Claude Albarède, Buissonnières

Claude Albarède est le poète de la fidélité au terroir. Il sait d’où il vient, où il va et pourquoi. Fort d’une œuvre écrite sur le motif dans les grands espaces du Causse, il poursuit un travail essentiel de veilleur, dont il rend compte ici avec des itinéraires en terrain connu, dans la lumière d’une méditation poétique de haute tenue.

C’est la vie passante qui a voix au chapitre, la lente respiration du vent, l’ondulation coiffée / du paysage. L’écriture s’accomplit au tournant du chemin et nulle part ailleurs. Elle prend note du temps, de la vie et de la mort, avec la patience des entreprises qui ont du temps devant elles. Se hâter n’est pas de mise. Il faut avant toute chose se rendre disponible, ralentir, s’arrêter. Reprendre souffle pour ne pas brusquer ni repousser / ces voix éteintes qui parlent encore néanmoins au silence qui suinte du paysage. Les mots sont rares, précis. Mesurés. La page est une mise en ordre, une ode à ce qui est. Un hommage au pays calciné par la solitude et l’abandon, mais qui fait face à ce qui s’annonce et menace, debout dans le soleil. La poésie résiliente de Claude Albarède aide à voir la vérité de la vie en face. Il s’agit d’être dans sa distance / au plus près de soi-même. En pleine conscience. Comme si l’heure était venue enfin de vivre dans la liberté retrouvée des berges de mots et de patiences / qui contredisent / tout ce qui meurt.

Claude Albarède, Buissonnières, aquarelles de Joseph Orsolini, éditions L’Herbe qui tremble, 2020, 104 p, 14€.

Présentation de l’auteur




France Burghelle Rey, La maison loin de la mer

Que la joie soit ma demeure !

Le titre évacue un lieu (la mer) pour mieux mettre en exergue l’objet de toute l’attention : la maison. C’est comme dans Autant en emporte le vent ; ce à quoi tient l’héroïne du roman comme celle des « Fragments 1 » c’est à une terre, avant tout. « Je suis tiraillée par l’idée que le Lieu toujours l’emportera sur l’Autre. » (p.32) Elle évacue l’eau pour le sol, pour la terre, pour la maison de l’enfance.

Toutefois le titre n’est complet que si l’on ajoute « Fragments 1 » qui précise de quel genre de texte il s’agit. Non un récit, non un roman, non de la poésie, mais des fragments, mais des fragments de quoi ? D’autres tesselles comme dans « Petite Anthologie », mêlant poèmes, essai, bribes de contes, réflexions, citations, et autobiographie, façon puzzle ? Oui tout cela à la fois en un tissu serré qui ne lâche rien des diverses dimensions du moi, qui noue le réflexif à l’intime, le lointain au proche, l’espace au temps, tel recueil à tel autre car tout se tient, tout finit par s’emboîter d’une œuvre à l’autre et toutes les expériences littéraires qui ont forgé la personnalité de l’écrivaine France Burghelle Rey ont contribué à son enrichissement, à son accomplissement, à son équilibre mental. Aussi ne faut-il pas s’étonner si un de ces plus grands plaisirs est de « glaner » des citations d’auteurs qui sont comme les fondations de la maison-écriture. Elles étayent sa pensée, émerveillent son imaginaire, lui permettent de rassembler le troupeau de ses auteurs fétiches. Son glanage n’a rien de pédant. Il est purement poétique, purement de gratitude et de passion, purement architectural.

Un poète n’est-il pas plus que d’autres attiré par le fragmentaire ? Le poème n’est-il pas dans sa structure même fragment ? Dans un même recueil, chaque poème est fragment par rapport à chacun des autres et à l’intérieur du poème lui-même il se fragmente souvent en strophes, se diffracte en vers. La spatialité, en poésie, est une question clé, d’où la prédestination du poète à faire du fragment une voie privilégiée.

France Burghelle Rey, La maison loin de la mer, Éditions Douro, 96 pages, 15 €.

 

Le fragment est espace ouvert, passerelle d’un terrain à un autre, d’un ouvrage à un autre. Il permet de créer des liens sans s’enfermer en eux. Il est essentiellement musical puisqu’il favorise l’enchantement des échos, le rappel des thèmes, des fantasmes, des ravissements, des fulgurances et des obsessions. Il participe de l’infini et de l’inachevable. La citation de Michel Leiris que glisse France Burghelle Rey à la toute fin du livre est emblématique de l’entreprise de la poète : « Un livre qui ne serait ni journal intime ni œuvre en forme, ni récit autobiographique ni œuvre d’imagination, ni prose, ni poésie, mais tout cela à la fois. Livre conçu de manière à pouvoir constituer un tout autonome à quelque moment que (par la mort s’entend) il soit interrompu. Livre donc éventuellement posthume et perpétuel work in progress. »

 

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L’entreprise dans laquelle la poète entraîne son lecteur s’appelle, dit-elle page 26 une « autobiopoésie ». On y entre in media res par effraction. On doit s’y débrouiller, démêler les écheveaux ou comprendre à mi mot les relations des uns avec les autres. La narratrice n’explique pas, ne présente pas les protagonistes de l’histoire, elle fait comme les enfants quand ils racontent : elle ne se soucie pas que l’énonciation ne soit pas claire pour son lecteur car en ouvrant le petit volume on entre d’emblée et de plain-pied dans le mystère, ce mystère pour lequel elle écrit : « J’aspire à comprendre tout en ayant peur d’éclaircir ce mystère. » (p.23) Et pour y parvenir il faut être dans « ce lieu » de l’enfance où quelque chose a eu lieu.

