant d'attraction. A la fois joyeux et désespéré, à la fois isolé et confondu à l'Univers… (page 13)

Vivre en poète, c'est profiter d'une page blanche - ou presque - dans un livre intitulé "Comment vivre en poète" et avoir envie d'y mettre ses propres mots. A peine, comme cela, au crayon à papier qui glisse aussi simplement qu'on l'efface.

 

Celle que j'aime dort encore
je suis sur la terrasse dans le calme des coqs
je bois du thé noir
… (page 15)

Dire qu'il est cinq heures dans un pays qui fait monter les marches* aux coqs qui se la ramènent un peu trop tôt. Que celle que j'aime dort aussi et que j'ai près de moi mon vieux Baudelaire dans la Pléiade, épais volume volé à un libraire ce qui lui gâcha la journée, mais pas la vie, la mienne.

*Expression populaire d'autrefois pour dire : envoyer quelqu'un au tribunal.

 

Le poète vit à Paris, qui est une ville de poètes, mais pas seulement. Il peut aussi vivre en province puisqu'il est possible de vivre en poète partout.

Le poète peut exercer un métier qui ne compte pas. Ou jouer aux échecs. Ou ramasser des champignons.
… (page 17)

Mon fils enseigne les échecs, fait du vélo, ramasse des champignons. Les fait sécher. Comme nous les mots, tout seuls. Samedi, j'irai avec lui en forêt de Rennes. A Rennes, la Maison de la Poésie est le long du canal. On dit toujours que c'est un coin de campagne dans la ville. 

Quelquefois le poète lit les livres qu'il achète mais ce n'est pas une obligation. Quelquefois le poète lit deux pages puis se met à écrire… (page 18)

Ce genre de page où on nous a laissé bien peu de place pour les notes - et à gauche, où c'est pas facile. Mais on se dit qu'on va le racheter ce livre, pour l'offrir. A une amie poète ; parce qu'on a une amie poète, et qu'on lui offre souvent des mots.


Je crois aux poètes du Grand Dehors et du Grand Vide. Quand le vent souffle large. Le Souffle et l'écho du souffle…

L'assassinat de la poésie est commis sans conscience, mais en toute conscience, par les tristes crapules qui la décortiquent à la vilaine manière d'une autopsie. (Page 20)

Est-ce la page pour dire que je taille la pierre et qu'il en sort souvent un poème ? Même quand je me tape sur les doigts - mais ce n'est pas souvent.

Celui qui vit en poète, c'est celui qui fait, qui dit, qui lit, qui luit. Qui pille, puis éparpille. (page 23)

Et puis, de ci, de là, quelques petites traces dans la marge. Touches à tout. 

 Vivre en poète, c'est peut-être / être toujours quelque part au milieu de nulle part égaré au cœur des chahuts et des chaos ; être seulement ici ou là, là où je ne m'attends jamais. … (page 25)

Je marque cette page avec un marque-pages de la librairie Le Bleuet à Banon. J'ai croisé cette route, ce village de Provence dont je ne savais rien, surtout pas qu'y vivaient, que s'y débattaient tous ces poètes dans cette "plus grande librairie de France", m'a-t-on dit. Alors moi, comme cela, j'ai déposé deux volumes, d'un de mes deux livres, comme cela… 

Comment vivre en poète, c'est peut-être / cette réponse de Jean-Claude Pirotte : "Lorsque les gens me demandent si je suis écrivain, je fais le mort."

Quant à l'édition d'un texte, ça vaut à peine un paraphe. Là n'est pas l'enjeu. Une fois la première phrase passée, il n'y a plus de morale. (page 26)

"Ecris, écris" dit Jacques Josse "le reste… !" Et il regarde le ciel, comme il regarde la mer.

(page 27) La page d'avant ou celle d'avant, je lis les mots de Reverdy, sur la neige bleue du toit fendu. De mon camping-car où je vis en poète, il n'y a pas de toit fendu, et c'est heureux. Juste des rideaux-volets qui ferment presque bien par où un matin de grand soleil, dans la boîte presque noire, je voyais les gens du dehors marcher sur la tête.
Alors parfois, je les ouvres en grand, ces volets, sur la Lune.

L'écritoire est un vaste pays en silence.
Qu'ai-je fait de l'hiver ? (page 29)

Tu verrais la taille de ma table d'écriture. Entre le bol, le lait, le miel, le testeur de diabète, la page blanche - ou pas.
Tu chercherais la place de ton livre - ou pas.

On n'écrit pas de la poésie parce qu'on ne peut pas faire autrement, mais parce qu'on ne sait pas faire autrement.

Ecrire sur une pierre trouvée, c'est lui offrir des yeux et le don du regard.
On a vu des poètes écrire sur des galets, et les pierres se mettre à sourire. (page 30)

Si c'est de la poésie, c'est pour tout le monde ; et si ce n'est pas pour tout le monde, alors ce n'est pas de la poésie. (page 31)

Pour la pierre, si tu savais… !
Mais tu sais. Sur le chantier, Thierry Metz. Tu sais !  

Tu vois, ami,
Apprendre à lire un paysage ne détruit absolument pas le paysage. Il faut apprendre à regarder pour rien ; et regarder le paysage comme une succession de strates ne tue pas la poésie.


