Serge Prioul, Tu as des choses à dire …

Tu as des choses à dire
Qui ne sont pas dans l’abstrait
Ne sont pas abstraits
Malaise et vomissure

Cinq heures trente un vendredi de la semaine
Un vendredi simple d'une journée d’ouvrier

Cinq heures trente est avant tout une heure d’ouvrier

Cinq heures trente du matin
Non pas le cinq heures trente du fêtard
Et si tu as quand même envie de vomir
Ce n’est pas que tu as trop bu

Tu penses aussi à la fin de la semaine
Un peu de repos
L’apéro
Et demain bosser encore
Jardin
Maison
Voiture
Ou les vélos des enfants
Travailler
Autrement
L’ouvrier ne sait pas faire
Alors lui reprocher sa télé
Qui le rend heureux
Parce qu’il oublie

Les gens qui pensent dorment mal
Et l’ouvrier pense qu’il va falloir lundi se lever tôt
Alors l’endormissement du dimanche soir est toujours plus pénible

L’ouvrier y tient éveillée sa peur du lendemain
Et cette peur-là
L’ouvrier

Te submerge

Faute de preuves, Editions Les Carnets du Dessert de Lune - 2017

 

Nous sommes allés ensemble
à l'école primaire
Moi j'ai poussé jusqu'au brevet
Lui est parti apprendre la maçonnerie
chez son père
J'ai fait trente-six métiers jamais rien
Depuis ces décennies
il est devenu maître artisan
Et quand il m'explique
je l'écoute
Il n'écrit pas il fait des murs des maisons
J'essaie aussi le marteau la truelle
Le stylo même
            j'essaie aussi le silence

Les murs seuls nous écrivent.

 

Paru au Dessert de Lune - collection Dessert - 9 2018 - à paraître également en recueil

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Les liquidambars

J'ai confiance
Dit le poème que je lis
Je trouve cela plutôt bien pour commencer le mien
Enfin j'écris n'importe quoi pour me changer l'idée

Je t'attends

Partie chercher du taf
Mon expression ne va guère plus loin que mon idée
Ça va comme ça va c'est tout

Derrière les vitres de l'usine
Des femmes en blouses claires boivent le café
C'est l'heure de pose
Enfin l'heure

Sur la pelouse on a planté des liquidambars
L'allée à droite je te guette

C'est des beaux arbres les liquidambars
C'est tout frisé

Toi aussi tu t'es bien coiffée
On en a parlé faut s'attacher les cheveux
Je t'attends

A l'automne
Les liquidambars
C'est frisé or et châtain
Ça fait penser à l'Amérique

 

 

**********************

Voilà bien deux heures que je t'attends
Tu es partie pour une entrevue d'embauche
Avant tu as dit
Qu'est-ce qu'il faut pas faire
A soixante ans
Je suis resté seul avec un stylo rouge
Tu ne reviens pas j'écris rouge
J'écris ça je n'ai pas fini
Je lève le nez
Soudain
Tu ne
Tu as les yeux

25 9 2017, Deux poèmes écrits sur le parking de l'usine Vuitton à Ducey (50) où Régine a fini sa carrière professionnelle. 

 

 

Et un texte/poème de Régine Prioul (couturière) :

Elle travaille sur une machine à encoller.
Elle est souvent seule.

Après la pose de l'après-midi, une nouvelle amie vient chaque fois la voir.

Elle se pose sur la colle. Butine. En serait-elle droguée ?
Fidèle, elle revient régulièrement, agrémente cette fin de journée,
                        distrait la solitude des moments où elle rêve d'une autre vie.

Bientôt, partant vers d'autres horizons,
            il faudra quitter la petite mouche
                                                                       libre.

Régine Prioul - 1er juillet 2018

 

 

Présentation de l’auteur




Géry Lamarre, JARDINS INTÉRIEURS À NOS CHEMINS SUSPENDUS

Notre première oasis. La Nuit. Cette nuit voûtée sombre. Voûtée. Sur son berceau
d’argile. Sur nos avants et avenirs. Campés. Là. Dans l’instant. Nuit de conscience
constellée. D’étonnements et d’angoisses. A défaut d’étoiles. Clameurs et troubles.
Souffrances et joies. Émanations chuchotées. Lointaines. Atténuées. Par le bercement
des eaux.

                                                                            Seuls.

                                                                            Seuls. Et reliés à la fois. Sur les
invisibles. Routes. Entortillées à nos descendants. Nos ascendants. Nuits d’origines.
Une escale. Un campement. Dans la nuit de la nuit. Nous.
Nous y sommes restaurés. Nourris aux cendres de ces feux de failles. Y avons trouvé
source des chants et ritournelles. Nos légendes forgées.

 

*  *  *

Le sable frissonne. Court sur la peau. Du paysage. Ondule. L’ombre des hauts phœnix.
Nous sommes. Ici. En cet instant. Notre eau rafraîchie. Et nos pieds soulagés. L’homme
s’est mis à scander. Puis à tracer. Des mots de verdure. De joies infimes. De doutes
confiants. Il était. Devenu. Le geste du peintre. Caresse légère. Geste rituel. Se répétant.
Se répétant. Son oasis. Dans les pierrailles du temps.  
Chacun avons le nôtre. Un territoire. A la croisée des chemins.

*  *  *

Là où tes pensées glissent. Sur tes pensées. Ce territoire.
Se plie. Se déplie. Effrite les murs. Et les minutes. Une risée. Un grain d’instants de
sable. Cherchant son chemin. Dans les méandres de la peau. Des souvenirs. S’insinuant.
Précieux. Est ce refuge. Fait de soleils vivaces. De vents. Et d’émois. Un jardin
intérieur. Suspendu. Une bulle. Verdoyante. Au fond du cœur.

Sur la tenture. De la nuit. Chaude. Brillent. Dorénavant. Deux étoiles. Merveilleuses.
Refleurissant. Chaque jour. L’aube des jours.

*  *  *

Assises sont.
Nos oasis. Mais aussi. Mue. Qui nous rappelle. Que nous sommes. Âme et corps
nomades. Marche. Marche. Martèlement rythmant. Notre temps de poussière. De pas.
Parsemés d’étoiles. Une danse. Lente. Lente. Parcourant. L’incertain des chemins. Et les
chants invisibles. Nos peurs. Nos doutes. Marche. Marche. Vers nos grands lointains
ensauvagés.
Que peut-être. Deviendont. 

Présentation de l’auteur




Nimrod, Petit éloge de la lumière nature

Depuis Saint-John Perse, on sait ce que recouvre ce terme d’éloge, genre poétique qui relevait autrefois de la louange et du chant funèbre, revisité par la modernité (Pierre Oster, René Char, Guy Goffette…), revivifié par l’enfance, cet âge d’or élevé au rang de mythe où se revit le temps non séparé. Le poète Nimrod s’approprie le genre à sa manière dans un recueil salué en 2020 par le prix Apollinaire.

Une blessure « originelle », « abyssale », ouvre le recueil : la perte de la langue maternelle, la langue kim parlée par une peuplade minoritaire au sud du Tchad, pays natal de Nimrod. Double exil pour le poète car il s’agit pour lui d’une langue doublement interdite : langue orale trop rare pour lui permettre la transmission et langue trop écrite (car biblique) pour la littérature perçue comme un blasphème par la rigoriste religion protestante.

/…/
je suis nu et j’ai froid
interdit en moi-même
comme une bille qu’on débite.

 

Nimrod, Petit éloge de la lumière nature, Le Manteau & la Lyre Obsidiane, 2020, diffusion Les Belles Lettres, 110 pages, 14 euros.

Désormais le cœur offrande n’ira plus « aux dieux mais à la patrie sans rivages où piano marchent les filles. »

Plusieurs périodes rythment ce recueil rassemblé en cinq mouvements sous un titre rimbaldien (cf. l’exergue, l’éloge consistant aussi à dire ce que l’on doit à qui.) La lumière salvatrice qui nourrit les poèmes témoigne d’un rapport sensible au monde et à ses éléments. Arpenteuse, voyageuse, elle unit tout : la joie, la tristesse, les époques, de l’enfance à aujourd’hui, les espaces, de l’Afrique à l’Europe (Tchad, Côte d’Ivoire, France), les régions, de la Normandie à l’Ardèche, les paysages, sables et forêts, villes et campagnes, la végétation, baobabs, rôniers, acacias et châtaigniers… Qu’y a-t-il de changé ? Au bord de la Seine, «  L’air et la lumière sont les mêmes en dépit de la sécheresse qui prévaut dans mon pays. »

Des textes en prose se mêlent aux poèmes, des vocables rares aux accents persiens tels ces « oiseaux allusifs » voisinent avec des mots plus quotidiens, certains à la pointe amusée, d’autres ouvertement critiques sur l’état du monde. L’éloge, qui est le genre de la libre revivification, permet de vivre l’écart entre ailleurs et ici, entre hier et maintenant, entre le oui et le non et, s’il ne le comble pas, il en révèle la pleine étendue, une « illusion ou intuition qu’on se fait après coup des matières mythiques, volubiles. »

La nature, de toujours, est un refuge pour le poète, un immense « réservoir d’amour » qui lui permet de « Marcher toujours au plus intime du voyage », le poète, comme le puits pour la lune, étant « sa chambre d’échos ». Avec elle, le monde lui est rendu en ami souverain. Consolatrice, rassurante lorsque tangue le navire, elle détourne des « jérémiades », du « goût de la plainte ». C’est elle la langue mère, nourricière, qui embarque l’homme et l’enfant dans ses voiles.

