Gérard Pfister, Hautes Huttes

1000 poèmes en 10 sections de 100 poèmes. Des « centuries » de 4 vers, en deux distiques, à chaque fois. Dans ce livre impressionnant par sa densité philosophique et poétique, par sa force vitale et spirituelle, les poèmes de Gérard Pfister s’enchaînent, se poursuivent, se reprennent et se prolongent comme sur une partition de musique sérielle.

Ces poèmes ouvrent nos sens, l’ouïe d’abord, l’œil, le toucher, le goût, tout au long d’une séquence d’images (ou de récits gigognes) dont Gérard Pfister nous donne la source à la fin de son recueil dans « Résonances » (pp.373-374), auquel le lecteur peut ou non se référer.

Sur la couverture, le titre Hautes Huttes est à lui seul déjà tout un programme musical et pictural : ainsi les deux H, comme deux échelles de traits ancrés dans la typographie qui, suivies du son O et du son U et des trois t, scandent ce titre, en font tambouriner l’écho et la hauteur de ton, gagnée aussi de « Haute lutte ». Nous apprendrons à la fin du recueil qu’il s’agit d’un lieu situé à Orbey, dans les Hautes-Vosges Alsaciennes et que cette musique que nous entendons à l’approche du livre est une musique de clarines (101-118). Nous voici donc dans la montagne à écouter ces notes verticales et fragiles qui « font résonner le silence » (Mahler a eu un temps une maison – et sa première cabane (ou hutte) de composition – sur les bords de l'Attersee. Ce sont ses longues randonnées dans les montagnes peintes par l'autre Gustav qui lui ont inspiré ses premières symphonies.)

Gérard Pfister : Hautes Huttes,
éditions Arfuyen, 2021, 385 p., 19.50€

Le détail du tableau choisi par Gérard Pfister pour la couverture est lui-même composé d’une mosaïque de touches verticales, vertes, jaunes, bleues, traversées par une forme horizontale qui évoque une feuille d’arbre mais qui est, en fait, une prairie entre deux collines. Le Litzlberg am Attersee1 peint en 1915 représente un pan de montagne au bord d'un lac autrichien. Cette toile fait partie de l'ultime période de Gustav Klimt (1862-1918). Le bas du tableau, avec ses maisons et les bords de lac, a été supprimé par le recadrage. L’image ainsi resserrée fait le choix d’une approche à la fois abstraite et pointilliste qui donne tout son sens à la construction du livre de Gérard Pfister. Le tableau devient tissu végétal, paysage de montagne, peinture all-over, bruissement du monde, champ de ponctuations évocatrices des centuries pouvant se poursuivre à l’infini, mais ici calculées pour donner un cadre à l’illimité.

 

*

I - L’auteur s’interroge sur le sens de l’écriture, sur la quête qu’il mène avec elle, par la main qui écrit, par l’écoute, par le regard qui contemple, et toute son écriture semble tendue vers une sorte d’ailleurs, ouvert et secret qu’il ne peut nommer. Il se laisse porter par un flux (qui est aussi un creusement) dont les mots sont les jalons provisoires et il les pose dans la page avec un souci de justesse et de mouvement continu. S’il se sent assailli par le temps qui fuit, il le rythme et l’écoute, l’interroge, entre dans sa vibration, respire avec lui et entraîne le lecteur à sa suite. Ici pas d’autre ponctuation que le décompte jusqu’à 1000 des poèmes de 4 vers, disposés en deux distiques, ce  qui aère et allège la lecture, l’épure, nous emporte comme sur les rails d’un train. À chacun son voyage, mais ne cherchons pas à retourner sur les traces d’Orphée car « Le dieu des mots / est un être cruel // qui n’admet pas / que nos voix rêvent ».

Dans le remuement de sa vie intérieure, l’auteur suit une pente de dénuement, à la recherche d’un sens originel, peut-être l’éclat d’un premier jour. Mais comme dans un rêve, l’auteur est saisi par des ombres et se tient en équilibre dans un récit qui de page en page va vers la lumière, puis il se retourne, retisse autrement ses pensées quand tout à coup … il voit passer un chevreuil ! léger, fluide, irréel, sorte de messager - mais n’est-ce pas l’écriture elle-même ce chevreuil ? N’est-il pas ce « poème / sans mots // plus vrai / que toute peine » ? Le lecteur entre à ce moment précis dans un autre espace, à la croisée des mots, des images, dans le frôlement fugace de la réalité, qui, si concrète et charnelle qu’elle soit, paraît illusion, féérie « éblouissante / d’absence ».

Cette nudité qui caractérise le recueil de Gérard Pfister, cette décantation qui ne se présente jamais comme une ascèse mais comme un mouvement pacifique, nous déploie et nous accueille dans son rayonnement profond. Rien ne semble séparer la réalité du rêve, le poème de la prière, ou le murmure d’une voix plus ferme, le doute d’une confiance. Chaque poème part à sa propre recherche, se creuse et se prolonge entre présence et absence sans atteindre le fond pur de la conscience. Questions et réponses sont transitoires. Mais peut-on encore appeler poème ces méditations qui sont chant, même dans la peine ou la révolte ? L’auteur recherche les mots de l’enfance qui peuvent l’éclairer, lui redonner joie et grâce - un présent. Aussi nous ne comprenons pas le choc soudain avec la mort ni comment nous « aimons si mal la vie ». Est-ce un jeu ? Et comment supportons-nous « malgré-nous / d’en être les témoins » ?

On croirait que la vie / n’est pas digne de nous.

II. Les sons vivants nés du poème, même « abandonnés », même « désaccordés » se répondent. Ils inventent un temps sonore pour l’espace où « nulle présence », « nulle absence », ne viennent troubler la libre « plénitude » du vide. C’est là que « les timbres varient », à toutes hauteurs et, dans ce jeu musical qui scande les durées, leur musique résonne contre les intervalles de silence, et se répand de page en page, rebondit sur le ciel, dans l’air et les lieux de notre écoute.

C’est un vertige de suivre chaque proposition, ces quatre vers libres et chiffrés, d’entrer dans la marche de la lecture sans s’arrêter, reprendre souffle sur un vers puis se sentir emporté, relancé sur le suivant, qui est sa suite et un pas de côté, un autre temps de la pensée et du regard, d’autres images, des présences animales qui croisent des questions sur le désir, sur nos souvenirs, sur ce que nous avons fait de notre vie, ce qu’il en reste – qui n’est peut-être plus « que la pure joie / d’exister » (186).

Poème et méditation sur l’existence nous interrogent sur la manière dont nous ressentons « l’unité souveraine / du sensible », comme pour un peintre ou un musicien. Et c’est un défi pour le lecteur d’entrer dans cette façon d’avancer le dé du poème sans dévoiler le sens profond qui fait lien entre toutes ces étapes, ces visions. Il nous faut retisser les images, tordre le cou au sens premier pour atteindre cette musique qui libère, sans déchiffrer les signes du hasard  ̶  mais en consentant à nous juger, s’il le faut, puisque « Nous l’avons troqué / le pur diamant // contre quelle / pacotille » (199), puisque cette joie, « nous l’avons bradée » (200). Ce livre serait-il un livre de sagesse taoïste ? L’écriture ne va pas sans une éthique rendue publique. Mais l’écriture ici sait aussi combien, malgré les chiffres auxquels elle se raccroche, elle est sans prise ni mesures.

III. Dans ce jeu trouble du mystère avec l’étrangeté, de l’ignorance avec la terreur, comment vivons-nous, si c’est cela vivre ? « Tant nous chérissons / nos manières domestiques // nous avons cru / que c’est aimer la vie » (210). Chaque jour est unique, en sa lumière, mais « comment avons-nous / cessé de vivre // par quel précoce ennui » ? (216).

Pourtant « être encore là » est pour le poète « un privilège », face à l’inéluctable, face à l’inconcevable (245). L’auteur nous tutoie tout à coup et nous n’avons plus qu’ « une urne vide / pour tout corps ». Ainsi l’homme serait toujours le grand absent, à commencer de lui-même.

L’oubli, la cruauté, la bestialité, « qu’est-il arrivé / à cette vie // qu’on ne sache plus / l’aimer » ? (Ici j’ajoute un point d’interrogation, mais l’auteur ne l’inscrit jamais dans ce recueil, c’est le lecteur qui donnera voix à la question. Ici tout reste ouvert, aucun signe de ponctuation ne vient rompre le déroulé rigoureux des mille poèmes – le tissu sans couture de la voix humaine. L’indicible est le premier chiffre et le dernier de cette somme.)