Tu vois, ami,
Si on écrit quelque chose, il faut raconter les à-côtés.
On ne gagne pas ses galons parce qu'on découvre quelque chose de sensationnel. Tout est déjà écrit : il faut seulement trouver une petite place. (page 32)

Ami, cette envie de te répondre. Bon, c'est déjà fait. Et puis, j'aime pas écrire sur la page de gauche. Je sais, tu me feras sur la page de droite, une petite place plus confortable. 

Comme la poésie, ce livre convie des poètes à prendre place en ces pages.
Ce livre pose des questions mais n'apporte pas de réponses.

Souvenez-vous aussi qu'il n'existe ni bonnes ni mauvaises réponses, et qu'à la question posée "pourquoi écrivez-vous ?", la réponse la plus brève du poète Saint John Perse sera toujours celle de l'essence : " Pour mieux vivre." (page 34) 

Je t'envoie, Eric, "Le questionnaire Vagamundo" de mon premier livre - enfin, l'avant-dernier !  

Le questionnaire Vagamundo

Depuis quand écrivez-vous ?
Depuis que le vin ne m’écrit plus.

Quand écrivez-vous ?
Le matin quand un grand cœur bat dans l’aube et le silence.

Ecrivez-vous ?
Comme je caresse les pierres,
De ma grosse main de tailleur de pierre.

Vous ?
Même pluriel, n’est pas une fin
Puisqu’il reste ils
Et surtout elles

?
J’ai toujours aimé poser la question : Quoi ?

 

***************

Ensuite, ici et là dans :

QUESTIONS SANS REPONSES
SENTIER D'ECRITURE 

Des pages à noter où rien n'est noté.
Trop de place, peut-être.

 

En si peu de mots, quel poème
allez-vous écrire dans les rares blancs d'un ticket
de métro, d'un titre de transport - amoureux ? -
et à qui ? (page 51)

J'ai souvent écrit sur les tickets de bar (il n'y a pas de métro à Fougères)
Mon éditeur a tout refusé, ce devait être très mauvais
Il y avait encore trop de place.

  Comme ce poète Celan qui cherchait un "Tu à qui parler", j'ai un "je" qui traîne ;

 ai-je le droit de dire je
dans une histoire de poèmes ?
(page 53)

Je. Tu. Qu'importe ! Parfois je te dis-tu. A d'autres c'est à moi, ce tu.

 

pourquoi celui qui n'écrit pas peut-il vivre en poète ?
(page 62)

Je voyage en camping-car ; je dois faire de la poésie avec des chevaux fiscaux.

 

" Quelle humanité dans l'œuvre qui n'aura pas collaboré avec le hasard. "
(page 62)

Voilà le genre de phrase hasardeuse née des rencontres avec la page de droite.

 

Alors, quel poisson êtes-vous ?
(page 63)

Un chevesne, qu'en pays Gallo, on appelle un dard, du fait de ses nombreuses arêtes sans doute.

 

 Pour Marie-Claire Bancquart, le poème est "comme une série de "désobéissances" à la langue commune."

Quelles sont vos désobéissances ?
(page 68)

Je m'en fais des obligations mais ne sais pas si j'en ferai fortune.

 

" Lucarne. Par cette lucarne - la seule dans la ville - on assiste aux travaux secrets de la nuit."

André Hardellet
(page 69)

Comme je n'aime guère le bleu, si fatigué, si usité, j'allume une chandelle jaune pour voir la nuit.

 

Qui est ce lecteur, cet ami inconnu, à venir ?
(page 69)

Il faudrait trois points d'interrogation à cette phrase.


en typographie étourdie - ou fantôme -,
un "blanc" mal placé, comme un ange qui passerait,
est peut-être une " coquille vide " ?
(page 73)

 

Ici, pas de note ; juste un trait en marge pour dire aimer (il y en a beaucoup tout au long de ton livre, ami). Mes traits souvent sont circulaires, comme en mathématiques, les vecteurs d'un cercle.

 

FAUT-IL entretenir des correspondances
avec d'autres poètes,
ET POURQUOI faudrait-il
établir des correspondances entre poètes ?
(page 77)

La page m'a-t-elle laissé la place pour répondre ?
Devait arriver cette question.
Et avec elle, celle que je me pose : dois-je t'écrire ? T'envoyer mes notes ?
Mes questions ? Mes non-réponses ? A quoi bon ?
Et puis, je me dis qu'il faut vivre en poète. Dangereusement !

 

Quel télégramme écririez-vous à un poète admiré ?
(page 78)

Ça ne doit pas être facile (!) (?) / Stop

Quel télégramme écririez-vous à l'être aimé ?
(page 78)

Ça n'a pas été facile (!) (?)/ Stop

 

… Et puis le soir descend, il fait rouge et jaune, le jaune de la nuit…
(page 79)

Je souligne ta "nuit jaune"
Enfin jaune !
T'en a pas marre, toi, de tout ce bleu dans les poèmes ? A croire qu'il n'y a qu'une couleur !
La nuit surtout !

  

On peut être écrivain à temps partiel et poète à plein temps. Même celui qui n'écrit pas. Quant à l'édition d'un texte, ça vaut à peine un paraphe.
(page 81)

Oh, comme c'est mon cas ! A part, peut-être pour la dernière proposition : le plaisir de voir mes textes publiés ! Je ne "cracherai pas dans" le livre/soupe.

