Dans la collection Encres blanches : Gérard Le Goff, L’élégance de l’oubli, Vincent Puymoyen, Flaques océaniques

Gérard Le Goff, L'élégance de l'oubli

Ce voyage dans le temps commence en feuilletant un album de photographies, ou en retrouvant dans une boîte à biscuits en métal peint des images du passé. D'emblée, ces gestes quotidiens sont sublimés, puisqu'on adopte la candeur inquiète de l'orpailleur sur le point de séparer le sable de l'or.

Se dresse alors un portrait de famille, à travers des textes en prose et des poèmes qui parlent des parents et grands-parents de l'auteur. Les souvenirs se confondent parfois avec les rêves d'un enfant qui joue dans des paysages qui deviennent une jungle de haut sainfoin, d'où jaillissaient des constellations de papillons. Dans cette famille humble, le train miniature que le père, marin, ramène de New York devient un morceau d'Amérique. On retrouve aussi le plaisir des jeux d'un âge innocent, où l'on dresse face aux marées des barrages de sable, dans l'espoir de faire face au temps et à la réalité.

Une nostalgie douce enveloppe le récit, qui se termine quand l'auteur entre au lycée et sent que l'enfance venait de s'achever. Il voit alors comment le temps s'accélère, et assiste aux transformations de son environnement -immeubles construits, routes inutiles- pour affirmer : Ils se sont acharnés sur le moindre recoin de mes territoires de songes.

Le style tendre et lumineux de l'auteur reflète parfois l'histoire familiale à travers des objets hérités, comme une médaille de guerre, pour en garder une mémoire étonnée. Il ne s'agit surtout pas de réécrire le passé, mais de nous montrer où se trouve l'élégance de l'oubli à laquelle fait allusion le titre de l’œuvre, afin de mieux nous expliquer comment on façonne les souvenirs.

Gérard Le Goff, L'élégance de l'oubli, Encres Vives, Collection Encres Blanches n°802, novembre 2020.

 

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Vincent Puymoyen, Flaques océaniques

L'auteur nous propose vingt-trois poèmes ou textes en prose à travers lesquels s'établit un contact direct avec la nature. Il nous parle notamment des environs de Brest, où il habite : à l'est le lac saumâtre de l'origine / à l'ouest les confins qui rougeoient déjà. L'Auberlac'h, le phare du Minou, le moulin Blanc sont inondés d'eau et de lumière : c'est ainsi que Flaques océaniques cherche à dévoiler nos liens avec les éléments.

Toutefois il ne s'agit pas seulement d'exprimer ses sensations immédiates, mais d'évoquer aussi nos rapports avec le temps qui nous a construit. En ce sens, le regard inquiet et curieux de l'enfance (Métal conducteur de l'enfance / Argent du plateau lisse / Surface où s'étalent des pans de brume) demeure présent et semble être la colonne vertébrale de la pensée du poète.

Loin d'être un simple observateur, Vincent Puymoyen pose des questions existentielles et tisse jour et nuit pour attraper la note rare, et ne pas oublier que L'âme est le souffle chaud qui remplit la tuyauterie complexe du corps, alors tu deviens bouée, radeau ou steamer, selon ton goût de l'aventure. Sans oublier, tout de même, de prendre garde chaque fois de revenir au port.

Présentation de l’auteur

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Aline Recoura, Scènes d’école

Choses vues, choses vécues, le titre est explicite : nous voici plongés dans le quotidien d’une école maternelle en banlieue parisienne, grande section. Entrées, sorties, cour, classe, dortoir, cantine, enfants, parents, grands-parents, frères, sœurs, personnel enseignant, professeurs ou ATSEM (agent territorialisé d’école maternelle), c’est d’un univers complet dont il est question dans ces pages.

Chaque scène croque un moment, une situation, un fait, petits en soi mais grands par ce qu’ils donnent à voir de l’arrière-plan social et humain. C’est que l’école, ce lieu protégé, est un organisme relié à son quartier, à la ville, à la société, au monde tel qu’il est. Tout y entre de plain-pied ou par effraction, le travail, la pauvreté, le manque de repères, les familles séparées, le défaut de soin, l’habitat vétuste, la drogue, la violence, le terrorisme, sans oublier la pandémie… mais aussi les sourires, le plaisir d’apprendre, d’être ensemble, les petites attentions, gâteaux, objets faits main, cartes de remerciement, mots d’enfants, émotions, bons sentiments qui tiennent chaud au corps et à l’âme. Tout cohabite dans ce monde en réduction qu’est l’école, le laid, le beau, le lourd, le léger, les bobos, les petits bonheurs, les grandes douceurs, l’ennui, la joie, les pleurs, la solitude, les bagarres, l’entraide, les jolis gestes. En somme, une « vie à hauteur d’enfant », aussi diverse et mouvementée qu’un tambour de machine à laver.

 /…/
Ouverture de l’école
tous les cœurs sont
déjà bien pleins
remplis de soucis bien plus tenaces
que le contenu de leur tube de colle
bien assis devant leur table
ils devront pour quelques heures
laisser au fond de leur gros cartable
les souvenirs du soir et du matin
pour certains c’est possible
pour d’autres moins. 

 

Aline Recoura, Scènes d’école, Le Lys bleu éditions, février 2021, 114 pages, 12 euros.

Malgré tout ce qu’ils charrient en eux du monde extérieur, les « enfants des tours » restent des enfants avec leurs jeux de rien, leurs babioles enfouies dans les poches, leurs désirs confus, leurs attentes, leurs remarques inattendues, « petits dragons magiques » qui s’étonnent de leur haleine dans le froid matinal, d’un « mouchoir en papier / blanc / givré » oublié sur le bitume. On suit leur apprentissage, chanter, danser, compter, modeler, semer, dessiner… tous uniques dans leur histoire, leur parcours, leur nom d’ici et d’ailleurs, unis dans un même lieu, une même activité, une même langue.

 

Couper les fruits
dire leurs noms
rêver en douce
d’un doux potager
pour y planter
toutes les graines
d’un alphabet de vie.

 

À ces scènes collectives et individuelles croquées sur le vif, s’ajoute une série de courts portraits très attachants : Imad, « fleur de lexique », Valida, fillette escargot « qui dort dans sa coquille », Yassine, « poisson rouge dans son bocal », Matala, « baoboab à palabres », Dounia, princesse des mille-et-une nuits au nez qui coule, Manelle à la « faim chagrine »… On les voit, on les sent, toutes et tous, habités de leur histoire et de leur devenir.

La maîtresse dans tout cela ? (Eh oui, 95 % de femmes dans le métier, jongleuses à plusieurs vies.) Elle est un repère, une présence qui rassure, qui aide aussi jusqu’à outrepasser parfois les limites de sa charge : « y’a des actes / on est obligé de les faire en cachette ». Comment ne pas vêtir un enfant démuni, comment ne pas lui donner les crayons de couleur dont il rêve ? Pourtant la vie la malmène elle aussi, parfois elle n’a plus envie de se lever, d’obéir mais elle y retourne, elle sait qu’on compte sur elle. Comme ses collègues, elle fait ce qu’elle peut sur le grand navire qui tangue, qu’elle essaie de maintenir à flots coûte que coûte. Tous sur le même bateau, dit-on. Heureusement la poésie sauve, qui, entre deux creux, donne à vivre les beautés essentielles :

Tout est grand
quand on est petit
même une coccinelle
qui se promène
le long de la fenêtre.

