Biagio Marin, Les Litanies de la Madone et autres poèmes spirituels

Une magnifique édition de près de trois cents poèmes de Biagio Marin nous est ici proposée en version bilingue (dialecte de Grado et français).

Les litanies de la Madone, ce sont quatre-vingt-seize poèmes écrits en 1937 (le poète a alors quarante-six ans) dont la première publication en Italie n’aura lieu que douze ans plus tard. Elles sont suivies de « poèmes spirituels » dont les derniers datent de 1982 soit peu de temps avant la mort du poète (1985). En outre, Laurent Feneyrou, le traducteur, nous fait cadeau d’une importante étude d’une centaine de pages avec photos d’époque pour accompagner cette œuvre qu’il qualifie d’« insulaire ».

Comme la porte d’un sanctuaire, le livre s’ouvre sur un lieu immobile au milieu des eaux, au milieu du temps. C’est le mois de mai, le « mois de Marie ». On est immédiatement immergé dans la lagune de Grado, uniformité changeante qui, à aucun moment, n’est monotonie mais plutôt lumineuse harmonie de terre, de ciel et d’eau.  

Biagio Marin, Les Litanies de la Madone et autres poèmes spirituels, Traduction de Laurent Feneyrou, Éditions Conférence, collection Lettres d’Italie, 432 pages, 23 euros.

Un lieu cher au cœur du poète lequel s’exprime dans le dialecte de son île, preuve s’il en était besoin de l’attachement à sa terre natale marquée par le culte marial et les rites sacrés, terre de son enfance qu’il a choisie pour y finir sa vie. Grado, où souffle le vent et l’esprit, est présente tout au long du livre et dans le très beau poème intitulé Né au cœur (p.213) dans lequel il écrit : De Grado « je me suis nourri/ de Grado j’ai grandi […] au nuages seuls j’ai donné voix/et aux vents les plus tendus, / je leur ai donné le nom du village/ quand enfant, j’étais un Doge. »

Dans Les litanies, tout comme dans les Poèmes spirituels, l’auteur utilise des procédés stylistiques qui évoquent les formes liturgiques (répétitions). Outre la reprise de fragments de prières (Notre père) et de cantiques (Je crois en toi…), il donne pour titre à ses poèmes, dans Les litanies de la madone, les noms latins de l’invocation à la Vierge. Il commence à la dixième, celle qui porte de nom de sa mère : Maria, morte à l’âge de vingt-six ans. Quant aux Poèmes spirituels – est-ce un choix du traducteur ? – leur nombre, deux cents, n’est pas sans rappeler le rosaire (quatre chapelets de cinquante oraisons).

Entre célébration et prière, supplications et actions de grâces, images du passé et réalité du présent, le poète nous dévoile un mysticisme ancré dans le monde sensible, dans le cœur, dans la chair. Loin d’une statuaire éthérée et inaccessible, l’art de Biagio Marin nous dévoile une madone dans son corps terrestre, vivant, un corps protecteur et nourricier. D’incantations en incarnations, au cours d’invocations emplies d’humilité, de douceur et de passion, le poète « chante le mystère de la maternité et de la créativité par laquelle Dieu lui-même s’avère1 ».

Dans un temps hors du temps, on assiste à une quête mystique fondée sur un hommage émouvant à sa mère et, au-delà de sa mère, à toutes les mères du monde. Poète de l’amour, Marin sacralise la femme et instille une sensualité à fleur de mots. On pense à « l’âme charnelle» chez François Cheng ou encore à Christian Bobin quand il dit que : « la foi, ce n’est pas la récitation d’un dogme, c’est l’attention portée au vivant, c’est toucher, par moments, le plus brûlant de cette vie3 ». Marin, lui, écrit : « Je veux la brûlure que donne l’amour » …

Dans des poèmes embaumés de jasmins et de roses, dans un enchantement de sons et de danses, Marie « née d’une âme, de l’envol d’un être en prière », apparaît sous les traits d’une adolescente au regard bleu, aux boucles blondes, à la fois divine et profondément humaine. Marie, « adolescente aux grands yeux resplendissants », « lumière de l’âme », « épouse enfant », mère de tous qui console et pardonne « reine et amour des pécheurs et des saints », qui donne « à l’adultère même/ la chaste odeur de la virginité » !

Nombreux sont les vers de Marin qui témoignent d’un éloignement par rapport au catholicisme. Plus qu’un poète religieux, Marin est un troubadour mystique : « Je ne sais pas prier, je ne sais que chanter Dieu ». De l’église officielle il rejette les dogmes. Il écrit : « Je ne comprends pas qu’il y ait des prières… Les mots que je dis doivent être miens… Les mots d’autrui en rien ne comptent… ».

Il prie, ou plutôt chante avec ses mots à lui, ancrés dans sa propre vie dont il distille des fragments dans ses textes, en particulier dans les « Poèmes spirituels » : si sa mère en est la figure centrale, sa grand-mère, qui l’a élevé, est aussi présente dans ses souvenirs.

Il remercie Dieu pour ses dons, « Pour chaque bouche close/qui » à lui « s’est ouverte à l’aube », Dieu qu’il voit « dans les yeux des femmes enchanteresses » et ceux d’une fille de Grado, Dieu qu’il boit aux sources des montagnes, aux étoiles et dans le silence, la contemplation, la méditation, le rêve « Prière à Dieu n’est pas parole : c’est floraison silencieuse dans le ciel/l’ouverture au soleil d’une fleur de pommier/ et, au sommet d’un rosier, d’une rose seule. »

« In interiorie homine habitat veritas ». Fraternisant avec les idées de Saint Augustin, Marin sait que Dieu est partout et en chacun de nous : ainsi écrit-il « Notre père avant d’être aux cieux/tu te serres dans les cœurs… » Ses poèmes sont un long chant d’amour et de communion avec la nature et l’univers entier « Je te chante des psaumes/ en tout lieu/ matins calmes/soirs de feu. », « À l’église je te perds :/je te trouve en chemin/, dans chaque pensée/de mon obscurité », Dieu, au plus profond de l’homme mais aussi dans les eaux de la lagune, dans la mer, « flamme d’amour dans le désert », et l’on comprend que pour l’auteur, la création poétique et la foi sont intimement liées.

 « Flamber un instant/brûler dans le vent/ la seule éternité » Le doute parfois l’assaille. L’éternité promise, « terrible, seule » est perçue comme l’anéantissement de l’individu : « Nous serons tous fondus/dans la grande unité/pour toujours, pour l’éternité/ sans plus de visages et muets. », et s’il parle de la mort comme de « l’Ombre sacrée », son évocation le remplit de tristesse et de nostalgie « elle était belle la lumière/là sur la terre, d’été… »

« Mourir : c’est perdre Dieu dans sa joie, / dans sa gloire pure de poète ». La mort et les fêtes votives traversent nombre de poèmes. Étrange coïncidence : Biagio Marin qui a chanté Noël « avec au cœur une épine qui fait plus mal qu’un clou » mourra un 24 décembre !

Ces textes d’ombre et de lumière rassemblés et commentés par Laurent Feneyrou révèlent toute la beauté de l’écriture d’un poète méconnu en France et qui ne peut nous laisser indifférents : Biagio Marin a écrit autant parce qu’il avait la foi que parce qu’il doutait. Seul, bien qu’habité par Dieu, il nous apparaît dans une dualité que peut-être seule la poésie permet d’unifier. Une dualité à laquelle fait écho celle de ce paysage que l’on croit immobile où « rien ne coule, et rien ne change » mais où tout est mouvement car tout passe, tout s’enfuit, emporté par le vent. Même Dieu… « Dieu même est perdu, mais reste une rime ».

Sortis de l’ombre, les mots de Marin deviennent alors des éclats d’éternité brillant dans une lumière toute vénitienne et à notre tour, nous sommes pénétrés d’enchantement.

Co me te baso, letta da Mimmo Pelini, une vidéo proposée par Domenico Pelini.

BIAGIO MARIN – poèmes extraits de Les litanies de la Madone  et autres poèmes spirituels(traduits par Laurent Feneyrou)

Domus aurea (p.69)

Maison d’or des rêves enfantins,
flamboyante sur les nuages du couchant,
en gloire dans les cieux matutinaux,
couronnée d’étoiles aux firmaments.

Ma maison, pleine d’anges aux ailes
seulement faites de lumière silencieuse,
retentissant dans les flots d’un choral,
qui s’ouvrait au cœur d’une rose ;

je te vois encore au soir de ma vie
et je m’abandonne encore à ta paix,
et pleure le cœur de grande nostalgie
quand les passions se taisent.

 

Oh mère (p.143)

Oh mère, oh mère
après une vie entière
voilà que c’est le soir
tu regagnes mon cœur.

D’un aussi lointain
tu viens comme une aurore
avec mes boucles qui te dorent,
avec le silence du soleil.

Et moi, le cœur tremblant,
je regarde la merveille
qui en moi s’éveille,
s’ouvre comme une fleur.

 

De la sainteté (p.199)

De la sainteté
je ne sais que faire ;
je veux la brûlure
que donne l’amour ;

Je veux le tourment
que me donne le vent
de la passion
faite chanson ;

Je veux l’enfer
du feu éternel
qui me détruit
et crée la lumière.

