Layli Long Soldier, Where as/Attendu que, traduit par Béatrice Machet

Maintenant
faire de la place dans la bouche
pour lesherbeslesherbeslesherbes

Ce tercet plante le décor. Layli Long Soldier se donne pour objectif de s’ouvrir, de se désencombrer, de  parler avec d’autres mots pour faire advenir l’originel et cette injonction est immédiatement suivie par l’évocation de cavaliers et de chevaux dont on imagine que ce sont ceux de l’envahisseur.

Ce recueil est divisé en deux parties. La première reflète les préoccupations de l’auteure dont la plus importante, sans nul doute, est de voir, de regarder autour et en amont de la langue pour retrouver les mots originels. S’ensuit un va-et-vient entre la langue de son peuple – Layli Long Soldier est une jeune poète et artiste sioux Lakota Oglala – et la langue de l’envahisseur. Car c’est bien comme cela qu’on doit le nommer.

Layli nous dit tout au long de ce cheminement de langue à langue que les mots, l’écriture sont vitaux. Les mots, peut-être pas ceux qu’il aurait fallu employer car il y a un fossé entre les deux cultures, une brèche à colmater ; il y a elle puis elle : regardes-tu comment je suis devenue deux ?

L’écriture est au centre de cette partie  du livre. Tous les moyens sont bons pour nous obliger à regarder sur la page, regarder/lire des mots jetés avec leur contenu d’abominations, ces mots qui changent à partir du moment où l’on en parle au passé et pourtant cela a bien eu lieu… :

il fut traîné ou bien ils le traînèrent le long de la route… et cela commence avec sa tête sur le sol et ses cheveux dénoués.

Layli Long Soldier, Attendu que, Traduction Béatrice Machet, Editions Isabelle Sauvage 2020

Tous les moyens sont bons. Layli avance en écriture avec brusquerie. Elle scande plus qu’elle ne chante à moins que ce ne soit le chant scandé de ses ancêtres qui remonte du plus profond : passages heurtés psalmodiés : regarder/lumière/herbe/corps/entier/bouge entièrement… ; mots biffés ou encore texte - pour nous laisser entrevoir des drames absolus comme la bataille de Little Bighorn - emprunté et partiellement tronqué : métaphore de tous ces braves qui sont tombés au combat et dont on retient que ce fut un massacre gratuit et qu’ils voulaient vivre en paix.  

Ou encore ce travail vertigineux sur la langue dans le poème intitulé « 38 » qui raconte la pendaison de trente-huit hommes dakotas sous les ordres du président Lincoln alors qu’il avait signé la proclamation d’émancipation. Et ce poème commence par « Here, the sentence will be respected, I will compose each sentence with care, by minding what the rules of writing dictate.” Le mot « sentence » en anglais a la double signification de « sentence » mais aussi de « phrase » queLayli promet de composer avec soin, en ayant à l’esprit les règles qu’écrire dicte. Écriture sous auto-surveillance comme si les faits rapportés étaient si dramatiquement importants qu’il faille justifier qu’ils le sont dans une écriture exemplaire.

Faut-il comprendre que les faits pourraient être réfutés sous prétexte que mal-écrits ?

Et cette suspicion que l’auteure s’auto inflige nous pouvons la comprendre quand elle rappelle les traités qui dépossédèrent progressivement les Sioux Dakotas de leur terre, traités dont le contenu était (volontairement ?) si obscurs qu’ils ne pouvaient être compris. Tout se trouve dans le langage que nous utilisons, nous dit Layli.

Un mot chargé de significations et d’images ouvre la porte aux analogies et à l’imaginaire. Le fait qu’il soit entendu dans les deux langues double cette capacité à nourrir l’écriture ou à l’inverse à la scléroser. Mais c’est une traduction débordante pour comment je ne réussis pas à dire ce que j’ai à l’esprit virgule la douleur méta-locutoire d’être « pauvre en langue ».

 

Parce que je dois l’écrire pour le voir virgule je supplie le dictionnaire d’apprendre un mot pour « pauvre » virgule dans un langage que  j’ose appeler « mon » langage virgule qui suis-je [… ] parce que je me sens wahpániča je me sens seule.

Ensuite, il y a ce besoin de liberté chez Layli qui se traduit par un rapport corporel à l’écriture : Étrange comme allongée sur le côté ça fonctionne. Et quand ça fonctionne, elle reçoit des cadeaux-mots qu’elle accueille et elle le confesse, un mot peut être un poème, croyez-le, un mot peut détruire un poème. Un mot, c’est sérieux, écrire, c’est pour que je me souvienne, nous dit-elle.

Toute expérience est faite à travers le corps lui a dit quelqu’un, mais elle n’a pas senti.

 

Drames passés, drames présents, l’auteure avance en totale confiance avec son lecteur jusqu’au drame intime qui est vécu et revécu par l’écriture : Quand ai-je ? Où ai-je ? Perdu bébé.

Dans la deuxième partie, Layli Long Soldier cite, commente et dénonce de façon détournée, les déclarations du Congrès d’avril 2009 qui visait à présenter des excuses aux peuples premiers d’Amérique.

Le « je » s’installe dans ces « Attendus » pour remémorer la petite enfance, son lot d’humiliations et de craintes parce qu’une vie entière les yeux baissés/parce que des siècles dans la désolation. Et il fallait serrer les dents et avancer quand même et cette volonté de  ne pas se plaindre se transmet de génération en génération : le frisson de ma fille n’est pas nouveau nous dit l’auteure, c’est une vieille pratique profondément ancrée qu’elle a apprise de moi en m’observant.

Et alors, c’est le rire nerveux qui remplace les larmes face à l’hypocrisie des déclarations : L’arrivée des Européens en Amérique du Nord a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire des peuples premiers.

Layli commente chacune d’entre elle avec la violence contenu de celle qui n’accepte pas ces soi-disant excuses mais elle avoue aussi qu’elle se lasse de son effort à faire coïncider l’effort de la déclaration avec dirons-nous la réalité des faits. Blego,je suis fatiguée nous dit la poète, quand je grimpe sur le dos des langues, les chevauche et les conduits jusqu’à l’épuisement.

On pourrait être étonné de constater que persiste encore et peut-être plus que jamais, ce que Layli appelle « le vide indien », ce malaise qui l’étreint dans toutes les circonstances de la vie et pas seulement en écriture –et ce mot « indien » est obsolète si l’on en croit le dictionnaire ; il faut le remplacer par « indien d’Amérique ».

 

Si le langage de la race est véritablement attaché au vide quel qu’il soit je ressens maintenant la coque me pénétrer, tête genoux pieds, si j’ose dire, en position fœtale… 

Dans le chapitre « résolutions » de cette deuxième partie Laly Long Soldier insère ses propres résolutions et elle le fait dans une liberté d’écriture dont on peut penser qu’elle est un vertige, une façon désespérée de dire et de se faire entendre. Vertige mais pas chaos, désespoir mais volonté extrême de résister, face à ce et ceux qui occupe(nt) non seulement le pays mais la langue.

Nous retiendrons de ce recueil sa composition maîtrisée qui court avec une grande subtilité de mise en page entre poésie expérimentale, poème visuel, prose, histoire, réflexion juridique et qui plus est entre deux langues.

Et pour terminer je reprendrai son introduction à la deuxième partie du livre :

 

 I am a citizen of the United States and an enrolled member of the Oglala Sioux Tribe, meaning I am a citizen of the Oglala Lakota Nation — and in this dual citizenship, I must work, I must eat, I must art, I must mother, I must friend, I must listen, I must observe, constantly I must live.

Je suis citoyenne des États-Unis et membre de la tribu Sioux Oglala, ce qui signifie que je suis aussi citoyenne de la  nation Lakota Oglala : c’est au sein de cette double citoyenneté que je dois travailler, que je dois manger, que je dois œuvrer, que je dois materner, que je dois lier amitié, que je dois écouter, que  je dois observer et que constamment je dois vivre.

 

« Lakota » signifie « allié » mais aussi « ami »

Ce recueil est traduit de façon exemplaire par Béatrice Machet qui s’est faite la spécialiste de la poésie amérindienne et dont le travail de passeur entre la francophonie et les peuples premiers des États Unis est plus que précieux.

Présentation de l’auteur




Jean-Claude Touzeil, Yvon Kervinio, Prendre l’air

Si vous ne connaissez pas les publications de l’Aventure Carto dirigées par Yvon Kervinio, le talentueux photographe breton, visitez son blog, les différents sites du net qui présentent son travail et procurez-vous ses albums. Yvon, infatigable collecteur d’images, aime travailler avec les poètes, les associer à ses projets, les photographier aussi.

Jean-Claude Touzeil, qui a déjà accompagné plusieurs ouvrages d’Yvon Kervinio dont le régalant Vox populi en 2018, récidive en janvier dernier avec un opus sur le cirque : « Prendre l’air », un titre fort à propos en ces temps de réclusion forcée.

Le confinement

on le jette aux oubliettes

je sors prendre l’air

Jean-Claude Touzeil, Yvon Kervinio, Prendre l’air, L’Aventure Carto éditions, janvier 2021, 64 pages, 10 euros.

Yvon Kervivio, qui pratique le reportage, a photographié le monde du Cirque pendant vingt-cinq ans, de 1990 et 2017, un monde passionnant, de haute exigence, qui souffre en ce moment de ne pouvoir se produire.

Entrent en piste dans cet album une trentaine d’artistes circassiens d’envergure internationale, issus des différents continents : acrobates, jongleurs, trapézistes, dompteurs, clowns, prestidigitateurs, équilibristes, monocyclistes… Seuls ou en groupes, femmes, hommes et enfants, ils sont tous photographiés en plein spectacle, au sommet de leur art. L’instantané est net, précis, de haute volée.