 

On l’aura compris, le regard est à la fois lucide et tendre, bienveillant dans son essence, même si « dans le ventre / la nausée du gâchis », tout finit par passer « jusqu’à la prochaine fuite ». Par chance, au-dessus des tours et de la cour de récré, « ça a des pieds les nuages ». Oui et même ils « prennent leur temps ». Confiance chevillée au corps. Simplicité, tendresse. Sens de ce qui compte. Mesure humaine.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Jean-Louis Rambour, Pauvres de nous, Le Travail du monde

Un volume qui n’existe pas

Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,

 

Ah, on ne pend plus comme il y a six cents ans, au bon temps de Villon et de sa Ballade des Pendus, du moins, chez nous, ne pend-on plus au bout d’une corde (encore qu’au bout du rouleau on puisse ainsi en finir sans l’aide de personne) mais au bout d’une chaîne de travail ou de sa chienne de vie de laquelle on a été violemment décroché – on n’aurait pas fait l’effort de s’accrocher, dis donc, vil fœtus, on aurait milité pour ne pas être que de la viande à produire, on aurait lâché la Cordée de la Réussite, on aurait même manqué de Résilience, de ce « concept à la con » comme dirait le poète Philippe Blondeau (cet autre poète picard et ami), on aurait manqué de cette grâce de survie douteuse, curieusement dans le vent du bien-être universel et auto-suffisant, de cette menterie scandaleuse qui disculpe voire escamote le bourreau et taxe la victime d’inapte à la réussite, et tout cela en douceur, les bras en croix. On aurait failli, quoi.

On dit qu’il n’y a plus d’ouvriers, qu’ils ont été spectralisés, pardon, virtualisés, même plus « manœuvres », ou qu’ils se sont enrichis par ruissellement et même qu’ils seraient passés de communistes à fachos, avec un gilet jaune aux carrefours pour qu’on les voie mieux. Quelle impudence… On dit tellement de choses à tort et à travers qu’on ne sait plus qui dit quoi ni d’où il cause, qui voit qui ni d’où il voit. Il suffit pourtant de poser, comme le fait notre poète, son regard humain sur l’humain, dans le respect des formes, des formes poétiques pas tout à fait abandonnées à elles-mêmes, non pas résilientes, mais résistantes.

Jean-Louis Rambour est l’auteur d’une soixantaine de recueils poétiques, sans compter les ouvrages collectifs, les nouvelles, et cinq romans. Il nous écrit depuis un demi-siècle, une sacrée paye, gagnée – et c’est précieux – à l’huile essentielle de son front penseur, discrètement frondeur, perspicace, ironique - mais d’une ironie facétieuse qui jamais ne se départit de la tendresse, cette vertu (étrangère aux boursoufflures contemporaines) qui récuse toute violence et sait s’immiscer, avec l’empathie de l’innocent, au cœur de l’objet d’observation pour le mieux dresser sur ses pattes, le défendre et le revendiquer.

Jean-Louis RAMBOUR, Pauvres de nous, Gros Textes, 2020, Photographies de l’auteur, 75 p., 12 €.

Il est rare en écriture d’être incisif dans la souplesse et la minutie, sans s’émousser. Les deux ouvrages sortis coup sur coup en cette douloureuse année 2020 se penchent sur les laissés pour compte, qu’ils soient les gueux de la rue, dans Pauvres de nous ou les travailleurs exsangues dans Le travail du monde, deux livres qui accueillent en poésie ce qui ne vaut pas un kopek. Qu’on soit clair : nul pathos vendeur, nulle complaisance voyeuriste, nulle fantaisie distopiste ; non plus une poésie militante à sigle. Ecrire de la poésie n’est-ce déjà un acte de barricade contre la laideur d’un monde inféodé au profit ? N’est-ce déjà se viander dans ce qui n’a pas de prix ? N’est-ce verbaliser l’encore ineffable et l’inaliénable ? Jusqu’à quand ? Encore faut-il que poésie ne copule pas avec l’abscons, le moi débraillé, la néantitude métaphysique ou la poéréalité de gondole.

Ici, nous sommes en terre sobre, compacte, à grains serrés, à la limite d’un hyperréalisme toutefois subjectif, infléchi par une affection naturelle pour la déréliction. Qu’ont-ils d’intéressant (« être parmi ou entre » !) ces moins que rien, clodo, SDF, junkies, alcoolos, punks à chien, mendiants, clochards célestes ou encore ces ouvriers d’usine, chômeurs, déclassés, tourneurs, infirmières, apprenti tailleur, conducteur de pelle mécanique, mineurs, fileuses, grévistes ? Eh bien, ils sont « Pauvres de nous », des éclats de notre miroir en sursis, des fugitifs de notre paradigme branlant, des exemples de notre mémoire en devenir – c’est-à-dire en voie de disparition. Ecrire c’est aussi remembrer, dans l’urgence, rétablir des haies pour qu’y chantent à nouveau les espèces presque décimées, c’est se recueillir – pour les recueillir – sur les presque disparus, ceux dont le volume n’existe pas au regard de la société productiviste. Ceux qui ne sont rien et qui peut-être, comme chez les fourmis, sauveront le groupe exténué, font la fine fleur des poèmes de Rambour. Sous forme de quinzains libres dans Pauvres de nous, sous forme de dizains d’alexandrins non rimés (le gueux ne rime à rien qu’à lui-même) dans Le travail du monde.

Jean-Louis Rambour, Le Travail du Monde, L’herbe qui tremble, 2020, Peintures de Jean Morette, 130 p., 15 €.

Le premier est assorti de clichés de l’auteur qui, loin d’être des images d’artiste, sont des saisies par surprise à partir desquelles décrypter la profondeur d’un être au monde, sur lesquelles poser un regard curieux et surpris car le poète effectue des écarts d’univers ou des cuts qui rompent l’horizon d’attente : si bien qu’on aimerait être / l’enfant accueilli dans cette poitrine de laine entre / le sourire du mouton et les zébrures du foulard  ou C’est la seule marque / de respect qu’il peut s’offrir : ne pas laisser penser / à l’échoué que sa déchéance a été numérisée. Ici encore : retrouver le cri primal / qui vaut mieux que le silence gelé et minéral/ d’un coin qui exclut la belle révolution des astres. Et puis là : A genoux, dans le temps où / les mannequins des vitrines se déshabillent. C’est que ces images, bien que ou parce que brutes, sont propices à des incursions sociologiques, anthropologiques ou esthétiques. Elles sont le médium d’un regard par-delà les apparences, ainsi que des photomancies. Jean-Louis Rambour lit ses clichés et nous en délivre les mystères, à hauteur d’assis, de vautré ou de couché. On songe à ce film bouleversant Au bord du monde, de Claus Drexel, 2013, dans lequel le cameraman filme à hauteur des exclus, afin de leur restituer un volume, une densité qu’ils ont perdus. Les images deviennent des archives pour qui ne saurait ou n’aurait pas su regarder, des états irrécusables d’un monde fracturé. Malgré tout, l’observateur y va parfois de sa pointe d’humour noir, avec un lapin blanc, Charlie Chaplin, les bankomats qui rendent la vie des mendiants plus légère… parce que tous les signes avant-coureurs de la mort ne doivent pas s’étouffer sur eux-mêmes mais s’offrir la vacance d’une hésitation de l’âme, aux prises avec son absurdité.