Ce qui toutefois décide de ce qui a eu lieu c’est ce qui se passe dans le texte même qui s’écrit comme si l’écriture tout à la fois dérobait le mystère et le faisait naître. Dans l’écriture de La Maison loin de la mer la première transformation c’est l’autorisation que se donne l’auteur d’écrire au féminin : « Voici que, pour la première fois, j’écris un livre au féminin. Quinze carnets et comme un refuge, par choix, au masculin. J’ai amputé tant d’adjectifs, de participes de leur dernière voyelle. Mais peut-être l’ai-je fait pour exprimer un neutre, une absence de genre, sans que m’en importât la question. » (p.19) Cette autorisation lui permet de faire resurgir la petite fille qu’elle fut et d’évoquer sa première expérience de la beauté qui se hisse dès l’aube de la vie en expérience mystique : « Le second lien qui correspond à un extrait de La Source que je cherche de Lytta Basset confirme ce rapport entre lieu et spiritualité et me rappelle ce que j’ai dû vivre, enfant, dans mon village : une fillette de quatre ans en vacances, l’été, regardant les hirondelles voler autour d’un clocher, est soudain envahie d’une plénitude, un bonheur absolu, au point de courir le raconter à ses parents. » (p.53) Un flash de joie sans mélange qui s’apparente à une révélation dont la conscience et la signification ne naîtront que bien plus tard. Ce qui compte, dans le parcours sensuel, sensitif, affectif, intellectuel et spirituel plein de méandres, d’obscurités, de douleurs et d’empêchements, c’est cette joie première qui revient – intacte – au cours du temps depuis le lieu de l’enfance et cette joie s’appelle aussi poésie. Que la joie soit à saisir, voilà qui lève un pan du mystère de la vie, de toute vie ! Qu’il faille pour la recueillir pleinement dans sa chair, dans son nid, dans l’art et l’écriture, demande une discipline et une aptitude que les contes (de l’enfance) nous aident à acquérir. Il n’est donc pas étonnant que les références au Petit Poucet, à La Belle au Bois dormant, à Cendrillon traversent l’ouvrage de France Burghelle Rey. Ils ont été la nourriture de la petite fille de la maison de Rose. C’est par eux qu’elle a su la valeur d’un bal, du baiser, la valeur des mots qu’on goûte, malmène, triture, avec lesquels on joue, on se trompe, on se laisse bercer. Et grâce à ces histoires anciennes, elle s’est préparée à filer la métaphore, à se faire piquer par le fuseau, ou par l’épine, à interroger le miroir qui réfléchit pour se demander Qu’ai-je donc filé avant de m’endormir ? (p.41) et d’entrer grâce à toutes ces strates intellectuelles et poétiques dans les problématiques de la modernité d’ici et maintenant.

La dislocation du récit, son opacité, sa fragilité importent peu. Ce qui fait sens c’est une trajectoire qui suggère (car il ne faut pas expliciter afin que la magie du secret continue d’opérer) un lien généalogique entre l’aimé et la narratrice, un lien lié au lieu comme si la relation amoureuse, accomplie ou non, rêvée, fantasmée, esquissée dans cette vie ci, avait déjà eu lieu bien avant, de même que la trahison personnifiée par la belle cousine. « Pourquoi vient-elle me voir cet été là ? Sous la tonnelle ils se connaissent. Regards, sourires dès le premier instant. C’est vrai qu’elle me ressemble. J’ai inventé les mots « miracle noir ». Belle cousine que j’aimais tant ! » (p.26)

Le factuel est réduit à une pincée de sel bien qu’il soit au cœur de l’inquiétude ou de « l’intranquillité » de la narratrice. La force de ce récit discontinu, morcelé c’est d’y avoir mis au centre, l’amour et la joie, qui ne sont pas racontables car ineffables. Seul surgit et s’y inscrit la trace ou « le résidu chantable » (comme a si bien dit Paul Celan), qui est la véritable trame poétique de la vie.  « Finalement ce n’est pas lui peut-être que j’aime mais cette terre que j’ai perdue et que j’aimerais aimer encore. Mais il est vrai qu’auprès de lui je me reposais et me remplissais de l’esprit de mon lieu. » (p.27)

Pour que le vif, la vie jaillissante bruisse du récit-poème, la narratrice exclut le « récit chronologique. » Quel sens aurait-il ? « Il ne serait qu’artifice. Seul est naturel le chemin pas à pas de l’écriture : celle-ci, comme la vie, une respiration. » (p.39) D’où l’impression d’une certaine spontanéité presque comme dans un journal intime où les trouvailles, les recherches, les flâneries, les conversations, les douleurs du deuil, les lectures du moment, tout est donné en pâture au lecteur dans un apparent fouillis, cartes sur table, poèmes d’autrui et poèmes personnels jouxtant la prose personnelle à celle d’autrui. Elle rejoint par « ses sauts et gambades » Montaigne qui lui aussi citait en abondance les auteurs latins ! Maintenant les poètes et penseurs du monde entier peuvent être cités et loués. Ils confortent, réconfortent quand chacun à sa manière fait l’éloge des choses de l’esprit. Alors, puisqu’il faut finir, eh bien je finirai (et je ne crois pas que France Burghelle Rey m’en tiendra rigueur), non par elle mais par une citation de René Char qu’elle donne page 58 :

 

 Il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté.

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Christine Durif-Bruckert, L’origine d’un monde

Le long poème de Christine Durif-Bruckert, suivi d’un bref essai sur Courbet et le paysage, « L’origine du monde dit l’amour de Courbet pour les paysages », est un vertigineux voyage au centre de l’univers compris comme tout infini et indépassable ; ce tout est donc le centre de vie, alors le sexe de la femme est le centre, et cela il faut le cacher comme révélation trop matérielle. Et cela sera révélé, n’en déplaise.

Croisée récemment à Lyon et présentée par une amie commune, Christine Durif-Bruckert me confia que l’éditeur de « L’origine d’un monde » lui déclara, manuscrit en main et saisi par le propos, ne pouvoir se passer d’un livre sur le sexe de la femme écrit par une femme ; il y en eut pourtant d’autres et il y en aura encore. Mais il fut sidéré que la poète s’attaquât au tableau de Courbet titré « L’origine du monde » en y mettant son propre corps, en vivant cette origine en modèle & en voyeuse. Là était le sublime, un second dévoilement après le dévoilement du maître.

D’abord gagnée par le mal être en se plantant devant le tableau, il fallut un certain temps à la poète pour qu’elle le regardât comme on regarde son image dans un miroir. Une vraie image de soi auparavant intimement cachée, tout juste prêtée. Mais surtout jamais représentée lumineusement. Alors elle eut envie d’écrire le sexe de la femme pour se dépouiller de vêtements décidemment bien pesants.

Christine Durif-Bruckert, L’origine d’un monde, éditions invenit, Lille, 2021, 112 pages, 14 euros.

Le tableau de Courbet prétend révéler « tout » ce qui est caché mais il ne laisse deviner que ce qui est replié. Ainsi du sexe de la femme qui est repli. Toute la subtilité est dans cette manière de Courbet de laisser entrevoir autre chose que la chose montrée et d’affirmer que tout est là, dans ces deux lèvres à peine esquissées. Si « L’Olympia » de Manet dit que sous la main de la femme nue, lascive, cachant son sexe, il y a un monde qui doit rester inconnu, Courbet, en un geste coupant, grave et caressant, en montre l’entrée fluide. Juste ça et cela va au fond.

Seule face à l’image impensable, en un poème déployé sur le corps univers, vertigineux, un corps sans visage, sans bras ni jambes et pourtant achevé, Christine Durif-Bruckert cherche à ouvrir le passage, il faut bien sortir d’une frontalité aussi abrupte. Je vois dans cette quête du passage la même question posée par les philosophes et les astrophysiciens : l’univers ne serait-il qu’un passage ?

 

Comment résoudre le paradoxe d’être là
face à une image impensable
si vulnérable.
Peut-être jouer à l’emmener vers son point le plus extrême
réveiller les espaces mutiques
encore inaccessibles.

