Marie Etienne, Antoine Vitez et la poésie, La part cachée

Non, c’est juré. Ce n’était pas voulu. Ce livre là – Antoine Vitez et la poésie - s’est ouvert à l’envers. Il a simplement décidé d’être lu en commençant par la fin, comme si sa dernière page devait être ma première.

Et que moi, lectrice et intruse, devais reconstituer une histoire (celle du livre) pour établir un lien personnel. Car chaque ouvrage est une personne qui parle avec ses sourires ou ses larmes de papier, ses respirations typographiques parfois haletantes, sa couleur de peau blanche ou bis (jamais noire, pourquoi ?)…Arrêtons d’écumer les détails et relevons ce défi de lire autrement. Tant pis pour les platitudes, tant pis pour les redites. En se jetant à l’eau, on apprend à nager au risque de se noyer.

En parcourant l’ouvrage à rebrousse-poil, il  révèle un ensemble « Avant de se quitter » comportant les remerciements (aux filles d’A. Vitez),  une bibliographie sélective, la bibliographie et  biographie de Vitez, puis la liste de diverses lectures de poésie contemporaine « par l’auteur » confié  par Vitez à Marie Etienne1 qui croise les forces du théâtre et de la littérature, et enfin le traditionnel index. De cette remontée documentaire détaillée émane une attention aussi affectueuse que précise.

Antoine Vitez et la poésie, La part cachée, Marie Etienne, préface de Jacques Darras, Les passeurs d’Inuits, Ed. In’hui /Le Castor astral,  224 p, 12€.

De fait,  nous rôderons dans la part poétique, « cachée » ou non, suivie de la postface de Jacques Darras (Mes visites à Vitez, juillet 2018). Cela signifie-t-il que l’autrice propose des compléments informatifs ? qu’Antoine Vitez avance masqué ? Masqué démasqué ? Dans ce livre-puzzle, Marie Etienne redonne une vie culturelle posthume au fascinant metteur en scène en transmettant les documents à sa disposition, comblant les failles de notre ignorance. Sa part de dévoilement  commence par 1. L’ami grec, le poète Yannick Ritsos prisonnier des colonels grecs ; 2. Le temps d’apprendre à vivre et son périple théâtral à Marseille, Caen ; 3. La lecture au Récamier de « six poètes et une musique de maintenant ». Il est fait mention de l’intrigante question des « silences d’Antoine » ;  4. Les premières publications sur Aristophane, Claudel, Maïakovski et Sophocle ; 5. Les  lectures de poésie à Chaillot en « diction blanche » (Jacques Roubaud) ou « claire » (Vitez) des contemporains : Claudel,  Pasolini,  Ritsos, Maïakovsky qu’il a traduit,  Aragon qui lui est un interlocuteur. Pour  Vitez, la situation première de cette lecture est l’acteur qui lit : « c’est toujours moi devant vous ». La voix est comme « un corps nu » dont elle est « la trace dans l’air ». 6.  Le poète dramaturge, enfin. Pour Vitez, la poésie imbibe et domine en permanence ses pratiques théâtrales2. Sa mise en scène se heurte d’emblée « à l’impossible ». Comment ?  « Je fais du théâtre comme on écrit », précise-t-il avec une « irresponsabilité » similaire. Est-ce une façon d’affirmer son entrée dans le jeu théâtral comme un néo-auteur (et peut-être un lecteur) en pleine construction romanesque ? Il réécrit un livre/un texte en le jouant, sans doute en fignolant les préparatifs de prononciation ou de geste. Comme si le texte choisi se re-parlait et re-vivait autrement, prouvant ainsi (version U. Eco, L’œuvre ouverte) qu’il est bien inachevé.

Quelle relation intime s’instaure entre le metteur en scène et l’auteur concerné ? Il ne peut s’agir d’un dialogue ordinaire. Vitez « n’adapte pas mais réécrit l’œuvre ». Il ne se soumet pas simplement au texte, mais en propose une nouvelle version. Selon Marie Etienne, « chez lui, tout cohabite, ce qui le rend si déroutant », car il unit « des éléments distincts et distants ». Ses mises en scène sont  ni plus ni moins  qu’« un récit de sa vie ». Pour la cerner et donc pour se cerner, Vitez procède « par effraction » : « A travers les œuvres des autres, « il décline son parcours de vivant » et son propre « portrait ». Mais comment se vit-il ? comment se définit-il ? Par « la non-conformité à la norme et la perfection ». N’affirmait-il pas à ses élèves mués en enseignant qu’ils devaient « apprendre aux autres ce qu’il ne savait pas faire » ? Une telle ré-écriture le renvoie à lui-même.

La  mise en scène de Vitez est celle d’un être qui s’esquisse et se dessine lui-même à travers les œuvres des autres.  Pour se penser lui-même, au « centre » de lui-même, il explore ces écrits qui lui sont « un gigantesque texte écrit par tout le monde » et englobant passé et présent.

Ainsi en est-il de Grisélidis de C. Perrault, mariage d’un marquis et d’une bergère. L’époux la contraint à d’effroyables « épreuves ». Imbriquant la toile de Saint Georges et le Dragon et le film L’empire des sens, Vitez est frappé par sa propre mise en scène et « la mise à mort de l’époux par l’épouse ».  Ainsi explore-t-il à sa façon l’immense amour du poète Qays pour Layla, cette femme qui exalte son génie poétique. Elle n’est pas importante en tant que femme, mais en tant que muse. Le poète devient fou (Majnun) et meurt dans le désert.

Il se peut que la méconnaissance de la famille de son père Paul Vitez, le « secret » de cet ancêtre abandonné par sa mère Jeanne, l’ai poussé vers les autres. Sa vie commence au croisement de diverses douleurs : avec la perte d’un enfant de ses amis, avec le poème de Ritsos Forme de l’absence,  puis avec la découverte d’un chien « crevé, salé, ensablé » en Grèce en 1978. Mort sur la plage, il lui rappelle à la fois Pasolini et le chien de son enfance. Une scène qui préfigure la lutte de Vitez contre toutes les oppressions.