 

Le second livre, Le travail du monde, de plus belle facture éditoriale, à notre avis, est scandé par des craies de Jean Morette, sombres, enfumées, granuleuses, aux géométries brouillées qui disent l’asphyxie du monde du travail. Tous les dizains d’alexandrins, ici, se terminent par une manière de chute qui brandit le poème tout entier comme un calicot de protestation : Ils sont les spectres munis d’un marteau sans faucille.Ou : On dirait de la chair priant les engrenages. La variété des domaines du labeur évoqués trahit une connaissance des métiers les plus pénibles. C’est que le poète n’est pas perché mais inclus dans la cité et sa mémoire qui fait irruption de la façon la plus inattendue parfois ne lui fait pas défaut : chemise à carreaux, béret, fléau à blé, Bardot, Belmondo, sherpas d’Annapurna, le tunnel sous la Manche, Mireille Mathieu, Ava Garner… Le poète insaisissable se permet des embardées d’images qui font de chaque poème un objet imprévisible. Il revisite le monde du travail pour en faire le Travail du monde car tous ces métiers travaillent le monde, le sculptent – il ne faudrait quand même pas l’oublier. On y laisse sa peau, à force, des lambeaux de pages blanches qu’il faut noircir.

 

Poésie prolétarienne ? A tout le moins une poétique du travail, sans effets de manche que ceux qui la font se retrousser pour une mise à l’ouvrage bien faite, si loin des clichés poéréalistes contemporains et vendeurs. En ces deux recueils qui se complètent, le lecteur, touché par l’exercice d’un verbe intime à son objet, entend la mort œuvrer au cœur de tous ceux que la société a « ratés » tout autant que dans les mécanismes du travail aliénant. La poésie ici s’engage sur la voie d’une rêverie exacte. Tout poème y est un acte politique puisqu’il entend soustraire son corps et celui dont il parle à toute forme d’emprise. La poésie comme salut, à saluer.

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Marylise Leroux, Une île, presque

Il s’agit d’un « poème-diptyque ». D’un côté de la page : les propos tenus par les pins, en vis-à-vis et en caractères italiques : les propos de la mer. Pins et mer s’accompagnent, s’observent, s’apprécient, et comme les membres d’un vieux couple, à force de vivre ensemble, ils en ont pris l’habitude, au point et jusqu’à en avoir besoin.

Ils finissent même par emprunter certains comportements à l’autre : « Il arrive que la mer / prenne ses façons / sur les nôtres / […] Elle consent / pour un temps / à suivre notre rythme /.Les uns servent d’étalon pour une unité de mesure quand l’autre se perd dans son immensité et son infinité jusqu’à l’expérience de l’éternité. L’une est à une approximative horizontale, les autres sont verticaux, ils offrent la transcendance et sont vigiles de la côte. Pins et mer sont différents mais se ressentent comme complémentaires. Les uns et l’autre sont des repères devenus nécessaires pour témoigner de leurs propres vies. Les uns, chacun île à sa façon, ont conscience de former une communauté, mais aussi de porter le ciel qui est la dimension de l’au-delà, un plus grand qu’eux. L’autre se sait très vaste et n’en tire pas un plaisir particulier, tout en ayant conscience qu’il existe des espaces encore plus grands dont celui du rêve. On comprend que pour la mer apprendre est important, souvent elle répète « j’apprends » ; les pins cherchent à pouvoir savoir. Les pins n’ont qu’une île quand la mer les encercle toutes. La mer s’autorise quelques écarts de conduite quand les pins patiemment et courageusement sont droits (ils « pêchent la lune »), mais sans juger ils restent « indulgents pour ses frasques ». L’une cherche « à ne pas se ressembler », elle tente toutes les façons d’être mer et en a tout le temps ; les autres qui ne se déplacent pas éprouvent le temps grâce au silence qui les traverse et se meuvent grâce à leurs pensées.

Marylise Leroux, Une île, presque, Interventions à Haute Voix éditions, mars 2021, 70 pages, 10 euros.

La mer parfois engloutit, devient lieu de sépulture, mais elle est aussi l’origine, le berceau de la vie toujours renouvelée quand pour les pins « vivre … reste un nœud de patience ». Les pins servent de cadran solaire à la mer. Les pins ne savent rien de l’œuvre de Pierre Soulages et pourtant ils savent que « le noir possède ses lumières ». Pins comme mer ont une conscience forte de leur subjectivité. Les pins ne lâchent que des pommes, la mer se veut généreuse, y prend plaisir jusqu’à s’offrir « dans le casier d’un pêcheur / ou le seau d’un enfant », (mais ne dit pas que rivières, fleuves et pluies la renouvellent !).

Il s’agit d’un jeu de reflets, de couleurs, d’assonances, avec et qui ponctuent, des formules aphoristiques : Le bleu parfois / n’est qu’une espérance / parmi d’autres.

La page 33 commence par « j’ai mes cimetières / au fond des criques », impossible alors ne pas entendre Bashung fredonner : Voleur d'amphores / Au fond des criques / J'ai fait la cour à des murènes / J'ai fait l'amour, j'ai fait le mort  Sa chanson est intitulée La nuit je mens. La mer ment-elle ? Elle ne le dit pas mais avoue : « pour vivre / il faut savoir renaître / de tous ses morts ».

Et plus le recueil avance et plus on se prend à contempler une similarité d’épreuves et de destins, celui des pins et celui de la mer : « si nous luttons / c’est contre nous-mêmes / contre le courant / qui nous pousse / de bas en haut / de haut en bas / quoi qu’on fasse. » Marées ou vents, soleil et pluie, jour ou nuit… mer comme pins s’y confrontent. Mais la mer est la plus hardie, et le dernier poème laisse la parole aux pins qui reconnaissent : « La mer restera notre plus belle aventure / notre promesse / notre respiration / Elle nous empêche / de nous replier / dans la crique / de nos peurs » Ces presque derniers mots renvoient à la préface dans laquelle Marilyse Leroux précise que les œuvres peintes et gravées de Thierry Tuffigo sur la presqu’île de La Villeneuve à Séné dans le Morbihan, ont donné naissance au livre. Dans cette préface l’auteure révèle aux lecteurs la question qui préside à la réflexion face à la mer et aux pins : quelle leçon de vie ont-ils à nous donner ? Une fois le livre refermé, le lecteur pourra alors à loisir observer tout paysage, tout événement, à l’aune de cette question : quelle leçon de vie en retirons-nous ? Aussi humble soit le ton du recueil, aussi simple et dépouillé soit-il, Marilyse Leroux réussit un tour de force : celui de nous encourager à plus de réflexion et de réflexivité dans un échange et un partage avec le monde. Si nous voulons bien la suivre, elle nous livre un rapport, une relation au monde que nous pouvons tous et toutes adopter afin d’enrichir notre compréhension de nous-mêmes avec nous-mêmes, comme de de nous-mêmes dans le monde et en interaction avec lui.

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LA MÈRE MICHEL A LU

L’ATELIER VINCENT ROUGIER

L’Atelier Vincent Rougier existe depuis près de trente ans (1991). Il est établi à Soligny-la-Trappe, dans l’Orne. Ce nom nous vient du Haut Moyen-Âge (Solinelum, attesté dès 1091) et de son abbaye cistercienne, monastère des moines Trappistes.

 Il s’y publie deux collections de recueils de poésie : « Ficelle »  et « Plis Urgents », soit respectivement 142 et 57 parutions. 

Vincent Rougier est le maître du lieu. Peintre-graveur, il s’est lassé de ses travaux parce que trop solitaires (sans les abandonner pour autant), y ajoutant la lecture attentive et l’illustration de beaucoup des recueils qu’il choisit. Il choisit parfois aussi « le peintre à marier avec l’auteur et plutôt que de faire un enfant ils font un livret. » Il est aussi le maître incontestable du choix littéraire  − ce qui lui plaît −, néanmoins aidé par quelques auteurs pour la publication annuelle de huit à neuf titres. Il peut encore demander un changement de titre, etc. Ce choix est guidé par divers critères : « forme, thème, genre, « afin d’offrir une découverte-ouverture poétique au lecteur abonné. » Un considérable avantage de ces publications est qu’elles nous offrent des poètes en grand nombre et particulièrement de ces presque inconnus, parfois lumineux, auxquels les pages littéraires de la grande presse ne prêtent aucune attention. 