Autant de poèmes que de photos. Le poète, souffle suspendu, ne cherche pas à rompre le précieux équilibre qu’il a sous les yeux. Il opte pour de courts tercets, proches du haïku. Tension, précision, surtout ne pas se rater. On reconnaît sa patte facétieuse qui, sans redondance, oscille entre humour et émotion. Le décalé, c’est sa pirouette à lui.

 

Sous le chapiteau

l’accolade au vieux lion

plus léger que l’air

 

On ne peut actuellement sortir de chez soi mais il est permis d’acheter son ticket d’entrée, modeste, pour ce cirque-là et de trembler au spectacle, tel un enfant émerveillé.




Florent Dumontier, éclair éclat erre

C'est comme si Florent Dumontier, après avoir déjà exploré la lumière et les « spectres d'ombre » dans son premier ouvrage, déjà paru aux éditions de la Crypte, cherchait la définition de l'éclair, qui ne serait en fait qu'un mot-valise. Eclat erre, éclair. Le mouvement et la lumière. Mais ce titre tente aussi  une définition du poème : un éclair, de l'éclat et une forme d'errance.

Ce poète, né en 1989, lauréat du Prix de La Crypte – Jean Lalaude 2015, prix dont ont bénéficié avant lui Éric Sautou et Valérie Rouzeau, aborde la poésie par sa face mystique et spirituelle. Professeur de philosophie et de théologie de l'art, il semble nous faire plonger dans la douce mélancolie de la méditation.

On sent du calme, de la patience dans cette écriture. C'est tout d'abord l'image mystique de la table, puis l'alternance d'aubes et de crépuscules et toute la mélancolie qui va avec. « Du déclin de l'aube à son prochain éclat, la lueur et la pénombre où refondre l'azur pour demain. » 

Florent Dumontier, très à l'aise dans les clairs-obscurs, nous entraîne dans des ambiances tamisées. Ici la lumière y est à la fois « dévêtue », « précaire et sans cape », « étreinte contre toi », « muette et affaiblie », « courbes ». Les lueurs « s'affaissent ». Point de projecteur, ni aveuglement de pleins phares, « Tout le clair, rassemblé, se tarit dans le vase muet de la nuit ».

Florent Dumontier, éclair éclat erre, La Crypte, 66 pages, 12€.

L'auteur en quête de lumière fouille aussi la pénombre, la fatigue, l'écroulement des corps « désheurés jusqu'à usure / jusqu'à la cassure / du jour ». Il explore la nuit, la mort « quoi vivre quand mort n'a plus rien de trouble / et simplifie le sang / à l'extrême ».

Mais tout de même l'espoir n'est pas loin. Dans son triptyque bleu blanc sombre, le bleu est sur la table et « la lumière à ton chevet ». Ici pas de ce ciel bas et lourd qui oppressait Baudelaire, dans sa tentative de rassembler le clair, le poème est aéré, il éclate, il éclaire et erre longtemps en nous

Percer le mystère de la vie, née de la lumière, qui un jour vient à s'éteindre « est-ce la fin du visage / quand ton corps / appuie/ un dernier souffle / à la lumière dont le cadre ne porte plus rien ». Car la lumière peut dire aussi la mort, ce « vertige encore plus grand » que tous les vertiges...

La poésie de Florent Dumontier est, elle aussi, un vertige délicieux qu'il faut prendre le temps de découvrir.

Présentation de l’auteur




Miguel de Cervantes et Tirso de Molina, Maris dupés

En publiant « Maris dupés », les Presses Universitaires de Lyon présentent deux pièces peu connues de Miguel de Cervantes et Tirso de Molina, deux des plus célèbres écrivains espagnols du Siècle d’Or. Grâce à ces textes, le lecteur pourra facilement constater que le fait de nommer ainsi la période comprise entre 1525 et 1648 n’est pas superflu : en effet, cet ouvrage bilingue nous permet de nous régaler avec la richesse inouïe du langage et le génie créatif qui s’est développé pendant cette période faste des lettres espagnoles.

Le Entremés du viejo celoso, (Intermède du vieux jaloux) écrit par l’auteur de Don Quichotte en 1615 et la nouvelleLos tres maridos burlados (Les trois maris dupés, 1624) de Tirso de Molina, créateur par ailleurs du mythe de Don Juan avec El burlador de Sevilla, s’inscrivent dans la tradition du deleytar aprovechando, où l’on mêle l’intention moralisante avec une veine humoristique irrésistible. Les deux pièces critiquent ainsi la coutume du mariage arrangé, très répandue à l'époque, et rendent hommage à l’imagination et l’audace de plusieurs femmes déterminées à duper leurs maris, pour mieux revendiquer  une inversion de rôles qui leur était refusée.

Ces pièces sont donc à la fois « burlesques et exemplaires », comme suggère l'intéressante introduction du livre, et sont le reflet d'une société en crise. Cervantes et Tirso de Molina décrivent des scènes urbaines où les personnages se sentent prisonniers des règles morales, en imaginant des tromperies qui remettent en question le mariage « en tant qu'institution juridique vide et structure répressive ».

Miguel de Cervantes et Tirso de Molina, Maris dupés, Edition bilingue, Presses Universitaires de Lyon, 2020.

 

La ridiculisation des personnages masculins s'avère plus crue  dans « l 'Intermède du vieux jaloux », où l'adultère est directement évoqué car doña Lorenza trompera son mari sous son propre toit.

De son côté, Tirso de Molina s'inspire du modèle proposé par le Décameron de Boccace : « Les trois maris dupés » fait partie des Cigarrales de Toledo, une série de divertissements basés parfois sur des sources « folkloriques et populaires » dont l'intention moralisante s'appuie sur une moquerie moins blessante que celle du texte cervantin, et qui en tout cas ne possèdent pas le caractère grivois de la première pièce du livre.

Les deux textes, malgré leurs différences, ont en commun une théâtralité très efficace. Par exemple, même si le texte de Tirso de Molina est narratif, il n'en est pas moins dépourvu de quiproquos, exclamations et coups de bâton, pour le plus grand plaisir du lecteur. De même, la critique des maris jaloux ou possessifs se fait pour les deux auteurs à travers un mécanisme de mystification très intéressant : administration de somnifères, échange de portes, introduction de l'amant derrière une tapisserie représentant le Roland furieux  de l'Arioste... Ce mécanisme n'est pas sans rappeler la philosophie de Descartes et la mise en question des sens, qui aboutira en 1635 à un autre chef d'oeuvre du Siècle d'Or : La vida es sueño (La vie est un songe) de Calderón de la Barca.

S'il ne s'agit pas à proprement parler de textes inédits en France, « Maris dupés » est un ouvrage dont le travail de traduction, mené par Nathalie Dartai-Maranzana pendant plusieurs années dans le cadre de l'atelier de traduction classique du Master de traduction littéraire, permet au lecteur français la découverte de deux œuvres fort réjouissantes. Justement, si cette traduction, comme le suggère la propre Nathalie Dartai-Maranzana, est loin d'être parfaite, le but a été de trouver des compromis pour actualiser une langue classique très riche et très complexe, sans la dénaturer. On a donc accès à une version qui se lit avec grand plaisir malgré certaines périphrases, mais dont les trouvailles brillantes respectent le sens comique et aident également le lecteur français à profiter pleinement de la lecture des œuvres de deux auteurs majeurs de la littérature universelle.

 

 




Traversées, numéro 97

“La littérature est universelle », comme indique Patrice Breno « en guise d'éditorial » du 97e numéro de la revue Traversées. Il ajoute que « un écrivain puise sa culture dans le monde et pas seulement dans son seul milieu, dans son seul pays”. Les nombreux/ses auteur/es présent/es s'inscrivent bien dans la ligne éditoriale de la publication belge, à l'instar de Antoon Van den Braembussche, dont les textes originaux en néerlandais sont traduits en français et insistent sur le travail de mémoire

Ne fais pas mémoire de moi,

Fais plutôt mémoire de la mémoire. 

Traversées, n.97, 2021-I,148 p. 15 euros

On peut lire aussi en version originale et en français des textes de l'auteur nord-américain Peter Gizzi, l'un des principaux représentants de la poésie narrative outre-Atlantique. On découvre une écriture humaine qui se pose des questions sur ce que doit être la tâche du poète :

 Les bons poètes défient les choses

avec leur cœur. 

On retrouve cet aspect narratif dans le poème Un malheur, de William Cliff, alors que les aspects d'humanité et engagement envers les autres sont présents aussi dans le poème Plans de coupe à l'horizontale, de Nadine Travacca, qui se déroule dans la banlieue de Ramallah en Palestine. De même, Carmen Pennarun nous rappelle que « l'oubli de l'autre au cœur des chaumières brûle assez de feu pour cuire le pain du quotidien ».

Dans ce mélange d'universalisme et de mémoire, il est question de trois artistes disparus : Claude Vancour rend hommage au chanteur berbère Idir dans le poème Transmed alors que Paul Mathieu écrit un très beau texte en mémoire de l'écrivain chilien Luis Sepúlveda, Un bateau s'en va. Paul Mathieu retrace à son tour la vie et l’œuvre de Francis Chenot, pour qui « écrire est d'abord cri ».

La pandémie s'érige bien évidemment en protagoniste de nombreux textes, puisque on vit une Saison close Orianne Papin nous communique son désarroi. François Teyssandier se demande aussi comment Retenir le temps qui vient, où il est question d'une mémoire qui

 n'amasse pas que des souvenirs

Elle retiendra aussi les futurs éclats du temps 

Arnoldo Feuer nous dit pour sa part, très clairement, que

Un temps

de bornes

s'est levé .