Au fond, l’autrice Marie Etienne  donne aussi par ses écrits successifs une « forme »  à l’absence du metteur en scène si estimé, une absence dont elle explore tous les recoins. Revivant ainsi à sa façon cette poésie de Vitez qui transcende sa mise en scène.

Notes

  1. Marie Etienne : Antoine Vitez, le roman du théâtre, 1978-1982, Balland, 2000 ; En compagnie d'Antoine Vitez, 1977-1984, Hermann, Vertige de la langue, 2017.
  2. Antoine Vitez, Poèmes, POL, 1997. Vitez, metteur en scène, administrateur de la Comédie Française en 1988, après  son mandat à la tête du Théâtre National de Chaillot.
  3. Dixit Yann-Joël Collin, Antoine Vitez, sa transmission,  théâtre  les Deschargeurs, 21 octobre 2018.

    Présentation de l’auteur




    Thierry Metz : La matière des mots

    J'aime bien les échafaudages ; en rêvant un peu, en se laissant aller, on peut s'y perdre, s'oublier. Plus ils sont hauts, plus les instants de vertiges communiquent avec le présent, avec les mots d'en bas qui sont à l'origine du feu, du travail. Ce que dit un homme là-haut est fumée. Signe. Vrai souffle : sa voix ne fait qu'attiser. (Extrait du Journal d'un manœuvre)

    Voilà ce que me souffle Thierry Metz dès lors que je commence l'écriture d'un texte qui voudrait dire ce que le poète est pour moi.

    Je rêve d'une rencontre impossible entre Serge Prioul et Thierry Metz me dit souvent un de mes amis poète. Il me faut reconnaître que moi aussi. Je songe à quoi nous parlerions, le poète manœuvre et moi. De poésie ou de chantier ? De la poésie du quotidien sûrement ; celle qui naît avec les mots d'en bas. Celle-là qui tourne dans la tête du maçon-poète le regard dans l'ombre de la bétonneuse en action. Ce que dit un homme là-haut est fumée.

    Thierry Metz est mort en avril 1997. Des suites de l'alcoolisme. Nul ne l'ignore. A une époque où je commençais à vraiment écrire. Survivant de la même maladie. Survivant. Sur vivant ! Voilà dit. Redit. Quand je lis, L'homme qui penche, son dernier recueil. Eux ne sortiront jamais d'ici mais, comme les morts, ils ne le savent pas. Que l'on a posé le pied sur la même ligne. Tout au bord. On s'entend.

    Sauf à lire ces lignes, je ne suis jamais retourné dans les pavillons de Pontorson ou de Plougernevel. Alors ce poème terrible des couloirs, des fumoirs, des solitudes, est, quelque part, le mien.

    Maçon à Lamacha - Barroso.

    Si j'avais rencontré Thierry Metz, parce que tout cela m'a depuis lors pris à cœur, comment ne pas avoir envie de soutenir cet homme qui penche mais qui aussi, ai-je lu, se redresse. Aborder et gagner, dans tous les sens des verbes. Qui sauvent s'il en est. Encore des mots entre doute et conviction. Je suis le buveur d'eau depuis 1994. Un soir de vraie promesse à l'enfance. Entre ce soir de Noël-là et l'homme qui tombe de 1997, qu'aurions pu nous dire pour que la poésie soit gagnante ? Et la vie.

    Il faut si peu de mots à sortir du chantier. Vincent, David. L'ombre des pierres. Pour qui, pour quoi, boit on ? Un ami buveur guéri, du temps de mes cures, me disait toujours, ne cherche pas pourquoi tu as bu, trouve pourquoi tu ne boiras plus. Avec ça, deux prénoms d'enfants qui se tiennent, pourquoi ne pas imaginer que Le mur est intact. Le maçon n'est lié qu'à ce qu'il fait. Et qui tient. Voilé par la mort. Que toute présence nous voile. (Derniers mots de L'homme qui penche).

    Alors le manœuvre, le chantier, les outils de tailleurs de pierre, la solitude devant le mur et le verre d'eau, voilà ce qui m'a fait écrire ce recueil auquel j'ai donné le titre de Mirouault le mur. Le nom d'un village de mon pays Galo de Bretagne. 

    Ramassage de la paille à Vila Chã da ribiera.

    Un endroit où on voyait loin. La poésie, bien faite pour mirer haut. Les mots, en bâtissant le mur, je les ai trouvés dans les pierres et les aciers. Ecrits sur un angle ou le capot de la voiture.

    Ecrits avec l'encre amie et le sable aussi des mains qui travaillent. Et même si cette poussière-là a goût d'amertume. Vainqueur qui n'en est pas. Mots soufflés par qui? Voilà des mots ciment de poème de Serge Prioul à toi, Thierry Metz.

    Serge Prioul - Louvigné-du-Désert le 6 avril 2021.

     

    Découpe des jambons à Negrões.

    En attendant les pêcheurs - Mira-plage.

     

    ************************

    Textes de Thierry Metz

     

     

     

    Extrait de Le Grainetier - éditions Pierre Mainard - 2019

    L'homme s'assoit et observe : c'est la posture de l'être. Tout d'abord il ne voit que sable immobile, dune
    immuable : les plantations d'un soleil, l'annonce. Puis nait un muscle, un son, deux sons, trois, un rythme
    sourd et lent mais robuste. Il sent, presque à ses pieds, le sable se soulever, se bossuer, couler lentement
    autour de deux mains agiles. Le sons alors imite sa voix. Il pense. Rapidement apparaissent les bras, une
    chevelure brune et fournie, un visage, un tronc, un corps nu.
                                                                        "Je suis l'acte de ton poème, dit-il.
                                                                        - Je suis le sens sacré de ton image, répond l'homme assis."
                                                                         Ils prennent la posture du regard et deviennent première forme des langages.