IV. Le chant est source de plaisir, le chagrin chanté peut l’être aussi ; la plainte a son chant, son timbre de violoncelle. C’est le paradoxe de la voix, sa douceur, qui peut aller jusqu’aux larmes : « Chaque parole / dit l’adieu // sans cesse la voix / est naissance » (315) ̶̶  paradoxe de la nuit où surgit la lumière - paradoxe d’être « Si près / de n’être rien » (321). Joie et plainte ne cessent d’apparaître et disparaître « Sont-ils joie sont-ils / plainte les mots » (325) ? et « Quelle taie couvre / nos yeux // quelle poussière / notre corps », puis la couleur, l’homme « travaillant à se perdre » (357), mais comment commencer à vivre à chaque instant accompli ? (376)

V. Les cavaliers de Marino Marini traversent quelques poèmes, le cheval montre ses dents, le garçon « le sexe érigé / droit vers la ville » (406), est tout en tension dans l’espace, nous sommes pour un temps à Venise et recevons cette évocation rayonnante de L’ange de la cité « comme un soleil » (409) souriant et tout s’éclaire, le cœur s’apaise. Mais nous sommes petit à petit réimmergés dans le flux du monde, là où la mort peut venir, quand « tu vois / et tu ne vois rien « (467), « Tu écris / tu n’écris rien » (468). Il faudrait « laisser résonner / la semence des choses » (490) ou encore tels l’enfant qui cherche le lait maternel, se souvenir que « Notre bouche / pressée contre la chair // du monde / reste assoiffée » (499).

VI. Qui pourrait réparer blessures et abandons ? Pourquoi cette répétition du mépris de la vie ? Comment vivre ? Où trouver « ce terme / où tout peut commencer » (517) ? « Comme si vivre : était impossible // et mourir seul / nous sauvait de la mort » (519). Et regardant Méduse peinte par Caravage, ses cheveux « des vipères qui se tordent » (531), son regard qui pétrifie, l’auteur nous convie à apprendre à regarder le monde dans cet autre miroir que le peintre nous présente mais « est-il le seul / voyant » (564) ? Les couleurs de la chair, celle de cet homme torturé, acéphale, peint par Francis Bacon, nous posent cette question : « Jamais l’art / peut-il s’accomplir // que dans l’inguérissable / fragilité de la matière » ? L’inguérissable aussi dans le poème.

VII. A propos d’un autre tableau La peste sur la place du Mercatello, peinture de Micco Spadaro  (Museo di san Martino, Naples), l’auteur nous en décrit succinctement les civières et cadavres, le bûcher et sa fumée, sous le ciel « d’un beau jour d’été » (607), puis il poursuit son chemin de vie, songe aux « Pauvres huttes / hantées par nos morts » (609) et goûte un peu de vin, précisant qu’il s’agit du sancerre et du falerne » (615) et cette précision est bonne à entendre, dans ce temps où l’on se demande si nous ne sommes pas nous-même des « pulsations d’ombres » (654)  ̶   pourtant « Nos traits / enfin sauvés du temps // à jamais immobiles / dans la lave durcie » (672)  ̶  cette évocation de Pompéi revient à plusieurs moments dans ce livre comme une injonction à vivre.

VIII. Depuis le chœur grégorien de la cathédrale de Strasbourg, « le temps devenu chant » (716), le présent est donné sans attente, il est une chance, remise « entre les mains du hasard » (730).

Tout ne vit / que de mourir //ce qui demeure / a-t-il jamais vécu  (742) 

Léonard de Vinci peint le sourire de Mona Lisa mais avec « cette beauté poignante / qu’au bord de la quitter » (754). Images, souvenirs, peintures, portent tous en eux une étrangeté d’apparence. Il est bon d’en revenir aux choses simples, à la « pure joie d’exister » (793). Odeurs, couleurs, épices, le goût des choses de l’enfance, comme par exemple « les poches pleines / de calots et de billes » (796).

IX. La toile du peintre, le miroir, le reflet, « L’image seule / est véridique » (811), mais où allons-nous si tout devient indistinct si, « sans fin la brume / ne s’ouvre // que sur la brume / nous n’allons nulle part » (819). Nous ne serions personne, sinon « tatoués / du honteux matricule » (840). Et pourtant le chant comme une consolation « S’il pouvait / nous être un baume // tant de fois les mots / nous ont blessés « (854).

Et toujours cette question qui revient « Pourquoi toujours / retardons-nous la joie » ? ou encore « à quoi bon le poème / où ne vibre // cette lumière / que certains jours révèlent »

Ici est notre seul séjour » (884) mais « nous avons manqué / seulement de courage.

X. Fresque de la villa Julia Felix, Pompéi : peintures de fruits, raisins, grenades, pommes, noix, dattes, baies qu’« on croit sentir / dans la bouche » (910). Le chant, « notre patrie », l’harmonie, la musique de Luciano Berio, puis la neige sur les pins noirs et les rochers, puis des barbelés, les baraques, un contraste toujours plus saisissant «  ̶ Même dans un camp / dit la voix // il faut un chant / pour dire cette vie-là  ̶ ».

Repris plusieurs fois en refrain : « la terre est lasse / de votre tristesse  ̶   ». La voix qui parle n’a « Pas de serviteur pas de maître » (972). Rembrandt peint son fils Titus à son pupitre, (Rotterdam), dans une lumière cuivrée, et son regard est dans « l’abîme de ses rêveries ».

Aller vers l’abandon, laisser partir, laisser venir le silence dans la voix : « Laisse le vide / envahir ta vie // laisse ta vie / n’être plus que maintenant » (999), « Laisse / partir // maintenant / laisse  - » (1000) Le chant ne cesse pas mais lâche prise, ne devient plus que l’infime murmure de la voix entrée dans le silence, avec le lecteur.

*

L’auteur nous ouvre à la condition même de l’instant qui passe, nous rend disponible à sa révélation ; il dégage de la gangue des souvenirs l’éclat du présent. La perspective donnée par chaque poème n’est pas oblique mais frontale (il n’y a pas de point de fuite mais comme dans une peinture de Rothko, un face à face dans une étendue ouverte). Le choix de la numération reconstitue le temps et relie les lieux avec les instants pour sauver les sensations éprouvées et conjointes de la beauté et de la souffrance du monde. L’auteur nous propose un autre temps non seulement de lecture mais de manière de vivre (pas de poésie sans éthique).

Toutes les créatures et les œuvres rencontrées, musicales, picturales, littéraires, sont des témoins en perpétuelle réinvention. La gravité des questions soulevées est comme allégée par la mutation constante qui s’opère d’un poème à l’autre. Et dans ce mouvement continu dont les changements de tons et d’images se font sans rupture, il y a parfois comme la mise en abîme d’une situation dans une autre, rendant solidaires les lieux, les œuvres, les questions et les blancs intervalles de silences. On ne sort pas indemne de cette lecture qui est une expérience spirituelle pour qui s’y donne entièrement. Nous en devenons à notre tour « la voix » et le silence.

Présentation de l’auteur




Marie-Josée Christien, Eclats d’obscur et de lumière

Les aphorismes de Marie-Josée Christien

Faire halte, regarder le monde sans complaisance, mais aussi savoir s’émerveiller. La poétesse quimpéroise Marie-Josée Christien distille des graines de sagesse sous forme d’aphorismes ou de pensées lapidaires.

A la manière de ses précédentes Petites notes d’amertume (Les Editions Sauvages), elle met au jour le côté pile et le côté face de nos existences. Ou, comme le suggère le titre de son nouvel opus, leurs aspects aussi bien lumineux qu’obscurs.

Pratiquer l’aphorisme, c’est faire le choix d’aborder une grande variété de sujets. C’est parler de la vie et de la mort, du rapport aux autres, de l’amitié, de l’amour, des religions, du monde moderne et de ses travers, de la comédie humaine, des réseaux sociaux, de l’écriture, de la poésie…Marie-Josée Christien évoque tout cela dans son livre. Ce qu’elle apprécie avant tout c’est la sincérité et la loyauté. Ce qui relève de l’esbroufe suscite ses remarques les plus acerbes. Ainsi la voit-on inaugurer son livre par une série de propos bien sentis sur le « cynisme » et les « pauvres messages » des « usurpateurs de l’art contemporain ». Même sévérité quand il s’agit d’une « poésie qui se complaît dans l’incommunicabilité ».

Marie-Josée Christien, Eclats d’obscur et de lumière, collages de Ghislaine Lejard, Les Editions Sauvages, 2021, 67 pages, 12 euros.

Marie-Josée Christien plaide pour la « simplicité » qui est, à ses yeux, « l’une des marques du génie poétique ». Mais s’il y a création – y compris poétique – c’est parce qu’il y a blessures et fêlures, nous dit la poétesse. « L’obscur a des fêlures d’où s’échappe et rayonne la lumière ».

