Charles Baudelaire, banal contemporain

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, 
- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !  

(« Au Lecteur »,  

poème liminaire des Fleurs du Mal 

 

On a tout dit, en 200 ans, des paradoxes du personnage, de la modernité de sa poésie... 

On a tout dit, ou presque, puisque deux siècles après sa naissance,  son œuvre suscite toujours les mêmes réactions d'empathie, d'admiration, ou de rejet. Il suffit d'un projet comme celui mené pour le Jeudi des Mots, porté à la connaissance de poètes internationaux, pour qu'affluent les lectures et les témoignages sur l'importance cardinale de Charles Baudelaire, pour la poésie mondiale, et pour l'intime expérience poétique de chacun.

Je recueille des vidéo-lectures et des projets d'illustration démontrant la modernité de l'oeuvre, et je reçois par exemple, à l'instant où j'écris ceci, ces mots de Nedeljko Terzić, écrivain de Serbie:  

 To read Baudelaire means to live a life called Poetry. My respect for the great Poet. His verses are wisdom, sorrow and admonition. 

(c) Ange Pieraggi illustration pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

Deux cents ans, et une présence toujours vive, entre les représentations du « poète maudit » (tel que me le présentèrent les auteurs du manuel Lagarde et Michard de ma jeunesse) et la récupération en tant que « grand classique » scolaire, dont on ne lit, au fond, que quelques textes parmi Les Fleurs du Mal, livre « scandaleux » qui fit son succès – et la seule raison de sa notoriété de son vivant. Même s'il était estimé dans le milieu littéraire et artistique (critique d'art, il fréquentait les artistes et les salons dont il rendait compte),  le critique Sainte-Beuve, admiré par Baudelaire, et autorité qui faisait les réputations littéraires,  ne le cite pas et ne s'intéresse à lui qu'au moment du procès, ainsi que l'écrit Marcel Proust dans son  Contre Sainte-Beuve : 

 il n’a jamais répondu aux prières réitérées de Baudelaire de faire même un seul article sur lui. Le plus grand poète du XIXe siècle, et qui en plus était son ami, ne figure pas dans les Lundis où tant de comtes Daru, de d’Alton Shée et d’autres ont le leur. Du moins, il n’y figure qu’accessoirement.  

Le grand public, quant à lui, ne connut que le dandy débauché, vedette qu'on dirait aujourd'hui « médiatique » du procès fait aux Fleurs du Mal, livre défiguré par la censure qui, en supprimant des pièces jugées outrageantes pour la morale, déséquilibra un ouvrage soigneusement construit, pour y faire résonner des échos, interroger les mots et les mythes. Et sa notoriété ne se développe pas avant le premier quart du XXème siècle, avec les surréalistes, adeptes de la beauté convulsive,  qui admirent la noirceur et l'éclat surprenant de ses images. 

Aujourd'hui, qui n'a pas entendu évoquer à propos du poète sa haine du progrès, ce « mal nécessaire » lié à la civilisation – son mépris de la presse, pour laquelle il écrit ses critiques de peinture en journaliste consciencieux et génial – sa méfiance envers les nouvelles technologies, dont la photo, considérée comme ennemie de la peinture et de l'imagination, grâce à laquelle pourtant nous possédons nombre de portraits de lui, témoignant à tout le moins d'une fascination qui n'est pas sans évoquer, avec un peu d'anachronisme, la passion des selfies qui dévore nos contemporains...  

(c) Jacques Cauda proposition de couverture pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

Qui ne s'est pas interrogé sur son antipathie pour la ville, pourtant décrite avec une acuité visionnaire, une empathie extrême pour les plus misérables de ses habitants (ce qui amena Charles Péguy à voir en lui un grand poète chrétien, tandis que Walter Benjamin en saluait le marxisme – l'un des nombreux paradoxes de la réception de son œuvre). On  pourra aussi parler de sa haine du bourgeois, membre d'une classe au pouvoir à laquelle le rattachent ses origines (fils d'un prêtre défroqué devenu fonctionnaire et d'une fille de militaire, remariée au général Aupick, beau-père autoritaire et détesté) – il appartient à cette bourgeoisie  conspuée pour son immoralité et son hypocrisie, qui le pousse à se revendiquer des mouvements contemporains de jeunes révoltés comme lui, fièrement arborant le nom de « satanistes » - et à crier sa haine pour Aupick du haut des barricades de 1848...  

Ce dandy pétri de contradictions (jusqu'à sa situation financière, le poussant, sous tutelle pour préserver son patrimoine, à vivre dans l'indigence) a vécu une époque charnière : né pendant les années troubles qui suivent 1815 – terme de la période « postrévolutionnaire »,  la destitution et l'exil de Napoléon, la seconde restauration, la succession de trois rois en quelques années qui virent se succéder Louis XVIII, Charles X puis Louis-Philippe, « porté » par la révolution de 1820, et sa « monarchie de juillet »  qui sombre avec cette révolution de 1848 à laquelle Baudelaire participa... même si sa conscience politique ne sembla pas durer davantage que cette seconde république, écrasée à peine après par l'instauration du second Empire, et le développement du capitalisme, de l'industrie, du commerce, des transports, la radicale transformation des villes et des modes de vie... 

(c) Christine Ellessebée, "Métamorphose du vampire", pour jeudidesmots.com

J'ai tendance à  le considérer en quelque sorte, comme un « dernier des Mohicans » : l'un des derniers romantiques, post révolutionnaires, sentimental plus qu'engagé, affecté d'un romantisme noir et désespéré, qui le fait frère des contemporains artistes « maudits » de ma jeunesse - un David Bowie, un Lou Reed du Velvet Underground... J'imagine qu'aujourd'hui, ce dandy écrirait un rock gothique bien gore et s'amuserait de la pruderie renaissante dans notre époque trouble de profonds changements, où la plus grande licence côtoie les anathèmes moraux, et les envolées technologiques permettent et suscitent les « retours à la terre »...  

C'est d'abord en cela, selon moi,  que Baudelaire – l'homme Baudelaire - est encore vivant à notre époque : son attitude, face aux changements, à bien des égards croise celle des générations actuelles – tellement urbaines, et empêtrées dans ces réseaux numériques dont elles ne peuvent se passer, mais aspirant à un état de simplicité et nature rénové, face aux dégradations que lui a imposée la folle course en avant du « progrès » - Qui ne rêve aujourd'hui d'une « nature temple » au sein de laquelle recréer un monde antérieur et protecteur ? Qui n'est pas nostalgique d'époques rêvées plus douces, de ces « là-bas » où « vivre ensemble », loin de la société individualiste, fragmentée qui est la nôtre – davantage encore en cette période de pandémie, contraignant à des mesures d'hygiène sociale rompant encore un peu plus les liens déjà fragilisés entre les individus ? 

 Mais Baudelaire est aussi notre contemporain  en tant que poète . On le considère - justement - comme le père de la modernité, par son choix de thèmes triviaux – la charogne, la misère, la prostitution – et par sa recherche stylistique, privilégiant au fil des ans la prose non rythmée et non rimée à la versification traditionnelle. (même s'il n'est pas le créateur de cette forme, qui a été utilisée par Aloysus Bertrand, dont le livre Gaspard de la Nuit (1835) influença lepoète qui  en fit un usage conceptuel).