Cette nouvelle donne dans les rapports au monde débouche dans des regards inquiets et sensibles sur la vie et le temps, comme celui de Laurence Werner David,

Vos grands yeux d'ombres

Sont si redoutables quand, la nuit,

Ils naviguent au bord du bocage des têtes 

Pour esquisser une réponse face au mal être, Timoteo Sergoï pense qu'il est nécessaire de repousser les murs : c'est ainsi que « Nous découvrirons la montagne et ses couronnes de brouillard ». Béatrice Pailler ou Marie-Claire Mazeillé cherchent de leur côté à porter un regard qui puisse dépasser l'immédiat et rompre les digues pour atteindre des nouveaux chants (Pailler) sans oublier que « l'horizon est plus vaste que la mer » (Mazeillé). Pour sa part, Aline Recoura tente de réinventer le réel en affirmant

Hier j'ai fait un bouquet

avec les fleurs que je n'ai pas .

Quant à elle, Martine Rouhart semble aussi chercher un refuge, mais cette fois

à l'intérieur de ce jardin

qui s'éveille

dans une inspiration

de poète

aux battements

du jour ,

alors que Frédéric Chef nous transporte sur l’île Callot, près de Carantec, où la nature est le personnage central de sa réflexion, bercée par la lecture de Pierre Loti

Les auteur/es esayent donc de rêver d'un monde nouveau, où le questionnement sur l'existence et sur notre rôle dans la société actuelle semble s'inscrire dans le contexte historique trouble que nous vivons : Adriaste Saurois affirme dans Génération que nous sommes

la génération vaine

désabusée, déjà usée

par l'arc-en-ciel du kérosène .

Dans cette recherche d'un autre monde, Jeanne Champel-Grenier joue avec les mots et tente de créer une nouvelle langue dans le poème À enfant neuf langue neuve, et Patrice Blanc nous explique qu'il faut

 creuser l'histoire de notre corps

ce en quoi l'on croit

en nos rêveuses vies .

Cette idée rejoint un poème plein d'espoir d’Yves Patrick Augustin qui insiste sur le fait que le temps n'est jamais stérile.

Une autre réponse face à l'immobilisme auquel nous sommes contraints est la présence de l'autre, comme le suggère depuis les États-Unis Stella Radulescu, qui « détruit les légendes » pour expliquer ensuite que

 on est deux dans le miroir des heures

et l'herbe pousse

à côté

printemps 

Une présence qui peut s'ériger en rempart contre l'oubli quand il s'agit d'évoquer les êtres chers, comme le fait Denis Emorine, tout en étant conscient que les mots peuvent nous trahir. On peut également créer un monde onirique et personnel, comme Hicham Dahibi, qui évoque aussi ce « printemps dont on ne peut profiter ».

Certains textes en prose, comme les deux nouvelles de Pierre Krieg, ont en toile de fond des lectures de Nietzsche ou de Kerouac pour insister sur « le sentiment cruel de l'insignifiance de mon existence ». Quant à André Doms, ses Topiques apportent une réflexion historique et sociologique sur les valeurs de notre civilisation. Chantal Couliou, elle, propose une nouvelle à partir d'un fait divers qui dévoile le désespoir d'une mère. Pour finir, Philippe Barma écrit cinq courts textes évocateurs intitulés Barzy ou les Évangiles de la Thiérache.

En somme, les presque 150 pages du numéro 97 de Traversées nous proposent des textes globalement inspirés par l'actualité qui atteignent l'objectif proposé par Patrice Breno : ne pas se limiter « à nos frontières artificielles » et bâtir ainsi des moments de partage autour d'une publication qui fait preuve d'une sensibilité accessible et plus pertinente que jamais.




La minute lecture : Paola Pigani, La chaise de Van Gogh

Dans son deuxième recueil publié aux éditions La Boucherie Littéraire, Paola Pigani trace le portrait d’un père, Lino, d’un territoire et à travers eux, d’une enfance.

Les poèmes, narratifs, sont à la lisière du récit réaliste : profondément ancrés dans un souvenir vivant qui va piocher dans la langue (l’italien comme autant de balises tout au long du texte), les couleurs, les odeurs, les anecdotes relatées avec une tendresse sans mièvrerie. Paola convoque aussi un parcours, ponctué de lieux (Brussel, Trieste, les forêts de Yougoslavie…), d’époques de vie, de dates (l’été 1976 par exemple), et son livre est un hommage au courage de son père et de tous les émigrés, au labeur sans fin de la terre, à une forme de misère qui n’empêchait ni l’amour ni le rire. Dans la dernière des quatre parties qui composent ce recueil, l’auteure revient sur les lieux de son enfance, après la disparition de son père. Il y a alors une telle simplicité du dire la douleur, sans pathos, que l’émotion s’impose durablement (l’image de ce cœur tracé dans la dalle de béton me bouleverse encore). En attendant de commander ce très beau livre chez ton libraire, tu peux écouter un extrait ici :

Paola Pigani, La chaise de Van Gogh, éditions La Boucherie Littéraire, 2021.




Par tous les chemins (Florilège poétique des langues de France)

Certes, on ne le dit pas ouvertement mais l’idée que la production littéraire en langue régionale serait tournée vers un passé idéalisé, utilisant de surcroît un formalisme suranné, semble bien ancrée dans les esprits.

Il était donc nécessaire de montrer, par l’exemple, l’infinie variété et la modernité de la création poétique en langues régionales.
Les coordonnateurs de cet ouvrage ont ainsi jugé utile, pour la première fois, de mettre en dialogue une sélection de textes poétiques de six langues de France : alsacien, basque, breton, catalan, corse et occitan.
Ils ont tenu aussi à présenter les auteurs de ces textes, à les situer dans leur espace et dans leur temps, à donner les références bibliographiques de leurs œuvres.
Il en résulte un ouvrage polyphonique, au sens propre et au sens figuré.
Loin des préjugés parfois issus d’une production « régionaliste » – elle aussi existante et pas forcément méprisable, qu’elle soit écrite en langue régionale ou en langue française, mais peut-être trop centrée sur le village d’autrefois et les souvenirs d’enfance – les textes publiés embrassent d’autres horizons : la dimension transculturelle de l’existence, la solidarité par-delà les frontières ou encore l’introspection lucide et sans concession.

Par tous les chemins (Florilège poétique des langues de France), édition bilingue, Coordination : Marie-Jeanne Verny, Norbert Paganelli, Le Bord de l’Eau, 475p, 2019

Dans le même temps, la forme du poème a été pulvérisée : la rime a été oubliée, la forme fixe et la ponctuation reléguées, bien souvent, au musée au point que le texte, parfois réduit à sa plus simple expression, a parfois l’apparence d’un haïku effiloché restituant à la page sa virginité première.

Il faut donc l’admettre : l’affirmation d’une vibrante diversité linguistique ne rime pas, dans la France d’aujourd’hui, avec la reproduction de stéréotypes fondés sur la simple apologie d’une spécificité ou la dangereuse exclusion de l’altérité. Jean Pierre Siméon lui-même à qui fut confié la préface de l’ouvrage, s’en est étonné avant de s’en féliciter, en citant, à la fin de sa préface, le poète alsacien Nathan Katz :

J’ai tenté de faire œuvre d’homme. Au-dessus des frontières et des clans. Par-delà le fleuve Rhin. J’ai chanté les paysages, l’eau, les jours et la femme. En paix et en joie. C’est tout. 

On peut même dire, sans risque de se tromper, que si ce choix avait pu être élargi par exemple aux poètes des outre mers avec les différents créoles le constat aurait très probablement été le même.

Il reste que cet ancrage dans le temps présent et l’Universel (dont on sait qu’il n’est rien d’autre que le particulier sans les murs) ne fond pas les thématiques des six régions de France dans un même creuset. Chacune d’elles, en même temps qu’elle s’est attachée à sauvegarder une richesse linguistique, a enfanté d’un univers dont la coloration lui est propre et qui témoigne de la grande diversité des espaces, des histoires et des cultures au sein même d’une entité que l’on imagine à tort figée dans une uniformité qu’elle a toujours ressentie comme une offense.

***

Alsace

Sylvie Reff est née en 1946 et fut professeur d’anglais. Elle mena parallèlement une carrière d’auteure-compositrice et interprète en donnant près de 500 concerts à travers l’Europe. Elle a publié près d’une vingtaine d’ouvrages, dont trois romans en français et plusieurs recueils de poésie (en allemand, français et alsacien). Elle est à l’origine du sentier des poètes de Bischwiller, jalonné de 27 panneaux présentant la poésie contemporaine d’Alsace.

 

De Zwang 

D’Werter bluete, d’Werter ruefe
welle heim, wesse nehm wo s’isch
laufe furt, egall wo ahne
rennsch ne noch, bendsch se zamme
un wenn de meinsch hesch se gfange
froije se alli wo’s Elsass isch. 

Wo gehn d’Werter ahne wenn se verschwinde ?
De Werter wo s’Läwe drawwe ?
D’Sproch isch vun dinem
mühl gschosse wie ä ewisch frischer Wasserfall,
sie isch küpst, gschprunge, gelofe
wie d’Reh am Rand vum Wald,
un niemand hätt se gfange,
un alli han se verstande,
denn wie kennt mer
s’Läwe net verstehn ?

De force  

Les mots saignent, les mots hèlent
veulent rentrer chez eux, ne savent plus où c’est
se mettent à courir n’importe où
tu leur cours après, tu les rassembles
et quand tu crois que tu les tiens
tous demandent en cœur où est l’Alsace.

Où donc vont les mots lorsqu’ils disparaissent ?
Ces mots qui portent la vie ?
La langue jaillissait de ta bouche
telle une cascade à jamais fraiche,

elle sautait, bondissait, courait
comme les chevreuils à l’orée de la forêt,
nul ne les aurait rattrapés
mais tous la comprenaient
car comment ne pourrait-on ne
pas comprendre la vie ? 

 

 

 

Sylvie Reff, Schrei.

Pays Basque

Jakes Ahamendaburu

 

Né en 1961, Il est diplômé d’ingénierie sociale et travaille avec des enfants de migrants et des mineurs en difficulté. Militant culturel, il s’implique dans les spectacles de rue et la création poétique au sein de la revue Maiatz.