La fêlure, pour ce qui la concerne, trouve sans doute sa source dans une pauvreté originelle dont elle a su, d’une certaine manière, en faire un tremplin. « Mon enfance a été pauvre mais pas malheureuse puisqu’il y avait l’espoir ». C’est l’éducation et la culture qui en seront les vecteurs (Marie-Josée Christien sera professeure des écoles), ce qui ne l’empêche pas de continuer à affirmer ses engagements en faveur de ceux que le monde laisse au bord de la route. L’occasion pour elle d’évoquer ici sa sympathie pour le combat des Gilets jaunes des ronds-points. Car « écrire c’est manifester notre désaccord avec la marche convenue du monde ». Mais, dans ses textes comme dans ses poèmes, elle le fait sans esprit militant. On la voit même plaider pour les valeurs dites « désuètes » qui ont pour nom « la discrétion », « la loyauté », « la solidarité ».

Dans ce livre d’aphorismes, c’est la femme Marie-Josée Christien qui se profile. Forte de ses espoirs, de ses attentes. Forte de son combat intime contre la maladie qu’elle a évoquée dans un beau précédent livre (Affolement du sang, Al Manar). « J’essaie de vivre en symbiose avec elle », écrit-elle aujourd’hui.

Enfin pour affronter le monde et la vie, elle est grande lectrice. Cioran, Kundera, Bachelard, Max Jacob, parmi beaucoup d’autres, sont sur ses étagères. Elle les cite et elle s’en inspire. « C’est quand on accepte enfin la mort que la vie peut commencer », confie-t-elle, philosophe.

Présentation de l’auteur

Marie-Josée Christien

Marie-Josée Christien, née en 1957 dans la Cornouaille morbihannaise, vit dans le Finistère à Quimper. Poète, auteur jeunesse, critique littéraire, collagiste, elle est responsable de la revue annuelle Spered Gouez / l’esprit sauvage qu’elle a fondée en 1991.
En tant que critique, elle collabore régulièrement à la revue bimestrielle
ArMen et occasionnellement au magazine numérique Unidivers. Vents d’ouest, sa chronique consacrée aux maisons d’édition, est accueillie dans la revue Interventions à Haute Voix.

Présente dans une cinquantaine d’anthologies et d’ouvrages collectifs, traduite en allemand, bulgare, espagnol, portugais et breton, elle a publié une quarantaine de livres et collaboré à des livres d’artistes.
Deux ouvrages lui sont consacrés :
La poésie pour viatique (Chiendents n°118, Editions du Petit Véhicule, 2017) et Marie-Josée Christien passagère du réel et du temps (Ed. Spered Gouez, coll. Parcours, 2020).

Pour l’ensemble de son œuvre, elle est lauréate du Prix Xavier-Grall et du Grand prix international de poésie francophone.

Site : https://mariejoseechristien.monsite-orange.fr

Egalement sur wikipédia

Bibliographie

Poésie
Affolement du sang
(préface de Jean-François Mathé, encres de André Guenoun), Al Manar, 2019
Aspect du canal, Sac à dos Editions, 2010
Constante de l’arbre, avec le photographe Yann Champeau, Les Editions Sauvages, coll. Carré de création, 2020
Conversation de l’arbre et du vent (photographies de Jean-Yves Gloaguen), coll. jeunesse A la cime des mots, Tertium éditions 2007, Tapabord, 2018, Liste de référence de l’Education Nationale
Correspondances, recueil à deux voix avec Guy Allix, Les Editions Sauvages, coll. Dialogue, 2011
Lascaux & autres sanctuaires, Jacques André Editeur, 2007
Marais secrets, en collaboration avec le photographe Yann Champeau, Les Editions Sauvages, coll. Carré de création, 2022
Les extraits du temps (préface de Guy Allix), Les Editions Sauvages, coll. Askell, 2009, Prix des Bretons de Paris
Temps morts (préface de Pierre Maubé, encres de Denis Heudré), coll. La Pensée Sauvage, Les Editions Sauvages, 2014
Quand la nuit voit le jour (photographies de Yann Champeau), coll. Jeunesse A la cime des mots, Tertium éditions, 2015

Prose
Eclats d’obscur et de lumière
(collages de Ghislaine Lejard), Les Editions Sauvages, coll. La Pensée Sauvage, 2021
Petites notes d’amertume (préface de Claire Fourier, land art de Roger Dautais), coll. La Pensée Sauvage, Les Editions Sauvages, 2014

Autres lectures

Chiendents n° 118, consacré à Marie-Josée CHRISTIEN

Marie-Josée Christien est née en 1957 à Guiscriff en Cornouaille morbihannaise. Sa poésie est très marquée par sa Bretagne natale où elle vit. "La poésie pour viatique" est bienvenue. Gérard Cléry, Guy Allix, [...]

Marie-Josée Christien, Constante de l’arbre

L’arbre est dans le vent. On l’enlace, c’est bon pour la santé. On fait une marche en forêt et tout va pour le mieux. Mais le poète  - et pas seulement les thérapeutes [...]

Marie-Josée Christien, Eclats d’obscur et de lumière

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Marie-Josée Christien et Yann Champeau, Marais secrets

Marais secrets Le marais est une belle matière poétique. Monde entre deux mondes (la terre et l’eau), il confine par définition au mystère au point d’être considéré, notamment du côté des Monts d’Arrée, [...]




Un poème, c’est sûr

Il y a des personnages dont une jeune femme, Ada qui pourrait s’appeler Juliette. Il y a un narrateur sans nom mais qu’on identifierait à Roméo. Il y a au moins une famille comparable aux Capulet. Surtout il y a un destin inexorable, terrible. Alors, comme le prétend l’auteur, est-on face à un récit ?

En soixante douze pages, à la fois raisonnables et hallucinantes, Mathias Lair nous entraîne pas à pas dans la folie, celle d’Ada et celle, plus retenue de son amant. Il pourrait s’agir d’une histoire vécue — un récit, comme le précise l’auteur — mais l’on souhaite au fond de nous qu’il s’agisse de fiction. Au début, il y a une plage et deux adolescents que tout unit. Un jeune homme, qui deviendra écrivain, et une jeune femme, Ada, se perdent l’un en l’autre jusqu’à ce que seul l’un des deux survive. Une sorte de malédiction, le narrateur en a conscience : « c’était là sur la page (…) et sans doute nos doubles parcourent-ils toujours la plage, parlant d’une même âme… ». Ada est percluse de douleurs et de folies. Ses crises se succèdent et la déchirent. Bientôt la jeune femme ne maîtrise plus ses angoisses et son corps se raidit. Une mécanique absurde se met en route dont les rouages restent flous, à la fois héréditaires et sociaux. L’origine de cette folie, le narrateur l’attribue à la famille, à son attirance pour la psychiatrie et le drame slave. Mais comment expliquer que l’évaporation de la conscience se transforme en une crispation des mains, symptôme de dégénérescence nerveuse et de nécrose musculaire ?

Sous son masque de cire une lueur persiste - Mathias Lair - éditions L’Atelier du grand Tétras - 72 pages - 14 €.

Le narrateur se culpabilise : « Au-delà de mon intention de la secourir, aurais-je cultivé la folie d’Ada ? » Car entraîné par son amante, avec la tentation de la comprendre, n’a-t-il pas, parfois, répondu à la violence ? Mais pouvait-il se battre contre la fatalité ? Avant l’amour, avant le déroulement de la tragédie, tout était là mais ni le narrateur ni Ada ne pouvaient en avoir conscience. Oui, de la plage à la page, il y a les mots dits entre ces deux âmes, il y a désormais l’émotion intacte qui reste « noir sur blanc ».

Noir sur blanc, les mots sont là désormais, écrits. Pour échapper au naufrage, au sien autant qu’à celui de l’être aimé et agonisant, toujours agonisant, le narrateur se noie dans l’écriture, seule façon pour lui de sortir la tête de l’eau. Le lecteur n’est plus dans le récit, pas même dans la fiction mais dans la poésie pure. Les phrases déstructurées, tantôt longues et cisaillées, tantôt courtes et sèches le plaquent, l’envoient dans deux folies qui se répondent, celle individuelle d’une victime digne d’une tragédie grecque et celle collective d’une société sans âme. Un tourbillon d’images décrypte l’enfer d’une malade, l’enfer de celui qui l’accompagne et l’enfer de la prise en charge kafkaïenne de ceux qui ne sont pas assez dangereux pour être fous, pas assez vieux pour être impotents, pas assez fous pour être impotents, pas assez impotents pour ne pas être abandonnés à leurs souffrances, laissant les aidants ou les familles dans le plus parfait désespoir, si l’on peut affirmer qu’un désespoir puisse atteindre la perfection, un désespoir aussi parfait que celui du malade.