 /…/
Je barre vers la lumière
Convaincu de bâtir
Avec un matériau chaotique. 

Entre exil et nostalgie, la quête de l’enfance est celle d’un âge à jamais perdu, perte du « vrai lieu » que le poète n’a de cesse de retrouver dans ses pérégrinations : « Certains jours de flânerie, mon enfance remonte par des chemins entravés. »

Malgré cette détresse fondatrice, le poète se tient toujours « au matin du monde », son enfance lui est « sans cesse redonnée avec sa rasade de soleil » car partout son amour le devance, écrit-il. Tel est le pouvoir de la création, salut spirituel au monde et à la vie, capable de réinventer les mondes avec leurs flots de sensations, leur présence ineffable, inépuisable, à jamais réactivée par le pouvoir des mots-lumières.

Qui dit éloge dit retour aux origines, à l’origine, dans un élan qui porte et magnifie. Tension entre fulgurances et silences, permanence et immanence, néant et communion, effacement et célébration, la lumière-poésie donne à voir un monde lointain et proche à la fois. « Je t’ai attendue et tu es venue, tempérance du temps, amertume qui enfin prends eau ». Tous sens et éléments convoqués, le poète, « nu au seuil le soir », se situe au croisement de l’élémentaire et du vivant. Il porte une attention aiguë à ce qui l’entoure, fleuve, arbres ou insectes. Son souffle est celui de l’émerveillement. Ainsi la rose peut-elle réunir sous une même épitaphe le père disparu et son fils qui pense à sa future fin.

Et ce rêve de fleurs sur la tombe disparue
Fleurs séchées    leur absence persistante
Et moi qui refuse l’évidence
D’un rêve de fleurs sur la tombe disparue.

Rien d’antique ou de funèbre dans cet éloge. Il ne s’agit pas de pleurer le monde perdu mais de le ressusciter, de le revivifier au contact du présent, quelles que soient ses réalités, agréables ou douloureuses. La poésie, nourrie de pertes et d’acquis, connaît, comme la lumière, l’ombre de la mort. Elle est le lien qui dure entre les morts et les vivants, tout le vivant. Et c’est ce qui rend l’éloge si attachant : cette superposition de l’enfant et de l’adulte dans un même lieu, une même sensation comme si le temps magicien mêlait ses êtres, ses chemins, ses lumières dans une même alliance « pourpre et or ».

 Mon cœur d’adulte arpente mon cœur d’enfant comme si le second était le père du premier – son guide, son proche parent. 

Rutilances et chatoiements, Nimrod écrit une langue sensitive ciselée aux éclats diamantins. Une noblesse intérieure, toute princière, s’allie à une douceur de regard, à un cœur de bois tendre qui se sait proche du gouffre. Rien de grandiloquent dans son éloge – l’emphase serait un risque car le fleuve est « toujours en excès sur les mots » – mais un lyrisme désirant allié à une prosodie libre, aux notes incantatoires, une distance bienfaisante qui permet l’accord.

/…/
par la parole la vue le toucher
j’espère la beauté
sa trace au fond de moi
une âme à la remorque du soleil. 

 

Présentation de l’auteur




L’Intranquille fête ses dix ans

Une revue qui fête ses dix ans, avec un cadeau de Julien Blaine qui sur la page liminaire lui offre un texte anniversaire. Et ce numéro 20 confirme la belle épaisseur que nous lui connaissons. L’Intranquille a su conserver sa haute qualité graphique, mais, encore plus important, le caractère hétéroclite et riche des contenus.

Ce qui d’abord est remarquable c'est que L'Intranquille laisse une belle place aux poèmes, qui ici sont proposés par Céline De-Saër, Laurent Grison, Maxime H. Pascal, Tristan Felix, Philippe Boisnard, Claude Minière, Lenaïg Cariou, Anne Barbusse… Textes en prose, poésie, poésie spatiale, accompagnés ou pas de gravures, encres ou toiles signées Tristan Felix, Pierre Vinclair, Laurent Grison, ponctuent donc ce volume. Les auteurs sont présentés discrètement juste au-dessous, dans un petit encadré aérien tout comme l’ensemble est léger, mais juste grâce à la mise en page, car les textes proposés et les illustrations sont de très belle facture.

Les rubriques rythment la lecture : Le domaine critique est servi Françoise Favretto, Jean Esponde et Jean-Pierre Bobillot... Autant dire que nous retrouvons ces quelques pages avec plaisir, tant pour la découverte guidée de certains recueils que pour la plume de celle et ceux qui la servent.

L'intranquille n°20, Atelier de L'Agneau, 2021, 88 pages, 18 euros.

Les traductions cette fois-ci offrent une appréciable découverte : trois poètes scandinaves, une nourvégienne, Charlotte Vaillot Knudsen, et deux poètes suédois présentés par Marie-Hélène Archambeaud, Erik Bergqvist et Maja Thrane.  Un entretien avec Carole Naggar, et une rubrique Art caricatures où certains découvriront Damien Glez, dessinateur de presse franco-burkinabé qui publie deux extraits d’un recueil de dessins et poèmes à paraître aux éditions La Trace, dans la collection Regard. Enfin, après Denis Ferdinande, Liliane Giraudon, Patrick Quillier, notamment, c'est au tour du  photographe Duane Michals d'occuper  la rubrique Changer d'air/changer d'art. 

Une revue au contenu contemporain, mais pas que. Des extraits de Georges Orwell sont offerts, ce qui laisse supposer de la qualité didactique et critique de ces pages qui mettent en relation toutes les dimensions de l'Art, et toutes ses époques. Ce foisonnement s'enrichit grâce à la juxtaposition des thématiques. Le lecteur découvre, redécouvre, est émerveillé ou interpelé par les articles, les textes, les images. Un très beau numéro donc, pour une revue à qui nous souhaitons encore bien des anniversaires !




Dominique Sampiero : Lettre de verre est le poème

Le verre, on voit à travers, au point de ne plus le voir, tant il est immergé dans le quotidien. Matériau banal, usuel, utile, sa transparence se double d'invisibilité. Pourtant, on peut  voir dans cette présence qui n'occulte pas le monde mais au contraire le révèle, le dévoile, laisse transparaître des contours perçus à travers ce prisme révélateur, une analogie avec le poème. D'ailleurs, il est certain qu'on écrit les poèmes avec des lettres de verre. Entre déliés et arrêtes, entre aplats translucides et arrondis de couleurs, une architecture du silence ouvre sur toutes les combinatoires du sens, qui apparaissent et disparaissent dans ce jeu d'ombre et de lumière. Lettre de verre est le poème, celui de Dominique Sampiero, qui a porté  et réalisé l'anthologie Le Désir de la lettre née de cette rencontre avec le designer Jean-Baptiste Sibertin-Blanc à qui l'on doit ces Lettres de verre1, et le Musverre, Musée du verre de la région du Nord. Il a répondu à nos questions, en toute transparence.

Pouvez-vous nous parler de ce projet du Musée du verre ? Comment est-il né et comment sa réalisation a-t-elle été possible ?
Voilà plus de trente ans que je m’intéresse à ce musée implanté dans l’Avesnois, à Sars Poteries, entre Avenes-sur-Helpe et Maubeuge (à une heure en voiture de Lille et de Bruxelles) et à cette mémoire des maitres verriers. Il me semblait intéressant de confronter l’onirisme du verre à l’onirisme de l’écriture poétique.

La Vie rêvée du verre, performance lecture, contrebasse portée par Dominique Sampiero et Pierre Badaroux.

J’ai connu personnellement son fondateur, le prêtre sécularisé Louis Mériaux, et il me semblait que cet homme engagé dans son projet aurait aimé associer la poésie. Il m’intimidait trop et je n’ai pas osé lui proposer de son vivant.
Un jour, dans les années 60, Louis boit chez une de ses paroissiennes dans un verre de vin dont le pied est un verre à goutte. Il s’étonne de la symétrie de cet objet étrange et s’interroge. La femme, petite fille de maître verrier, lui répond : « C’est un bousillé ! Les maitres verriers de l’atelier de Sars-Poteries avaient le droit de gâcher, de « bousiller » du verre pour eux pendant la pause-déjeuner pour s’entrainer ».