    Je dirai avec Axelos : "Le Penser ne peut éviter de cueillir sur son chemin TOUS les signaux." Cette Promenade est le nom de l'Exode : une vision en marche. A chaque instant l'œil surprend les lumières d'un chantier. La brique, le ciment, les outils prennent les mains de l'homme, s'unissent en elles partout où l'Enjeu se substitue au premier regard. Ainsi les habitudes s'épanouissent grâce au rythme d'une innovation poétique. Le Conteur peut s'installer au centre de l'auditoire, retenir l'attention, et la faire naître à une vocation humaine. Il introduit l'Enjeu, sans le tenir bien sûr, mais le stimule à travers les parois du Monde.

    Cordonnier à Sendim.

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    Extrait de Poésies 1978 - 1997 - éditions Pierre Mainard 

    Quelque chose a été atteint 
    non pour le dépasser
    mais pour l'atteindre encore - 
    simple petite rose
    du regard.
    Où nous sommes 
    où la rose est dite
    et avec elle tout est toujours à convoquer
    ce qui veut aussi nous atteindre
    continue de se rapprocher
    pointé seulement pointé
    avec ce mot.

    Il y a ce va-et-vient de petites choses
    personne ne sait ce qui est étrange
    personne ne sait ce qui est familier 
    parce que là où une parole pourrait dire
    il demeure toujours ce qu'elle prédit.

     

    *********************************

     

    La poésie se passe d'études
    qu'elles soient hautes ou de marché
    Elle peut se passer de mots
    mais jamais
    c'est le tailleur de pierre qui me l'a dit
    de son métier

    Gitans à Boticas.

    ***********************************

    Douces feuillées
    Je vous connais matinales
    Vous régalez mes clairières
    De songes et de pluies
    Vous récitez le chant de plume
    Et d'écaille - 
    Lumière brutale soudaine où puise ma violence
    L'épaule si longtemps captive de vos rigueurs
    Se dégage et s'arrondit.
    Je vous capte essentielles
    Ardentes
    En vous
    Mes traversées
    L'oiseau s'affine
    Et passe.

     Je suis l'élagueur.

     

    Paveur à Mirandella.

    Tissage traditionnel à Sendim.

    Thierry Metz, Le mot, parfois, va chercher es choses, Interprété par Lionel Mazari © Poésies - Thierry Metz - éditions Pierre Maynard.

    Extrait de Dans l'ici d'un homme de Thierry Metz, publié dans "Poésies 1978-1997" aux éditions Pierre Maynard. Interprété par Lionel Mazari.

    Présentation de l’auteur




    Tomasz Cichawa, Aperceptions

    amour est rêve

     

    l'amour est un rêve où mon amoureuse

    s'envole par la fenêtre et s'écrase au sol

    l'oiseau détesté sans nid sans clarté

    que sa mère vendit pour quelques prières

     

    triste comme un poète mon amour est inquiet

    mon désir est diffus et borgne il me rend      

    furieux et latent mon amour n'est pas complice

    les victimes n'ont jamais sauvé l'espoir

     

    ce songe est sans avenir son espoir est vide,

    le mur du réveil fera plier les ailes — l'ermite du rêve

    cultive la plante de l'espoir dans le désert de pierre

    tant qu'il y aura la pluie qui irrigue ce rêve

     

    si la fleur se mute en fruit je le porterai dans le monde

    et nous parlerons au monde de l'amour sans bornes

    et nos conversations changeront le monde

    j'attends ta parole avant que le monde ne se brise

     

    mon amour est fragile mon rêve terne mon oiseau muet

    les paroles l'effraient et blessent l'amour sans paroles

    dont les jours sont indescriptibles — silence  est absence

    les seules paroles qu'il connaît sont trauma  et fin

     

    rêve  est blessure  silence  est mort

     

    corps

     

    puisque mon idéal me trahit

    avec la pute aux cheveux verts

     

    au milieu de la nuit vêtue

    je laisse place

    à l'inconnu

     

    je t'offre le papillon

    qui s'ébat en moi

     

    ma lyre électrique s'épuise

    le néon vomit son vif-argent

    la chape de froid écrase

     

    j'ôte des jupes et des bas

    parasites de la séduction

     

                mon corps sage

     

    cycles des nuits

     

    Désormais, mes nuits durent quatre-cent-quatre-vingt-quinze minutes.

    En fin de chaque cycle de sommeil se révèle à moi l'image d'un livre

    aux prophéties opaques.

    L'ensemble de glyphes ressemble à un archipel, dont les terres, immergées

    par la grâce d'un déluge, commencent à peine à resurgir de sous les eaux

    qui cèdent.

    Le texte est lisible par zones, difficilement, mais chaque nuit, il se dévoile davantage.

    L'eau trouble se retire. L'énigme de la vérité se décompose

    à chaque réveil.

    La clé du monde cherche la serrure.

    Je lis les mots à l'endroit :

     

    …amère vie…

    ...empreintes des miroirs ...

    …hisse-toi jusqu'à la ligne bleue…

    …éructe en larmes devant un ange gai…

    …marche seul la nuit…

    …déflore des idées de la femme lubrique…

    …invente le tarot dont tu ignores les règles…

    …souviens-toi de l'ortie chromée…

    …livres vierges…

    …à corps ouvert crâne ouvert…

    srevne'l à stom sel siv ej

    atelier

     

    1.

    jusqu'aux confins des jours il œuvre

    devine le relief au-delà de l'atelier

    — limes gouges pointes planes

    wastringues complices

     

    il hume l'huile rance sent le bois rouillé

    creuse l'âme de l'idole creuse l'âme de l'idole

    flambent avec horreur copeaux avortés

    le sol se déchire le toit se déchire

     

    2.