 

Verbe, mon seul refuge (p.189)

Verbe, mon seul refuge,
mon intime demeure
loin de toute plage
au-delà de tout ciel de juillet.

Le chemin qui mène
dedans mon séjour
n’a ni asphalte ni pavé
ni ciel avec nuit et avec jour.

Sans répit coule
l’éternel avec les heures
et dedans ce ruisseau
parfois je vis.

 

La lumière m’a apporté le message (p.211)

La lumière m’a apporté le message
de l’autre monde, de Marie :
sans bruit, elle a fait le long voyage
au rythme d’une litanie.

Dans la modulation de l’air le visage
lentement a souri,
la bouche s’est ouverte sans un mot :
belle bouche violette,
proche-lointaine, elle est restée seule.

Je voulais, oui, l’appeler au sacrement :
j’ai tendu mes mains pour l’effleurer,
de lumière une aile
me l’a emportée avec le vent.

 

Notes

1. Edda Sera, Les litanies de la Madone, préface

2. Cinq méditations sur la mort Le livre de poche 2013 page 114

3. Interview France Culture « La poésie comme chemin spirituel ».

Présentation de l’auteur




Mathias Lair, Écrire avec Thelonious

Mathias Lair est l’auteur d’une œuvre abondante, que ce soit dans le genre poétique (neuf recueils publiés à ce jour), dans celui du roman, de la nouvelle ou encore de l’essai. Sa création poétique se nourrit vraisemblablement de ces différentes pratiques d’écriture.

Ainsi, Mathias Lair, qui a par ailleurs une activité de chroniqueur en revues, combine volontiers (mais peut-on faire autrement à partir du moment où l’on écrit ?) l’activité créatrice à la réflexion sur l’écriture, poétique en particulier, comme cela apparaît clairement dans Il y a poésie, recueil de chroniques issues de la revue « Décharge ». L’activité de psychanalyste qui est la sienne le conduit également, d’une manière générale, à ne pas se payer de mots.

Le recueil Écrire avec Thelonious, paru à « L’Atelier du grand tétras » en mars 2019, nous invite à saisir une connivence, à entrer dans un dialogue noué avec le musicien Thelonious Monk (1917-1982), dont on devine qu’il est l’objet d’une passion forte, sinon exclusive, pour le poète (terme que l’on emploie ici même s’il semble faire l’objet, pour l’auteur, d’une forme de mise à distance critique), qu’il l’accompagne partout, peut-être à la manière d’un double, et ce depuis fort longtemps, comme s’ils formaient les deux faces d’une même pièce. Il y a (donc) dialogue.

Mathias Lair, Écrire avec Thelonious, L’Atelier du Grand Tétras, 2019, 64 p.

 

La typographie choisie pour ce recueil, où alternent les italiques et les caractères romains, témoigne aussi, vraisemblablement, de cette dualité de parole — forme de polyphonie intérieure.

Très rapidement, après un début où la métaphore musicale se fait prégnante, assortie de conseils d’exécution (À plat les doigts en spatules / de canard ça s’fait pas en marteau / sur les touches il faut n’empêche / je pleure entre les notes / de quel bonheur confondu / je me souviens […], p. 5), comme si on assistait au début d’un récital, la préoccupation littéraire fait une apparition fugace : « Donc j’avais pensé / écrire comme Thelonious / là il y avait art / poétique sans nul doute / j’avais oublié // pourtant / après des années / y a d’ça » (p. 9). Le musicien apparaît donc comme un modèle à transposer dans le domaine de la création littéraire. Sans doute de manière facétieuse, car Mathias Lair nous a habitués à lire le fait poétique avec une intelligence critique (cf. Il y a poésie, éditions Isabelle Sauvage, 2016), l’expression d’« art poétique » empruntée aux grands genres et aux grands noms de la littérature du passé (Boileau, ou « De la musique avant toute chose… » de Paul Verlaine) résonne sans doute ici de manière solennelle, détone. D’où les apocopes et syncopes, qui sont aussi des termes musicaux, venant mimer une sorte de phrasé populaire et entendu. Ou comment considérer le fait littéraire avec dérision.

Ceci étant dit, il n’en demeure pas moins que ce recueil doit sans doute être lu comme une forme d’art poétique. La quête du musicien peut alors servir d’exemple au poète : « Gauche droite trop facile / la marche au pas de la basse / à l’aigu alors croise / gauche à droite de la droite / torse dévié doigts de guingois pour voir / ce que ça donne un autre toucher / un autre son main basse sur l’aigu / parfois bondit main gauche / à droite » (p.17). Mathias Lair nous semble vouloir fuir une certaine « facilité » du fait poétique, une facilité d’écriture fondée sur une certaine régularité, sur des cadences apprises et reproduites (Gauche droite trop facile). S’inspirant de l’art du musicien, de sa faculté d’improvisation, il multiplie les conseils (alors croise), les expérimentations (pour voir / ce que ça donne). Le poète semble désirer que quelque chose de ce qu’il écrit lui échappe, le surprenne : c’est la recherche « d’un autre toucher », même si, en fin de compte, « le torse dévié » de l’artiste manifeste l’inconfort de l’improvisation.

 

Thelonious Monk Quartet - Round Midnight.

Plus loin, cette affirmation, à valeur critique : « Toute sa musique ne dit / que cela il y a discord » (p. 32). Faisons un sort à ce vieux mot surgi sous les doigts du poète, synonyme de « discorde », mais aussi d’accord imparfait, de discordance, qui peut impliquer une forme de vision du monde. Si la musique « dit », cela implique qu’elle signifie, que le discord lui soit consubstantiel (la recherche de discordances), ou simplement factuel : il y a « discord » dans la musique (de Thelonious) et dans le monde, en général. Sans oublier que le mot « discort » (avec u « t ») renvoie aussi à un genre poétique ancien où se mêlaient des mots provenant de langues différentes — ici les termes musicaux issus du jazz.

Peu à peu la musique (du bruit qui pense) se voit ainsi investie d’une mission ou d’un sens dont les mots du poète sont souvent porteurs : « toujours / tu le grand secret on ne saura / ce qui monte à la musique / comme des bulles crèvent / la surface » (p. 33). Le poète nous invite à pressentir le surgissement d’un fait poétique, même s’il se défie par ailleurs de la posture traditionnelle du poète, mage ou prophète, issue en particulier du romantisme.

Les considérations techniques abondent de fait dans un recueil en quelque sorte expérimental.

 

Thelonious Monk, Don't blame me, live in denmark, 17-04-1966.

Le texte de la page 35, conduit une réflexion sur la notion de pulsation : « Avant tout la pulsation / que le rythme transmet / le poème est dans ce qui bat / organisé en mesures appelées / vers mais vers quoi aujourd’hui / court la ligne brisée / il y eut le galop / 1.2.3. 1.2.3. 1.2.3. 1.2.3. / ça fait douze qu’on peut alléger […] ». Le texte passe en revue ensuite quelques combinaisons rythmiques, passant du galop au trot, « plus léger moins impérial », que l’on peut « lui-même allég[er] » (ce qui semble ici être le maître-mot), aborde pour finir la question du vers libre, développe (brièvement) une vision de l’histoire poétique : « mais le cheval a disparu / la machine à vapeur (apparition / du vers libre) ni le moteur / à explosion ne nous transportent / sur un tempo reste la basse / du cœur utérin (un peu monotone) […] ».

L’auteur enregistre l’évolution nécessaire de la langue, corrélée aux évolutions techniques et sociales. Peut-on écrire véritablement au temps du moteur à explosion, de l’internet et des musiques modernes en respectant le bon usage des contemporains de Vaugelas ?

Le lecteur ne trouvera donc pas de lyrisme dans ce recueil, ni même de lyrisme revisité, mais une forme de réflexion critique, et poétique, mise à distance ; peut-être un essai, une tentative pour écrire de la poésie sans avoir recours aux canons traditionnels du poétique.

Le poète interroge par ailleurs le mécanisme de la création, sa part d’ombre, en quelque sorte, qu’il s’agisse de musique ou de création poétique : « Et si la musique n’était / qu’écriture d’une sensation / perdue d’avance comme / la pensée tourne autour / d’un vide ça n’est jamais / ça dans le mot un trou / d’absurdité on préfère l’oublier » (p. 43).

L’amateur de Thelonious Monk, et de poésie, trouvera dans cet ouvrage matière à réflexion et à interrogation. Saluons une entreprise poétique sans aucun doute novatrice, surprenante, non conventionnelle, où se lit toute la complexité de la démarche artistique : « Vouloir l’un et l’autre / ne pas fermer l’horizon / être d’ailleurs comme ici / pas besoin donc de bouger / mettre l’ailleurs ici » (p. 46).

Présentation de l’auteur




Faire parler les sons, faire chanter les notes

Yi-Ping Yang, née à Taïwan et 1er prix du Concours international de Timbales de Lyon en 2006, et Jérôme Dorival, clarinettiste et musicologue, composent ensemble au sein du Centre national de création musicale, le GRAME.

J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt leurs passions, leur fougue et leur complicité à faire revivre dans le monde musical et poétique d’aujourd’hui la compositrice et interprète, Hélène De Montgeroult, figure du 18ème siècle, jusqu’alors totalement tombée dans l’oubli.

                                            ----

 Du renouveau dans la percussion contemporaine

En octobre dernier, Yi-Ping Yang intervenait à Lyon dans Monstration, Level 1, La boite à Bijoux mise en scène par la comédienne et performeuse Karelle Prugnaud1.