(c) Jaume Saïs, illustration pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

(c) Lino Canizzaro, "A une passante" pour jeudidesmots.com

 Avec lui, c'est la forme mouvante adaptée à la modernité, sa permanente capacité de changements, l'incertitude, la croissance constante (je ne peux m'empêcher de penser à un titre du poète belge (1855-1916) Emile Verhaeren – Les Villes tentaculaires - en parlant de la recherche de Baudelaire d'une forme d'expression «tentaculaire» de la modernité). Cette recherche d'une forme le rapproche et l'éloigne de ses contemporains du Parnasse, adeptes de la « Beauté » immobile «comme un rêve de pierre », qu'il cherche plutôt à retrouver dans le fugace, le singulier – à l'origine même de la sensation, même la plus banale. C'est peut-être  un poème comme « A une passante » qui donne la clé de cette esthétique, nourrie de classicisme « revisité » par la modernité du mouvement, cette silhouette fugace d'une « fugitive beauté », « avec sa jambe de statue (…) » 

S'il dénonce ailleurs en effet la banalité en peinture, ce n'est pas tant le thème que son emploi systématique, comme des « poncifs », qu'il réprouve. On n'échappe pas au banal, qui correspond à ce qu'on mémorise, au familier qui  ne surprend plus parce qu'il se répète – et qui est bien utile au peintre qui  doit avoir un regard vif pour saisir une scène, la noter en quelques traits, avec un sens de la « notation » qui n'est pas sans rappeler la vitesse de la sténographie, développée à cette époque). Le poncif, lui, est cette méthode de reproduction par report de charbon à travers un calque pointillé de trous permettant de multiplier un dessin – dont la reproduction mécanique produit des œuvres dégradées, sosies grossiers de l'image princeps - d'où l'emploi du mot technique pour désigner en littérature aussi les stéréotypes,  banalités et clichés. 

(c) Hans Geiger, illustration pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

Ce calque initial évoque bien ce que Baudelaire reproche à une certaine pratique picturale, et ce qu'il attend de l'art : non pas un calque de la réalité, formaté par l'usage, mais sa saisie au vif du réel, du « banal » vrai, dirais-je – de ce qui se présente à nous dans la nudité, la simplicité sans attrait du quotidien -  l'élément que la mémoire de l'artiste va transcender, transformer en œuvre.  

Le banal baudelairien se nourrit de la surprise recréée pour le lecteur par la perspective proposée, qui renouvelle ou permet la rencontre avec une réalité souvent ignorée par trop de présence. Bousculant le réel, la langue poétique et sa réception, il fait que tout poète aujourd'hui lui est redevable, qu'il le sache ou non, de cet affranchissement des formes et des lieux communs de la poésie.  Des surréalistes, aux poètes «accros» de la prose que sont Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, ou Francis Ponge et ses «proèmes» du XXe siècle, jusqu'au vaste champ de ce nouveau siècle, aux mille ramifications pour l'écriture et la poésie. 

Ce bicentenaire de sa naissance est une belle occasion aussi de rendre hommage au Baudelaire traducteur auquel nous devons les magnifiques versions des œuvres d'Edgar Poe, duquel il se sentait si proche qu'il en avait « absorbé » la substance, les intégrant  son œuvre par sa présence indiscutable. Sans compter des traductions de Henry Longfellow et Thomas de Quincey, Il  publiera, sur une quinzaine d'années, une magistrale version française des trois volumes de contes, Les Aventures d'Arthur Gordon Pym, et l'essai Euréka de l'américain dont il écrivait, dans une lettre à Théophile Thoré de 1864 :

(c) Alma Saporito, collage pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

 La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant. 

C'est vers  Jean-Michel Maulpoix (dans un article de 1999  " La poésie française depuis 1950") que je me tournerai pour souligner cette filiation dans l'échec aussi des poètes français depuis Baudelaire, devenu aphasique, « Mallarmé que son art même étrangle » : 

 La poésie moderne n'a cessé de s'initier ; depuis 1850 au moins, à la conscience de sa propre impossibilité(...) Elle est cet espace d'écriture inquiète, perplexe et chercheuse (Philippe Beck reprend  volontiers à Baudelaire le mot de « chercherie ») où l'homme se met le plus directement aux prises avec son propre langage. Le lieu de l'invention et de la conscience tout à la fois. 

(c) Sophie Brassart, projet de couverture pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

La traduction – la translation – sont au cœur de l'activité poétique contemporaine - ainsi que nous avions tenté de le démontrer dans le dossier sur la traduction du numéro 207 de Recours au Poème.

C'est vrai en particulier à notre époque de "globalisation" où se multiplient les échanges d'une façon exponentielle  - et la crise de la pandémie a accéléré ce phénomène de communication, contraignant chacun d'entre nous à explorer d'autres modes de rencontres, rendus possibles par les technologies informatiques, qui offrent via nos écrans la présence virtuelle de poètes du bout du monde accueillis dans l'intimité de nos demeures. C'est vrai parce que nous sommes héritiers de la littérature du monde entier, dans l'épaisseur du temps et dans l'étendue de l'espace - et que nous abordons un futur qui s'annonce tout à fait différent de ce que nous connûmes.

Tout comme elle le fut pour l'oeuvre et la vie de Baudelaire - ainsi qu'on le comprend en lisant le poème « Correspondances », ou  ses articles sur la peinture démontrant que tout art est traduction du réel, par le biais du « dictionnaire » personnel de l'artiste, qui sublime ce qu'il voit ou qu'il touche ainsi la traduction qui est à la fois rapt et don, mais aussi outil d'exploration de nous-mêmes et du monde -  cet acte  nous est consubstanciel: nous traduisons, adaptons, interprétons sans cesse... En témoignent les nombreux poètes du monde entier qui ont répondu à des initiatives organisées pour le 9 avril, date de sa naissance, et plus largement au cours de ce mois, par le biais des Jeudis des Mots, l'initiative soutenue par Recours au Poème, et qui recueille des vidéo-lectures de poètes, disant Baudelaire dans leur langue maternelle, ainsi que des propositions neuves d'illustrations pour Les Fleurs du Mal dont certaines illustrent cet article((l'ensemble des contributions, vidéo-lectures, illustrations et propositions de couverture, seront regroupées dans une vidéo qui sera diffusée sur la chaîne YouTube de Jeudi des Mots.)) 




La revue Davertige, en direct d’Haïti

Au format d'un cahier d'écolier, cartonné en « dur » , la revue lancée par Loque urbaine s'annonce comme une revue ouverte autant que de couleur, chaque auteur, représenté par un galet sur la 4ème de couverture, repris sur la première par une forme où l'on cherche à lire un cairn, un silhouette dansante et bousculée... une proposition de vertige sans doute – même si l'édito précise que le titre est un hommage au poète haïtien éponyme qui était aussi peinte sous le nom de Villard Denis, entré sur la scène littéraire haïtienne en  1961  avec un court recueil intitulé Idem 

Revue Davertige, crée par Loque urbaine, Haïti, n. 1. 62p, 15 euros 

Revue de couleur alternant d'épais feuillets mats évoquant plus un support de dessin que des pages imprimées, dans les couleurs vives des galets de la couverture, Davertige déconcerte. Revue haïtienne, elle se propose, tous les deux ans, de regrouper les contributions inédites des poètes prenant part au festival Transe Poétique - lancé par Jean D’Amérique et qui a lieu en septembre - sur deux éditions, afin de diffuser les voix neuves qui s'y expriment au-delà de l'île même, tout en renouvelant l'espace éditorial de la poésie haïtienne, avec le projet, annoncé dans l'édito, de renouveler le milieu littéraire :  

Au sommaire de ce premier numéro, 13 poètes donc, dont Jean-Pierre Siméon, Makenzy Orcel, James Noël que connaissent les lecteurs de poésie francophones, ainsi que d'autres dont je découvre le nom, et le travail :  Adlyne Bonhomme,  Pina Wood, Ricardo Boucher, Milady Renoir, Coutechève Lavoie Aupont, Lisette Lombé, Eliphen Jean, Annie Lulu, Bonel Auguste, Hugo Fontaine : première étape de mission accomplie pour la dynamique équipe de Loque Urbaine. 




Jejuri, d’Arun Kolatkar – du Commonwealth au common place, quelques aspects de la banalité urbaine

 En 1977, juste un an après sa parution, Jejuri, très significativement, reçoit le Commonwealth Poetry Prize. Pour Kolatkar, qui compose en anglais et en marathi, il s’agit là d’une valorisation exceptionnelle : le recueil s’extrait de sa circulation confidentielle, si ce n’est underground (publié dans la petite imprimerie de Pras Prakashan, il touchait jusqu’alors surtout les artistes et intellectuels avant-gardistes de Bombay) pour connaître une diffusion nationale et internationale.