Berriro datozkigu 

Berriro datozkigu
igande arratsalde bakartiak
Hirurak paseak dira
leiho gortinen atzetik
behako bihurriek
kalearen hutsa miatzen

Frontoian larruzko pilotaren
dangada lantzinantea.
Autobus bat ailegatu da
espaloi gainean dabiltzan hormatxoriak uxatuz
Semaforoaren keinu konsagratua
Dontzeilen joan etorri interesatua
Taberna kalapitariak jendez gainezka
Haiek han eta neu
egutegiko astelehenak borratzen jarraituz...

 

Ils nous reviennent à nouveau  

 

Ils nous reviennent à nouveau
les dimanches après-midi solitaires
Trois heures sont passées
derrière les rideaux des fenêtres
des regards pervers
fouillent le vide de la rue

Sur le fronton la volée lancinante
de la pelote de cuir.
Un autobus est arrivé
chassant les moineaux du trottoir.
Le signal consacré du feu rouge.
Le va-et-vient intéressé des demoiselles 
Les cafés vociférants pleins à craquer. 
Eux là-bas et moi 
continuant à effacer les lundis du calendrier...

 

Bretagne

 

Louis Grall est né en 1952. À l’âge de quarante-sept ans, il découvre la langue bretonne qu’il pratique désormais, publiant dans les revues Brud Nevez et An Amzer. Il est l’auteur de romans et de plusieurs ouvrages poétiques en édition bilingue.  

Lampedusa
25 a viz here 2013

 

Eet on da vale fenoz war gwez an henchou don.
Dizeblant evel eur haz, e kase an avel kuit ludu
tano ar houmoul
Gortoz a ree difrom ar hleuziou, e pillou dindan
an drein.
Euz an douar e save koulskoude eun esperañs
lampr, evel hekleo an heol eet da guz.
N’em-oa aon na rag ar fank, na beza ma-unan,
na rag ar mêziou krin
Gouzoud a ouien e oa lutig eur garantez kled o
hortoz ahanon em zi,
Ar lutig ’vefen dindannañ o follennata ar
pajennou, hag e savfe d’an neh diwar ar banne
sklêrijenn-ze ar geriou puill, evel eur beskèrèz
vurzuduz.
Eul lutig flour, eur chalu flour o flourikad
pajennou leor ar ouiziègèz.
Flour al lutig.
Lampe douce.
Lampedusa.
Hag e vefen dizeblant evel an avel me ive ?
Ha didrouz e tremenfen e-biou ar re a hortoz
bara, difrom an oll anezo evel girzier dindan
drein ar baourentez ?
Ha ne welfen ket ema an enezeier o leñva, pa
varv ar re a dosta deuz outo ?
Penaoz e hellfen en em gaoud e peoh ar
pajennou, pa vez pesketêrien o skuilla fleur war
eur béz-mor, pa houlenn eur pab diganeom
kaoud méz, evel a huche gwechall Poverello Asiz.

 

Lampedusa
25 octobre 2013

 

Marché ce soir sur l’arbre des chemins.
Le vent indifférent comme un chat poussait la
cendre fine des nuages.
Les talus stoïques attendaient, en haillons sous
l’épine.
De la terre montait pourtant un espoir
phosphorescent, comme un écho du soleil disparu.
Je ne craignais ni la boue, ni la solitude, ni la
désolation des champs.
Je savais qu’au logis m’attendait la lampe d’un
amour confortable,
La lampe sous laquelle je toucherais les pages, et du
filet de la lumière remonterait l’abondance des mots,
comme une pêche miraculeuse.
Douce lampe, doux chalut effleurant les pages du
livre de la connaissance.
Lampe douce.
Lampedusa.
Serais-je moi aussi indifférent comme le vent ?
Passerais-je en silence auprès de ceux qui attendent
le pain, stoïques comme les haies sous l’épine de la
pauvreté ?
Ne verrais-je pas que les îles pleurent, car ceux qui
les approchent meurent ?
Comment pourrais-je croire à la paix des pages,
quand des pêcheurs fleurissent la tombe de la mer,
quand un pape nous demande d’avoir honte,
comme le Poverello d’Assise le criait en son temps ?

 

Catalogne

 

Renada-Laura Portet est née en 1927 et a réussi à combiner œuvre de recherche, création littéraire et traduction. Si sa prose offre une grande recherche d’écriture, sa poésie, en revanche, est plutôt méditative, métaphorique et ésotérique.

Al primer matí de les herbes 

Al primer matí de les herbes
que ventilen suau els espadats carnals
amb la crida on s’arruga la saba a flor d’aire
quan tant d›amor només és pol.len de dubtes
i arcada de vent,
tu, filleta,
abans que somnïi l’alba vergonyosa dels deus,
neixes dona,
de l’emprenta bruna vellutada
d’una mirada.

 

Au premier matin des herbes 

Au premier matin des herbes
qui caressent doucement les falaises charnelles 
avec l’appel où se plisse la sève à fleur d’air
quand tant d’amour n’est que pollen de doutes 
et arcade de vent,
toi, fillette,
avant que ne rêve l’aube intimidée des dieux, 
tu nais femme,
de l’empreinte brune, veloutée
d’un regard.

 

Renada Laura Portet dit Si Sabines amor, 1976, Lletres Catalanes.

Corse

 

Née en 1976, Sonia Moretti est professeure de corse et a participé à de nombreux recueils poétiques collectifs dont Bonanova ou l’anthologie Musa d’un populu. Elle a écrit, par ailleurs, de nombreuses chansons. Discrète sur la scène insulaire, elle excelle dans une démarche personnelle où le jeu formel sur la langue ouvre des horizons nouveaux. Elle a obtenu, en 2009, le prix littéraire de la collectivité territoriale de Corse.

Anu arrubbatu parechje cose in chjesa
È da tandu hè stata chjosa
À parechje ore di u ghjornu ;
Cù i so gesti ladri
Anu arrubbatu
À ogni passu in cerca
À ogni core
À ogni bisognu di silenziu
A chjesa stessa.

Ils ont dérobé plusieurs choses dans l’église 
Alors on l’a fermée
Plusieurs heures par jour ;
Par leurs gestes, les cambrioleurs Ont volé
À chaque pas en quête
À chaque cœur
À chaque besoin de silence
L’église toute entière. 

***

A pruminata di i cani
Si hè compia cù a litica
Mughji
È quasi colpi.
Ciò chì hè bassu è vile ind’è noi l’umani
Ùn hà briglia chì u tenghi.

La promenade des chiens
A fini en dispute
En cris
Presque en pugilat
Ce qui est vil et bas chez nous les humains 
Ne connaît point d’entrave

 

 

Sonia Moretti, Poesia Corsa d'Oghje, Université de Corse Pasquale Paoli. Témoignage de Sonia Moretti recueilli dans le cadre du projet "Puesia Corsa d'Oghje".

Occitanie

 

Né en 1980, Sylvan Chabaud chante ses créations au sein de groupes  de Rap. Sa thèse de doctorat sera éditée en 2011 par les Presses Universitaires de la Méditerranée. Il publie régulièrement des poèmes dans la revue Oc et dans la revue Europe ainsi que dans le recueil Caminant et est rédacteur au magazine culturel occitan Lo Diari.

Escriure 

Escriure es un viatge long
es un long silenci,
una atraversada
passadas
per
passadas,
la paur de ne dire tròp
quand un ferniment d’erbilha
dins lo vent
sufís
per pagelar nòstra preséncia au monde.

Écrire 

Écrire
est un long voyage
c’est un long silence, une traversée 
passages
après 
passages,
la peur d’en dire trop
quand un frémissement de graminée 
dans le vent
suffit
à mesurer notre présence au monde.

 

Totei lei lengas 

Totei lei lengas deis òmes
recampadas
sabon benlèu dire lei rebats
de la vida.
Perdre ren qu’una lenga
sariá totei nos condemnar au silenci

Toutes les langues

Toutes les langues des hommes 
réunies
savent peut-être dire les reflets
de la vie.
Perdre ne serait-ce qu’une langue 
serait tous nous condamner au silence.

 

 




Un don des mots dans les mots, est traduire : entretien avec Marilyne Bertoncini

Qui d'autre pour évoquer la traduction que toi, Marilyne ? Est-ce que quelqu'un qui traduit de la poésie doit être poète, et qu'est-ce qu'être poète ? Je ne sais pas, répondre à ces questions reviendrait à dogmatiser la poésie, et c'est impossible. Elle ne se laisse réduire à rien. C'est parce que tu le sais que personne d'autre que toi ne devait répondre à mes questions. C'est aussi parce que les mots tu en ressens la puissance, les faiblesses, avant même de les recevoir dans le poème. Traduire c'est ceci, avant de tenter de prêter sa sensibilité au poème venu de quelqu'un d'autre, c'est ressentir, sentir, accueillir, et redonner, avec juste ce qui est nécessaire de présence, et d'effacement. Et puis je souhaite en profiter pour te remercier pour ces poètes italiens dont tu traduis les textes que tu permets à tant de gens de découvrir, et dont tu fais des lectures régulièrement.