    démiurge ivre aux mains sectionnées

    nourri de silences d'intuitions incultes

    renonce à la gloire molle qui compte des écus —

    la poussière se pose attentive

     

    l'art l'emporte la vie s'absente

    ne subsistent que des entailles dans la peau des souvenirs

     

    le roi poète

     

    le printemps est admirable et le parc resplendit

    le soleil bienveillant invite à la promenade

    dans le jardin secret où court un ru fébrile

    le roi aime à s'asseoir et à s'inspirer

    il ne se sent libre que seul

    les servants se dissimulent

     

    le roi compose un poème, exerce son regard,

    goûte aux pâtisseries boit le vin d'automne préféré

    envoie les coupes vides dans les veines du ruisseau

    elles tournent et se heurtent leur tintement

    surprend des grues qui pêchent —

    le pinceau trace : ce qui n'est pas écrit ne pourra être lu

     

    le roi dit son affection pour le peuple dont il est inséparable

    comme le poisson et l'eau comme la lune et son reflet

    il parle à une absente qu'il ne veut contraindre de l'aimer

    même s'il dispose de tous les pouvoirs dont celui de la mort

    mais l'amour ne se commande pas ne se met pas aux fers

    le roi soupire : ce qui n'est pas dit ne pourra être entendu

     

    le soir quand la reine s'occupe à parfaire ses gammes

    le roi tâche d'oublier des affaires du pays il ferme les portes

    se mire dans la solitude des nuages merveilleux

    le temps est imperceptible la pensée se fait chair

    et pendant que les copistes multiplient le poème

    il joue aux dames chinoises

     

    Présentation de l’auteur




    Adeline Baldacchino, Théorie de l’émerveil

    Voici, me levant ce matin, ce que je vois quand je regarde la mer :

    le cortège de tous ceux qui savent
    qu’on s’en va plus vite qu’il n’est temps de le remarquer

    la foule immense de tous ceux qui ne voulaient pas
    mourir de travailler
    puisqu’on a bien assez à faire
    de vivre pour mourir

    la grande marée des indifférents
    calfeutrés dans leur cabane
    en attendant que passe
    le temps des maudits

    le déferlement des coléreux
    qui n’en pouvant plus
    de se faire taper dessus
    se levèrent à leur tour
    et sans taper
    sur ceux qui tapaient
    s’en allèrent crier
    « ça suffit »
    voilà tout

    je vois encore la masse des planqués
    qui se disent la mort nous oubliera
    qui triment et qui trament des lâchetés
    à l’ombre de leur masque
    et se disent
    l’argent nous sauvera
    mais les sauvés ne seront pas
    ceux qu’ils croient

    je vois la multitude
    qui se lève en sifflotant
    sur un air de printemps
    qui se dit : tiens, je n’irai pas ce matin
    je n’irai pas
    l’école est buissonnière
    le rail est plein de fleurs
    l’amour n’attend pas
    ni la mort

    c’est la grève.

     

    Présentation de l’auteur




    Joep Polderman, Passages , extraits

                1.

    je recule
    devant l’immense

    image d’espace
    parfois il manque

    à mon regard
    moi-même

    de même que la forme
    et la couleur du hasard
    de ce qui m’environne

    et je sais que je ne pourrais jamais accueillir en moi
    qu’un quart ou moins

    mais un quart
    d’espace
    c’est déjà la silhouette

    déracinée des pieds
    jusqu’à la tête
    une fleur cueillie                    dans le temps

    qui s’efface

    c’est déjà un filament
    l’étincelle allumée
    par mon désir – du bûcher présent

     

    les amours
    soufflées. perdues.
    un à un passé

    sous mes pieds
    la terre tremble
    rugit sans traces

    la mémoire les efface
    jusqu’à la pâleur des pierres

    je pleure je souris
    c’est comme ça.

     

    tout le monde part
    dehors
    même la vie
    dedans
    fuit

    le temps passe
    sans traces
    que nous
    devant l’immense
    bouche béante

    autour du nœud
    « moi »
    tout se détache

    même la peau se relâche
    et les nerfs se délient
    « je » fuis

     

    mon corps
    un poids parmi tant d’autres
    dans cet espace-là
    présentement

    mon corps presse contre les herbes vertes à Montsouris
    sur une colline

    le bleu du ciel est partout                je dirais

    les herbes vertes pressent contre mon corps à Montsouris
    dans une vallée

    partout brille le bleu du ciel            je dirais

    une impression condensée
    nous submerge

    elle à mes côtés
    ou moi en corps
    à côté d’elle

    on meut en réalité
    tout ce qui est présent
    rythmé

    aux accents
    d'une surfaces et de secondes  
    accidentels                                       – on respire  

    quel soulagement de le ressentir     – on vit 
    encore en corps
    la pelouse pulse          fort

     

    le souffle silencieux
    centrifuge                               l’univers dans ses yeux
                                                   / j’attends en mouvement
    que l’étincelle du silex
    révèle la motion des cieux

     

     

     




    Sandra Lillo, Poèmes

    Le bar est fermé

    alors les gens boivent un café
    dehors

    devant la boucherie

    Je ne m'arrête pas

    je ne connais personne

    mais je regarde

    Ça fait comme des petits horizons
    qui s'ouvrent

    comme si le ciel d'été tournait sept
    fois sa langue dans nos bouches

    De l'autre côté de la rue

    on ne voit plus les mères de famille
    et les gens qui reviennent du travail

    On dirait que le matin a disparu

     

    Il est seize heures trente

    je pensais qu'il était plus tard

    Il pleut depuis ce matin

    la pluie pénètre dans l'âme et
    les jardins

    Je m'ennuie

    On dirait que je ne suis jamais
    sortie de la chambre

    à côté de celle de mes parents

    Je me suis sans doute endormie

    sinon j'aurais une maison avec un toit
    rouge

    entre les arbres d'hiver et les soleils
    couchants

    et en la voyant de loin les gens diraient

    C'est une boîte d'allumettes

     

     

    Dimanche

    Un corbeau marche sur l'herbe

    On dirait qu'il pense

    C'est peut-être un savant ou un
    philosophe réincarné

    Je me demande ce que se disent
    les fleurs

    quand elles ne font pas la sieste

    Le ciel est de la couleur de la fonte

    Les cheminées crachent des
    bouillons de fumée

    Je regarde

    comme quand je jouais à la
    marchande

    le petit bout du monde

    un centimètre peut-être

     

