Rouge contre nuit (1) : Béatrice Marchal, La Cloche de tourmente

Isabelle Lévesque offert cette rubrique à Recours au poème de novembre 2014 à novembre 2016.

∗∗∗

« La bougie brûlait, sa flamme se tordait, s’élevait dans une tension, un effort ininterrompus. »

 

Pour renouer

En italiques, des lignes en prose pour présenter celle qui apparaît comme origine. Tout commence « dans un silence troué de sanglots » où la jeune fille de quatorze ans voit sa grand-mère morte et, près d’elle, la flamme d’une bougie qui semble s’efforcer de monter...

Alors, le poème. Des vers longs d’abord comme cette flamme dans la nuit du chagrin, puis des vers courts, fragiles, suspendus qui malgré tout éclairent :

 

            Source du sourire
            fontaine de force
            forme de la joie
            lumière ! 

Dernier vers : chute sur une prière exaucée qui fait naître dans le présent une capacité à retrouver, à travers les mots, celle qui initia une forme de perception :

On m’a dit que tu passais à travers
les mots de ceux qui longuement contemplent
le monde […] 

Le vers, déployé sur une durée nécessaire, accueille le souvenir devenu « rose / après tant de bleu ». Vers le soleil et le ciel, entre terre et mer, une présence. Trait d’union d’un regard qui éclaire le puits (nul danger). Lumière, devenue anaphore sur le seuil des vers du poème IV, comme on appelle ou reconnaît ce qui, plus grand que soi, ne peut être réduit. Texte après texte, ronde autant que prière, le poème consacre cette présence « devenue invisible » pour un « chant perceptible », associant « lenteur » et « ferveur » dans un hommage à Glenn Gould.

Long vers, à l’escalade du ciel, « arbre » devenu inaccessible pour que de nouvelles feuilles sur « des branches plus rares » se nourrissent de cette lumière captive du ciel.

Charme du passé « où poudroient d’indestructibles pépites », un frère « troué de vide ». En automne, même les fruits arrondis et les dahlias entonnent leur propre chant « en adieu tranquille ». Nuages blancs, échos de neige, la couleur ou son absence et la lecture personnelle du monde : les feuilles d’érable et leur « taches noires », maladie qui les apparente aux « crêpes bien cuites ». Fête de partage et de saison, régal de vie où l’ombre présente son attrait dans un retournement qui fait percevoir une douceur malgré la menace.

Cela retrouvé en l’adulte qui se souvient de l’enfant qu’elle fut dans « le crépuscule d’automne ». Un autre enfant le lui rappelle (Gabriel), il réclame un poème d’automne qui réveille Apollinaire, Lamartine rejoignant « [t]ant de beauté fragile » ou « un poème comme une flaque ». Mélancolie douce et heureuse dans la lecture d’un reflet qu’elle offre : alors l’automne n’est plus l’adieu.

La Cloche de tourmente, qui est aussi le titre de l’un des poèmes proche de la fin du recueil, ne sonne plus la menace terrible, elle s’accompagne d’un instrument de vent qui secouait les ombres, fidèle au rôle à elle dévolu depuis le XIXème siècle. Elle guide celui (celle) qui, dans la tourmente, a perdu « tout repère », tel un phare pour les marins, elle « redonne force ». Ce repère, sonore, voisine le poème, le chant. Traverser les bourrasques, les tempêtes de neige, retrouver le nord ou l’âme, ce qui permit de percevoir la lumière pour encore.

chaque coup résonne
comme des mots d’homme
au secours de l’autre

et devient poème. 

 

Vertu protectrice d’un son clair de roche, La Cloche de tourmente. Tel est le sens du titre : après la traversée reste le repère – lumière ou son pour renouer avec la vie.

Présentation de l’auteur




Nos aînés (1) : Roger Caillois

Une rubrique offerte par une précieuse collaboratrice, Joëlle Gardes, qui nous a quittés en septembre 2017. Cette première livraison de juillet 2013 débutera des épisodes qui cesseront  en septembre 2015.

∗∗∗

 

Le 3 mars 1913, à Reims, naissait Roger Caillois. Rares sont jusqu’à présent les hommages organisés pour cet anniversaire. Et pourtant, ils auraient été largement mérités. La singularité isole, l’ouverture d’esprit aussi : comment classer celui qui fut grammairien, sociologue, savant, philosophe, critique littéraire, mais aussi poète, même si ce fut le temps d’un seul recueil. À la question que lui posaient les Cahiers pour un temps qui lui consacrèrent un numéro en 1981 : « Quelle image aimeriez-vous que l’on garde de votre œuvre, de vous-même ? », n’avait-il pas répondu : « Peut-être, et exclusivement, celle d’un poète » ?

Retenons donc cette image, sauf que la poésie chez lui prolonge la démarche scientifique et ne peut se comprendre sans elle. Prolonge la vie, aussi. Cela commence par un intérêt très ancien pour les pierres. Comme Tou Wan, dont le recueil rappelle qu’il écrivit un catalogue de pierres,  Caillois, avant d’en parler, a beaucoup voyagé pour les acquérir, selon trois critères « d’importance croissante : bizarre, insolite, fantastique ». Ce sont d’ailleurs les qualités qui, d’une manière générale, ont retenu son intérêt de scientifique, plus attentif au qualitatif qu’au quantitatif. Comme le reste du monde, les pierres sont fascinantes par l’excès d’ordre et d’organisation qu’elles manifestent. Un ordre ininterprétable, une algèbre troublante devant laquelle Caillois est saisi de vertige : « Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre », dit-il dans la Dédicace. Ce vertige devant une algèbre sans résultat (« l’équation sans maître », aurait dit Saint-John Perse, son poète de prédilection), devant un ordre sans autre signification que lui-même, c’est la tâche et l’honneur du poète de lui donner forme. Aussi, dans Les Impostures de la poésie, Rimbaud est-il loué non pas d’avoir éprouvé des vertiges « mais de les avoir fixés ».

À Pierres, tardif (1966),  succède L’Écriture des Pierres (1970) : le poète écrit sur les pierres, mais elles sont elles-mêmes écriture, « chiffre » indéchiffrable. « Écritures des pierres : structures du monde » : ainsi se termine le poème « Jaspe II », sauf que ces structures sont tout sauf lisibles, et que l’interprétation n’est pas de mise, mais simplement « la contemplation intense et prolongée d’une pierre, monde en réduction, où l’âme éblouie pénètre et goûte une jubilation exaltante », ou tout simplement la « méditation ». L’écriture du poète sur les pierres implique alors une démarche très singulière. Nourri des « sciences diagonales » qu’il n’a cessé de pratiquer, le poème est une nécessité due à l’impossibilité d’un savoir généralisé. Il naît d’un constat d’échec : « Je ne me suis réconcilié avec l’écriture qu’au moment où j’ai commencé à écrire avec la conscience que je le faisais de toute façon en pure perte ». C’est ce qu’explique Le Fleuve Alphée, où Caillois, comme le fleuve mythologique, remonte le cours de sa vie. Écrire en pure perte, puisque le sens se dérobe, puisque les pierres « n’attestent » qu’elles-mêmes, comme la dendrite, comme le fulgore porte-lanterne, mais écrire dans l’espoir de trouver « pour un moment, mémorable il est vrai, sagesse et réconfort ». C’est dire que l’écriture poétique est chose grave, chose sérieuse et que le poète est aussi un moraliste, comme se plaît à le souligner Judith Schlanger dans son admirable article des Cahiers du Sud consacré à Caillois (1981).

Au-delà du parcours personnel de Caillois, d’une constante attention au langage, que ce soit celle du grammairien ou celle de l’écrivain, une question est clairement posée, celle du rapport de la poésie à la science. C’est celle que formulait explicitement Saint-John Perse dans le discours prononcé en 1960 quand il obtint le prix Nobel : devant la nuit du monde, l’attitude du savant et du poète est identique, celle d’exploration, l’un avec les outils de la raison, l’autre avec l’analogie et l’image. La science et la poésie ont la même fonction de connaissance, mais tandis que Saint-John Perse, sauf dans les moments de doute de Nocturne, croit en leur pouvoir, Caillois s’incline devant le mystère de l’univers. De la raison à l’imagination existe une continuité, et l’exploration dans tous les cas ne livre qu’un constat : le « secret » n’est que « arceaux de hasard ». Si la pierre offre des « signatures », si elles reflètent la structure du monde, ce redoublement n’en est que plus déroutant, comme l’est, à son tour, l’écriture du poète. La pierre, l’écriture de la pierre, l’écriture sur la pierre ne signifient rien : elles « témoign[en] de soi ».

Quand Saint-John Perse répond à l’obscurité du monde par l’hermétisme, Caillois, dans son humilité, préfère une sobriété, une simplicité tout aussi déconcertantes. Que sont en effet ces blocs de prose, qui n’ont pas la construction discontinue des poèmes en prose ordinaires, mais n’offrent pas non plus la limpidité de la prose ?  Descriptions précises, emprunts à la science, coexistent avec des images ou des passages à un autre ordre, comme dans ce bref paragraphe sur les « pierres de l’Antiquité classique » : « La pierre obsidienne est noire, transparente et mate. On en fait des miroirs. Ils reflètent l’ombre plutôt que l’image des êtres ou des choses ». Étonnante, dérangeante, exceptionnelle poésie, dont le lyrisme contenu est parfois traversé d’éclats de subjectivité, d’aveux de la fascination éprouvée : « Je me laisse glisser à concevoir comment se formèrent tant d’énigmatiques merveilles […] Il me vient alors une sorte d’excitation très particulière. Je me sens devenir un peu de la nature des pierres ».

Mystère du monde, des pierres, et d’une écriture qui est elle-même « énigmatique merveille ».




Revue des revues

Une Revue des revues que nous devons à Gwen Garnier-Duguy, fondateur de Recours au poème, parue  en décembre 2012.

∗∗∗

L'ultime opus de la métamorphique revue NUNC vient de paraître. Depuis sa naissance, l'adjectif qualificatif définissant la revue change à chaque n°. Aussi NUNC évolue-t-elle de livraison en livraison, et après être née agonale, elle est devenue poétique, spirituelle, anthropologique, pérégrine, verticale, charnelle, vagabonde, nocturne, patiente, passagère, accordée, disponible, vigilante, naissante, liturgique, originelle, ardente, singulière. Et, en son 28ème numéro, elle se présente comme silencieuse. Ainsi, comme l'être humain en évolution, NUNC se refonde de l'intérieur sur ses anciennes bases à chaque renaissance, pour les dépasser. En son être renouvelé, cette 28ème apparition est donc silencieuse, mais toujours riche de tous les adjectifs qui l'ont en réalité toujours constitué depuis le départ. Mouvement juste d'une revue juste, et à chaque fois inédite.

Une revue silencieuse, à l'heure du tumulte pornographique commandant à chacun de se vendre sur le marché de la Loi, voici qui donne le ton. Ce silence convient aux mémoires de Carlo Maria Martini et de Henry Bauchau, à qui ce n° est dédié. Puis s'ouvre la revue, par un liminaire ironique et armé de Réginald Gaillard, intitulé : Deux pages vierges pour une prière du cœur - à l'occasion de la rentrée littéraire. in memoriam John Cage. Formidable entrée en matière, qui recueille sur le seuil le silence afin que le lecteur en soit pénétré avant de commencer sa lecture.

Nous entrons ensuite dans le dossier consacré à Erri De Luca. Riche dossier où nous trouvons les voix de Colette Nys-Mazure, de Jean Mattern, de Robert Scholtus, de Eddy Devolder, pour ne citer que quelques noms ayant contribué à ce dossier, et, bien sûr, la voix elle-même de Erri De Luca. Le choix de cet écrivain est expliqué par Réginald Gaillard en raison de la relation que l'italien entretient avec la Bible. De Luca a appris l'hébreu pour pouvoir lire l'Ancien Testament dans le texte. Démarche inouïe pour celui qui se définit comme un non-croyant, même s'il ne se reconnait pas non plus comme un athée. Apprendre l'hébreu. Lire la Bible dans le texte. Et en traduire un extrait chaque matin de sa vie. C'est cet espace, entre la croyance et la non-croyance, qu'occupe Erri De Luca comme écrivain, et cette distance fait de lui un poète majeur de notre temps. Du bel entretien que mène Gemma Serrano avec lui, nous comprenons son regard sur le monde, tellement atypique que respire jusqu'à nous l'esprit de cet homme de parole forcément à part. Un dossier profond, duquel nous extrayons simplement un poème de De Luca, histoire de se mettre en appétit :

Piero Della Francesca

Piero Della Francesca mourut l'année hendécasyllabe du débarquement
mille quatre cent quatre-vingt-douze
de Colomb à l'occident, un orient raté.
Isabelle envoyait au diable les Juifs d'Espagne.
Piero mourut à l'abri des dernières nouvelles.
Il avait peint sur enduit frais les croix et l'insomnie chrétienne
de posséder la ville des sangs et des messies
Jérusalem.
Que pouvait lui importer la découverte d'une Amérique indienne ?
Il laissa sur une douce épaule d'Arezzo,
dans l'air circulaire d'une église,
son voyage en orient, qui est origine, source.

Extraits du recueil L'Ospite incallito, Einaudi, 2008.

La suite de la revue fait place à ce que NUNC nomme Oikouménè, c'est à dire la terre civilisée par ce que nous pourrions nommer l'esprit poétique, et nous trouvons les poètes et les textes de Claire Vajou, Florian Michel, Amélie Collet-Hoblingre, Stéphane Barsacq, Paul Guillon et Pascal Boulanger. Florian Michel évoque la canonisation de Kateri Tekakwitha, Claire Vajou nous emporte avec un brio hors du commun dans un voyage fabuleux, à la recherche d'une énigme d'alchimie homérique, quant à Pascal Boulanger, il nous livre des poèmes de son prochain livre à paraître aux éditions Corlevour, Au commencement des douleurs, et nous sentons déjà à travers ces extraits une manière de procéder comme par concrétions de langage, le temps du Christ et la langue des écritures, du moins certains de ses termes, venant s’écrire aux côtés ou sur la violence langagière contemporaine, dotant la parole d’un dynamisme qui d’une part actualise la langue poétique et la rend fortement opérative d’autre part. En voici un aperçu :

L'abandon

L'axe du monde sur qui
les broussailles épineuses
n'avaient pas de prise
recueille et déplie nos silences.
Sous la voute d'une abbaye déserte
trente pièces d'argent
lèchent la poussière.

Saul

Jour après jour ils ignorent tout
les pantins des rivalités mimétiques
aux trajets punaisés
aux sommeils indigestes.
Leurs yeux s'enfoncent sur les touches d'un clavier
quand ceux de Saul
morts au monde et livrés au vent
comme deux voleurs dans la nuit
suivent l'hypothèse d'un livre
pour qui l'âme de toute chose
est la sang.

S'ensuit l'Axis Mundi, consistant en un cahier consacré à cinq poètes expressionnistes allemands, dont Trakl, Georg Heym, Gottfried Benn, Else Lasker-Schüller et Ernst Stadler. Poètes actuels tant ces expressionnistes se levèrent contre la Belle Epoque bourgeoise qui sévissait alors en Allemagne, et, non sans rapport avec notre propre époque, ces poètes se revendiquèrent du réel de la vie, qui donna naissance au lyrisme moderne.

Voici donc la dernière livraison silencieuse de NUNC qui fera, dans le temps, parler d'elle.

NUNC, revue silencieuse n°28, 144 pages, 22 euros

 ***

Dissonances, n°23

Nous avons reçu le n°23 de la revue Dissonance, revue pluridisciplinaire à but non objectif (c'est le sous-titre). Revue semestrielle de création littéraire thématique dont les objectifs sont la découverte et la promotion de la littérature francophone actuelle dans tous ses états. Ce n° d'hiver est consacré à la notion de "superstar", et, dixit Christophe Esnault, "il va être super difficile de passer inaperçu et celui qui traversera son existence sans sa dose de célébrité sera un véritable et authentique héros du quotidien, une superstar, en somme..." Dans cette livraison, nous retenons - il faut bien faire des choix - le texte de Arnaud Bourven (dont nous trouverons des poèmes dans Recours au Poème en 2013), et qui nous parle de "Ce qu'elle dit d'Elvis" ; ainsi que le texte-poème de Laura Vazquez intitulé "Déjà". Une revue variée, illustrée, déjantée, sérieuse, intervieweuse (Jude Téfan en ce n°). À connaître.

Dissonances, n°23, hiver 2012, 40 pages, 4 euros

***

Comme en Poésie n° 51

La revue Comme en Poésie vient de sortir son 51ème numéro, sous la protection du Pierrot Lunaire. Revue trimestrielle. Son n° précédent rendait hommage à Jean L'Anselme. Ce n° rassemble pléthore de poètes, comme Gérard Lemaire, Arnaud Talhouarn, Béatrice Machet, Jean-Jacques Nuel, Luce Guilbaud pour n'en citer que quelques uns. Cette revue mêle poésie et regard humoristique sur la langue, avec, ici, de petites définitions amusantes que la revue souhaiterait ajouter au Larousse Benjamin, comme : Titeuf : ce qui sort de la tite poule, où Monter un meuble Ikéa : expression moderne signifiant "passer un week-end de merde".

Hormis ces amusettes, nous évoluons dans le poème, au gré des inspirations diffuses. Florilège :

Les relever

Un hanneton a tant saigné
Qu'il a senteur de l'hôpital
Telle une vie hors de son gré
Violence ou pas tous les deux
Tombent mais la nuit en potence
Les rêve pour les relever

Jeanpyer Poëls

***

Ce qu'il faut
De joies et de douleurs
Pour assembler
Les grains d'un visage !
Franchir et franchir encore
Et dire enfin : me voilà !