À la date, l’Inde, en plein essor, développe un urbanisme cosmopolite. Les poèmes qui forment Jejuri sont écrits en anglais (on se réjouit de la récente édition bilingue, parue en 2020 aux éditions Banyan, avec une traduction de Roselyne Sibille) : quelque trente ans après l’indépendance du pays, Kolatkar choisit de perpétuer cette langue que les Indiens, par la force des choses, se sont appropriée (à la lecture, on note, par contagions d’usages et de sens induits par l’hindi, quantité d’aménagements, de sens détournés, de faux-amis).

Par ailleurs, choisir Jejuri comme aire (non seulement un lieu, mais aussi un ensemble d’images, de symboles, de représentations) où déployer des poèmes est un geste signifiant : faisant un pas de côté par rapport à ce Bombay qu’il habite et connaît par cœur, Kolatkar n’en est que plus sensible, parce qu’il le reçoit frontalement, à cet ensemble composite et complexe que constitue la ville de pèlerinage.

Arun Kolatkar, Jejuri, Banyan éditions, 2020, 170 pages, 16 €.

Le poète, accompagné de son frère Makarand et son ami Manohar Oak, appréhende cette cité d’un œil neuf. La construction du recueil, qui s’ouvre par « Le bus» et se ferme par « La gare », ensemble de six poèmes que l’on pourrait qualifier de ferroviaires, souligne bien le caractère particulier de ces poèmes ambulatoires : Kolatkar n’est aucunement un pèlerin, mais bien plutôt un pérégrin ; il circule dans des espaces choisis, en un temps donné, car à Jejuri, le voyageur ne demeure pas longtemps. La brièveté de son séjour est à l’aune du caractère éphémère de tout ce qui s’y rencontre.

Le voyage en bus, puis la promenade à pied dans certains quartiers de la ville, favorisent une perception très morcelée, toute de concaténations et de raccourcis visuels ; le poème liminaire, «Le bus», où le narrateur s’amuse de son reflet dansant dans les lunettes de son voisin d’en face, l’établit d’entrée : « Ton propre visage reflété deux fois dans une paire de lunettes/[…] Tu sembles te mouvoir en permanence », « continually forward/toward a destination », écrit Kolatkar, et la juxtaposition des adverbes, la redondance qu’ils établissent avec « a destination », sont révélatrices du mouvement irrépressible qui s’exerce dans l’ensemble du recueil, entre élan et attraction, incoercible curiosité et appel puissant.

Le Jeruri de Kolatkar n’est pas précisément conforme à l’image attendue. Fi des impressions usuelles et des clichés de cartes postales : pour peu, on oublierait presque qu’il s’agit d’un site fréquenté par des milliers de fidèles venus y faire leurs dévotions. Peu portés au prosélytisme, les poèmes de Kolatkar n’ont pas non plus vocation touristique, ni même ethnographique ; ils explorent plutôt l’envers du décor – la vérité nue et crue des lieux. Dans un environnement dédié aux traditions et aux croyances ancestrales, a fortiori parce qu’il s’adresse à une société fondamentalement clivée et hiérarchisée, on pourrait s’attendre à des structures solides et à des organisations pérennes. Or, il n’en est rien. Les lignes de démarcations sont très minces, si ce n’est inexistantes. Par exemple, Manohar, l’ami de Kolatkar, au gré d’une péripétie plaisante, prend une étable pour un temple : « La porte était ouverte/ Manohar pensa/que c’était un temple de plus.//[…] Ce n’est pas un autre temple,/dit-il,/c’est juste une étable ». Et cette méprise, comique dans ses effets, trouve sa justification quelques pages plus loin : « qu’est-ce qui est dieu/et qu’est-ce qui est caillou/la ligne de séparation/si elle existe/est très mince à Jejuri » ; il faut dire que les dieux eux-mêmes n’aident pas à imposer préséances et hiérarchies : s’ils « ont tous à être honorés », pour autant, ils se confondent dans des équivalences peu glorieuses ; Kolatkar, dans le poème intitulé « Yeshwant Rao », les décrète « too symmetrical/or too theatrical » : qu’ils soient trop ressemblants (« symmetrical », voici un exemple de ces faux-amis soufflés par l’hindi que j’évoquais plus haut) ou trop cabotins, trop comédiens, cela revient au même au final : comment y croire ? Rien d’étonnant si la piété elle-même est très dégradée, si prieurs et vieilles mendiantes, sur le parvis des temples, rivalisent de vénalité et de vulgarité.

Par une espèce d’ironie fatale, le temps fait son œuvre de délabrement. Aucune valeur, aucun édifice qui tienne définitivement dans Jejuri. Ainsi, « Cœur de ruines » décrit un temple abandonné : « Une chienne bâtarde a trouvé place/pour elle et ses chiots // Au cœur des ruines./Peut-être qu’elle préfère ainsi les temples ». Dans l’indifférence la plus complète, « Personne ne semble s’en soucier », la « maison de dieu » se détériore, sa  « porte [est] encombrée de tuiles cassées ». Rien n’est plus à sa place, ni ne remplit son office premier : « Ce n’est pas un seuil./C’est un pilier sur son côté » (« Le seuil de la porte »). L’œil du voyageur, de poème en poème, pointe des équipements hors d’usage, tels « un robinet à sec » ou encore « un gond cassé ». Seul Kolatkar, avec le sens du détail qui le caractérise, semble percevoir ces réalités tristement banales, qu’il transcrit avec une minutie exemplaire.

Quand tout, très vite, devient désolé, il n’est qu’à cultiver des enchantements passagers – même si, ainsi l’atteste la chute du poème, l’illusion ne saurait durer : « une canalisation/court sur sa base/tourne au coin de la maison/s’arrête net sur son parcours/avance tout droit/rase le mur/revient sur ses pas/s’enroule sur elle-même/et s’arrête soudain/souris de cuivre au cou brisé » (« La distribution d’eau »).

Difficile de garder des souvenirs quand tout est promis à la décrépitude. Le poème intitulé « Le réservoir » joue avec ces diverses dimensions (strates de mémoire, épaisseur de matière), le réservoir d’eau figurant la réserve des souvenirs collectés : « Il n’y a plus une seule goutte d’eau/dans le grand réservoir construit par les Peshwas.// Il n’y a rien dedans./ Seulement cent ans de vase ». La rime « built/silt », dans le texte original, fait apparaître le destin de toute construction : délitement, déliquescence. Qu’est-ce donc qu’un réservoir privé de ses réserves ? Une vanité des temps modernes, vaseuse, informe, malodorante. Ainsi en va-t-il de la mémoire – lieu de stockage incertain, de classifications douteuses. Le poème « Le placard » souligne la difficulté à conserver toutes choses : sa porte vitrée est brisée et rafistolée avec des morceaux de vieux  journaux jaunis ; cette réparation de fortune crée un « assemblage » (tel est le mot du poète) fait de proximités nouvelles : « tu peux voir les dieux d’or/au-delà de bandes/de cotations boursières » ; se jouxtent les réalités du monde moderne, dominé par l’économie et la finance, et les traditions du passé. Et il se trouve que les journaux comme les dieux, au moment où s’écrit le poème, sont tous, autant qu’ils sont, d’un autre âge. Tout change, vieillit, devient caduc, en proie à une obsolescence absolue.

Les temples sont désertés par les dieux, désertés par les hommes – mais, tant qu’il est un poète pour les regarder, ils ne sont pas désertés par la poésie. Le regard de Kolatkar n’est pas désenchanté, mais formule plutôt des constats souriants ; il collecte des notations empreintes d’humour et de dérision : « La porte serait partie/depuis très très longtemps/ s’il n’y avait eu/ce short/mis à sécher sur ses épaules ». Et, dans le même état d’esprit : « Le temple de Khandoba/s’élève avec le jour./Mais il ne doit pas tomber/avec la nuit ».

C’est que la ville, dans ses méandres et ses retraits, ménage des surprises saisissantes, fait surgir des émotions stupéfiantes. Ainsi, dans le poème « Entre Jejuri et la gare», Kolatkar note sa stupéfaction : « Tu t’arrêtes à mi-chemin entre/Jejuri d’un côté et la gare de l’autre./ Arrêt complet/et tu restes immobile comme une aiguille en transe./ Comme une aiguille qui a atteint un équilibre parfait entre des graduations égales. […] 

Rochelle Potkar talks about Arun Kolatkar and his multilingual page poetry, and reads some of his finest work.