Ces livrets sont d’un véritable format « de poche », minces et munis d’une couture ficelle qui permet de les tenir à l’œil et dans la main (ils sont aisément repérables). L’Atelier fait tout : impression, façonnage… Les tirages sont limités, mais peuvent être augmentés à la demande. La publication est « À compte d’éditeur », l’auteur restant propriétaire de ses droits. Dépôt légal assuré. Textes non retenus : non renvoyés.

(*) www.rougier-atelier.com

QUELQUES MOTS SUR LE RECUEIL POÉTIQUE

 Un recueil de poèmes est un cadeau. On ne sait ce qu’il nous réserve. On le découronne au coupe-papier, avec une hâte maîtrisée : il s’agit de l’ouvrir sans l’endommager. C’est que l’on y soupçonne quelque trésor plus ou moins enfoui. Suggestion d’une âme inattendue, proche ou éloignée de la nôtre… Évocation de notre monde, heureuse ou malheureuse, obligatoirement sous d’autres angles de vue, saisie à travers des expériences autres ou identiques, dans une houle d’impressions et de sentiments dont certains entrent dans les oscillations de nos sismographes intérieurs, quand d’autres nous surprendront, nous proposeront des approches nouvelles, surprenantes...

Ce sera donc, pour chaque recueil,  son titre, son accueil, une séduisante promesse. Je veux dire qu’il convient de l’ouvrir, les yeux et la conscience libres de tout engagement littéraire, de tout préjugé quel qu’il soit, y compris de celui qui pourrait être lié au poète, à la poétesse, à ce que l’on aura éventuellement appris de sa personne, de ses faits et gestes. Il faut y marcher nu, vierge en somme, dans sa forêt de mots, de musiques et de signes. Aux hasards de paysages neufs, sans s’encombrer du bagage de nos connaissances, goûts et préjugés. Oui : vierge et nu !

Dès lors, comment lire ? En critique prêt à la réprimande, au contrôle, à la comparaison ? Certainement pas ! Je dirais en simple lecteur, en gourmet et en amoureux. Dans l’acceptation préalable d’un mets aux saveurs encore inconnues, et tout autant de délices ou délires surprenants, comme aussi bien de l’amour fou. Ce sera alors une lecture, ma lecture, accueillante mais n’ignorant pas que d’autres lui sont substituables. 

Ceci, ma pensée de la poésie, n’est en rien un préalable ou un pré-requis. C’est une pensée qui ne demande qu’à être portée plus loin, plus profond que je ne n’ai su la concevoir : « Elle est mutation, traduction ou translation dans la langue maternelle, selon des cadences très intimes, de la langue des sources, langue du mystère de l’être, de émotions et des intuitions. » 

      J’adhère, par conséquent, à cet avis de Frédéryck Tristan : « La poésie n’est jamais fictive. »  M.H.

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LES RECUEILS

Catherine ANDRIEU. À Fleur de peau (éd. revue-ficelle), Nicole BARROMÉ. Génésiques  (éd. revue-ficelle), Paul de BRANCION. Glyphosate for ever (éd. revue-ficelle), Claude-Lucien CAUËT. Le Rire et le Vent. (éd. revue-ficelle).

Catherine Andrieu, née est passée du Sud à Paris, où elle écrit et peint : « Ut pictura poesis » ! Elle a publié de nombreux recueils aux éditions du Petit Pavé, de Surtis, ainsi qu’un essai sur Spinoza aux éditions de L’Harmattan.

 Son recueil, À Fleur de peau, comme le laisse augurer l’énigmatique vignette-illustration de Vincent Rougier, nous propose des visions en avalanche, un maelström, tout notre monde encombré d’images et de souvenirs ramenés à un présent parfois léger, parfois pesant, car « rien ne meurt »., ce sont d’incessants frissons, ceux des sentiments partagés, connaissables, reconnaissables. Nous marchons au pas de chaque poème : ce sont les divinités ou personnages des légendes antiques, Athéna et son casque pour l’aurore, Eurydice pour l’effroi d’une bougie qui va s’éteindre… Parmi les animaux (la nature, sphère première) prévaut ici le petit chat Gabby, « mon Gabby… petit ange » : « Le Monsieur t’a fait une piqûre et tu t’envoles / Au Paradis des petits chats. »

Catherine Andrieu, A fleur de peau, Rougier, collection Revue Ficelle, 2020, 13 .

L’expérience (je l’ai plusieurs fois vécue) n’est que douleur et regrets, traumatisme récurrent. Nous ne sommes ni omnipotents ni omniprésents ! La mort étend son empire. Il est une « petite sœur » dont la destinée semble plus que fragile, avec un insuffisant contrepoids notre impuissance : « Tu cherches en vain la preuve / Que quelque chose est vivant. » Le cœur de l’âme est étreint. Imaginer l’éléphant, même « gracieux », « des femmes à tiroirs… des montres molles…» n’est qu’un pis-aller. Dali n’y pourra offrir qu’un répit d’un instant. Viennent les visions de sang… « Maman dévorée » par « les dragons d’eau ». Où sommes-nous désormais sinon, dans l’effroyable capharnaüm, gisant parmi nos restes annoncés, presque vestiges : « Je ne suis pas belle ma jeunesse se fane / Mais j’ai le secret du cœur et de l’Univers » Dans les derniers poèmes, Catherine Andrieu évoque des « délires hallucinés », sans doute ceux de « la Coke », et conséquemment la possibilité d’« atteindre les comètes ». Un écrivain succède à ces cauchemars et nostalgies : « homme sans visage »… vu « comme une limace sur une rose », et à qui l’on peut dire encore : « Quelque part, pour un écrivain tu n’es pas si mal. / Il y a pire… »  Comme à chaque fois, dirai-je !

Fait suite à cette salve de douleurs une passionnante « Interview inédite » de Catherine Andrieu. Elle y revient sur son trajet, sur ce qu’elle y lit elle-même : « … j’écris, pour m’ouvrir les veines sur le papier seulement. Et pour être Dieu aussi. » Elle l’est et l’avoue. − Comment échapper à cette nécessité ? − Elle reste néanmoins « un poète, mais un poète rock and roll. » Cette interview donne fort à penser à tout humain qui n’a pas trouvé à se satisfaire dans la fréquentation des supermarchés, des boutiques de fringues, des sports d’hiver… et qui cherche les échappatoires au néant : « L’écriture est ce qui me sauve de la folie en laissant une "trace" de mes allers-retours d’un monde à l’autre… » Comme l’on comprend ! Car c’est bien la seule solution.

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Nicole Barromé vit depuis 1990 dans « la ville au ciel toujours bleu »  − je pense à Toulouse, mais je puis me tromper −  où elle écrit pour le théâtre d’abord, puis pour l’art du bref : nouvelles, poésie « compacte ». Elle lie son écriture à d’autres disciplines : musique, sculpture, photographie, danse. Elle donne aussi des lectures publiques et participe à différents festivals de poésie. 

 

La sensualité, la « gourmandise », un Éros rayonnant habitent ses Génésiques, et cela ne déplaira à personne j’imagine. Le fruit ouvert, modeste et mûri que nous propose la gravure introductive de Vincent Rougier nous en donne une traduction suggestive.