Pour cette première version, le quatuor d’acteurs avait improvisé une matière scénique foisonnante et fascinante : l’audacieux solo de clavier vibraphone et marimba surfant sur la musique d’Hélène de Montgeroult et les textes poétiques de Tarik Noui, interprétés par Karelle Prugnaud, scandaient toute une navigation d'images, de corps stéréotypés en construction et déconstruction sous l'objectif du photographe Michel Cavalca. Un espace intimiste d’expérimentations scéniques et de photos live, qui à terme viendra remplir aux côtés d’Hèlène de Montgeroult la Boite à bijoux2, disons la boite de Pandore, des talents de femmes musiciennes, grandes figures du passé, et, en miroir, artistes d’avant-garde comme Yoko Ono, Charlotte Moorman ou encore Catherine Jauniaux.

Karelle Prugnaud et Yi-Ping Yang dans Monstration.

En octobre dernier, Yi-Ping Yang intervenait à Lyon dans Monstration, Level 1, La boite à Bijoux mise en scène par la comédienne et performeuse Karelle Prugnaud3.

Pour cette première version, le quatuor d’acteurs avait improvisé une matière scénique foisonnante et fascinante : l’audacieux solo de clavier vibraphone et marimba surfant sur la musique d’Hélène de Montgeroult et les textes poétiques de Tarik Noui, interprétés par Karelle Prugnaud, scandaient toute une navigation d'images, de corps stéréotypés en construction et déconstruction sous l'objectif du photographe Michel Cavalca. Un espace intimiste d’expérimentations scéniques et de photos live, qui à terme viendra remplir aux côtés d’Hèlène de Montgeroult la Boite à bijoux4, disons la boite de Pandore, des talents de femmes musiciennes, grandes figures du passé, et, en miroir, artistes d’avant-garde comme Yoko Ono, Charlotte Moorman ou encore Catherine Jauniaux.

Cette performance « montre » la figure de la femme qui se débat dans un monde masculin et déploie une énergie fantastique pour exercer son talent. Une question particulièrement vive dans le monde de la musique, aussi bien dans les répertoires classiques que contemporains. Yi-Ping se sent particulièrement concernée.

Lorsqu’elle arrive en France, à l’âge de 21 ans, il n’y a pratiquement pas de percussionnistes dans les orchestres symphoniques.

Les choses changent un peu, mais les pupitres de percussions sont encore occupés par des hommes, et il n’y pratiquement pas de timbalière. C’est un milieu masculin. C’est un peu plus souple dans le registre contemporain, mais la femme n’y est pas non plus en position de force, et je le regrette. Je me bats beaucoup pour faire évoluer les choses.

Elle est vite remarquée par la qualité de son interprétation. Ce soir d’octobre dans le petit théâtre de l’Elysée, l’audace et la liberté de ses improvisations m’ont littéralement sidérée.

Toute légère, fluide, elle dirige avec une poigne inouïe son petit monde d’instruments. Elle est timbalière et claviériste, mais aussi multipercussionniste.  Elle joue le marimba, le vibraphone, les cymbales, le xylophone, et bien d’autres encore. Avec talent, elle dialogue avec eux, les fait parler, les fait sortir de leur gong dans un phrasé sonore aux nuances infinis.

Elle sait « travailler » les sons, les faire vibrer dans l’espace comme des bruits d’aile et de vent. Elle va les chercher loin, quelquefois « à la main » par des frôlements, des caresses, des tapotements, des griffures sur la peau des cymbales ou encore par des crissements d’archet sur les bords métalliques des timbales. Il lui arrive de faire naitre, de terres plus lointaines, des sons caverneux, qui par leur soudaineté laissent surgir une émotion très organique.

Les rythmes et l’évolution de leur intensité deviennent de véritables écritures, exubérantes, sourdes ou incantatoires, quelquefois plus silencieuses. La manière dont elle fait apparaître le silence, et le conçoit comme une présence rythmique centrale est l’une des forces poétiques de son jeu : la musique c’est le silence aussi, elle met dans le silence. Un silence suspendu au bout de ses baguettes, au bord d’elle-même, juste le temps de bouleverser l’écoute :  si c’est trop bruyant ou trop plein, on perd la puissance de la musicalité et du ressenti.

L’engagement artistique de Yi-Ping Yang est total. Il est important dit-elle avec conviction, de savoir et de décider si l’on veut être artiste. Et de l’être.  

Elle l’est à n’en pas douter : une présence intuitive, des compositions de gestes, de voix et de corps, qui forment un langage chorégraphique subtil, sur le mode primitif, sensuel ou plus recueilli. Et puis ce désir intrépide, qui lui est propre, de produire un monde sonore des plus poétiques.

Dans sa recherche insatiable de sonorités nouvelles, elle fait le choix du métissage. Elle mixe son savoir-faire avec d’autres musiques, jazz, folk, traditionnelles, étrangères, et avec d’autres registres artistiques, la danse sous toutes ses formes, le théâtre, le chant et la poésie, au croisement de la vidéo, des musiques électroniques et des enregistrements : Je veux sortir de mes habitudes, de mon seul rôle de musicienne classique, des cases qui sont habituellement assignées aux musiciens.

Ses créations de poésie sonore sont de ce point de vue une révélation : elle a entre autre créé tout un univers autour du dadaïsme, où s’entremêlent poésie et musique. Ainsi son adaptation pour percussion du célèbre poème phonétique Ursonate (1922 1932) de Kurt Schwitters qui fut sans doute l’une des incarnations les plus étonnantes de l’esprit dadaïste. La Ursonate traduite quelquefois par « Sonate en sons primitifs » fut enregistrée par son auteur lui-même en 1932. Il en existe un arrangement pour quatuor  (Alexis Agrafiotis), une version avec trombone et clavier (Einleitung und Zweiter) et l’adaptation en quatre parties de Yi-Ping Yang, avec percussions et objets.

Monstration.

Elle a par ailleurs composé de nombreuse performance autour des poèmes sonores de Ghérasim Luca extraits de Héros-Limite. Dans la performance Danse(s) plein-vide construite sous sa direction, la thématique du Plein-Vide s’incarne dans l’espace et le temps par des jeux de contrastes et d’interpénétrations des partitions dansés, jouées et parlées.

 Le parlé-chanté que produit Yi-Ping sur les poèmes de Ghérasim Luca naît du cœur même de la matière sonore. Elle nous en fait découvrir le pouvoir primordial, originaire, aussi envoûtant que les chants des rituels chamaniques. 

Yi-Ping Yang. Ursonate (Part 1), Kurt Schwitters (PercuFest 2012).

Elle est également très proche du milieu théâtral.

C’est le théâtre qui m’a initiée à la performance, mais aussi qui m’a poussée à trouver de nouvelles perspectives pour la percussion. Ça a donné une autre couleur à mon parcours Je crois qu’aujourd’hui de nombreux jeunes musiciens classiques aimeraient ça, mais ils n’en ont pas l’opportunité ».

Dans une grande liberté d’improvisation, elle met en scène une musique qui révèle les textes, en libère le sens :

 C’est mon travail de construire un discours ou une rythmique intérieure pour amener le texte vers une certaine évidence, vers une intensité.

Il ne s’agit pas pour Yi-Ping Yang d’accompagner les comédiens, mais de créer avec eux :  

Tout ce que j’improvise, les timbres, les nuances et les sonorités, c’est ma parole en fait.  Je choisis certains instruments et pas d’autres. Je mûris la mise en scène avec l’équipe théâtrale, je n’aime pas l’idée d’une musique d’accompagnement. La musique ce n’est pas ça. Pour « Le tigre bleu de L’Euphrate », j’ai choisi des instruments et une musique en lien avec la culture orientale, ça organisait un voyage sur le monologue d’Alexandre3.

Dans le projet Migrance(s)4 créé par la Compagnie des Lumas pour les Rendez-vous internationaux de la Timbale, elle est à la fois musicienne et comédienne, jouant sa propre trajectoire artistique en duo avec la comédienne Béatrice Chatron. Entre réalité et fiction, ces deux femmes interrogent les raisons de leur exil. Migrer, quitter son pays natal, faire sa vie ailleurs, à quel prix, et pour réaliser quels rêves ?

Ces dispositifs de co-écriture sont essentiels pour elle en ce qu’ils transcendent le rêve de chacun pour en réouvrir la portée. Elle précise néanmoins combien ces collaborations sont exigeantes et nécessitent une attention à la sensibilité et aux positions esthétiques et théoriques de ses partenaires de jeu. Mais, elle n’en doute pas, c’est dans l’épreuve créative de ces altérités et la remise en cause des mondes clos que surgit la poésie. Elle a même introduit la performance dans les jurys de percussion où elle est très impliquée au niveau international :

 Je défends les compositeurs classiques les plus pointus musicalement et à la fois je défends les notions de performance.

Aujourd’hui, elle veut aller plus loin dans l’improvisation pour élargir ses propres espaces imaginaires :

On est dans une autre interrogation, on ne sait jamais où on va. En tant qu’artistes, on a encore trop de craintes, il ne faut pas avoir peur de faire certaines choses à la hauteur de l’art de la musique.