Et tu te tiens là oubliant comme tu dois sembler stupide ». Interdit, stable sur ce point d’équilibre qu’est le regard, tel est le poète : saisi d’une émotion, d’un émoi tel que, faisant mentir le sens même de ces mots, il se voit immobilisé. Dans cet univers qui s’effrite et s’effondre progressivement, dans cette accumulation de chutes et de ruines, la seule instance qui soit, solide, fiable, stable, est le regard sidéré du poète. Là est l’ancrage sûr, la balise, la mesure : l’instrument précis, infaillible, qui permet de percevoir que « l’esprit du lieu/vit à l’intérieur du corps galeux/du chef de gare ».

Quand on habite Bombay, parangon, s’il en est, de l’effervescence bouillonnante des villes indiennes de ce début des années soixante-dix, curieusement, le plus court chemin pour  accéder à l’essence même de l’agglomération urbaine est de passer par Jejuri, soit d’effectuer un détour de presque deux cents kilomètres. Jejuri figure une forme de recueil premier, où les grands motifs de la poésie de Kolatkar se façonnent et s’organisent : la ville, et, dans son prolongement, la poésie de la ville, du fait de la distance et du changement de focale, plus nettement définissent leurs contours. Ce qui intéresse le poète, c’est la façon dont une cité orchestre des proximités insolites, des conjonctions qu’on dirait organiques (enkystements, absorptions inattendues, greffes) entre des univers fondamentalement différents. L’hétérogénéité est source de transformations incessantes, toutes d’adaptation, d’incorporation – de création. Kolatkar, après avoir écrit Jejuri, concentrera toute son attention à la ville-phare de l’état du Maharashtra : Kala Ghoda, poèmes de Bombay, désormais peuvent s’écrire.

Un documentaire sur le poète hindi Arun Kolatkar. Produced by Sahitya Academy.

 

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (3) : Nous n’avons fait que fuir de Bertrand Cantat et de Noir Désir, aux éditions verticales.

« Nous n'avons fait que fuir / Nous cogner dans les angles / Nous n'avons fait que fuir / Et sur la longue route / Des chiens resplendissants / Deviennent nos alliés » 

cette strophe de vers libres qui ouvrent et clôturent le poème-chant de Bertrand Cantat accompagné des musiciens de Noir Désir donne le ton à ce cri poussé par le chanteur et ses compagnons d'art, puisque l' « art » invoqué dans un des passages de cette longue complainte à la lucidité féroce de notre condition d'hommes modernes se fait le manifeste d'un engagement créateur qui sourd dès ses premières lignes, tant mélodiques que textuelles : « On a l'art du ruisseau / On a l'art de la plaine / On a l'art des sommets / On l'art des centaines de millions de combattants de la petite vie qui se cognent aux parois »

Noirs désirs, Nous n'avons fait que fuir, extrait d'un concert unique à Montpellier. Anne Lemperle.

Le regard jeté sur nos sociétés à la dérive, tel qu'il transparaît dans son évocation des « carcans » et des « parois », prend une résonance prémonitoire, à l'heure du confinement généralisé face à une crise pandémique ainsi qu'aux moments de débâcle des projets néo-libéraux relayés par des forces de l'ordre éborgnant les opposants du peuple, dans sa vindicte contre les pouvoirs déjà à l’œuvre : « Un cortège se met en route, une kyrielle d'assassins, tous insectes de proie. Ils marchent ils avancent ils signent du bout des lèvres leur projet pour le siècle qu'on lit les yeux crevés. » Et que dire alors des alertes « rouge » ou « bleu ciel » invitant au repli chez soi comme un sauve-qui-peut désespéré : « Alerte ! Tous aux abris, aux caves ventres chauds qui te protégeront, retourne chez ta mère... » ?

Le leitmotiv de ce poème choral, la perte de la langue, s’avère également bien plus qu’une métaphore littéraire, elle exprime un sentiment d’impuissance, un constat d’échec tant personnel que collectif à trouver un langage commun, que l’apostrophe répétée maintes fois exacerbe en question sans réplique : « Keskya tu dis rien ? Tu as perdu ta langue ? » On songe au départ pour l’Afrique et au vœu de silence d’Arthur Rimbaud comme on songe à la déperdition de sens et au bâillon sur la bouche de ces « millions de combattants de la petite vie » que nous sommes tous, pris en étau, « martelés », « enclumés », ayant perdu jusqu’à la capacité au rêve face à la désillusion de notre temps…

Bertrand Cantat, Noirs désirs, Nous n'avons fait que fuir, éditions verticales.

C’est alors l’image de l’horizon, cette perspective souhaitée des utopies, cette reconquête plus humaine des travailleurs, dans les impasses des jours de labeur comme dans les espérances éprouvées par chacun, qui a résonné, lors de l’improvisation de ce poème musical, le soir du 21 juillet 2002, dans le cloître du couvent des Ursulines, lors du festival de Montpellier-Radio France, en aspiration fervente à une liberté dont le parolier pressentait peut-être déjà la rareté, à travers le conflit entre le droit de rêve plus fort que l’amertume et le devoir de renoncement contrit plus fréquent que l’espoir, dans ce salut du poète aux compagnons de lutte : « J’aperçois des caboches saturées de limaille qui replongent leurs yeux au cœur de l’horizon. » confrontés à leur tour au sarcasme de l’injonction à rentrer dans le rang : « Tiens-toi bien à ta barre, l’horizon c’est des conneries inventées par les utopistes si tu veux la porte elle est là, des millions de gueules grandes ouvertes qui ont plus faim que toi, mais qui sont pas plus forts que toi, car si tu collabores, car si tu persévères, nous te protégerons de notre bras armé. »

Cet éclat nécessaire de l’idéal au cœur du regard, ni à tourner en dérision, ni à dévoyer, tel est l’éveil à la possibilité d’un élargissement des espaces auquel nous invite ce chef d’œuvre de récital de concert digne des plus belles chansons de Léo Ferré. Le penseur Joël Gayraud, conscient qu’il s’agit d’une lueur dans la nuit, en analyse également, dans L’homme sans horizon, l’enjeu pour mieux ouvrir les yeux dessillés à – l’improbable mais encore possible – horizon des utopies concrètes : « Or, tant qu'il n'y a pas de lumière, il n'y a pas d'horizon. L'humanité n'en continue pas moins de tourner en rond dans la nuit, consumée dans une errance aveugle. Et si jamais la lumière reparaît, à la faveur d'une révolte inattendue, comme le soulèvement zapatiste de 1994, ou d'une catastrophe qui dessille les yeux et ouvre les consciences, comme s'il s'en abat de plus en plus fréquemment sur une planète devenue inhabitable, une double tâche s'annonce alors, non dépourvue de difficultés: recouvrer pleinement la vue, c'est-à-dire la capacité d'appréhender l'horizon en tant qu'horizon utopique; reconnaître pour tel un horizon inconnu, différent dans les linéaments de celui qui a été défait par l'histoire. Et ne pas lui tourner le dos en le déclarant indigne des horizons perdus. » Horizon(s) à venir chercher alors, à quérir, et où se retrouver enfin !

                                                                                                                                 

Noirs désirs, Le Vent nous portera, Clip Officiel.




Regard sur la poésie Native American : Alexander Lawrence Posey, trente quatre ans de vie bien remplie.

Une fois n’est pas coutume, je vais présenter un auteur qui ne vit plus, hormis dans les mémoires, les archives et les livres. Membre de la Nation Creek, Alexander Lawrence Posey fut parfois comparé à Mark Twain parce qu’aimant faire l’usage d’un langage dialectal avec effet comique. Né en 1873 et mort en 1908, il fut, tel un météore, connu nationalement et internationalement pour ses écrits politico-satiriques rassemblés sous le titre de Fus Fixico letters (les lettres de Fus Fixico). Mais il était aussi poète. Il avait commencé à écrire de la poésie dès ses années d’études et avait vu certaines de ses créations publiées dans divers journaux de l’époque sous le nom de plume de Chinnubee Harjo, Harjo étant le nom de famille de ses ancêtres Creeks.