La « déesse » nous ouvre les portes du domaine végétal et minéral où loge cette inconnue, qui avait « Des pieds d’églantier / Des jambes de rocher / Un tronc d’ébène (…) Ses bras étaient lichen / Ses mains / Touffes  (…) Son visage / Un lac où les regards s’abîmaient… ». Peut-être un paradis déjà ! Cela fait penser à la grotte sicilienne où l’espagnol Luis de Góngora abrita le cyclope Polyphème jusqu’à l’arrivée d’Ulysse.  Il y aura le « rêve » d’un arbre-homme, d’un arbre-amant intemporel : « Elle avait dû l’embrasser / Se frotter à son tronc / Lécher son écorce / Mais quand ? (…) Il l’avait gratifiée de sa sève / Elle avait dû bien s’amuser… »  Métaphore lisible et joyeuse. Les plaisirs des corps sont une forme de l’innocence première. Ils entrent dans une « … mémoire / Libre de frayeurs. » Notre éducation est sans cesse à faire pour ce qui est de l’enchantement des corps.

Nicole Baromé, Génésiques, Rougier, collection Revue Ficelle, 2020, 13.

Elle est bonne et belle : « La vie s’il le faut pour retrouver / L’affabulation des soupirs / Les empaqueter de mystères et les précipiter / Bruts. »  /// La livraison / poil à poil / Des corps parfumés ».  Une fragrance d’antiquité. « Affabulation ? » On s’interroge.  Est-ce le plaisir feint ? Est-ce la possibilité d’un récit, d’un poème après coup ? Tout peut s’apprendre, en effet, et tout en vient à son acmé !  «  Le balbutiement des fantasmes / Les regards entrés en collision / Les narines étouffées d’un désir dru / Baiser des lèvres de lave ». Oui, ce sont là « jeux antiquissimes »,  règlements de la chair, flammes de l’incendie… qui n’empêchent pas les retombées dans « la peur d’aimer », les angoisses de passage… quoique l’on reste à la portée de la déesse  − Aphrodite ? −, de « Ses joues écarlates / Ses seins étonnés  (…) sa nuque frémissante / Sa tête arrogante… »  Comment dire de façon plus intense la transe amoureuse, ses arrois et désarrois, les corps enthousiasmés, les flammes débordantes du désir, l’Éros absolu ?  

Après l’étreinte, les regards, tous les sens se portent aux alentours, vers la lune, « …quartier d’orange incandescent «, navigant  dans l’ailleurs. Ils vont jusqu’aux yeux, à « la fixité de leur bleu » qui mène au passé, à « l’écume de la mer dans leur colère ». la mémoire s’est allégée, et de nouveau « On  s’enracine dans le sous-bois ». Du monde vivant, tout fait signe. Le vers est irrégulièrement cadencé, long ou bref, suivant la mesure du souffle. Il mène plus loin : aux sentiments vifs et alternés de « La lumière », il y aura une « postérité des saisons voluptueuses », que je tente de m’éclairer : les souvenirs d’abord, puis rien, la nada. Fugaces remémorations, heureuses ou malheureuse : « Quiproquos et souvenirs interchangeables », une chute dans un ruisseau, sur sa balançoire une petite fille « Le nœud de satin finissant ses tresses / Violet / Volette… » Et puis, « Transformée en momie ambrée »  (qu’est-ce à dire ? vieillie ? condamnée ? enfouie dans le natron du temps ?), l’amante, l’aimante va au « mépris », tente un retour à la déesse… Puis connaît l’«Advenir cendres de notre enfance », le possessif incluant le lecteur.  S’invitent alors la tristesse en « torrents de papillons noirs »  (surprises et pénombres des images !), les rides, des « émotions amphibies », « nos masques de mort… ».  En sarabandes se présentent les rêveries et visions inéluctables qui n’empêchent pas d’ « Éclater de rire ». La déesse, à la fin, reparaît : ce sont, dans « La rotation des jours », « l’océan velouté du plaisir », le retour de la lumière, le parfait cycle cosmique il me semble, et, pour la déesse, avec elle, « Choisir d’être  / Le lit / Au couchant / Elle est présente / Rose / Jadis / Tintinnabulement / Dévisager / Confier ».

Ces poèmes n’en forment qu’un seul.

Admirable, méditatif.

Il dit les temps de la vie, les mythes de l’enfance à son premier jour, au jardin d’Éden… Puis la scansion folle et voluptueuse de ses amours du bel âge, le fruit succulent avant l’assombrissement  du terme deviné, avec, sur la ligne d’arrivée, ce « Confier » qui suggère l’abandon à quelque chose, à quelqu’un peut-être… Le mot désespoir ne figure nulle part, c’est un indice. Chacun, chacune s’y retrouvera. 

∗∗∗∗

Paul de Brancion est « Écrivain de poésie, romancier, agriculteur bio, cavalier, dirigeant d’entreprise, producteur de radio. Il a vécu hors de France une partie de sa vie.

C’est en ces termes qu’il se présente, nous faisant comprendre qu’il est un homme d’action et d’actions variées, autant que d’écriture, et que ses écrits embrassent le poème et le roman. En taquinant  l’Internet, on en apprendra bien davantage sur lui et ses étonnantes capacités et activités  dans les champs les plus divers ! C’est, selon moi, un point fortement positif, car nous ne sommes plus aux temps des aèdes s’accompagnant d’un luth ni des troubadours et trouvères vagabondant de château en château.

Notons que la qualité d’ « écrivain de poésie », ici revendiquée, est fort exacte, car l’écrivain-poète use des formes poétiques contemporaines pour servir un projet polémique, situé dans le hors-champ du poétique conventionnel, quoique la défiguration de la nature abrite un lien profond avec des sentiments de révolte qui s’expriment aussi de manière spontanée sur le mode poétique.

Il se trouve que le livret s’intitule Glyphosate for ever, soit le poème et l’action poétique tout ensemble. Quelle action ? Celle de dénoncer l’emploi de pesticides et d'insecticides dans l’agriculture, dans le but d’accroître la production agricole. Causes et conséquences sont ici traitées poétiquement. Il s’agit d’un pamphlet, pour tout dire, d’une satire en accord avec notre époque désaccordée, pareille à un instrument endommagé.

Endommagé, détérioré cet instrument, pour avoir trop souvent surpassé les sages façons de jouer d’Ovide et Virgile. Il est notamment question du glyphosate, appelé aussi « roundup », un désherbant féroce qui anéantit toute plante et herbe qualifiée de « mauvaise », qui l’empoisonne de la tête à la racine, empêchant toute photosynthèse.

Paul De Brancion, Glyphosate for ever, Rougier, collection Plis urgents, n° 56, 2020, 16 €.