Marilyne, tu as traduit et tu traduis des poètes, italiens mais aussi anglophones. Comment qualifierais-tu cette activité ?
Peut-être devrais-je te raconter comment on en vient à faire des traductions, ou plus précisément, car chaque trajectoire est singulière, comment j'y suis venue : je n'ai pas suivi de formation théorique à l'université pour obtenir un diplôme de traducteur – en fait, c'est mon activité poétique qui m'y a portée, et plus précisément une rencontre. Alors que j'enseignais à Menton, Barry Wallenstein était  en résidence d'écriture au monastère de Saorge. Ce poète new-yorkais est aussi performeur, et en écoutant le CD sur lequel j'ai découvert Tony's blues ((publié aux éditions PVST, avec des gravures d'Hélène Bautista)), j'ai eu la certitude que le personnage évoqué dans les poèmes aurait intéressé mes élèves – mais il fallait traduire des textes inédits en français. C'est là qu'on pourrait dire née ma « vocation » de traductrice, ensuite poursuivie grâce à Jacques Rancourt, alors directeur du festival et de la revue La Traductière, qui m'a permis de rencontrer d'autres poètes – américains, anglais, australiens... d'autres univers poétiques ; Une fois mise en marche la « machine », c'est une passion qui se développe, et qui m'a amenée à lire des textes théoriques, comparer des traductions, réfléchir sur ma pratique. Rien n'est jamais fixé, il s'agit d'un artisanat, pas d'un travail mécanique, il faut toujours s'adapter aux textes, aux auteurs et à leurs exigences – étudier aussi le champ culturel et linguistique dans lequel a été produit un texte... Il n'y a pas une méthode, ou un outil défini – c'est une série de « bricolages », d'essais, d'hypothèses, d'ajustements..
En relisant ceci, je me dis aussi que l'autre possible origine de ma passion pour la traduction vient du bilinguisme dans lequel je baigne depuis des années, et qui fait de ma vie un perpétuel passage d'une langue à l'autre (parfois même sans que je m'en aperçoive, quand j'énonce à haute voix une pensée commencée dans une langue, pour un interlocuteur d'une autre...) Et ce goût du jeu des langues remonte à bien loin : comme le parcours d'un Petit Poucet retournant sur ses pas, je retrouve le livre de poèmes en anglais que m'avait offert ( une vieille voisine avant de partir pour une opération fatale : je l'ai perdu au fil des déménagements, mais ses pages jaunies, les « tongue twisters » de la fin, un poème comme « a rose is a rose, is a rose... » de Gertrud Stein, n'ont jamais quitté ma mémoire : j'étais encore à l'école primaire, et j'avais une folle hâte de commencer l'anglais en 6ème pour comprendre ce que je lisais à ma façon, enivrée des sonorités que j'imaginais. Mais j'ai aussi en héritage le bilinguisme interdit en famille, et une grand-mère flamande qui avait perdu l'usage de sa langue – considérée comme plébéienne, et donc à proscrire pour les enfants -  jusqu'aux mois qui ont précédé sa mort, où les mots affluaient de nouveau... Je pense que ma fascination pour les langues naît de ces rencontres, et la traduction n'est jamais qu'une extension, une passerelle, vers ceux qui m'ont initiée, par leur passion ou leur rejet.
Est-ce que traduire de la poésie est plus difficile que traduire de la prose, et pourquoi ?
C'est la remarque qu'on fait en général quand tu annonces que tu traduis de la poésie.... Et cela me semble un faux débat :  il faudrait sans doute définir de quel type de prose on parle. Il est sans doute plus facile de traduire un texte technique, une notice, une fois qu'on a une solide connaissance du domaine dont on parle, ou qu'on dispose d'un bon dictionnaire...  Je n'ai jamais traduit de roman, limitant ma traduction de la prose à des nouvelles, les miennes bien souvent. Et les difficultés pour une traduction littéraire n'étaient pas moindres, quoique différentes (un peu comme celles qu'affronte un coureur de marathon par rapport à un coureur de haies).

Barry Wallenstein, Tony's blues, éditions PVST, 2019.

Les difficultés se situent, pour la traduction littéraire et poétique, au niveau du style de l'écrivain, qu'il faut respecter malgré une syntaxe différente.
Le lexique aussi pose de multiples problèmes : on traduit facilement des termes techniques qui ont des équivalents précis, plus difficilement certains concepts (et là, on pourrait aborder toute la difficulté de la traduction des textes de philosophie, qui font encore discuter sur les textes de Freud dont nous disposons, sur la pertinence de la traduction de certains termes de Heidegger etc), et je dirai que le plus difficile à traduire est le mot de la langue commune qui désigne des activités familières ou des objets les plus communs. J'ai renoncé par exemple à traduire le titre du llvre de Barry Wallenstein, Tony's blues, parce que le choix du terme français pour bleu impliquait d'occulter tous les autres : « blues », c'est le blues musical, le cafard, la couleur. Et ses nuances (qui apparaissent notamment dans la fumée du joint de Tony) – sans compter le bleu qui évoque le froid (si présent dans le recueil) – ou le porno, défini blue en Amérique...
Des images sont intraduisibles, de même que des jeux de mots - j'ai récemment participé à une rencontre internationale à l'occasion de la journée internationale de la langue maternelle. Katia-Sofia Hakim citait le mot « camembert », qui n'a effectivement aucun possible équivalent – <mais même en France, en demandant un café, j'obtiens des boissons différentes si je suis dans le sud (où cela a le goût d'un petit espresso italien) ou dans le nord où on le sert dans de plus grandes tasses avec le goût amer de la chicorée. Les actualités sur le Web ont popularisé (c'était avant l'étrange moment où nous vivons avec la maladie des covides) le mouvement FREE HUGS. Et je me suis posé la question du mot « câlin » - qui a toute la douceur de ses sonorités en français, et qui recouvre un vaste champ de contacts, étreintes, caresses... les dictionnaires anglais le traduisent par « hug » qui est plutôt une accolade, ou par « snugle, cuddle », qui représente l'étreinte de type protectrice, maternelle – mais les nuances du « câlin » me semblent bien plus fines, qui va de l'accolade amicale à l'intimité de la relation amoureuse...
La poésie, davantage que la prose, use de figures de style, sans compter le rythme, et la forme que peut avoir une poésie rimée, il n'est pas évident de garder des jeux d'écho ou d'assonances. C'est l'une des plus grandes difficultés que j'ai rencontrées en traduisant l'oeuvre de la poète israélienne Gili Haimovich, par exemple, qui fonde une partie de sa poétique sur une dérive/rêverie lexicale, un jeu d'analogies sonores et visuelles dont une grande partie se perd, et qu'il faut tenter de récupérer autrement, ou en un autre point.
Dans mes traductions, je me suis aussi heurtée au fait que la langue sur laquelle je travaillais n'était pas la langue d'origine du texte – j'ai ainsi traduit des auteurs serbes, indiens, de langue arabe... à partir de l'anglais. Cela demande beaucoup d'échanges avec l'auteur, pour coller au plus près de l'idée initiale. C'est notamment en traduisant les poèmes de Shurid Shahidullah, auteur bengali rencontré grâce à Jacques Rancourt, que je me suis aperçue de l'importance extrême de la diction du poète pour saisir aussi ce que je devais faire en tant que traductrice : les poèmes de Shurid lus par lui en bengali donnent une idée du rythme initial, que je ne sentais pas dans l'anglais, mais que je pouvais tenter de retrouver dans la traduction. Ce n'est toutefois pas évident – et on traduit sans aucun doute plus facilement un poète dont on est proche, par l'univers mental, imaginal, le rapport au monde. Mais l'écueil de cette proximité, notée par tous les traducteurs, est le risque de ramener à sa propre rythmique, son propre univers poétique celui du poète qu'on traduit. Traduire, c'est un travail artisanal ET une activité d'équilibriste, de funambule : il faut rester sur le fil du possible, tirer vers soi et vers sa langue le plus possible, sans basculer, en maintenant l'équilibre avec la charge personnelle, « exotique » du texte.

Une traduction du poème d'Antonia Pozzi sur le blog de Marilyne Bertoncini, minotaura.unblog.fr

Barry Wallenstein dit un poème pour Maya, lecture par l'auteur suivie de la lecture par Marilyne Bertoncini de la traduction. musique d'accompagnement : Panpipes from the Andes.

S’agit-il d’un travail « artisanal » ou bien alors peut-on parler de création, de re-création ? Penses-tu que le traducteur puisse être considéré comme un auteur ?
De même que l'artisan qui façonne un objet le recrée (je pense à l'art africain, et aux masques et statues aux infinies variations dans chaque typologie particulière, qui font qu'on reconnaît à la fois une ethnie, mais si on possède bien le sujet, un artiste, même inconnu, reconnaissable à la façon personnelle dont il manie sa gouge, par exemple) je pense que oui,  sans doute, le traducteur est un créateur : c'est bien évidemment une activité différente de celle qui consisterait à mettre un mot à la place d'un autre comme le fait une traduction artificielle. Les choix que tu fais, la façon dont tu modèles le texte, la démarche par rapport au matériau sont les mêmes que ceux affrontés par l’auteur initial, avec d'autres mots et des contraintes différentes, et supplémentaires puisque tu dois également faire passer de la façon la plus « transparente » possible une idée et un texte initial qui ne sont pas les tiens mais qui sont le sous-texte. Certes, l'objet que tu produis est une création au même titre que l'original, ce n'est pas un décalque, une copie, mais une sorte de faux jumeau. Tu n'as pas eu le choix du thème, mais l'objet que tu produis a une existence propre, et un devenir distincts de celui de son jumeau – et tu l'as « porté » comme on porte un enfant – tiens : peut-être une sorte de gestation pour autrui ?
Existe-t-il des réglementations qui offrent aux traducteurs un statut reconnu ?
Quand j'ai  commencé à publier les traductions que je faisais, et à m'intéresser aux traductions des autres (c'est passionnant, d'étudier la façon dont d'autres résolvent les problèmes), je me suis aperçue qu'ils avaient très peu de visibilités. Le livre Sable, par exemple, qui contient une très belle traduction par Eva-Maria Berg de mon poème, ne la mentionne que dans le colophon... Oubli de l'éditeur, négligence de l'auteur, modestie du traducteur... le sentiment général est quand même que c'est une activité subalterne. A ma question, à un revuiste par ailleurs estimable, sur le fait que les traducteurs étaient à peine mentionnés alors même qu'on ne publiait pas la version originale, je me suis vu répondre :  « mais qui on publie, les poètes ou les traducteurs ? » Eh bien, on publie l'un et l'autre, ils sont bien co-auteurs, comme tu le soulignes dans ta question précédente, et comme les considèrent les  contrats les plus justes.