Influencé par Thoreau, Longfellow, Tennyson et Kipling, ses poèmes, de tonalité romantique, chantent son amour de la nature, cherchent à lire des signes qui s’y cachent et plongent dans la contemplation heureuse de celle-ci. Alexander Posey parlait couramment la langue Creek et maitrisait parfaitement l’Anglais. Il essaya dans ses vers de rendre dans la langue anglaise le rythme et les cadences de la langue creek, ce qui le laissait parfois frustré et insatisfait. Un poème intitulé My Fancy revêt a postériori un caractère prophétique ou divinatoire quand on sait qu’Alexander mourut noyé alors qu’il traversait la Canadian River en crue, pour se rendre avec un ami, de Eufaula, son lieu d’habitation, à Muskogee, chef-lieu administratif du conté.

Song Of The Oktahutchee, Alexander Posey, The Poems of Alexander Lawrence Posey, 1910. Oklahoma sun.

My Fancy

Why do trees along the river
    Lean so far out o’er the tide?
Very wise men tell me why, but
    I am never satisfied;
And so I keep my fancy still,
    That trees lean out to save
The drowning from the clutches of
    The cold, remorseless wave.

 

Ma lubie

Pourquoi les arbres le long de la rivière
    Se penchent aussi loin au-dessus du courant ?
Des hommes très sages me disent pourquoi, mais
    Je ne suis jamais content ;
Et donc je conserve ma lubie, je prétends
    Que les arbres se penchent pour secourir
Les noyés des étreintes du flot,
    froid et sans remord.

 

Alexander Posey est né à Eufaula le 3 août 1873 au sein de la nation Creek, en Oklahoma, d’un père génétiquement « blanc » mais qui se clamait Creek de culture, et d’une mère Creek appartenant à la puissante famille Harjo. Du fait de l’organisation matrilinéaire de la société Creek, Alexander était d’emblée membre de la nation Creek bien que « métis ». Aîné de 12 enfants il reçut une solide éducation ainsi qu’il était de coutume dans les cinq tribus dites civilisées (nations Creek, Cherokee, Chickasaw, Seminole et Choctaw) qui avaient subi dans les années 1830, (malgré une adaptation parfaite aux modes de vie Européens, tout en réussissant à garder leurs langues et cultures Indiennes), la dépossession de leurs riches territoires couplée à une déportation en Oklahoma selon le triste épisode historique nommé la piste des larmes (Trail of Tears). 

Agé de 19 ans Alexander Posey s’initia au métier de journaliste en devenant rédacteur du Eufaula Indian Journal alors qu’il complétait ses études à l’université Indienne de Bacone. En 1902 il fit l’acquisition du dit journal et fut le premier Indien à posséder individuellement un organe de presse (la nation Cherokee avait son Phoenix Journal, organe de presse tribal communautaire écrit en langue et alphabet Cherokee), et c’est par le biais de ce journal au tirage quotidien qu’il se fit connaître, aux Etats Unis et ailleurs, comme un journaliste plein d’humour et d’esprit. A peine sorti de l’université, Alexander Posey s’engagea en politique afin de défendre les intérêts de sa communauté Creek. Elu au conseil de la nation Creek à seulement 22 ans, son intelligence, ses qualités oratoires et ses capacités d’écoute en firent un leader parfois contesté mais néanmoins respecté. Jusqu’à la fin il restera fidèle à son engagement et le peuple Creek pleurera sa mort prématurée bien que certains Indiens traditionnalistes aient fait planer quelques soupçons qui donnèrent à la mémoire d’Alexander Posey le statut d’un personnage compliqué. En effet Posey n’était pas hostile à un changement de modes de vie pour les Indiens, on le qualifiait de « progressivist », un progressiste : c’est-à-dire qu’il prônait une part d’adaptation à la société blanche dominante sans quoi il pensait que les Indiens en général et les Creeks en particulier, ne pourraient pas survivre. Cette adaptation était fort compliquée pour les Indiens qui ne comprenaient pas le concept de propriété privée, encore moins quand il s’agissait de terrains ou de fermes. Toute activité immobilière et toute tâche bureaucratique étant d’emblée suspecte aux Indiens traditionnalistes pour qui tout se partageait, tout se « parlait », sans le gage et la garantie de papiers signés en guise de promesse de parole tenue …. promesses que les « blancs » n’hésiteraient pas à bafouer en réécrivant les traités les uns après les autres ou en les ignorant tout simplement.

Alexander Posey, qu’on peut imaginer infatigablement actif sur tous les fronts fut aussi directeur d’un orphelinat Indien. Lui-même et son épouse Minnie Harris, enseignante, eurent par ailleurs quatre enfants.

Deux ans après son décès, sa veuve fera paraître l’essentiel de ses écrits poétiques, écrits délaissés au profit de ses lettres de Fus Fixico écrites de 1902 à 1908. Ces lettres mettent en scène Fus Fixico (qui se traduirait de la langue Creek en français par : Oiseau-dépourvu-de-cœur) discutant avec d’autres personnages fictionnels de la politique nationale et des politiciens de la fin du 19ième et début du 20ième siècle. Le ton est satirique et s’en prend à la façon du gouvernement de régler « les affaires Indiennes ».  Lesdites lettres furent largement remarquées, au point que quelques journaux d’audience nationale lui demandèrent de les reproduire. Alexander Posey refusa. Il écrivait pour un public parfaitement conscient du contexte politique des territoires et des réserves Indiennes et il savait que les propos dialectaux rapportés ne seraient pas compris, pas bien traduits. Quant à l’humour irriguant les lettres il ne serait pas perçu comme tel tant les stéréotypes et les esprits occidentaux déformaient la réalité et l’histoire, prétendant mieux savoir que les intéressés qui et comment étaient les « vrais » Indiens !

Dans le poème ci-dessous, Alexander Posey joue avec les symboles. Il utilise la figure du loup que le lecteur occidental associera certainement à la culture Indienne. Mais Posey connaissait la maxime disant que l’homme (blanc) est un loup pour l’homme (rouge), aussi il fait glisser le sens du poème pour que, de l’indien-loup « sauvage, féroce et sinistre », qui résiste aux colons les délogeant et les chassant, on arrive au loup proprement dit, constatant le gâchis, qui pleure la disparition de son frère loup-rouge, hurlant avec le vent son chant funèbre à sa mémoire.

On Viewing the Skull and Bones of a Wolf

How savage, fierce and grim!
      His bones are bleached and white.
But what is death to him?
      He grins as if to bite.
He mocks the fate
      That bade, '‘Begone.''
There’s fierceness stamped
      In ev’ry bone.

Let silence settle from the midnight sky—
Such silence as you’ve broken with your cry;
The bleak wind howl, unto the ut’most verge
Of this mighty waste, thy fitting dirge.

A regarder le crâne et les os d’un loup

Comme il est sauvage, féroce et sinistre !
      Ses os sont javélisés et blanchis.
Mais qu’est-ce que la mort pour lui ?
      Il grimace comme s’il mordait.
Il se rit du sort
      Qui exige, « hors d’ici »,
De la férocité ancrée
      dans chaque os.

Que depuis le ciel de minuit le silence se dépose —
Ce même silence que tu as rompu en pleurant; 
austère le hurlement du vent sur le bord extrême
de ce gâchis considérable, ton chant funèbre approprié.

 

Gâchis consédérable fut aussi la perte des terres (nommées Bald Hill) allouées à la famille Posey qui peu à peu furent démantelées et vendues pour échouer entre les mains de la Palo Alto Land Company. Alex Posey avait espéré que la transition de citoyen de la nation Creek à celui des Etats Unis se ferait en douceur, mais le changement radical des modes de vie plus la pression de l’argent facile en un temps si court avait fait perdre la tête à plus d’un Creek qui ne saisissait pas la notion d’achat et de vente comme quelque chose de définitif. En effet les Indiens se voient comme les locataires de leurs enfants. La terre se prête aux générations qui se succèdent sans jamais appartenir à quiconque.  Un territoire est un bien commun dont la communauté dans son ensemble est responsable, sans jamais réclamer rien en privé.