À la dénonciation de ce désordre se joignent la plainte et la colère. Selon une formule qui m’est chère, nous sommes arrivés aux temps de la « destruction du Jardin d’Éden »,  aux temps des angoisses, entre autres celle des Gilets Jaunes venus récemment jusqu’au pied des Arcs de Triomphe et des palais hérités de nos rois-bourgrois, peuplés des nouveaux gérants de l’infernale machine, dont on ne peut pas ne pas entendre la voix :

 

faut bosser

faut payer

faut douiller

fatigué(e)

t’es viré(e)

consommer

sans money

pas marrant 

 

La machine à dénaturer, à rendre la vie invivable est bien là, décrite en peu de mots, sournoise, silencieuse :

 

Le banquier

A distance

……………..

pas d’réponse

y’a personne

pour causer 

 

Le tableau est complet, déjà, dès les sept premières pages ; la machine faucheuse  et voleuse de vie fonctionne à merveille, machine à détruire, à faire souffrir… Avec son mécanisme, chaotique en apparence mais au fonctionnement huilé : chasse aux boucs émissaires (on les trouve sans mal, ils sont à nos portes… mise en évidence des ravages de la « bagnole »… ceux des « casseurs » qui spectacularisent  le chaos…  Tout autour, le silence, personne jamais ne répond au bout du fil ! Le monde va de biais, en crabe, en arrière en prétendant foncer vers l’avant, vers le progrès… Tout y passe de la funeste mécanique, jusqu’à son carburant : « l’argent [qui] nous étouffe / et ce pas / depuis peu ».  Jusqu’au « conjoint de Brigitte / [qui] n’a toujours pas compris / et demeure un valet ».  Jusqu’au ravage du petit commerce et du confinement au gré des impressions du docteur X, des sentiments de l’épidémiologiste Y… Paul de Brancion avance dans notre présent immédiat, où le n’importe quoi règne jusque dans les cerveaux de ceux qui prétendent gouverner. Et cependant, « à Paris / ça décide / ça préside / ça concocte / ça dialogue / et ça taxe / ça retaxe / et relaxe / mais ça dé- / toxe pas / ça bavasse… ».

Le chaos du monde, le tohu-bohu de notre espace-temps, le poète l’inscrit dans son vers court, parfois brutal et heurté, malmené à l’image de la terre :

 

dès le quinz-

E du mois

c’est la cart’

E-visa

Qui s’enrhume

plus de sous

le banquier…

à distance…

 

Le phrasé  se brouille ici ou là, la phrase se désarticule car rien ne s’unit plus harmonieusement au Jardin du monde ancien, la syntaxe grammaticale est violée, parfois, à la corne du bois, car les champs, la terre, y sont quotidiennement violés. On ne parle plus que dans l’extrême difficulté : « Plus personne à qui causer. »

Paul de Brancion fait état d’une catastrophe planétaire, peut-être universelle, provoquée par un système totalitaire. Reste que les derniers mots suggèrent un espoir, une ligne de résistance, tout en désignant la maladie : le crachat sur la terre, le crachat sur nous-mêmes, l’oubli méprisant :

 

J’irai pas

Cracher sur

Les étoiles 

 

Vincent Rougier, en peignant le ventre plein et les serres d’un rapace comme ancrées dans une neige blanche, et, pour clore le poème, un caddie de supermarché renversé, incendié, sorte de berceau d’un jouet ou d’un pantin anthropomorphe, souligne avec force et pertinence le propos  de Paul de Brancion. 

 

∗∗∗∗

Claude-Lucien Cauët se présente dans la discrétion. Il vit et travaille à Paris. Il participe aux activités du groupe surréaliste. L’essentiel par conséquent. Respectons ce laconisme. N’allons pas titiller Wikipedia. On peut soupçonner le poète de se plaire à  Paris, d’y vivre peut-être, et de ne pas aimer outre mesure s’ennuyer. Il voudrait ne pas donner de titres à ses poèmes qui, à son dire, sont un « assemblage », un unique poème en vingt-cinq « prises » numérotées en chiffre romain. » Son éditeur en a décidé autrement, comme il s’en est donné le droit.

L’ « introducteur » du recueil, son préfacier concis, Yves Barré, recommande de le lire ainsi : « On ira surtout, sans préface ni filtre, au bonheur, d’avant que le vent ne se lève. »

Le bonheur, donc !

Il est sur les rivages, en vue de la mer qui, à la « course   [sera]  prise de vitesse », pour laquelle on se fera chapelier, ou plutôt modiste : « je la coiffe sur la ligne d’horizon d’un feutre de gangster »

Est-il des frontières au bonheur… du moins à celui-là ?

Est-il des frontières à l’art de coiffer la mer ?

Par bonheur, aucune !

Claude Lucien Cauët, Le Rire et le vent, Rougier, collection Revue Ficelle, 2019, 13€.

Où est ce bonheur ? Il est dans la cruauté des rêves perdus, celle d’ « une fille [qui] se jette au cou du vent et le mord à l’aile de sa bouche aux dents de thé », ou « d’une belle armée qui va courant le long des digues et rugit du plaisir de tuer »

L’image surréelle, voire surréaliste, pointe son nez. (Ici, Vincent Rougier dessine le souvenir d’un jeu ancien nommé « Lexicon », sachant le kaléidoscope miroitant des mots, surtout lorsqu’on les veut croisés !)

Où est ce bonheur ? Il est dans un « vortex qui perce le tissu du spacetemps et me précipite dans l’absence ». Désirable absence dans un monde  de la surprésence et des représentations fictives… Il est dans les rébus qu’Iris envoie depuis l’espace, quand elle vous « tient par la barbichette » et que vous la tenez « par la pointe d’un sein ».

Nous allions oublier le Rire qui, selon le bon sens le plus terre à terre est le compagnon du Bonheur, quoique l’on puisse pleurer de bonheur ! Tous deux, ils savent « marcher sur la pointe des os »  et « [rire] dans la mitraille en clamant des priapées ». Avec eux, entrons-nous dans l’autre monde ? Non pas. Seulement, et c’est immense, dans une vision métamorphosée de notre vieux monde. Nous savons que souvent l’antithèse, le contrepoint, l’antiphrase, le reflet inversé, les contraires, les pléonasmes, l’hapax, les apories et autres oxymores arment la stupéfaction et le rire. Claude Lucien-Cauët en usera à son gré, dans la course du vent et de sa fantaisie…

Ils forment un trio : le rire, le vent, le bonheur, et, autour d’eux le lecteur rencontrera un simple « joueur de flûtiau »dansant sur les pierres de la rivière (vision entre ovidienne et virgilienne, par effraction…) Il entreverra  « deux seins palanqués qui se ber-cent dans une haie d’orties rouges »   − Guette un danger mystérieux ! On « risque sa peau ». Ils traverseront les hauts plateaux où « les bergers n’y conduisent leurs troupeaux qu’à recu-lons guidés par des ondes sauvages ». L’image insolite nous apporte le paysage champêtre avec sa pastorale. La nature est traversée « de mille et une figures licencieuses / d’intrications frénétiques ».

(Ici, tapisserie s’extrayant de l’ombre, portant aussi la lettre B-couleur coquelicot et le bleuet des champs, talus et fossés d’antan).

Ici, « les esprits… sortent du ravin où la tribu a coutume de jeter ses morts ».. Le bonheur rejoint les régions premières, où l’on se débarrasse des morts. Alors s’interpose « la joie d’un matin », et  « la bête va seule au bout de son rêve ». Ou plutôt de ses songes ! C’est le terrain d’aventures du poète. Le lieu de son imaginaire délivré, quand il lui est indispensable d’abandonner les formes anciennes et connues. Il les habille d’oripeaux brillants, les maquille d’onguents magiques faits pour renverser l’habituel, le déjà-vu, pour substituer son chant heureux aux vieilles  rengaines versifiées :

… tous les rires se valent

Tout vent varie sa carte à l’aventure

Et le temps est toujours neuf 

 

Ici, le peintre brouille l’ordre des lettres, le lexicon est aux prises avec une clé de 12 : l’ordre doit être nouveauté, désordre donc. Sans doute destructible). Contraste brutal : « on se tait en fixant son voisin / immense désastre de bouches qui articulent des silences en levant aux étoiles des yeux vides ». Le monde vide et réel  (imaginé réel) n’est jamais si loin qu’on le croit. Cela effraye ! Les deux univers se côtoient, se touchent presque : « là où vous entendrez la forêt qui rit et le chant des moulins […] les filles du bourg se glissent parmi les ifs à la recherche de leurs idiots » !