Il n’est pas surprenant, au regard d’un tel état d’esprit, qu’elle veuille faire vivre « au présent » la musique de cette grande pianiste de la Révolution, Hélène de Montgeroult que Jérôme Dorival, par ses recherches passionnées d’historien a fait sortir de l’oubli.

 

Une musicienne du 18ème siècle d’une incroyable modernité

 

Jérôme Dorival, questionne l’oubli total et incompréhensible de cette grande artiste : comment ça s’organise l’oubli d’une musicienne aussi talentueuse ? Pourquoi son parcours d’interprète, de compositrice est-il à ce point méconnu ? Et plus concrètement, comment réparer et mettre en plein jour ce qui peut encore l’être ?

Pour moi dit-il l’urgence c’est que cette musique soit accessible aux artistes contemporains. Il fallait éditer ses partitions. Donc j’ai créé une maison d’éditions. C’était la seule possibilité pour que sa musique soit accessible. J’ai produit un disque, j’ai engagé un pianiste, Bruno Robillard, et un ingénieur du son. Ce disque a été très bien accueilli.

Lorsqu’il découvre ses partitions, il est « soufflé » : J’ai eu du mal à le croire, quelqu’un qui était capable d’écrire ça. A vrai dire, je n’avais jamais rencontré un tel talent, à la fois par la dimension poétique de ses compositions, l’exception de son jeu et ses pratiques pédagogiques totalement révolutionnaires. Professeure au Conservatoire en 1795, la première femme dans un milieu alors masculin, elle a publié la plus grosse méthode de piano forte du XIXème siècle qui comporte 114 Etudes, et bien d’autres pièces, dont neuf Sonates. Ce Cours monumental commencé vers 1788 et publié vers 1812, montre que le piano romantique était déjà présent à Paris sous la Révolution et l'Empire, bien avant l'essor de Mendelssohn et de Schumann. Jérôme Dorival voit même dans les plus modernes de ses études composées de 1788 à 1810 des anticipations de Chopin, de Schumann, et même de Brahms (Étude n° 104).

Parallèlement, il publie en 2006 aux éditions Symétrie un premier ouvrage (un 2ème est en préparation), Hélène de Montgeroult, la Marquise et la Marseillaise. Il est difficile de mettre à jour des archives sur des artistes dont la vie fut si peu publique. Hélène de Montgeroult n’a jamais fait de concerts. Il y a dans la noblesse de l’époque un certain nombre d’interdits, dont celui de ne pas exercer de métier.  Elle faisait des auditions privées, ce que l’on appelait la musique de salon. Un espace étroit et confidentiel pour une musique aussi grandiose.

Avec patience et ténacité Jérôme Dorival a reconstitué et réhabilité sa personnalité comme il l’explique dans son ouvrage : « Écrire l’histoire d’une compositrice met en cause les méthodologies habituelles de la musicologie, plus adaptées aux hommes …». Il faut donc chercher d’autres sources, d’autres témoignages, une autre matière documentaire, ne pas écarter certains textes, sous prétexte que leur caractère anecdotique, familier, quotidien leur ôterait crédibilité et sérieux ». Et cela demande beaucoup de temps : j’ai d’ailleurs arrêté la création musicale pour m’occuper d’Hélène de Montgeroult. J’ai pensé que c’était plus urgent.  Ensuite je me remettrai à la composition.

Rencontres internationales de percussions, Juin 2019, Verzé, Etude n°60 d’Hélène de Montgeroult, Arrangement pour Marimba (Resta Jay, 2019).

 

 

En contrepartie l'histoire de la musique a gagné une musicienne désormais incontournable. Mais, nuance Geneviève Fraisse qui a préfacé l’ouvrage, Hélène de Montgeroult n’est une pionnière que parce qu’elle est une grande artiste, une vraie créatrice. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’à cette période, la polémique à propos de la femme artiste est particulièrement vive.

Grâce à ce disque et à ce premier ouvrage relayé, entre autres, par les arrangements percussionnistes de Yi-Ping Yang, des interprètes de premier plan commencent à s’emparer de la musique d’Hélène de Montgeroult et à en mesurer la profondeur, la poésie et l’intensité. En elle, s'affirme la voie des compositrices qui furent aussi de grandes pianistes que notre époque redécouvre enfin : Fanny Mendelssohn ou encore Clara Schumann.

Pour Jérôme Dorival comme pour Yi-Ping Yang, la musique n’existe pas sans la poésie. Cette conception commune sous-tend l’admiration qu’ils portent à cette musicienne qui savait si bien « faire parler les touches » comme le disait d’elle à cette époque la peintre Elisabeth Vigée- Lebrun.

La musique a une poésie particulière. Elle est subtilité précise le musicologue

Quand les mots sont impuissants, la musique arrive à point nommé. Ça ouvre des mondes sensibles, au-delà des sensations, Il y a un moment où l’analyse musicale s’arrête, on ne peut pas dire la beauté, on la contemple.

Elle est langage universel, entre passé et modernité, ici et ailleurs. Yi Ping Yang incarne ce langage : avec la musique contemporaine, je me sens sur un terrain neuf, novateur mais qui s’appuie sur l’ancien. Et qui fait des ponts entre l'Orient et l'Occident.

Les sons des percussions de Yi Ping et du piano d’Hélène de Montgeroult résonnent entre eux et nous pénètrent de leur immense beauté. Ils éclairent en notre intériorité des foyers d’émotion et « un sentiment de l'infini qui est l'essence même de la musique." comme l’écrivait Liszt à Georges Sand en 18385.

 

 

Notes

1. Monstration, Level 1, La boite à joujoux, création & interprétation musicale :Yi-Ping Yang assisté de Rémy Lesperon, mise en performance & interprétation : Karelle Prugnaud, texte : Tarik Noui, photographe : Michel Cavalca, production : RIT-Infinity, Association pour la percussion contemporaine, Octobre 2020, Théâtre de l’Elysée, Lyon

2. La Boîte à bijoux prolonge le geste du compositeur Claude Debussy, avec sa Boite à Joujoux, œuvre composée pour sa fille.

3. Texte de Laurent Gaudé, mis en scène de Gilles Chavassieux,

4. de Dorothé Zumstein, mise en scène d’Eric Massé, la compagnie des Lumas est dirigé par Angélique Clairand et Eric Massé.

5. Liszt, Lettres d'un bachelier ès musique, lettre IX, 30 novembre 1838.




Anne Barbusse, A Petros. Crise grecque, extraits

Poème 1

Sounion glacial
des oranges ornent les arbres de toutes les rues - près des ambassades, avenue large, maisons plus anciennes, des musées, un vaste parc exotique et grouillant, verdoyant et touffu -
Sounion empli d’un vent qui fléchit les corps historiquement perdus
la mer au pied se moire dans nos regards - de l'autre côté la mer dessine l’écume des vagues irréprochables - Sounion glacial - à fleur de mer l’hiver grec souffle sur des images - nous
sommes dans un décor inventé le temple se dresse dans le froid qui claque et les colonnes ne disent rien
l’hiver est un souffle de vent sur de la mer consentante
de l'autre côté des villas et des pins et des figuiers
la nuit les deux corps dorment l’un contre l’autre
à Sounion le vent bat la coulpe des terres froides et dures
la nuit les deux corps se cherchent
dans la crique un hôtel couleur de boue défigure le silence
il faudra bien que les dieux s’en mêlent
des ruines de maison et une petite église sur la colline inhabitée  du monde qui fait face
peu de choses - les terres tombent dans la mer avec l’aplomb de la perfection de la Méditerranée sûre de son horizontalité antique - seul le froid fait douter - que
faisaient les dieux dans pareil hiver - nous nous
souvenons de Borée et de notre enfance éclatée
- Sounion glacial -
le temple a le vent entre ses bras et le laisse hurler
au bas la mer attire nos yeux dispersés
nous ne voyons rien nous ne sommes que vent traversé de froid
nous ne sommes que mer abrupte et lissée de vagues  - nous sommes
la mer et le vent si lointains qui traversent nos corps séparés - ce sont les images que tu as capturées entre le vent et le soleil blanc comme hiver grec - là le froid
la veille du départ là le froid palpable comme ta peau tiède et brune - la nuit dans ton lit
plus rien ne peut m’atteindre du monde laissé derrière moi et du jardin taiseux - je puis
acquérir une autre vie malgré l’indécision du ciel gris d’Athènes et de décembre finissant - je
puis parcourir la route sinueuse et les constructions éparses sur la route de Sounion avec la Grèce muette et inconnue la Grèce de décembre qui me parle la langue froide de sa beauté moderne  - beaucoup de quatre-voies de train de banlieue de voitures et de panneaux publicitaires mais des maisons et des objets qui ne trompent pas - j’entre
dans mon monde
avec le vent hurlé de Sounion et le temple qui tient face à l’hiver qui tourne autour des colonnes de décembre - et une petite réparation de briques romaines et rouges au milieu du socle
sûr - avec le vent qui plaque la mer contre le monde et frappe nos corps hivernaux
Poséidon hurle avec la passion du monde
au retour aux mines du Laurion des bateaux pour partir à l’île de Sappho des bateaux en attente de Mytilène et un port mort au bord de l’hiver court
des oliviers avec de l’herbe si verte au pied et touffue - comme un printemps d’avant l’hiver -
il y a les mines fermées et l’argent introuvé et les ferries qui ne partent pas
il y a la route effrayée de la veille du départ
les heures qui plongent le monde dans le vent et Poséidon qui résiste
il y a - encore - un homme qui conduit pour moi
la nuit tombe tôt sur l’Attique d’hiver