 

Ce long poème n’est pas le poème de l’imaginaire, il aurait plus à Clément Rosset, c’est le poème de la chute réelle dans le mythe du sexe perdu en profonde forêt. Dans la carnation est la chute. Mais ni Dieu ni Satan n’habitent ces vers : j’appelle le fond, mais il ne vient pas. Le fond est dans la forme, c’est là qu’on doit le trouver ; à chacun ses outils, la poète dispose en sus de ceux de l’universitaire. Elle chute dans ce sexe qui est le sien et peint, comme Courbet, au risque de l’image. Elle se risque, risque sa peau dans la peau de Courbet. Courbet fait femme ? Cet aspect que je pressens dans le tableau ne figure pas textuellement dans le poème mais semble pourtant évident. Ni tête ni jambes ni bras, un sexe unanime, évident, évidé et tragique dans sa beauté native. C’est le sexe, il n’y en a point d’autres. Le reste n’est que mécanique.

Christine D.-B. dit être débordée d’être au centre. Elle parle d’une attente presque religieuse ; presque, il ne faut pas insulter les possibles. Ce centre, ce tout du tout est, dit-elle :

Un point fixe dans le chaos
moment cosmogénétique
de l’œuvre.

 

On pourrait, à l’envie, poursuivre cette quête de soi dans l’autre enfin délivré dans la représentation, oh ! comme le vivant est si tendre en cet endroit. On aime particulièrement cet autre vers impossible… impossible ? L’image ne baisse pas les yeux. Je vois dans cette affirmation si dense la clé de « L’origine d’un monde » ! Le regard de la représentation, en l’occurrence un tronc doté d’un trou noir absorbant, est le seul regard ; celle ou celui qui croit voir en regardant ne fait que passer dans le regard de l’œuvre. Je viens de comprendre, grâce à la poétique charnue et conceptuelle de ce livre, comment voir en dedans, dans le regard en face ; l’œuvre d’art ne figure rien d’autre que ce qui est en face et voit. Le vivant passager est dépassé, ou plutôt absorbé. Il n’y a point de solitude plus douce.

Œuvre pour œuvre : entre la toile de Courbet, qui est cosmos, et celle de la poète, s’exerce une force attractive. En son sexe partagé en écriture, la poète s’engage en cosmos et littéralement devient la toile elle-même. Voyez comme je suis, sage et animée, non point immaculée mais pensée profonde et sexe sans tabou, vecteur du bruit de fond de l’univers, un sexe qui n’est plus à cacher, un sexe à tous, le sexe de tous.

Ô le puissant parfum du sexe. Finir avec cela, car il faut bien finir, tant mieux et non hélas, soyons fous, soyons vivants : Les odeurs et la peinture viennent s’unir à celles qui montent de la nature, des forêts, du bois brûlé et des fins d’orage. Les odeurs du désir. Sentir cette odeur dans la subtile douceur des origines de Courbet et de Christine Durif-Bruckert. Un instant, un passage.

Présentation de l’auteur




Denise Le Dantec, La strophe d’après

Comme si la semaison de Jaccottet avait poussé dans une langue encore plus dépouillée, et encore plus inventive. Comme si la langue de la Beat Generation pouvait encore dire le brouhaha du monde à travers la douce lumière des lucioles, le velours des corolles au jardin mais aussi les sigles violents de l'actualité...

En effet, dans son dernier ouvrage La strophe d'après, sans se sentir obligée à la métaphore, Denise Le Dantec, après une cinquantaine d’ouvrages, nous offre une poésie sans apprêt dans les strophes, qui, elle aussi, cherche à tisser le visible et l'invisible.

Et parmi ce visible, le végétal. Denise ou le règne végétal : « Mon jardin est plus grand que le monde » me renvoyant aux « Jardins qui reculez / sans cesse l'horizon » de Cadou. Ces vers s'appliquent aussi à la poésie de Denise Le Dantec : reculer l'horizon, voir plus loin. Travailler le langage avec un patchwork de termes de linguistique, de botanique, d'ornithologie qui n'est pas sans rappeler la jubilation du vocabulaire d'un Henri Droguet (que Denise Le Dantec connaît bien).

Denise Le Dantec, La strophe d'après, Editions Sans Escale, 2021, 106 p., 13€.

Le poème est émaillé de multiples références, de lieux, d'objets. Sorte de journal-herbier où l'autrice conserve quelques bouquets de nuages, quelques traces de poètes, les grands absents, quelques velours de pétales, quelques lumières du soir, de nombreux « éclats de mémoire », quelques plumes de soie d'oiseaux chantants, quelques envols de libellules… et aussi des actualités inadmissibles.

Verlaine, Rimbaud, Claudel, Hölderlin, Léon Gontran Damas, Aragon, Joyce, Mallarmé, Zanzotto, Mandelstam, bien d'autres encore, sont de passage dans ces strophes, comme des oiseaux migrateurs revenus d'un on-ne-sait-où enfoui profondément en nous.

Bien sûr, Denise Le Dantec aussi « donne la parole / à la langue »  quand le poème se fait pressant « J'écris quand le poème réclame d'être écrit ».  Son écriture se définit bien dans cet extrait :

 

Il y a une poésie écrite en lettres soignées.
Il y a une poésie écrite sur les cendres vertes des fougères.
Il y a une poésie négative tirée du sol et construite de crevasses, pavés, péages, rocades.
Des textes de tours, cloches, fredons.
Je me suis endormie à hauteur d'alouette.

 

Sa poésie est pour moi tout cela à la fois, en prise avec le monde entier, y compris ses faces sombres. Denise Le Dantec a les yeux et l'indignation grands ouverts sur le monde et ses guerres de frontières. L'ouvrage avance crescendo entre azur et désastre. Si la guerre 39-45 est très présente dans son histoire familiale, « Je dépose ma mémoire / Dans un nuage de feu » à cette époque où « Le ciel a pris la couleur de la boucherie », le siècle présent n'est pas exempt de malheurs. Je ne connaissais pas ces GLI-F4 (grenades lacrymogènes instantanées), ni les RATATA, ces refus d’admission sur le territoire qui sonnent comme les mitraillettes. Après un siècle aux traces de sarin, zyclon B et d’ypérite, l'eau de mer commence à avoir le mal de mer de tous ces corps noyés en Méditerranée...

Face aux désastres du monde, se dire que les fleurs ne cessent de renaître. Denise Le Dantec nous propose une promenade au jardin qui envole bien plus loin que la strophe d'après...

Présentation de l’auteur




Cédric Demangeot, Éléments de sabotage passif

Poète, traducteur et éditeur, notamment de Leopoldo María Panero avec les éditions Fissile, Cédric Demangeot nous a quittés récemment et prématurément en nous laissant un impressionnant catalogue éditorial, plus d’une quarantaine de recueils d’une poésie dense, forte et conséquente, ainsi que plus d’une vingtaine de traductions remarquables.