De cette lecture, tirons une leçon : gardons notre plancher des vaches où des idiots courtisent des filles ingénues ou stupides, ou encore, seule alternative, changeons ce monde, inventons l’autre, celui des songes, celui où « un génie apparaîtra à la limite du ciel », fût-il un mirage. Partons-y « en claquant la vague ». Ne revenons plus à la planète d’antan, à moins que de la garder en mémoire soit la condition et le piment du rire et du bonheur.




Angèle Casanova et Sarah Battaglia, Glace,

Le recueil Glace est le fruit d’une collaboration entre la poétesse Angèle Casanova et l’illustratrice Sarah Battaglia. Il est publié dans la collection de poésie jeunesse « de bric et de brac » aux éditions Lanskine. Au travers de ce recueil se tisse une véritable ode à l’hiver, par le biais du motif de la glace dont le verglas, les boules de neige et les glaçons sont autant de déclinaisons.

 

L’ouvrage est construit sur une alternance entre les poèmes et les illustrations, figurant tantôt sur la page de droite, tantôt sur celle de gauche, en réponse les uns aux autres. Ainsi le recueil peut-il se lire comme une courte histoire mettant en scène un petit garçon dont le prénom, « Octave », figure en dédicace. Celui-ci est toujours désigné par le pronom « il », tandis que la figure maternelle est représentée par le pronom de la première personne, laissant donc place à une universalité de la relation mère-fils. Néanmoins le visage de l’enfant se dévoile dans plusieurs illustrations, tandis que celui de la mère demeure hors-champ, s’effaçant au profit d’une langue directe mettant notamment en lumière les jeux du petit garçon dans la neige : « plaquant des monceaux poudreux / contre sa poitrine / il essaie de propulser la neige en avant / en se haussant sur la pointe des pieds / mais elle lui glisse entre les mains / et il s’asperge les bottes / sans arriver jusqu’à moi ».

 

Angèle Casanova et Sarah Battaglia, Glace,  Lanskine, février 2020, 28 pages, 10€.

Par des effets de gros plans, certains poèmes et illustrations mettent en valeur des objets ordinaires reliés à la saison de l’hiver : les « bottes » de neige et le « grattoir » deviennent ainsi des objets poétiques. À la dimension descriptive des poèmes s’ajoutent des ouvertures sur l’imaginaire et sur l’implicite : « sur la pelouse il y a / trois navets / une carotte / et une pelle jaune / l’herbe cuire / ne nous le dit pas / mais un bonhomme de neige / est mort là ». Pour finir, la lecture de ce court recueil apparaît comme une magnifique façon d’initier les enfants au langage poétique.

Présentation de l’auteur




Domi BERGOUGNOUX, Dans la tempe du jour

Avec son titre évocateur à susciter la pensée soudaine, Domi transcende l’intense dans l’infime.

Les corps participent grandement au décor, avançant sur la pointe des pieds des non-dits :

Devrai-je apprendre un jour/ à avancer sur les mains/ dans ce monde qui marche sur la tête.

C’est que l’écoute, avec en bruit de fond l’acouphène, doit se concentrer sur l’essentiel quand, ventriloque, l’âme de la poète « lève l’ancre du cri ».

Toujours prête pour une sorte d’envol perpétuel, la poète achève parfois de jouer la fille de l’air dans les mots tactiles à l’environnement et aux saisons, offrant au lecteur « cette aube (qui) se remplit de soleil/ comme une tasse à thé ».

Domi BergougnouxDans la tempe du jour, Éditions ALCYONE, logo de couverture de Silvaine Arabo, janvier 2020, 41 pages,15 euros.

Consciente de sa précarité et de celle d’autrui, elle remet les pendules à leur juste place d’éternité avec cet espoir « d ’habiter le mystère de l’eau/ de la graine et du fruit », se rappelant alors sans doute le geste premier de la naissance ou même de la Genèse qui donne vie, prise de conscience et responsabilité. 

Références gardées de belle mémoire à son premier recueil (« Où sont les pas dansants »), la poète illumine ses réflexions plus récentes à se faire microsillon, toutefois lumineux, dans le chant très expressif d’une réalité poétique fortement ancrée dans une démarche décisive à se rendre heureuse parmi les autres avec également cette belle évocation du bonheur voulu dans son actualité personnelle : « De son souffle sauvage/ elle démêla l’instant ».

Derrière ce caractère fort, pleurer n’est pas de mise puisqu’ « Il est temps/ d’additionner les soleils ».

Voici donc son volontaire optimisme organisé dans le sens des rayons solaires resplendissant dans « la tempe du jour ».

Le titre même du recueil suggère cette sorte d’emprise de la lumière dans la réflexion tout en évoquant une certaine fragilité à préserver un endroit sensible de l’individu.

Le détail d’un cil ou d’un grain de sable suffit à l’auteur pour émoustiller son regard de poète :

« Elle s’agenouille/ dans la fraîcheur/ des aubes et des ruisseaux ». On la devine vouloir partager cette joie avec quelque chose de décisif, une intention inaltérable d’être non seulement au monde mais aussi de résorber tout ce qui ferait de l’ombre à cette joie qu’elle veut communicative puisqu’« Il s’agit de cueillir/ tous les chants d’oiseaux/ et de les coudre à l’envers du jour ».

 

Présentation de l’auteur




La minute lecture : Isabelle Alentour, Makapansgat

Derrière ce nom mystérieux (à lui seul un voyage) se cache un site archéologique d’Afrique du Sud, et un galet de jaspe rouge. La présence de cette pierre, découverte en 1925 aux côtés d’ossements australopithèques, établit à l’époque et pour la première fois l’existence d’une pensée symbolique chez les hominidés.

La reconnaissance d’un visage autre que le sien, mais semblable.

L’autre, l’alter ego, la gémellité perdue sont les thèmes explorés par Isabelle dans ce recueil construit comme un dialogue, l’alternance des locuteurs s’appuyant sur celle des typographies. Quel est ce manque, ce vide qui habite, emplit  la poétesse? Une enfance ? Une solitude ? Une sororité ? Un autre je en négatif ? Tout cela à la fois ? Quel chemin pour apprendre à écouter cette absence, la considérer, lui donner une place ? La regarder, même, et lui rendre une existence, disparue ou ignorée ? Faut-il en avoir peur ? Ou écrire, l’incarner par la voix ? N’est-elle pas au plus proche de soi, dans la simplicité du quotidien, dans l’écume d’une vague ? N’est-elle pas…soi ?

Pour découvrir ce délicat recueil, et la quête d’Isabelle, je t’invite à te rendre chez ton libraire ou sur le site de l’éditeur. Mais d’abord, tu peux en écouter un extrait ici :

Isabelle Alentour, Makapansgat, éditions La Tête à l’envers, 2021.

Présentation de l’auteur




José Antonio Ramos Sucre, La substance du rêve

Cet ouvrage des PUL nous fait découvrir l'univers très personnel du poète vénézuélien José Antonio Ramos Sucre (1890-1930), un auteur très peu connu en dehors de son pays d'origine. Il s'agit pourtant d'un écrivain d'une grande originalité, au style unique, rigoureux et inquiétant, comme nous pouvons lire dans la préface de Gustavo Guerrero.

Ramos Sucre, issu d'une illustre famille -celle d'Antonio José de Sucre, le lieutenant du libertador Simón Bolívar- était un auteur inclassable, qui se situait à distance des principaux courants littéraires de son époque. Le langage est utilisé de façon très libre, énigmatique parfois, et les textes sont bâtis sous des formes qui rappellent souvent des monologues dramatiques pour évoquer la force du destin.