 

Poème 2

la ville vendait toutes les marchandises inventées par les hommes et les kiosques vendaient les cartes téléphoniques internationales
la ville offrait des policiers casqués et porteurs de boucliers et les manifestations criaient et chantaient lentement autour de Syntagma
la ville avait le pas tuméfié de la neige froide et la clarté de sa poussière
au coin des rues le béton entretenait la laideur de la douleur
à peine un balcon, à peine ai-je ouvert la fenêtre, les derniers jours, dans le soleil
les cabines téléphoniques étaient en panne
le jardin derrière Syntagma était sombre
le bas de la ville grouillait et regrettait les rocs clairs qui respirent - Acropole, Lycabette, colline de Philopappou - le reste s’effrayait de poussière et de voitures - la ville
avait tué ses rêves - les rues avaient froid - peu à peu
dans le déploiement de mes marches j’ai appris avec mon corps le plan inconnu d’un territoire
j’ai usé les heures pleurées pour que mes pas montent à l’Acropole d’hiver et que la neige soit réalité de mars
cela ne grouillait plus à terre - en haut on tâchait de restaurer la beauté
- du Lycabette, Acropole et mer derrière, au sud, de l’Acropole, montagnes au nord et mer au sud, de Philopapou, Acropole et neige sur les hauteurs vers le nord - on variait les points de vue on essayait la caméra les angles de vue pour ne pas haïr la ville - il fallait sauver l’essentiel parer au plus pressé ne pas haïr la ville en sus de l’amant - la neige
n’avait aucun mot
je ne tuerai pas la ville avec mon malheur de femme
devant le parlement, à la nuit tombée, un beau travelling d’hommes jeunes et bruns, serrés, avant la ligne des policiers, je passe devant cette ligne d’hommes très beaux, je voudrais filmer la jeunesse de l’humanité révoltée et calme
le sigle des drapeaux - allons - la témérité des corps debout
dans la grande avenue une librairie silencieuse, un homme qui lit a oublié son sandwich sur une table, un rayon de livres anglais, une citation de Gertrude Stein disant en substance que
l’homme seul veut être avec les autres et que l’homme avec les autres veut être seul -
des livres de grec ancien avec la traduction de grec moderne sur la page d’en face- on mesure les siècles qui ont modifié les mots, les esprits, la qualité des phrases, les accents - des livres de poésie ou de mythologies pour les enfants - le calme - Anne did you eat something - la tranquillité des livres et de sa voix - une première paix
la ville me laisse filer vers l’hôtel avec mes pas de femme
la longue ligne des hommes bruns devant le parlement
la ville est femme indigène
demain il aura reconquis son calme d’homme d’été et de décembre
la neige de mars fondra avec la facilité éclatée de la folie
demain il me préparera l’huile d’olive et les figues
la neige deviendra confuse et Athènes reconquerra la luminosité maritime d’une amoureuse

Poème 3

un voyage pour que s'élèvent des signes - trajets illusoires, vanités, fin d’hiver -
un canal, le long du Rhône, deux petits ponts de pierres, vieux, les vagues du Rhône,
le Rhône, toujours le long des mes histoires amoureuses
une masure avec des chèvres
les centrales nucléaires, un enfant peint sur une cheminée, deux éoliennes, la menace et l’énergie, l’une tourne l’autre pas
je refais un voyage de décembre, les voyages ne touchent rien, mars n’est pas Noël,
un aviron quatre hommes deux cygnes
une femme qui porte un œil bleu, dans le métro, à Lyon de la première chute,
I will never be your boyfriend what is the truth - unforgettable - 
il est plus difficile de se séparer des vivants que des morts - le choix est l’abstraction de notre malheur - nous n’embrassons que des totalités émiettées - les jacinthes embaument sans notre vouloir - les violettes ont succédé à la fugacité des crocus et des âges -
le lyrisme est ébréché l’amoureuse a eu froid dans la neige
Athènes était glaciale
entre nuages et soleil qu’avons-nous à dire - nous ne survolons que l'à-plat de nos mystères - au-dessus des nuages la lumière ne dit rien aux avions qui ne savent que le passage
nous étions les spectateurs démunis de nos rêves - North by Northwest, un homme sillonne l’espace, cherche un homme qui n’existe pas tout en étant pris pour cet homme qui n’existe pas - le rien à l’œuvre, mais tout de même le happy end - c’est ici que la vie se démarque du cinéma - il n’y a aucune larme - la magie ne fonctionne plus
y aura-t-il de la neige à Athènes
une femme ne se suicide pas parce que la neige tombe à Noël
- en décembre il faisait doux, j’ai pris un bain dans la mer, les corps étaient tièdes -
la nuit tombe plus vite à Athènes je rentre à l’hôtel au milieu des hommes qui passent
j’apprends une langue je n'ai peur que de mon errance - mais les hommes - nous détruisons tous deux avec la peur enfantine - au Pirée je n’ai rien trouvé -
je répète les mots de ta langue je prononce avec le revers de la passion
au Pirée j'ai traversé un tunnel de béton tagué de frais et j’ai vu les banlieues solitaires
je ne t'ai rencontré nulle part
j’ai marché sur les décombres expulsés de mes rêves
enfin la plage - une piscine très bleue où des gens nagent dans la lumière de mars, des voiliers minuscules, des baigneurs isolés, enfin la plage -
je ne vois pas la mer au Pirée mais des policiers traversent un square à moto tandis qu’une mendiante mendie
une île petite et sûre, tombée par hasard dans la baie, muette et scandaleuse de beauté
you are not even a relative
à l’arrivée, aéroport sombre, Syntagma et Omonia plus sombres encore - il a plu -
tu m’apprends le retournement de la figure humaine - un chien paralysé des deux pattes arrières, la réalité d’Athènes est laide, ta voix agressive comme les villes -
l’hiver n’a pas la tiédeur de l'automne plus amoureux que notre histoire
les roadmovies s’achèvent souvent dans la mort, j’aurais dû savoir - Thelma and Louise, Easy Rider, Zabrisky Point, Badlands - je te parle encore - Pandore a encore oublié l’espoir
en refermant la boîte - tu as basculé au bord de la haine - il n’est guère que l’happy end de Sailor and  Lula mais c’est un conte - je tombe - je ne puis que
te tuer de mots - je n'ai pas levé l’âme du Pirée, je n’irai pas dans les îles - you
destroy
 et l’hiver marche vers le printemps - deux fois je suis allée au Pirée, j’espérais un salut de la mer - rien ne nous a sauvés - au retour les jacinthes ne m'avaient pas attendue -
le monde continue en dehors de moi - je suis monstrueuse d ‘amour - tu es le monstre
aux sentiments tranchés - maybe we are two difficult persons - peut-être le monde
est-il plus difficile que la mer

 

Poème 4

et pourtant
en haut de Philoppapou un violoniste jouait en regardant l’image calculée de l’Acropole blonde
au bout d’avenues rectilignes brillait la mer du Pirée sans parler
la prison de Socrate n’est pas la prison de Socrate
je ne savais pas où était le violoniste
juste vu un clochard, plus bas, installé dans son campement sur la colline, un Diogène avec une tente, un chien, des bâches fixées sur bancs et tables de pique-nique, des sacs plastique, de l’ordre, il lit son journal, le violoniste joue - c’est ainsi
que se juxtaposent les objets et les hommes du monde
le violoniste tâche d’enclore l’Acropole dans sa musique, en haut, appelé par le ciel
j’aurais aimé aller au cinéma mais tu es fatigué
les désaccords ont le chemin de croix du Christ de Socrate de Diogène
et pourtant il joue
les passants ne pourront voir son visage, tourné vers les temples, absorbé par les dieux et la musique possibles - il ne faut pas le déranger, un seul intrus peut détruire les paradis
misérables - il joue - le violon face à l’Acropole, mon amertume qui regarde l’après-neige
ceux qui marchent dans la poussière des rues ne voient plus l’idée des temples
ceux qui mendient sont au ras de la terre ceux qui vendent sont engloutis de
l’humanité dérisoire qui rampe parmi les objets des supermarchés
les rues grouillent de médiocrité
mais ceux qui manifestent - le cordon de jeunes hommes beaux et bruns - peut-être ne
suis-je plus amoureuse - mais comment renoncer à la précision des corps - jouer
du violon tout en haut du monde - les vestiges des dieux dans la modernité pure - aller
manger avec toi au bord de la mer et des deux îles - ou jouer du violon face à l’Acropole -
la mer ou les dieux - les hommes ont trop de peines - les hommes mendient l’humanité - un seul s’en va avec son violon, il a les cheveux longs, il nous quitte - les dieux sourient -
les hommes de Syntagma ont les visages graves des révoltés - ils vivent encore -
sont-ils dieux modernes, ou ombres niées de dieux

 

Présentation de l’auteur




Mattia Scarpulla, Les cent pas et autre poèmes

I

Les cent pas

 