 

J'ai enlevé le masque et me suis vu dans le miroir…
J'étais l'enfant d'il y a tant d'années…
Je n'avais pas du tout changé…

                                                           Fernando Pessoa   
                                                                                   (page 82)

 

Récemment, j'ai rêvé que j'étais le fils de Jacques Chirac (il venait de décéder).
Prévenez-moi quand mourra Pessoa.

 

Je déplace des cailloux, je les glisse dans mes poches puis les abandonne, plus loin,
ailleurs sur le chemin, comme un autre rien. Ce n'est pas un dérangement, mais une
manière délicate de désordonner les géographies.
                                                          (page 83)


C'est curieux : je maçonne avec des pierres partout récupérées. Des moellons de granites de couleurs, des marbres ramassés ici ou là, des schistes, des basaltes… Ainsi je voyage en bâtissant et en perdant les géologues.

 

… Ne pas comprendre c'est aussi la poésie.
(page 83)

 Avec force conviction (ce qui m'est inhabituel), j'ai rayé ton mot "aussi", l'ai remplacé par "d'abord" !

 

Racontez-moi où et quand vous avez planté votre dernier arbre.
(page 83)

J'espère bien qu'il en parlera lui-même !

  

Que faites-vous pour promouvoir
votre maison d'édition et la poésie ?
(page 84)

J'écris aux poètes pour dire que je les aime.

  

Il est des combats qu'il ne faudrait jamais
perdre : celui en faveur du point-virgule en
est un. Ambigu pour certains ; archaïque
pour d'autres, le point-virgule est pourtant
un ami précieux
(page 92)

Le point-virgule, indispensable ; même à celui qui écrit sans ponctuation.
La poésie a besoin d'invisibles.

  

Pourquoi la poésie ne peut-elle être
qu'une aventure collective ?
(page 102)

Parce qu'on nait jamais seul à écrire
(cela a sûrement déjà été dit !)

 

Quels sont les différents supports sur lequel
il est possible de laisser des traces poétiques ?
(page 102)

Adolescent, j'aimais bien écrire sur les emballages du Tabac Bleu que je fumais. Je me prenais pour François Villon qui ne fumait sans doute pas - faute de tabac ! C'était mes parchemins.

 

Un été ailleurs / histoire de déserts / blancs ou
brûlant / Le poète se fait voyageur et raconte ses
déserts / Au loin les mots / le poète prend un globe
terrestre et la parole. Loin ou non des tartares…
(page 103)

 

(et si un jour j'écrivais un livre où je placerai ça en épigraphe !)

Pourquoi la photographie
peut-elle être la complice du poète ?
(page 104)

 Les autres poètes (les vrais (!) (?) parfois de travers,
regardent
mon recueil de 32 poèmes et 9 photos.
Ou bien, est-ce 10 photos et 31 poèmes.

 

 ON EST PRIE
De ne pas emmerder le Monde
S.V.P.

Etait le mot imprimé que Guillaume Apollinaire punaisait sur la porte de son bureau comme un mot d'ordre.
(page 105)

 

Pas de bureau ! J'écris sous l'escalier. Il y avait là, autrefois, un lit.
Ma mère y est née, en novembre 1920.

 

"Vous voulez dire "il pleut", écrivez : "il pleut" ; vous voulez
dire "j'ai mal", dites : "j'ai mal"."
(page 108)

Vous découvrirez, alors qu'il pleut vraiment, que vraiment vous avez mal.

 

quelle conversation entretenez-vous
avec un simple caillou ?
(page 109)

Caillou, ça s'écrit presque comme recueil, et je suis justement en train d'écrire un mur.

 

Quelles sont vos collections ?
(page 109)

De cailloux, justement !

 

Que vous racontent les oiseaux ?
(page 110)

 En faisant des mots croisés, ma femme a appris que la cigale "crie-crie" ;
ça n'a pas arrangé sa confiance dans les gens du midi.

 Plus tard en vérifiant, je n'ai pas trouvé ce terme dans la liste des cris d'animaux ;
ça n'a pas arrangé ma confiance dans ceux qui inventent les mots croisés.

 

Les contes, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît.
(page 111)

 Si ton poème ne raconte pas une histoire, ce n'en est pas…

 

Quelle neige êtes-vous ?
(page 112)

Celle de "Tombe et que n'ai-je"

 

Paris, Lyon, Barcelone, Cuba, Saint-Pétersbourg,
comme ce chanteur et voyageur espagnol, poète
aussi, qui confie : "Je suis entre les villes et j'ai
organisé ma vie de sorte
à ne pas savoir d'où je suis."

Pont entre deux rives, fesses entre deux bancs,
cœur entre deux aubes, carreaux brisés entre deux
bises ;

 

D'où êtes-vous ?
(page 113)

"Autour de Negrões
Les villages se nomment
Lamachã
Lavradas
Coimbra da Miõ
Carvalhelhos où coule
Une des plus grandes sources du Portugal
…"

 Extrait de Carnets du Barroso

 

Alors, que cherchons-nous dans le grenier ?
(page 114)

Sûrement la vieille machine à écrire.

 

*************************************************************************************

 

Sur quoi allez-vous écrire un livre ?
(page 118)

Le livre se chargera bien d'écrire sur moi.