Un petit roman, un grand poème à lire absolument.

Présentation de l’auteur

Mathias Lair

Mathias Lair Liaudet est écrivain, philosophe et psychanalyste. Il a publié une trentaine de poèmes, romans et nouvelles, d’essais chez une trentaine d’éditeurs qu’on dit « autres ». On trouve ses chroniques dans les revue Décharge et Rumeurs ; également des notes de lecture et critiques dans diverses revues et divers sites.

Sous le nom de Jean-Claude Liaudet, il a publié des ouvrages de psychanalyse, et parfois de politique, chez L’Archipel, Fayard, Flammarion, Albin Michel, Odile Jacob.  

Depuis qu’il a créé, dans les années 80, le CALCRE (Comité des Auteurs en Lutte Contre le Racket de Édition) il défend le droit des auteurs. Il est actuellement élu au comité de la SGDL (Société des Gens De Lettres).

Poèmes choisis

Autres lectures

Mathias Lair, Écrire avec Thelonious

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Continuer jusqu’à la fin, avec Mathias Lair

Du rythme, des ruptures mais aussi des harmonies, des liens, il y en a dans À la fin des fins, dernier recueil de Mathias Lair ; le dernier publié, pas forcément le dernier écrit [...]

Mathias Lair, Quel est ce bonheur enfoui

Un petit livre massicoté à l'ancienne, une véritable plongée dans l'ascendance par un auteur épris de mémoire, de généalogie et de ferveur. En quête des parents et ancêtres, le [...]




Jacqueline SAINT-JEAN, Matière ardente

Jacqueline Saint-Jean a depuis une quarantaine d’années crée une œuvre originale, riche d’une trentaine de recueils de poésie. La poète qui a reçu le prix Xavier Grall en 2007 pour l’ensemble de son œuvre nous offre ici un nouveau livre où réapparaît le personnage de Jelle qu’elle figurait dans un recueil précédent, « Jelle est d’un âge immense »1.

Ce personnage récurrent dont le nom, contraction de je et elle, joue sur l’ambivalente identité de celle qui est à la fois le double de la poète et plus encore la femme-gigogne englobant bien d’autres femmes.

Figure féminine d’élection, Jelle défie le temps, accueille les mémoires de tant d’âges, depuis l’« enfant de sept ans »jusqu’à sa métamorphose en «  sourcière sorcière » ou « femme rupestre ». Figure captée dans la mouvance humaine, elle traverse des millénaires, corps mobile, inscrit dans le paysage entre silence et nuit.

« Matière ardente », le titre et le premier vers du recueil semblent faire sens du côté de Gaston Bachelard, philosophe dont la lecture est familière à la poète. Car la question de l’imagination est au cœur de son travail poétique, Jacqueline Saint-Jean le confie à Marie-Josée Christien dans un ouvrage que celle-ci lui a consacré2.

Mais il ne s’agit pas de l’habillage poétique d’un essai sur l’air, l’eau ou la terre. Il s’agit pour la poète de tenter de saisir les états de ce qui fait la matière de la vie. « Humus », « sédiments », « phosphorescences » déploient l’imagination de la « matière » autant que le matériau d’un vécu subjectif qui, l’âge venu, amène l’horizon de la perte. Ces matières fluides, solidifiées, « magma », « moraines », « tectonique » nous parlent d’autre chose que d’elles-mêmes. Elles tracent les voies d’une forme de dérive visionnaire : ainsi le magma devient-il celui de nos mémoires, les moraines, celles des mots et la tectonique met à nu les « peurs » d’un continent intérieur.

Jacqueline SAINT-JEAN, Matière ardente, 2019, Les Solicendristes, 15€.

« À peine exhumée / de l’humus du sommeil/ anonyme mi-animale/ mêlée d’empreintes millénaires », l’image opère un glissement sémantique du signifié géologique au signifié littéraire pour dire les pulsations de la rêverie sur les éléments primordiaux. Le monde intérieur de Jacqueline Saint-Jean fait coexister des temporalités plurielles, remonte à l’alpha des temps, pointe des instantanés de l’Histoire avec leurs soubresauts violents, en même temps qu’il suggère l’expérience intime d’un corps ralenti qui fait l’expérience de l’amenuisement de la vie. Les compositions d’Henri Tramoy avec leurs gris, rouge et noir qui tiennent de la matière en fusion/explosion disent à leur façon ces intenses dissonances.

La poète explore les territoires de sa mythologie personnelle qui élit pour objet la « Geste sédimentée », autrement dit la chanson de geste aux feuillets comparés à des dépôts organiques, façon de filer la métaphore générique du poème.

Au miroir d’un paysage mental qui fixe une géologie du sensible et de ses sédiments, Jacqueline Saint-Jean tisse la trame de l’universel. Elle interroge l’irréductible énigme : « Comment comment finir murmure Jelle ». Évoquant une vie, elle est apte à les dire toutes à la fois, simplement, sans pathos.

Dans le qui-vive de la vision jaillit le poème. L’écriture, ardente au sens premier du mot, associe le motif de l’incandescence, des braises et de la couleur rouge à la force vitale, opposée au froid glacial qui préfigure la mort. L’écriture résiste en s’ouvrant à la tension, au flux mémoriel des images qu’elle s’obstine à fixer, telle cette « rose de braise / où le temps scintille » qui n’est pas sans faire penser à la fleur du poète Roberto Juarroz.

Jacqueline Saint-Jean est tout entière dans ce chant d’ardeur lucide, en haute alliance avec la vie jusque dans sa disparition.

Notes

  1. Jelle et les mots, Raphaël de Surtis, 2012.

       2. Jacqueline Saint-Jean, entre sable et neige, 2017, Parcours Spered Gouez, L’Esprit sauvage.

Présentation de l’auteur

Jacqueline Saint-Jean

Jacqueline Saint-Jean est professeur de lettres, poétesse et écrivaine. Elle a vécu en Bretagne puis au pied des Pyrénées, à Hibarette, près de Tarbes. Elle enseigne à Tarbes et Toulouse jusqu'en 1995.

Membre du comité de rédaction d’Encres Vives, elle est co-fondatrice (1980) puis rédactrice (jusqu’en 2009) de la revue "Rivaginaires". Elle est engagée dans nombre d’actions poétiques.

Elle a publié une vingtaine de titres de poésie et d’autres ensembles de textes, nouvelles, articles, notes de lecture. Son œuvre est traduite en anglais, bulgare, russe.

Pour le recueil "Chemins de bord", elle a reçu en 1999 le prix Max-Pol Fouchet. Et pour l’ensemble de son œuvre le prix Xavier Grall lui a été attribué en 2007.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

Jacqueline SAINT-JEAN, Matière ardente

Jacqueline Saint-Jean a depuis une quarantaine d’années crée une œuvre originale, riche d’une trentaine de recueils de poésie. La poète qui a reçu le prix Xavier Grall en 2007 pour l’ensemble de son [...]




Joël-Claude Meffre, Aux alentours d’un monde

« Je ne demeure dans aucun pays propice à la salvation ou à la sauvegarde »

Divagations

Les vingt-sept « Proses » que contient Aux alentours d’un monde approfondissent l’énigme d’une relation à soi-même et à un pays. « Il est temps que nous ressentions en nous-mêmes combien nous sommes seuls, les uns avec les autres, mais debout en quelques confins d’univers, en nous laissant porter jusqu’à l’étrangement de nous-mêmes, sans inquiétude. »

Qu’on ne s’y trompe pas, même si les « confins d’univers » dont parle le poète existent bel et bien, se reconnaissent même, couvrent quelques kilomètres carrés et pourraient s’appeler « Dentelles de Montmirail et alentours », il est ici question de bien autre chose, d’un autre monde à l’intérieur même de celui-ci et permettant seul cet « étrangement », cette mise à distance de soi-même et des choses. Mais ce monde reste mystérieux, inaccessible, on l’approche seulement, on ne séjourne qu’en ses « alentours ». Là, pourtant, au plus près, peut s’entendre la singularité tragique mais tranquille des choses, des êtres, des instants et de soi-même.

Même si certaines proses sont écrites au « nous », la plupart narrent des aventures ou des découvertes personnelles, des avancées en des lieux difficilement civilisables ou qui le furent, des ruines, des vestiges, des traces de chemins, des sentiers de bêtes.