À Peppino Impastato

1

Depuis le Chili A. arpente le métro montréalais se sent en sécurité parmi les inconnus     à cause de ses cauchemars d’enfants mère père sœurs frères assassinés A. ne peut pas s’endormir sur un siège     A. se condamne à marcher dans un métro parcourant la ligne orange jusqu’à son terminus et repart dans un métro de la ligne verte ou jaune     le soir A. se cache avec l’aide des gardiens d’origine iranienne et des souris québécoises     en compagnie de deux caribous acadiens rescapés d’un génocide dans une forêt de Gaspésie tous trois s’endorment en s’étreignant dans la chaleur d’un placard rempli de balais et de blattes slaves qui leur portent le café le matin      chaque matin A. recommence à parcourir les dédales du sous-sol et les couloirs et les entrepôts et les rames du métro et à retenir sa dernière liberté

2

B. n’a plus de cœur  B. l'a arraché juste avant de monter sur un cargo pour quitter le Venezuela  B. a arraché ses mains sa langue son nez ses oreilles ses yeux     résister à trop de souvenirs     B. possède deux jambes et deux pieds musclés et marche du matin au soir en face du consulat du Venezuela    aller-retour aller-retour     les employés lui demandent en français en anglais et en vénézuélien pourquoi     aller-retour aller-retour      B. hurle que leur gouvernement encourage la mort et la misère dans leur pays      aller-retour aller-retour     les employés nés au Venezuela maintenant citoyens canadiens ont des maris des femmes des enfants québécois une maison deux voitures un chalet dans les Laurentides ou les Cantons de l’Est un arbre de Noël non synthétique et ne supportent pas la neige et le froid et leur passé vénézuélien n’existe finalement que comme une légende       les employés sortent et frappent B. à mort      

 

3

C. liste ses courses compte les arrêts de bus apprend leur nom      connaît le nombre de pas pour monter jusqu’à l’Oratoire Saint-Joseph       quatre kilomètres cinquante minutes exacts de marche entre le parc de La Fontaine et le marché Jean Talon      marcher et respirer     C. apprend les noms des bières de microbrasserie des entrées plats desserts de ses restaurants préférés où on l’informe aussitôt des nouveautés     C. connaît les noms prénoms de ses voisins leurs âges leurs signes zodiacaux grecs latins et chinois      C. a étudié et travaille comme archiviste      on connaît son talent partout dans les ministères parce que C. trie même les poubelles     dans lesquelles on jette par inadvertance une facture qui pourrait équilibrer un budget       un gobelet qui pourrait sauver l’écologie      et C. répète dans sa tête les noms répertoriés dans les archives du Service Secret Communiste Roumain       depuis dix ans ouvertes publiques transparentes       la dictature s’est écroulée le dictateur a été exécuté mais la dictature se poursuit aujourd’hui la dictature ne peut pas être oubliée C. répète les noms de ses amis et de ses proches qui ont collaboré avec la dictature  les noms de ses amis et de ses proches qui ont été torturés et éliminés par la dictature    C. attend que les collaborateurs survivants obtiennent un permis de séjour pour le Canada     C. attend de les croiser dans une rue

 

4

Peppino Impastato a protesté seul et s’est fait trucider par la mafia dans son petit village sicilien      par malchance il s’est réincarné dans un corps italo-canadien à Montréal      malgré lui Peppino a repris son combat et marche ses cent pas des institutions fédérales jusqu’aux institutions provinciales jusqu’aux bâtiments des entreprises de l’immobilier jusqu’aux maisons des mafieux de Montréal qui règnent avec la bénédiction de l’État   Peppino marche et crie ses cent pas en attendant sa prochaine condamnation à mort      en espérant qu’il ne sera pas seul cette fois à marcher      en espérant avoir la chance de se réincarner dans un corps non-italien qui aime oublier qui aime Ashton le Hockey et la chasse à la perdrix et non à l’humain

 

 

 

 

 II

L’écriture d’ongles sur ma peau

les livres brûlent dans la bibliothèque   les vitraux explosent    les cendres étouffent les gorges de leurs bourreaux    les pages crient pendant que les mots s’effacent avec les histoires     les pierres en chute libre écrasent tout le passé

on est venu chercher mes livres    on a rempli des cartons et des sacs     on a critiqué leur lourdeur    la poussière sur les étagères    leur odeur leur moisissure    on a ouvert des livres et lu des paragraphes en grimaçant les voix et les mimiques des personnages    on en a fait des chapeaux et des avions     le soir ma voix explorait en écho la solitude de mon corps dans mon bureau devenu un désert infini

on m’a enlevé mon ordinateur    mes disques durs     on m’a appris que la lecture servait à s’orienter dans la ville     à communiquer les nouvelles     à donner des ordres     on m’a appris à ne pas imaginer d’histoires       à ne pas imaginer les gens      à suivre une direction      un trajet univoque     établi   bien défini avec une seule destination plusieurs seuils et trappes       j’ai appris à répondre je n’existe pas

on m’a arraché mes crayons mes cahiers mes stylos mes photographies mes collections de timbres de pièces      on m’a appris à ne pas savoir écrire      que l’écriture n’a jamais existé que le langage était une illusion que je pouvais montrer un pouce pour recevoir mon plat de viande et légumes

on m’a coupé les pieds et on m’a cloué sur une chaise pour aider dans une cuisine près d’un lit où je vivrai travaillerai mon existence      pourtant la nuit la lumière éteinte les yeux fermés je trace avec mes ongles sur ma peau       j’invente des vies picaresques     mon sang me lave de la torture et de l’ignorance     mes cicatrices me rappellent mon existence

 

 

Mattia Scarpulla lit un extrait de son premier roman Errance, une vidéo Ulaval nouvelles.

III

Chairs amies

je me réveille et je ne me souviens pas si j’ai vingt trente quarante ans     j’enfile mes plus vieux vêtements      eux aussi ont traversé la France le Canada la Belgique la Roumanie et l’Italie et l’Italie et l’Italie et l’Italie       j’ouvre la porte et je suis à Rome ou à Gênes ou à Turin     j’ouvre les yeux et je me retrouve à Québec      je désintègre mon passé présent en sueur dans ma course du matin      

je croise en courant mes librairies préférées en France et Italie   des manifestations toujours défaites sur Place de la République à Paris sur la place du dôme à Milan sur la place de l’Union à Cluj-Napoca     je m’essouffle en traversant les Galeries royales à Bruxelles      j’accélère en m’extirpant de mon corps et je m’enfonce dans un vortex de sensations

avec son livre son appareil photographique et son vélo mon amie Aglika contemple les gestes les plus simples des passants      mon ami Mouthé pédale d’un campus universitaire africain à l’autre en évitant les explosions de Boko Haram et en cherchant à transmettre le plus de libertés possibles à ses étudiants       Katia et Marie organisent en riant un thé une randonnée un apéritif      Miriam Carolina Niels commencent un périple de conversations et de chansons en consumant leurs pieds dans une nuit métropolitaine qui ressemble un peu à Rome et un peu à Barcelone

on se retrouve tous à seize ans dans le bus 56      le même conducteur forcené qui parle de soccer et de pizza      vers l’école de nos premiers désirs et de nos premières erreurs       avec la migraine de bière du dernier amour       avec des ambitions d’écrivains cuisiniers photographes sportifs et avec

tous les matins je cours avec les jambes de Katia      les poumons de Marie     avec les bras de Mouthé     le sourire de Carolina      le cœur de Niels     les yeux et le nez d’Aglika       les pieds et les mains de Miriam      je retrouve leurs odeurs dans l’effort       je suis prêt à commencer ma journée 

IV

Mari et femme

 

la femme ne sait plus où se trouve la tête de son mari      son mari maniaque de l’ordre     il nettoie nettoie nettoie      et il l’oblige à nettoyer à nettoyer à nettoyer     le connard elle me répète en rigolant       et moi je les aime mari et femme     lui pour sa danse qu’il a apprise au Liban avant de partir en Europe pour les études     elle pour son odeur musclée qu’elle amène d’un territoire à l’autre d’une guerre à l’autre et parce qu’elle hurle pendant l’amour en se rappelant l’explosion des corps de sa famille      lui rit en me racontant leurs exploits sexuels toute une nuit ou tout un dimanche finissant inévitablement par l’entremêlement de leurs orgasmes et de leurs larmes       

mais le mari est mort      bêtement       un cafard avalé de travers       ça aurait pu être une réaction allergique à la piqure d’une guêpe grande comme un lion     ou un vase tombé du dixième étage d’un gratte-ciel sur le pauvre mari qui danse en chemise blanche jupe noire et talons aiguilles rouges     le connard me vole toujours mes vêtements    sa femme me répète en rigolant     on peut aussi mourir à cause d’une veste oubliée quand il fait moins vingt degrés        à cause d’un doigt enfoncé et bloqué dans la narine tout en pensant à sa propre mère qui interdit avec un index tendu de mettre ses doigts dans le nez     le résultat des accidents de notre existence belle merveilleuse riche magnifique est tragiquement le même        le mari est mort    

le mari est mort en avalant un cafard de travers pendant qu’il me racontait ses exploits sexuels avec sa femme      sa tête ne lui servant plus je la lui ai volée et sa femme la cherche      je me coupe la tête et la remplace par celle du mari       

le mari voyait des étoiles filantes en plein jour     était attiré par l’odeur de gâteaux et de plats de viande et de pommes de terre au four      souriait aux inconnus jusqu’à se faire tabasser      pendant un rendez-vous de travail il aimait s’imaginer les femmes et les hommes nus et il éclatait de rire      rêvait de changer de ville de pays d’essayer d’autres corps et d’autres têtes

j’apporte ma tête à la femme     elle hurle sur la tête de son mari vissée sur mon corps      elle m’engueule j’ai trahi notre amitié      lasse elle prend ma tête et la met sur le corps de son mari qui se met à ronfler       en écho à son ronflement je me souviens du village et de la plage de mon enfance       je pleure dans les bras de la femme qui se souvient d’une comptine apprise au temps de la guerre     nous nous dénudons et faisons l’amour en retombant en enfance et en guerre bercés par mon ronflement surgissant de ma tête sur le corps du mari