Alex Posey était de cette trempe d’homme pour qui la « sobriété heureuse » était réalité. Idéaliste il avait déclaré : « Aurais-je les millions de Rockefeller je ne possèderai pas les choses couteuses qui ne sont pas nécessaires pour vivre. » Il avait aussi écrit : « le serpent à sonnette quand il a avalé un lapin rampe à l’ombre et est satisfait. Le faucon quand il a attrapé un jeune poulet cesse de voler en cercle au-dessus de la basse-cour et fiche la paix aux vieilles poules. Mais l’homme quand il a rangé assez des biens du monde pour avoir l’estomac plein et le corps vêtu, ici et dans l’au-delà, veut plus et continue d’être prédateur aux dépens de ses frères jusqu’au jour où il mange les pissenlits par la racine. »

D’après les témoignages recueillis et publiés après sa mort, on peut imaginer l’homme public Posey surmené, bourreau de travail, sollicité, généreux de sa personne, attentif au bien être de sa communauté, sincèrement concerné par son sort. Le poète qu’il était avait besoin aussi de moments de solitude, ainsi il écrit :

Mon hermitage

Entre moi et le bruit des conflits
      Il y a le mur des montagnes plantés de pins ;
Les sentiers de la vie, poussiéreux, jonchés de soucis
      Ne mènent pas à ma retraite.

J’entends le vent matinal s’éveiller
      Au-delà des hauteurs violettes,
Et, dans la lumière croissante,
      Les clapotis des lys sur le lac.

Je vis avec Echo et avec Chant,
      Et Beauté me mène plus loin
Pour voir les colonnades de son temple,
      Et longtemps ensemble nous aimons être.

Les montagnes m’emmurent, en entier,
      Et m’abandonnent mais avec un peu de bleu
Au-dessus. Toute l’année, les journées sont douces –
      Très douces ! Et tout au long des nuits

J’entends la rivière couler
      Le long de ses plages sableuses ;
Je contemple le ciel à minuit,
      Loin une infinité d’étoiles !

C’est bon, quand tout est calme,
      Quand l’obscurité se rassemble tout autour,
D’entendre, de colline en colline,
      Le son lointain vagabonder.

Le cèdre et le pin
      Ont monté leurs tentes avec moi.
Quelle ample liberté est la mienne !
      Que d’espace ! Quel mystère !

Sur la brise du sud rêveuse,
      Qui se faufile comme une abeille chargée
Et soupire, cherchant à se reposer parmi les arbres,
      Des morceaux de mélodie sont soufflés.

Ô quelles dernières lueurs retient le crépuscule,
      Les cieux obscurcis progressent !
Et quelle aube comme rose se déploie,
      Qui frappe la colline pour qu’elle chante !

Haut dans la solitude de l’air,
      Le faucon gris tourne encore et encore,
Jusqu’à ce que, tel un esprit jaillissant là-bas,
      Son image palisse et disparaisse !

 

Dans la même veine, dans un même état de contemplation, Alexander Posey décrit la nuit se posant sur le monde tandis que les étoiles apparaissent. Le poète observe de loin sa communauté plonger dans la nuit.

 

Le repos éternel auquel il est fait référence vient de la « croyance » ou encore interprétation de la vie et de la mort selon bien des cultures amérindiennes. Il est dit que l’humanité vient des astres, des étoiles, et qu’une fois mort, l’esprit des humains retourne dans la voie lactée où il retrouve ses ancêtres. Sachant cela, on imagine facilement le lien quotidien que pouvaient cultiver les Indiens avec leurs ancêtres : il suffisait chaque soir, chaque nuit, de regarder le ciel. Mais au-delà de cette référence mythologico-culturelle, l’emploi de l’adjectif éternel porte l’espoir que la nation Creek survivrait à la colonisation et prospérerait de nouveau dans un futur autant infini qu’indéfini.

On Viewing The Skull And Bones Of A Wolf, Alexander Posey How savage, fierce and grim ! All The World's A Page.

Et l’on peut aisément comprendre aussi qu’Alexandre Posey trouvait dans cette contemplation une forme de repos, cela le régénérait et lui permettait de poursuivre la mission qu’il s’était donnée : accompagner son peuple et l’aider à survivre en milieu hostile, pendant cette période difficile qu’il traversait. 

Nightfall

AS evening splendors fade
      From yonder sky afar,
The Night pins on her dark
      Robe with a large bright star,
And the new moon hangs like
      A high-thrown scimitar.
Vague in the mystic room
      This side the paling west,
The Tulledegas loom
      In an eternal rest,
And one by one the lamps are lit
      In the dome of the Infinite.

 

Tombée de la nuit

ALORS que les splendeurs du soir s’évanouissent
      Là-bas depuis le ciel au loin,
La nuit épingle sur sa robe obscure
      une grande étoile scintillante,
Et la nouvelle lune est suspendue
      Tel un cimeterre haut lancé.
Vague dans l’espace mystique
      De ce côté à l’ouest palissant,
Les Tulledegas* planent
      Dans un repos éternel,
Et l’une après l’autre les lampes sont allumées
      Sous le dôme de l’Infini.

 

  • Tulledegas : nom donné par Alexander Posey aux montagnes (et par extension à la région à l’ouest d’Eufaula), présentes sur la réserve, celles du poème précédent, qui emmurent le poète dans son hermitage.

 

Pour conclure, je dirai que l’homme politique Alexander Posey, citoyen et leader de la nation Creek n’avait pas la nostalgie des anciens temps glorieux de l’histoire de son peuple au contraire d’écrivains Indiens de son époque tels Zitkala-Sa (aussi appelée Gertrude Bonnin, Sioux) ou encore Charles Easterman (Sioux lui aussi). Il était prêt au changement pourvu que cela maintienne le peuple Creek et sa culture, et qu’il ne prenne pas le chemin de la disparition, celui des « vanishing Indians ».  Le poète Alexander Posey était un rêveur amoureux de la nature et toutes ses humeurs qu’il écoutait comme on écoute de la musique. Il avait le style romantique et à ce titre il regrettait les anciens modes de vie Indiens qui exaltent la noblesse et la dignité de l’humanité. Son chef d’œuvre restera son ouvrage en prose, les lettres de Fus Fixico, qui trouveront des imitations et que Posey qualifiera de produit industriel blanc. Elles n’avaient pas le caractère authentique de l’article original. Preuve, s’il en fallait, qu’il vécut attaché à la notion d’identité et qu’il était fier d’être Creek.

From The Vault, Alexander Posey, His world, his land. Mvskoke Media Presents Mvskoke Vision.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (42) : Jean-Marc Sourdillon

Le premier livre de poèmes de Jean-Marc Sourdillon, préfacé par Philippe Jaccottet, Les Tourterelles (éditions La Dame d’onze heures) avait obtenu en 2009 le prix du premier recueil de poèmes. Il contenait plus que des promesses, il révélait un authentique poète, d’une sensibilité et d’une maîtrise déjà très affirmées.

Ce sixième ouvrage, L’unique réponse, marque sans nul doute un tournant de  maturité poétique. Vers et proses poétiques alternent, d’une égale beauté, ouvrant pour nous un univers intérieur fait de silences, d’élans profonds, de naissances et d’imminences.

                        Tout poème est précédé d’un élan parti de tellement loin qu’on ne sait
plus ni d’où ni de quand il vient,

mais qui a traversé tant de pays et connu tant de visages qu’il en garde l’empreinte 
en lui comme le parfum des corps et l’éclat des espaces dans le vent qui les a frôlés.

 

Jean-Marc Sourdillon, L’unique réponse,Gallimard, 14 euros.

 

« La fragilité de tout » fascine Jean-Marc Sourdillon, « le présent  ordinaire / et tout le mystère derrière » est pour lui un texte perpétuellement en écriture. Il s’applique à en saisir le langage, à en traduire le plus essentiel. Car, dans le plus fragile, se tient l’intensité, le poignant, le radieux Ainsi, avant le chant du merle, il y a ce très particulier silence, que le poète doit dire :

                  Il y a toujours avant que le merle ne chante

un silence sur lequel il se pose, un silence qui fait socle

avant qu’il ne s’élance vers la voix à travers laquelle il s’expose.