Le narrateur poète nous conduit en des endroits (des envers ?) secrets mais qu’il connaît bien et dans lesquels il (nous) découvre, avec gravité et attention, une étrangeté qui pourrait échapper à des regards moins clairvoyants. Il s’agit de glaner des moments et des lieux où se révèle, par exemple, la disproportion, même si quelque chose entend. « Il m’est arrivé de me rendre au pied de cette barre, là où la paroi est dressée à la verticale. Je m’approche au plus près d’elle et je lui murmure un message secret (…) A ce jour, aucun écho ne m’est encore revenu en guise de réponse. Peut-être le rocher mettra-t-il plusieurs siècles à livrer quelques mots déformés que d’autres vivants attentifs pourront intercepter. »

Joël-Claude Meffre, Aux alentours d’un monde, Librairie Editions tituli, 2020, 122 pages, 23 €.

Le texte parle de cela, de ces « malentendus », de ces rendez-vous improbables, inespérés, avec quelque autre chose, d’un autre ordre, qui tarde à venir ou bien est déjà advenu. Du texte suinte une ferveur brisée, un paganisme déçu, la matière est en même temps vivante et morte, quelque chose ne répond plus ; l’ouvrage parle surtout d’absences ou d’absents, le mûrier multi centenaire semble mort, mais « Cette « entrée dans le monde » c’est, pour nous, ici, l’entrée dans la sphère de l’arbre dont on pourrait ressentir avec beaucoup d’attention quelque mouvement de sève pouvant encore circuler au cœur de son bois… ». Comme si quelque chose de vivant allait pouvoir se découvrir dans la mort même de sa souche. Accepter ce mystère ? Ce scandale secret ?

C’est peut-être qu’il s’agit d’entendre le silence d’un monde, d’accueillir son énigme ou son effacement sans vouloir rien conclure ? L’un des textes les plus beaux du recueil parle avec bonheur des hêtres « tels qu’ils sont là », dans les hauteurs et le silence de leur pensée, « en tant que présence accomplie de leur espèce ». Le monde parle en silence, aux marges, encore un peu, comme le poète ; et on aurait presque envie de convoquer Nerval et ses Vers dorés :

 

Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ? 

Sauf que la vie, dans ce monde-ci, a éclaté depuis longtemps, il n’en reste plus que des fragments… Dans ce pays en voie de disparition, le cimetière lui-même ne dit plus rien, les noms propres n’y évoquant que « l’Oubli. Mot tout rond qui ne désigne autre chose que le moment où l’ombre du temps s’estompe et se rétracte en un point unique. »

Texte profond, secrètement émouvant, essayant de rappeler à la surface, à la mémoire, ces sources oubliées, ces noms inutiles, les bribes de plus en plus ténues « de cette langue subsistante se concentrant parfois en noyaux mémoriels qui hésitent avant de rouler vers le silence. »

Présentation de l’auteur

Joël-Claude Meffre

Né en 1951, il est issu d’une famille de viticulteurs comtadins, il a passé son enfance en milieu rural et réside aujourd’hui près de Vaison-la-Romaine. Archéologue. Retraité. Ayant étudié la littérature et la philologie, il a aussi milité pour la reconnaissance de la langue et de la littérature occitanes. En 1978, les rencontres avec le poète Bernard Vargaftig puis, plus tard, avec Philippe Jaccottet, ont été déterminantes dans le développement de son travail d'écriture poétique.

Au début des années 1990, il découvre l'enseignement du soufisme. Il s'initie alors à la culture et la spiritualité du monde arabo-musulman. Puis il publie trois essais  : 1) sur l’enseignement  du soufisme aujourd'hui ;  2) sur le calligraphe irakien Ghani Alani ; 3) sur le saint soufi Mansur al-Hallaj. Cet engagement le conduit à des collaborations artistiques (avec Faouzi Skali), littéraires (avec Pierre Lory ) et spirituelles (avec l’islamologue Eric Geoffroy).

Il publie ses premiers livres aux Éditions Fata Morgana. Dans les années 2000, il noue des liens étroits avec des poètes et écrivains, tels que Antoine Emaz, James Sacré, Emmanuel Laugier, Hubert Haddad, Joël Vernet, Claude Louis-Combet, Jean-Baptiste Para, Michaël La Chance. Il écrit des notes de lecture pour la revue littéraire Europe. Sa démarche à la fois spirituelle et poétique le conduit à dialoguer avec les poètes tels que Jeanine Baude, Pierre-Yves Soucy, le philosophe Laurent Bove, le physicien cosmologiste Renaud Parentani, et les compositeurs suisses Christian Henking et Gérard Zinsstag.

Joël-Claude Meffre s’intéresse à la peinture et les artistes : ses complicités avec les peintres tels que Albert Woda, Michel Steiner, Jean-Gilles Badaire, Anne Slacik, Jacques Clauzel, Youl Criner, Alberto Zamboni, Catherine Bolle, Bénédicte Plumey, Sylvie Deparis, Hervé Bordas, etc..., lui ont donné l’occasion de réaliser des livres d’artistes. À ces tirages limités, accompagnés d’estampes, il faut ajouter les productions monographiques de livres manuscrits à exemplaire unique ou tirages limités avec des inclusions de métal, de verre, de fibres2.

Joël-Claude Meffre est membre de la Maison des écrivains et de la littérature (Paris) ; il contribue régulièrement dans des revues : Détours d’écriture (dirigée par Patrick Hutchinson), Europe, Revue de littérature alsacienne, N4728 (cf. les no 9, 11, 18, 19), Revue de Belles Lettres Suisses, Propos de Campagne, Revue Sorgue, Moriturus (no. 5, 2005), Autre SUD, Conférence (no. 25, automne 2007), Nunc, L'Étrangère, La revue Nu(e), Triage, L’Animal, Faire part, Le Frisson Esthétique, Lieux d’Être, Osiris.

Outre ses lectures de poésies, il manifeste un intérêt pour les groupes Protocole Meta avec Jean-Paul Thibeau.

Il est consultant pour les éditions Les Alpes de Lumière.

Directeur de publication de la revue de photographie en ligne TERRITOIRES VISUELS https://emav.fr/revue-territoires-visuels/ 

Autres lectures

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Albertine BENEDETTO, Sous le signe des oiseaux

« Sous le signe » des oiseaux de toutes espèces – hirondelles, mouettes, rossignols -, pourquoi pas ? La poésie s'est toujours nourrie de nature et d'oiseaux.

Le recueil ici énonce donc le thème,  avec un lyrisme souvent convenu, une poétique « cousue » de nombreuses images textiles (« déplient leur étoffe », « cousant le calme », »piquer dans la trame/ leurs fils de couleur »), ou qui font poétique (plusieurs « suave », « je funambule », « ailes frissonnantes dans le frais de l'aube », « une plainte lancine au coeur »,  « diaphane », « les cris stridulent le ciel », etc.), et parfois par le biais de poncifs (« paysage mouvant », « décrochent les étoiles », « clairières du ciel » qui déparent l'ensemble.

On eut aimer les oiseaux, la nature, les célébrer, encore faut-il que la stylistique et l'émotion vous emportent. Hélas, ici, à faire trop poétique, trop doux, le livret nous tombe des mains, nous rappelant que la poésie doit être nécessaire, essentielle, et trouver un lieu d'échange. Sinon, c'est lettre morte.

Le livre, heureusement, est très bien et très finement illustré par Renaud Allirand : arabesques, taches d'encres, oiseaux stylisés en noir, trait vif qui tranche avec le contenu mièvre des poèmes.

 Albertine BENEDETTO, Sous le signe des oiseaux,
Collection Grand ours, L'Ail des ours/n°8, 2021, 74 p.,
6 euros ; Illustrations de Renaud Allirand.

Présentation de l’auteur

Albertine Benedetto

Albertine Benedetto, vit et travaille à Hyères depuis 1992. Ses poèmes ont paru en revue (Friches, Aujourd’hui Poèmes, Rehauts, …). Son premier recueil, "Lustratio", a été édité en 2001 sous le pseudonyme d’Albertine Héraut. En 2018 elle reçoit le Prix Jean Follain pour son recueil Le Présent des bêtes.

Poèmes choisis

Autres lectures

Albertine Benedetto, Vider les lieux

Sur la couverture l’aquarelle d’Hélène Baumel, un chemin d’automne d’une tristesse envoûtante, incite à la lecture de ce recueil ponctué d’autres lavis. Leurs ombres au brun subtil se glissent, s’étalent et se diffusent [...]

Le Lieu-dit L’Ail des ours

Les éditions L'Ail des ours est un Lieu-dit. Ce qui suppose qu'il s'y déploie de multiples dimensions. Une profondeur. Une amplitude. Tout ceci naît de la rencontre, des rencontres de la poésie et [...]

Albertine BENEDETTO, Sous le signe des oiseaux

« Sous le signe » des oiseaux de toutes espèces – hirondelles, mouettes, rossignols -, pourquoi pas ? La poésie s'est toujours nourrie de nature et d'oiseaux. Le recueil ici énonce donc [...]