Ils ont fait de cette permission un moment de création et d’affrontement entre leurs savoir-faire. C’est à celui qui inventerait le plus bel objet. Joignant la parole aux actes, cette dame grimpe au grenier et descend un carton plein : encriers revanche, coupe à fruits, lampes, canne de verre… Louis Mériaux découvre une collection hallucinante d’objets colorés d’une grande beauté et inventivité, entre l’art naïf et l’art brut, inclassable en fait.

 

Dans l’enthousiasme de sa trouvaille, il crée une association, collecte un nombre importants de ces réalisations et décide de rouvrir d’anciens ateliers pour des démonstrations de soufflage avec d’anciens verriers en retraite. Il va plus loin. Après un symposium sur le verre réunissant des artistes du monde entier dans ce minuscule village de l’Avesnois ( 1486 habitants ), il obtient du Conseil Général une bourse permettant de mettre en résidence un artiste du verre pendant un an.

Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, Lettres de verre, une éclipse de l'objet, Bernard Chauveau, 2021, 20 €.

C’est ainsi que va se créer une collection contemporaine d’œuvres en verre, unique en Europe. Au début, installé dans une ancienne maison de maître, le musée va se déplacer dans une nouvelle bâtisse construite en pierre bleue et que vous pouvez visiter aussi virtuellement sur son blog et sa page FaceBook, le MusVerre.

Lette "L", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Lettre "N", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Comment est venue cette idée de réaliser des lettres de verre, et une anthologie, pour accompagner l’ouverture de ce lieu ?
On a confié au designer Jean-Baptiste Sibertin-Blanc le projet de résidence 2020 et la création, sous le titre « l’éclipse de l’objet », d’un alphabet de verre. Eléonore Peretti, la nouvelle directrice du MusVerre a eu l’idée de m’associer à la rédaction du catalogue et l’a proposé au designer qui a accepté. J’ai donc suivi JBSB pendant un an à travers toute la France dans les ateliers des maitres verriers pour faire leurs portraits. Il s’agissait dans cette réalisation de mettre en œuvre les quatre techniques fondamentales du verre : le soufflage, le bombage, le chalumeau et la cire perdue. Et d’en parler dans les pages du catalogue.
M’est venue l’idée d’une anthologie poétique comme un cadeau à faire aux visiteurs de cette exposition et à l’équipe du musée. Les poètes que j’ai invités ont reçu 10 exemplaires en droits d’auteur et ont joué le jeu avec talent et générosité. L’ensemble a été publié en co édition avec le MusVerre et Bernard Chauveau éditeur.
Il me semble évident de faire un parallèle entre les souffleurs de mots et les souffleurs de verre. Souffleurs d’images, de sens, d’un rapport de diffraction au silence, à la lumière. Je suis convaincu que les poètes et écrivains ont quelque chose à apporter à la vie de ce musée en croisant leurs regards, leurs lectures.
Parlez-nous de votre région, le Nord, et de ce que peut apporter un tel endroit à la vie et à l’économie locales ?

Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par Dominique Sampiero et Jean-Baptiste
Sibertin-Blanc, Bernard Chauveau, 2021, 10 €.

Pour le Nord, je ne sais pas, mais pour l’Avesnois, qui est au Nord du Nord, à quelques pas de la frontière belge, et dont l’économie jadis tournait autour de la poterie, du tissage et du soufflage de verre, oui, il y a un enjeu extraordinaire à associer tourisme et culture.

Lettre "E", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Lettre "Y", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Dans ce paysage de bocages et de haies vives, ardoises, briques et pierres bleues, il y a des endroits chargés d’histoire (naissance du premier Mai avec la fusillade de Fourmies) à condition de ne pas s’enfermer non plus dans une nostalgie passéiste. La question est de dynamiser cette vie rurale et de développer des projets de résidences d’artistes pour refaire le lien entre ruralité et culture. Il y a du pain sur la planche pour les vingt années à venir.
Est-ce que la matière du quotidien tient une grande place dans votre poésie ?
Le quotidien est le point d’ancrage et de menace du poème. Tout pourrait recouvrir, endormir, ensevelir, anéantir, étouffer, scléroser, bâillonner l’acte d’écriture dans une région où si peu de gens lisent et s’intéressent à l’art ou à la littérature.
Mais justement le poème est une sorte de levier. En marchant ici, entre les horizons qui ont inspiré tellement de peintres flamands par des occlusions de lumières, des jeux d’apparition, de disparition, on revit une sorte de quête initiatique : quand je marche et que mon regard se love dans un cercle de plusieurs kilomètres, je fais l’expérience charnelle du centre.
L’autre visage du quotidien s’illustre à travers les caractères et les visages des gens d’ici. J’ai fait plusieurs portraits de ces vies minuscules comme l’écrivait Pierre Michon, parce que j’y trouve justement une rupture avec le quotidien. Certains de ces êtres sont des personnages de fiction dans leur vie de tous les jours. Il se dégage une violence poétique brute de leur rapport au monde qui me fascine. Leur sensibilité ne trouve pas les mots ni leurs émotions mais leurs actes oui. Il y a chez certains d’entre eux et dans leur rapport à la terre ou à leurs voisins, plus de poésie enfouie que dans tous les livres du monde. C’est comme un texte silencieux à déchiffrer au quotidien dans leur vie de taiseux. Une sorte d’histoire enfouie à côté de la Grande Histoire dont le poème tente parfois l’esquisse.

La vie rêvée du verre, performance lecture - contrebasse portée par Dominique Sampiero et Pierre Badaroux.

Pensez-vous que l’on puisse affirmer qu’il existe des choses banales ? L’écriture ne révèle-t-elle pas la magie en chaque chose ?
Banal, étymologiquement, signifie : qui appartient au seigneur et dont l’usage est imposé à ses sujets moyennent redevance… La réponse est donc dans la question. Oui, nous sommes tous dans cette banalité qui nous aliène au travail, à l’argent, aux droits et devoirs de la démocratie…
De plus en plus, avec les catastrophes et révoltes de ces vingt dernières années, regardez comment la colère des gilets jaunes a été cassée, violentée, j’ai la sensation d’appartenir aux maîtres de notre époque, c’est-à-dire, la classe politique. Et que je dois payer le prix fort pour m’en libérer. Mon écho à moi, c’est le poème.

Dominique Sampiero, Je suis un paysage.

L’écriture ne révèle aucune magie mais au contraire libère de toutes les illusions et magies aliénantes. C’est le réel absolu de cette libération. Celui qui écrit ne s’appartient plus, n’appartient pas à lui-même, ni à aucune bannière. Il s’en remet au flux de la langue et d’une pensée à laquelle, à chaque ligne, il assiste à l’apparition.
Le JE est un autre de Rimbaud est une expérience qui humanise et déshumanise en même temps. C’est l’expérience d’une solitude dont l’essence même est de m’inventer infiniment « autre et avec », « dans et en dehors du temps », de descendre dans le noyau pour remonter dans la chute des contours, en accueil, en empathie avec tout ce qui n’est pas moi et pourtant me fonde.

Brut de poésie, avec Dominique Sampiero. Hommage au poète Ghérasim Luca TOI TU, long déferlement amoureux de Dominique Sampiero fait partie d'un spectacle musical avec Henri et Sébastien Texier (Réveiller les vivants) poétique à la fois par son jazz et par son verbe. Jacques Bonaffé.

Note

  1. Jean-Baptiste Sibertin-Blanc est le créateur de cet alphabet de verre. Son livre, Lettres de verre, une éclipse de l'objet, paru aux éditions Bernard Chauveau, a été réalisé lors d'une résidence au MusVerre, où il a développé un projet réunissant verre et écriture, espace et architecture. Il est accompagné de textes de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, de l'artiste verrier Antoine Leperlier, du philosophe Jean-Luc Nancy, du typographe et directeur de l'Atelier national de recherche typographique Thomas Huot-Marchand, de l'écrivain Dominique Sampiero et de portraits de verriers.