Autant de livres passés et à venir, présents parmi lesquels ces Éléments de sabotage passif, court recueil en deux parties qui traite Du mésaccord, & d'un malentendu entre un je et son il qui se répondent pour poser les rudiments d’une éthique qui font et rendent honneur et hommage à un auteur et à une œuvre intègres et lucides. Un ouvrage qui, rétrospectivement, revêt un caractère testamentaire.

Il y a longtemps que je ne l’ai pas vu. Pourtant quelque chose reste, ou revient. 

Je est un autre, depuis Rimbaud, c’est entendu. Ce que l’on entend moins, c’est que parler de l’autre c’est toujours parler de soi comme de son rapport – ici inconfortable, en ce qu’il ne se conforte ni se conforme – au monde. De ces Éléments de sabotage passif de Cédric Demangeot, sorti le 15 mars 2021 chez Éric Pesty Éditeur, le narrateur et l’auteur, le lecteur et la lectrice, l’éditeur et le livre, le personnage et son pronom, retiendront l’attention portée, plus que sur le réel et son double, à la relation entre moi et l’autre mise au monde par une langue soucieuse d’authenticité propre à un poète aussi désespéré que résolu à en découdre avec la mort et ses agents, le fascisme et la guerre (« La langue aujourd'hui n'est qu'ordre, marchandise et mort. » in Une inquiétude).

Cédric Demangeot, Éléments de sabotage passif, Éric Pesty Éditeur, mars 2021, 36 p., 10,00 €.

Il ne fallait pas commencer — par écrire « il ». Sitôt écrit, il disparaît. Derrière un pronom il y a toujours une disparition. 

La mort de l’auteur, plus réelle que jamais avec celle de Cédric Demangeot en janvier dernier, est à l’œuvre partout, en amont comme en aval du texte. Et, avec elle, des choses et autres qui reviennent. Des échanges et conversations, corp(u)s (« Son bras (…) Ou sa langue ») et recensions (ici d’Un enfer et d’Une inquiétude) précédant sa disparition, ainsi que leurs influences et conjonctions : « Je me retrouve à un moment ou à un autre avec des bouts de son corps qui bougent dans ma bouche. » À travers « il », le narrateur de Cédric Demangeot (à moins que ce ne soit lui qui s’exprime à travers son je, son moi) veut parler de « cela », soit de ce rapport entre ces deux [i(rré)d]entités qui se recouvrent ou s’annulent sans que l’on puisse distinguer, aimants ou précipités, physique ou chimie, le positif du négatif.

Il aime les fleurs, les femmes, les odeurs / oubliées dans les couloirs. Il suffoque / à leur seul souvenir — c’est en cela / qu’il est diaboliquement ressemblant. 

Il a un visage qui (forme et couleur sont, se font et se fondent dans la page et l’écrit) naît d’un rituel secret qui (relève, non de la mystification, mais d’une mystique) se perpétue dans d’autres, non moins énigmatiques (« « Il » est le corps de cela »). Il est incisif, un Sisyphe absurde et efficace dont les lambeaux et bribes – laisses, mais non brides – donnent à voir l’effacement et la survivance, l’absence et l’existence, conjointes de ses fondations — « Avec chacun de soi, autrement dit de personne, ce don de rien (ce manque de tout), la relation commence. » Une langue chasse l’autre, qui s’écrit en creux, puis en bosse s’abouche. L’une commence quand et où l’autre finit dans une perpétuelle dialectique, un jeu du je où tout se fond sans se confondre — « Il refuse d’employer la troisième personne. Il ne veut pas dire « il », parce qu’il a peur de lui-même, comme j’ai peur de moi. »

à l’assaut tous les jours de l’horrible moulin — qui fait de la farine avec les corps.

A partir de cet « il » et du mésaccord qu’il entretient avec lui, Cédric Demangeot nous livre un « antiportrait craché de son inventeur ». Au-delà de la question du pronom, de ses possibilités et de son impossible objectivation (« Le coup du pronom, pardon, c’est une blague. »), s’en pose une autre : celle, essentielle et existentielle, nietzschéenne et psychanalytique – en un mot : archétypale – du masque et de l’ombre. Avec cette capacité à voir la poésie du quotidien et à défier son drame en poussant l’image et son développement au bout du rouleau (« Le jour où j’ai conçu l’idée stupide de lui donner un nom, j’ai failli le perdre. ») – à l’instar d’Antoine Mouton (avec Chômage Monstre ou Poser problème) – mais aussi d’aborder la question de la bête et abêtissante banalité du mal en une manière et matière philosophicopoélitique aussi obsessive et névrotique qu’inédite.

Il est malade à cause du monde. Parce que la maladie du monde est contagieuse et maligne. Il n’y a aucune raison de l’espérer guérissable. 

& d'un malentendu, Cédric Demangeot part et se départit de la prose pour entrer de nouveau dans une poésie de combat. Où le langage, grâce à son travail antérieur de vivification (« Il est facile de traverser les miroirs / une fois qu’on a démesuré le corps.»), échappe à son pendant tautologique (LTI & LQR) par d’aphoristiques et surréalistes (« Une saison en forme de serpillière ») haïkus (« Canicule de février »). Où la question rimbaldienne du Voyant (« Où peux-tu m’emporter / est la question que je pose / en entrant. ») ne parvient jamais à rejoindre la réponse du Voyage baudelairien (« Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ») à cause de cette « maladie du monde », de la torture et du sol, de la réification et de la trahison qui, partant du corps du Mésaccord, est à l’origine du malentendu.  

On voudrait (sans magie / ni condition) (le plus naturellement du monde) guérir.
De la haine qu’un matin / triste on contracta.
(dans une cour.) / (de récréation concentrationnaire.) 

Avec ces Éléments de sabotage passif, Cédric Demangeot, poète sans concession et penseur antiautoritaire dont la poésie et la réflexion gravitent — comme il se doit — nécessairement entre la connaissance de soi et le combat, nous délivre en même temps qu’un outil de compréhension de sa vie et de son œuvre un manuel de survie en milieu hostile. Face à l’impossibilité manifeste de communi(qu)er, entre l’urgence et l’exigence de l’engagement et de la désertion (« Je ne peux pas le forcer à la paix. Il ne peut pas non plus m’accorder éternellement sa guerre. »), l’auteur poursuit sans relâche son action de (dé)construction personnelle et poétique, en un mot : de sabotage. De sorte que rien ne puisse être, ni de lui ni de son œuvre, utilisé par l’ennemi.

Une œuvre et un recueil à lire et à relire en ces temps où notre besoin de consolation est une nouvelle fois, si tant est qu’il puisse et doive l’être, impossible à rassasier. Le testament d’un poète, dont on peut et pourra dire, le citant, en guise d’épitaphe, « Il n’a pas — de son vivant jamais n’aura — travaillé pour la mort. »

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Martine-Gabrielle Konorski, Instants de terres

Instants de terres est le livre que Martine-Gabrielle Konorski vient de publier aux éditions L’Atelier du Grand Tétras. Préfacé par Nathalie Riera, il se compose d’un ensemble de poèmes divisé en sept sections ; il est illustré par une série de six reproductions de peintures de Colin Cyvoct.