BERNARD DEMANDRE, revue DIERESE n°80

Bernard Demandre est pour moi une rencontre post mortem, puisque ce poète a disparu le 2 mars 2020. Je souscris ainsi au fantasme connu, selon lequel un auteur n’existerait pleinement que mort. Il entre alors dans la légende, alors qu’il n’était qu’un vivant parmi d’autres… voilà le genre d’ironique cruauté qui n’aurait pas été étrangère à Bernard Demandre.

Il fut un poète actif, animateur d’un centre de poésie contemporaine à Nancy, un grand lecteur aussi, dont il rendit compte dans de nombreuses critiques. Certaines sont facilement accessibles sur son blog toujours abrité par Mediapart.

La revue Diérèse, où il publia longtemps ses lectures, lui rend hommage dans son numéro 80. Éric Chassefière lui consacre un dossier critique de 37 pages, pas moins, dans lequel il passe en revue cinq des publications du poète.

 On trouve dans le numéro suivant de Diérèse, le 81, un extrait d’un inédit de Bernard Demandre, tiré d’un livre confidentiel, beau comme un cadeau, en quadrichromie, aux pages cartonnées ; un herbier titré Plantes sauvages où des poèmes en manière d’haïku répondent aux aquarelles de Pierre Molteau.

Levées de clochettes
ou de gants écarlates
d’un jet vers le sommet

on voudrait y glisser un doigt
en vérifier
la nacre profonde

 

Les fanas d’herbiers poétiques peuvent s’adresser à annie77.mathieu@wanadoo.fr pour en savoir plus.

On peut lire, dans le n°80, un long texte inédit (pp 83-125), ironiquement titré Courrier du cœur :

 

Votre main était froide, un peu douce. Puis ce bras sur vos yeux.
Vous étiez si loin, pensais-je, d'un quelconque rapprochement.
 
Tellement en deçà de ce qui pourrait se dire "nous".
Si hostile, semblait-il toujours, à un mouvement d’émotion.

 

La prose poétique de Demandre est imprégnée d’un désir de lucidité dont il ne se départit jamais. Plutôt que le récit d’un désamour, j’y vois le récit de ce qui chez l’autre reste inaccessible, même à l’extrême d’une passion. Inaccessible à l’amant, mais aussi à l’aimé. Comme si subsistait un reste, un réel hors de portée et pourtant agissant, chez chacun une chose innommée étrangère à l’amour.  

Aussi, la rencontre reste-t-elle de l’ordre de l’inespéré :

 

Mais cette déchirure soudain dans votre carapace.
Ce cri muet.
Je criais aussi.
Avez-vous entendu?
Je criais sans crier, comme vous. Pouvez-vous entendre ces choses-là ?
Pourquoi cette délicatesse brutalement dans votre visage ?
Tant de tendresse en vous me mord.

 

… B.D. qualifie ainsi la cruauté du désir entraperçu : Nous ne sommes pas toujours maîtres de nos mouvements…

Une solution consiste à se résoudre à l’amour de loin ; à rejoindre le troubadour de l’amour courtois des années 1100, Jaufré Rudel déclarant :

 

Quelqu'un m'appelle et c'est bien vrai,
L'homme au désir d'amour lointain,
Car nulle autre joie ne me plaît,
Comme jouir d'amour lointain .


N’est-ce pas ce que B.D. avance :

Plus loin vous serez, plus je serai près de ce que j'aime. Mais ne sera-ce pas encore vous ?

… une phrase chargée d’une question contemporaine (et psychanalytique) que Rudel ne se posait pas : qui aime-t-on dans ce que l’on aime ?

B.D. s’approche alors d’une mystique de l’amour que l’on retrouve dans son rapport au monde, et que j’oserai qualifier d’animiste (je suis prêt à croire que les poètes sont un peu chamans) :  

Une ride sur votre doigt et les minces bruits, d’ordinaire étouffés par ce qui vous étouffait, font signe ; qu'un arbre a l'air heureux, que la route en contrebas paraît mener quelque part. Vous ne souhaitez plus que partir. Vous perdre dans des espaces, même connus. Vous appartenez au monde. Il vous le rend bien.

Diérèse comprend également une réflexion sur le travail d’écriture que la disparition du poète fait résonner :

On ne visite jamais l'atelier de l'écrivain vivant, écrit-il. Plus tard, on fait comme si tout s'était bien passé. On refuse de l'imaginer suant l'encre. Lui ignore où il va et si même il va.

Lui l’ignore : il ne s’agit pas pour lui d’être ici ou là, pour ou contre, l’un ne se dégageant pas de l’autre mais restant en miroir – mais d’aller ailleurs. Le nouveau est inouï ; jamais entendu. Il n’y a donc pas de plan pour l’atteindre ; seulement une écoute de ce qui ne se dit pas ; ne s’est pas encore dit. Il s’agit de découvrir ce qu’il nomme une masse manquante, la basse fondamentale de ce qui n'a pu venir au jour.

Pas d’autoglorification chez Demandre, pas d’éloge de la poésie qui serait la vraie vie, l’idéale éternité retrouvée, ou je ne sais quoi. Pour lui, l'écriture est une maladie. Mais une maladie heureuse :

Son combat est de poser ses marques, sans espoir, et dans l'infinité d'un présent qu'il croit tel. D'un même mouvement cependant, cette sorte de jouissance de pouvoir poursuivre parce qu'il ignore tout de la partie qui se joue.

Une maladie que sauve le lecteur :

Avant que tu n’arrives, ce livre était encore inerte. Puis le vent a soufflé. Tu es entré. Tu as ouvert. La rotation a commencé.

Demandre tient à être au plus près, il ne se paie pas de mot. D’où l’aspect dépouillé de sa poésie. Un extrait en exemple :  :

Novembre les nuages                         

viennent à nous
dans les rues jaunes

Ils paraissent si légers                        
les nuages
pourtant ils pèsent

Un nuage est-il passé
sur les corniches
derrière mes yeux ?

S’il avait écrit sa propre épitaphe, peut-être aurait-il choisi celle-ci ?  Il respire à peine ; il est devenu son écriture ; il oublie son corps et ses nécessités. Il est son encre, sa plume et ce morceau de page blanche.

On peut lire, dans le n°80, un long texte inédit (pp 83-125), ironiquement titré Courrier du cœur :

Votre main était froide, un peu douce. Puis ce bras sur vos yeux. Vous étiez si loin, pensais-je, d'un quelconque rapprochement.




Gilbert Lascault, Petite tétralogie du fallacieux

Un pataphysicien n’est pas un métaphysicien, loin s’en faut. Il invente tout et n’importe quoi. Comme de toute façon le n’importe quoi est nécessairement dans le tout, le bon sens s’en sort ! Même mal.

Or Gilbert Lascault est justement « régent » de ces pattes-à-physiciens qui hantent - depuis Jarry - la culture contemporaine. Pour preuve, il apprécie effectivement  Petit Un, 1. Ce qui fait « l’exception » sur le plan terminologique, d’ailleurs plus termino que logique. Certes le « fallacieux » existe avant la propagation et la pratique du terme. Il faut néanmoins éplucher soigneusement son usage ordinaire pour être sûr de le valoriser à juste titre car il ne le mérite pas ! Petit Deux, 2. Une partition musicale semble en dériver peu à peu, au risque de nous casser les oreilles : fa-la-si-eux, fa-la-cieux, fa-la-scie- eux. Petit Trois, 3. Piocher un tel adjectif pour le glisser en  couverture de l’ouvrage surinsiste (!) dans l’exceptionnel. Pourquoi lui ? Fallacieux possède tant de synonymes qu’on se demande comment il  réussit à  évincer  le chimérique, le captieux, l’imposteur, le spécieux, le tartufe, l’insidieux, l’hypocrite, le mensonger, l’égarant, le fourbe, and tutti quanti.  On comprend plus aisément la mise à l’écart des antonymes : honnête, franc, loyal ou sincère… Ils  donnent autant envie d’ouvrir l’ouvrage que le mot « paix » de regarder un documentaire télé ! Notre cœur est pourri, on le sait.

Encore des preuves, SVP… Ceci dit dans le paragraphe précédent, rien n’est dit. Gilbert Lascault à plus d’une corde à son arc imaginaire. Il ne fait pas dans la dentelle fallacieuse en explorant sa  charmante « tétralogie », modestement décrétée « petite ». Une tétralogie capricieuse aux sommaires diversifiés, valorisant  hommes, personnages, lieu,  puis classée par ordre alphabétique, puis par désordre alphabétique. 

Gilbert  Lascault, Petite tétralogie du fallacieux, présenté par Eric Dussert, Editions de l’arbre vengeur, collection l’alambic, 366 p., 17 €.