Le poète vénézuélien arrive au lecteur comme l'héritier de certaines de grandes traditions littéraires de l'Europe du XIXe siècle : romantisme, modernisme notamment, mais également l'avant-gardisme des années vingt. Il apparaît également comme un rénovateur de l'écriture poétique de son temps. Il est vrai aussi que dans son œuvre résonnent les échos des « décadentistes » européens, et que Ramos Sucre montre une farouche volonté de poursuivre un monde idéal, loin du matérialisme. C'est ainsi que ses écrits sont revêtus d'une aura presque mystique parfois, où une parole tout à fait enthousiaste -à l'instar de celle des modernistes- côtoie un sentiment de misanthropie très profond.

José Antonio Ramos Sucre, La substance du rêve, Presses Universitaires de Lyon, Collection Ida y Vuelta, 2020, 15 €

Son univers fabuleux est présenté dans des poèmes en prose qui proposent un véritable récit hors du temps, et qui sont construits parfois dans la tradition moraliste des récits orientaux. L'introduction de François Delprat nous précise que Ramos Sucre accorde souvent un grand soin pour développer une expression insolite, en utilisant des mots rares et dotés d'une pluralité des sens.Le lecteur est complice de la quête spirituelle de l'auteur, qui parcourt un chemin douloureux ou son âme est déchirée entre l'horreur du monde et la fascination de la beauté.

La substance du rêve est une anthologie qui présente environ la moitié des textes écrits par Ramos Sucre, divisés en trois livres : La Tour de Timon, Les formes du feu et Le Ciel d'émail. Ces poèmes en prose sont suivis de quelques notes très intéressantes des traducteurs, qui insistent sur la beauté d'un style qui fait la part belle à l'imaginaire. L'érudition linguistique que nos révèlent ces pages fait que chaque parole a dans son sillage un vaste monde de résonances, selon l'affirmation de Carlos Augusto León.

En ma qualité de traducteur et de linguiste, -mais la remarque se veut exclusivement personnelle- j'aurais aimé profiter d'une version bilingue qui m'aurait permis d'apprécier davantage le travail minutieux de la traduction en français. Mais il s'agit en somme d'une une édition très soignée qui se déguste avec un plaisir intense, en faisant découvrir au public français la créativité d'un auteur dont le langage développe une richesse tout à fait indéniable.

 

 

Présentation de l’auteur




Revue Francopolis, numéro 166

Francopolis, revue en ligne, paraît tous les deux mois, pour cinq éditions dans l'année (relâche en juillet-août), en appelant à toutes les francophonies, et privilégiant la poésie mais pas seulement, raffolant des arts (visuels et autres)...

D'ici un an, elle fêtera 20 ans d'existence ! À travers le numéro 166 de Mars-Avril 2021, c'est le partage du printemps et du renouveau qui est à l'honneur avec une édition spéciale consacrée par ailleurs à  « L'adieu-clarté de Philippe Jaccottet », lecture par Dana Shishmanian de La Clarté Notre-Dame, paru en février 2021, aux éditions Gallimard, dont la dédicataire, José-Flore Tappy parle en ces mots : « Il y a quelque chose de testamentaire dans ce texte. On sent le poète prêt à franchir le dernier seuil, mais aussi vouloir retenir quelque chose – ou se tenir à une main invisible pour ne pas glisser trop vite… le son d’une cloche, le murmure d’une eau vive, un vers de Hölderlin, de Dante ou de Leopardi, un haïku. C’est un vieil homme qui se prépare au dernier voyage. » Véritable madeleine de Proust d’où s’élève ce chant ultime !

Revue Francopolis, http://www.francopolis.net

Temps de la mémoire en prélude à la saison du merveilleux, dont certaines rubriques montrent les horizons, comme la nouvelle de Bibliothèque Francopolis consacrée à Éloge de l’émerveillement de Jeanne Gerval ARouff, livret représentant, toujours selon sa préfacière Dana Shishmanian, « la quintessence d’une œuvre et d’une vie, dans l’expression de leur but ultime : retrouver le regard qui nous regarde quand nous regardons dans le monde… et en nous-même. », quête plongeant ses racines dans la philosophie antique de Socrate auquel on prête l’adage : « La sagesse commence dans l’émerveillement ». Spiritualité d’une démarche aux yeux des poètes, dont les billets d’humeur et aphorismes en réflexions sur notre temps gardent la nostalgie, tels Le temps d’oublier Dieu par Michel Ostertag : « Dieu est sorti de notre pensée, de  notre réflexion, nous sommes entrés dans un temps d’oubli, de lui de ses préceptes. Mais pourra-t-on continuer ainsi indéfiniment ? Le temps d’oublier Dieu est forcément un temps court, donné sur une période calculée. Le tumulte du monde devra s’estomper un jour ou l’autre, la sérénité devra réapparaître pour nous tous, qui ne souhaite pas cela ? Espérons que le temps d’oublier Dieu devienne un vague souvenir dont plus personne ne se souviendra ! » 

Toutefois, sans querelle de chapelles, riche de ses différences, la revue offre autant d’occasions de pérégrinations à la fois célestes et terrestres, comme ceux en quelques haïkus newyorkais, des notes de voyage Dans la ville avide de Mireille Podchlebnik, dans la rubrique pieds des mots « où les mots quittent l’abstrait pour s’ancrer dans un lieu, un personnage, une rencontre… » : « Sous un vent glacial, arrivés sur la 34ème rue par le métro à la station Brooklyn Bridge, nous entamons à pied la longue traversée du pont, nous retournant à chaque instant pour découvrir et admirer la vue à couper le souffle sur ces tours immenses. / Multitudes et contrastes / Dans la ville avide / Un étranger nous sourit ». Appel au départ qui retentit également dans le Raga du voyage, poème de Dana Shishmanian : « Partir juste partir / en rêvant de palmiers / sur une plage déserte / ton corps à l’abandon des flots / d’une marée montante / dissout par le vent / pulvérisé en mille graines / de sable fin / doré sous l’ardeur assagie / du crépuscule ». Vestige de ce grand souffle, Juste le vent… poème inédit de Mireille Diaz-Florian : « Je me suis arrêtée / À l’échancrure du vide / S’ouvriraient ce jour-là / Des pages de sable nu // Derrière moi s’effritait le silence / Des mots / En taille dure / En blessure vive // Je me suis avancée / Au bord de la ligne d’horizon // Un pan entier du ciel avait disparu // Sur la ligne estompée / J’ai vu glisser le vent // Juste le vent »…

Ciel disparu, envers du monde que les plumes de Francopolis n’ont de cesse d’explorer, par-delà les carcans de pensée et les prismes idéologiques, selon la philosophie de la charte dont « L’esprit du multiple » retraduit cet esprit collectif : « Francopolis est ouvert à tous, il ne s’agit surtout pas pour nous de participer à une quelconque entreprise d’uniformisation par la langue, ou d’impérialisme d’une culture unique, mais au contraire d’établir et d’encourager la voie qu’au-delà même de cette langue des façons d’être, de penser et de sentir, ont été rendues possibles, sont rendues possibles ou vont être rendues possibles. » Expansion des potentialités de vie par la poésie, dont la revue, à travers ses diverses contributions, en demeure une charnière ouvrière, des lectures, chroniques, essais, jusqu’aux francosemailles et à la créaphonie, autant de contours inédits d’une création en partage, pour un « voyage cosmopolite » en hautes terres explorées !