Marc Bernelas

***

Entre les barbelés électrifiés
Je ne peux pas passer

On met la tête dedans
Et c'est même le plus difficile

J'ai lu une page (de journal) épouvantable
Sur l'horreur inimaginable

Des camps de travail
En Corée du Nord

Ce n'est pas bien pour dormir la nuit
Et personne aujourd'hui

Dans aucun pays du monde
Ne peut passer la tête entre ces barbelés

Electrifiées - visibles ou invisibles
On devient tellement ébahi

Gérard Lemaire

***

Le poil pubien

Le féminisme est sur le dos
Avec les lèvres bien lissées
Par l'intégrale des pornos
Qui se répand dans les lycées.

Le poil pubien décapité
Par le rasoir ou par la cire,
Laisse libre propriété
Aux conquérants du bel empire.

Le corps modelé par la cour
De la mode et de l'apparence,
Fabrique des culs pour l'amour
Et jette les cœurs au silence.

Ludovic Chaptal

Comme en Poésie, n°51, 72 pages, 3 euros.

***

Littérales n°9

La revue Littérales, emmenée par Patrice Fath, en est à sa 9ème livraison et se concentre sur la poésie. Revue d'aspect noir et or, elle interroge ici le lien entre écrire et être. L'ouverture de ce numéro est confiée à Béatrice Bonhomme, qui, au gré d'un entretien, nous donne entre autres propos une définition de la poésie en ces termes : "La poésie, si elle est quelque part, réside pour moi avant tout dans l'acte d'écrire, dans l'écriture comme acte physique, travail manuel, engagement physique. C'est le corps qui écrit ; le texte est comme un corps projeté sur le papier, ou l'image d'un corps." S'ensuit un entretien fouillé, puis une prose poétique de Béatrice Bonhomme intitulée Variations autour du visage et de la rose, dont nous ne citerons aucun extrait pour ne pas briser la belle unité de cette parole qu'il faut lire d'une traite. Nous croisons ensuite Gaston Marty, dont la voix poétique joue d'expérience :

Il doit exister des oiseaux aveugles
qui fixent nos yeux aimantés
survivent à façades et réverbères du soir
L'ombre sous leur corps si la grêle les épargne
peut éluder le vertige mortel des balcons
Voici un ciel émacié encore piquant
une noirceur cérémonieuse
Ai-je omis en eaux limpides ou marécages
ceux qui sans le dire émettent la clameur
et de leur bec s'évertuent à transpercer les vitres

Plus loin nous tombons avec bonheur sur les haïki de Béatrice Arnaud-Gorecki, forme japonaise prisée par des auteurs occidentaux comme Kérouac par exemple.

*

Jaillissante soif
Ta fontaine s'est tarie
Dans mes veines d'encre

 *

Les bateaux n'ont pas besoin
De se cacher pour
Périr. La mer brûle

*

Les îles sont filles
De la solitude
Quel taux de fécondité ?

*

Le froid bûcheron
Retire sa hache
De l'écorce du matin

*

Une rubrique nommée "Poésie à double voix" nous fait ensuite entendre les poèmes espagnols (et traduits en français) de Geneviève Novellino : "Bouge et sors./Sors de ta pauvreté, sors de ton enfance./ Pour te clouer en amour" ; puis ceux, anglais (traduits en français) de Béatrice Machet.

La rubrique "Poésie à deux voix" lui succède, avec ici des poèmes bulgares de Keva Apostolova traduits par Anélia Veleva :

Les paroles vénéneuses
dites à genoux.
Ainsi commence
la perdition humaine.

*

Nouvelle :
une abeille est venue
me voir
et a chanté pour moi
avec une joie organique

*

Ce chemin est droit
mais pour qu'il puisse devenir pur
il doit passer
par le feu.

*

Dans les petites profondeurs du matin
un chant si ardent
que l'abeille a fondu en larmes.

*

Viennent alors les "Nouvelles voix", celle de Marc Kerjean et de Jean Cloarec. Brestois, Marc Kerjean nous dit ceci :

Au mitan des pluies

La nuit secoue ses cloisons de pénombre
          Où se joue déjà la perplexité des pluies ;
Là, le jour en suspens des camps d'ombre
          Se divise... puisque le ciel en lavis
      Ouvre enfin ses ravines,
                    Et débonde.

Le final de la revue est un cahier de lecture de quelques recueils contemporains.

Littérales, n°9, 98 pages, 14 euros, 64 boulevard Gambetta, Brest.

***

 

An Amzer, n°50

Je ne sais si ma résidence brestoise attire à moi les revues nées à Brest, mais il me faut dire un mot sur An Amzer, qui signifie "Le Temps", en breton. Belle revue au format A4, dont on doit le logo de couverture au talentueux Jean-François Guével. An Amzer livre son 50ème n°. La revue est à l'image des bretons, brestois de préférence : joyeuse, de bonne humeur, un brin chafouine, blagueuse, ouverte, accueillante. Ici, on fait de la poésie sans se prendre au sérieux, mais avec sérieux quand même. Le modèle est communément le vers rythmé et rimé, c'est ce qui apparaît en premier lieu. "Je ne suis qu'un tout petit ver/Qui rêvait d'un bel univers.../Je l'ai trouvé en Armorique,/Pays de danses et de musiques." nous chante Dông Phong, et ces vers sont à l'image de la revue. Marc Ross, dans des quatrains de même forme, commence : "C'est juste une missive/Ecrite de Rodez/Et douée d'invectives/Pour survivre au malaise".

Joëlle Kervinio rend quant à elle un hommage à Julien Gracq, en un poème aux vers libres et non rimés. Et nous croisons ainsi des poètes de tous les courants du Ponants, des vers en breton, des cantiques sur la mer, des voix chantant, depuis Gouesnou, la joie d'Etre heureux en novembre (Loeiz Grall). Un dossier spécial envisage le thème de la cuisine alliée à celui de la poésie, et c'est alors un feu d'artifices de vers et de strophes montées en neige : "Froide dans une marinade/Chaude dans l'eau de sa coquille/En beignet, dans une panade/Deux baguettes pour qu'elle se plie/Assis par terre, ne déplaise/Le goût de l'huître japonaise"(Jean-Pierre Anguill). Nous terminerons cette évocation d'An Amzer par la double page intitulée Fort de fromage ! , représentant des couvercles de camembert au centre desquels sont imprimés des quatrains humoristiques de Bernard Trébaol, car la Bretagne, ce sont les crêpes et le cidre, mais la France, ma foi, ce sont les fromages, signe émancipateur et discret des ambitions d'An Amzer :

Un camembert dans sa gondole déchantait
Ses effluves ringards le faisaient mépriser
De ses pâtes voisines à peines fermentées
Tes tommes corsetées aux airs pasteurisés

*

Comme il ne se sentait pas en odeur de sainteté
Il approcha les vins pour se réconforter.
Un brouilly cramoisi se boucha la trompette
D'autres, ne vit que les culs de renommées clairettes.

An Amzer, n°50, 2012, 7 euros

***

 

Inuits dans la jungle, numéro 4

Nous terminerons cette revue des revues par l'évocation du numéro 4 de la revue Inuits dans la jungle, revue éditée par les éditions Le castor Astral, et dirigée par Jacques Darras, Jean Portante et Jean-Yves Reuzeau. Forte d'avoir publiée l'intégralité de l'œuvre de Tomas Tranströmer, le Castor Astral permet un numéro d'Inuit dans la jungle s'ouvrant par un entretien rare du prix Nobel 2011, entretien daté de 1973, assorti d'un poème inédit de Tranströmer recueilli par un fidèle de son œuvre, Jacques Outin.

De cet entretien d'une vingtaine de pages, passionnant, dans lequel, dixit Jacques Oudin, le poète "nous livre plus d'un secret", nous ne révèlerons pas un mot. Voix rare que celle de Tranströmer, connue en France grâce au travail du Castor Astral, nous vous invitons à vous procurer d'urgence ce numéro avant qu'il ne soit trop tard. Car les revues comme les livres, et comme les hommes, n'ont pas un tirage illimité. Cette rareté et cette éminence de la parole de Tranströmer, il faut donc aller la chercher dans Inuits dans la jungle.

Après cette ouverture consacrée à Tomas Tranströmer, un dossier rassemble huit poètes chinois contemporains. Un dossier magnifique où vient jusqu'à nous le chant des maîtres du verbe chinois. Hommes et femmes, ces poètes ont entre quarante et cinquante ans, donc une maturité existentielle évidente. Les conditions politiques de la Chine nous font entendre ces poèmes par le prisme de notre liberté d'opinion ne connaissant pas la censure. Par exemple ce poème de Pan Xichen :

Extinction

Une lampe       derrière moi
éclaire les ans passés
J'en veux à sa lueur
qui m'empêche souvent d'agir
et de me cacher

A présent        derrière moi
elle s'est doucement éteinte,   éteinte
Ce noir subitement     m'a saisi
De crainte j'ai ouvert grand la bouche mais je reste muet.

Huit poètes, avec un choix copieux de poèmes pour chacun d'entre eux, assorti d'une présentation synthétique. Mais sans aucun autre commentaire. Seuls leurs poèmes. Il y a tout à comprendre par ces huit voix. Tout à ressentir. Tout à imaginer de l'autre monde que représente pour nous, Français, la Chine aujourd'hui. Les poétiques ne sont guère semblables aux nôtres. Les prospectives non plus. Le chant est là, et la poétique, ouverte.

Nous poursuivons ensuite notre découverte de ce beau n°4 par la lecture de Desert Music, de William Carlos Williams, traduit de l'anglais (américain) par Jacques Darras. Une pièce unique de l'un des pionniers de la modernité dans la poésie américaine, avec Ezra Pound et Gertrude Stein. Desert Music fut écrit par Williams au lendemain de son attaque cérébrale en 1951. Un poème qui "conjugue la narration, le déplacement dans l'espace (la frontière avec le Mexique), le journal de voyage, les changements d'allure et de rythme, la tendresse et l'autodérision."

Succède à ce beau poème hors norme la voix magique d'un des plus grands poètes américains vivants, Jérome Rothenberg, et nous vous engageons à lire à haute voix "La petite sainte de Huautla".

Puis les poèmes de Durs Grünbein, poète allemand traduit par Jean Portante, dont le magnifique "Transit Berlin".

Ce numéro touche à sa fin avec la suite du dialogue entre Jacques Darras et Gabrielle Althen sur la Situation de la poésie française contemporaine. Nous pouvons retranscrire ici quelques extraits, significatifs :

"Le monde de la poésie, comme le reste du monde, est pris par l'individualité. À chacun son langage, à chacun sa chose à dire." Gabrielle Althen

"Qui est pure apparence d'individualité, tant les gens ressassent le même langage." Jacques Darras.

"J'ai tendance à croire que nous aurions un public si nous arrivions à nous fédérer." Gabrielle Althen.

"Il s'agit de reconstruire une scène poétique. C'est tout à fait à portée de voix et d'action. (...) C'est bigrement difficile de sortir de ce que j'appelle notre enkystement poétique. Qui est pourquoi nous n'arrivons pas à réunir dans notre poésie la scène mondiale, la scène esthétique et la scène métaphysique."  Jacques Darras.

"Une toute petite lueur d'optimisme (ironique) consisterait à remarquer que la poésie est sans doute entrée la première dans cette période transitoire du renouvellement des technologies d'impression ou de reproduction. Entre le livre traditionnel d'un côté, le livre électronique et internet de l'autre. Et que cette crise éditoriale que connaît la poésie dans les grandes maisons d'édition la place sans doute en position pionnière dans l'édition à venir." Jacques Darras.

"Ce que nous constatons aujourd'hui, ce sont des hommages à des poètes individuels. Je suis bien placé pour le savoir. Comme si nous allions, de plus en plus souvent, nous faire les thuriféraires les uns des autres, à la fin de nos existences, le troisième quart de nos existences. J'appelle cela la promotion des poètes par ancienneté." Jacques Darras.

Il y a fort à penser dans ces extraits de leur dialogue, et Recours au Poème en prend acte, tout à fait positivement.

Le final de la revue est confié aux poèmes de Jacques Outin, et nous terminerons sur ses mots :

BORD DE LAC

Flammèches
Au-dessus de tombes
Qui jamais ne verront
Le granit

Quelques œufs
Déposés pour les morts
Que de nuit vient voler
Un enfant

Et en bord de lac
Une dame parée
Voit la brume
S'en aller

Inuits dans la jungle, numéro 4, 164 pages, 12 euros.




Amont dévers — une anthologie poétique : Dans la poésie italienne, transductions (1)

Cette chronique a été proposée durant des années par notre collaborateur  Jean-Charles Vegliante. Cette première édition date d'octobre 2016.

∗∗∗

 

Pour cette anthologie, nous proposons quelques exemples – parfois singuliers mais d’après nous bien caractéristiques – de la poésie italienne majeure et parfois “mineure” ou minorée mais non moins importante, venue après l’immense travail fondateur de Dante Alighieri : aussi bien en ce qu’elle a pu constituer une source pour d’autres littératures européennes et au delà (on pense surtout à Pétrarque), que par son irréductible particularité, souvent occultée ou ignorée de ce côté des Alpes.

Le presque-même et l’apparente facilité de passage d’une langue à l’autre, de formes innovatrices ou institutionnalisées à d’autres (ici semblant aller de soi), et aussi la proximité culturelle indéniable entre les deux académies – italienne et française –, ont souvent agi à l’inverse de ce qu’on aurait pu attendre, éloignant les prétendues “sœurs latines” au lieu de les rapprocher pour de féconds échanges. Non que ceux-ci n’aient pas eu lieu, au moins depuis l’époque des troubadours descendant vers la Péninsule, puis avec la Pléiade pétrarquisante en sens inverse, enfin à nouveau de Paris en direction de l’Italie (et du reste du monde), mais trop souvent de façon asymétrique ou – en France surtout –  intermittente, sans échapper à la tendance assimilatrice, à cette acculturation sûre de son bon droit dont notre pays a donné bien d’autres exemples ; et au centralisme, duquel l’infinie variété des dialectes, parlers, langues locales italiennes (parfois riches déjà d’une vaste littérature) ne pouvait qu’avoir à pâtir. Comme quoi, la poésie elle-même n’échappe pas à l’idéologie et, plus simplement, à l’histoire dans laquelle s’ancre son expression.

La transduction, suivant l’acception néologique que j’en avais proposée dès les années 80 du siècle dernier (voir D’écrire la traduction, 19962) voudrait éviter cet écueil, aussi bien que celui des récritures, certes intéressantes – j’en connais d’ailleurs quelque chose – voire géniales (Bonnefoy) mais par trop éloignées de l’ébranlement que doit continuer de transmettre dans le texte d’arrivée, à mon avis, l’œuvre originale en sa différence. L’opération créatrice d’un texte nouveau, par définition autonome dans la langue-culture de destination, ne devrait jamais négliger cette posture première, filiale si l’on peut dire, relativement au texte de départ : Amont dévers, résurgence et source qui seraient à la fois nôtres et communes à l’autre versant, étranges doubles adret ou ubac selon la perspective adoptée – et vraisemblablement tantôt alternés, partagés en fonction du type de texte original à transduire. À amener donc, sans détournement, vers l’autre pente, en acceptant d’y être nous-mêmes transportés… facile à dire ! Il n’y a pas d’ancillarité, pas même de modestie : dans certaines limites qui sont celles de leur temps, nous croyons bien qu’il y a des versions “définitives” (avec guillemets). Et provisoires donc. C’est souvent alors d’une petite conversion qu’il s’agit, au moins momentanée – nouvel oxymore –, par exemple devant tel poème dialectal moderne, pour lequel n’existe littéralement aucun type d’équivalence possible dans une langue aussi centrale et normée que la française. Et que dire du rythme… Alors, plus que jamais, traduire sera aussi transformer, en une métamorphose qui ne devrait pas devenir annexion – voire au mieux récriture – mais demeurer au plus près de l’étranger perturbant, fût-il dans le cas des deux proches voisines qui nous occupent une sorte de familier étrange.

Faut-il préciser que ce choix, terriblement limité sans doute, n’est au demeurant que celui d’un lecteur parmi d’autres, avec les préférences et aussi les capacités de critique et d’écriture qui se manifesteront d’emblée, en bonne pratique-théorie : autant dire subjectif, encore qu’un certain nombre de limites et de règles moins discutables y aient été respectées. Nous pensons en effet que la langue – d’origine et de destination en l’occurrence –, les langues donc, restent toujours souveraines, prédominantes pour la délicate et indispensable communication littéraire, sans laquelle risque de s’étioler toute transmission. Relativement extensibles, si l’on peut dire, elles ne sont pas celles de la doxa, en principe… La langue vers laquelle se dirige le flux verbal et musical (et son rythme) doit être “inventée” en quelque façon : mais qu’est-ce à dire ? Certes poussée jusqu’à ses extrêmes, ouverte à la rencontre avec l’étranger, bousculée et renouvelée peut-être, mais non « subvertie » comme on s’est plu à le prétendre un peu gratuitement, sous peine encore une fois de clôture et d’entre-soi stérilisants. La révolution est ailleurs, si elle existe. La fidélité aussi – qui a dit, par exemple, qu’il faudrait rendre la rime par la rime ? – à condition de ne pas oublier de « traduire la forme », primordiale en tous les cas. Alors, oui, une rime indiquant par exemple la fin d’une séquence (d’une strophe) doit être restituée : le sens, au delà des signifiés particuliers, est à ce prix. Dans le vaste océan des possibilités, l’écrivant quel qu’il soit, et le traducteur plus que tout autre, se meut aussi librement qu’il le désire, sans risquer une asphyxie hors de l’eau. Son milieu naturel, d’échange et d’accueil entre les langues, est en fin de compte varié mais unique, monde sémantisé de l’humain au sein duquel toute rencontre – et la survie dans la transduction même – demeure praticable. Dante, rendant grâce à son maître Brunet Latin, par exemple : « comment [au monde] l’homme peut gagner l’éternité » (Enfer, XV). Sublime illusion, leurre du littéraire, bien sûr.  