 

Présentation de l’auteur




Marc Tison : Sons et poésies qui s’enlacent

Cela fait des années que Marc Tison porte la poésie ailleurs, là où elle dévoile ce qui de la banalité de notre quotidien a été enseveli sous les habitudes. Il emmène le poème jusqu'au creux des jours, le rend audible, perceptible. Il rend audible cette dimension vibratoire qui fait de toute poésie l'instrument d'un lien entre nous tous, humains, par-delà le langage. Il fait de la poésie une expérience sensible qui emporte le lecteur/auditeur dans des univers à chaque fois renouvelés. Entre chant et diction, ce cadeau reproductible à volonté grâce au 33 tours qu'il vient de produire avec pour l'accompagnement musical Marc Bernard et pour la mise en œuvre graphique Jean-Jacques Tachdjian, est la suite logique de sa démarche, qui est celle d'un poète qui restitue l'épaisseur acoustique et vibratoire du poème et l'emporte dans l'univers de ceux à qui elle est ainsi offerte, pour que le partage soit consubstantiel de l'édification du sens, et au-delà, pour qu'elle atteigne à l'essence de toute poésie, la fraternité.

Pour quelles raisons mets-tu le poème en scène, en demeure d’être accueilli autrement par les gens ?
Le poème (j’enfonce une porte ouverte) est inséparable de la forme dans laquelle il se propose, qu’elle soit l’institution du livre et de l’imprimerie sur la page blanche, ou l’espace sonore et les mots qui y résonnent.
L’émotion, charnellement, est le prodrome du poème. Il se fabrique chez moi ensuite avec les mots et les langues qui viennent.
Là dans la dernière production parue en vinyle, les poèmes sont faits de matière sonore, de mots et de sons, mais aussi de matière physique. Le vinyle -l’objet n’est pas innocent-, et les affiches livrets, elles même fabriquées d’arrangements visuels.
Quel que soit l’outil de fabrication du poème (Textes pour revues et recueils, performances publiques, formes sonores, visuelles), si je regarde bien mon désir, l’intention est que ce poème renverse la frustration de ne pouvoir jamais transmettre l’exacte émotion qui a suscité le poème. Entreprise vaine s’il en est, mais l’intention elle ne l’est pas. Cela permet que l’objet, le poème, rencontre autrement, dans un cercle élargi, des groupes différents. Et j’ai besoin de ça, encore plus aujourd’hui dans ces moments de petites habitudes sociales et de replis sur des entre-soi.   

Marc Tison, 4 phonations flexibles, vinyle,  poésie musique et livret image ; musique de Marc Bernard, graphisme JJ Tachdjian, Mtmgmt, 2021.

Est-ce une manière de permettre au texte d’imprégner le quotidien des gens, de magnifier ce que la vie fait disparaitre dans une banalité qui élimine toute possibilité d’émerveillement ?
Dans ta question il y a l’éventail des réponses.
Oui bien sur, il y a que je vis très simplement -je peux dire naturellement- l’émotion quotidienne à travers, par exemple, l’odeur de la pluie sur l’herbe coupée comme aujourd’hui, une rencontre de hasard, un fait social signifiant, ou l’arrangement heureux d’une chanson, ou encore la vue d’un paysage. Le poème est là.
Alors oui le texte quand il se propose, mixtionné dans les sons vivants, et/ou dans les vidéos, c’est une façon de « faire la vie ».
Ces propositions sont autant de souhaits qu’elles rencontrent la matière sensible des gens, « les autres », dans des savoirs lire ou entendre les poèmes différents.
Même si les poète-esse-s aiment à être lus et entendus par leurs pairs, et les initiés, l’origine du poème n’est pas là, et ne peut jamais être légitimement là.
D’ailleurs, plus je me pose la question moins je sais, et moins cela m’occupe de savoir pourquoi j’écris, je fabrique, des poèmes qu’ils soient à lire, à entendre ou à voir.
C’est la vie « merveilleuse » comme ça, c’est le « ça qui est ça », des objets de l’émotion du quotidien. C’est surement en parti pour cela que je suis ailleurs des cercles habituels de la poésie.
Mes poèmes, et moi aussi, humblement cherchons surement et éternellement ce que Ferlinghetti nommait « The rebirth of wonder » - « La renaissance des merveilles ».  

Contre la mort 

Je me battrai contre la mort
Toutes les morts
A mains nues rouges 
Armées du soleil fou des solitudes célestes

 Je me battrai contre la mort
Jusqu’à effacer les disparitions
Dans la persistance sidérale

 

Extrait du EP "4 phonations flexibles" Textes voix -Marc Tison / Sons musiques Marc Bernard / Réalisation Pascal Gary.

Je t’aimerai comme avant la curée 
Avec la sauvagerie des perdants
La peur en gorge ficelée des cris
Tes sudations déversées dans mon ventre 
Seront mes psychotropes mes euphories 

Ma bouche écorchée embrassera à pleines dents
La nuque des bâtisseurs de ruines
Tes ennemis se videront de leurs sangs
Rendus blêmes
Tu auras le mien embrasé en recours

Je t’offrirai le si peu que j’ai de précieux
Mes organes vitaux
Mon sexe
Mon cœur
Mes poumons

 Et le mystère de la raison  

Je deviendrai quelqu’un de bien mieux

∗∗∗

 L’affolement des courbes

Ce sont les mains
Les mains
Les mains suivent la ligne
Elle paraît
Sur l’univers blanc  
Et au dedans
La métaphore du cœur
Le battement
On ne sait pas où
On ne sait pas où se trouve l’émotion
L’organe qui envahit l’ensemble

Ce sont les mains
Les mains
Qui le disent
En dessin dans l’air
L’affolement des courbes  

Un contre-jour
Des bouches se frôlent
La jambe enlace une taille
Le cou une paume les doigts 
Et les yeux
Le long des horizons s’étreignent
En échange les traits de contraste

 

∗∗∗

Il n’y a pas d’autre que moi

Il n’y a pas d’autre homme que moi
Il n’y a pas d’autre homme que moi

Il n’y a pas d’autre homme que moi pour nourrir les oiseaux du jardin
Il n’y a pas d’autre homme que moi
Il n’y a pas d’autre homme que moi pour causer à mon voisin

Il n’y a pas d’autre homme que moi pour sauver le monde 

Il n’y a pas d’autre homme que moi
Il n’y a pas d’autre homme que moi pour combattre l’obscurantisme trier les déchets

Il n’y a pas d’autre homme que moi
Il n’y a pas d’autre homme que moi pour faire le ménage et advenir la paix

Il n’y a pas d’autre homme que moi
Il n’y a pas d’autre homme que moi dans la volition d’être un homme

 

Extrait du EP "4 phonations flexibles" de Marc Tison distribution numérique Absilone. Sons et poésies qui s'enlacent.

∗∗∗

 

Pierre

Pierres qui calent mesures d'usines
imbriquent des briques de terre de
pierres pierres rouges les murs des
maisons ouvrières des ouvriers
effacés dans le canton de Denain
désintégrés statistique sociale
troisième page des misères du
journal rouge maisons barricades
planches aux fenêtres et les murs
désertés rouges de pierres
s'effritent sans fin recyclées et
d'autres écrasées sans fin tapis des
sols d'autoroutes sacrifices des os
d'anciens locataires sidérurgistes au
RSA offerts à la condition de
poussières

 

Extrait de la lecture performance de Marc Tison textes et Raymond Majchrzak sons à Bereldange Luxembourg le 06 février 2019. Texte extrait du recueil "Des nuits au mixer" édition de "lachienne".

Présentation de l’auteur




Platero y yo : élégie andalouse pour narrateur et guitare, Juan Ramón Jiménez

Voici, la première édition intégrale, et en plus bilingue espagnol/français, et en livre audio de « Platero y yo : elegia andaluza para narrador y guitarra » ; Enfin pourrait-on dire, pour une œuvre singulière, d’une forme peu courante; œuvre musicale elle même réalisée à partir de l’œuvre littéraire éponyme « Platero y yo » de Juan Ramón Jiménez ; entreprise méditerranéenne s’il en est : poète andalou, compositeur italien, interprètes vivants en Roussillon, éditeur situé en Provence…

Nous présenterons brièvement ici l’auteur de l’œuvre première, puis l’œuvre poétique elle-même, le compositeur ayant réalisé, à partir d’elle, l’œuvre commune, objet de la présente édition et nous terminerons par la genèse de cette édition et une brève description matérielle de l’objet livre-CD lui-même.

Juan Ramón Jiménez, (1881-1958) est un poète espagnol d’inspiration symboliste, contemporain de Federico Garcia Lorca (1898-1936) et Antonio Machado (1875-1939) ; ils se connaissaient et s’appréciaient : Machado a d’ailleurs écrit quatre poèmes dédiés à Juan Ramón Jiménez dont un spécialement dédicacé à l’auteur de Platero. Juan Ramón Jiménez a reçu le prix Nobel en 1956, deux ans avant sa mort et a laissé une œuvre immense.

Platero · Clément Riot, Miguel-Angel Romero, Varius Artists - Topic.