 

Voyageur cultivant l'oisiveté avec rigueur et acuité, Hudson
avait pour ambition, entre autres, d'étudier la métaphysique.
Toutefois, la culture du bonheur l'occupant à temps plein,
il n'étudia jamais la métaphysique.
(page 126)

Vivre pour vivre
Le reste est littérature.

 

Note

  1. Pour lecture facile :
    En police Times New Roman normale : texte original d'Eric Poindron
    En police Times New Roman italiques : réponses de Serge Prioul
    En police Times New Roman gras : notes d'explications Serge Prioul
    En plus gros caractères : texte d'Eric Poindron - 2ème partie du livre

 

Présentation de l’auteur




Jean-Louis Bergère, un chanteur dans le silence

Chanteur poète, poète chanteur, Jean-Louis bergère côtoie les univers de la poésie et de la musique, autant dire celui de la chanson, mais pas seulement. Sa voix est déposée à côté de la musique, parfois dedans parfois juste comme une enluminure tout près discrètement amenée pour révéler simultanément la parole et la musique, dualité qui lorsqu'elles coexistent permet au silence d'affleurer, d'exister et d'ouvrir vers une multiplicité  de réceptions et d'émotions. Le plus difficile à entendre dans la musique c'est le silence, le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler répondit un jour à un journaliste à propos de ses interprétations de Beethoven : « Les autres chefs jouent les notes, moi je joue ce qu’il y a entre les notes. »

Jean-Louis Bergère a accepté de répondre à quelques questions.

Jean-Louis Bergère, vous êtes poète et musicien, ou musicien et poète ?  Vos mots sont de la musique ou vos compositions sont des mots ?
J'ai commencé à écrire de la poésie, puis de la musique, à côté, sans que ces deux modalités ne s'interpénètrent. Puis avec les années les deux se sont entremêlées. Mon écriture musicale s'est épurée, et est devenue très proche de mon écriture poétique. Ce phénomène a été possible aussi grâce aux lectures-concert que j'organise. Je me suis aperçu que c’est l’oreille du musicien qui est présente dans la poésie, c’est un rythme qui arrive dans les mots. La musique procède de la même manière, ce sont deux modalités qui se complètent. Maintenant avec les années ces deux formes se sont affirmées, ont évolué, sont devenues courtes, et denses, bien plus denses. Mes  chansons sont donc plutôt courtes maintenant, tout comme ma poésie, même si j’aime bien quand les climats se développent.
Quelle place occupe le rythme, dans le poème, dans la musique ?
Le rythme est primordial dans mon travail d’écriture. En musique souvent la première mouture vocale est du "yaourt" et j’écris sur ce squelette rythmique et mélodique qui  ouvre une ligne de chant, même si parfois il n'y a pas de texte. Ensuite  quand j’écris j’essaie de conserver ce que j’ai pu énoncer en terme de mélodie et de chant parlé, tout ce  que je veux absolument conserver. Je ressens cet ensemble de manière intuitive : un morceau et un texte forment un "tout" qui doit être en équilibre. C'est une question de rythme beaucoup, il faut que l'ensemble forme une globalité et je sais quand la chanson est finie, le morceau, le texte, car il n'y a plus aucune retouche à faire.  

Jean-Louis bergère, "Ce qui demeure" - extrait du nouvel album "Ce qui demeure", une vidéo proposée par Jean-Louis Bergère.

Lorsque vous chantez votre voix garde la trace d’une parole discursive. Vous vous situez entre ces deux univers que sont la forme textuelle de la poésie et la musique. C’est encore plus prégnant dans votre dernier album Ce qui demeure. Être face à la musique et louvoyer, jouer, tisser du sens qui alors apparaît dans les silences, il me semble que c'est de cet endroit que vous chantez. Le silence est-il ce qui permet de relier toutes ces modalités d’expression ?
Le parlé-chanté s’est affirmé au fur et à mesure des albums. Léo Ferré a ouvert la voie par rapport à ça. Il était moderne avant l’heure. Il y a beaucoup  de textes parlé-chanté dans la deuxième partie de son travail. Il a ouvert une voie royale pour travailler cette manière de poser la voix sur la musique. Ferré a mis en musique des poèmes d’Aragon, et il a dit "chez Aragon je mets en musique ce qui se révèle à moi de façon immédiate. Ça colle ou pas. Ce qui se révèle à moi de manière immédiate c'est l'émotion".
Pour ma part je place la musique et la voix en face à face. J'ai envie de chanter comme je pourrais murmurer à l’oreille de quelqu'un. Mon rythme préféré est la lenteur car je laisse beaucoup d’espace à la musique et au silence entre les chansons sur scène. C'est quelque chose dont j'ai besoin et le public se l’approprie. Me parler de silence est un compliment, car qu'il soit dans les espaces du morceau ou bien entre les chansons, il permet au public de recevoir la musique, de se l'approprier comme il veut et pas comme le musicien a décidé. Grâce à cette dualité il est accueilli et reçoit l’objet sonore librement.