Pas la peine non plus de comprendre la composition de ces sous-tétralogies qui jouent aux quatre coins : un monde miné autour d’un ilot tempéré, lors d’un voyage en automne et hiver, auxquelles s’ajoutent des héros détournés et choisis avec des trompe l’œil  et l’esprit, et des équivoques. Un régal. Des chapitres comme son appartement jonchés de pieuvres brodées, de squelette sculpté, etc. Un bazar pour rêveur.

1 Parmi ses fréquentations, des gnomes qui se fabriquent à Hong-Kong et creusent comme des taupes et sont même « naturalisés », et des rats et enfin une taupe « dans toute la vérité de sa nature », une taupe qui est ni plus ni moins lui-même. Les aventures sont farfelues : les chanteurs d’opéra de Mozart tombent dans un puits à Toulouse. L’un de ses sketches capricieux joue avec le son « gn ». Au demeurant la terre est aussi un « oignon » ! Qui veut connaître Féroce-Lagopède-Cubique, consulte la page 52 où il trouve également Prudente-Pintade-Octaédrique et Menteuse-Perdrix-Linéaire. Saint Gélase surgit 9 pages après à  la page 61. Chaque non-célébrité a finalement son clapier…

2 De saynète en saynète, Lascault nous introduit dans son univers. Son Panthéon de célébrités les capte toutes dans la fraîcheur de l’enfance. Ainsi il rencontre Sainte Thérèse d’Avila à 5 ans en 1520. La gamine ingurgite 3 verres de vin « presque noir ». Saoule, elle vit les prémisses de celle qui sera plus tard ivre de Dieu. Il découvre Pierre Corneille au même âge en 1611. Il finit les verres de cidre de sa tante et la regarde pisser debout en « soulevant légèrement ses jupes ». Einstein est un peu plus âgé, six ans en 1885. Sa grand-mère lui tricote des chaussettes grises. L’aime-t-elle ? « Elle répond qu’elle n’aime que Dieu » ! Jules Ferry, lui, a 9 ans en 1841. Il va chercher l’aloyau pour sa maman : il évite la rue dont une vieille épileptique a griffé le trottoir et la place où les gamins chapardent sa casquette.

Les femmes y sont bien vues et bienvenues. Des Alcaniennes placent des parties malades de leur corps dans un sac. Elles jaugent le pénis des hommes, portent des chapeaux dont la couleur s’impose au mâle accompagnateur. Féministe donc puisqu’il écrit du courrier aux femmes de Courbet et de Delacroix. Des dames à connaître. Sans doute pour une quinqua-pentalogie à fignoler en 50 lignes pour les plus de 5O ans!




Luigi Carotenuto, Krankenhaus

Après avoir publié L’ami de la famille et Je vous emmène aux éditions Prova d’autore, – deux recueils entre dérision et humour désenchanté qui nous confrontaient à l’absurdité d’un monde où tout est futilité, leurre et fugacité – et Taccuino olandese, une prose poétique onirique parue dans la revue internationale de poésie italienne Gradiva, le poète Luigi Carotenuto nous propose un nouveau recueil dont le titre en allemand brouille les repères dès sa prise en main.

L’épigraphe, quant à elle, évoque l’architecture de la Russie de Pierre-le-Grand.  Quel est, quels sont le(s) lieu(x) du poème ? On l’ignore, et peu importe : très vite on comprend que le lieu unique est l’hôpital et que tous les hôpitaux se ressemblent. Ce qui prédomine chez l’auteur, par ailleurs musicien, ce sont les sons. Ainsi Krankenhaus est plus que le titre d’une chanson1, c’est avant tout un signifiant qui, prononcé à voix haute, évoque la fêlure, la brisure, la rupture. Et c’est bien de cela dont il s’agit dans ce recueil qui s’ouvre sur l’image d’un os fracturé et se poursuit par la brisure d’une vie qui s’en va.

Unité du sujet, la mort, et unité de ton pour ces poèmes écrits dans des temporalités parallèles : un temps qui anticipe la mort du père comme pour mieux l’apprivoiser, un autre qui se souvient « déplacements continus du psychisme qui s’abandonne au vide ou le comble avec ce qui reste : la mémoire » écrit le poète Leonardo Barbera dans la préface.

Luigi Carotenuto, Krankenhaus, Gattomerlino 2020, 42 pages, 10 €.

Deux temporalités qui sur le papier finissent par se confondre : tous les vers sont écrits au présent (présent de narration et présent réel) car l’hôpital « sature le temps », tout se concentre sur le présent, dans l’attente de l’inéluctable. Le présent, c’est aussi l’abolition du temps, la possibilité de dire l’immuable au cœur même du changement.

 

Je suis incapable de dévotion.
Cependant, si tu veux, je peux trouver
tes défauts les meilleurs, ces qualités
présentables qui n’ont rien d’enviable.

 

C’est avec une tendre ironie que le poète fait face à l’indicible, à l’inconnu, à la mort et qu’il avoue avec humilité son impuissance face à la vieillesse et la souffrance :

 

Je ne peux te donner de leçons sur la façon de souffrir
avec grâce sur le fil du monde
c’est une affaire d’équilibriste
je titube depuis toujours.
Que puis-je t’offrir ?

 

Luigi Carotenuto reste fidèle à son style : aucune désespérance dans ce vécu qui, bien qu’intime, résonne en chacun de nous. Au cœur de la gravité il ne perd jamais de vue l’enfant qui est en lui. Pour supporter l’insupportable, il a recours au jeu. Le mot lui-même est présent dans de nombreux vers chez ce poète qui dès l’enfance a « appris à jouer avec le feu/ au pied du volcan/ risquant chaque jour le destin d’Empédocle »2.

« L’homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. C’est pourquoi il veut la femme, le jouet le plus dangereux »3 disait Nietzche. Le poète, lui, « titube » entre Eros et Thanatos « Je sens le désir, / la muette course des couleurs », « Je veux me nourrir de tout le visible » écrit-il au milieu de la violence de la douleur, de l’angoisse face à l’absence, à la perte prochaine, une souffrance qu’il exprime en revivant les jeux de son enfance, comme si, la partie achevée, tout pouvait à nouveau redevenir comme avant.  « Déréalisation » transitoire créant une illusion de réalité que l’on peut s’approprier et maîtriser, le jeu n’est rien d’autre qu’un « scherzo », c’est-à-dire une plaisanterie :

 

Ton absence est une plaisanterie
de mauvais goût. Si nous jouons à cache-cache,
je me rends, j’ai fini de compter depuis longtemps.
C’est toi qui a gagné.

 

Plus loin, c’est à un jeu de cartes que le poète fait allusion :

 

Changer de jeu bouleverse tout.
C’est ainsi que tu veux abandonner la partie ? 

 

et, ailleurs, c’est aux jeux-vidéo des bars où pour « rejouer » le passé, il suffirait de mettre un jeton dans la machine :

 

J’oubliais, distrait, que tu étais parti.
J’allais à la cuisine dans l’idée de te trouver affairé
et j’étais déçu comme un enfant
qui n’a plus de jetons.

 

Distanciation ironique et jeu fictionnel permettent d’alléger la vie, mais « il faut admettre que le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant »5. Qu’importe, le poète sait bien qu’« il faut jouer pour devenir sérieux »5 mais aussi que « Dans tout homme véritable se cache un enfant : un enfant qui veut jouer.6 »

Les vingt-neuf poèmes, brefs et incisifs, sont numérotés, comme pour leur donner une place précise dans un temps qui se défait. On rencontre parfois un aphorisme formé d’un seul vers, le plus long poème ne dépasse pas dix vers, et c’est précisément de cette densité distillée avec légèreté dans le blanc des pages (blancheur qui évoque autant les murs de l’hôpital que le silence de l’absence, de la mort, de la douleur) que naissent l’intensité et la profondeur de l’écriture de Carotenuto, poète aux images fortes qui sait rendre concret l’impalpable en introduisant de la matérialité au sein même de l’immatériel : 

 

J’ai mis des chaussures appropriées
pour supporter le choc de l’absence.

 

Une douleur vibrante qui résonne dans les assonances et allitérations lesquelles s’enrichissent, dans la traduction, de rimes intérieures : « L’hôpital […] applique les sutures/sature les couleurs, le temps. »

 En peu de mots le lecteur comprend que la mort du père risque d’entraîner la mort symbolique de ce fils qui était son double, son reflet :

Peut-être est-ce moi ce petit point au fond du miroir ? 