    J'écoute Johnny Cash

    il parle de rêves brisés que rien ne
    peut réparer

    Moi je couds encore

    même si le tissus se déchire et ne
    tient plus

    Je parle avec ma liberté mais des fois
    je me fâche

    et j'ai envie de casser quelque chose

    parce que ici c'est pas très grand

    surtout l'hiver avec tout ce silence

    Alors hier comme le ciel était bleu sec

    j'ai étendu ma chemise sur la corde à linge

    et maintenant mon tiroir sent la nuit

     

     

    Je relis toujours les mêmes poèmes

    Je mets des petits billets
    entre les pages

    et puis je les enlève pour ne rien
    rater

    La lumière depuis est descendue
    et le livre est posé sur la table

    J'espère qu'un peu de moi y est
    resté

    mon souffle ou quand j'ai levé
    les yeux pour te regarder

    Quand je suis revenue les mots
    faisaient

    comme des blouses remplies
    de vent

    et comme tu continuais de me
    regarder

    je me suis cachée

     

     

     

     

    Présentation de l’auteur




    Jüri Talvet, Poèmes

    1953     

    Je suis allé au fond du jardin où, sur le toit de l’abri
    qu’avait bâti leur grand-père, nos enfants s’étaient 
    installés, faisant des grimaces devant ma caméra.

    Soudain, je me suis retrouvé dans une autre ville,
    sur le seuil de la maison de mon enfance. Une bougie
    éclairait faiblement la cuisine. Il s’y trouvait

    deux personnes âgées à qui j’ai dit : « Nous sommes
    venus vivre ici. Moi, ma femme, nos deux aînés 
    et la petite dans la poussette. » Je ne me souviens

    que de cela. Mon père et ma mère étaient assis
    sur un sofa, j’ai grimpé sur leurs genoux, et en riant,
    nous nous sommes mis d’accord pour appeler l’anglais 

    «eng-eng » et le français « franc-franc ». En 1949, 
    nous avions timidement essayé la même porte de 
    cuisine chez nous, au 16 de la rue Aia. Quelqu’un

    avait été déporté, la nuit, de la maison au jardin.
    Alors nous avons recouvert les murs des chambres de
    papier peint, collant d’abord des journaux. Je me

    rappelle avoir fiché un couteau entre les yeux
    d’un homme portant la moustache, qui est mort, 
    vraiment mort, en 1953, laissant 

    les femmes russes fondre en larmes dans les rues.

    (Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

     

     

    Comment finir un siècle avec dignité   

    Ah, comme les lettres dansent et vibrent
    sur les pages fraîches comme de la neige,
    comme les draps nets et propres qui préparent, 
    le dimanche, un lit plein de chaleur pour les amants ! 
    Des puces sur le fil invisible d’un dresseur, non, des 
    femmes enceintes de significations encore à naître ! 
    (Où, si ce n’est sur les rivages de la Terre de Feu ?)
    Ce que je ne collectionne pas, s’accumule.
    Sur de lourdes étagères, sans espace d’air,
    sans couloir pour poser son coude, sans un recoin
    où la petite vrillette puisse installer son enclume.
    Salve, entraîne la mémoire ! Attends l’explosion. 
    (Sache, sache, sache – pour  une fois que tu es père.)
    Toi, ma petite, attends, je glisse de page en page,
    en bas, attends, je glisse malgré la blancheur,
    j’ai trébuché sur une lettre, une courbe aiguisée fait
    saigner la paume de ma main. Attends. Je mords 
    à mon tour - une feuille qui a, maintenant, le goût 
    d’une herbe ordinaire dans la bouche 
    d’une vache sans nom au milieu d’un pâturage, 
    le Jour de la Saint-Georges.

    (Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

     

     

    Vilnius sous les eaux   

    C’est bien que l'herbe soit encore verte ici
    et les traits des visages ne soient pas
    tirés au point de cacher leur désarroi
    Une bestiole sous sa carapace dure
    galope avec une bravoure soudaine vers
    le locuteur à travers le parquet qui devient
    un désert Contre des phonèmes aussi anciens
    que Σ ou Ω taillés dans l'ambre épais
    provenant de cette contrée inexistante
    de l’Occident toi lemuel tu te sens
    embarrassé l’idiome de la puta sur ta langue
    fait soudain comme des nœuds
    à ton insu Tu devras lever la tête
    et regarder au-dessus du niveau de l’herbe
    pour voir comment une montagne
    ˗l’ombre rapide de gregor˗
    se glisse sur toi dans cette cité engloutie

     (Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

     

     

    À un chat sans nom

    Il était une fois un dimanche matin d’été
    et brillait le soleil (c’est ainsi que commencerait
    un conte pour enfant). Durant les vacances, 
                                                        pas de classes.
    Un petit chat traversait la rue.
    Il n’a pas eu le temps de penser ni de faire
    penser à d’autres au puits de sagesse
    enfouis dans l’ombre de ses iris encore vertes.
    Le soleil resplendissait, de plus en plus haut.
    Le ciel bleu était porteur de liberté.
    Pauvre petit tas de poils sanglants. Petit chat.
    À peine un tas d’os. Le point qui signale
    l’endroit. Tu mérites qu’on fasse ériger pour toi
    un monument. Hurt. Kreuzwald.
    Peterson. Tuglas. Tõnisson. Un couple
    de Wildes. Kalevipoeg. Le petit chat !
    En toute honnêteté. Au moins ça.

    (Trad. Françoise Roy)

     

    Le brouillard flotte sur la terre

    Ce n’est que maintenant que tu commences
    à comprendre que le Skagerrak et le Kattegat,
    dont la sonorité semblait si belle à l’oreille
    dans les classes de géographie à l’école
    -comme les éternels conjoints Eschyle et Charybde-
    existent bel et bien. La météo à la radio de Kiel
    annonce du brouillard persistant. Les allemands
    vivent dans le brouillard de leurs chambres ;
    en tout cas on ne les voit pas derrière
    leurs fenêtres, on ne les voit pas dans la rue.

    Il est probable qu’ils aient tout mis en ordnung
    la nuit, qu’ils aient même fait chanter des grives
    à voix haute dans le feuillage touffu des arbres
    et des arbustes qui entourent leurs maisons.
    Tu forces la vue pour les voir, mais aujourd’hui
    le brouillard venant du Skagerrak et du Kattegat
    est si dense qu’il t’est complètement impossible
    de te voir toi-même, de voir l’Estonie.