Little Bestiary/Petit Bestiaire de Barry Wallenstein, lecture bilingue par Marilyne Bertoncini d'un poème extrait du recueil "Tony's blues", publié aux éditions PVST? (2020) avec des gravures d'Hélène Bautista, lors d'une soirée à Valbonne.

Comment peut-on évoquer la relation qui s’instaure entre le traducteur et l’auteur qu’il traduit ?
Comme j'ai traduit des auteurs vivants, j'ai eu la chance de pouvoir échanger avec eux – et la relation est très variée, mais essentielle. Il y a un « pacte » de traduction entre nous, qui définit un type de relation, allant du contrôle pointilleux à la plus absolue confiance. Une fois « cadrée » la relation, l'exploration du texte est une étrange « effraction » dans l'intimité d'un auteur. Traduire implique que tu lises le texte, mais que tu envisages simultanément un tas de possible sous-textes, et j'ai parfois le sentiment, avec des auteurs qui me touchent beaucoup, de « tomber à l'intérieur d'eux-mêmes » - comme un scaphandrier dans les méandres de leur inconscient... C'est peut-être une image un peu exagérée mais il y a, pour moi, un sentiment d'inquiétante étrangeté dans cette union qu'il faut établir entre deux imaginaires, le mien et celui de l'auteur parfois si différent du mien, auquel il s'abouche, univers parfois très proche, mais pourtant aussi totalement étranger, pour lequel il faudra que je trouve des équivalence qui ne l'étouffe pas. Je suis fascinée par cette sensation, ce vertige qui fait de l'auteur que tu traduis un très proche et très lointain à la fois. En fait, les poètes que je traduis par plaisir sont des auteurs que j'aime – des frères ou sœurs de plume, d'encre et d'imaginaire...  Ce sont des liens très forts, de co-création.

 

Image de une © Lydia Belostyk.

Poètes de Parme : Luca Ariano lit Giancarlo Baroni et un poème d'Enrico Furlotti, suivis de leur traduction par Marilyne Bertoncini crédit photo de miniature : Giancarlo Baroni, chaîne Youtube de Marilyne Bertoncini.

Présentation de l’auteur




Pourquoi je ne sais pas dire cerise

Sur le bout de la glotte

 

 

L’Institut culturel aimait travailler avec moi. Depuis quelques mois, du moins. J’en étais vaguement interloqué mais plutôt heureux. Je le vivais comme une sorte d’élection, presque de promotion. Un jour, la responsable m’avait entendu dans un débat sur la littérature hongroise, et elle s’était rappelé mon existence, qu’elle avait oubliée sept ou huit ans plus tôt alors que j’avais déjà passé une tête dans des débats de l’Institut culturel. Depuis quelques mois, j’y avais passé tout le corps, on aurait presque dit que j’y passais ma vie. Disons que j’y suis revenu trois, quatre fois, en un temps record. Une coqueluche.

Je ne suis pas spécialiste de la langue de l’Institut. J’en ai chanté des comptines, traduit quelques poèmes, j’ai fait quelques voyages dans le pays, glané quelques diplômes çà et là, à la valeur toute relative. Dans ma vraie formation initiale, on ne pouvait pas faire de séjours linguistiques : littérature française, latin, grec.

Quant à mon autre grande passion, c’est la langue et la littérature hongroises. Aussi, ce soir là, je ressentais quelque appréhension à présenter une soirée avec deux vraies grandes traductrices professionnelles de la langue de l’Institut. Mon baluchon de bon élève ne faisait pas contrepoids à l’angoisse. Je jetais toutes mes forces dans mon point faible. J’avais lu leur livre avec passion, griffonné les jolis beaux volumes au crayon à papier, comme j’aime faire avant les rencontres littéraires, reconnaissant envers l’existence des points d’exclamation, d’interrogation et surtout des smileys pour marquer les passages émouvants, étranges et humoristiques. J’avais pris, comme souvent, des notes sur de multiples feuilles volantes, tel le gamin de L’Argent de poche, prêt à y fourrager comme dans des feuilles d’une salade livide, le jour J, comme si l’angoisse de ne pas trouver la question suivante activait mon cerveau…

C’est bien ainsi que je procédais ce soir-là et le débat semblait s’être plutôt bien passé. À vrai dire, à côté de la finesse d’analyse des deux traductrices, j’avais un peu l’impression de jouer l’Appassionata avec des moufles mais enfin, de fil en aiguille, les choses se sont mises en place, le dialogue a eu lieu entre elles, entre nous et même avec la salle. Les gens du public sont repartis heureux avec leurs livres dédicacés. Le mien, consacré aussi à la traduction et que l’Institut culturel avait pris la peine d’annoncer et proposer également à la vente, est resté vierge d’acheteurs : les modérateurs ne sont pas les auteurs, aux yeux du public, pas plus que, suivant le proverbe, les conseilleurs ne sont les payeurs. La séparation des genres est ici de l’ordre du dogme, de l’interdit ontologique. On ne franchit pas si facilement une telle frontière. On ne change pas de casquette à vue, et la retourner reste mauvais genre. Bref, nous nous acheminions doucement vers le dîner traditionnellement offert par l’Institut culturel après ces rencontres, ripailles financées par la Centrale au nom des « coutumes locales » – ah la gastronomie française… La troisième mi-temps commençait, joviale. Je sentais confusément que l’occasion m’était donnée de démontrer que je n’avais pas que des moufles et des gros sabots, que je pouvais articuler quelques gammes délicates en société, produire avec prestance quelques entrechats de conversation.

Tout commençait à merveille avec quelques gentils traits d’esprit visiblement appréciés de mes consœurs elles aussi plus détendues. Forcément, n’étant pas un spécialiste de la culture ni de la langue de l’Institut, c’est le hongrois qui est devenu le terrain d’exploration favori de la conversation… D’ailleurs, entre spécialistes d’un domaine on ne parle pas plus de sa spécialité que de corde dans la maison d’un pendu. Lors de la troisième mi-temps, la coutume locale veut que l’on ne discute jamais de ce que l’on a en commun. On ne parle pas boutique. On trouve un terrain tiers. On s’ouvre à l’autre sur ce qui le différencie. Tout allait parfaitement bien, je continuais à égrener quelques bons mots au gré des questions grammaticales et lexicales de mes amies, quand soudain, l’une d’elles, traductrice et écrivaine très impressionnante, me demanda en plein milieu de ma tirade : « D’ailleurs, comment dit-on cerise en hongrois ? » Comme cela, à brûle-pourpoint, sans raison, la question a fusé presque comme un reproche, et je me suis arrêté net de parler tout en fixant son regard attentif. J’ai freiné brusquement et versé dans le fossé. « C’est…cerise en hongrois… c’est… non, non, c’est cse…, euh cse quelque chose, euh, je ne sais plus, csecse… oui, non, euh, csecse ».

- Ha ha, c’est csecse alors en hongrois me questionna, interrogatrice et réprobatrice la responsable de l’Institut culturel. Alors c’est « tchêtchê », hein ?

- Euh presque, je crois, je...non, c’est…

Décrire l’ambiance de glace qui a commencé à étreindre et étrangler le dîner, je ne saurais le faire. Tout ce que je disais semblait désormais suspect. Les yeux se plissèrent sur l’imposteur. Quoi ? Il traduit du hongrois et il ne sait pas dire « cerise » ? C’était d’autant plus grave que je venais justement d’expliquer la façon dont j’avais traduit des poèmes slovènes sans connaître la langue… et que j’avais découvert à cette occasion le nombre des mots slaves présents dans le hongrois… Imposture sur imposture, belote et rebelote… Mais cerise, à propos… ?

Je tournais et retournais la question dans ma tête, tandis que nous quittions le fromage pour la poire. « Mais pourtant, c’est cse… ». Je m’arrêtais là à chaque fois. Csernye ? Et le cerisier csernyefa ? Non, non je confonds ocsi csornye et La Cerisaie…Ah, les gros yeux noirs des cerises… Rien à faire, le mot ne me venait que sous une forme tronquée... Pourtant, c’est comme en russe, avais-je essayé d’articuler justement, sauf qu’en russe, c’est… ? C’est quoi ? En allemand au moins, me demandais-je à part moi, je le sais… Mais le mot ne me venait pas davantage… Cherry en revanche me trottinait, trottait, que dis-je galopait dans la tête avec un son de grelot insolent, cherry cherry cherry cherryCherry, je ne t’aime pas, cherry je ne t’adore pas… Je prétextais alors minablement, dans une incise, que ces derniers temps je n’avais pas beaucoup traduit du hongrois et tâchais, de toutes les forces de mon amertume hébétée, de terminer la soirée à la manière d’un match de football raté – avec le visage impassible du joueur qui a mis son pénalty au-dessus de la cage à la 75e minute et continue à jouer au ballon, il le faut bien puisque le coach ne veut pas le sortir, mais qui poursuit en fuyant tout éclat, par pur acquit de conscience, pour dissuader du lynchage par la sobriété de sa mécanique musculaire, la banalité de ses contrôles et de ses contres, la sueur de son rostre incliné.