 

 

Comment pensez-vous vos « Lectures/concerts » ?
Cette formule me permet d'alterner trois ou quatre chansons avec des lectures d'extraits de mes recueils, de mêler les chansons à la poésie, sobrement, simplement, sans théâtralisation ni mise en scène. J'associe musique et poésie en créant des ponts entre les chansons et les textes dans une construction neutre, sobre et fluide. Il n'y a aucune thématique particulière, je ne raconte pas d’histoires mais je traduis de l’émotion. Je suis un traducteur d’émotions.

 

Jean-Louis bergère, "Inouïe", extrait du nouvel album "Ce qui demeure", YouTube "Jean-Louis bergère".

Ça marche très bien, et le public est très ému. Je peux aussi grâce à cette formule réunir les deux versants de mes activités d'auteur et de musicien. Les retours unanimes me démontrent si besoin était que ces deux modes de création artistique sont complémentaires.

Qu’est-ce que la musique peut révéler du poème ?
Je ne sais pas si la musique peut révéler quelque chose du poème, elle accompagne le poème, la musique dans la chanson est une sorte de double effet qui se superpose à celui du texte. Elle permet de replacer le texte dans un autre panorama sensible. Il faut essayer de faire en sorte qu’elle soit le plus près du texte. Le plus difficile est de trouver le bon "assemblage". Pour moi une chanson est un objet sonore global qui intègre la musique, la voix et le texte. Ce sont ces trois vecteurs qui doivent être associés pour que ça fonctionne, et aucun d'entre eux ne doit être prédominant. J'essaie de retrouver dans mon travail ce que j’aime chez les autres, cet objet sonore global qu’on ne peut pas remettre en question, qui s'impose comme une évidence.

Vos textes mais aussi votre musique, vos chansons, sont l’expression d’une quête, de la recherche d’une transcendance, d’une évolution de l’homme vers lui-même. Est-ce ceci, l’Art, cette globalité comme expression métaphorique d’une humanité pacifiée ?
Je ne porte pas une parole engagée et ça ne m’intéresse pas de parler des rumeurs de l’époque. J’écris parce que c’est une manière d’apprivoiser ma propre inquiétude mais je ne souhaite pas écrire de texte sur un thème précis, ce qui vient s'inscrit, je ne peux gérer aucune contrainte en ce domaine. 

Je souhaite traduire ce que l’humain porte, c'est ça mon engagement, être au monde et transmettre cet état de fait, les émotions qui nous traversent. C'est recevoir et redonner, c'est traduire ces ressentis inhérents à cette condition d'être au monde, montrer cette voie vers ce que chacun peut ressentir, comme un paysage intérieur partagé. L’art c'est ouvrir des accès.
Le mot paysage je le ressens quand je compose comme une globalité. Les musiques que j’aime écouter sont celles que je peux écouter en voiture, qui accompagnent mon regard vers l’extérieur. J’adore écouter des musiques en voiture la nuit, des musiques qui habillent le paysage intérieur, qui le subliment. La musique sublime les paysages intérieurs. Elle sublime nos moments d’existence, elle garde l’état émotionnel du moment comme un parfum.

"Le sommeil des chevaux", titre extrait de l'album " Une définition du temps" - 2001. Images /réalisation /montage © Eregreb 2016 - Orage à Cordes-sur-Ciel (81) Écrit et composé par Jean-Louis Bergère.

Je suis un chanteur dans le silence. Ça signifie parler à l’intime des gens. Je le comprends maintenant. Il y a certaines de mes chansons qui résonnent tellement dans l’intime des autres que c’est quelque chose qui m’émeut beaucoup : être à ce point à la rencontre de l’intime de l’autre. C’est aussi la faveur de la musique par rapport au poème, cette faculté de pouvoir être présente ailleurs, même si la poésie on peut la relire longtemps comme on écoute une musique. On peut relire les mêmes vers sans jamais entendre la même chose. Il y a cette densité là c’est aussi le point commun entre chanson et poème, dans une forme courte avoir autant d’ivresse.

"Laissons venir", Jean Louis Bergère.

Présentation de l’auteur




Luca Pizzolitto — Lo Sguardo delle cose / L’Apparence des choses

présenté et traduit par Marilyne Bertoncini

Extraite du recueil Tornando a casa (En rentrant à la maison), cette petite suite illustre le coeur de la poétique de Luca Pizzolitto, poète de Turin, qui évoque dans son œuvre le souvenir de lieux perdus, d'occasions manquées, de moments fragiles dont on ne garde que des sensations, concentrées dans quelques "instantanés" en gros plan comme des inserts cinématographiques. Le titre du recueil, qui utilise la forme gérondive, indéfinie, intemporelle du verbe, donne la tonalité de l'ensemble, dont Sara Comuzzo dit fort justement dans sa note de lecture :

C'est un voyage dans des mondes où les choses se brisent (et les liens aussi); les souvenirs s'estompent mais survivent, comme de vieux jouets laissés au soleil; et les prières rebondissent entre les rues, les fleurs et les plats à emporter chinois " ((E un viaggio in mondi dove le cose si spezzano (e anche i legami) ; i ricordi sbiadiscono ma sopravivvono, come vecchi giocattoli lasciati al sole ; e le preghiere rimbalzano tra le strade, i fiori e i take-away cinesi"https://medium.com/@5ara.bluesnow/poesia-tornando-a-casa-di-luca-pizzolitto-acb1b98d8e40))

Cette exploration immobile par les mots est un éternel retour élégiaque, à travers lequel s'exprime aussi le sentiment mystique d'une grâce singulière, née des choses qui nous "sauvent du néant" : sans grandiloquence, avec délicatesse, l'œuvre nous parle d'amour et de salut - le fréquent recours aux images christiques rapprochent la thématique amoureuse des poésies du fin amor - amour déçu, déchu pour une femme inaccessible comme un graal poétique.