    (Trad. Françoise Roy)

     

    Présentation de l’auteur




    Philippe BARROT, Marché aux timbres

    Timbré, par-dessus le marché !

    Oui, il faut être non pas totalement fêlé, ce qui induirait une faille de laquelle il serait impossible de sortir, mais un fétu timbré, délicatement dentelé du crâne, de celui de Marianne en l’occurrence, pour concevoir une quête de la vérité du timbre.

    Philippe Barrot n’est pas que l’éditeur de PhB éditions, ni le directeur de la fameuse revue Les chroniques du çà et là, ni encore l’auteur de deux romans chez Nadeau, il est aussi l’auteur d’un recueil de nouvelles à domicile, Sol Perdu, que nous avons chroniqué naguère. Et le voilà qui récidive avec cette fois un opuscule sur les visages de la République, vue à travers la lorgnette de la vignette, commune et sans cote, figurant Marianne, des années 20 à nos jours. Un petit bijou, dont les facettes reflètent les rivalités, les modes, les tendances, les idéologies, les caprices de l’histoire et jusqu’aux communautarismes récents. Qui l’eût cru ? Marianne, héroïne prostituée à son corps défendant aux divers courants politiques jusqu’à devenir méconnaissable.

    Voilà, on en conviendra, un sujet terriblement à la mode tant la correspondance est devenue moribonde, quasi obsolète… Ce livret, estampillé au centre de sa couverture par une esquisse de Marianne schtroumfée aux cheveux libres sur fond de texte anonymé, est écrit en langue délicate, minutieuse, maniaque et cependant familière, ourlée d’humour et bousculée par des accès de conviction que nous partageons, au risque de recevoir quelques trognons de rainette sur notre plus beau profil, bien que jamais icelui ne fût choisi pour modèle postal, hélas…

    Philippe Barrot, Marché aux timbres, PhB éditions, 2021.

    Ce qui charme en cet opus, c’est précisément la capacité de s’intéresser à de grands sujets, la République, au travers du lucarnon d’un timbre de collection banal, sans autre valeur que celle de l’acheminement et de l’honorer d’un délire d’interprétation politique et esthétique des plus savoureux et pertinent. Ce qui importe ici n’est pas la possession d’un trésor marchand mais la plongée de l’adulte dans son enfance de collectionneur et celle de l’enfant dans ces havres secrets où s’échangent les amitiés, les passions naissantes et où la personnalité se maçonne contre la répétition. Un timbre vient-il à semer le doute, l’œil expert du petit collectionneur de modeste bourse que fut le narrateur ne lésinera pas sur l’expertise : loupe, microscope et recours à un expert du chromatisme philatélique viendront à bout de ce microcosme dont l’auscultation, voire l’autopsie seules lui confèrent son intime valeur. Authentifier un timbre parmi ses semblables, c’est s’authentifier soi-même, se déchiffrer parmi les autres, à travers une quête sans fin et un langage secret dont le lecteur néophyte goûte l’exotisme.

    « Provenant de vieilles correspondances, les aéroplanes décollés des enveloppes par immersion dans l’eau avaient souffert au cours du séchage en se gondolant, les angles recroquevillés. Pour les rendre présentables, G. les repassa au fer bien chaud. Était-ce la semelle du fer, l’excès de chaleur qui modifièrent à ce point le bleu initial le faisant naviguer entre bleu ciel, cobalt et outremer ? » (p .14) Tout y est : l’eau, l’air le feu, la terre (par la semelle), la mer, le ciel, l’envol, la métamorphose… Le timbre comme mise en abyme de la grande Histoire et de l’histoire personnelle. Le timbre comme le plus petit tapis volant au monde.

    Le timbre aussi comme enjeu de telles rivalités qu’en offrir des reproductions eût été pour l’auteur et l’éditeur succomber à des avalanches de procès, assortis peut-être de trognons de rainette. Le timbre requiert un peu de retenue.

    Présentation de l’auteur




    Dominique Boudou, Les arbres écrivent aussi, photos Cédric Merland

    Les grains du sable et les grains du ciel. L’accord des ocres et des bleus. Dans le premier silence du monde. Parfois, au pli d’un contrefort, le vent exhume des restes indéfinis, des empreintes qui ne témoignent de rien. L’image ne dure pas. Ne peut pas durer sans mémoire. Des animaux pourtant ont passé comme passent les nuages. Des meutes. Des hardes. Des envolées. Des processions ténues de petits peuples. Chassées par les orages des confins et le fracas monté de la chair. Vers la mort qui n’avait pas encore de nom. Rien n’était désigné du visible et de l’invisible. Aucun regard ne faisait la part de l’eau et du feu qui régnaient sur les choses. Puis. Mais dans quel temps ? Quelle durée à même de dissoudre le flou des illusions ? Des humains sont venus. Ont découvert le paysage sous le silence. Ajusté leurs gestes aux courbes des étendues. Le ciel et la terre se sont apaisés. Des ocres plus profonds ont tracé des lignes nouvelles, inventé de nouvelles correspondances avec le passage des bleus. Bientôt, des rehauts de rouge feraient corps avec les veines blanches de l’horizon. Et le regard enfin trouverait sa juste mesure. Entre les remuements du sable et l’énigme des étoiles. Mais les humains s’inquiétaient des longues fatigues qui suintaient dans leur sommeil. Rêver ne les tenait plus debout. Trop de sang avait coulé pendant le voyage, parfois jusqu’à la dernière goutte en emportant les viscères. On ignorait pourquoi. Aucune blessure préalable. Aucune douleur. Les rescapés avaient chargé sur leurs épaules ce qui restait de peaux et d’os et le voyage s’était poursuivi tant bien que mal. Avec les mêmes paroles économes, à bas bruit contre le charivari universel. Celui-là même qui, désormais. Insidieux jusque dans la mélancolie. Les songes pesaient de plus en plus lourd. Les gestes s’étrécissaient. Les grains du sable et les grains du ciel oxydaient la pensée élémentaire. On ne comprenait plus le vent. On doutait de la présence de la lumière. On. On.