Ce poète a développé l’idée de « poésie pure », une poésie habitée par un idéal supérieur de beauté et détachée de tout contenu idéologique, politique ou social… du moins explicitement. Jiménez se veut avant tout un poète du raffinement et de la nuance, et ses compositions sont souvent dotées d’une large dimension musicale. Poète non militant certes, mais néanmoins fidèle à ses idéaux humanistes et à la République,  à la fin de la guerre civile, en 1939, il doit, comme beaucoup, s’exiler ; il vivra aux USA, puis à Puerto Rico où il mourut en 1958.

Moins connu que Federico Garcia Lorca ou Antonio Machado, certainement parce que moins visible politiquement, mais aussi, très probablement, parce qu’il n’eut pas leur fin tragique et ne bénéficia donc jamais, comme eux, d’une place de choix au panthéon de l’Exil. Pourtant, certes homme discret, il est toujours resté fidèle à ses convictions : des témoignages rapportent que, par exemple, lors de son exil aux USA, en pleine période de ségrégation, lui et sa femme refusèrent toujours d’occuper les places réservées aux blancs dans les lieux et transports publics ; par ailleurs, sa poésie, quoique discrètement, fait souvent l’éloge de la liberté et nous donnerons un exemple plus loin.

« Platero y yo : elegia andaluza para narrador y guitarra – Platero et moi : élégie andalouse pour narrateur et guitare »

L’œuvre comprend 138 courts chapitres, autant de petits poèmes en prose. Une première édition partielle, 63 chapitres, est publiée à Madrid en 1914, dans une édition pour la jeunesse. L’édition intégrale sort en 1917. Platero connut aussitôt un immense succès, devint livre de lecture scolaire dès 1920 et représente depuis lors un classique et l’un des livres les plus lus, non seulement en Espagne même, mais aussi dans toute l’Amérique latine où il a bénéficié d’une multitude d’éditions, la plupart bon marché, modestes et populaires. Il est ainsi devenu un modèle de langue et représente pour l’aire hispanique, ce que Pinocchio ou Le Petit Prince représentent pour les Italiens ou les Français : une œuvre d’auteur touchant au mythe, de celles dont on oublie le nom de l’auteur.

Le contenu : « Platero et moi » est sous-titré Élégie andalouse

L’élégie est une poésie lyrique, de longueur et de forme variables, mais caractérisée par un ton plaintif particulièrement adapté à l’évocation d’un mort ou à l’expression d’une souffrance due à un abandon ou à une absence. Ici, l’élégie décrit la vie et la mort de l’âne Platero, compagnon disparu de l’auteur, et c’est en même temps le prétexte à la description poétique de la vie andalouse, de sa nature, des saisons et des personnages. Platero est aussi un symbole : l’âne andalou, méditerranéen, et au-delà, l’animal domestique universel, à la fois outil de travail, moyen de transport, compagnon, ami et confident : synthèse, symbole et archétype de l’âne !

Platero · Clément Riot, Miguel-Angel Romero. Provided to YouTube by Believe SAS.

La forme

Un récit, donc en prose, mais poétique, une sorte de transition entre le roman et le poème ; suite de brefs chapitres, pas plus longs qu’un poème en prose, à la fois autonomes et liés entre eux car, s’il n’y a pas de continuité entre deux chapitres, le tout forme assurément un ensemble cohérent et unitaire. Le récit poétique ne raconte pas une histoire, le déroulement d’une vie, mais seulement une suite d’instants privilégiés, heureux ou malheureux, où trois éléments sont primordiaux :

Le personnage, souvent exprimé à la première personne : le narrateur, ici le poète. L’espace, ici la campagne, une société rurale et particulièrement le lieu de l’action : Moguer (Andalousie, province de Huelva), village de l’auteur. Et enfin le temps : dans ce lieu, à la fois typique et banal, les mois et les saisons suivent leur cours, non datés, comme les mois d’une année quelconque ou de n’importe quelle année. Ce n’est pas le temps de l’Histoire, c’est un temps atemporel, mythique, qui découpe la réalité en une suite discontinue faite de moments choisis où les éléments de la nature – animaux, végétaux, minéraux – sont fréquemment humanisés.

Ce livre mérite donc, – comme Le Petit Prince – plusieurs niveaux de lecture ; apparemment basé sur de simples souvenirs, des anecdotes du quotidien, Platero délivre aussi en réalité une leçon de vie : la campagne, le paysage sentent, bougent, varient, changent de couleur ; la vie n’est pas seulement héroïsme mais aussi quelque chose de plus intime, tendre et chaleureux.

Livre pour la jeunesse donc, mais, comme le Petit Prince, lu aussi – voire autant ou plus – par des adultes, c’est à ce titre que l’âne Platero, comme tout personnage mythique, a suscité, à son tour des recréations, des adaptations, des transpositions à d’autres arts (musique, cinéma, sculpture…). Citons : en 1974 un Platero y yo du compositeur espagnol Cristobal Halffter pour chœur, voix solistes et récitant ; en 1964 un film du réalisateur espagnol Alfredo Castellón (loin d’être inoubliable il est vrai, comme l’essentiel de la production cinématographique espagnole de cette époque, pour des raisons évidentes liées au franquisme triomphant de ces années-là) ; ou encore en 1960 le « Platero y yo : élégie andalouse pour narrateur et guitare », opus 190 du compositeur italien Mario Castelnuovo-Tedesco, dont il est question ici.

Le compositeur, Mario Castelnuovo-Tedesco (1895-1968) est, comme Juan Ramón Jiménez un artiste de l’exil : il dut fuir en 1939 l’Italie fasciste après les mesures antisémites de Mussolini. Réfugié aux USA il y passa le reste de sa vie. Compositeur de tendance impressionniste et néoromantique très prolifique, Mario Castelnuovo-Tedesco a écrit pour tous les genres et ses sources d’inspiration sont souvent littéraires ; il a ainsi écrit beaucoup de “musiques à programme” pour le théâtre, l’opéra, le ballet, les marionnettes, le cinéma (48 Films entre 1941 et 1958, films d’aventures ou films fantastiques comme « le retour du vampire » ou « Dr Jekyll et M Hyde » en 1941) …, des mélodies sur, ou des compositions d’après, des textes poétiques ou narratifs (Shakespeare, Machiavel, Musset, Oscar Wilde, Dante…) ; ses très nombreuses pièces pour piano ou guitare – ses instruments de prédilection – sont souvent conçues comme des poèmes symphoniques en miniature. C’est tout naturellement qu’il s’intéressa à Platero y yo, cette œuvre d’auteur touchant au mythe.

Juan Ramon Jiménez, Platero et moi, élégie andalouse, présenté et traduit par Clément Riot, editions Oui'Dire

Parmi les 138 courts tableaux du livre, il en choisit 28 – les indispensables, comme le début et la fin, ainsi que les plus beaux ou ses préférés en tout cas…pour en faire une œuvre nouvelle, à part entière, où musique et texte s’harmonisent parfaitement, vont main dans la main, comme pour une mélodie, une chanson, un opéra, sauf qu’ici la voix est parlée, parlée mais calée précisément sur la musique comme en atteste la partition (éditions Perben), laissant toutefois une certaine marge d’interprétation aux interprètes.

Insistons clairement : il ne s’agit pas d’une ‘lecture musicale’ comme il y en a tant (texte dit sur une nappe sonore ou un habillage musical décoratif et non spécifique), la musique n’est pas ici un fond sonore utilisé pour la circonstance, mais une œuvre à part entière et spécifiquement écrite en soutien, complément et harmonie avec le texte ; elle s’inscrit dans le genre, assez rare en musique classique, d’œuvre pour « voix parlée et instrument ou ensemble instrumental » : citons l’emblématique « Pierre et le Loup » ou, moins connu, « Histoire du Soldat » d’Igor Stravinsky sur un conte de Charles Ferdinand Ramuz. Pour cette édition intégrale audio et texte couplés, une nouvelle traduction française s’imposa d’emblée, afin que le discours musical de la guitare épouse aussi étroitement et aussi naturellement que dans l’orignal espagnol, le texte narratif français.

Papillons blancs · Clément Riot, Miguel-Angel Romero. Provided to YouTube by Believe SAS.

Genèse du projet

En 2009 Oui’Dire éditions a publié le premier enregistrement intégral en langue originale et en français : 2 doubles CD qui reçurent un bel accueil de la critique (Guitare classique, l’Humanité, Les langues néo latines…). D’où le projet, dix ans plus tard, de clore l’aventure en réalisant un outil complet qui puisse servir, modestement, hors études universitaires bien sûr, d’ouvrage de référence pour…Pour qui d’ailleurs ? Comme le dirait le poète s’adressant à son ami Platero – « pour qui écrivent les poètes? » – répondons simplement pour : les amateurs de poésie, pour les francophones voulant découvrir cette œuvre espagnole et universelle, les hispanophones voulant, à travers cette œuvre connue d’eux, se familiariser avec le français, les musiciens et mélomanes voulant découvrir un genre assez peu connu et pratiqué dans son exigence précise de composition pour voix parlée et instrument.