Pour l’allemand, c’est le lendemain seulement, dans l’après-midi, que Kirsche m’est revenu, remonté comme un petit soleil rouge du fond de ma mémoire, et surtout bien classé comme sur un livre d’image à côté de sa sœur et quasi homonyme l’Église, Kirche, elle-même se déroulant aussitôt en chapelet avec Küche et Kinder… Il était temps qu’un cliché vienne à ma rescousse…

Mais en hongrois, dans ma langue chérie, la cerise restait bloquée au seuil du cerveau, démesurée pour franchir mes synapses. J’ai donc fini par prendre le dictionnaire. Et j’ai vu : cseresznye. La honte m’est à nouveau tombée dessus comme une visière. Des stryges me croassaient aux oreilles mentales « Csecse, csecse » avec des ricanements de mouettes, ce qui dans leur langue signifie (car bien sûr je parle stryge) : « Gros crétin ! ». J’essayais de me sangler dans une excuse quelconque, de toutes les forces de ma mauvaise foi. Ma mémoire s’en mêlait. Le rythme et les rimes merveilleux de la rime « csecse/becse » du célèbre poème « Pour mon anniversaire » d’Attila József, tournaient et retournaient dans ma tête, comme des castagnettes consolatrices – l’inverse de celles du rêve du Vertigo d’Hitchcock :

Harminckét éves lettem én –

meglepetés e költemény

csecse

becse

 

Années, voici ma 32ème

Ma surprise ? C’est ce poème

le beau

bibelot

 

Tout le poème joue sur un même procédé – un mot coupé en deux qui rime avec lui-même (« csecse/becse »), ce que je n’ai pas réussi à rendre totalement avec « le beau / bibelot ». Y a-t-il un terme savant pour décrire ces rimes intérieures tirées d’un seul et même vocable ? Comme il doit être beau, ce terme, cet anacoluthodiplose qui manque à mon vocabulaire… Peut-être ressemble-il, comme si souvent, à ce qu’il décrit, telle l’anapeste deux brèves une longue, tel le spondée deux longues, tel le dactyle une longue deux brèves, telle l’ïambe une brève une longue, tel le trochée une longue une brève ? Ah l’anapeste de Budapest… Voilà que je dérive sur le Danube… Chacun comprend bien pourquoi je ne sais pas dire « cerise » : qui trop dérive mal retient… Si je pouvais au moins m’attacher à une branche du fraisier sortant de son feuillage, « az eperfa lombja » (« le feuillage du fraisier ») de mon cher Kemény, l’un des rares poèmes du H muet (A néma H) que je n’ai pas traduits… Et si c’était pour cela que je ne savais plus dire cerise ? À cause de la fraise ?... Non, non… J’essaye vraiment de me raccrocher à toutes les branches de salut que j’entrevois au bord ou au fil de l’eau, même des fruits qui n’en ont pas (c’est le cas des « baies de la terre », les Erdbeere, les fraises qu’on écume au ras du sol) :

Aux branches

Aux planches

 

Csecs, tss tss…

Est-ce qu’il y aurait des mots autorimes (appelons-les ainsi) en français qui me permettraient au moins de rendre csecsemecse à défaut d’avoir retrouvé cseresznye au dîner de l’Institut culturel ?

Beau Brim-

borion

Cela ferait une sorte de rime de début de ligne entre beau et –bo… Pas très orthodoxe du point de vue sonore, il faut bien le reconnaître. Voilà qui plairait à l’ami Vinclair.

Ah je pourrais tenter un jeu de mot :

Joli

Fichet

Mais outre que cela ne rime pas, à aucun moment le poète hongrois ne qualifiait son colifichet, c’est moi qui ai, pour la rime, introduit l’idée d’un « beau bibelot », et me voilà qui avance de liane en liane dans l’inexactitude…

Ah, mais en voici un, plus que parfait, plus qu’une autorime, une auto-holorime :

Jou

jou.

Trop court hélas…

Faut-il dire :

Un chou

Joujou

Ou mieux :

Un jou-

Jou chou.

Peut-être, oui, mais c’est une satisfaction qui n’a rien d’un fruit rouge bien rond en bouche… Une compensation peut-être, bien que « joujou » ne rende que de bien loin « csecse »… Faute de griottes se contenterait-on de joujoux-choux, petit clin d’œil au Bled de jadis à la clef ? Parlons-en des griottes – quand j’ai cherché « cerise » dans mon dictionnaire en ligne, il m’a aussi donné « griotte », que je connaissais bien sûr (bien sûr, bien sûr) : meggy. Un mot amusant parce que c’est un homonyme presque parfait de « megy », « il (ou elle) va ». Au fond, un csecsemecse, à sa manière, en tout cas par association, par destination si l’on veut, un « megymeggy » (et vogue la griotte). En tout cas, ce soir-là, je n’ai pas non plus pensé aux griottes… C’était cerise ? néant, cerise ? cse quelque chose, cerise ? néant, cerise ? cse cse, cerise ? csernye, cerise ? non ça c’est les yeux noirs, cerise ? cse cse ? cerise ? bê bê. Voici pour mon encéphalogramme entre la poire et le fromage.

Plein des gens, je le sais, s’en seraient bien mieux sortis que moi. Ceux qui ne perdent pas leurs moyens devant une question embarrassante, qu’ils savent éluder avec une assurance toujours agrémentée d’un soupçon de dédain.

Voici leur méthode.

Version primaire : je n’ai pas entendu et je change de sujet.

Version péremptoire : « Non, non (voire « t’t’ », bruit de la langue sur le palais), les noms de fruits ne sont pas les plus significatifs ! ».

Version plus sophistiquée : « Non, avec cerises justement ça ne colle pas, mais avec framboise oui ! » Et de dérouler...

De fait, outre tout ce à quoi mon cerveau était occupé (la langue de l’Institut culturel, mes moufles sur le piano, la troisième mi-temps…), je pensais très fort au mot málna, framboise, parent du malina des langues slaves. En somme, ce n’était pas la cerise sur le gâteau ni l’arbre qui cache la forêt mais la framboise qui cachait la griotte...

Je ne fais clairement pas partie de ces élus de l’habileté sociale qui se sortent de tous les mauvais pas par un salto arrière bien propre. Au contraire, j’appelle à moi les phares comme un acteur les feux de la rampe, je me mets bien en face d’eux, je fais freiner le véhicule et l’on découvre que le responsable de l’accident n’est même pas un beau cerf, mais un petit lapin.

Comment un traducteur du hongrois ne sait-il pas comment on dit cerise ?

Comment peut-on être persan ?

Ah voilà encore une citation salvatrice… Qu’insinuent les pages roses de mon inconscient qui s’insinuent à chaque difficulté ? Que tout cela serait à ironiser, que ces dames n’ont pas de questions de hongrois à me poser, qu’elles n’ont pas de leçon de maîtrise de la langue à me donner, qu’un dîner n’est pas un grand oral… Peut-être, mais enfin… Connaissez-vous un seul traducteur chevronné d’une langue qui ne sache pas dire un mot aussi courant et, loin d’avouer vraiment le trou de mémoire bête, se met à bégayer ?

Maudit csecs (mamelon, lolo – évidemment le « csecse » de « csecse/becse » veut dire « son lolo » mais c’est une fausse piste génialement créée par le poème en coupant le mot en deux… quelqu’un pourrait toujours s’amuser à traduire : « bibe/lolo »), affreux csecsen (Tchétchène), csecsemő, autre mot qui m’est venu tout de suite après… Le nourrisson ! Mesdames, pardonnez-moi, mais tout de même : je ne sais pas dire « cerise » mais je sais dire « nourrisson » qui lui ressemble !

Cela n’a aucune importance, me répondrez-vous, ce qu’il faut, c’est savoir le mot que je vous demande, pas le mot d’à côté, et, plus encore, tous les mots, tous les mots courants en tout cas, au rasoir, comme disent les comédiens. Imaginez-vous un comédien qui ne saurait pas comment parle Cyrano ?

Et qui au lieu de :

C’est queuqu’ navet géant ou ben queuqu’ melon nain…

Dirait… vous m’avez compris… »

Non, mon erreur n’est pas que queuqu’queues de cerises. Hélas, c’est bien le fruit de mon incompétence. Ou bien ? Hourrah ! Serait-ce celui de mon inconscient ? Serait-ce la faute à Rousseau et à son « idylle des cerises », ou à D. H. Lawrence et la superbe scène de Sons and lovers que je donnais à traduire à mes étudiants anglais ? Serais-je fâché avec le temps, ou juste le teint des cerises ? Ce fruit oublié sera-t-il à jamais mon nez de clown de Christian démasqué sur les épaules de Cyrano… Un Cyrano qui, comme pour nous tous, s’appelle google… Car n’est-ce pas à force de traduire sur mon ordinateur, à force de vérifier les mots sur les dictionnaires en ligne que j’ai transformé ma tête en une passoire, en une pastèque pleine d’eau rouge, cerise géante sous son écorce verte ?

Oui, je n’ai pas le choix : il faut remettre en cause ma manière de travailler, d’apprendre. Essayer de comprendre les causes de l’impasse.

D’abord, je pourrais dire que c’est parce que je fais de la version, pas du thème. Voyez-vous, je reconnais très facilement le mot cerise dans un texte. Facile, c’est cse…cse…csernye…euh cseresznye… mais oui, et cseresznyefa est encore plus simple –fa voulant dire arbre, il va de soi que c’est bien de cela qu’il s’agit et non d’une confusion avec nos amis csecs, csecsebecse, csecsemő (je ne parle même pas de la csecsemőhalandóság, la mortalité infantile, car nous sommes au pays de Semmelweiss), je laisse de côté csésze (la tasse, on voit bien que l’étymologie arabe est la même qu’en français), à ne pas confondre avec « cseszés », « le frôlement », puis « la baise », allez savoir pourquoi, Csesznek (qui veut dire aussi « ils sont foutus » ou « ils baisent », allez savoir pourquoi) mais qui, avec majuscule, est un village hongrois du côté de Veszprém, cette magnifique fusion de « vesprée » et de « suprême »). Pour mémoire, citons aussi : csetepaté, l’escarmouche, avec lequel on aurait pu aussi faire un :

csete

paté

Simple assonance, mais qui semble démontrer que le hongrois est plus riche que le français en mots autorimants (dénomination voisine, renvoyant discrètement à la notion de four autonettoyant).

Mais vais-je vraiment me lancer dans la traduction de csetepaté sous prétexte de csecsebecse ? Je me vois déjà en train de chercher, en vain et vainement, une escar/mouche, une échauf/fourée en miroir… Stop ! Une cerise comme un sens interdit. Route barrée.