Pour ce qui est de la poésie italienne, une autre donnée objective serait qu’elle représente au bas mot la moitié de toute la Littérature de l’aire italophone, canonique ou non : de quoi nous rassurer, quelles que soient les limites de notre sélection présente. Et de la réussite (autonome) dans la langue de destination, le français écrit – parfois à l’occasion parlé-écrit, gageure encore plus ardue –, la langue en bref des poètes d’aujourd’hui. Les textes suivent, dans l’ordre qui sera celui d’une Anthologie possible : un livre parmi beaucoup d’autres, au fil et au gré d’affinités, de regroupements à la fois formels, sensibles et thématiques. Reste donc à lire, à simplement s’avancer jusqu’à « toucher les vêtements » de l’autre (Hölderlin, Die Wanderung), dans l’autre texte ici amené au plus près de notre attente.

Première livraison :

-      Pétrarque, évidemment…

(Le sonnet d’abord,

 tel qu’en lui-même enfin…)

                   “Désir fou qui espère…”

Vous qui écoutez en vers épars le son
de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur
aux premiers temps de la juvénile erreur,
quand j’étais presque autre homme que je ne suis,

du style divers où je pleure et raisonne
entre vaine espérance et vaine douleur,
si vous avez connu l’épreuve d’amour,
j’espère trouver pitié, sinon pardon.

Or je vois enfin comment de tout le monde
j’ai été longue fable ; et donc, bien souvent,
revenant sur moi, de moi-même j’ai honte ;

et cette honte est le fruit de mon délire
et le repentir, et clairement savoir
que ce qui plaît au monde n’est qu’un bref songe.

F. Petrarca, R.V.F., i

L’adorable pâleur qui recouvrit
D’un nuage amoureux le doux sourire,
À mon cœur se montra si souveraine
Qu’il vint à sa rencontre en mon visage.

Alors je connus comme, au Paradis,
On sait tout l’un de l’autre, tant fut plaine
La pensée bienveillante, que ne virent
Hormis moi aucuns, qui ailleurs s’engagent.

Tout angélique aspect, tout geste aimable
Qui jamais apparut en femme éprise,
Comparé au sien serait négligeable.

Elle tenait baissés ses beaux yeux fiers,
Et se taisant disait, de moi comprise :
Qui, mon fidèle ami, veut te soustraire ?

F. Petrarca, R.V.F., cxxiii

Jamais sur un toit passereau solitaire
autant que moi ne fut, ni bête en un bois,
si je ne vois son visage, et ne connais
d’autre soleil, ni d’autre objet pour ces yeux.

Des larmes sans fin sont mon plaisir suprême,
le rire deuil, tout mets poison et absinthe,
la nuit angoisse, et le ciel bleu m’est de plomb,
et un rude champ de bataille mon lit.

Il est bien vrai que le sommeil, comme on dit,
est parent de la mort, s’il soustrait le cœur
à la douce pensée qui le tient en vie.

Fertile pays, le seul aussi heureux,
vertes rives fleuries, ombreuses vallées,
vous possédez mon bien, et moi je le pleure.

F. Petrarca, R.V.F., ccxxvi

Francesco Petrarca, Rerum Vulgarium Fragmenta (Canzoniere)

-      Un écho lointain, par-dessus Leopardi :

(non plus sonnet,

mais Ballata minima)

       Le passereau solitaire

Toi dans la tour ancienne,
   passereau solitaire,
   tu essaies ton clavier,
   comme en son sanctuaire
   moniale prisonnière
   l’orgue, à ses doigts légers ;

que, pâle tout-à-coup,
   saisit l’étonnement
   de trois notes cachées,
   dans l’orgue, seulement
   trois, fuyant comme mots
   ensevelis, en paix.

D’un lointain sanctuaire
   empreint de mort encens
   dans ses grands caveaux vides,
   par le silence immense
   tu envoies tes trois notes,
   ô esprit solitaire.

Giovanni Pascoli, Myricae 1896

Cf.  http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/avec-une-autre-po%C3%A9sie-italienne/j-c-vegliante-1

_______________________

-       Tout autre chose bien sûr, Michel-Ange :

                      (Madrigal)

Quel est celui qui de force à toi m’amène,
hélas, hélas, hélas,
lié serré, où libre suis d’entraves ?
Si tu peux enchaîner autrui sans chaînes,
et si sans mains ni bras tu m’as mis en cage,
qui me défendra contre ton beau visage ?

 Rime (M. 1)  

                       (Sonnet)

Tout vide clos, tout espace couvert,
quoi que ce soit qu’une matière enserre
conserve la nuit, tant que vit le jour,
contre ses lumineux solaires jeux.

Et si elle est vaincue par flamme ou feu,
le soleil chasse (ou lumière plus vile)
et la prive de ses divins atours,
au point que l’entame un simple petit ver.

Ce qui s’offre au soleil et se travaille
en mille graines et plantes diverses,
le rude laboureur du soc l’assaille ;

mais seule l’ombre sert à planter l’homme.
Donc les nuits sont plus saintes que les jours :
l’homme vaut plus que toutes les semailles.

Michelangelo, Rime (Son. 42)

-       Et Della Casa, vers un maniérisme ? 

Ô Sommeil, ô de la calme, humide, ombreuse
Nuit pacifique fils ; ô des pleins de maux
mortels réconfort, doux oubli des malheurs
si lourds dont la vie est âpre et douloureuse ;

secours ce cœur qui souffre et n’a de repos
désormais, et ces membres las et fragiles
soulage-les : vole vers moi ô Sommeil,
étends tes ailes brunes sur moi et pose.

Où est, loin du jour lumineux, le silence ?
et les rêves légers qui sans traces sûres
ont pour habitude de suivre tes pas ?

Hélas, en vain je t’appelle et ces obscures
froides ombres, je les flatte en vain. Ô draps
pleins d’âpreté, ô nuits poignantes et dures !

G. Della Casa, Rime

-       Des salons…     

           Femme qui coud

Oui c’est un dard, non l’aiguille
dont use en son ouvrage
celle, neuve Arachné d’amour, que j’adore :
pendant qu’elle pique et brode son beau lin,
de mille pointes perce mon cœur, et point.
Malheureux, ce trop charmant
fil de sang qu’elle tire,
coupe, noue, et affine, tourne et retord,
sa belle main chérie,
c’est le fil de ma vie.

                                                   G. B. Marino, Madrigale LXXIV

                Sifflet XXXIII

Voici un démenti en plein sa gueule
à quiconque oserait nous affirmer
que Murtola ne sait pas bien poeter
et qu’il devrait retourner à l’école.
   Je sens que monte en moi une ire folle
quand j’entends que quelqu’un veut le blâmer ;
car nul ne saurait faire s’étonner
comme lui fait, en sa moindre parole.
   Est du poete la fin l’étonnement
(je parle du suprême, non du bouffe) :
qui ne sait stupéfier, qu’il aille au ban.
   Moi je ne lis jamais ses choux, ses touffes,
sans soulever de stupeur mes sourcils :
comment être à ce point un imbécile !

                                                                             G.B. Marino, Murtoleide

-       et des prisons :

                     Au cachot

Comme va vers le centre tout corps pesant
depuis la circonférence, et comme encore
dans la bouche du monstre qui la dévore
la belette court craintive et minaudant,

ainsi quiconque de science grand amant,
qui plein d’audace depuis le marais mort
passe à la mer du vrai, dont il s’énamoure,
dans notre hôpital vient finir à la fin.

Que les uns l’appellent ‘l’antre à Polyphème’,
d’autres ‘palais d’Atlante’, certains ‘de Crète
le labyrinthe’, et certains ‘le fond d’Enfer’

(car là ne vaut faveur, savoir, ni rosaire),
je peux te le dire ; au demeurant je tremble :
c’est bastion voué à tyrannie secrète.

T. Campanella, Opere

_________

Qui pénètre en cette horrible sépulture
où règne une pérenne cruauté
trouvera écrit sur ces murs du Tartare :
“Quittez l’espérance vous qui entrez !”
Il fait jour ici autant qu’en nuit obscure,
toujours à souffrir, supporter, peiner,
car on ne sait jamais ni le jour ni l’heure
d’un retour à la chère liberté.

G. Di Michele, Opere “Cui trasi…”

Cf.  http://www.recoursaupoeme.fr/essais/un-p%C3%A9trarquiste-sicilien-m%C3%A9connu/j-c-vegliante

-       ou prisons intérieures :

            Le premier dormeur
l’un, fœtal, dort,    
à la fois respiration et apnée
accusation et pénitence
mémoire arrachée et idée
luisante mais bannie…

pourquoi ainsi s’attester
alors qu’il est un vieux désormais ?

dans l’inconscience il souffle

sur ses genoux une autre
fervente vie

           Le deuxième
dort-il ? oh si une main
légère l’effleurait
comme un rose pastel
sur un papier jaune !…

comme une langue vive
sur la peau brûlée !… 
la géographie du sang
viendrait à la surface…

(seule sa tempe bat
dans le corps ensaché
et sa mine éteinte
cache s’il fut heureux)

         Le troisième
ne dort pas : il est empêtré
dans un enfer où de
râpes langues le haranguent
qu’il a du mal à contenir…

s’embrèchent les veines
dans la pénible querelle…
poursuit en son intérieur
une écharde à l’envers…

s’il se souvient ? oui, il se souvient !
mais tout a été instigué…
un jour, cette heure, peut-être…
mais tout est là déphasé

Eugenio De Signoribus, Trinità dell’esodo (2011) 

Cf. http://poezibao.typepad.com/poezibao/2015/09/anthologie-permanente-eugenio-de-signoribus.html




Un Américain à Séville (1)

Le tout premier épisode du feuilleton paru en octobre 2018, Un américain à Séville,  proposé régulièrement par notre regretté collaborateur et ami Jean Migrenne qui nous a quittés en 2020, et qui a continué à écrire malgré sa maladie. Nous saluons son courage, sa présence, et le remercions encore pour ces merveilles qu'il a permis à tant de gens de découvrir.

∗∗∗

Transportez-vous avec nous dans la province de Séville - dans le barrio d’Alcalá de Guadaíra, en 1964. Imaginez le monde coloré des gitans… Ecoutez monter vers vous le son du flamenco : guitares, chants des hommes, claquements de talon de danseuses… Vous êtes dans le monde de « Manolito », tel que le décrivit David George, poète et écrivain américain qui vécut plusieurs années parmi eux et s'en inspira dans son œuvre. C'est cette époque et cette histoire qu'explore Jean Migrenne, pour nous la faire partager sur Recours au Poème.

MANOLITO EL DE MARÍA,
cantaor (1904-1966).

 L’un des cinq azulejos du monument élevé par la municipalité à la gloire des grands de la Soleá d’Alcalá, Plaza des Derribo, Alcalá de Guadaίra, Province de Séville. Auteurs: Julio Álvarez et Miguel Cano 1990. Cliché Jean Migrenne.

DAVID GEORGE 
poète (1930-2003)

Photo d’identité de l’auteur à l’époque.

Ces histoires de Gitans et de grottes

Qui s’agglutinent autour de la citadelle d’Alcalá

Ne sont qu’anecdotes. Elles n’ont aucune

Ambition ethnographique. Je ne fais que gratter

 

En surface. Je n’ai jamais eu l’intention

De rédiger un document scientifique rempli

De dates, de faits et de chiffres. Mieux vaut

Laisser tous ces comptes aux historiographes.

 

Je retourne aux sources. Je veux évoquer

L’atmosphère, la poésie, les faits bruts

De décoffrage, l’époque où les grottes

 

Abritaient les meilleurs, les plus grands,

Les derniers des vrais et des anciens.

C’est un hommage à Manolito, le chanteur.

(David George)

Sont reproduits ci-dessous les cinq premiers des quatorze sonnets qui figurent en version originale et en traduction espagnole dans The Flamenco Project, de Steve Kahn. Ces sonnets ont été composés ou finalisés quelque vingt-cinq années après les évènements que nous relaterons. Ils inaugurent une séquence qui en compte plus de deux cents. Nous vous en présenterons une sélection significative, centrée plus directement sur Manolito et le monde flamenco, sur plusieurs numéros. Y compris les textes écrits en commémoration immédiate de la mort de Manolito.

L’importance du personnage sera soulignée par l’apport de textes contemporains complémentaires. ((Ouvrez le coffre aux trésors (pdf joint), et vous trouverez : une bibliographie, un who is who illustré de documents sonores (liens avec possibilités collatérales infinies d’ouverture sur l’univers flamenco), la version originale des sonnets sur Dalí.))

Nous sommes en effet dans le barrio d’Alcalá de Guadaíra en 1964. La grotte de Manolito est aujourd’hui murée, comme bien d’autres, pour des raisons de sécurité. Une autre partie du barrio, moins misérable, subsiste sur le versant de la forteresse mauresque donnant sur le rio.

« Diego » est le légendaire et génial guitariste autodidacte et philosophe de Morón : Diego del Gastor. Ici, il sert d’interlocuteur au narrateur. C’est lui le sujet de The Flamenco Guitar (pages 61-80).

Nous présenterons les lieux et circonstances au fur et à mesure des livraisons.

 

 

MANOLITO, CHANTEUR GITAN

 

Il est seul, sur le pas de sa grotte,

Manolito, le Roi de la soleá,

Manolito el de María.

Manolito, le chanteur d’Alcalá,

 

Se fait tirer le portrait. Pas un rire.

Les Gitans sont graves. Ils sont au courant :

On prend Manolito en photo.

Un photographe célèbre lui tire le portrait.

 

Même les enfants se taisent. Les gamins, les gamines

Qui gloussent à la vue d’un appareil et se sauvent,

Les voici frappés de stupeur, alignés en silence,

 

Tout à fait conscients de ce qui se passe.

Manolito ne pose jamais. Il occupe,

Totalement décontracté, le centre de la scène.

 

***

 

Cet homme qui promène un regard de roi

Sur royaumes et principautés, en voit-il

Davantage que d’autres parce qu’il est roi,

Ou bien est-il roi parce qu’il voit

 

Ce que leurs yeux ne voient pas ? Regardez-le, debout,

Bras croisés, fier dans sa peau. Voyez ces badauds

Qui le saluent de la tête, comme si, rien qu’à sa façon

De se tenir, ils reconnaissent en lui celui

 

Qui en sait plus qu’eux, qui se donne pour mission

De sauver, de sacraliser leur patrimoine :

Le Livre du Cante, le cante jondo,

 

Expression orale de leur race

Aujourd’hui incarnée, chapitre et verset, par celui

Qui est seul, debout au centre de la scène.

 

***

 

Photographié des centaines de fois Manolito,

Des milliers, peut-être, au fil des ans

Par des professionnels, des touristes, des journalistes

Aficionados du cante flamenco

 

Qui se pressent au pied de la scène,

Mitraillé par les flashes et les obturateurs

Dans une salle silencieuse, alors que,

Debout, il chante, essaye d’oublier

 

Sa notoriété. Mais peu de ces gens ont su

Saisir l’homme, le chanteur derrière le chant,

Le cantaor, Roi de la soleá.

La femme danse. Le chant de Manolito est pour elle.

Parce que Manolito chante, elle fait que ses mains

Flottent dans l’air, pétales sur eau noire.

 

***

 

Il dit qu’il vit dans un trou, comme un lézard,

Sans lumière la nuit, sans autre éclairage

Que la flamme de lampes romaines, le clair de lune

Froid sur les murailles mauresques, sur les grottes

 

Taillées dans le roc, creusées dans des remparts romains

Sorte d’immortels, éternels monuments

Au temps et à la rivière qui coule tout en bas.

Même invité, quel visiteur serait prêt

 

À se rompre le cou sur le chemin muletier,

Ce sentier sinueux qui gravit la falaise abrupte

En surplomb de la rivière tout en bas ?

 

Il n’y a aucune autre voie d’accès à ce qui

Avec le temps, est devenu tas de pierres fortifié,

Suffisamment à l’écart pour que les Gitans y vivent en paix.

 

***

 

C’est un monde à part, ce barrio

Accroché à la vie au bord d’une corniche étroite

Qui longe les grottes, au sol battu

Par ânes, chiens, enfants nus et gamins

 

Qui sautent comme des cabris sur les murs du château,

Rejouent les anciennes batailles dont ils croient

Qu’elles ont réellement eu lieu sur ces parapets.

« Aux Chrétiens et aux Maures », c’est leur nom, et chaque jour

 

Ils changent de camp et s’affrontent à coups d’épées

Et de lances de roseau, de badines et de cannes de saule.

Les jours de pluie, rassemblés dans les grottes

 

Ils écoutent le Livre du Cante, les chants

Que Manolito a appris dans sa jeunesse,

Qui leur apprennent ce qu’ils sont et qui ils sont.

 

 

David George a aussi chanté l’Espagne via son interprétation des plus célèbres tableaux contemporains ou non. En voici un échantillon (qui a inspiré certains des sonnets qui seront présentés) :

Le torero hallucinogène 1968-70 ,
Huile 
sur toile, 300x400, de Salvador Dali

 

LE MATADOR DE DALÍ.

D’après Le Torero hallucinogène

 

Le tableau part d’un enfant en costume marin,

Trompette à la main, cerceau dans le dos.

D’énormes mouches fondent sur lui pour le dévorer ;

Ribambelle d’ombres en chasse d’ombres qu’il affronte,

 

Campé sur ses jambes jointes, en matador

Chez qui déjà perce la trempe de l’homme.

Un taureau gratte l’arène non loin de lui,

Taureau de sa taille, taureau qu’un enfant

 

Rêve de travailler à la cape s’il est enfant d’Espagne.

Jusque-là, le peintre a fait ce que tout peintre fait

De ce qu’il connaît : taureau, mouches, sable,

 

Odeur de sang, peut-être ; et l’enfant

Ancré là, attend de devenir homme,

Espagnol, peintre, matador.

 

***

 

Pas une, mais trois Vénus identiques, dressées

Sous les mouches, projettent leur ombre dans l’arène.

Même taille que l’enfant : sont-elles

Les premières visions venues à l’artiste ?

 

La vie est un cycle : taureau, sang, sable,

Jusqu’aux mouches qui se précipitent sur une carcasse

Et font habit de lumière qui étincelle au soleil.