 

Lo sguardo delle cose è

uno sguardo pulito.

Un nuovo giugno ci attende.

Il sudore sul vetro, la sabbia

danza nel vento di questi primi

giorni d'estate: il respiro

del cane sul finestrino.

Il ricordo di noi giace

sulla riva del mio niente.

 

L'apparence des choses a

un aspect honnête.

Un juin nouveau nous attend.

La sueur sur le verre, le sable

qui danse au vent des premiers

jours d'été: le souffle

du chien sur la vitre.

Ce souvenir de nous gît

sur la rive de mon néant.

 

La sovranità del vuoto,

il richiamo del desiderio,

un instabile stato di grazia.

Tutto s'apparta, tutto accade

spezzato, finalmente

l'incanto delle rovine.

Uno spazio misero rimane,

un'occasione mancata:

ci salverà solo il perdono.

 

La souveraineté du vide,

l'appel du désir,

un instable état de grâce.

Tout s'écarte, tout advient

brisé, finalement

l'enchantement des ruines.

Demeure un espace dérisoire,

une occasion manquée:

seul le pardon nous sauvera.

 

Chi getta il tuo nome nell'abisso

per trenta denari?

Chi dorme durante la veglia?

Chi stringe i polsi e ti spinge

in catene?

Nessuno torna innocente

da questo Getsemani,

nessuno è mai stato

fedele davvero.

 

Qui jette ton nom dans l'abîme

pour trente deniers ?

Qui dort pendant la veille ?

Qui serre tes poignets et te jette

dans les chaînes ?

Nul ne revient innocent

de ce Gethsémani,

Nul n'a jamais été

fidèle tout à fait.




Écrire de la musique « sur » des textes ?

Ma fréquentation de l’univers littéraire est en quelque sorte le déclencheur de cette interrogation. Depuis ma jeunesse, par le biais de lectures puis de rencontres, j’ai côtoyé de nombreux ouvrages de prose et de poésie et recherché le contact d’auteurs et d’autrices.

Ainsi, depuis que j’écris de la musique, j’ai composé une dizaine d’œuvres vocales, des mélodies solistes jusqu’à des pièces pour chœur, le plus souvent d’après des poèmes.

Je dois signaler ma double formation, littéraire et musicale, comme origine possible de cet intérêt. Pourtant, je précise que c’est une carrière de compositeur que je mène actuellement, parallèlement à celle de directeur de conservatoire. D’un point de vue esthétique, ma production musicale s’inscrit dans la lignée des musiques écrites, à qui l’on donne l’étiquette de « contemporaine ».

Plutôt qu’un exposé théorique sur les relations entre texte et musique, j’ai choisi de commenter des exemples concrets tirés de mes compositions, afin de faire sentir ce qui est en jeu dans ce processus de création musicale associant les deux. Mais je propose d’abord de présenter leurs caractères communs, sur lesquels je m’appuie pour composer.

Le premier caractère commun concerne le déroulement temporel, dans lequel tous les deux s’inscrivent : l’énonciation musicale prend en charge, lors de son défilement, l’énoncé du texte, en en suivant l’ordre général, même si cela s’opère avec des répétitions, des transformations de la durée initiale (étirement, diminution), des fragmentations... Les événements musicaux s’insèrent dans une trame rythmique fondée sur la succession chronologique des éléments du texte initial, avec un habillage spécifique.

Ensuite, la voix chantée reprend le « matériel acoustique » des mots, pour en transformer les paramètres plus spécifiquement musicaux de hauteur et de timbre. Là-encore, malgré les métamorphoses sonores qui peuvent brouiller la compréhension immédiate des paroles, le discours avec ses caractères sonores reste la base du traitement musical.

Enfin la mise en musique s’appuie toujours sur les significations du texte, même en cas de mise à distance (valorisation, ironie…). Pourtant, il faut bien comprendre que c’est à ce niveau que s’articule leur différence fondamentale. La musique, comme les autres arts, ne se situe pas à un niveau informatif, démonstratif ou rationnel, mais renvoie à un ressenti émotionnel, elle traduit et véhicule des sensations et des sentiments. Evelyne Andréani emploie à ce propos la tournure « effet de sens » dans « Réseaux de sens entre texte et musique ou polyphonie des codes » (Les polyphonies du texteÉditions Al Dante, pp. 9-20). Tous deux concourent en effet à toucher l’auditeur, mais par des moyens différents.

S’appuyant sur ces caractères communs, la première étape de mon travail de composition consiste en une analyse préalable du texte de départ pour élaborer un matériau musical en partie dérivé, puis pour le mettre en forme.