Comme le souligne la préfacière, ce livre est placé sous le signe d’une certaine temporalité ou, pourrait-on dire, d’une temporalité qui, emblématiquement, est celle de l’instant, chaque instant successif s’ouvrant, s’enchaînant à l’autre. Ainsi, chaque vocable de chaque vers pourrait analogiquement correspondre à la temporalité propre au poème dévoilé, fixé dans l’espace de la page. Chaque vocable pourrait être perçu, pensé, approché, comme un « instant de sens » qui se soude au vocable qui lui succède, en même temps qu’il se distingue foncièrement de lui, contribuant à l’unité du poème, formant un « précipité » d’instants, c’est-à-dire un précipité de vocables, qui fait de l’entité « poème » un tout insécable, unique, tel qu’il se présente sur la page. Ces « vocables-instants » surgis des terres profondes de la poète constituent donc le livre ouvrant sur un trajet, celui d’une certaine expérience d’écriture que l’on est amené à découvrir, progressivement, en déploiement d’un fil tendu à l’extrême.

Martine-Gabrielle Konorski, Instant de terres,
L'Atelier du Grand Tétras, 15 €.

Instant de Terres, (qui est celui de la première section composée de quinze poèmes), donne son titre au livre. Les lisant à mi-voix, un à un, nous voilà pris par le déroulement en cascade de ces « vocables-instants » qui se succèdent dans leur verticalité et qui nous entraînent en un mouvement de lecture telles des coulées de mots, (comme il est dit dans l’un des vers), c’est-à-dire un flux où les vocables agissent en étincellements et tressage de sens, issus des soubresauts de la conscience du monde de la poète, des plaies anciennes vivifiées de sa mémoire : s’élabore, se structure ainsi un langage qui affirme sa puissance élocutoire avec l’intensité du poème établi sur la page, fruit d’une recherche éperdue de la justesse, de la force, de la cohérence dans l’ajointement des sens.

Chaque coulée de mots (à chaque page suffit son poème) chauffée à blanc met en vibration nos plaques sensibles émotionnelles, imaginatives, jusqu’à ce qu’advienne ce « Cri de lumière » du dernier distique du dernier poème cristallisant, en manière de dénouement, les forces profératrices de ce qui précède, et clôturant la séquence.

Il convient aussi de mentionner que ce dernier poème s’ouvre ainsi :

Il y avait
la Vérité-Mort
accrochée aux branches
de tes bras.

 

Le mot « Vérité » accroché au mot « Mort » ne saurait se concevoir autrement que comme une seule entité de sens, à quoi fait écho l’avant-dernier mot du poème qui se tient seul dans l’espace interersticiel du poème : « Emeth », qui n’est autre que le vocable hébreu désignant « fermeté », « fidélité », « vérité ».

Les six sections qui suivent ensuite présentent chacune leurs « coulés de mots » selon une successivité qui exemplifient d’autres agrégats de sens, d’autres entrelacs d’images, d’autres éclats de vocables, contribuant à former l’unité d’ensemble.

Chaque section, (« La terre a perdu ses ailes », « En dérive », « Le grondement des heures »...) met à nu, en un dense continuum, la conscience poétique de l’auteure, participant à l’élaboration d’un langage à partir des mêmes ressources rhétoriques, des mêmes tonalités élégiaques que les poèmes de la première section.

Nous retiendrons notamment ici dans le dévoilement des « terres » intérieures de la poète, passées au crible de ses doigts, les deux avant-dernières sections intitulées « Un point ouvert » et « Un carré de silence » dont les éclats allusifs (et la dédicace à Paul Celan de l’un des poèmes) sont les fruits du creusement au coeur d’une mémoire (familiale et collective) relative à la Shoah :

 

La sirène jette un cri     
bruit de bottes    plus de refuge
dans l’escalier
                           on siffle

Dégringolent les familles
pas de brèche   plus de souffles
restent les hurlements
(…)

 

Un peu plus loin, dans la section « Un point ouvert », affleure ce constat de l’inanité des mots en leur incantation, face à ce qui reste imprononcé autant qu’imprononçable :

 

Face à l’imprononcé
les mots ne tiennent plus les os
(…)

 

Cette tonalité demeure dans la section « Un carré de silence », où :

 

Tes ailes
emportent ma blessure
Le poids des jambes
creuse
la route que tu as fuie.
Tout reste inachevé.

 

Et c’est bien cet inachèvement qui fait la force du manque, de l’inaccompli de tout poème, des blancs qui séparent et relient à la fois les vocables puis les poèmes entre eux, ces blancs qui sont gros de tant d’autres mots qui ne seront pas révélés ni prononcés. Pourtant, les paroles doivent continuer à affluer, les vocables doivent continuer d’advenir. Telle est la tache de la poésie. Et ces blancs, parce qu’ils sont précisément des blancs, sont autant de lieux potentiels ouverts aux vocables qui viendront briller en facettes de sens, chacun à sa place dans le poème. Ils s’affirment comme de poignants témoignages d’une parole advenante, d’une coulée de mots comme c’est le cas des poèmes de Martine-Gabrielle Konorski qui se déploient en instances de vérités, selon des modalités propres, où sont mis en jeu les mots de la mort qui nourrissent les vibrations de l’âme.

 

 

Présentation de l’auteur




Je hurle mais tu ne réponds pas

Lecture de poésie féminine afghane.

"Nous, femmes poètes, nous n’avons d’armes que nos mots, de moyens de résistance et de liberté de parole que par nos poèmes, le plus souvent".

Pour soutenir dans un élan solidaire les femmes afghanes qui sont, depuis longtemps déjà mais particulièrement dans le contexte actuel, réduites au silence dans leur pays, nous souhaitons faire entendre leurs voix : 

des landays de femmes pachtounes exilées ou appartenant au cercle littéraire clandestin de Kaboul, le Mirman Baheer, aux poèmes en dari de femmes souvent assassinées d’avoir écrit comme Nadia Anjuman à qui Atiq Rahimi a dédié son livre Syngué sabour. Pierre de patience. Pour que sur la scène emblématique de la Maison de la Poésie, toutes accueillies, nous puissions dire la force qui nous unit en poésie à travers le monde, un ensemble de femmes dix-huit poètes françaises s'est constitué autour d’Husnia Anwari, journaliste franco-afghane et poétesse féministe, et Belgheis Alavi, enseignante chercheuse à l’Institut national des langues et civilisations orientales, qui liront sur scène accompagnées au rubâb par le musicien Kengo Saito.

Manifestation à l’initiative de Maud Thiria, organisée avec l’aide de Séverine Daucourt, qui se déroulera à la Maison de la Poésie, le dimanche 19 septembre à 17 heures.