L’enfant à la trompette et au cerceau reste seul,

 

La Vénus de sa vision s’efface dans son esprit,

Alors que l’homme, lui, s’assimile à la Vénus

En image double. Il fait maintenant

 

Partie d’elle comme elle fait partie de lui.

Il l’emmène avec lui, dans son habit de lumière,

Lorsqu’il débouche sur des gradins déserts.

 

***

 

Pas identiques, ces gradins déserts : certains

Ont un diadème de statues plantées sur les arcades.

Des grecques, des romaines, d’autres encore sont

Maculées de sable et de sang. Dans ces arènes,

 

Vénus a toujours été image double,

Apparition qui se mêle au soleil

Sur un habit de lumière. Elle revendique son dû :

Sang, sable, homme, taureau qui agonise.

 

Même l’avalanche de mouches sur la victime immolée.

¡Viva la Macarena! S’écrie la foule en liesse,

Lorsqu’elle passe sur les épaules des costaleros,

 

Et que mille cierges brillent sur son trône.

Son visage inspire l’homme seul, debout

Face au taureau, à cinq heures du soir.

 

***

 

Combien de taureaux devra occire ce torero

Avant que la Sainte Vierge ne lève la main

Pour mettre fin au massacre de l’homme et du taureau

Sur l’arène ibérique ? Même en rêve,

 

Il tue, il tue encore : la muleta grouille

De mouches à force de s’être frottée au taureau,

Le bras qui tient l’épée mollit, le corps se raidit à force

De se rapprocher toujours plus pour l’estocade, la fin

 

Qui ne vient jamais. Il lui faut du réel.

Sa conscience crie. À cinq heures,

À las cinco de la tarde, il fera une fois encore

 

Son entrée solennelle dans ce soleil

Qui aime la vue du sang, qui aime briller

À cinq heures sur les morts et ceux qui vont mourir.

 

***

 

Parce qu’il faut que le taureau soit de la bataille,

L’artiste l’a incorporé à l’homme, cornes à vif

Rognées par la tyrannie, meurtries, émoussées

À force de percuter les palissades. Le taureau

 

Y va, pas moins intrépide que l’homme

Avec qui il a en commun d’attendre debout,

Pieds joints, sur ses appuis, l’assaut

Qui les unit, homme et animal, l’estocade

 

Au cœur ou au poumon, ou bien la corne

Qui embroche l’autre en plein thorax.

Mais que serait la vie sans le baiser d’Aphrodite

 

Ou sans le baiser de la Mort ? Le taureau est mort.

Terrassée, la bête en lui s’affaisse,

Vient mordre une flaque d’eau et de sang.

 

 

Traductions publiées et originaux (textes, photographies, documents) reproduits avec l’aimable autorisation des ayants droit.

Bibliographie 

Le Gitan à la guitare verte, note du traducteur




PING-PONG : trois poèmes de Finlande de Shizue Ogawa

Un premier épisode de la rubrique Ping Pong, paru en septembre 2016.

∗∗∗

 

Cette rencontre de traducteurs nous est offerte par Rome Deguergue. L’esprit de la rubrique Ping-pong, ouverte avec les poèmes israëliens de Gili Haïmovich, était inspiré par les nombreux échanges entre la poète et sa traductrice. Elle est tout à fait adaptée à cette proposition parvenue en avril dernier. On imagine sans mal la somme de travaux échangés et les amitiés traçant des lignes pacifiques sur un planisphère très crispé en ce moment. (É. P.)

 

l

Plan général de l’article :

1 - introduction de Rome Deguergue ; version originale japonaise + version anglaise indissociées, car Shizue est l'auteure des deux en association avec Soraya Umewaka pour l'anglais ;

     version finlandaise ;

2 - version française ; version espagnole ; version roumaine ; version italienne ; version allemande.

“Trois poèmes de Finlande”

1.

1.1 Shizue Ogawa, angliciste, spécialiste de Keats, peintre, poète est née en 1947 sur l’île d’Hokkaido au Japon, où elle enseigna la littérature anglaise.

Une âme qui joue est le titre général regroupant une infinité de poèmes égrainés dans plusieurs volumes publiés à partir de 1999.

Les distinctions suivantes lui furent attribuées : le Grand Prix de l’Exposition Nationale Sakura pour ses créations au crayon pastel en 1963, le Grand Prix international « Antonio Viccaro » en 2011 et  « The Gerard Manley Hopkins Society Award » en 2014. Shizue Ogawa est l'invitée de maints festivals de poésie : en Belgique, France, Irlande, au Québec, en Finlande (où elle a composé les trois poèmes qui font l’objet de cette parution) et prochainement en Roumanie.

Ces trois poèmes de Finlande ont été écrits par Shizue Ogawa dans sa langue maternelle, japonaise, traduits successivement en anglais par elle-même, assistée par Soraya Umewaka, puis de l’anglais vers le finlandais par Juhani Lindholm, toujours de l’anglais vers le français par Michèle Duclos, et de l’anglais vers l’allemand par Brian Keith-Smith ; du français vers le roumain par Manolita Dragomir Filimonescu ; à nouveau du français vers l’italien par Concetta Cavallini et enfin également du français vers l’espagnol par Letizia Moréteau Dejenne.

Soulignons une fois encore, qu’entre – création et perception – de celle-ci, et derrière chaque mot du poème résident : « une âme » mais aussi des états d’âme ; ce qui induit que tout traducteur doive s’introduire dans l’état d’esprit du texte de départ. Texte de départ ici écrit en japonais, mais co-traduit par l’auteure, Shizue Ogawa, assistée de Soraya Umawaka. Une garantie supplémentaire – sans doute pour y voir conservé cet état d’esprit introductif. Ce qui permettra ainsi au lecteur de s’introduire, même indirectement, dans l’original. Car il s’agit bien ici d’accueillir le « texte source » dans un nouvel univers linguistique, via un geste poétique d’une subjectivité écrivante[1] qui n’est pas « le calque de la littéralité du poème mais l’écoute du désir qui l’écrivit »[2]. Car, « il n’y a qu’une source, c’est ce que fait un texte ; il n’y a qu’une cible, faire dans l’autre langue ce qu’il fait »[3].  

Nous tenons à remercier sincèrement les différents traducteurs – dont les succinctes biographies paraissent à la fin de leurs traductions – d’avoir consenti à livrer leurs travaux gracieusement, afin que la – polyphonie traductive – des trois poèmes de Finlande de Shizue Ogawa poursuive son essaimage planétaire, via la publication dans la revue en ligne, Recours au Poème, où divers articles et autres recensions à propos de la poète japonaise figurent déjà.

     Rome Deguergue

∗∗∗

            1.2 Trois poèmes

 

フィンランドの思い出 (I)

 

もし2本のペンを持っていたら ムックラの荘園

 

 

荘園の入り口に

いく本もの(かし)の木が立っていた

()(みち)をたどると建物にいたる

ここはムックラ 妖精の都

木々の葉に住む妖精が

人々の声をいつまでも覚えている

 

妖精はいつしか訪れる人の名も覚え

たった1度の訪問客も

親しく名で呼ぶ

ああ 私にもし2つの魂があったら

ひとつはムックラの荘園の

湖のほとり

 

荷物を部屋に置き

湖のほとりを歩く

風はなく 波は影を作らない

対岸には  白く遊ぶ雲が映っている

だれもがここに立ち

あの妖精たちの不思議な命について考える

 

ああ 私に2本のペンがあったら

1本を岸辺に残してゆこう

荘園に集う人が 

それを取り

ムックラの妖精と語ったことを

湖の砂に書きとめられるよう

°°°°°°°°°°°°°°°°°

Memories of Finland (I)

 

If I Had Two Pens ― Mukkula’s Manor

 

At a manor’s gate,

a myriad of oak trees stood tall.

I followed the path, reached the house,

Mukkula, a fairyland.

Fairies that live in an oak tree’s leaves,

never forget visitors' voices.

 

Fairies also naturally remember their names,

calling out visitors by their first names

even on their first visit.

Ah, if I had two souls,

I would leave one

at the lake side of Mukkula’s Manor.

 

I settled my baggage in my room,

walked along the lake.

There was no wind, no shadows from waves.

Silhouette of white playful clouds spread across the shore.

Everyone who stands here

thinks of the mysterious fairies' lives.

 

Ah, if I had two pens,

I would leave one at the shore,

people who gather at the manor,

can take that pen,

write down their conversations with fairies

on the lake’s sand.

 

Author's note: Mukkula is the name of a town located by Lake-Vesijärvi in Lahti, Finland.

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

フィンランドの思い出 (II)

 

いち日 

 

 

岸辺の砂は

冬 水とともにこおり

動きをとめる

浸食されずに

森の神話を聞きながら眠る

 

夏至に太陽は

赤いまま 

湖のむこうに沈み

すぐそばから 

朝日となって輝く

 

かもが数ひき 泳ぎ去った

私は  しゃがんで砂をすくった

ひとにぎりの砂

砂は

私の故郷の砂よりも 目が粗かった

 

波が静かに 指のあとを消した

私はある思いにいたった 

「私の精神は 不滅のままここに残る」

私の存在もまた 歴史のいち日を生きたから

この土地をこんなにも愛したのだから

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

Memories of Finland (II)

 

 

A Day

 

Winter,

beach sand crystallizes with water

at a standstill

without eroding,

sleeps while listening to forest myths.

 

Summer solstice,

the sun stays red,

sinks behind the lake

nearby,

a luminous sun rises.

 

A couple of ducks drifted away.

I squatted, scooped sand,

just a handful,

it was coarser

than sand from my country.

 

The waves silently erased my finger traces.

My thought evolved,

"My soul will stay here eternally",

because my existence lived a historical day,

because my love for this land is so great.

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°° 

フィンランドの思い出 (III)

 

永遠の湖 

 

 

荘園に(つど)った人々の声は

まだ(なみ)()にたゆたう

さようなら

さようなら

日本のことばをくり返して

覚えようとした人

その人は「きれいな音だね」ともう1度言って

去っていった

 

私は湖をふり返り

別れを告げる

永遠の湖

別離は平凡な日常

出会いよりも容易に訪れる

荘園は暮れることのない夏の日に

無言でたたずみ

(ひな)をかえす鳥のように

私たちの想いを抱き続ける

 

さようなら

きれいなことばだね

別れは出会いよりも

きれいだね

永遠に打ち寄せる波の音

私たちの声

 

 °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

Memories of Finland (III)

Eternal Lake

 

People's voices echo in a manor,

still swaying on waves.

Sayōnara,

Sayōnara.

Someone repeated the Japanese expression,

tried to remember it.

He said, "The sound is beautiful",

he said that once more and left.

 

I turned around

and said my goodbyes

to "the eternal lake".

Parting is a daily routine,

easier to encounter than meeting.

The manor stands still, silent,

on summer days that never darken.

It continues to embrace our dreams

like a bird that hatches chicks.

 

Sayōnara,

it is a beautiful word.

Parting is

more sincere than meeting.

The waves' sounds and our voices,

eternal surge on the shore.

 

Author's note: Sayōnara means "goodbye" in Japanese. 

 

From Stars A Soul at Play (IX)

Memories of Finland (I), (II), (III) were translated by Soraya Umewaka and Shizue Ogawa.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

1.3 Version en finnois

Juhani Lindholm est traducteur et journaliste littéraire. Après avoir été un fervent activiste à l’université, il décida de débuter une carrière dans le journalisme. Il a traduit de nombreux classiques en finnois et influencé la culture littéraire au sein de diverses organisations, dont la société, « Eino Leino ». Il conféra en outre une grande impulsion à la – Réunion de la Biennale internationale des écrivains de Lahti –, manifestation attachée à porter la littérature finlandaise sur la scène internationale.     

 

Muistikuvia Suomesta (I)

Jos minulla – olisi kaksi kynää

 

Kartanon portilla seisoivat

lukemattomat korkeat tammet.

Kuljin polkua, tulin talon pihaan,

Mukkulan satumaahan.

Keijut elävät tammien lehdissä

eivätkä unohda vieraiden ääniä.

 

Keijut toki muistavat myös heidän nimensä

ja puhuttelevat heitä etunimillä

jo ensi käynnillä.

Voi jos minulla olisi kaksi sielua,

niin toisen jättäisin järven rantaan

Mukkulan kartanon luo.

 

Vein matkatavarat huoneeseen

ja lähdin kävelylle pitkin rantaa.

Oli tyyntä, aalloilla ei ollut varjoja.

Leikkisät valkopilvet levittivät ääriviivansa vastarannan veteen.

Jokainen joka seisoo täällä

ajattelee salaperäisten keijujen elämää.

 

Voi jos minulla olisi kaksi kynää,

niin toisen jättäisin rannalle,

ja kartanoon kokoontuvat ihmiset

voisivat ottaa sen kynän

ja kirjoittaa keskustelunsa keijujen kanssa

rannan hiekkaan.

 

 

Muistikuvia Suomesta (II)

Muuan päivä

 

Talvi,

rannan hiekka jähmettyy veden alle

ja pysähtyy

eikä murene,

uinuu ja kuuntelee metsän tarinoita.

 

Kesäpäivänseisaus,

yhä punaisena aurinko

vaipuu järven taakse,

ja ihan vieressä

nousee taas loistamaan.

 

 

Muutama sorsa uiskenteli kauemmas,

minä kyykistyin, haroin hiekkaa,

kourallisen vain,

se oli karkeampaa

kuin hiekka minun maassani.

 

Ääneti aallot pyyhkivät pois sormieni jäljet,

ja mieleeni hiipi ajatus:

« Sieluni jää tänne ikiajoiksi »,

se oli historiallinen päivä elämässäni,

sillä niin paljon minä tätä maata rakastan.

 

 

Muistikuvia Suomesta (III)

Ikuinen järvi

 

Ihmisten äänet kaikuvat kartanossa

ja keinuvat vielä aalloillakin.

Sayōnara,

Sayōnara.

Joku toisteli japanilaista sanaa,

koetti muistella

ja sanoi: « Se on kauniin kuuloinen »,

sanoi sen vielä kerran ja lähti.

 

Minä käännyin

ja jätin jäähyväiset

« ikuiselle järvelle ».

Eroaminen on jokapäiväistä,

helpompaa kuin kohtaaminen.

Kartano on hiljaa ja liikkumatta

kesäisinä päivinä jotka eivät pimene.

Se syleilee yhä meidän uniamme

niin kuin lintu hautoo poikasiaan.

 

Sayōnara,

se on kaunis sana.

Eroaminen

on kauniimpaa kuin kohtaaminen.

Laineiden liplatus ja meidän äänemme

vyöryvät rantaan ikuisesti.

 

Tekijän huomautus: Sayōnara on « näkemiin » japaniksi.

 

∗∗∗

 

2. Ces trois poèmes de Finlande ont été écrits par Shizue Ogawa dans sa langue maternelle, japonaise, traduits successivement en anglais par elle-même, assistée par Soraya Umewaka, puis de l’anglais vers le finlandais par Juhani Lindholm, toujours de l’anglais vers le français par Michèle Duclos, et de l’anglais vers l’allemand par Brian Keith-Smith ; du français vers le roumain par Manolita Dragomir Filimonescu ; à nouveau du français vers l’italien par Concetta Cavallini et enfin également du français vers l’espagnol par Letizia Moréteau Dejenne

2.1 Michèle Duclos, maître de conférences honoraire, agrégée et docteur, a consacré son enseignement et sa recherche à l’université Michel de Montaigne de Bordeaux à la poésie britannique et irlandaise contemporaine. Sa recherche a porté essentiellement sur le poète Kenneth White à qui elle a consacré sa thèse et de très nombreux articles. Elle fut l’une des premières à traduire Shizue Ogawa, avec sa consœur, Jacqueline Starer.

Souvenirs de Finlande (I)

 

Si j’avais deux plumes – Le Manoir de Mukkula

 

Aux portes du manoir

se dressaient d’innombrables hauts chênes.

J’ai suivi le chemin, jusqu’à la demeure

de Mukkula, terre des fées.

Des fées qui vivent dans les feuilles des chênes

et n’oublient jamais les voix des visiteurs.

 

Naturellement, les fées se rappellent aussi le nom des visiteurs,

et les accueillent en les appelant par leur prénom

même lors de leur première visite.

Ah ! Si je pouvais avoir deux âmes,

j’en abandonnerais une

sur les rives du lac du manoir de Mukkula.

 

J’ai déposé mes bagages dans ma chambre,

j’ai marché le long des rives du lac.

Il n’y avait ni vent, ni ombre faite par les vagues.

Les silhouettes de nuages blancs joyeux s’étendaient sur la berge.

Quiconque  passe là

ne peut s’empêcher de penser aux vies mystérieuses des fées.

 

Ah ! Si seulement je pouvais avoir deux plumes,

j’en abandonnerais une sur la berge.

Les gens qui se réunissent au manoir

pourraient prendre cette plume,

écrire leurs conversations avec les fées

sur le sable des berges du lac.

 

 

NdP : Mukkula est un faubourg de Lahti en Finlande, situé sur le lac Vesijärvi.

 

 °°°°°°°°°°°°°°°°

 

Souvenirs de Finlande (II)

 

Une journée

 

L’hiver,

le sable de la plage se cristallise sous l’eau,

s’immobilise

et sans s’éroder,

s’endort en écoutant les mythes de la forêt.

 

Au Solstice d’été,

le soleil devient rouge,

disparaît derrière le lac,

tout près,

se lève de nouveau et brille.

 

Quelques canards s’éloignèrent en nageant.

Je m’accroupis, pris du sable dans ma main

juste une poignée,

il était plus gros

que celui de mon pays natal.

 

Les vagues, silencieuses, effacèrent les traces  de mes doigts.

Ma pensée bougeait,

« Mon âme restera ici éternellement »,

parce que mon existence a vécu un jour dans l’histoire,

parce que mon amour pour cette terre est si grand.

 

∗∗

 

Souvenirs de Finlande (III)

 

Lac éternel

 

Des voix résonnaient  dans le manoir,

ondulant tranquillement sur les vagues.

Sayonara,

Sayonara.

Quelqu’un qui avait répété des mots japonais

et tenté de les retenir,

m’a dit : « Le son de ce mot est beau » ;

il l’a dit une fois de plus puis il est parti.