 

V

Prêt au combat

effondré mon cœur vide     ma peau en sueur glacée     je crains une nuit de solitude angoissante      je devrais sortir et crier la douleur de Rick Grimes      son fils Carl mordu par un zombie      je ne peux pas dormir et regarde encore dix épisodes The Walking Dead en me demandant si cette tragédie était le destin de Carl en buvant de l’eau pétillante en mangeant deux pizzas et en laissant à sept heures du matin un message à ce zombie de secrétaire de mon chef      pas de travail aujourd’hui     deuil deuil deuil deuil     pas tous les jours que Rick perd son enfant       que nous perdons Carl  

mon sommeil agité de cauchemars      mes collègues de travail et mes amis du soccer veulent me mordre         je me réveille courageux mange huit œufs crus comme Rocky Balboa bois du thé vert pompe mes bras en flexion hurle après mon centième abdominal    je me douche m’habille d’un t-shirt blanc d’une veste et d’un pantalon en jeans et passe une demi-heure à coiffer avec du gel mes cheveux frisés comme ceux de Rick Grimes      je vérifie tout en ordre dans les armoires les tiroirs    je plie encore une fois des chaussettes. je déplace deux coussins lave et essuie la vaisselle    c’est mon destin      je suis prêt au combat 

nous vivons le temps des zombies    la neige nous ensevelira l’océan dévastera la terre le soleil nous brûlera     et nous arpenterons le monde en survivant     nous vivons le temps des zombies     nous ne savons plus marcher sommes branchés aux voitures boîtons dans des chaussures achetées sur Internet en répétant de brefs trajets de l’épicerie à la banque du travail à la maison en répétant des codes des chiffres pour nous identifier      mais moi je suis prêt au combat en attendant l’apocalypse

Place d’Youville je regarde les gens descendre du bus les passants traverser    les zombies imitent bien les humains    cette vieille femme s’aide d’une canne pour cacher sa démarche incertaine     je la suis et mesure son crâne d’un coup d’œil       je m’approche d’un adolescent aux pieds plats et aux épaules courbées       je mesure l’épaisseur de ses genoux en pensant à la lame qui pourrait les sectionner      je suis une itinérante aux mouvements lents et elle s’enfuit après m’avoir découvert reniflant son cou      je m’assois dans les cafétérias près d’étudiants qui râlent qui grognent les yeux figés sur leurs écrans     je regarde dans la bouche d’hommes de femmes d’affaire qui parlent dans leur cellulaire    je veux assister à la chute de leurs dents premier symptôme de la dégénérescence de leurs fonctions vitales      j’esquive leur morsure quand les mâchoires se resserrent à la vitesse d’une guillotine     oui    j’observe et me prépare au combat      fort et courageux      demain je me porterai de nouveau malade au travail     je trouverai les couteaux et les tournevis adéquats pour trouer des cerveaux d’un seul coup

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Claude-Henri Rocquet aux éditions Eoliennes

Les éditions Eolienne, sises à Bastia, ont récemment publié trois gros volumes des œuvres poétiques complètes de Claude-Henri Rocquet1, que Xavier Dandoy de Casabianca m'a fait découvrir.

Disparu en 2016, cet auteur né en 1933 dans les Flandres – racines jamais oubliées qui lui faisaient aussi aimer la peinture de Bosch, Bruegel et Van Gogh, auxquels il consacra des livres - fut une rencontre déterminante pour l'éditeur corse, qui en parle dans un touchant hommage publié sur la revue Le Quartier Latin((http://www.quartierlatin.paris/?presence-de-claude-henri-rocquet)) :

Je n’avais qu’un peu plus de vingt ans et je venais de perdre père et mère quand je l’ai rencontré. D’une culture renversante – humiliante, même –, sa vie entière était orientée vers la création littéraire. Mais laquelle ? Son espace vital, construit autour de son bureau et de ses cahiers, protégés par une lourde muraille de livres, certainement protecteurs et bienveillants, était sa place forte. Au sein de cet espace chargé, sa culture se révélait de nature à renforcer la présence à la réalité, et notamment à la réalité de l’éphémère. De notre éphémère. Le temps est parfois plus mince qu’une vitre.

Enseignant, critique d'art, Claude-Henri Rocquet et l'auteur d'une œuvre prolifique (plus de 40 livres) dont 3 ouvrages consacrés à Lanza del Vasto, auquel il vouait une grande admiration : lycéen à Bordeaux, sa rencontre avec l'auteur venu donner une conférence fut déterminante dans son engagement à ses côtés, durant la guerre d'Algérie, « pour la paix et contre la torture ». Il publiera, en 1981, des entretiens réunis dans « Les Facettes du cristal », suivis d'autres avec le spécialiste de la préhistoire André Leroi-Gourhan (Les Racines du Monde, 1982) , ou l'historien des religions Mircea Eliade (L'Epreuve du labyrinthe, 2006) Le dialogue avec ce dernier2 le conduisit non seulement à réfléchir sur la nature et les métamorphoses du sacré, mais le prépara à la rencontre avec l'église othodoxe, au sein de laquelle il retrouva la foi, avec Anne Fougère, qu'il épousa selon ce rite.

entretien avec Claude-Henri Rocquet, ed. Le Centurion, 1983, 239 p.

Du poète, mais aussi dramaturge et comédien, notamment dans « Oncle Vania » au Théâtre du Nord-Ouest – monté par Jean-Luc Jeener – ou encore lauréat du grand prix catholique de littérature – en 2009. De l'auteur, dans le documentaire Le Jardinier de Babel, tourné en 1993, Xavier Dandoy de Casabianca dit encore :

L’homme était en quelque sorte un artisan continuateur de la Bible, contemporaine, éternelle, sans cesse renouvelée comme une mer, tantôt déchaînée, tantôt d’huile, mais jamais morte. La mer de Dun-kerque, l’église des dunes. Là où il était né.
Là où, aussi, il fût grièvement blessé, à bord d’une embarcation qui le menait à Bruges, par une tempête digne de Jonas.

S’il doutait ce n’était pas de la Bible, mais parfois, d’être allé trop loin, lui. Le Christ dans la pharmacie, Noël du clou… oui mais pourtant, voilà, le Christ pouvait être là, de nos jours. Il la rendait vraie ou bien peut-être, plus précisément, il se laissait relier à Elle. Peut-être un indice sur ce thème, cher, de la transparence. La lumière en transparence.

.

 

.

.

documentaire de Xavier Dandoy de Casabianca, Le Jardinier de Babel

Choix de poèmes par Xavier Dandoy de Casablanca

 

Déjà

 

Déjà le rouge a gagné les collines

Déjà l’automne se recueille

Dieu de grâce Dieu de lumière veuille

Que je me tienne dans le feu des vignes

 

Et que je vive encore une saison

Dans la douceur de ma maison

 

 

Village

 

Le village dans la brume

Appareille déjà vers l’hiver.

Brève sera la rougeur des vignes,

Brefs ces jours d’automne où la fumée

S’élève des feux d’herbes dans la vallée.

Prépare-toi donc à t’éveiller la nuit

Près de ton feu qui rêve et va s’éteindre

Si ta main ne le réconforte.

C’est alors que les yeux ouverts

Sur la neige qui vacille à la vitre

Tu t’étonneras d’être encore.

 

 

À l’abri

 

Trouverez-vous le chemin de la maison ? Verrez-vous sa façade ? Reconnaîtrez-vous l’arbre et le jardin ? Nous demeurons dans l’invisible et le village est transparent. Un buisson d’oiseaux le couronne qu’une source à midi revêt de rosée. Ce que vous prendrez peut-être sur le sentier pour une pierre stupide est le seuil de notre loge. Si vraiment vous désirez nous voir, prenez par la sylve, prenez par la sève.

 

 

Le poète quitte son jardin secret

 

Et maintenant que nul n’aura plus soin de vous

Mes arbres et mes herbes folles

Frères et sœurs de sève et de silence

Vivez vivez tenaces contre le rocher

Je vous confie au ciel à sa pluie à ses flammes

Je vous confie à vous-mêmes je vous confie

Au temps et à la terre

Au loin j’écouterai dans la rumeur humaine

Votre sagesse instruire les étoiles

 

 

Enfance

 

L’enclume répondait à la cloche matinale

et la cloche à l’enclume répondait. On entendait

bientôt la plume d’un écolier docile

porter le plomb d’un problème insoluble.

Combien de seaux ? combien de sacs ? de brocs ?

Combien de boisseaux et de pintes ? Combien ?

Combien de collines ? de lacs ? de pintades ?

Et combien d’entrelacs ?

Combien de temps encore me reste-t-il à vivre ?

Combien de fer, de nickel et de cuivre ?