    Puis le noir tomba.

    Les arbres écrivent aussi. Le paysage à l’entour ne serait rien sans leurs courbes jetées en plein ciel. Les murs des hautes tours offrent à la lune des saillies plus profondes. Une conversation chuchotée, surtout ne pas déranger l’ordre de la nuit, pourrait suspendre la fatigue du promeneur. Les arbres durent si longtemps et le béton si peu. Comment faire alors le partage des mélancolies ? Dans quelles pliures des écorces ? Dans quel aplat des rectangles borgnes ?

    Le promeneur prêtera l’oreille et le regard. Les signes sont des gestes. Le mouvement parle davantage quand il est immobile. Sa langue ne dissout aucune énigme sur les traverses du monde. Ne révèle que les ombres des présences.

    Un frisson passe à fleur de peau. Le promeneur relève son col. Il aura besoin de beaucoup de lenteur pour comprendre ce qui guette sous le noir.

    Personne n’est venu habiter là. Personne n’y viendra jamais. L’horizon n’est pas un lieu sûr pour les corps quand le vent reste à l’affût. Mais de quoi ? De qui ? Que disent les arpents de terre sèche entre les tours, les orties couchées sous les allèges ? 

    Le promeneur a de sombres pressentiments. Trop de vide pèse sur ses épaules. Il cherche un autre décor dans les embrasures du décor. Les lignes y feraient des plis, dessineraient des envers. Un frisson traverse le regard. Les ombres non plus ne sont pas sûres.

    L’arbre nu résiste seul à la poussée du ciel. Ses ramures noires soutiennent comme elles peuvent le paysage désemparé. Le petit peuple des écorces se blottit dans l’attente. Une trouée de blanc écarte déjà les nuages. Un oiseau la traversera. Ou un avion. Ou le rêve d’un enfant perdu.

    Le promeneur sourit. Ressaisit son corps contre le vent. Il y a tant de coulisses entre les images. Entre le noir et le blanc.

    Il y a eu un drame ici. Personne ne sait dire vraiment, accident ou suicide, meurtre pourquoi pas. Des murmures parfois, autour des poutrelles où le vent s’est pris, ravivent les inquiétudes. Quelqu’un aurait vu des choses. Puis a disparu.

    Le promeneur n’est pas inquiet. Il aime disparaître quand il marche. Son corps s’efface parmi les herbes du talus au bord de l’autoroute. Son esprit va plus léger à la rencontre du fleuve en contrebas. La lumière suspend tous les mouvements. Ni les nuages ni les oiseaux ne font signe. L’eau reste sans tain.

    Il faut descendre encore, disparaître davantage. Dans une durée plus ample du paysage. Où l’arbre se déplie comme un récit. Quatre cavaliers reviennent d’un lointain voyage. Ils ont des lévites et des aigrettes. Leurs yeux se sont étrécis d’avoir trop vu la débâcle du monde. La paix est là pourtant, sous le ciel de crépi qui s’ouvre aux ramures. Le sang ne coulera pas. Les oiseaux retrouveront le chemin des poutrelles.

    Le promeneur remonte lentement vers l’autoroute. Mais à qui appartient cette silhouette assemblée sur le bitume ?

    Le promeneur a toujours deviné que les arbres écrivent aussi. Que les empattements des branches jetées contre le ciel tiennent le paysage debout. Dans ses enfances déjà, il n’imaginait pas les échos de la rivière sans les jambages des saules. Les coulures des écorces au fond des marais traçaient des signes avec la terre qu’il aimait fouler.

    Après tant et tant de marches, comment savoir ce qu’écrivent les vieux fûts des vieilles forêts comme les jeunes pousses des jardins verts ? Dans quelle épreuve du regard retremper la patience ?

    Attendre encore. Interroger la matière noire des entrepôts déserts, sur le front du rivage. Oser des correspondances restées lettres mortes. Les créneaux du béton sont des chicots. Les vastes oiseaux des mers ne viennent plus là depuis longtemps. A quoi bon apporter des messages que personne ne lira ?

    Mais le promeneur ne renonce pas. Il y a tant de rumeurs dans son corps et dans le corps du bois. Venues d’un temps si lointain. Au cœur de la chair comme au cœur de la cerne. Des réponses possibles. Ou rien.

     

    Des rumeurs encore. On dirait qu’elles ont mille ans. Qu’elles viennent d’un autre monde. D’une autre langue. Les murs noirs ont chassé la lumière de l’espace et du temps. Les chemins se jettent dans le vide. Les troupeaux à l’écart ont les yeux qui éteignent. Et la tour veille comme elle a toujours veillé. Sur l’invisible. Un jour, il apparaîtra.

    Le promeneur relève son col. Quelque chose en lui sourit. D’une mémoire plus ample que son corps. Avec ces mots qu’il saisit : L’univers passe par mailles comme l’air dans une vieille chaussette. L’infini n’est jamais qu’un fini qu’on ne sait pas finir.

    Et il se met à rire en regardant le ciel. Cette mélasse tombée d’un faux plafond. Un machiniste grimaçant la verse à seaux percés. Le paysage peut bien tomber aussi. Qui voudrait le relever ? Au prix de quels mensonges ?

    Le promeneur se réfugie sous l’arbre et s’apaise. C’est un lieu sûr même pour douter. Et si l’univers était vraiment une vieille chaussette ? Un frémissement traverse le feuillage, dessine une échancrure. Un autre récit pourrait se déplier. Avec l’assentiment du petit peuple des écorces. Il ferait cercle autour du promeneur et prêterait sa voix. Mais le conte serait bancal. Rien n’existe sans ce qui trébuche.