 

Je me retournai

et fis mes adieux      

au « lac éternel ».

La séparation est chose habituelle,

elle est plus facile à faire que la rencontre.

Le manoir a retrouvé sa tranquillité, son silence,

en ces jours d’été qui jamais ne s’assombrissent.

Il continue d’étreindre nos rêves

comme un oiseau qui couve ses petits.

 

Sayonara,

est effectivement un beau mot.

La séparation est

plus belle que la rencontre.

Le bruit des vagues battant éternellement les rives du lac

n’est-il pas celui de nos voix ?

 

NdP : Sayonara signifie « au revoir » en japonais.

 

∗∗∗

 

2.2 Brian Keith Smith est germaniste à l’université de Bristol, Angleterre, spécialiste de Hugo von Hofmannsthal, (écrivain autrichien, l’un des fondateurs du Festival de Salzbourg) de peinture et de musique. Il a entre autres fait paraître : une anthologie des “Femmes poètes allemandes”, ainsi qu’un recueil de textes intitulé “Bristol Austrian studies”. Il écrit aussi de la poésie.

 

Erinnerungen an Finnland I

Wenn ich nur zwei Federhalter hätte – Mukkulas Herrenhaus

 

Vor den Herrenhaustoren

standen groß unzählige Eichen.

Ich ging den Pfad entlang, erreichte die Wohnstätte

Mukkula, Feenland.

Feen die in Eichenblättern wohnen

und niemals Stimmen der Besucher vergessen.

 

Naturgetreu gedenken Feen auch Besuchernamen,

rufen sie mit Vornamen an

sogar beim ersten Besuch.

Ach, wenn ich nur zwei Seelen haben könnte

ließ ich eine

auf den Bänken des Sees vom Herrenhaus Mukkula.

 

Ich setzte das Gepäck in mein Zimmer ab,

ging die Ufer des Sees entlang.

Kein Wind, keine von Wellen getriebenen Schatten.

Schattenriß von weißspielenden Wellen auf der anderen Seite des Ufers gebreitet.

Jeder, der hier steht,

kann nur an das Leben dieser rätselhaften Feen denken.

 

Ach, wenn ich nur zwei Federhalter haben könnte

ließ ich eine am Ufer.

Leute, die am Herrenhaus zusammenkommen,

könnten den Federhalter nehmen,

Gespräche mit den Feen auf dem Sand des Seeufers

aufschreiben.

 

Mukkula ist ein Vorort von Lahti in Finnland auf dem Vesijarvi See gelegen.

 

∗∗

 

Erinnerungen an Finnland II

Ein Tag

 

Am Winter

kristallisiert sich mit Wasser der Sand des Strandes,

hört auf zu regen

ohne sich auszuwaschen,

und schläft beim Zuhören den Sagen im Walde ein.

 

Bei der Sommersonnenwende

rötet sich die Sonne,

sinkt hinter den See nebenan,

steigt noch empor

und scheint.

 

Enten schwammen hinweg.

Ich bückte mich, nahm in die Hände Sand,

eine Handvoll.

Er war kiesiger

als bei mir zuhause der Sand.

 

Die Wellen löschten mir die Fingerspuren lautlos aus.

Dann dachte ich:

‘Meine Seele bleibt auf ewig hier’,

denn mein Dasein lebte einen Tag in der Geschichte,

denn meine Liebe ist zu diesem Land.

 

∗∗

 

Erinnerungen an Finnland (III)

Ewiger See

 

Stimmen hallen im Herrenhaus

noch wellenartig

Sayonara,

Sayonara.

Einer, der japanische Wörter wiederholt hat

und an sie zu erinnern versucht,

sagte mir: ‘Der Ton dieses Wortes klingt schön’,

sagte das Wort nochmals, dann ging er weg.

 

Ich drehte mich um

und sagte ‘Lebewohl’

zum ‘ewigen See’.

Abschiednehmen ist ein festgelegter täglicher Ablauf

einfacher als zu begegnen.

Das Herrenhaus steht schweigsam still

an Sommertagen die niemals verdüstern.

Es umschließt weitrer unsere Träume

wie ein Vogel ihre Kleine ausbrütet.

 

Sayonara

ist ja ein schönes Wort.

Abschiednehmen ist

schöner als Treffen.

Der Ton der auf Ufern ewigschlagenden Wellen

ist unserer Stimmen Ton.

 

Auf japanisch Sayonara bedeutet: ‘Aufwiedersehen’.

 

∗∗∗

2.3 Manolita Dragomir-Filimonescu est professeure de français au Collège National du Banat et à l’Institut Français de Timişoara, Roumanie, poète et traductrice, ainsi que membre de l’Union des Écrivains de Roumanie, de la Société des Poètes Français et de la SPAF. En 2015, aux éditions ArTPress de Timişoara, elle a fait paraître sa traduction en japonais / roumain du recueil poétique de Shizue Ogawa (via la traduction française) : « Une Âme qui joue ». Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques, elle a réalisé un véritable pont culturel entre la France et la Roumanie avec des représentants importants de la poésie française.

 

AMINTIRI  DIN FINLANDA (I)

 

Dacă aş avea două pene – Hanul lui Mukkula

 

La porţile hanului

se ridicau nenumăraţi stejari înalţi.

Am urmat drumul, până la casa

lui Mukkula, pământ cu zâne,

Zâne ce trăiesc în frunzele  stejarilor

şi nu uită niciodată vocea vizitatorilor.

 

Desigur că zânele îşi amintesc şi numele vizitatorilor,

şi-i primesc chemându-i pe nume

chiar de la prima lor vizită.

Ah ! De-aş putea avea două suflete,

l-aş abandona pe unul

pe malurile lacului de la hanul lui Mukkula.

 

Mi-am pus bagajele în cameră,

am mers de-a lungul malurilor lacului.

Nu era nici vânt, nici umbră făcută de valuri.

Siluetele norilor albi, bucuroşi se întindeau pe ţărm.

Oricine trece pe-acolo

nu se poate opri să se gândească la vieţile misterioase ale zânelor.

 

Ah ! Numai de-aş putea avea două pene,

aş abandona  una pe ţărm.

Oamenii care se adună la han

ar putea lua această pană,

să-şi scrie conversaţiile cu zânele

pe nisipul de pe  malurile lacului.

 

 

Nota autorului: Mukkula este un cartier periferic din Lahti în Finlanda, situat pe lacul Vesijarvi.

 

∗∗

 

AMINTIRI  DIN FINLANDA (II)

 

ÎNTR-O  ZI

 

Iarna,

nisipul  plajei se cristalizează sub apă,

se imobilizează,

şi fără să se erodeze,

adoarme ascultând miturile pădurii.

 

La Solstiţiul de vară,

soarele devine roşu,

dispare în spatele lacului,

şi foarte aproape,

se trezeşte iar şi străluceşte.

 

Câteva raţe se depărtează înot.

Eu mă ghemuiesc, iau nisip în mână

numai un pumn,

este mai mare

decât cel din ţinutul meu natal.

 

Valurile tăcute ştergeau urmele degetelor mele.

Gândul meu se mişca,

« Sufletul meu va rămâne aici pentru totdeauna »,

pentru că existenţa mea  a trăit o zi în istorie,

pentru că dragostea mea pentru acest pământ este atât de mare.

 

∗∗

 

AMINTIRI  DIN  FINLANDA (III)

 

LAC  ETERN

 

Răsunau  voci  în  han,

ondulând liniştit pe valuri.

Sayōnara,

Sayōnara.

Cineva care a repetat cuvinte japoneze

şi a încercat să le reţină,

mi-a spus : « Sunetul  acestui cuvânt este frumos » ;

el a mai spus-o încă o dată apoi a plecat.

 

Eu m-am întors

şi mi-am luat rămas bun

de la «lacul etern».

Despărţirea este un lucru obişnuit,

şi-i mai uşor de făcut decât întâlnirea.

Hanul şi-a regăsit calmul, liniştea,

în aceste zile de vară care nu se-ntunecă vreodată.

El continuă să ne îmbrăţişeze visele

ca o pasăre care-şi cloceşte micuţii.

 

Sayōnara,

este efectiv un cuvânt frumos.

Despărţirea este

 mai frumoasă decât întâlnirea.

Zgomotuul valurilor lovind etern malurile lacului

oare nu este acela  al vocilor noastre ?

 

Nota autorului : Sayonara înseamnă « la revedere » în japoneză.

 

∗∗∗

 

2.4 Concetta Cavallini est professeure de littérature française à l'Université de Bari, Aldo Moro, Italie. Elle est spécialiste de la Renaissance, en particulier des rapports entre France et Italie, ainsi que de Michel de Montaigne, auteur à propos duquel elle a publié deux monographies et plus de soixante articles et autres études. Elle poursuit également ses recherches sur Pierre de Brach et la poésie contemporaine, notamment celle d’Yves Bonnefoy.

 

Ricordi di Finlandia (I)

Se avessi due penne –  La tenuta di Mukkula

 

Alle porte della tenuta

Si ergevano numerose alte querce.

Ho seguito il cammino, fino alla dimora

Di Mukkula, terra di fate.

Fate che vivono nelle foglie di quercia

E non dimenticano mai le voci dei visitatori.

 

Naturalmente, le fate si ricordano anche il nome dei visitatori

E li accolgono chiamandoli per nome

Anche durante la loro prima visita.

Ah! Se potessi avere due anime,

ne abbandonerei una

sulle rive del lago della tenuta di Mukkula.

 

Ho deposto i miei bagagli nella mia camera.

Ho camminato lungo le rive del lago.

Non c’era vento né ombra creata dalle onde.

Le forme delle nuvole bianche gioiose si allungavano sulla spiaggia.

Chiunque passi di là

Non può evitare di pensare alle vite misteriose delle fate.

 

Ah ! Se solamente potessi avere due penne,

ne lascerei una sulla spiaggia.

Le persone che si riuniscono nella tenuta

Potrebbero prendere questa penna,

Scrivere le loro conversazioni con le fate

Sulla sabbia delle rive del lago.

 

NdP :Mukkula è un sobborgo di Lahti in Finlandia, situato sul lago Vesijärvi.

 

∗∗

 

Ricordi di Finlandia (II)

Una giornata

 

L’inverno,

la sabbia della spiaggia si cristallizza sotto l’acqua,

si immobilizza,

e senza erodersi,

si addormenta ascoltando i miti della foresta.

 

Al Solstizio d’estate,

Il sole diventa rosso,

sparisce dietro il lago,

vicino,

si leva di nuovo e brilla.

Alcune anatre si allontanarono nuotando.

Io mi accovacciai, presi della sabbia in mano

Giusto un pugno,

era più spesso

di quello del mio paese natale.

 

Le onde, silenziose, cancellarono le tracce delle mie dita.

Il mio pensiero si muoveva,

 « La mia anima resterà qui eternamente »,

perché la mia esistenza ha vissuto un giorno nella storia,

perché il mio amore per questa terra è così grande.

 

∗∗

 

Ricordi di Finlandia  (III)

Lago eterno

 

Delle voci risuonavano nella tenuta,

ondulando tranquillamente sulle onde.

Sayonara,

Sayonara.

Qualcuno che aveva ripetuto delle parole giapponesi

E tentato di ricordarle,

mi ha detto : « Il suono di questa parola è bello » ;

l’ha detto una volta in più poi è partito.

 

Mi girai

E dissi addio

Al « lago eterno ».

La separazione è cosa abituale,

è più facile da fare che l’incontro.

La tenuta ha ritrovato la sua tranquillità, il suo silenzio,

in questi giorni d’estate che non imbruniscono mai.

Continua a stringere i nostri sogni

Come un uccello che cova i suoi piccoli.

 

Sayonara,

è effettivamente una bella parola.

La separazione è più bella dell’incontro.

Il rumore delle onde che sbattono eternamente sulle rive del lago

Non è quello delle nostre voci?

 

NdP : Sayonara significa « arrivederci » in giapponese.

 

∗∗∗

 

2.5 Letizia Moréteau est née en Argentine et réside en France, à la fois par amour et en mémoire de ses ancêtres français. Poète, écrivaine, traductrice, formée à l’Art Thérapie, elle fait de l’accompagnement : un art décliné en poésie.

 

Recuerdos de Finlandia (I)

Si tuviese dos plumas – La mansión de Mukkula

 

A las puertas de la mansión , una miríada de altos robles erguidos.

Me encaminé por el sendero hacia la morada de Mukkula, tierra de hadas.

Hadas que viven en las hojas de los robles,

Y jamás olvidan las voces de los visitantes.

Como es natural, las hadas recuerdan también el nombre de los visitantes,

Y los reciben llamándolos por su nombre,

Incluso cuando se trata de la primera visita.

Ah ! si pudiese tener dos almas, abandonaría una

En las orillas del lago de la mansión de Mukkula.

 

Dejé mi equipaje en mi habitación

Y caminé bordeando las orillas del lago.

No había ni viento ni sombras esbozadas por las olas.

Las siluetas de las juguetonas nubles blancas

Se extendían hasta la otra orilla.

 

Toda persona que se demora por aquí, no puede sino

pensar en las vidas misteriosas de las hadas.

Ah ! si pudiese tener dos plumas,

Abandonaría una en las orillas.

Así, los huéspedes de la mansión

Podrían transcribir con esta  pluma sus conversaciones con las hadas

En la arena de las orillas del lago.

 

Nota del autor : Mukkula es una localidad de Lahti, Finlandia, a orillas del lago Vesijärvi.

 

∗∗

 

Recuerdos de Finlandia (II)

Un dia

 

Cuando llega el invierno,

la arena de la playa se cristaliza con el agua,

Se inmoviliza

Y, sin erosión,

Se duerme escuchando

Los mitos del bosque.

 

En el Solsticio de verano

El sol se vuelve rojo,

Desaparece detrás del lago,

A proximidad,

Se eleva de nuevo y brilla.

 

Unos patos se alejaron nadando.

Me incliné para recoger un poco

De arena en mis manos,

Sólo un puñado,

No era tan fina como la de mi país natal.

Las olas, silenciosas,

Borraron las huellas de mis dedos.

Surgió un pensamiento : « mi alma

Permanecerá aqui eternamente »

Porque mi existencia

ha vivido un dia en la historia,

porque mi amor por  esta tierra es tan grande.

 

∗∗

 

Recuerdos de Finlandia (III)

Lago eterno

 

Un eco de voces de la mansión

Ondulando aún entre las olas.

Sayonara

Sayonara

Alguien que había repetido

Palabras japonesas e intentaba

Recordarlas, me dijo :

« El sonido de esta palabra

Es bellísimo »

Repitió la palabra una  vez más

Y se fue.

Me di vuelta y dije hasta siempre

Al « eterno lago »

Despedirse es una rutina diaria,

Es más fácil que asistir a un encuentro.

La mansión recobró su quietud, su silencio

En estos dias de verano

En los que jamás anochece.

Su recuerdo continúa abrazando

Nuestros sueños

Como un pájaro protegiendo a sus pequeños.

Sayonara es realmente una hermosa palabra.

Despedirse es más bello que encontrarse.

El sonido de las olas latiendo eternamente

Entre las orillas contiene el sonido de nuestras voces.

 

Nota del autor : Sayonara significa « hasta la vista » en Japonés.

 

 

 



[1] Yves Bonnefoy, La communauté des traducteurs.

[2] Yves Bonnefoy, « Le Canzoniere en sa traduction », Conférence, printemps 2005, p. 376.

[3] Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 27.

Sources des trois précédentes notes : extraits de parutions de la professeure, Marcella Leopizzi, spécialiste du courant libertin du 17e siècle et de poésie contemporaine française.

 




La quatrième dimension du signe

Parmi les savoir-faire qui unissent l'image et l’écrit, enlumineurs, calligraphes, poètes, peintres, graphistes, proposent depuis longtemps un travail sur la lettre. Des siècles unissent l'art pictural et la littérature dans des mises en oeuvre qui répondent à des impératifs artistiques guidés par une pensée théorique. La lettre est alors le lieu d'une sémiotique à part entière, qui ne dépend plus de sa portée sonore et scripturale usuelles. 

Depero, Subway

Dans cette mutation vers le pouvoir évocateur du tracé, elle n'en perd pas pour autant son pouvoir sémantique. Bien au contraire, qu'il s'agisse des enlumineurs du Moyen Âge ou des futuristes italiens ou russes, des graphistes contemporains poètes du geste et du sens encore trop rares qui utilisent les nouvelles technologies pour prolonger cette recherche du Graal, tous présentent ce point commun : opérer une transmutation de l'écrit. Ces alchimistes partagent il est vrai cette belle ambition :  faire de la lettre un tableau multidimensionnel...

Pour commencer, il faut considérer les livres d’heures du Moyen Âge : ils proposent des lettrines dessinées par les copistes en tête de chaque page. Mais loin de représenter une décoration, gravures et lettrines participent à la composition sémantique du manuscrit en complémentarité avec l'écrit. Ce qui est représenté dans ce travail pictural dépasse le domaines des interprétations possibles du texte. Ces motifs et tableaux participent à l’élaboration du sens. Ils complètent dans un commentaire littéral ou indirect certains points suggérés par le texte. Il existe un dialogisme entre ces deux vecteurs artistiques.

 

Bibliothèque nationale de France.

Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle un grand poète, Stéphane Mallarmé, renoue de manière significative avec cette mise en scène de l’écrit. L’organisation de la page mallarméenne offre en effet des jeux sur l’espace scriptural et la typographie qui servent un dispositif destiné à la recherche de nouveaux rythmes visuels et sonores. La page est le lieu d’une métamorphose : il est question de représenter la parole en unissant les effets des sonorités portés par le travail graphique.

Guillaume Apollinaire au début du vingtième siècle propose également un emploi pictural de la matière scripturale du poème. Ce n'est plus la lettre qui est l'objet d'un travail pictural mais le mot, le vers, qui deviennent des éléments concourant à former un support graphique. Le calligramme illustre la thématique du poème, et permet au poète de  mettre en lumière certains mots. Plus encore il scande la rythmique si chère à Apollinaire, et offre un écho aux images dont sa poésie est si riche. Une porte ouverte vers l'imaginaire, qui plonge le lecteur in medias res au coeur d'un univers éminemment poétique grâce au déploiement sémantique visuel du poème offert dans sa globalité au regard. 

Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, Gallimard, NRF, Paris, 1914.

"La Colombe poignardée et le jet d'eau", paru dans Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre, propose une thématique traditionnelle élégiaque. Amours et amis perdus son l'objet de la  plainte du poète, et l'occasion du poème. Mouvement ascendant et chute sont tout entiers inscrits dans le mouvement des vers qui composent le dessin. Le jet d'eau "qui pleure et qui prie" est central, et soutenu par ce que le lecteur pourra reconnaître comme un oeil qui pleure. Un poème-objet qui grâce au traitement de la thématique unit tradition et modernité. Les lamentations sont  affaire de millénaires de témoignages, mais la modernité en permet le traitement original. Illustration et Art poétique, le calligramme permet une superposition des niveaux de lecture offerts simultanément par le poème devenu l'occasion de l'élaboration d'un langage visuel ouvert à de multiples interprétations.

 

Quant aux calligrammes, ils sont une idéalisation de la poésie vers-libriste et une précision typographique à l'époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à l'aurore des moyens nouveaux de reproduction...(( "L'Imagination plastique des calligrammes", Willard Bohn, in Que Vlo-Ve ? Actes du colloque de Stavelot, série 1, n°25-30, p. 1 à 23.))

 

 

 

La démarche est motivée par cette même ambition qui est d'allier la représentation picturale au texte : transmuer l'écrit en un support graphique. Il ne faut pas oublier que les inventions telles que la photographie et le cinéma ont motivé de nombreuses questions chez les écrivains et poètes, sans oublier les plasticiens de ce début du vingtième siècle. Le rapport au temps est déplacé et son déroulement est envisagé commune succession de moments sur un axe horizontal((Jusque là il était pensé comme vertical, donc dans son rapport à une transcendance. C'est à partir de ce déplacement que Deleuze considèrera pour penser le cinéma)). Guillaume Apollinaire, entre autres bien sûr (car cette question du rapport au temps sous-tend nombre de démarches artistiques de ce début de siècle) parlera de simultanisme.  Il sera n'en doutons pas quelque peu influencé par le futurisme italien, et Marinetti...

Les futuristes italiens, Marinetti en tête, intègreront ces paramètres pour les mener plus avant dans le recherche d’un nouveau sens offert au langage, en opérant un syncrétisme des vecteurs artistiques. Le mot est alors travaillé dans son rapport à la peinture. ils inventent des découpages visuels mis en scène et emploient des onomatopées et bruitages sonores.

Poussées à l’extrême ces mises en oeuvres de différents moyens d’expression artistiques se veulent le reflet de la modernité, et des technologies qui accompagnent l’homme dans sa vie quotidienne.

Marinetti se définit lui-même comme «poète agitateur culturel » : « …contre ce qu’on appelle harmonie typographique de la page ».

Marinetti et tristan Tzara.

Créer une page « typographiquement picturale » est l’ambition des futuristes italiens, mais également celle des futuristes russes, moins radicaux mais qui suivront la même ligne de conduite, qui a pour ambition de mettre en scène la lettre comme un objet en soi signifiant et d’en faire l’élément essentiel de la poésie imprimée, tout comme le son est celui de la poésie orale.

Frappez les Blancs avec le coin rouge, affiche, 1919, El Lissitzky (1890-1941), © AKG-Images

Aujourd'hui on peut affirmer que tous les vecteurs de production artistique participent à la création d'oeuvres qui elles aussi concurrent à une transformation des catégories génériques. Dépassement et perméabilité mènent à découvrir des moyens d'expression inédits. Un très bel exemple est la pratique de Wanda Mihuleac, qui dirige les Editions Transignum. Pour l'élaboration d'un livre dont la forme et le contenu ne sont pas déterminés mais sont au contraire le fruit du happening elle organise des "Work shop pluridisciplinaires" : artistes plasticiens, auteurs, public, travaillent à partir d'un support écrit sans souci de hiérarchie de ces démarches mais dans une constante attention au lien sémantique qu’ils apportent au support premier, le texte, réécrit grâce à un syncrétisme fructueux des vecteurs d'expression artistique.

Pascal Quéru, Petite frappe, 2008.

Les interventions sur les conditions de production de l'oeuvre, la typographie ou sur le traitement de l’espace scriptural permet une ouverture vers une multiplicité d'interprétations qui outrepassent celles que toute tentative de déstabilisation du mot peut permettre. Faire sens au-delà du pouvoir évocateur du signe, et alors repousser les frontières des potentialités du langage. 

Loin de la simple illustration, on ne parle plus de simple accompagnement du poème par exemple par des œuvres intrinsèquement autonomes tant au point de vue de leur production que dans leur signification. Il est question de révéler les potentialités du texte en intervenant sur sa catégorie, sur sa forme, sur sa disposition sur la page. C'est ce qui opère lorsque ce travail sur le signe concerne la poésie, support ouvert par définition à une pluralité d'interprétation. 

On peut alors ressentir que le signe s'ouvre sur une dimension supplémentaire. Il s'inscrit bien sûr dans le triangle sémiotique qui rend compte du fonctionnement de la langue actualisée, c'est à dire produite dans un discours particulier (sa forme, son référent et le concept qu'il convoque). Mais il invite aussi à d'autres lectures, plurielles et qui peuvent être considérées comme relevant d'une seconde instance sémiotique. Une sorte de dédoublement du système d'actualisation du signe.

Triangle sémiotique d'Ogden.

Bien sûr la poésie intègre par nature le tremblement du sens, en en appelant à la dimension autotélique du langage. Oui mais il est toujours question du langage déstabilisé par son emploi syntaxique ou paradigmatique, qui alors va puiser le sens ailleurs que dans son emploi usuel dans la langue. Pour ce qui est du travail graphique, sonore, pictural dont le support est l'écrit, il me semble que ce sens pluriel, quelle que soit la modalité de fonctionnement qu'il met en oeuvre pour produire un sens sur le sens, ne relève pas que du travail du mot, mais de sa mise en situation.

Sa production le situe  en effet entre les frontières de l'écrit, de la phonologie et de l'art pictural. Il s'ouvre alors à des potentialités démultipliées. Une dimension supplémentaire du signe, apparentée à celle autotélique mise en oeuvre par la fonction poétique de la langue, mais produite par d'autres moyens que ceux offerts par le travail sur le lexique seul. 

Aller plus loin sur cette voie ou bien l'explorer mène à convoquer un visage avant tout solaire et d'une sagesse enfantine, celui de Pierre Garnier, qui avec son épouse Isle Garnier a inventé et théorisé le Spatialisme littéraire...Le poème déstructuré n'offre plus aucune linéarité ni ancrage paradigmatique. Il est fourmillements et éclats sonores et visuels. L'unité sémantique se construit à partir de cet éclatement. Il ne s'agit pas moins de travailler le signe, mais dans sa déstructuration, pour pousser le travail jusqu'à ensemencer l'unité phonologique du mot, voire graphique en mettant la lettre elle-même en équilibre parce que soumise à un travail typographique qui la désolidarise de son unité, le mot (et de facto le mot désunit de son unité sémantique la phrase).

J'ai débarrassé la poésie des phrases, des mots, des articulations. Je l'ai agrandie jusqu'au souffle. [...] à partir de ce souffle peuvent naître un autre corps, un autre esprit, une autre langue, une autre pensée - Je puis réinventer un monde et me réinventer. 

L'état sauvage de la langue, dira le poète, qui épure jusqu'à l'extrême son emploi "civilisé".((In Pierre Garnier, Spatialisme et poésie concrète, Gallimard, NRF, Essai, paris 1968.))

 

Pierre Garnier, Spatialisme et poésie concrète, Gallimard, NRF, Essai, paris 1968.

Le groupe Brésil, en 1958, définit son Plan pilote pour la poésie concrète comme tel : 

Poésie concrète : tension de mots-objets dans le temps-espace. Structure dynamique : multiplicité de mouvements concomitants… Le poème concret communique sa propre structure. Il est un objet dans et par lui-même et non l’interprète d’un autre objet extérieur et de sentiments plus ou moins subjectifs. Son matériel : le mot (son, forme visuelle, charge sémantique). Son problème : les relations fonctionnelles de cette matière.((Op. cit.))

La page se couvre de morphèmes, de phonèmes, de "constellations" sonores qui amplifient la portée visuelle du texte, et surtout empêche toute interprétation littérale ou même métaphorique...

Jean-Jacques Tachdjian est un graphiste éditeur auteur et artiste qui s'inscrit dans cette démarche, qui est celle d'une recherche sur les dynamiques de production de sens lorsqu’il s’empare du mot pour en faire un lieu d’énonciation graphique qui se situe et n’est appréhendable qu’en considérant l’aspect sémantique et sémiotique de ses réalisations… Le mots, image, pluralité vectorielle signifiante, se décompose en morphèmes travaillés et intégrés à une scénographie génératrice d’une ouverture du sens. Dés lors, le mot-image, ou l’image-mot, révèle les potentialités illocutoires inscrites dans l’espace scriptural de la page.

Dans la continuité de cette recherche pour une mise en oeuvre inédite et libératoire du texte, Julien Blaine et jean-François Bory dans Les Carnets de l’Octeor 1962 mettent au point la poésie sémiotique : dépasser la langue pour redonner toute sa vitalité au signe. La collection Agentzia est lancée en 68 par Jean-François Bory, Julien Blaine, Jean-Marie le Sidaner et autres. Technologies nouvelles et enregistrements, mot répété qui déclenche des vibrations, éviction de toute structure logique, qui devient dynamique sur une page spatiale qui est le lieu de l’expression du déploiement du signe. Ces dispositifs permettent à une énergie primale de voir le jour.

Quelles que soient les motivations, c'est encore et toujours ce Graal, la production de sens inédits permise par le déploiement de potentialités inexplorées de la langue, qui est objet des mises en formes créatrices des remises en mouvement du signe, hors de son emploi usuel, et poétique. Une libération fructueuse qui a donné lieu à des démarches variées et à des oeuvres inimitables. Si aujourd'hui les moyens technologiques offrent un potentiel inestimable à ce travail sur les au-delà de la langue, n'oublions pas que l'Histoire de l'Art est un tricot dont les mailles une à une relient les archétypes aux modalités, sans jamais de redites, mais dans une avancée qui promet encore des émerveillements.

∗∗∗∗∗∗

Image de une : Pierre Garnier, poème Pik boupicvert » en picard), Ozieux 1, 1966.




Béatrice Machet, BEST IF USED BY, et autres poèmes

Une série de poèmes publiés en août 2013.

∗∗∗

Mind you

here you are

kernel-hearted

 

bran germ and endosperm

 

by all means by whole means health benefits

 

 

antioxydants and vitamins sound great against breakdowns

 

 

broken pea and tree nuts unequal halves

 

unequalled sorrows heartrooted uprooted minerals

brown rice syrup in the eyes molasses turning evaporated cane juice

 

down the cheeks nervous drizzle chilly weather

to keep fresh

fold inner bag over and push down to level of

cereal

original

organicaly grown

 

saturday sounds like saturated

fatty acids and radicals

recommend that you up-date

bonds at room temperature

single or double it makes a big difference

solid melting to liquid

point-less sugar

 

continue beating

mixture must be slightly lump-ish .... liebe Dich

 

I loved you kernel-hearted

 

best if used

before breakfast.

 

 

 

A consommer avant ....

 

 

Imagine

tu es là

le coeur au complet

le son le germe et l'endosperme

 

tous les moyens tout signifie des bénéfices pour la santé

 

antioxydants et vitamines seront parfaits contre la déprime

 

cassées noisettes et branches  noix   moitiés inégales

 

chagrins inégalés dans le coeur enracinés minéraux déracinés

sirop brun dans les yeux molasse devenue jus de canne évaporé

 

traces le long des joues bruine nerveuse temps maussade

pour la conservation

replier le rabat supérieur par dessus le sac et pousser

jusqu'au niveau des

céréales

authentiquement

biologiques

 

 

samedi jour de Saturne ça sonne saturé

acides gras et radicaux

conseillaient une mise à jour

des liaisons à température ambiante

simples ou doubles c'est une différence énorme

solide fondu au liquide

conclue à une diminution des glucides

 

continue de battre

le mélange doit être légèrement épais-si je crois

je t'aimais coeurcomplet

 

 

meilleur si consommé avant

le petit déjeuner 

on a shelf
a lonely vase
in it
a lonely flower

a solo sorry love
wobbling
a slow evening

a loss
what else could it be

a self less loved

woebegone
a Penelope
musk-scented white rose
sending vowels to ask

who sells vows
who solves owes

I just don't know                     I just wove

14 février, Saint-Valentin, bouquet de mots

sur une étagère
un vase esseulé

dedans
une fleur solitaire

solo branlant
d'amour désemparé
dans la lenteur du soir
une perte sinon
quoi d'autre
un soi moins aimé

vieillissante
une Pénélope
blanche rose musquée
lance ses senteurs
pour demander

qui vend les voeux
qui solde les dettes

je n'en sais rien                  je ne fais que tisser

He says black and white are death
so the sun never shines when he shots

he says the colored ones are always taken with/
under overcast skies
in order the colours are silenced are
muted by all kind of greys
he says
Germany is this land where photographs speak for him
he says black people against blue and red and yellow walls appear
as burnt
he says
a cap on his head is the only artefact he needs
to work successfuly

the more he speaks the more growing is
her thumbprint on his camera
the only thing she would give
a round of life
a web symbol of a plain reservation's spider-woman

a last flash
a last shot
of memories

once upon a time there was a shield
it was a spidershield
her great grandfather's personnal flag
her great grandmother's vision
beyond its appearance you find the deepest being the
warrior's meditation
- the woman's love so close to the sun at dawn
when its beams are spread abroad from the horizon
look at it
the sun is drawing a web
and the shield is the sun and the web as well as long as his lungs draw breath

years later
she saw him on a TV program
an international cultural channel
he was the well-known photographer
and foreboding foreshadowing was the shield on the screen
her spider's work her woman's love spread abroad from the horizon

look at it

BOUCLIER sacré

Il dit noir et blanc sont la mort
donc le soleil ne brille jamais quand il photographie
il dit les gens de couleur sont toujours pris avec/ sous
des ciels couverts
de telle sorte que les teintes soient réduites au silence
par toutes sortes de gris
il dit
l’Allemagne est le pays où les clichés parlent pour lui
il dit les personnes à la peau noire contre un mur bleu ou rouge ou jaune paraissent
brûlés
il dit
une casquette sur la tête c'est tout ce dont j'ai besoin
pour bien travailler

le plus il parle le plus
ses empreintes digitales sur l'appareil
s'incrustent la seule chose qu'elle puisse lui donner
un anneau de vie
un symbole réticulé de la femme-araignée sur une réserve indienne

un dernier flash
une dernière prise

il était une fois un bouclier
représentant une toile d'araignée
c'était la bannière personnelle de son grand-père
la vision de sa grand-mère
au delà de son apparence vous y trouviez la méditation la plus profonde
l'être profond du guerrier
à savoir l'amour d'une femme complice du soleil de l'aube
quand ses rayons s'etalent généreusement sur l'horizon
regardez
le soleil dessine une toile
et le bouclier est le soleil et la toile aussi bien
aussi longtemps que les poumons du guerrier respireront

Des années plus tard
elle le vit à la télévision
un programme international
il était devenu un célèbre photographe
et son pressentiment au premier plan envahissait l'écran
le bouclier son œuvre de femme son amour distribué généreusement
au delà de l'horizon

regardez

Here she is

had she always been there

occupying the same room ....

The only way to see her

is eyes wide open going to water

when things are about to blur

run your arm through her body

feel her

so hot

not solid

torrents of days torrents of nights

that never wanted to be flesh

physical world in her spirit

is just pulsing-colors-beating-sounds constantly running

a noumenal voice in a near phenomenon

substantial is not the word but slight touch

tender fog leaning on white sheets

she's not inert

she’s strong

her will won't flinch

a volcano's inside her

torrents

deluging you in her glance

rains drumming against your skin to make you understand

she will be in

a steam

of thoughts and feelings

you won't forget

ANOREXIA

Et la voici ...

a-t-elle toujours été là

dans cette même pièce ....

La seule façon de la voir : yeux grands ouverts

au bord des larmes

dans le flou débutant

des choses

                       enfoncez votre bras dans son corps

ressentez sa chaleur

brûlante

déjà fluide

des torrents de jours et de nuits

qui n'ont jamais désiré être chair

le monde physique dans son esprit pulse des couleurs

des sons battants sans cesse traversent

une voix nouménale pour un presque phénomène

substantiel n'est pas le mot mais touche légère

tendre brouillard penché sur des draps blancs

elle n'est pas inerte

elle est forte

sa volonté ne flanchera pas

un volcan en elle

dans son regard des torrents

vous inondent

des pluies tambourinant contre votre peau

vous font comprendre

qu'elle sera jet de vapeur

un courant de pensées

de sentiments

que vous n'oublierez pas

Présentation de l’auteur




Revue EUROPE, avril 2015 : Federico García Lorca

Une Revue des revues que nous devons à notre très regretté collaborateur et ami Michel Host, parue au sommaire 138 de Recours au poème, en mai 2015.

∗∗∗

 

PRÉCIEUX CAHIER

Federico García Lorca a fait plus que passionner une foule innombrable de lecteurs, il les a fascinés et ensorcelés. Lorsqu’il vivait, certes, mais aussi après qu’on l’eut assassiné, à Grenade, en août 1936, longtemps après, et aujourd’hui encore le charme joue et agit. La personnalité élégante du poète, son inscription dans le XXe siècle, son Romancero gitano, toute sa poésie, son théâtre… il est juste que les jeunes gens de ce début de siècle puissent y être conduits et initiés. Cette seconde livraison de la revue EUROPE consacrée à Lorca satisfait à cette intention de fort belle manière. Il faut la saluer[1].