 

Ce que le poète appelle « la déhiscence » garde le secret de ce qui n’est pas encore de ce monde et qui recèle en lui un intense espoir de vie :

 

                        On en pressent la palpitation sourde dans les soubresauts de notre
cœur, présence simultanée du mort qu’on a aimé et de la poussée de naître en nous
inexplicable et bousculant tout, glissement, déplacement dans la naissance
inachevée,

chute, progression dans la lumière.

L’intensité est dispersée.

 

La réflexion sur la poésie accompagne ces chants de transparence. Le vers est « une passerelle » pour Jean-Marc Sourdillon, et la poésie « une suite de lancers de passerelles ou de pieds d’appel. » Le poète est toujours en avant de lui-même, tendu vers une rive qu’il n’aperçoit qu’à peine, engagé dans un voyage qui devient souvent une exploration. « On se propulse dans l’espace de la vibration. » C’est une naissance éperdue, elle nous fait naître nous-mêmes, à nous-mêmes.

 

                        On écrit, ça chante dans sa tête, mais on est déjà plus loin, là-bas dans
l’espace en avant de soi où l’on sait que quelque chose ou quelqu’un nous attend.
On ne sait pas quoi, on ne sait pas qui, mais on le pressent. Quelqu’un, quelque
chose de plus haut se penche sur soi. Ou, de plus bas, tout en bas, ouvre les bras.

 

Jean-Marc Sourdillon choisit de s’arrêter sur « La semence ». Ce dernier poème me paraît contenir à lui seul toute la richesse de son livre, silence de cristal, lente montée de l’aube, souffle nourricier d’une remarquable poésie :

                       

Nuit si claire, si calme

 un sas s’est ouvert .

Nuit des soupirs, des semences.

Nuit de l’intact et de l’insoupçonnable.

 

C’est là qu’en secret se prépare

la frissonnante lumière

de Vénus à l’aube,

non pas son pas, sa venue

mais son souffle qui embue

précédant toute naissance

 

 

Présentation de l’auteur




Yann Dupont, Jamais elle ne voit son visage

Dès l’ouverture du livre nous voilà prévenus : la genèse de ce recueil est le résultat de la visite d’une exposition faite par l’auteur. Il s’agit de l’exposition photographique de l’artiste Danoise Trine Søndergaard, intitulée « Still ». Silence et calme, immobilité, c’est ce que ce mot anglais indique.

Et de fait, ce livre, fait de vers et de proses poétiques, suggère un temps arrêté, comme empêché. C’est un livre d’ambiances, un parcours dans des lieux hantés, des lieux abandonnés, désaffectés, tombant en ruines. Des lieux de solitude et de déchéance qui « racontent » en négatif, en pointillés, des histoires d’humains contrariés, maltraités, malheureux, et dont la présence fantôme pèse son poids de tristesse, de glauque, de naufrage. L’on se demande si les descriptions ne symbolisent pas un paysage humain intérieur dévasté, d’où la sensation de vide vertigineux qui prend aux tripes, comme si l’on assistait à la visite des ruines d’un soi-même prisonnier des regrets. Il règne au début du livre une ambiance sombre d’après catastrophe. Sont ressentis tantôt enfermement, tantôt chute, tantôt étouffement qui accompagnés de sons en ui, i et u, disent la souffrance, la plainte. Nous avons le lugubre dans l’oreille et le délabré sous les yeux.

Yann Dupont, Jamais elle ne voit son visage, éditions Christophe Chomant, 67 pages, 14 euros.

« Hésiter du pire et s’en vouloir du meilleur », voilà le programme de l’entre-deux, du choix difficile, de l’insatisfaction permanente ressentie par ce « lui « qui pourrait aussi bien être cette « elle », parti-e à la rencontre de quelqu’un. Un quelqu’un qui pourrait bien être soi-même piégé dans un rêve, un cauchemar, où le-la marcheur-euse va en équilibre sur la corde de sa folie avec à la main, en guise de boîte de Pandore, « une boite de métal rouillé » qu’on n’ose pas ouvrir, parmi des revenants qui se cachent.

Plus loin, on se demande si nous ne sommes pas échoués dans un tableau de Jérôme Bausch : « les femmes loin dans le fracas de leurs nudités effacent les traces absorbent le sang des mots ruminent des carcasses. »

Et c’est alors qu’il est question de cheveux, de coiffes. De ces différents tableaux sourd la nostalgie d’une enfance insouciante et le sentiment de l’impossibilité d’atteindre la pleine connaissance de soi. Nous voilà en présence de femmes, paysannes Danoises probablement. On suppose qu’elles subissent le temps qui passe en se soumettant aux traditions. On les comprend mariées trop tôt, leur jeunesse sacrifiée et les regrets qui en découlent. Les bouts de chevelure et autres cheveux tombés à terre matérialisent le temps écoulé qui semble paraître bien long désormais. Une coiffe : « comme une main / plaquée sur ses cheveux / cinq longues griffes / puissantes acérées. » La menace plane, la réalité de la condition féminine y est esquissée en filigrane : ces femmes étaient monnaies d’échanges, instruments, proies des mâles, ils étaient les maîtres et pas toujours bienveillants. Pourtant ces femmes avaient des aspirations, « fleur-bleue » à bien des égards mais pas que. Être aimées et regardées pour ce qu’elles étaient, sans doute elles en rêvaient. Femmes et non infâmes pêcheresses, et non diablesses tentatrices devant se voiler, se réprimer, se nier, se confesser, s’effacer… femmes avec leurs désirs, leurs plaisirs, leurs velléités de vivre pleinement et l’espoir d’échapper : « Elle écrit le cri d’une mouette / […] Tracer des « L » à la place des « T » / Ne plus se taire pour s’envoler. » On ne peut alors s’empêcher de penser à la Nina de Tchekhov, à ses personnages qui se cherchent. En quête d’amour, de réussite, au dénouement tragique de la pièce ils se confrontent à leur image. Le monde entier est un théâtre selon Shakespeare, le livre de Yann Dupont à sa façon l’est aussi. D’ailleurs page 26, nous voici conviés à une danse et l’écriture suit tantôt les trois temps de la valse, tantôt les quatre temps du rock’, roll : « Un corps court […]. Un corps nu, un corps homme, un corps femme, un corps juste, un corps ferme. […] Un corps ici, un corps ailleurs. Un corps vitesse. » Toute danse est affaire de corps et d’espace, et dans le tournoiement pour finir, corps et espace ne font plus qu’un.

Femmes coiffées dont la coiffe signale la position sociale, certaines brodées au fil d’or … mais femmes mendiantes aussi, et l’on ne peut que penser aux temps actuels, à ces femmes dans les rues aujourd’hui en lisant : « Agrippées au goulot d’une bouteille en plastique / Ses mains fébriles recherchent un reste de dignité ». Car l’on ne s’y trompe pas, les femmes coiffées évoquées par Yann Dupont sont les aïeules et les semblables des femmes du 21ième siècle.

Dans un précédant recueil intitulé Fragilité(s), édité là encore par Christophe Chomant, Yann Dupont se faisait déjà le poète de la solitude, déjà il esquissait des silhouettes funambules au bord du gouffre, prêtes à basculer, et sans doute c’est ce registre qui lui convient, gageons que sa sensibilité, ou encore son empathie, lui rendent familiers ces étranges figures. Jamais elle ne voit son visage donne donc cohérence à un édifice poétique que nous aurons plaisir à voir se construire. 

Béatrice Machet

Présentation de l’auteur




Écrits spirituels du Moyen-âge, traduits et présentés par Cédric Giraud, Walter Benjamin, Asja Lācis, Alfred Sohn-Rethel, Sur Naples, Jean-Pierre Vidal, Exercice de l’adieu

Ressourcements lyriques

Vous voulez vous baigner à la source ? Cet ouvrage a pu nous échapper, du fait qu'il se trouvait à la table « religion » ou dans la vitrine sous clé des Pléiades.