Comme les Moineaux du chapitre XVII, nous ne saurions trop recommander à « nos frère, nos tendres frères » humains… de se mettre en état de poésie, « Contents, sans fastidieuses obligations, sans ces Olympes ni ces enfers qui mettent en extase ou qui tourmentent les pauvres hommes esclaves »… de se promener, comme nous l’avons fait, en toute liberté dans cette œuvre, de s’y « baigner partout, à tout moment ».

Cette union étroite de poésie et de musique, retrouvera alors, dans toute sa variété, sa vie propre, sa musicalité unique : lecture collective ou individuelle, à voix haute ou en voix intérieure : sans oublier les leçons de vie que l’âne Platero délivre à tout un chacun selon le niveau de lecture choisie : la vie n’est pas seulement héroïsme mais aussi quelque chose de plus intime, tendre et chaleureux.

Parmi les 28 chapitres de l’œuvre, commentons-en ici trois :

Platero

Juegos del Anochecer · Clément Riot, Miguel-Angel Romero. Provided to YouTube by Believe SAS.

Incontournable, c’est le premier, la présentation de l’âne ; pour entendre les correspondances musique/texte : d’abord l’espagnol, puis le Français. L’âne est Humanisé (Miroirs de jais : yeux miroirs de l’âme, noirs, vitreux, brillants) et présenté comme à la fois fragile et résistant : au début comme une peluche, doux, moelleux, sans squelette,… puis Acier (dur, solide, résistant) et enfin Argent de lune (pierre de lune, bijou délicat,…).

Gorriones/Les moineaux

Nous sommes le 25 juillet (fête de Santiago, le patron de l’Espagne). Ce poème en prose, d’apparence anecdotique, est en fait un hymne à la liberté : d’entrée le poète revendique discrètement son agnosticisme « Tout le monde est allé à la messe. Nous sommes restés dans le jardin des moineaux, Platero et moi » puis termine, décrivant les moineaux, par une ode à la libre liberté « […] Contents, sans fastidieuses obligations, sans ces Olympes ni ces enfers qui mettent en extase ou qui tourmentent les pauvres hommes esclaves, sans autre morale que la leur, sans autre Dieu que l’azur, ce sont mes frères, mes tendres frères. Ils voyagent sans argent et sans bagages, changent de maison quand ça leur chante ; ils devinent un ruisseau, pressentent une frondaison, et ils n’ont qu’à ouvrir leurs ailes pour atteindre le bonheur. Pour eux, point de lundi ni de samedi ; ils se baignent partout, à tout moment ; ils aiment l’amour sans nom, l’amour universel. Et le dimanche, quand les humains – les pauvres humains ! – s’en vont à la messe, verrouillant leurs portes, eux, en un exemple joyeux d’amour sans rite, s’abattent aussitôt, en un brouhaha frais et jovial, sur le jardin des maisons verrouillées, dans lesquelles quelque poète – vieille connaissance déjà – et quelque ânon tendre – tu te joins à moi ? – les contemplent fraternellement. »

On comparera aux « Oiseaux de passage », le poème tiré du recueil de Jean Richepin, « la chanson des gueux » (1876), rendu célèbre bien plus tard, en 1969, par Georges Brassens. Les thématiques, voire les images, sont si ce n’est identiques, du moins très proches et il n’est pas absurde de penser que JR Jiménez, francophone et francophile, eut connaissance de ce poème et s’en inspira ? C’est une hypothèse.

Amistad/Amitié 

Ici nous retrouvons tout le talent de Juan Ramón Jiménez qui, sous l’apparence d’une description factuelle, anecdotique, avec des mots simples et sans abstraction, idéalisation ou théorisation aucune, nous décrit magistralement la puissance de l’amitié, ses caractéristiques et ses composantes : la confiance (il s’endort sur son dos) ; la liberté, toujours de règle entre amis qui ne s’imposent rien (« je le laisse aller à sa guise et lui… m’amène toujours où je veux») ; la solidarité, la compassion (« je descends pour le soulager… » ; la tendresse, l’amour (« Je l’embrasse, le taquine… ») ; la complicité, l’affinité (le fameux ‘qui se ressemble s’assemble’ : « il rêve mes propres rêves »).

 

« Platero et moi : Platero y yo, élégie andalouse pour narrateur et guitare » de Juan Ramón Jiménez et Mario Castelnuovo-Tedesco. Un livre audio bilingue présenté et traduit par Clément Riot, suivi de « Un personnage littéraire nommé Platero » par Jacques Issorel et de « la poésie de Juan Ramón Jiménez et la musique de M Castelnuovo-Tedesco main dans la main » par Alicia Diaz de la Fuente, une biographie du poète et du compositeur, une biblio-discographie (138p) et un CD Mp3 (246mn) narration en français et espagnol Clément Riot, guitare M A Romero. Ouï-dire éditions, ODL 928.

Présentation de l’auteur




Gil Jouanard, DU BANAL A L’ORIGINAL, IL N’Y A QU’UNE ILLUSION

L’adjectif « banal », qui devient substantif sous la forme de « banalité », désigne ce qui est ordinaire, autrement dit commun.

Le four banal était, autrefois, dans nombre de villages traditionnels, celui qui, n’étant nullement « privé », servait à l’ensemble de la communauté, notamment pour y faire cuire, à tour de rôle, le pain ou les galettes. A l’origine, il était mis par le seigneur à la disposition des habitants de sa seigneurie.

Pris comme qualificatif, il désigne ce qui ne mérite guère de considération. Un propos banal ne formule que des idées ou des réalités de peu de singularité, donc, en fin de compte, de faible intérêt.

Ce qui a toujours distingué les personnages hors du commun, les héros par exemple, c’est qu’ils se situaient largement au-dessus des banalités courantes, de par leurs actes ou du fait de leurs propos.

Gil Jouanard vous présente son ouvrage Les roses blanches aux éditions Phébus. Rentrée littéraire 2016. Librairie Mollat.

Sans aller jusqu’à dire que le banal a mauvaise presse, on constatera  cependant qu’il n’attire guère l’attention, et encore moins l’estime.

Pourtant, Jean Siméon Chardin lui donna des lettres de noblesse si prestigieuses  que les altesses de son temps, telle la grande Catherine II de Russie, achetaient, et commandaient même, ses toiles exclusivement consacrées aux objets familiers de la vie la plus quotidienne, notamment ceux de la cuisine. Et Jean Follain décerna une indéniable valeur poétique aux choses les plus simples, tandis que Francis Ponge prit leur parti dans un texte justement fameux.

Pour Follain, les clous du quincaillier « fulgurent » sous l’action du soleil ; pour Ponge, la pomme de terre est le personnage principal d’un poème hautement savoureux.

Ainsi, sans aller jusqu’à écrire un « éloge de la banalité », on admettra que celle-ci nous entoure et nous environne, nous nourrit et peut aller jusqu’à nous plaire infiniment. Ainsi, depuis mon enfance, où j’admirais le laguiole de mon grand-père lozérien, rien ne m’a jamais aussi fort ravi le regard et le toucher que celui qu’enfin je fus en mesure d’acheter à la coutellerie Calmels, dans cette bourgade dédiée aux bovins aubracois. Mon laguiole, acheté à Laguiole, flatte mes doigts quand je le serre avec volupté dans ma poche droite, il réjouit mes yeux lorsque je tire sa lame ornée à sa charnière de la figure stylisée d’une abeille, puis lorsque je le referme d’un « clac » discret et un peu sourd.

A pied dans le Bois de Païolive avec Gil Jouanard. Jean-François Païolive.

Je tiens pour avéré que sa prestance vaut largement celle du fleuret d’un escrimeur. Et du reste ce serait une arme efficace, capable de percer à mort la poitrine d’Henri IV ou celle de César.

Bref, le banal, c’est la vie, telle qu’en elle-même elle n’a pas à se changer ni à jouer les figures d’exception.

On mange dans une banale assiette, au moyen d’une fourchette ordinaire ; on se couvre la gorge d’un cache-nez dépourvu d’originalité et l’on se chauffe les pieds avec de simples chaussettes qui nous sont plus utiles, en hiver, que ne le seraient des poulaines médiévales ou les souliers de vair de Cendrillon.

Et si j’écris ceci, c’est en recourant aux services d’un bien mode crayon feutre, qui fait aussi bien l’affaire que mon stylo Mont Blanc, et use des mêmes mots dont celui-ci ferait usage, si je le dégainais avec prestance.