Marie-Claire Zimmermann  ̶  avec Sur le seuil  ̶  ouvre ce précieux cahier par l’affirmation de la nécessité d’aborder aujourd’hui les recueils du poète « en utilisant d’autres biais, en attirant l’attention sur des aspects moins abordés ou ignorés… ». La revue répond à ce souhait. Sont relevés, notamment, les « biais » poétiques apportés par les poètes Vicente Aleixandre, Luis Cernuda, José Ángel Valente, Pablo Neruda, mais aussi par la vision éclatante, inspirée, que nous propose le romancier et poète cubain José Lezama Lima. Jaime Siles, jeune poète espagnol, est aussi convoqué… D’autres contributions, concernant le théâtre lorquien notamment, nous donnent une idée précise et enrichissante des directions de la recherche lorquienne actuelle, et Marie-Claire Zimmermann elle-même, qui n’est pas des moindres analystes, nous propose une belle réflexion au sujet du Chant funèbre pour Ignacio Sánchez Mejías, l’un des sommets de la lyrique andalouse et universelle du poète.

Commençons cependant par  ̶ Une rencontre décisive  ̶ entretien que Jean-Baptiste Para conduit auprès du biographe Ian Gibson[2]. Nous y sont apportées des informations nouvelles, particulièrement sur les causes et circonstances de l’assassinat au ravin de Viznar : des grenadins issus de la C.E.D.A. (Confédération espagnole des droites autonomes), dirigée par le politicien María Gil-Robles, sont à l’origine de la dénonciation ; parmi les motifs de la haine de cette droite catholique, la critique faite par le poète de la bourgeoisie locale  ̶  « la pire de toute l’Espagne »  ̶   , à quoi il faut ajouter l’inimitié envers le père de celui-ci, riche propriétaire terrien aux idées progressistes, et, outre le péché d’homosexualité, les jalousies, des « facteurs familiaux », avec sans aucun doute la colère d’un commandant local de la Garde civile pour les portraits peu flatteurs que l’on trouve de cette corporation, notamment dans le Romancero gitano.

Avec Un fleuve, Luis Cernuda propose un portrait inattendu du poète : « … il y avait bien quelque chose de l’orgueil du matador dans son attitude », et cet « ángel » singulier, grâce ou charme si espagnol, notamment quand il jouait du piano, le tout mêlé d’une « tristesse fondamentale » liée à ce qu’Unamuno définit comme « le sentiment tragique de la vie ». Un poète inspiré d’abord par « les influences avides et aveugles de la terre, du ciel, des hommes espagnols éternels.»

Le cubain José Lezama Lima nous propose une superbe offrande lyrique, enflammée, torrentielle, à la mémoire d’un « Orphée traversant les enfers de l’instant ». « Hellénisme et romanité, un peu en amont des jardins arabes de Grenade, parcourent sa sentence poétique. » C’est là l’essence de l’esprit lorquien, ses parfums essentiels. Par-dessus tout cela, la clôture d’un destin et la résurrection dans l’œuvre : « Et le cavalier qui lui donna cette fleur obscure, que l’on ne peut toucher que lorsqu’on est déjà dans l’invisible… » « … Lorca affronte le grand mythe de sa race : le taureau noir, celui de la mort, et l’offrande du sang. » Un hommage somptueux !

Clara Janés fixe le curseur de sa réflexion sur le poète de vingt ans, qui ne peut mourir  ̶  « Sa mort est une vie plus ouverte »  ̶  et sur ce chien assyrien qu’il avait « repéré » à Londres, au British Museum. Elle leur dédie un émouvant poème-hommage : « Le chien assyrien s’arrache aux ombres /  et, à son premier hurlement, / la lune et les étoiles se hissent vers le rêve… Ton voyage nocturne est déjà métaphore. / Se met alors debout / la sauvage fraîcheur de l’aurore. »

Michèle Ramond nous donne un commentaire analytique fouillé du Romancero gitano, où sont évoquées aussi bien les figures filiales que les figures symboliques du poème. Outre l’utilité évidente d’une telle réflexion, il s’en dégage cette leçon à méditer : « La figure filiale, avec ses infractions, ses tentations, sa passion, sa tragédie, est centrale, elle inspire toute la matière de l’œuvre, elle est la grande pourvoyeuse d’images… » On le voit, et c’est aussi l’intérêt de la revue, les angles de vision, les points de vue peuvent y diverger, non pour s’entrechoquer, mais pour révéler la multiplicité des paysages que présente une œuvre aussi dense que celle de Lorca.

Henry Gil ne contredit pas cette idée en analysant la même œuvre selon les thèmes du paganisme  ̶  en tant que « polythéisme propre à l’Antiquité grecque ou romaine  ̶  et du christianisme. Étude serrée et stimulante, où est souligné ce fait que « Lorca invente ses propres signes » car pour lui « le monde est symbolique comme si chaque chose était un objet total. » « Quant au conflit paganisme / christianisme », il se fait matière et songe dans bien des pièces de l’œuvre (poèmes, théâtre), tout le Romancero en est composé, et, selon moi, on pourrait aussi bien y voir une « alliance », ou un « alliage » inédit : « … une sorte de sacré susceptible d’exprimer le sens tragique propre à l’homme. »

Jaime Siles (« Deux notes sur le Romancero gitan »), y relève l’alliance de la thématique traditionnelle et de l’innovation propre à Lorca. Contribution claire et toutefois plus savante qu’il n’y paraît, qui met en relation le romance lorquien avec les « idées poétiques » d’Ángel Ganivet, autre grenadin. Le « génome » de la poésie lorquienne est ici relevé, observé et analysé.

Zoraida Carandell  ̶  avec L’ÉCLIPSE OBSCURE de Poète à New York  ̶  propose un regard scrutateur sur ce recueil complexe, « difficile d’accès », écrit par Lorca durant et après son voyage aux États-Unis. Retenons le choc de ce séjour : « Les rues de New York ne sont pas, dans la langue de Lorca, des objets comparables à ses paysages familiers. » C’est toute une réflexion qui nous est ici livrée à propos de cet écart, de cette distance, mais aussi de cette nécessité de nouveaux travaux sur les images et la vision. Retenons ces vers, dans la belle traduction d’André Belamich :

« Ce regard était à moi, mais il n’est plus à moi, / ce regard qui tremble tout nu dans l’alcool / et lâche des navires incroyables / sur les anémones des jetées. / Je me défends avec ce regard / qui sourd des ondes où l’aube ne s’aventure pas, / moi, poète sans bras, perdu / parmi la foule qui vomit »

Invention d’une seconde lyrique, en opposition, en résistance par la seule vision radiographique de ce qui s’offre à voir : « Les jeunes Américaines portaient dans leur ventre des enfants et des pièces de monnaie. » Traduction crue de l’impossible rencontre des deux mondes ?

Suivent de belles traductions, par Laurence Breysse-Chanet, de plusieurs poèmes orientaux du recueil Divan du Tamarit (1931-1934). La traductrice donne ensuite une précise réflexion sur ces poèmes, leur genèse et leur sens, mais aussi sur la perte du manuscrit, sa non-publication, sa complexe restitution, le tout étant lié aux événements de 1936, à Grenade. « Tout dans Divan du Tamarit est vie violente et souffrante, sous le signe du trànsito. »

Parmi les autres contributions, relevons celle de José Ángel Valente : « … la poésie de Lorca correspond à l’un des moments complexes de transmission de vieux contenus cachés, où viennent converger les éléments d’ordre populaire et les éléments d’ordre hermétique. C’est pour cette raison que son œuvre est plus transmissible et, en même temps, plus mystérieuse que celle de tous les poètes de sa génération. » Celle aussi de Virginia Trueba Mira, qui n’est rien moins qu’un descente dans Le tréfonds lointain de l’œuvre de Lorca, à partir des lectures de J. A. Valente. Croisement des regards, miroirs emportés sur les routes lorquiennes, richesse et variété du propos, l’œuvre dans son ensemble est spectrographiée. Lorca, cette « âme qui n’en finit pas de se dire. »

Lorca était un connaisseur de musique et un excellent pianiste. On trouvera donc, sous la plume de Thomas le Colleter, les « Ombres profondes de la mélancolie », Beethoven dans les textes de jeunesse de Lorca », où tous ceux qui n’oublient pas la musique dans la structuration de l’art poétique trouveront une réflexion digne du compositeur et du poète : «… il (Beethoven) ouvre la voie au poète, qui lui aussi, en tant qu’interprète, lecteur, traducteur, se lancera à sa suite et pourra prétendre transfigurer son affect dans la grâce d’une "écriture blessée".

Avec « F. G. Lorca et le cinéma », Stephen G.H. Roberts propose une utile confrontation de l’œuvre lorquienne (le théâtre notamment) avec le cinéma de son temps, si riche, avec les Luis Buñuel, Fritz Lang, Salvador Dalí… Une voie peu fréquentée pour la connaissance du poète, lui-même auteur d’un scénario, et de « dialogues » dramatiques, « réponses claires » au cinéma…

Enfin, le théâtre lorquien trouve dans ce numéro d’Europe, un écho digne de son importance. Albert Bensoussan en recherche les racines dans l’enfance et la jeunesse du poète, soulignant son attachement aux grands classiques Tirso de Molina, Lope de Vega, Calderón… Il retrace une véritable carrière, qui va des représentations enfantines à la grande aventure de la compagnie errante La Barraca, et aux représentations nombreuses que connurent les grandes œuvres dramatiques de Lorca. Parmi les observations pertinentes du grand hispaniste, celle-ci : «Ce théâtre est, avant tout, une représentation exemplaire de la vie, de ses passions, de ses frustrations, de ses aspirations ou ses manquements. »

La touche finale, dans ce domaine, est apportée par Jocelyne Aubé-Bourligueux  ̶ avec « Un théâtre de la cruauté » ̶, où est scrutée cette œuvre mystérieuse et difficile qu’est Le maléfice de la phalène, ainsi présentée par Lorca lui-même : « comedia brisée d’un être qui veut griffer la lune et se griffe le cœur… » Le cercle lorquien se clôt-il sur cette image prégnante de la lune ? On se souvient du Romance de la luna luna, qui ouvre le Romancero, et de tant d’autres occurrences.

Catherine Flepp boucle la boucle avec la Comédie sans titre, connue encore comme Le Songe de la vie, œuvre inachevée (composée entre l’été 1935 et janvier 1936) par laquelle le poète voulait rendre compte de ses préoccupations sociales et esthétiques, par le chemin de ce qu’il qualifiait de « drame social, de comédie et de tragédie politique dont la "vérité" est à chercher dans « le problème religieux et économico-social », inséparable de la réflexion méta-théâtrale et de la question sexuelle… »  C’est Monique Martinez Thomas qui ferme la marche en jetant le regard sur « Le théâtre de Lorca au XXIe siècle », et singulièrement en examinant les dimensions tragiques auxquelles le poète souhaitait atteindre par son théâtre. Il s’agit ici de « dis-poser le tragique ». Yerma, Noces de sang, La maison de Bernarda Alba sont au centre de l’analyse, pour un retour « au secret de notre imaginaire » : « Ne pas construire du sens mais des images, des chocs, du plaisir, des sensations douces ou fortes. Telle est la dimension atemporelle des pièces de Lorca, qui n’affirment rien mais nous offrent une matière brute à déchiffrer… » Cela est clairvoyant, et peut-être applicable à tout le Poème lorquien ?

Les visions, les analyses, les études concernant les œuvres si nombreuses et diverses du poète et du dramaturge andalou sont en perpétuel mouvement. Ce numéro d’Europe en témoigne avec luminosité et profondeur. Choisissons de dire « en mouvement » plutôt que « en évolution », parce que, selon moi, le temps de Lorca est encore bien proche du nôtre, que la plupart de ses questionnement biographiques, poétiques, esthétiques, politiques… ne peuvent encore être mis à plat, froidis, classés en somme ! Toute une matière de vie  ̶- et de mort, dans divers registres ̶, se meut sous nos yeux, dans nos mains lorsque nous tenons un de ses recueil. C’est encore, du frémissement au tremblement, de l’effroi au plaisir, de la surprise à l’illumination, comme un tourbillon torrentiel dans lequel nous ne nous baignons pas sans entrer dans des champs magnétiques violents et suaves à la fois. Une zone en voie d’exploration, zone de non-droit peut-être, où le premier de nos droits est de nous y forger une âme dans la « noire peine » des hommes, si violemment perçue par Lorca, dans la glace lunaire et les ardeurs solaires de son Poème.

 


[1] Europe, en août-septembre 1980, avait consacré un premier numéro à F.G.Lorca, Marie-Claire Zimmermann nous le rappelle en p.3

[2] Europe, n°1032, p.30

 




Michel Host, LES JARDINS D’ATALANTE

Publié en Juillet 2013, ce long poème en mémoire et en hommage à Michel Host.

 

LES JARDINS D’ATALANTE

jusqu’aux portes des villes

 

« Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)
Sur maints charmes de paysage,
Ô sœur, y comparant les tiens. »

Stéphane Mallarmé, extrait de Prose

 

« Un ciel pâle, sur le monde qui finit de décrépitude, va peut-être partir avec les nuages : les lambeaux de la pourpre usée des couchants déteignent sur une rivière dormant à l’horizon submergé de rayons et d’eau. Les arbres s’ennuient et, sous leur feuillage blanchi (de la poussière du temps plutôt que de celle des chemins) monte la maison en toile du Montreur de choses Passées… »
                                                                                     Stéphane Mallarmé, extrait de Le Phénomène futur

 

 

Ces douze poèmes, issus d’un songe d’années  - jetés la première fois sur le papier en 1972, à Saint-Auban-sur-l’Ouvèze, réécrits de mois en mois, jusqu’en 2012 -, disent aussi la cruauté des Jardins abandonnés.
 

 

 

JANVIER

Infortune du vocabulaire cette année
misère de la syntaxe
muets de charme   secs  défoliés  abolis
dépouillés  plumés  nuls
les arbres

Le fond de la fontaine s’est crevassé
l’eau goutte à goutte a traversé
parois  capes  couches  strates
pour dessiner un lac  une cuisse
en bas  dans la vallée désirée d’ombres

Nous  notre soif  déclinons
les crêtes  grattons le rocher de nos doigts cassés

Sans crier gare la femme a remué
le grand lac salé se vide de son sang 
les pores s’obscurcissent
les habitants de la vallée jouissent d’un coucher de soleil
génital
visible entre les jambes d’Albane
car goguenards les bergers  - là -
troupeau aux yeux rayés 
aux quatre coins
démons de l’antique jardin
en elle satisfont
des peurs séminales longtemps
enchaînées

Mais veille Atalante la chasseresse
qui sur leurs rires referme ses genoux coursiers
écrase leurs têtes de liqueurs gelées
ô craquement croissance décimale
loin propagée sur les eaux
Atalante se tourne et se rendort 
des mois des semaines
laissant au lac l’usage de recourir au sang

Et meurt le soleil sur ces hauteurs que le froid envahit
et jusqu’au cœur de nos ossatures se loge le gel
cependant que l’autre fontaine sourd doucement
entre tes cuisses qu’elle lave toute la nuit

Tu t’appelles Albane et le moi braconnier
entre dans ta nuit  

 

 

FÉVRIER

Amère amande altère mes os 
Amarante ô
tu devins la sereine amante de
celui qui jonchait le val de cadavres ennemis
et crucifiait les femmes sur les portes des sanctuaires
arrachait aux ventres des mères
le fœtus violacé les vives entrailles
qu’il livrait aux crocs des chiens

Si limpide Toi
plus suave que le clavecin des armistices
Toi couchée dans l’arc incendié
de ses cuisses
Toi ployant sous la masse
de son obscénité

Je me déchire à ton soupir
m’écorche au râle d’amour 
comment peux-tu ? comment peux-tu ?
Moi  retiré de ta bouche je vais sans clocher
ni maison dans l’ornière des égorgés
parmi ses victimes  tes victimes maintenant
ô Amarante trop aimante
moi fol insensé qui me désespère
mais empli de rêves où tu baves et gémis
et râles embrassée de flammes verges brandies
redoublantes lacérations de l’air
inscrites en griffes bleutées
à tes bras à tes seins lactescents
quand déjà les bourreaux hurlent tout excités
autour du brasier de tes yeux
dressant les poteaux où ton agonie finira
dans les saccades inondées du plaisir

Amarante ô mon innocente
tu avais cessé de lui plaire
à la traverse de ton ventre
sur tes seins déchiquetés
sur la neige
avec des gestes lents ils étendent
- que du supplice fort l’on jouisse  -
leurs filets  le désir  un oubli de colombes

 

 

MARS

Atalante s’éveille sous la roche amadou
salive et lait aux coins de ses lèvres
alimentent l’éparpillement des soleils dessous
les ruisseaux de vitrail  et  - dodécaèdres – les
jets de ténèbres se prennent
les pattes dans l’iris de son ventre

Semblable courbure n’est pas de la nuit
             ni dicible à l’oreille de l’Aveugle
sans que la plaie d’amour ne se dévore
brûlis de feuilles sèches à l’orée de sa veille

Atalante s’éveille sur la couche des murmures
plus haut découvrant sa nudité de rivage
buste où l’écume amoncelle perles songes
et cendres et silences enfin

Sur ton corps délivré au matin
organdi des larmes de pierres givrées
sur ton buste de roc cascades enluminées
chardons rouges  Atalante ô

Atalante
dévoreuse de lunes
cœur de liberté brisée dès l’instant
qu’ils te captureront pour te planter
trophée dérisoire
noire dépouille de silence
sur leurs cheminées
pagne aux reins arc bandé contre
l’absent mais visible
animal qu’en vain ils traquent tout le jour

Atalante ensevelie dans les bronzes sans écho
             futur de légendes figées
qui te reconnaîtra dans ces caricatures bourgeoises
évolution au néant aboutie