Le premier exemple, montrant un traitement rythmique, est tiré du poème « Echec » de Marie Denizot (www.maried.sitew.fr), extrait de son recueil Au bout de la nuit / le jour/ nécessairement (Editions Delatour France, 2016), plus précisément du vers 7 :

Sans vouloir te commander, sans vouloir te demander, […]

L’accentuation ordinaire de ce membre de phrase induit un débit binaire régulier que l’on peut figurer ainsi en mettant en gras les syllabes accentuées et en découpant la phrase par groupe de deux syllabes : sans vou-/ loir te / comman- /der. Le traitement rythmique choisi va transformer cette impression de régularité de façon à donner la figure suivante : « sansvouloir te /comman-/ der », qui se note en écriture musicale avec quatre doubles croches suivies de deux croches et d’une noire.

Ce changement a consisté à réduire le nombre des accents, en doublant la vitesse des quatre premières syllabes (« sansvouloir te »). Ainsi ce groupe de quatre syllabes occupera la même durée que le deuxième groupe à deux syllabes (« comman-), avec l’utilisation d’une figure rythmique en double croche au lieu de croche). Par voie de conséquence, il a également fait rentrer le vers dans une mesure à trois temps. Ainsi non seulement les valeurs rapides du départ dynamisent le vers, mais la nouvelle organisation lui donne surtout une impulsion de giration, de tournoiement (la mesure choisie à ¾ est caractéristique des formes dansées comme la valse).

Après ce premier exemple, il est temps de s’interroger : pourquoi écrire de la musique « sur » un texte ? En y recourant, le compositeur obéit souvent à une logique d’emprunt d’une thématique, voire d’une cause (c’est le propre de la musique « engagée ») ou d’un canevas sur lequel s’appuyer, comme dans le cas de l’opéra. Au point qu’on devrait dire non pas écrire « sur » des textes, mais « d’après » des textes. Pourtant, le compositeur peut être motivé par l’envie de collaborer plus étroitement avec un autre créateur, aller au-devant d’autres formes d’expressions, essayer de partager une méthode commune face à des disciplines et à des matériaux différents.

Et en pareil cas, le choix de l’œuvre acquiert de l’importance, avec une attention accrue portée sur les aspects formels de ce texte. Le deuxième exemple va précisément montrer comment mon étude acoustique de ce poème a déterminé en partie mon élaboration du matériau musical jusqu’à en influencer la forme.

Il s’agit de la mise en musique très récente (printemps 2020) du poème « Vanité des vanités » d’Isabelle Poncet-Rimaud (www.isabelleponcet-rimaud.com) tiré de son recueil Entre les Cils (Jacques André éditeur, Lyon, 2018), dont voici le début :

 

Vanité des vanités !
La terre patiente
La terre attend.
Mais l’homme (…)

 

Le premier mot « vanité », qui introduit de suite le lecteur dans la thématique de la fatuité de l’homme (en opposition avec la nature) comporte la succession des trois voyelles « a » / « i » / « é », qui figurent parmi les plus utilisées du texte (« a » avec 12 occurrences, « i » avec 8 occurrences et « é » avec 6 occurrences).

Sans entrer dans la complexité des mécanismes en jeu, dans la prononciation des voyelles, des mouvements se produisent dans l’appareil phonatoire du locuteur et du chanteur selon les trois axes d’un « triangle vocalique » sur lesquelles se rangent les différentes voyelles. (Pour tous les éléments techniques de la phonétique, je renvoie à l’ouvrage classique Eléments de linguistique générale, André Martinet, Armand Colin 1980).

Cela m’a suggéré par mimétisme un mouvement mélodique ascendant du « a » au « i » puis descendant au « é » dans le pentatonique de sol mineur. Chanter une telle courbe devient aisé pour la chanteuse, parce que correspondant en partie à une réalité physiologique. L’intérêt qui en découle est de permettre à la chanteuse d’accorder plus d’importance à l’expression et à l’interprétation.

Concernant l’étude des consonnes, il est facile de remarquer qu’aux vers 2 et 3 s’y concentre l’occlusive sourde « t », dans le mot « terre », répété, mais aussi dans les verbes « patiente » et « attend ». Elle était, du reste, déjà présente dans le premier mot étudié. Et s’y retrouvent aussi la voyelle « a » répétée et sa nasalisation « en ». Pour le « traduire » en musique, j’ai choisi un registre plutôt grave, avec un débit entrecoupé de silence, saccadé, pour faire ressentir une impression d’attente, comme le montre l’extrait correspondant de la partition.

Extrait (mesures 9 - 24) de Vanité des vanités de Damien Charron sur un poème d'Isabelle Poncet-Rimaud.

Cette recherche de détail peut aussi influencer la forme générale. L’étude de la répartition des voyelles a montré que les trois voyelles déjà relevées (« a » « i » « é ») apparaissaient surtout au début puis à la fin du poème. Ainsi cette succession (qu’on peut représenter par le schéma a-b-a) m’a poussé à adopter une forme générale en arche (a-b-c-b-a) appliquée à l’œuvre, car correspondant dans les grandes lignes à la trajectoire du poème.

Mon troisième exemple est tiré d’une composition encore en chantier à partir du texte en prose Damnatio memoriae de Marilyne Bertoncini (http://minotaura.unblog.fr/). A l’analyse ressortent trois thématiques structurantes : l’effacement, la mémoire et la transformation de la « trace » mémorielle en « signe » à interpréter.