Car les mots, voyez-vous, sont ce qu’il y a de plus banal. On s’en sert souvent pour ne pas dire grand-chose de bien original car c’est en fait du plus banal que nous tirons la substance de notre existence de Primate parvenu. N’oublions pas que l’Homo Sapiens finira de la même façon que son cousin germain Chimpanzé, ou même que le ver de terre amoureux d’une étoile.

∗∗∗∗∗∗

Dès

Dès l’origine, ce que nous appelons « la poésie » (mais qui ne fut pas toujours désigné sous ce terme, qui vient du verbe grec ancien « poegn », « faire », « fabriquer ») fut une façon d’user du langage pour invoquer les puissances supérieures, disons-les « divines ») ou pour célébrer les héros, les grands ancêtres  ou les puissants. Puis, au moyen-âge, sous l’impulsion des troubadours occitans et de leurs émules du nord de la France (trouvères), d’Allemagne (Minnesänger) et d’Italie (poètes du « dolce stil novo »), le lyrisme personnel s’imposa, en concurrence avec l’élégie, l’épopée, l’ode.

Elle vint émarger au territoire de l’idéologie au XIXe siècle, véhiculant idées et opinions, révoltes et revendications, remplaçant l’héroïsme et la liturgie par le combat socio-politique).

Il y eut donc, principalement, une poésie amoureuse et une poésie guerrière (Aragon par exemple s’illustra dans les deux genres).

De son côté, la civilisation chinoise, sous l’influence du tchan bouddhiste, s’attacha, dès le VIIIe de nos siècles, a faire du poème (ainsi que de la soie peinte) le moyen artistique de manifester le lien naturel qu’entretient l’être humain avec le « grand tout » universel, ou si l’on veut avec la nature.

Avec Jean Siméon Chardin, la peinture anticipa l’émergence d’un mouvement puissamment « réaliste » d’objectivation, authentique « parti pris des choses », qui enfin fit son apparition, au vingtième siècle, avec des poètes, par ailleurs  aussi différentes entre eux que Ponge et Reverdy, Follain et  Prévert,  Godeau et  Perec.

La vie quotidienne prit enfin place au rang des « allumeurs de poésie », au rebours du sentimentalisme, de l’effusion, de la proclamation, de l’injonction, de l’invocation.

Gil Jouanard, Celui qui dut courir après les mots, Phœbus.

Et c’est ainsi que, ce qui pourrait être qualifié d’ « éloge du banal » vint s’insérer dans ce tsunami sentimentalo-idéologique qu’avait été, par tradition, l’emphase poétique exclamatoire ou susurrante.

C’était une façon de remettre les pieds sur Terre, et sur la terre. Au beau milieu de la vie de tous les jours, c’est-à-dire parmi nous…

(Avignon, ce 26 février 2021)

Présentation de l’auteur




De la banalité revisitée par les drones

La banalité, c'est ce qui n'apparaît presque plus à force d'apparaître continûment dans les mailles usées du quotidien. Elle concerne toutes les perceptions mais aussi les émotions, les sentiments, les postures du corps, les lieux communs de la langue qui engendrent les pensées ordinaires. Son imprégnation dans la conscience reste permanente malgré sa ténuité, ce quasi-effacement. Une conscience flottante qui ne cesse pas de s'appartenir, mais dans le flou.

Prenons l'exemple d'un paysage regardé tous les matins depuis la terrasse de sa maison par un homme qui vient de boire son café. Cette scène, de l'absorption du café jusqu'au regard porté sur le paysage, couvre tous les registres de la banalité. Le corps de notre individu répète la même suite de gestes presque sans s'en apercevoir. Dans une durée qui n'a ni commencement ni fin clairement repérable à l'intérieur du temps imparti, mettons de six heures à sept heures puisque notre homme doit ensuite aller travailler. Les perceptions visuelles, auditives, olfactives et tactiles, même si quelques variations peuvent intervenir (un reflet plus mat sur la cafetière, l'aboiement d'un chien dans le jardin voisin, une odeur un peu différente du café, le grain plus dur de la table sous les doigts...), sont également semblables. Les émotions et les pensées aussi. Notre individu se levant neuf fois sur dix d'un bon pied, savoure tranquillement son plaisir à boire son café.

Francis Poulenc (1899-1963) - Banalités (1940) Véronique Gens, soprano.

Si son caractère le porte à l'optimisme et qu'il ne rencontre pas de difficultés majeures au travail, ses pensées suivent un ordre qui change peu. Le moment consacré au paysage, même considéré comme une parenthèse absolument nécessaire pour aller bien, illustre au mieux ce qu'est la banalité. Mais elle est ici pleinement voulue.  Notre individu veut retrouver à leur place habituelle les éléments qui touchent son regard, éprouver la même sensation de calme qui lui profitera tout le long du jour. Ces éléments retrouvés chaque matin attestent son emprise sur le réel, vraie ou présumée. La banalité est une condition de cette emprise.

Et c'est ainsi que les drones, objets volants connectés promis à un développement dans tous les secteurs de l'activité humaine, pourraient bousculer les agencements de la banalité et altérer la connaissance de la réalité maîtrisée.

Mais, leur utilisation étant encore marginale, en quoi les drones agiraient-ils davantage sur le monde ordinaire qu'un autre objet technologique connecté ? Ne pourraient-ils pas s'agréger à la banalité comme l'ont fait les téléphones portables ?

Le fait qu'un drone soit un objet volant constitue un début de réponse. Les objets volants, y compris les innombrables avions qui volent jour et nuit sous les cieux de la planète, n'ont jamais atteint le niveau de banalité des véhicules terrestres. Pour le commun des mortels, prendre l'avion reste une action particulière même si elle n'est pas exceptionnelle.

Mais un drone est bien autre chose qu'un avion. Dans sa nature comme dans sa fonction. Son aspect d'insecte vibrionnant, entre bricolage de Lego et haute technologie embarquée, fait du drone, à ses commencements, une espèce de jouet pour grande personne se souvenant qu'elle a été enfant. Il garde encore cette puissance magique qui favorise l'étonnement. Sa fonction de caméra volante, capable de filmer ce qu'aucun oeil humain n'a jamais pu voir en direct, (canopée amazonienne, cratères emplis de fumeroles, sommets inaccessibles ...), s'inscrit bien sûr en dehors de la banalité.

Mais elle peut aussi filmer le commun, le mille fois vu qui n'apparaît presque plus, sous un autre angle, et c'est ainsi qu'elle revisite la banalité. Si l'homme qui regarde son paysage tous les matins le découvre filmé par un drone, il aura le sentiment d'être dépossédé de sa banalité même s'il est d'abord séduit. Il reconnaîtra séparément chaque élément mais la vue d'ensemble lui échappera. D'aucuns remarqueront que notre individu n'est pas obligé de visionner les images du drone. Cependant, le fait de savoir que le drone a la possibilité de brouiller les agencements de son paysage modifie la perception qu'il a de sa banalité et de la banalité en général.

Andy Warhol, Campbell’s Soup Can, 1962, acrylique et liquitex peint en sérigraphie sur toile, 50,8 x 40,6 cm, Museum of Modern Art, New York, copyright © LaJJoyce, some rights reserved. Source : Flickr. Licence : Creative Commons.

Si bientôt, comme cela est envisagé, les drones se transforment en livreurs de colis, la réception par voie aérienne d'un achat conférera au quotidien jusque-là essentiellement horizontal une verticalité quasi céleste tout au moins dans l'imaginaire.

Dans le cas du colis comme dans celui du paysage, c'est le changement de dimension spatiale qui modifiera le rapport à la banalité. Dans les gestes. On ne saisit pas un paquet livré par un drone comme on le prend des mains du facteur. Dans les lieux communs de la langue. S'adressera-t-on au drone comme on s’adresse au livreur humain quand il faudra confirmer la livraison ? Les pensées qui en découleront ne seront pas non plus exactement semblables.  La connaissance de la réalité maîtrisée, de moins en moins sûre, surtout si l'objet est à usage multiple, (filmage, livraisons et, aussi, surveillance de l'espace public), effacera les limites entre ce qui est su et non su, entre ce qu'on sait savoir et ne pas savoir. Les drones, comme les trottinettes, directement par leur action ou indirectement par le seul fait d'exister, façonneront et défaçonneront l'homme contemporain sans que l'on puisse deviner ce qu'il adviendra de sa présence au monde. Dans la banalité linéaire, celle de toujours, quasiment archaïque, sa quiétude lui permet de mieux s'emparer de l'extraordinaire lorsqu'il survient. Une banalité bousculée dans ses dimensions habituelles menacerait son équilibre ordinaire et l'impossibilité à retrouver l'emprise minimale sur soi et le monde le conduirait sans coup férir au désarroi.