Sur le cahier la tache rouge et la blessure

de l’encre magistrale comme un ruban de livre

de messe ou de prix

te rappelaient le sang qu’il faut qu’on verse

si l’ennemi brise la paix des villages et des sillons

d’ici.

Combien ?

Combien de temps vous reste-t-il à vivre ?

 

 

Portrait

 

Je suis le creux du ruisseau

Son lit rugueux de cailloux

Mais je n’en suis pas la source

Elle naît en lieu plus haut

Plus secret et plus profond.

Si je ne suis qu’ossements

De pierraille que l’insecte

Sec et froid traverse, inspecte,

Ou si l’eau s’empresse et perle

Et parle aux herbes, au merle,

C’est la loi de la saison

Non celle de ma raison.

Ma vertu est patience.

 

 

Avec ce double volume se clôt l'édition de l'œuvre poétique complète aux éditions éoliennes.

Il comprend : Tome 3 (Art poétique) Avant-propos d’Anne Fougère ; Le mineur obstiné, propos de Claude-Henri Rocquet recueillis par Paul Lera ; Art poétique – Dialogue interrompu de Claude-Henri Rocquet & Daniel Cunin ; Art poétique : choix de textes ; Les deux interlocuteurs de Claude-Henri Rocquet : Paul Lera (1933-2009), Daniel Cunin / Tome 4 (Petite nébuleuse) : Petite nébuleuse ; L’arche d’enfance : Les cahiers du déluge ; Sept récitations ; La mère ; Celle qui parle ; L’enfance et la mémoire ; L’enfance de Salomon ; Sept poèmes publiés ici & là. Notes de l’éditeur. Biobibliographie, par A. Fougère. Claude, par X. Dandoy de Casabianca. Postface de l’Œuvre poétique complète, par J-L. Jeener.

 

 

Présentation de l’auteur




Barry Wallenstein, poèmes inédits extraits de Pandemonium

Ces poèmes, traduits par Marilyne Bertoncini, et inédits en Français, sont extraits du  CD Pandemonium (( Cadence Jazz ecord, 2005))

Barry Wallenstein dit "How the day begins"

How the Day begins

the day starts out as still

as a windmill caught in a calm absolute

that dreamy divagation

holds the man alive well into his future

thinking of it.

the day begins this way :

there's a bustle around the house

four kids, two his owns and two visiting,

are, literally, banging life into the place

thinking of it

the day starts out with windmill blades

holding the sunlight, and in the evening,

with moonrise, the fins again glow, and

there is no fire, no alarm

no one thinks of it.

the day resumes its burden

working deep into a leafless March

which stalls till mid-month,

holds its breath and releases April

think of it : April.

the day dissolves to evening

as in the old days

and lowers its eyes to the light ;

and every thought on the edge of dread

buries itself in night.

 

Comment démarre la journée

la journée démarre aussi doucement

qu'un moulin à vent par un calme absolu

cette errante rêverie

maintient l'homme bien en vie pour son futur

penser à cela.

la journée commence ainsi:

ça s'agite dans la maison

quatre enfants, deux à lui et deux en visite,

y font, littéralement, exploser la vie

penser à cela

la journée commence avec des ailes de moulin

retenant la lumière du soleil, et le soir,

au lever de la lune, les nageoires à nouveau brillent , et

il n'y a pas de feu, pas d'alarme

personne n'y pense.

le jour reprend son fardeau

de profond labeur dans un Mars dépouillé

qui stagne jusqu'au milieu du mois,

retient son souffle et libère Avril

y penser : avril.

le jour se dilue en soirée

comme autrefois

abaisse ses yeux à la lumière;

et toute pensée sur l'arête de la peur

plonge dans la nuit.

Pandemonium

They, driven by doubt and a whim, opened the box

and out everything jumped, fluorescent

and fearsome, and the box became famous

for its nightclub/late nighttime release and later

worse, that rumble befor the joists gave

and the bleeding call to the world,

but the world wasn't listening

with its nations pinpoint pressed to the wall ;

the nations'armies slouch in lassitude and fog

while the generals speed to their offices

to calculate scores, the scores of blame, long

having forgotten the box and its many tongues of flame.

Pandemonium

Eux, poussés par l'incrédulité et un caprice, ouvrirent la boîte

et hop! tout en sortit, fluorescent

et terrifiant, et la boîte devint célèbre

pour ses nightclubs/ exclusivités de minuit, et plus tard

encore pire, ce grondement avant que les solives ne cèdent

et la fascination du monde pour tout ce sang.

mais le monde n'écoutait pas

avec ses nations épinglées au mur, sur la carte ;

les armées des nations, lasses,  se traînent dans le brouillard

tandis que les généraux filent à leur bureau

pour calculer des scores, le score de leurs fautes, chacun

ayant depuis longtemps oublié la boîte aux mille langues de feu.

Lorelei

Cast a different set of dice

direction Lorelei

an island of spices

a package tight as Lorelei

sprung from a dream

and a good luck toss -

this straight backed head high

visage of Lorelei.

In earlier days the dice said :

love that tree for its knothole

the blades of grass for their fancy

and anything that moves without speaking.

So I did and shared the loneliness of the grass,

the shame of the tree,

and rolled again till the bones came yes

the swift gait and swaying - Lorelei ascending.

Bending, she blows on the sand - golden to the eye

and a cloud goes up shape shifting - breath of Lorelei.

Lorelei

Lance à nouveau les dés

direction Lorelei

une île à épices

un joli lot, bien ficelé, comme Lorelei

jailli d'un rêve

et d'un heureux coup de dés -

surgissant, tête haute,

ce visage de Lorelei

Jadis, les dés disaient :

aime cet arbre parce qu'il est creux,

les brins d'herbe pour leur fantaisie

et tout ce qui bouge en silence.

Ainsi faisant, je partageais la solitude de l'herbe,

l'humiliation de l'arbre,

en relançant les osselets jusqu'à ce qu'ils apportent

la démarche légère et ondulante - l'apparition de Lorelei.

Penchée, elle souffle sur le sable - dorée au regard

et la forme fluctuante d'un nuage s'élève - souffle de Lorelei.

Performance de Barry Wallenstein à la cave Romagnan, Nice

THE JOB, 2008

Sometimes this air I’m in

is so sulfurous, thick and unworthy,

I need to take much shorter breaths

to widen the zone of gasping.

My odd job is

to remember and write down,

with pencil, not pen,

the names of the ones disappeared,

then I hand the paper back 

to the state.

I’m not very good at this

and soon expect a reprimand.

I confuse Joe with Josephine,

Michael with Michelle,

Sally with Sally – gender errors.

And, on occasion, I reverse the truths

of their expirations.

Stupid me.

They all went quickly I report.

The few law suits die in court.

When the air is really bad

we all lean westward

and curse our jobs.

But if I lose this assignment

I may have to be pushing buttons again,

as during that sorrowful time 

melting by the Equator,

that was not a job to talk about.

 

LE BOULOT, 2008

Parfois, l'air dans lequel je suis

est si sulfureux, épais et dégradé,

que je dois inhaler de plus courtes bouffées

pour écarter la suffocation.

Mon petit boulot, c'est

de me souvenir et d'écrire

au crayon, pas au stylo,

le noms des disparus,

puis je rends le papier

à l'état.

Je ne suis pas très bon à ça

et je m'attends sous peu à une réprimande.

Je confonds José et Joséphine,

Michael et Michèle,

Sally avec Sally - erreurs de sexe.

Et, parfois, j'inverse la vérité

sur leurs trépas.

Que je suis bête.

Ils sont tous passés très vite, j'écris.

Les rares suites judiciaires s'éteignent au tribunal.

Quand l'air est trop mauvais

on se penche tous vers l'ouest

et on maudit notre boulot.

Mais si je perds cette mission

il faudra de nouveau que je tire des sonnettes,

comme dans cette période affligeante

en nage, à l'Equateur,

où je comptais des enfants :

c'était pas un boulot dont il faudrait parler.

 

 

.

Track listing: 01. Blues Again Lorelei (Barry Wallenstein) - 5:42; 02. A Little Bunch of Could Haves (Barry Wallenstein) - 2:20; 03. Ballad (Barry Wallenstein) - 1:58; 04. Drinking (Barry Wallenstein) - 2:18; 05. At Thoor Ballylee (Barry Wallenstein) - 6:17; 06. The Job 2008 (Barry Wallenstein) - 2:48; 07. Days of the Week (Barry Wallenstein) - 1:58; 08. Backstage To Be Spoken with Grass (Barry Wallenstein) - 4:40; 09. "lifey/Deathy": Sewer and Tree Commintment to a Fog (Barry Wallenstein)- 4:18; 10. Insinuation Crime (Barry Wallenstein) - 5:22; 11. Bigs & Little Prayer (Barry Wallenstein) - 5:05; 12. How the Day Begins (Barry Wallenstein) - 2:18; 13. Footsprints (Barry Wallenstein) - 3:25; 14. A Little Bunch of Could Haves (alternate take) (Barry Wallenstein) - 2:22; 15. The Job 2008 (alternate take) (Barry Wallenstein) - - 3:34

Barry Wallenstein (voix); John Hicks (piano); Curtis Lundy (contrebasse); Vincent Chancey (cor français); Daniel Carter (saxophone, trompette; Serge Pesce (guitare préparée)

.

Présentation de l’auteur