Et le lien vers la réservation : https://www.maisondelapoesieparis.com/events/poesie-feminine-afghane/




Cinq poèmes d’Adam Zagajewski

L'automne

L’automne arrive trop tôt.
Les pivoines sont toujours en fleurs, les abeilles
construisent toujours un État idéal,
quand soudain dans les champs luisent
les froides baïonnettes de l’automne et se lève
le vent.
D’où vient l’automne, pour quoi détruit-elle
les rêves, les pergolas vertes et la mémoire?
Une puissance étrangère entre dans la forêt qui se tait,
la colère s’approche, la peste rampe
et la fumée des incendies, les cris rauques
des Tatares
L’automne arrache aux arbres leurs feuilles, leurs noms,
Leurs fruits. L’automne efface les traces et les frontières,
éteint les lampes, les bougies, les cierges; la jeune
automne aux lèvres pourpres pose un baiser
mortel sur les créatures vivantes et vole
la vie.
Les sèves coulent et le sang de l’offrande coule,
coule l’huile, coule le vin, les fleurs coulent,
les fleuves jaunes gonflés de charognes,
la malédiction coule, la boue, la lave,
l’avalanche
Essouflée l’automne court et des couteaux
bleus brillent dans son regard vide.
Elle coupe les noms comme les herbes d’une faucille
tranchante et il n’y a pas de pitié dans son feu,
son haleine. Marche l’anonyme, la terreur, l’armée
rouge.

∗∗∗

Essaie de chanter un monde estropié.((lecture par l'auteur à écouter ici ))

Souviens-toi des longs jours de juin
des fraises et des gouttes de vin rosé.
Des orties qui envahissaient méthodiquement
les demeures abandonnées par les bannis.
Tu dois chanter un monde estropié.
Tu as regardé d’élégants yachts et des bateaux
l’un avait devant lui un long voyage
seul le néant salé attendait l’autre.
Tu as vu les réfugiés partir vers nulle part,
tu as entendu les bourreaux chanter de joie.
Souviens-toi des instants où vous étiez ensemble
dans une chambre blanche où ondulait un rideau.
Reviens en pensées au concert où éclatait la musique.
À l’automne, tu as ramassé des glands au parc
alors que les feuilles tournoyaient sur la terre blessée.
Chante un monde estropié
et la plume grise perdue par une grive
et la délicate lumière qui erre et disparaît
et revient.

∗∗∗

Les nouvelles expériences

Nous avons fait de nouvelles expériences—
joie, amertume de la défaite, tristesse,
regain d’espoir –
de nouvelles expériences qu’on retrouvera
peut-être aussi dans des mémoires datant
du dix-neuvième siècle.
Qu’ont-elles donc de nouveau ?
L’amitié ? La tendresse ?
Les liens entre les gens ?
Le courage libéré pour un instant puis
renroulé comme une bannière.
Un battement de cœur ? Cet instant, au petit matin,
Où il nous semblait
être vraiment ensemble, délivrés non seulement
de la peur, mais de la séparation ?
Le son des cloches d’église, léger
et pur comme le chant de la libellule ?
Survivre à l’émiettement ? À la connaissance ?
Aux points d’interrogation ?

∗∗∗

La pluie tiède

Un soir, dans une ville inconnue, je marchais
dans une rue qui n’avait pas de nom.
Je m’enfonçais de plus en plus dans l’étrange,
dans l’épais printemps, sur des marches de pierre.

Une pluie tiède tombait et les oiseaux chantaient
doucement, la tendresse était dans leurs voix lointaines.
Les sirènes des bateaux pleuraient dans le port,
disant adieu à la terre familière.

Dans les fenêtres grandes ouvertes des maisons
se tenaient les figures de mes rêves et des tiens,
et je savais que j’allais vers l’avenir dans une époque
révolue, tel un pèlerin à Rome.

∗∗∗

Poème rapide

J’écoutais un chant grégorien
dans une voiture qui filait
sur l’autoroute en France.
Les arbres étaient pressés. Les voix des moines
louaient un Seigneur invisible[à l’aube, dans une chapelle tremblante de froid].
Domine, exaudi orationem meam,
imploraient des voix masculines aussi calmement
que si le salut poussait au jardin.
Où allais-je ? Où le soleil se cachait-il ?
Ma vie déchirée gisait de chaque côté
de la route, fragile comme une carte routière.
En compagnie des doux moines
j’allais vers les nuages, gris,
lourds, et impénétrables,
vers l’avenir, vers le précipice,
avalant les dures larmes de la grêle.
Loin de l’aube. Loin de chez moi.
Au lieu de murs – une mince tôle.
La fuite au lieu de la vigilance.
Le voyage au lieu de l’oubli.
Au lieu d’un hymne – ce poème rapide.
Devant moi
courait une petite étoile fatiguée
et luisait l’asphalte de la chaussée,
indiquant où se trouvait la terre,
où se cachait la lame de l’horizon,
et où était la noire araignée du soir
et la nuit, veuve de nombreux rêves.

Terre de feu, 1994

Les textes en polonais sont accessibles sur le site https://poezja.org/wz/Zagajewski_Adam/

Présentation de l’auteur




Julien Blaine aux éclats du dire !

Aux sources de l'écrire et du dire, La cinquième feuille de Julien Blaine déploie une poésie imprégnée des concepts forgés par Félix Guattari innervant ses écrits des origines, selon l'introduction de Gilles Suzanne à son ouvrage : « Les écritures originelles fonctionnent dans la langue comme une contre-culture par rapport à ce que la culture contemporaine fait de la langue. […] Pour le poète, dire et écrire, c'est déployer ce chaos et ce champ de forces, ce chaosmos, dans la langue. C'est faire exister la poésie comme le plan de tous les animismes langagiers possibles. »

Véritable plan d'immanence où s'entremêlent les poétiques, « l'esthéthique » de Julien Blaine s'y propage selon l'articulation entre une « esthétique : l'animisme contemporain » et une « éthique : les nouvelles impiétés de la langue », porteuse de cette tentative éminemment politique de rendre à l’expression sa capacité de subjectivation, sujétion/suggestion se défaisant des carcans de tous ordres, religieux, médiatiques, technocratiques ou économiques, rassemblant ainsi ces différents essais d'engagements et ces multiples œuvres de recréation selon la collecte des performances qui jalonnent le parcours du poète dans ses catalogues particuliers !

Crise du langage à traverser pour empêcher le repli sur soi en système clos sur son énoncé, cette quête de l'artiste s’avère une manière de dévisager/défigurer la langue pour trouver ce lien direct entre la vie et l'écriture comme une absolue évidence. 

Julien Blaine, La cinquième feuille,
les presses du réel, Al Dante, 464
pages, 30 euros.

Reprise à zéro dès lors de la ponctuation en l'associant à une cosmologie ou au rituel d'Apollon et au mythe de la Pythie, r-établissement de toutes les correspondances possibles entre les signes graphiques des alphabets grec, hébraïque et latin pour en trouver les formes élémentaires...