Mais voilà encore une autre histoire, qu'il vous faudra entendre




Six poèmes de Nina Kossman (Etats-Unis)

Nina Kossman a quitté l’Union soviétique enfant, avec ses parents et son frère, en 1972, pendant les années Brejnev. A cette époque, la décision d’émigrer était très risquée, l’Union soviétique étant un pays verrouillé. Il fallait obtenir du gouvernement une autorisation spéciale de sortie du territoire, autorisation rarement accordée.

Ceux qui faisaient une demande d’émigration prenaient un grand risque car en cas de refus ils s’exposaient à être privés d’emploi et s’ils étaient au chômage, ils pouvaient être arrêtés pour cette raison – même qu’ils ne travaillaient pas. Ils étaient alors tenus coupables de ce que le régime communiste a appelé « parasitisme social ». Les parents de Nina Kossman ont eu la chance d’obtenir l’autorisation d’émigrer en Israël, seul pays accessible aux Juifs d’Union soviétiqueen ce temps-là. Ils sont restés un an en Israël puis ont choisi de s’installer aux Etats - Unis. Nina a écrit plusieurs nouvelles ayant pour thème son immigration, expérience concrètement fondatrice par-delà le trauma et l’inquiétude constitutive, dont trois viennent d’être publiées en anglais.

https://www.litterateurrw.com/magazines/february_21/index.html?fbclid=IwAR18mSo9NrY -XUlTnsyUuQ6l8Mb1IACl9rV2Lql-bcaMzjMEaBzsfxZ8oWw#p=5

Ces nouvelles seront incluses dans un prochain livre, Dictionnaire du 20ème siècle histoire d’une famille ("Dictionary of the 20th Century : Story of a Family"). Elle a aussi publié un livre sur son enfance, Derrière la frontière ("Behind the Border ") qui relate les épreuves et le parcours d’une famille candidate à l’émigration dans l’Union soviétique de Brejnev.

L’expérience de l’émigration et de l’immigration a laissé son empreinte dans la formation intellectuelle, artistique et dans le travail d’écriture de Nina Kossman dont voici cet ensemble de six poèmes1, premiers textes à paraître en français.

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Choix de poèmes

Traduction de l’anglais Isabelle Macor

LA VALLEE DES YEUX FERMES

1

Dans la deuxième décennie du troisième millénaire
Moi, né trois fois de l’arbre de chair
tombé trois fois de ses branches nues,
la masse d’eau diaphane,
rouge de la mer maternelle,
syllabes de mon nom se précipitant pour sauver
tes lèvres
immobilité
air
tes lèvres essaient de former comme mon nom-
« complaintes du vent par-dessus le tas
des os » -
que cela soit mon nom en cette vie :
Le Ciel Se Précipitant à la Rencontre de l’Eau.

 

2

Eau de pierre
colorée par le vent,
ciselée par la lumière tombée de tes paupières :
un instant est tout dans le silence du nouveau-né.
Maintenant prends une cruche,
verses-en de petits échos, à égalité
sur la terre,
sur la forteresse du scorpion,
sur les pierres transparentes,
et sur la flamme inerte à la porte.

 

3

Trempant mes pommettes
dans la substance aveugle,
dans l’eau rafraichissante du oui maternel,
Moi, fleuve de ton corps,
Moi, corde raide de la crainte que ton corps se mette en marche,
je retourne à toi la nuit, sans mouvement,
le jour, la nuit
J’ensevelis mes deux mains dans ta solitude :
les échos
me répondent dans ta vallée des yeux fermés.

 

4

Sel de la terre dans une graine de tournesol,
sel sur les feuilles de l’arbre de la destruction,
sel s’ouvrant et se fermant
comme une fleur,
transparent
labyrinthe que je dois traverser
pour fermer mes paupières avec tes doigts de sommeil
pour ouvrir les tiennes avec mes doigts d’argile et d’eau.

 

5

Dans la deuxième décennie du troisième millénaire,
Moi,
hallucination de flamme sur le visage d’un enfant,
gardien des rêves aériens de l’enfant,
tous ses souffles à présent n’étant qu’un seul souffle,
tous ses mots une phrase sans fin,
Je me divise en lunes parallèles,
Je me déverse dans un bol de sang –
Tu me verras sel de ton corps,
tu m’entendras penser dans tes pensées…
Quand je t’offre une face de la lune, tu sais :
Mon visage est le visage dévoré
Par des années de maladie et de faim,
Le visage d’un enfant qui est mort
Il y a cinquante ans.

 

∗∗∗

I am Persephone. Only flowers here still recall the dead, Nina Kossman.

 

La main gauche de l’obscurité est lumière qui recule.
L’absolu est l’odeur en fuite d’une pluie antique.
La bouche que l’on baise n’est pas la bouche sur laquelle on mise son destin.
Regarde : la vibration de la lumière est fraîche brise des jours à venir.

La rive du détachement est loin des algues dormantes.
Les poings sont ouverts pour lâcher prise sous la caresse de l’air.
Rien n’est moins nôtre que les cendres emportées par le vent.
Regarde : le soleil et le corps s’élancent tous deux vers la lumière.

La veille est le rêve familier de la face sèche de la toile.
La veille : l’attente ainsi comblée par les ondulations de la lumière,
elle ne connaît plus la frontière entre le mot et le silence
et la traverse calme comme un nageur fend une vague hypothétique.

∗∗∗

A Child Dreams of a Bright Future, Nina Kossman.

 

PSYCHE A EROS

Je te t’exhorte mais tu es endormi.
Je t’éveille mais tu n’entends pas.
Ton souffle de dormeur se déploie d’ici à là-bas
En un arc majestueux jeté par-dessus les rives.
Quand je suis près de toi, je suis près d’un océan :
des voix, comme des vagues, se brisent à l'oreille
de l’Esprit qui semble seulement endormi.
L’intelligence du sommeil que tu m’as donnée,
la vertu d’une pensée issue
                 d’une paix plus profonde,
de sous la statique qui plisse la surface.
Pour apaiser la surface, je t’exhorte.

 

∗∗∗

DAPHNE PARLE

Je me ferai pousser de discrètes feuilles
dans le silence difficile de la chasteté.

Je me cacherai dans l’immense anonymat
bien que chaque arbre lui murmure mon nom.

Je suis le lit de feuilles qu’il ne pourra jamais brûler
pas même avec ses yeux de feu.

Je suis le visage nu de la fleur ; une croix.
Il ne peut s’échapper en m’atteignant.

Le dieu et le dessein ; l’amant et l’aimé ;
la poursuite et la fuite, entremêlés.

Bien que dieu, il mourra dans les profondeurs de mon écorce.
Je ferai briller sa face sur mes feuilles.

Chaque aigle aura ses paupières.
Chaque événement – sa vitesse.

Chacun des mille soleils
me poursuivra comme il a chassé.

Chacun des symboles du silence
apprendra son nom que je refuse de porter.

Je suis lui : le soleil, son bol immense
déversant les soi comme d’une fontaine de chasteté.

Il est moi : le chant persistant en fuite,
le soleil me poursuivant à jamais.

∗∗∗

He Who Holds His Head in His Hands, Nina Kossman.

 

INCANTATION

Sois en moi tel un chant silencieux
      qui ne cesse jamais, et non
comme sont les paroles prononcées –
      arrogantes et braillardes.
Cache-moi dans une langue sans artifice
      de vérités qui dorment
dans un esprit non dispersé.
      Laisse le non-dit nous faire un bouclier
parmi les phrases clinquantes.
      Rochers empoisonnés du silence,
Gardez-nous.

∗∗∗

The Soon To Be Extinct, Nina Kossman.

Refroidi par la neige,
trempé de pluie,
irrité par l’immobilité
comme si c’était un crime,
les yeux mi-clos,
les mains séparant
les anémones des asphodèles,
tige par tige, 
pétale par pétale...
Et n’oublie pas la petite-herbe-de l’eau,
comment elle s’est nourrie de l’asphodèle,
fleur des morts,
symbole de la mémoire,
et ce bref éclat du soleil
dans la vallée des morts-à-venir,
tandis que tes mains douloureuses
continuent de séparer
le pétale de la tige,
l’oubli de la mémoire
dans la tombe des dieux
qui ne règnent plus sur nous

                             ***

J’ai enfin trouvé une cité
dans laquelle ma mère vit encore.
Vieille, mais vivante,
vieille, mais marchant
toute la nuit dans mon sommeil.

 

Translator Nina Kossman reads from her translations of Marina Tsvetaeva, one of the greatest Russian poets of the last century.

Présentation de l’auteur