Alors pourquoi cet oubli ? Eh bien voilà, c’est qu’il y a des mots qui font plus ou moins partie de mon vocabulaire passif, ou actif, surtout en France… Voilà une manière bien laide de dire qu’il y a des mots avec qui je ne suis pas encore ami. Je les connais, bien sûr, mais ils ne font pas partie du premier cercle. Ils sont du deuxième ou du troisième, comme les garçons de l’autre classe, de l’autre côté de la cour. Je les connais de vue, je les observe du coin de l’œil, je les reconnais si besoin, mais d’ici à citer leur nom… Je dirais même plus. Les connaître du coin de l’œil, ne pas savoir leur nom me donne…un certain avantage… Je les ai bien repérés mais eux ne le savent pas. Alors, s’ils s’avisent de faire un mauvais coup, j’aurais, moi, un coup d’avance, je serai déjà prêt à bondir, à parer, à fuir… Si je les connaissais, si leur nom s’imprimait dans mon cerveau comme tes dents sur les citrons amers, ils me verraient, puisque je les verrais, ils me connaîtraient puisque je les connaîtrais, ils s’installeraient dans mon cerveau, ils l’espionneraient, ils me paralyseraient…

Pour moi, pas de traduction sans cache-cache. Oui, le mot un peu mal connu, aux contours encore flous comme un fruit dans le couchant, lorsqu’il reparaît dans un texte reprend toute sa force soudaine, en une épiphanie triomphale – comme le soleil de Baudelaire :

Comme montent au ciel les soleils rajeunis

Après s'être lavés au fond des mers profondes.

 

Oui, j’organise l’amnésie. Je fais le funambule, depuis des années, entre l’hypermnésie et les abîmes de l’oubli. Je refuse la maîtrise rationnelle qui ferait de moi, justement, ce traducteur automatique, cette intelligence artificielle qui fait si peur à Diane Meur… J’orchestre presque, à cette fin, ma propre ignorance… Pour pouvoir voir un mot ressurgir du gouffre du néant dans toute sa gloire de mot étranger, apparaître dans le liquide révélateur, dans la chambre noire de l’omission… Je me refuse de l’apprendre par cœur dans ma chambre parisienne, ce mot « cerise » que je n’ai jamais encore vraiment eu l’occasion d’inscrire dans ma mémoire émotionnelle, là-bas, en Hongrie, contrairement aux moustiques (szúnyogok) du village de Nyúl (« Lsapin »), l’été 1997…

Je sais bien que si je n’étais pas autodidacte, je n’aurai pas de ces trous de mémoire splendides, de ces cerises wannabe proustiennes… Si j’avais fait hongrois, 1ère, 2ème et même 3ème langue, un curus aux Langues-O, que sais-je… Mais le hongrois n’est pas pour moi une langue de l’école, je ne veux pas devenir interprète à la Commission européenne, je ne cherchais pas un job… C’est la langue du poème, une langue O, si vous voulez, mais dans un tout autre sens, celui d’un œuf d’autruche mystérieux, d’un « mont analogue » à la coque, d’une marquise de Kleist, d’un œil au beurre blanc sur le monde, langue de vide et de vertige, pas une glotte rouge comme une griotte… Diable, me direz-vous, que la mauvaise foi est bavarde ! Ce type ne pouvait-il simplement avaler des listes de vocabulaire, comme tout le monde ? Et vous aurez raison… Et pourtant… Et pourtant, elle tourne assez rond, ma théorie de la cerise, mon anamnèse platonicienne du lexique : apprendre, c’est se ressouvenir, c’est-à-dire oublier sans cesse, pour mieux se retrouver, mon enfant…

Et c’est aussi pour cela que j’aime traduire.

Guillaume Métayer, A, comme Babel, Traduction poétique, éd. La Rumeur libre, septembre 2020, 96p.




Les brodèmes d’Ekaterina Igorovna

Le rythme est certainement l'essence du poème, la musicalité une opportunité de libération hors des carcans du langage. Je me suis demandé si c'est ce que représente Ekaterina Igorovna dans ses Brodèmes, qui sont des poèmes traduits en en morse et brodés sur du tissu. Est-ce qu'il s'agit de dessins, de signes ? Ce qui est certain c'est que le morse, structure binaire, donne à voir la trame rythmique du poème, et rend perceptible cette dualité qui entre la parole et le silence ouvre aux multiplicités des réceptions, donc des interprétations. C'est donc avec une vive curiosité que je l'ai interrogée, peut-être aussi pour savoir si elle avait approché cet ailleurs de la poésie, grâce à son dispositif, son art, sa sensibilité.

Pourquoi broder des poèmes en Morse ?  Qu’est-ce qui motive votre démarche ?

Pour moi, la broderie et la poésie possèdent un point commun : des mouvements piquer-percer créant un rythme vital faisant écho au rythme des vers. En ce qui concerne les poèmes, je suis attirée par leur dualité : la poésie classique est éthérée mais d’une structure réglée et ciselée. Je me nourris de cette coexistence, la broderie la possède également. 
Depuis l’enfance je suis attachée à ces deux arts. Au fil du temps j’ai décidé de les unir grâce au code Morse que j’utilise comme symbole d’une communication humaine très codifiée mais pourtant floue et mystérieuse. Dans ma série phare « Brodème » (mot-valise issu de « broderie » et « poème »), j’attire l’attention sur valeur des mots prononcés et écrits. L’ignorance abîme et anéantit ; apprenons à entendre, nous entendre autant entre-nous qu’en nous.
Cette idée est accomplie par la technique du point de croix que j’utilise. Le processus de création requiert temps et patience. En exécutant une oeuvre j’essaye de m’écouter, je muris mes réflexions, je chasse mes peurs… afin d’écouter les autres.
Le Morse est à l’origine de toutes les communications numériques et fut créé pour que des gens puissent garder le lien dans des environnements hostiles, pour qu’ils puissent mener conversation et actions. Depuis sa création en 1832 nous communiquons sans cesse mais nous ne sommes plus/pas capables de nous écouter vraiment. J’espère qu’en regardant mes brodèmes les gens se poseront la question : « Qu’est-ce que je veux vraiment ? », « Que dit ma voix intérieure ? ».

Le Lion et La Colombe d'Alyre, broderie à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

Quels poèmes avez-vous déjà transcrits ? Comment les choisissez-vous ?
Mon premier brodème reprend un poème écrit par mon ami poète Alyre ; il s’agit de vers d’amour. Ensuite, je suis tombée sous le charme de « Je vous aimais… » d’Alexandre Pouchkine, « Albatros » et « Une Charogne »de Charles Baudelaire, « Alicante » de Jacques Prévert, « Certitude » de Paul Éluard… Il y a également quelques citations de Nietzsche et de Tolstoï.
Je ne choisis que des poèmes qui me font vibrer, qui me rappellent des souvenirs, devant lesquels je suis subjuguée…

Je vous aimais...d'Alexandre Pouchkine, broderie à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

 

 

 

Je vous aimais... et mon amour peut-être
Au fond du cœur n'est pas encore éteint. 
Mais je saurai n'en rien laisser paraître. 
Je ne veux plus vous faire de chagrin. 
Je vous aimais d'un feu timide et tendre, 
Souvent jaloux, mais si sincèrement, 
Je vous aimais sans jamais rien attendre...
Ah! puisse un autre vous aimer autant.

Alexandre Pouchkine

 

Est-ce que le fait de traduire des poèmes en Morse permet de rendre perceptible leur rythme ? Est-ce que le « dessin-poème » réalisé restitue une sorte de trame rythmique, prosodique, de l’écrit ?
Si on élude la problématique de la fluidité de la transcription, i.e. la maitrise du code Morse, le brodème ajoute une seconde structure poético-visuelle entre l’oeil et l’oeuvre poétique.
Mes brodèmes magnifient la poésie car ils conservent son lyrisme mais exacerbe son mystère.
Réalisant des poèmes en langue française, polysémique par excellence, le sens du poème varie selon la perception personnelle de chacun. C’est ce qui rend la poésie énigmatique et mystérieuse. Donc la transcription des poèmes en Morse permet plutôt de rendre perceptible leur secrète profondeur, leurs vibrations comme leurs jeux de mots.

 

Pensez-vous que vous exposez des poèmes, ou bien des œuvres picturales, ou est-ce entre les deux, entre écriture et dessin, ou un dessin écrit mais pas un calligramme ?
Comme leur nom l’indique, mes brodèmes forment une oeuvre protéiforme qui se transforme devant nos yeux et se joue des deux registres d’expression.
D’emblée, une abstraction nous saisit puis, dès que nous avons la bonne clé (le code Morse), nous découvrons des mots cachés, des vers et le sens de l’oeuvre s’enrichit.
Il s’agit d’une dialectique entre poésie et picturalité.

 

Alicante de Jacques Prévert,  broderie à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

L’ensemble se situe entre le dessin et l’écriture, mais il s’agit d’une écriture tout de même, le Morse, composé de structures binaires, comme la parole et le silence, dualité qui sous-tend l’écriture poétique. Est-ce ce que vous traduisez l’essence du poème ?
 Comme vous l’avez souligné, il ne s’agit pas de traduction mais de transcription d’un alphabet à un autre. En occurence, l’essence du poème est mieux que restituée, elle est rendue à son origine primitive, mise en abîme par l’hermétisme du code Morse.
Quelle seront les poèmes que vous traduirez encore, et est-ce que vous pensez à étendre votre démarche à d’autres catégories génériques ?
 Actuellement, je travaille sur plusieurs projets. Je continue ma collaboration avec Alyre, je m’inspire toujours des classiques.
Récemment, j’ai reçu une proposition d’une collaboration avec un artiste sculpteur, donc vous verrez prochainement des sculptures avec des poèmes en Morse.

 

Charles Baudelaire, Une charogne

Une Charogne de Charles Baudelaire, broderie
à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

 

Présentation de l’auteur