Au fil de ses explorations, Julien Blaine fit une découverte essentielle, la cinquième signification ainsi révélée au-delà des quatre fondamentales : premièrement, la feuille, élément végétal, symbole dans la foi chrétienne de la réunion de l'arbre de vie et de l'arbre de la connaissance, du bien et du mal, deuxièmement, la plume, attribut de l'écrivain qu'il soit évangéliste, auteur d'épitres ou docteur d'église, troisièmement, le poisson, signe dans l'Ancien Testament tout à la fois de bénédiction dont le fiel chasse les démons et de malédiction en tant qu'animal avalant Jonas avant qu'il ne ressuscite, ainsi que symbole du Sauveur pour les premiers chrétiens, quatrièmement, l'œil, enfin, renvoyant à Dieu, au regard absolu et à la connaissance totale...

Qu'en est-il donc de la cinquième feuille ? « Bien que tombée dans les oubliettes de l'histoire, déniée par les uns – certains préhistoriens n'étaient-ils pas abbé ou chanoine ? - occultée par les autres – certains préhistoriens n'étaient-ils pas souvent d'extraction bourgeoise et, parallèlement à leur passion, notaires, instituteurs ou avoués -, l'ellipse, sembla-t-il à Julien Blaine, pouvait être, depuis la nuit des temps humains, un symbole d'une toute autre nature : celui de la vulve, du sexe féminin. De nombreuses représentations, plus ou moins figuratives, plus ou moins abstraites, s'en font le témoignage explicite. La vulve, cette cinquième feuille, serait ainsi, elle aussi, l'une des origines de l'écriture. »

Julien Blaine, Essais sur le S (1985), lecture au Centre International de Poésie de Marseille. 

Cette parole, bien que bafouée, ces écritures, bien que méprisées, forment le sillage dans lequel s'inscrivent les avant-gardes, et à travers cette « tissure » reprisée, le poète trouve un moyen de rompre avec sa nature première, avec ce que la culture fait de lui, de faire fuir « ce sujet infâme ployé à toutes les dominations », comme l'écrivait Michel Foucault, de faire fuir encore « ce sujet honteux de sa culture trouée par les savoirs constitués et lacérée par les pouvoirs dominants », comme l'écrivait Gilles Deleuze. Afin de contourner ces écueils, il ne reste d'autre voie au poète contemporain, en tant que prototype de l'humanité présente, que « de laisser fuir en lui tous les fluxs animistes dont seule la valeur existentielle peut réactiver des possibilités de vie et son énergie vitale. »

Élargissement des possibles par cette relecture des origines, le découvreur de cette vulve scripturale, « tout à la fois symbole préchrétien et antéchristique », en devient le graphomane des alphabets premiers et le conteur des métamorphoses incarnées, entreprenant dès lors « la visite des grottes préhistoriques avec pour programme de bâtir une histoire des vulves qui soit une histoire des cultures animistes. ». Prolongeant la comparaison entre le fonctionnement de ces cultures dans les écritures originelles et celui des avant-gardes poétiques dans la langue actuelle,  cet animisme s'avère un authentique vitalisme, puisque l'auteur subordonne l'écriture à la vie sans jamais assujettir la vie à la pensée ou à une forme de transcendance, faisant de l'activité intellectuelle une immanence de l'existence même !

       

Julien Blaine, Ch'i ou Qi, hommage à François Cheng, Enjeux contemporains 13 - Survivre.

Dès lors, la poésie, selon cette (re)définition, se veut au cœur du sillon des écritures originelles, esthétique, animiste, vitaliste, auquel se joint une méthode propre à Julien Blaine : expérimentation à tout-va des régimes d'impiété de la langue, ces phénomènes occultes, ces chimères, ces métamorphismes en tous genres et autres matières impures, insoumises aux agencements des pouvoirs. Devenirs mineurs, dont l’éthique se décline en quatre axiomes : premièrement, « De tout la langue peut faire sa nature », deuxièmement, « De l’animal tu feras ton âme », troisièmement, « Tout ce qui est en soi comme il est une chose autre », quatrièmement, « Ce qui se conçoit, peut exister en s’enveloppant sur autre chose que soi ». Ces quatre principes fondateurs articulent l’esthétique/éthique, autrement nommée « esthéthique », à la trace libératrice, derrière le rire de l’insolite et l’insolence, de la parole du corps exultant, pensée au devenir-féminin : « Mais un corps qui livre la langue. Un corps à travers lequel la langue se livre. Un corps dont la peau ne serait pas le simple parchemin de l’écriture, mais ce premier plan d’immanence ». Vibrations en chair et en os de tels éclats du dire !

La Grand Dépotoir de Julien Blaine, Friche de La belle de Mai à Marseille, le vendredi 13 mars 2020. Une vidéo de Poésie is not dead.

Présentation de l’auteur




In Memoriam : Adam Zagajewski (1945–2021)

Adam Zagajewski nous a quittés  le 21 mars 2021 à Cracovie, en Pologne. Il avait 75 ans. Son décès est survenu lors de la Journée mondiale de la poésie de l'UNESCO. Poète polonais dont les réflexions mélancoliques sur l'érosion du monde sont venues exprimer ce tournant  insondable du choc survenu après les attentats du 11 septembre aux États-Unis, qu'exprime notamment le poème Try to Praise the Mutilated World1. Ce texte a été écrit avant les attentats, mais a pris une signification nouvelle et historique après le 11 septembre. Il a été publié dans le New Yorker quelques jours seulement après la tragédie de 2001.

Il était l'une des figures de proue de la Nouvelle Vague polonaise, ou Génération 68, mouvement littéraire de la fin des années 1960 qui prônait un langage simple en prise directe avec la réalité. Auteur avec Julian Kornhauser  d'un livre qui est devenu le manifeste du mouvement, poète engagé, ses œuvres ont été interdites en 1975 par les autorités communistes polonaises de l'époque après qu'il eut signé une protestation de 59 intellectuels contre les changements idéologiques apportés à la Constitution polonaise, qui promettait une alliance indéfectible avec l'Union soviétique. Il a alors émigré à Paris en 1982, avant de rentrer vivre à Cracovie en 2002.

Adam Zagajewski disait que ce qui l'intéressait le plus, c'était l'interpénétration du  "monde historique" dans "le monde cosmique qui est statique, ou plutôt qui bouge à un rythme totalement différent." Sa poésie rendait compte de ceci.

Alice-Catherine Carls nous propose le texte ci-dessous que Piotr Florczyk a écrit en hommage à Adam Zagajewski, une présentation d’Adam Zagajewski, ainsi  que cinq poèmes de ce dernier en traduction française.