 

Un point, autrement dit presque rien. Une vie soudain réduite à l’incarnation d’une ombre. Mais si la mort du père est inévitable, on se prend à penser que celle du poète peut être sauvée par l’écriture. Georges Perros n’écrivait-il pas, dans Papiers collés : « Poème. Un homme est mourant. MOURANT. On le transporte à la clinique. On le sauve. Le poème, c’est l’opération ». Mort symbolique donc, passage obligé pour renaître et entamer un lent cheminement vers son moi véritable.

  On retient de ce nouveau recueil des images concrètes (on pourrait presque parler d’hyperréalisme) dans lesquels les objets usuels interfèrent et frappent de plein fouet pensées et émotions, des poèmes dans lesquels alternent le « Je » et le « Tu » pour un dialogue qui prend la forme d’une longue lettre poétique, hommage du poète à son père, hommage à ses racines, Catane, ville dont les derniers vers nous cachent la beauté ensevelie. Catane, métaphore d’un jardin secret…

À noter que Krankenhaus est paru cette année en version française aux éditions du Cygne accompagné d’autres poèmes de l’auteur sous le titre Krankenhaus suivi de Carnet hollandais et autres inédits.

 

Quatre poèmes extraits de Krankenhaus, Gattomerlino 2020 / Krankenhaus suivi de Carnet hollandais et autres inédits

 

traduction de l’italien: Irène Dubœuf

 

9

Lo sportello lo apro a forza stamane.
La radio canta una messa atea di fame e miserie.
Mi sembra allora che sia vero, mentre accendo il climatizzatore
e s’inceppa, che si può anche morire
se perfino gli elettrodomestici
a volte si guastano.

9

La portière, je l’ouvre avec peine ce matin.
L’autoradio chante une messe athée sur la faim et la misère.
Il me semble alors que c’est vrai,
tandis que j’allume le climatiseur et qu’il se bloque,
que l’on puisse aussi mourir
si même les appareils électroniques
tombent en panne.

17

Ogni giorno siamo sempre più creativi
nell’inventarci miracoli, nel trovare scuse
per tirare avanti, nel fingerci interi.

 

17

Chaque jour, nous sommes de plus en plus créatifs
dans notre invention de miracles, l’élaboration d’excuses
pour aller de l’avant, faire semblant d’être entiers.

 

25

Raccogliamo la solitudine per strada.
Ripulita, rivestita, la portiamo in società: bestiolina
inoffensiva che attacca l’uomo raramente.

 

25

Nous recueillons la solitude dans la rue.
Nettoyée, habillée, nous l’emmenons en société : petite bête
inoffensive qui rarement attaque l’homme.

 

29

Mi domando il senso di tanto brulicare di persone
in piazza, di facce assenti a due passi da Catania Vecchia.
La bellezza può darsi l’abbiano tutta sepolta,
nascosta per bene.

29

Je me demande ce que signifie tout ce monde grouillant
sur la place, ces visages absents à deux pas de la vieille Catane.
La beauté, il se peut qu’on l’ait complétement enterrée,
soigneusement cachée.

Notes

1.  Jazzkantine 1998

2. Poème inédit paru sur Facebook le 17 septembre 2019.

3. « L’homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu . C’est pourquoi il veut la femme, le jouet le plus dangereux » Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

4.  Winnicott, 1975

5. Aristote

6. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Présentation de l’auteur

Luigi Carotenuto

Luigi Carotenuto, poète italien né en 1981 à Giarre (Sicile), vit à Castell’Arquato.

Il a publié quatre recueils de poèmes. Les deux derniers, Krankenhaus (Gattomerlino 2020) et Farsi fiori (Gattomerlino 2023) ont été traduits en français par Irène Dubœuf et publiés, sous les titres Krankenhaus suivi de Carnet hollandais et autres inédits (éditions du Cygne, Paris 2021) et Deviens une fleur (éditions du Cygne, Paris 2024). Le poète a collaboré au Dizionario critico della poesia italiana 1945-2020 (Dictionnaire critique de la poésie italienne 1945-2020) de Mario Fresa (Società Editrice Fiorentina, Florence 2021) par des articles sur Jolanda Insana et Giovanni Testori. Il figure dans l’anthologie des poètes siciliens traduits en langue anglaise Contemporary Sicilian Poetry de Ana Ilievska et Pietro Russo, Italica press, États unis, 2023. Ses textes sont publiés dans diverses revues italiennes et étrangères, traduits en français, anglais, espagnol, serbe. Depuis 2010 il collabore avec la revuel’EstroVerso, de Grazia Calanna. Compositeur, il a écrit des pièces instrumentales, des chansons pop, des chansons pour les enfants, en grande partie inédits.  Il dirige la rubrique « Particelle sonore » de la revue en ligne Niederngasse de Paola Silvia Dolci dans laquelle il tente de revêtir de sons les textes et voix des auteurs choisis.

© Photo August Columbo.

Poèmes choisis

Autres lectures

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Après avoir publié L’ami de la famille et Je vous emmène aux éditions Prova d’autore, – deux recueils entre dérision et humour désenchanté qui nous confrontaient à l’absurdité d’un monde où tout est [...]

Luigi Carotenuto, Deviens une fleur

« La poésie peut advenir dans la simple écoute du murmure des choses, c’est un exercice d’attention qui s’apparente à la méditation, au-delà du vacarme de l’actualité » dit Luigi Carotenuto lors d’une [...]




Florence Noël, Assise dans la chute immobile des heures

Ce nouvel opus de Florence Noël, introduit par un poème de Roberto Juarroz, s’offre au lecteur avec la fraîcheur des jardins ou des prairies secoués par la pluie.

En accord profond avec les cycles de la nature, l’auteur déploie une palette de correspondances fulgurantes qui courent sur quatre parties dont les titres – reprises de vers des poèmes – composent déjà un poème : I- en ton jardin dormir / est un acte frémissant II- périt le vif / par ces jours endeuillés d’or III- sédimenter / n’est pas se taire IV- ce sont là jours assis dans la puissance de l’éveil. Poème qui pourrait condenser la philosophie, la présence au monde de l’auteur : la mort fait partie de la vie, le silence, loin de l’agitation médiatico-consumériste, est acte de naissance de la pensée. Un certain nombre d’occurrences  – notamment mort, joie, enfance, silence - inscrivent le livre dans un temps « immobile » alors qu’il bruit du plus infime mouvement : petitement / j’arpente ses heures pentues et dans un éventail de couleurs où le vert le dispute à l’or, le blanc voire le blême à l’ombre, dans une révérence joyeuse des corps : je sais je suis / cette pellicule sur l’eau / aux jours de grandes chaleurs et les corps haletant(s) de bruissements inventorient le monde par-delà la sphère de leur parole.

Florence Noël, Assise dans la chute immobile des heures, illustrations de Gwen Guégan, Bleu d’Encre Editions, 2021- 117p, 12 euros.

Est-ce la conscience de l’humaine finitude qui exalte la joie chez Florence Noël, une joie sensuelle qui l’arrime aux saisons ? ce qui est fait est fait / et défait disparu // je serai le mouvement / d’une joie intégrale / point d’orgue vif / brodé sur un mouchoir d’adieu. Joie d’où jaillit l’écriture, souple, expressive : je peux / être la pulpe du rire / sa cascade chaotique / ses rugissements / jouissifs / sa faim d’ogresse, cette joie déjà présente dans les précédents livres, véritable fil conducteur, qui prend sans doute source dans la patiente ouvrage /de ce qui nous aime / par devers nous.  L’écriture ici coïncide avec la vie, laquelle s’enfante dans le presque [me] taire. Livre profond, qui interpelle la beauté, recèle d’espérance en révélant la capacité qui nous est donnée d’avancer.

Présentation de l’auteur

Florence Noël

Florence Noël est une poète Belge, née en 1973. Elle  a une formation en Histoire, en Orientalisme, et en théologie et en didactique. En marge de diverses activités professionnelles, elle s’investit depuis plus de vingt ans à promouvoir la poésie francophone sur le web et en revue. Autrice de poésie et de nouvelles, son travail d’écriture se nourrit régulièrement de collaborations avec d’autres artistes.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie

  • Branche d’acacia brassée par le vent (huit mouvements), Le chat polaire, février 2020 
  • Solombre, Taillis Pré, 2019
  • L’Étrangère, Bleu d’Encre, 2017
  • Vu des couloirs scéniques, illustré par Sylvie Durbec, Ce qui reste, 2016
  • Pavane pour une nebbia, Encres Vives, collection Encres blanches, 2015
  • Huit soleils sur la table de la nuit, avec Stéphane Méliade, éditions du Coq, 200
  • 14 poèmes sur 14 photographies de chardons de l’artiste et photographe Pierre Gaudu pour l’exposition Instants du Noir, au centre culturel Le belvédère à Saint-Martin d’Uriage, en janvier 2010

Poèmes choisis

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