    La route est le dernier vestige à faire corps avec le paysage depuis que les humains ont disparu. Quand le ciel a retrouvé ses couleurs à la suite d’une tempête magnétique, les arbres se sont repliés de l’autre côté du monde. Les animaux les ont suivis. Une longue procession par voie de terre, d’eau et de nuages, silencieuse. Obstinée. Puis le béton des enceintes et des tours s’est effondré en un souffle, comme s’il n’avait jamais été qu’un trompe l’œil. Quelques ombres sans objet témoignent encore de la vie qui clopinait là. Presque absente déjà sous les allèges affaissées. Dans les brisures aux angles de fuite. Les rêves grandissent mieux dans les espaces contraints où le noir persiste. Le promeneur n’est pas parti avec les animaux de l’autre côté du monde. Le ciel y est rouge comme s’il saignait et tombe trop bas sur les ramures. Un grésil crevassé étouffe la surface des rivières et des lacs. Le promeneur pense à un corps qu’on aurait battu à mort. Et frissonne. Le refuge de pénombre qu’il a creusé dans le sable ne durera pas. L’étayage des lauzes contre les parois craque déjà. Il devra quitter ce séjour où il pensait pouvoir accomplir sa solitude. Plus au nord, les ocres semblent plus tendres. Des nuances vert sombre laissent deviner des présences qui résistent. Quand le noir et le blanc reviendront ajuster le jour à la nuit, des herbes rases se lèveront avec le vent. Des remuements parmi les lichens et le long des hampes annonceront de nouvelles naissances. Quels signes adresseront-elles à son regard ? A sa patience dans l’épreuve des durées ? Il faudra marcher longtemps encore. Traverser de vraies coulisses et de faux décors. Ecouter les silences entre les bruits. C’est là que se trame la possibilité du réel. Les arbres le savent bien. Quand la route aura elle aussi disparu et que les couleurs se seront de nouveau effacées, ils reprendront le fil de leur écriture. Sous la terre et sous les étoiles. Dans la mire du noir et du blanc.

    Présentation de l’auteur




    Jean-Charles Vegliante, Une espèce de quotidien

    Laissé tout seul 

    Jeune homme chevelu, blanc comme un linceul
    – sale couvert de griffures l’air hagard –
    marche vite, crie, un couteau de cuisine
    à la main, disant Moi j’ai tout mon esprit !
    insultant on ne sait qui, lui seul le voit.
    Les gens s’écartent, pressent le pas, s’éloignent
    et moi aussi lâchement, je le regarde
    à peine, je pense C’est pas mon problème…

     

              ∗∗∗

    Il passe devant l’ancien garage – l’odeur 
    avant d’avoir reconnu. C’est l’autre trottoir
    qu’il prend d’habitude – pas envie de revoir
    ces lieux de solitude, le gardien de leurs
    voitures sacrées, la crainte pour ses poumons,
    l’obscurité qui monte avec un ahan long…

     

    Pour lui ce cadeau, un kit Oser Créer :
    il peut décorer des vases de couleur
    une dînette un mobilhome une armée
    contre les gens. Il regarde le ciel plein
    d’autres couleurs et de nuées qui se cherchent
    et se perdent. Ses yeux chatouillent, sa langue
    est rouge. Il la rentre, la mord et ne sait
    quoi en faire. Le ciel est rond de bonheur
    quand des moineaux se chamaillent dans son sein.
    Rien ne correspond dans ce kit où se perche
    l’oiseau de malheur d’une journée exsangue.

     

    – Dans les rues désertes de l’été
    tu ne rencontres que des fantômes
    de personnes disparues, d’amis
    jamais suffisamment salués
    alors qu’ils étaient là – attendant
    peut-être un signe, à accompagner
    leurs descentes vers les rives froides
    qu’une eau violette entartre et éteint –,
    d’ombres familières, commerçants,
    employés hors service, logés
    dans la Maison des Postes, repeinte
    à présent sous autre enseigne, comme
    un peu tout le quartier, nous aussi
    méconnaissables, restés en rade…

     

     

     

     

     

     

    Repos urbain

                            

    Paris paresse réveillé, dimanche matin
    Les rues s’animent peu à peu d’une foule oisive,
    parfois embrumée devant des boîtes de nuit borgnes
    d’où sortent les derniers flots de musique agressive –
    jusque dans les sous-sols du métro les tempes cognent
    Dans le ciel de mouettes érinnyes, rires de haine
    Les fourmis ont repris leur industrieux chemin
    L’eau du caniveau charrie des cendres verte

     

              ∗∗∗

    Le temps s’enfuyant fait parfois ressurgir
    l’amour désespoir du petit pour ses pères
    – Un sort contre quoi il n’y a rien à faire
    nous abat et craint de nous faire souffrir

     

     

    À la radio sans comprendre :

    “dam’ dame,
    t’ondoie ton sac
    bat le long oh
    de ton flanc, l’ac
    cident m’ô
    te l’âme,
    ho bolôo…"
    (programme
    musical au
    2e jour ac
    cepté de grève)

     

    Enlevés

     

    Alerte lancée pour Joris, 10 ans : est mince,
    a les cheveux châtains et les yeux marrons.
    Et Jad, 6 ans, cheveux châtains frisés, les yeux
    marrons, tandis qu’Allia, fille de 5 ans,
    a les cheveux bruns aussi et les yeux marrons. 

    Si vous localisez les enfants ou leur père,
    ne pas intervenir, il faut appeler
    ce numéro Amber, ou envoyer un mél
    au commissariat le plus proche, au préfet
    de police, à la mairie du lieu afin qu’elle

    prenne toutes les dispositions nécessaires
    à neutraliser le parent, à sauver
    autant que possible les enfants. Sans trembler.

     Les gens lisent l’annonce, attendent l’addition. 

     

    – C’est juste que vous manquez de larmes
    a dit l’ophtalmo. Nous les avons laissées
    derrière nous dans la réserve des songes
    là où le temps se tord sur lui-même,
    pense le vieil homme – où la peine s’efface

     

              ∗∗∗

    Parfois j’achète des fleurs au marché,
    des fleurs simples sans brins décoratifs.
    Elles supportent mal le chaud, flétrissent
    vite, comme sauvages encagés,
    et nous laissent déçus d’amour naïf. 

     

    Tram-Léviathan

    La pluie comme un serpent sinueux sur la vitre
    Offre des rondeurs aux angles durs des cités