 

∗∗∗

Le grand poète et essayiste polonais Adam Zagajewski, qui vient de s’éteindre le 21 mars dernier, n’était pas un homme distant, contrairement au portrait que certains brossaient de lui, en particulier en Pologne où il avait bien des détracteurs dans le monde de la poésie. C’était un homme bon qui prodiguait généreusement son temps et ses conseils. Était-il aussi érudit que les photos le montrent ? Ou que suggèrent ses écrits qui couvrent toute la gamme de la soi-disant haute culture ? Certes. Mais il s’intéressait également aux autres et à leurs activités. Ayant fait son apprentissage d’écrivain et d’intellectuel sous le régime communiste, il combattit les faussetés, surtout politiques, par la vérité, jusqu’à la fin, en signant des poèmes et des articles qui critiquaient l’actuel gouvernement polonais de droite. Il aimait la musique classique (Mahler, Schumann) et celle des merles.

Adam Zagajewski -Try to Praise the Mutilated World - (Essaie de chanter un monde estropié, lecture par l'auteur en polonais à lire ici en traduction ).

En été, il nageait dans la mer et écrivit au moins un poème sur ces expériences. Parlant aisément le polonais, l’anglais, l’allemand, et le français, il avait des admirateurs des deux côtés de l’Atlantique ; ses poèmes doux et précis invitaient le lecteur à voyager avec lui au profond de l’être humain à la recherche d’une élévation émotionnelle et spirituelle qui délivrait de la trivialité quotidienne.

Lors de notre dernière rencontre en juin 2019, il m’invita dans son bureau. Je me souviens que nous avons parlé entre autres de Czesław Miłosz et de ses efforts pour faire connaître la poésie polonaise aux États-Unis – il avait entendu parler d’un commentaire stupide que j’avais fait ce jour-là dans une réunion publique sur le lauréat du Prix Nobel. Nous avons aussi parlé de notre ville, Cracovie, que je sentais tantôt s’éloigner de moi, tantôt renouveler son emprise sur l’essence de mon être. Les villes étaient importantes pour Adam : Gliwice, ville de son enfance, Cracovie, où il arriva pour sa première année d’études universitaires, Paris, où il suivit l’amour de sa vie, Maja Wodecka, et où il habita vingt ans, Houston, où il enseigna l’écriture un semestre par an pendant le même nombre d’années, et bien sûr Lviv, endroit mythique et blessure ouverte de la génération de ses parents, ville qu’il quitta nouveau-né lorsque les Soviétiques expulsèrent sa famille avec des milliers de Polonais. Pendant notre conversation, son épouse nous servit des fraises. Puis il me montra le petit jardin que Maja avait planté derrère la maison et qu’elle cultivait.

Nous avions fait connaissance dix ans plus tôt, à Philadelphia. Ma femme et moi vivions alors dans le Delaware, ayant décidé de quitter San Diego pour voir à quoi ressemblait “le reste du pays.” J’appris un jour qu’Adam devait parler à l’université Villanova et je fis quelque chose que je n’oserais plus faire aujourd’hui : j’écrivis à l’agence d’intervenants littéraires Blue Flower Arts en offrant d’aller le chercher à la gare et de l’amener sur le campus. Comme nous avions correspondu auparavant (il avait écrit la préface de mon premier livre de traduction des poèmes de Julian Kornhauser, son ami et ancien frère d’armes), il savait qui j’étais, mais quand même. . . À ma surprise, tout le monde fut d’accord. Je l’attendis dans le hall principal de Union Station, vérifiant nerveusement les panneaux d’affichage pour être sûr de ne pas le rater. Puis il apparut sur l’escalier roulant avec une valise à roulettes. La petite taille de ce bagage lui donnait un aspect humain, contrairement à ce que j’avais imaginé d’un dieu émergeant du monde souterrain. J’ouvris la portière de ma Subaru Forester pour lui. Pendant le trajet à l’université, nous parlâmes de sa tournée littéraire, de poésie polonaise, et de moi, car il tenait beaucoup à savoir comment, étant né et ayant grandi à Cracovie, je me retrouvais immigrant aux États-Unis.

Inutile de dire que je le connaissais par ses écrits depuis de nombreuses années. En fait, lorsque j’écrivis mes premiers et très maladroits poèmes, oscillant, comme il le dit dans un de ses poèmes, entre les “fragilités” et les “moments inspirés,” ce fut son œuvre qui me guida plus que n’importe quelle autre. C’était avant l’internet et la poste aérienne ; vivant en Californie, je ne pouvais le lire qu’en traduction, comme je le faisais pour Miłosz, Herbert et Szymborska. J’en avais obscurément honte. Peut-être, cherchant intensément mon chemin en poésie, sentais-je que mon éducation poétique n’était pas assez authentique ?

Les réfugiés, Adam Zagajewski, Lecture par Laurent Natrella.

Mes inquiétudes me firent chercher la panacée des éditions bilingues de poètes polonais et je fis très vite connaissance de plusieurs bibliothèques et de la légendaire et très regrettée librairie slave Szwede à Redwood City. Même en traduction, les poèmes d’Adam me fournirent des modèles parfaits pour le genre d’ouvrage que je voulais écrire et je trouvai en lui le genre de poète que je voulais devenir, ce qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas la même chose. Adam écrivait des poèmes sur tous les modes – de longues méditations et de courts textes lyriques, des poèmes sur les gens, les arts, et les élusifs moments qui composent notre quotidien – mais je voyais avant tout en lui un poète et un intellectuel possédant un sens de mission, quelqu’un qui écrivait sur des sujets qui comptaient, encore que je ne sache pas encore ce que cela signifiait. Il incarnait une parfaite proportion entre la raison et le doute – je voulais être comme lui.

Nous devions nous rencontrer de nombreuses fois après cette journée à Villanova. Pendant mes visites annuelles à Cracovie, je ne m’attendais jamais à ce qu’il trouve le temps de me voir, mais il le trouvait toujours. Lors de notre deuxième ou troisième rencontre, en buvant une citronnade fraîche, il me proposa de nous tutoyer. Au début, j’étais intimidé de l’appeler Adam plutôt que “monsieur,” pan en polonais, mais il y avait quelque chose de chaleureux et de désarmant dans la façon dont il me traitait. J’interprétai également son geste comme un vote de confiance en moi comme poète et, ce qui est plus important, comme personne. En effet, sûr de la renommée de son œuvre, il alliait un sourire sincère à un regard perçant et attentif ponctué par des éclats de rire et des paroles soigneusement choisies ; c’est cela qui va me manquer le plus.

Le déclin de l'été, Adam Zagajewski dit par Laurent Natrella.

Les dernières nouvelles de lui datent du 6 février dernier. Il écrivait pour s’excuser de répondre tardivement à mon courrier. Il m’envoyait un nouveau poème et me promettait une missive plus longue. . .

Adam Zagajewski au Cambridge Polish Studies de Trinity College pour une soirée consacrée à sa poésie le 28 avril 2015. Adam Zagajewski joined Cambridge Polish Studies at Trinity College for an evening of his poetry on April 28, 2015.

Le texte de Piotr Florczyk a paru le 27 mars 2021 dans https://www.massreview.org/node/9677

 

Présentation de l’auteur

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