La première, l’effacement, surgit dès l’ouverture du texte sous une forme anaphorique : « tout s’efface, tout s’absente ». Pour figurer cette thématique, j’ai écrit une ritournelle constituée de trois notes conjointes descendantes, sur un rythme ternaire, et présentée trois fois dans des formes différentes. Ce motif est écrit dans une échelle particulièrement expressive (le deuxième des modes « à transposition limitée », alternant des tons et des demi-tons) et commence par la note ré, note polaire de la pièce, tel que cela apparait sur l’extrait de la partition.

Extrait (mesures 1 à 4) de Damnatio memoriae de Damien Charron sur un poème de Marilyne Bertoncini.

Sur cette thématique principale est greffé un motif secondaire dérivé, la disparition. Il est incarné par une descente rapide de l’aigu au grave : lors de sa première apparition, il prend la forme d’un trait mélodique rapide qui descend par degrés conjoints, puis se transforme en arpège brisé de septième diminuée. La parenté avec le motif principal est évidente : ligne mélodique descendante, mais au lieu d’être limité à un seul registre, le trait se déploie de l’aigu jusqu’au grave, et dans une vitesse vertigineuse.

Le thème de la mémoire, lui, est construit sur une mélodie célèbre de carillon anglais, transformée harmoniquement par la superposition des tonalités de Do majeur, Mi bémol Majeur et La Majeur. Ainsi métamorphosé, ce thème évoque chez l’auditeur un air connu, mais difficile à identifier. En mimant en quelque sorte le processus de la réminiscence.

Enfin, le motif musical correspondant à la transformation de la « trace » mémorielle en « signe » à interpréter est rendu par un son tenu (appelé pédale) hésitant entre les notes sol et sol#, en cultivant l’ambiguïté harmonique entre un quatrième degré du ton de ré (sol) ou un cinquième degré abaissé (sol#) faisant office de sensible.

L’illustration sonore proposée (encore au stade de maquette de l’œuvre, en cours d’écriture) permet d’écouter l’enchainement de ces différents motifs lors de la première minute de l’œuvre.   

Damnatio memoriae, extrait d'un travail en cours, Texte de Marilyne Bertoncini, adaptation musicale Damien Charron.

Ces quelques exemples avaient pour ambition de faire sentir les mécanismes de la création musicale à partir de textes : valorisation d’une matière sonore initiale, accomplissement subjectif du traitement temporel, incarnation émotionnelle de l’horizon sémantique. Ma démarche de compositeur part d’un choix fondé sur l’intuition, mais privilégie dans la majorité des cas, des textes d’auteurs ou d’autrices vivants. Le processus de la création se nourrit alors d’allers et retours constants, qui construisent sur la durée des complicités artistiques souvent fécondes. Cette forme de compagnonnage avec les auteurs et les autrices me plait. Est-il plus beau remerciement que de leur témoigner chez eux l’attrait que leur art exerce sur moi ?

Image de une : Page de la partition du Prélude et fugue en si mineur pour orgue de Jean-Sébastien Bach, Encyclopédie Larousse en ligne.




Orianne Papin, Poste restante, Marie-Laure Le Berre, Ligne

Poste restante, Orianne Papin

Ayant découvert les poèmes d’Orianne Papin dans la revue en ligne Gustave, j’étais curieuse de lire son premier recueil. Une belle lecture. Trente poèmes autour du premier amour, celui que l’on découvre souvent à l’adolescence, lors des grandes vacances en bord de mer. Garder le lien par l’échange de lettres via la Poste restante, « gage de confiance / probatoire ». Délicatesse et sensualité du poème. Frôlement des premiers gestes. L’enfance qui s’éloigne : « Un corps étranger / dans le miroir / une mue devenue perceptible » Puis le premier faux pas. « Les gens / qui pleurent souvent / ont les cheveux / qui sentent la mer. »

« Tomber / dans l’amour » nous dit Orianne Papin, c’est « S’en sortir étourdi / et puis plonger / encore ».  

Orianne Papin, Poste restante, Polder 185, Gros Textes, 2020, couverture de Sophie Belle, préface de Sylvestre Clancier, 6€.

Ligne, Marie-Laure Le Berre

Il s’agit d’une longue marche à travers la lande bretonne, mais comme l’écrit Jean-Michel Maulpoix dans sa préface, c’est avant tout une réponse « à son appel, en suivant la marche des rocs, menhirs ou murets de pierres sèches. » On pense forcément à Guillevic et c’est dans sa lignée que Marie-Laure Le Berre note « quand on va à Carnac / il y a des questions qui se posent / la pierre connaît la réponse / mais elle ne dit rien / elle méduse ». Les menhirs interrogent et aspirent des légendes « fille de l’écume » jaillie de la mer « pour un chant », « Bacchantes de Lydie » qui « ondulent leurs grands corps / sous les rais de la lune / qui joue ». La poète s’insurge de voir ceux qui courent entre les pierres « Le feriez-vous dans vos cimetières ? » Ces pierres ne parlent pas mais ont une histoire, une peau dure que l’on caresse, un cœur fait de chant que la poète tente de percer. Ligne est aussi une marche / Odyssée à travers la mémoire. Combats du passé. Combat du poète face aux mots : Tu ne dors pas / Les menhirs chantent / Tu écoutes ».

Marie-Laure Le Berre, Ligne, Polder 182, Gros Textes, 2019, couverture Georges Le Fur, préface de Jean-Michel Maulpoix, 6€.

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