Vous préférez les auteurs d'aujourd'hui ? Sentons voir l'ardeur bienfaisante de ce style et la gouleyante traduction de Cédric Giraud. Lisons :

Mais d'où vient mon souvenir ? Oh ! qui ai-je nommé ? 
Non pas l'époux bienveillant de ma virginité, mais le 
terrible juge de mon impureté. Hélas, mémoire de ma 
joie que j'ai perdue, pourquoi alourdis-tu ainsi le poids 
du malheur qui m'habite ? (Anselme de Cantorbéry)

Mince alors, un livre savant agréable à lire !

Écrits spirituels du Moyen-âge, traduits et présentés par Cédric Giraud, Bibliothèque de la Pléiade, 2019, 1218 pages, 64€

Entre XIème et XVème siècles, loin des rudesses des débuts de la langue française, le moyen âge a aussi été cela, ce classicisme, cette souplesse, cette alacrité d'un latin à la fois sûr de lui, aventureux, passe-frontières, avide de sommets.

Vous n'êtes pas croyant ? Qu'importe. Dans cette rencontre de l'idéalisme grec et de la pastorale chrétienne palpite comme jamais la matrice de notre littérature moderne. Le projet de Cédric Giraud ? Nous faire participer à la naissance de la « vie intérieure » dont nous avons hérité, aujourd'hui de façon profane. On voit — ô suprême émotion ! — prendre forme en prenant langue, non pas l'idée ni la construction juridique, mais l'envie, l'appétit de la liberté et la responsabilité individuelles, cette détonation dans l'histoire de l'homme. On les voit naître par petites touches, au jour le jour, à la ligne la ligne, domptant leurs paradoxes, surfant enthousiastes au dessus du volcan de la déraison. Et cet enthousiasme fait du bien, croyez-moi, il nous ressource en ces temps de mélancoliques remises en cause !

Regarde avec attention à quel point tu progresses et de 
combien tu régresses, la nature de tes mœurs et de tes 
affections, dans quelle mesure tu es semblable à Dieu ou 
différent de lui, dans quelle mesure tu en es proche ou 
lointain, non d'après la distance des lieux, mais d'après les 
sentiments.

Cette méditation du Pseudo-Bernard de Clairvaux, comme celle qui va suivre, d'Henri Suso, sont de beaux exemples rhétoriques et conceptuels de la rencontre entre l'infini et l'intériorité :

De mes yeux grands ouverts, je la (la Sagesse éternelle) 
fixais avec beaucoup de curiosité et, muet, je roulais ces 
paroles en mon cœur : « Il n'est personne de semblable à 
elle sur terre par la grâce, la beauté et l'intelligence des 
paroles ». Et je me disais en moi-même : « (…) l'amour 
découvre maintenant l'abîme de toute beauté (…) ».

Les critères du choix des textes méritent d'être soulignés : au lieu de partir des célébrités que la recherche moderne a retenues, Cédric Giraud s'est attaché à recomposer la liste des véritables best-sellers de l'époque au terme d'une enquête reposant sur l'examen des listes de lecture que les moines se transmettaient. Ce que nous lisons, ce sont des lignes passées de main en main, de bouche à oreille, des conseils amicaux d'un maître à ses élèves. Ces textes ont été intensément lus et aimés, gardés par devers soi, sollicités pour donner forme à des émotions ou pour surmonter l'ennui et les revers de la vie, consacrée comme séculière.

Cette attention que Cédric Giraud porte aux usages réels de la lecture nous offre une anthologie non convenue et immensément rafraichissante.

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J'errais sans but dans une bonne petite librairie de province et m'apprêtais à partir sans rien. Quand, dans un coin d'étagère où restent quelques inclassables, le voici. Ah, encore un inédit de Walter Benjamin ! Hum, sur Naples… Que n'a-t-on lu sur Naples ? Il y tant de nouveautés à lire et le monde dont parla ce philosophe finit de s'égailler entre épidémie et montée des eaux.

Bon élève, j'ouvre quand même.
C'est un choc. Cette évocation de Naples est proprement dantesque, un lyrisme rude y côtoie l'esprit pénétrant que l'on connaît à notre auteur :

Les bâtiments servent de théâtres populaires. Tous se 
divisent en un nombre incalculable d'espaces de jeu 
animés simultanément. Les balcons, les parvis, les 
fenêtres, porches, escaliers, toitures, tout cela est scène 
et loge en un. L'existence la plus misérable tire sa 
noblesse de ce savoir obscur et double, celui de 
participer, quelque soit sa déchéance, à ce tableau 
éphémère et unique d'une rue napolitaine (…)

Sur Naples, par Walter Benjamin, Asja Lācis, Alfred Sohn-Rethel traduit de l'allemand par Alexandre Métraux, Françoise Willmann et l'Académie Helmholtz, Éditions La Tempête, 2019, 128 pages, 10€

Tous sens dilatés, au temps où d'autres, Baedeker en main, faisaient docilement leur Tour, un jeune homme venu des villes nord-européennes a plongé dans un fatras sensuel.

On sort de cette lecture, brève mais où on retournera souvent, un peu déboussolé. On a touché quelque chose qui est l'inconscient de cette ville du sud. Et peut-être même l'inconscient (très refoulé) de toutes les villes européennes.

Rien de gratuit dans ce lyrisme. Je suis ébahi que l'écriture ce puisse être ça, cet équilibre trinitaire : spontanéité du carnet (on pense à Bouvier), baroque du style (en accord avec les hauts lieux de Naples) et exactitude (vérité lyrique, pour reprendre une belle formule de Gustave Roud).

Une bonne partie du livre est occupée par les textes d'Alfred Sohn-Rethel. Quelle (re)découverte ! Avec le drôle et délicieux Idéal du cassé, suprême art de la récup' qui vient à point titiller la haute précision lisse et prétendument conviviale de nos concepteurs d'objets actuels. S'y ajoute une histoire d'embouteillage (contemporain des réflexions du Corbusier sur l'encombrement des rues de Paris) qui est un chef-d'oeuvre de drôlerie, de sagesse et de composition littéraire.

Un mot sur l'éditeur : une petite maison bordelaise qui nous offre ce luxe si rare d'un beau petit livre cousu, très agréablement traduit, et dont le catalogue mérite le détour.

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Cousu aussi, soigné, une belle couverture illustrée par l'éditrice, Marie Alloy, cet ouvrage de Jean-Pierre Vidal de 2018 dont quelques vicissitudes personnelles m'avaient fait remettre au lendemain la précieuse lecture.

Exercice de l'adieu. Comment, maintenant, ne pas penser à la disparition de Philippe Jaccottet, sur qui il a naguère écrit. Adieux et tombeaux peuplaient les derniers livres du bon maître qui l'était aussi en amitié.

Mais il faut entendre l'adieu de Jean-Pierre Vidal comme un sujet d'exercice(s). Exercice de l'à-Dieu ? En tout cas, une parole qui regarde devant !

Cette poésie se présente comme des apophtegmes. Elle en a la légèreté, la candeur parfois. Candeur profonde : j'ai saccagé la vie des autres / pour protéger la mienne (…) aujourd'hui que tous se détournent (…) je sais bien l'amer goût de ce monde

Un poète au désert, clairvoyant, à l'amble lent, énergique comme la contrebasse de Mingus :

La douce femme ne peut empêcher
les mains de saisir les parties de son corps
la morcelant hors de l'amour (…)

 

Jean-Pierre Vidal, Exercice de l'adieu, Le silence qui roule, 2018, 128 pages 15€.

Tout est scruté, sans voyeurisme ni dénigrement, un langage d'amour doux et décapant. Une somme de méditations poétiques sur la juste distance avec (et non pas contre) l'autre.

Jean-Pierre Vidal est en chemin avec quelqu'un d’innommé, accords au féminin, souvenir des troubadours :

Ce n'est pas sa beauté qui me touche, c'est la distance qui la sépare de moi.

On sent trembler l'expérience personnelle de l'auteur, avec pudeur, écrire étant partage mais jamais confusion. Une discrétion revigorante :

On ne peut jamais savoir ce que l'autre pense, car il ne le sait pas lui-même.

menant à cette conclusion :

Se tenir dans cet équilibre, ce point d'attente