Atalante ma toute sanguinaire
ne te laisse exiler par le mauvais sang
défends-toi de la fureur de l’artiste
de son imaginaire sans oxygène
déploie ta chevelure entre les doigts de l’étoile
elle veut dormir sa nuitée dans ton lit de roseaux secs
jusqu’à l’extinction du feu de tes chariots

 

AVRIL

Jardins des Alpilles
de la Drôme et du Var
             au langage des cimes il n’est de nom que le vôtre
nom de mon amour et de ma confusion
             longtemps clamés au soleil levant

Voix divine amoureuse mourante voix
entre les bras du vent
renouant autant de fois l’étreinte
sinon Amarante
que ton désir m’anéantisse et me laisse
évanoui sur le sable de l’extase

Jours d’autrefois tombes d’amours déçues
sombrent dans la vague d’herbes qui meurt
à son tour pour ne plus rien dire
de ce qu’il en fut de ces adorations

Amarante ô meurtrière
mes ossements secs ne s’arrachent plus du tertre
- Étrange printemps !  -
où ils pierrefendent leur hiver absolu
ils ne diront non plus ce que fut la caresse fluviale
de tes hanches
à ta gorge ce flux reflux roulant de rapide
en rapide l’écume de nos sens

N’ai-je pas connu joies et peines d’algues mêlées
aux plumes gongorines de ta chair
fontefroide dont la mémoire me désaltère encore
quoiqu’en mon étroit réduit de roc seule la fièvre
de tes dents amandes nuageuses explore lente
l’image de mon sexe

In memoriam matins bleus poudre et cendre
dans la flamme de tes mains rassemblent
l’ombre de tes râles nos paroles vagues ces mirages
châteaux villes contrées verdoyantes prairies
d’amour ensevelies
hétéroclites images
d’un livre d’aventures
livre autre toujours autre

 

MAI

Éveillée maintenant mon Atalante chasseresse
à la course chassée selon le renouveau de ton désir
non promise mais livrée à tes amants furieux
de n’avoir si longues saisons déjoué tes pièges de paille
ton cri maintenant s’éteint dans leurs mains paysannes
pauvres mains exultantes
                                                  Ô Atalante
sur tes épaules portée la faille nocturne asile

Je vais et viens t’appelant
du val à la plaine de la plaine à un siècle d’aiguilles
inaccessibles
ton cri s’est éteint mon cri se brise opacité de pierre
c’est en vain que me reste mémoire des lieux des odeurs
de terre mouillée sous tes cheveux de menthe
pistes fragiles que nous courions tous  les deux
or ma folie jalouse
             me les montre tels que peut-être ils ne sont pas
voraces commensaux assis au banquet de ta chair
assouvis écœurés de cristaux de pétales

Qui t’arrachera à leurs gueules à leurs mains
mendiantes aux chemins de ton corps lié
aux montants du lit ô gémissante humide Atalante
déjà ne disant mot

Atalante de soupirs peuplée pareille
à la nonnain de la chapelle du désert abattue
- c’était Vercoiran le lieu!  -
en son damier de jupes noires de jupes blanches
m’assurant n’avoir connu ni dieux ni déesses sinon
              issus des masques de la peur et des théâtres
de la fantaisie

Toi qui raillas tes erreurs des premiers temps
et laissas éclater ton sexe
au cœur de l’ostensoir de nos plaisirs
instants que tu murmurais incomparables
les jours n’ont pas tant filé que tu ne saches
m’appeler ouvrir tes lèvres tes portes arcanes
ne point me tenir au dehors
folie de mort murmure épinglé
oh je t’implore
victime tienne
cruelle Atalante
lève-moi de ce roc

 

JUIN

Retrouvés le fil perdu l’ouragan de la cascade
la raison de ses yeux les jours de ses bras les nuits
le sens m’est restitué de ce qui est la vie et ne l’est pas
entre l’arbre et le nuage au flanc blessé de l’étoile

Le poème vient doucement puis se recompose là où
les rhétoriques s’époumonent se dissolvent
sur les lèvres d’Amarante qui de trois mots bas
à ma gorge le renoue que
je l’écoute bruire et couler

Un matin saisi par l’indolence de la mer
fraternité légère lente à s’offrir aux caresses
Amarante s’est faite amante et pour longtemps nous n’eûmes
plus disputes que de fleurs ou de songes

Dans sa déchirure la syntaxe dispose d’inventifs baisers
en débandade le vocabulaire de cent langues mêlées
dévale ses seins ses hanches corridors blancs
où s’inscrit le poème vivante morcelée morsure
et pour la rime et la césure à l’hémistiche c’est
- Amarante aimante –
le piano des cimes étourdissant
le clocher son ventre  - place des Fêtes -  dénudé
d’oriflammes en spasmodiques soubresauts

Le village de l’an s’éteint
bourgeois paysans tout dort la première nuit
puis s’ouvrent d’Amarante les yeux mi-clos
sourciers du feu que virent sur la côte
les compagnons d’Ulyssse retour des nuits barbares
feu attentif à la course du marin qui se rassure à le voir

Mes yeux s’y consument
ce n’est pas tourment ce n’est pas géhenne
car bientôt je boirai l’eau de ta fontaine
ainsi le chien se désaltère
avant se remettre en chemin

Long chemin humble itinéraire des vallons
aux coteaux des vignes des seigles aux troupeaux
aux fermes endormies là où je serais un fleuve italien
pour y tremper tes lèvres sucre et violette
pour t’y roidir au plaisir
y retremper la brûlure des anciennes nuitées
t’y laisser emporter sur un rivage de plumes
et l’été devenir

 

JUILLET

Hors leur écrin de satin tes flancs s’allument
mon regard te détache à l’aube où tu te faisais prendre
des chasseurs montés de leurs vallées
                                                                     Tu es Amarante
aussi belle en dépit de la sanie des étreintes
                                                                     d’abord
ce papillon triste au coin de ta lèvre emporte
le souci de tes yeux ma rancune tout ensemble
sauf cette source de sang dont mes mains n’ont su
dévier les courants mais qu’y faire si tu accordes
plus que pain et feu à plus de prétendants
que n’en affronta le Grec
                                    et  - penses-y – moi une Ombre
que pouvais-je contre leurs poings leurs fusils
leurs chiens l’alcool blanc qui les imbibe leurs plaisanteries
grasses herbes dont ils savent se repaître

Je te vois qui descends au torrent
antienne couchée sur une page de ciel toute
amertume déserte ma pensée cela suffit à combler
l’attente de la lumière rais jetés pluriel hommage
à ton corps elle est sur toi et peu à peu t’immacule
ô Joie

C’est d’une princesse solitaire future reine d’États
délimités sur des portulans que j’invente
c’est le premier bain d’un matin de création
où des oiseaux virevoltent autour de tes épaules
mes yeux seuls les doigts roux des joncs s’y posent
leur caresse mon regard
font tes gestes pudiques et neufs
                                                             quand déjà
tu te penches sur le miroir inversé et contemples
les rides de l’amour sur fond de sable blanc

Parmi l’étrange songe
pour plus de lenteur en l’accomplir
j’accoste voiles amenées aux baies aux dunes aux étangs
que tu révèles et ouvres à mon esquif
j’y erre à loisir lynx agile je te contemple toute
de branches en rochers de mousses en vergers
en silence y pourchassant le lièvre du frisson
à l’entour de tes seins
je fuis tes cimes effraction qu’un orage m’interdit
te propose dans l’éclair notre longue petite mort
notre course nouvelle et de poursuivre le jeu

 

AOÛT

Août de rigueur solaire août de violence
novembre approche je poursuis mon périple
de l’Une à l’Autre indécis  - nourri d’herbes moi aussi –
vous les herbes  - menu des mystères -  sanguisorbes
peucédans par les racines bien que je n’en pisse guère
qu’images en avalanches tarots amers
mais Aucune ne parvient à fourgonner ma cendre
à combiner cette chimie la joie la mort

J’envie d’impossibles orgasmes in partibus
unions de l’esprit de la chair foutaises de cadavre
comme dans cette carte postale de l’an 1903 où
la jeune fille en son innocent sourire même montrait
qu’elle ne l’était que photographiquement
                                         -  c’est ainsi que le monde est  - 
             entre une tenture coloriée de velours cramoisi
             et la potiche d’époque Ming grosse d’un fœtus aléatoire

Ô jeune fille inclinée des plaques photographiques
                           -  c’est ainsi que le monde change  -
telle Albane tu prends la pose 30e de seconde
tes yeux s’emplissent de violettes
sont-ce des lacs crevés d’éclairs à la veille de l’automne
quand s’avançant se découvrent tes rôdeuses qui
sur mon sexe voudraient rompre des lances

Je souffle les plumes de ta jupe à l’instar
de tel professeur allemand sur tes bas céruléens
alors que s’élèvent   - bal d’ardentes mappemondes –
deux tours dévorantes jointes au faîte
où exulte et tremble le blason

Ton sourire s’interpose  vision délire
et se superpose à mes mains qui semblent recouvrer
couleur et dextérité quand bien même demeure
l’illusion

Ô Albane nouvelle ô petite vertu soulevée sur les boulevards
ne t’indigne pas ma respiration est si pauvre et d’esprit seul
retrouve ta virginale posture ta nostalgique neutralité

Comment saurais-tu qu’ici enfoui au très profond
au très froid des Terres je suis silence ruine du souvenir
de mon amour
tes craintes ne sont-elles pas songes de tipule
sur le voile obscur des eaux

Va liberté à la libre lumière  plus jamais
Nous ne nous chercherons vers cette souffrance

 

SEPTEMBRE

Or Atalante demeure si me reste mémoire
de ses paroles pour moi en moi obscures proférées

Fenêtres de l’automne s’ouvrant sur un lac rouge couteau
dans la poitrine du vent ou fuselage de chair vive

Oubli vite tu viendras brouillant nos images
contre mes tempes les feuilles ne retiennent leur vie
dentelée qui les brûle à sa flamme
oubli demain sans doute il faudra régler nos comptes
à moins que déjà tu n’aies réglé le mien mais
le présent là nous requiert habillé de vendanges
rosée transie où se prennent regards et pensées 

Atalante ô flèche nocturne m’écoutes-tu
près d’un feu de broussailles ta course a-t-elle pris fin
tes bras rompus harassés de lits tes jambes lasses d’écarts
alourdies de caresses et de férocités
toi toute enfin es-tu donc finie
les miens les miennes depuis un siècle ou plus encore
rivés aux roches friables poudreuses désormais
ne savent plus la morsure des ronces ni les doigts nacrés
des amantes
et au séjour où je m’achève les deux poètes ne m’ont pas visité

De mon sexe mort nul souvenir
mon cœur déserté poussière seul tremble
sous Orion et Cassiopée
au faîte de leur peur sans aurore les dieux leurs oripeaux
les hommes leurs parades
où sont-ils

Les bêtes aussi dernières compagnes
soudain faites ennemies s’en sont retournées
ici rien n’en donne réponse

L’ubac le vois-tu l’ubac pour toujours
et toi amour brûlé
où vas-tu indéfinissable amour

Ô Atalante des parcs et des fontaines
quand s’épuise le soleil à ranimer le jour
sourire-miroir sur la bouche du temps
nulle haleine ne s’inscrit
où que se tourne le regard il n’est de chemin
que tes pas n’aient effacé

Les ténèbres sur nous
déversent l’écume des jours

 

OCTOBRE

- C’est ainsi que le monde change  -

Sous la carapace verre et cobalt des rouges cités futures j’entends
le martèlement de ses talons gardiens d’une nuit texane
entre les brownings couchés sur les trottoirs
défilant à  sept kilomètres heure les cadavres conditionnés
vont debout vers les centres crématoires High Tech

J’entends ses talons battements solitude
sur l’acier limpide soyeux

S’allument les flammes électroniques idéogrammes
japonais de base ustensiles de la pensée numérisée
- chiffres, chiffres… -  dernières propositions du vide
soldats de lumières mais aussi ombres un peu chinoises
sur ton corps ô Amarante fluorescent qu’ils ne regardent pas
ou innocents ou idiots ou barbares

Des trains de cristal écorchent les paupières de cette nuit
qui s’effiloche à grande vitesse
c’est la mort  - béatitude -  c’est la mort

Ville dressée hurlante sur son lac de sang
c’est de l’or  - divinité – c’est de l’or
ville des manipulateurs de la matière brute loin pourtant
rejetée aux frontières de la méduse blanche
là ou l’air n’est qu’oxyde de plomb acide particules
irrespirable

Le sphynx désormais aux périphériques aux radiales
planté aux carrefours des voies-express reste muet  

La cathédrale de Bourges se décompose dans le hall
de la Chase Manhattan ses orgues mandées par ordinateur
diffusent les données corrigées des variations saisonnières
des valeurs et changes  - oh bonheur -  sous l’amiante
dans les murs s’entasse le monde intraduisible que décodent
des machines aux doigts véloces armés de bistouris :
- opérations boursières opérations boursières –

Mon Amarante sans mémoire sans programme
il n’est plus à te reconnaître
qu’un chien vrai chien crin noir terni
truffe grise de fièvre famine
clandestin sur ce paquebot gelé pour lever un instant
ses yeux d’homme trahi sur tes seins vernissés siliconés

Et toi égarée de l’éternel printemps chimique errante
aux rayons de l’aube parmi les oiseaux mongols
            de la Deutsche Grammophon qui
à l’heure des corn-flakes répandent leurs pépiements
sous un firmament de plexiglass et modernité pure

Tu t’éloignes Amarante tu meurs à mes yeux
ma mémoire canine ma mémoire humaine ne te retient plus
tu es femme sans odeur  mon flair ne peut imaginer tes pistes
mes mains se détachent de ton insaisissable matière
ma langue
la dernière fois qu’elle t’a léchée n’a léché que du verre
et tu as crié fous le camp ! fous le camp, que je n’te voie plus !
je t’obéis
je rejoins les louves dans les forêts d’oubli  

 

NOVEMBRE

Novembre déjà novembre ton avance s’épuise
Atalante
ô chasseresse entre les lignes de neige
d’un seul coup tu tomberas
des fauves obscènes te rattrapent et bientôt t’accablent
pourquoi davantage t’épuiser à courir

C’est l’aube  je ne ris pas
de tes joues de cendre où s’efface le souffle
ô toi beauté quand la vie décide de se fuir
quand il n’est plus de main pour retrouver ta main

Triste je te croyais déesse préférée aimée des dieux
comme ils aiment  - ensauvagés -  ma rage les taillait
dans une belle rumeur de sabres de balles
et tu restais corolle blanche en d’éblouissants sacrifices
soumise  - oh je rêvais – à d’acharnées délices
mes caresses musicales caresses des lèvres
caresses de tout le corps que tu ne méprisais pas allant
à ton secret refuge à cette jaillissure plumes et myosotis
oh que cette vie était belle et comme tout palpitait
dans l’avant-coureur futile premier temps de l’accointance

Atalante ô 
l’hiver maintenant te poursuit ses mains
ne jettent l’or d’aucune pomme mais contre le verglas
le sel les rayons brisés
de l’astre publicitaire planté sur les talus des autoroutes
c’est le terme du parcours ridicules humiliés
les dieux périssent dans les gaz d’échappement

Chasses perdues animaux agenouillés tu fermes les paupières
se vide le sablier de tes forces
une dent sournoise vois-tu s’aiguise aux chevelures aux cœurs
aux arbres à la montagne des fables
les sèves organisent leurs retraites sommeilleuses
le champ de bataille va au silence
tu es à ta toilette de givre

Atalante ô
nul n’ira plus épier les nudités surprises
plus de tourments vient l’heure je t’attends
tes mains ne tremblent pas
pour toi c’est assez dit
je t’appelle sans voix sans écho sans chair
au bord d’un Guadalquivir gelé

Des oiseaux paisibles veilleront ton visage
ta barque maintenant traverse le fleuve
approche-toi  je t’attends… viens… viens…
le passage est une douceur et je t’ai tant aimée

 

DÉCEMBRE

Récusez mes belles ces visions de néant
le discours des cadavres quittez vos tombes
ouvrez les yeux sur ce désert notre domaine
un autre soleil bondit c’est la pensée qui ne meurt
d’autres sur vous jetteront leurs yeux baisers flammes
sur chaque branche de vos corps franges illuminées
ressaisies par les doigts du zodiaque
gradins nouveaux pour des amours autres
je ne sais je crois
et le pourrez-vous ? le pourrons-nous ?

Là était le rêve là était la vie l’an s’achève
et proche le vent enclôt tout soupçon
éclat des paroles amours souffrances gestes
brûlés enlacements regards à merci soupirs
embrassements rien tout ne se tirera donc d’oubli ?

Chairs frémissantes chairs désirantes des délires
à l’instant rien un peu de poudre un peu de vent ?

Terreur  insolvable dès l’aube du temps
n’auras-tu de cesse que nous ayons trouvé le port ?
L’injure est profonde et s’il y eut des fêtes
elles ne surent que masquer l’angoisse et l’attente

Fini de rire fini de danser sur la corde des délices
fini de boire aux fontaines que nous avions tant cherchées
- je le dis -  nous n’étions que sable et trop vains
mais vous femmes éprises attentives ténébreuses femmes
vous saveurs des dires multiples grâces d’esprit
beautés tantôt secrètes innommées tantôt lisibles
c’était bien partout vos mains inquiètes tant aimantes
vos sourires les orages violets sur les villes où vous respiriez
autour de vos yeux les tendres navigations amours ici
amours là-bas qui tous étaient désirés choisis gagnés
du moins me l’aviez-vous laissé croire très belles
et nocturnes amantes
et sur vos doigts vos lèvres je dépose
des bouquets de solstices

Jour était Albane Terre était Amarante
Atalante de ses cris fauves déchirait les rivages
les pensées nues vos chevaux blancs allaient s’abreuver
à vos sources
de l’iris de vos yeux se détache l’oiseau insaisissable
du désir ennemi amical
un cri d’alarme se répand l’océan est gris sous le nuage
Albane Atalante Amarante ô épars le rêve la vie
ouvrent la porte à leur premier hiver 

 

Fin de Les Jardins d’Atalante

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur