Rémy Soual, Ouverture et autres poèmes

Ouverture

Il y a cette ligne à dessiner
comme un sillon sur le sable.
Ô tracement perpétuel,
entrelace tous les linéaments
vers une autre trajectoire,
décris ta courbe confidente,
fais du paysage traversé
le gardien de l’énigme,
tourbillonne en souffle vigoureux,
loin de balayer sur ton passage,
épouse contours et replis,
étends le silence jusqu’au geste,
le geste jusqu’au voyage…

Extrait de L’esquisse du geste, 2013.

 

La nuit souveraine

Clarté,
clarté de l’aube,
clarté de l’aube naissante,
soleil levé sur une terre vibrante
où sur la pierre
la révolte
se trouve
gravée.

Les rayons apparaissent
et tout autour demeure
le carcan des heures
mais au fond de l’être
s’illumine
l’aspiration
à une vie plus digne.

Clarté,
clarté de l’aube,
clarté de l’aube naissante,
jour souverain
où émergent d’autres possibles
à même de tracer ses contours salvateurs.

Clarté du mur qui se fend
clarté de l’instant,
clarté du temps,
clarté de chaque seconde,
clarté de l’air vif,
clarté du ciel bleu.

La tiédeur du matin
augure d’âpres luttes
contre tout ce qui humilie,
mais en toi, en moi,
se loge la flamme
à conjurer l’horreur.

La terre a reconquis
la précieuse incise,
conviant
à écarter le sort.

La rosée annonce
le ruissellement des eaux
qui irrigueront les vallées sauvages
pour que germe la graine de la liberté.

Clarté du chemin,
clarté de l’étoile,
clarté de la chaleur,
clarté de la joie,
clarté de l’ami,
clarté de l’aimée.

La lueur retrouvée
est ce noyau de sens
à garder au fond de soi
comme un éclat.

Nous voilà libres d’explorer
toutes les dimensions
pour remplir nos besaces.

Que la lumière
et sa compage,
la chaleur,
accompagnent
longtemps
chacun de nos pas…

Extrait de La nuit souveraine, 2014.

 

L’ocre bleu

            Bleu, bleu nuit des secrètes fantasmagories, bleu outremer des grands voyages, bleu
ciel des ultimes espérances, bleu, bleu, bleu encore, à perte de vue, magnétique, salvateur.

            L’apaisement de la couleur ne doit pas nous faire oublier les bleus des coups, acharnés 
à  nous cogner pour trouver la percée d’azur, d’art sûr, serein, à la lisière du minuscule et du 
sublime, cosmos des trous noirs et des nébuleuses mirifiques.

            Bleu comme un sésame qui ouvre la palette intérieure de l’âme, cette énigme du corps 
qui invoque un peu plus de sens, un peu plus d’absolu, de grandiose, dans ces à-plats presque 
divins s’étendant au-dessus de nos têtes.

      1.

            J’ai cherché le bleu toute ma vie, dans une quête de toiles en toiles, de poèmes en 
poèmes, qui fasse de moi l’oracle d’une couleur s’avérant bien plus qu’une 
couleur, une légende de lumière et d’infini.

            J’ai écarté le bleu jeans de ma civilisation pour élire l’émeraude de mes aspirations où 
le souffle intime ne fait qu’un avec le grand vent de l’univers, tous unis vers…

            Le bleu me dépasse, il me relie, impalpable, à tous les êtres qui me 
sont chers, me donnant ce vague à l’âme plus profond que l’excitation des nerfs, ce blues primordial qui 
parcourt les chants noirs des origines.

            2.

J’ai cherché encore dans le mauve trouble de la mort et des violettes que l’on cueille 
pour des séparations qui ne se nomment pas, mélange impossible de ruptures, de deuils, et de 
renouvellement.

            Dans cette seconde couleur rougie, le bleu était la ressource, la mer où plonger, sentir 
les embruns, nager, marcher, nu comme les premiers hommes à la conquête du monde, le bleu 
était la clé des possibles.

            Oui, le bleu du possible, de la perspective qui s’ouvre, de la rencontre inattendue, des 
retrouvailles inespérées et des découvertes essentielles, la fenêtre sur le dehors du dedans…

            3.

           Dans les variations chromatiques, il était le repère, l’écrin de l’arc-en-ciel comme un 
fuseau de lumières dans son fourreau si intense, avant de décrocher la flèche du printemps.

           Bleu du ciel contre l’ocre du sable sur cette plage sans fin qui invoque l’été des jeux 
solaires, où le tutoiement des deux éléments ; la terre-rive et la mer-ciel, me prend à rêver 
d’un oxymore qui dépasse les déclinaisons.

 L’ocre bleu, ce sera l’ocre bleu...

          4.

Pour mon étoffe,
j’ai trempé dans le bleu du ciel
et dans l’outremer des océans.

J’ai puisé dans le rouge sang
et le vert si jeune.

Pour mon étoffe,
j’ai volé
l’éclat jaune de l’astre,
la noire ébène de la nuit,
et la blancheur du jour.

 J’ai mélangé les couleurs
et à ma grande surprise
l’ocre-bleu de la terre a surgi.

 

Extrait de Parcours, 2017.

 

Figures

Peuple dans l’ombre
ou peuple dans la lumière,
montreras-tu un visage
dont nous puissions
être fiers,
celui des héros
interrogateurs ?

Peuple dans l’opprobre
ou peuple dans sa gloire,
goûterons-nous aux fruits
qui rendent nus
mais droits
comme des i ?

Peuple en jachère
ou peuple en récoltes,
serons-nous les laboureurs
des sillons de la mort
ou du creuset de la vie,
à l’infini ?

Peuple en poussière
ou peuple en vertèbres,
redresserons-nous l’échine
contre les tyrannies
faciles
qui nous mettent
à genoux ?

Peuple à l’écoute
ou peuple anathème,
resterons-nous
les maillons d’une chaîne
ou deviendrons-nous
les fers de lance ?

Peuple que j’abomine,
peuple que je chéris,
ou atomes épars,
entends-tu
l’appel
à conquérir
ce que tu as perdu ?

Peuple à demi-mots,
vulgaire foule,
à moins que ce ne soit
cette silhouette
que je devine
et qui m’est plus chère
que mon rang ?

Cette silhouette
que je devine,
et trace.

Extrait de Variation(s) 3042, 2020.

 




Gorguine Valougeorgis, TEMPS MORT

Temps d’arrêt

 

Quelquefois un papillon se pose

Sur un doigt en silence

 

Comme si c’était une fleur

 

Il n’y a plus besoin de parler alors

 

Ni d’écouter

 

Il n’y a plus besoin de respirer

 

Juste de sentir sur ses joues la légère brise qui effleure

Qui tient cet instant

 

En éveil

 

Et regarder patiemment les millions d’années

Qui se logent dans ces ailes

Si frêles

 

Si on a su disparaître suffisamment

 

Les ocelles vibreront

Comme des mains qui applaudissent

Pour dire

 

Merci

 

Puis

 

Comme des mains qui remuent 

Pour dire

 

Adieu

 

Avant de s’en aller tranquillement

Remercier

Une autre fleur

 

Extrait de matin midi soir, Polder 189
Ed Gros Textes / Décharge

 

Ça fait longtemps

 

 

Ça fait longtemps que je n’allume plus mes nuits

pour mieux éteindre mes jours

 

Somnambule

tu passes d’un bar à l’autre

d’un verre à l’autre

d’une fille à l’autre

d’un rire à l’autre

jusqu’au moment où l’autre

 

c’est toi

 

Alors tu cherches au fond des cendriers

le reflet des souvenirs

mais n’y trouve

que des cendres de rires bruyants

 

La jeunesse est de mauvais conseil

ses épaules larges

elle a le temps

vénère les muses

sacrifie tout pour le geste pour

l’instant

 

La nuit a encore consumé

dans sa fumée abyssale

les peurs évaporées

 

puis la terreur au réveil

de ne pas voir de traces

 

Assis au bar

un inconnu par le col

me chope cherche

moucheron à écraser

après je ne sais rien

la vie est belle

un papillon dans le coin

sourit il offre

les clopes mais vend le feu

le bleu

mon identité interroge

mais je la cherche depuis

si loin

la vie est belle

un papillon dans le coin

sourit il offre

les clopes mais vend le feu

fait la chanson de mon enfance

 

Ça fait longtemps

que je ne mange plus

au kébab de ma rue

à 4 heure du mat’

et que je n’entends plus

les oiseaux à l’aube

m’indiquer

le chemin pour rentrer

dans le lit me coucher

les chaussures aux pieds

 

Ça fait longtemps que je n’invite plus

de parfaits inconnus

rencontrés

au hasard des rues

aux arrêts de bus

au marché aux puces

à la maison boire

un coup

et me faire les poches

quand j’ai le dos tourné

pour servir des verres

à la santé

de la fraternité

et à la mort éternelle

des fachos

aux crânes rasés

de près

 

Ça fait longtemps que mes mains sont blanches

comme mes yeux

ne sont plus rouges

de la fumée

de mes errances

 

Ça fait longtemps que je ne sème plus

dans n’importe quel troquet

squat

ou banc de la ville

des morceaux de sommeil

des briquets des portables des bonnets

des papiers le code

de ma CB l’anniversaire

de pépé

Que je ne parsème plus

le sol

de mes os mes poumons mes années

en riant

en riant jusqu’au ciel

en riant et en toussant

à m’en fendre le gosier

à en fendre des poiriers

entiers

 

Ça fait longtemps que je ne ris plus tout seul

 

Que je ne ris plus jusqu’au ciel

en toussant

à m’en fendre le gosier

à en fendre des poiriers entiers

 

tout seul

 

Ça fait longtemps que je n’oublie plus

mes rendez-vous chez le psy

 

Il dit que je progresse

qu’il y a de bons signes

que c’est une question de temps

 

Ça fait longtemps que le temps ne compte plus

ne me manque plus

 

Que les traces

laissées derrières

ne comptent plus

ne me regardent plus

 

Que tout ce qui importe

est de retrouver

au pied de la porte

tes chaussures mal rangées

aux côtés des miennes

 

Géométrie variable

 

On nous apprend d’abord

A définir un carré

Comme une forme géométrique

Différente du rectangle

Du cercle ou du triangle

De par ses côtés de même longueur

Et ses angles de 90 degrés

 

Puis on nous apprend

A définir le cube

Solide à six faces carrées égales

Utile pour mesurer les volumes

 

Puis on apprend

A multiplier les cubes

En centaines de milliers

De petits cubes

Pour pouvoir y ranger

Comme des boites à outils

Tout ce que la vie nous apprend d’autre

 

Puis on se rend compte

Que pour le rangement

Ikea est ce qui se fait de mieux

En matière de cubes

 

Et que le seul qui prévale vraiment

Pour la vie

Est le petit cube blanc

Avec des points noirs sur chacune de ses faces.

 

Alors

On sort de nos cases

Et le cercle s’élargit.

 

L’arbre à linge

 

Elle étendait son linge

Sur l’arbre à linge

Les chaussettes à côté des chaussettes

Les culottes à côté des culottes

Les tee-shirt à côté des tee-shirt

Et ainsi de suite

Se répétaient sans passion ni musique

De façon ordonnée et logique

Comme elle avait appris petite

Les mouvements robotiques

Presque inconscients

Répétés depuis des années.

 

Soudain

 

Elle remarqua que la chaussette

Qu’elle plaçait à côté de sa chaussette

N’était pas la sienne.

 

Elle prit du recul

Et s’aperçut que l’arbre entier

Etait un mélange de ses habits

Et des siens,

Celui avec qui elle partageait

La machine à laver.

 

Elle l’entendit ranger la vaisselle.

 

Un bonheur immense la traversa

D’un coup

De part en part

Une ombre imperceptible

Et évidente

L’ombre de toute ces années

Passées à ses côtés

Où elle ne se rendait même plus compte

Qu’elle étendait son linge à côté

Du linge de celui avec qui

Elle partageait sa machine à laver.

 

L’arbre à linge

Prit la forme

Du plus bel objet du monde

Et même le visage

Du meilleur ami

Fidèle et fort

Qui porte années après années

Sans broncher

Sur les mêmes épaules

Aussi fiables que propres

Côte à côte

Leurs secrets les plus intimes

Leurs secrets les plus secrets

Sans jamais les salir

Sans jamais les souiller.

 

Puis elle revint à sa chaussette

Qui n’avait pas son double.

 

Elle sourit

En pensant à sa rêverie.

 

Puis termina d’étendre le linge.

 

Et l’arbre ne perdit pas une feuille

Une fois encore.

 

 

Fleurissons les arbres morts

 

Je vois avec tristesse

Les arbres tous les ans

Pleurer leurs feuilles

Tombées à leurs pieds

 

Les temps de bonheur

Sont comptés

Et leurs traces

Emportées par les vents

 

Même si l’arbre est

Plus sage que moi

Et plus profond, beaucoup,

Par ses racines

 

Je ne peux m’empêcher de croire

Qu’à chaque automne sa sève

Est amère

De la chute de ses cheveux

 

J’en veux aux saisons alors

D’exister si brutalement.

Mais pas avec autant de douleur

Qu’à l’Homme

Et ses abatteuses

Qui démolissent les branches

Sur lesquelles fleurissent

Les arbres morts

Et pépient

Les nids vides.

 

Présentation de l’auteur




Yvon Le Men, La baie vitrée, Alda Merini, La folle de la porte à côté, Chantal Couliou, Du soleil plein les yeux

 

Yvon Le Men derrière sa baie vitrée

 

Un poète dans le confinement. Comme beaucoup d’écrivains, Yvon Le Men évoque ici son expérience personnelle de mise à l’écart forcé du monde lors des premiers mois de la pandémie. Le voici derrière la baie vitrée de sa maison de Lannion avec cette peur « de tomber dans la maladie / comme on tombe dans un cauchemar ». Mais le poète sait aussi nous mener ailleurs.

Ecriture lapidaire. Deux vers, trois vers, puis un blanc, puis de nouveau deux vers, un vers… Comme pour témoigner de cette vie en miettes que le/la Covid nous a imposée. Yvon Le Men nous parle de sa « maison enroulée autour de ses fenêtres », des fenêtres qui deviennent des hublots pour accéder à une nature environnante faisant comme si de rien n’était. Car les oiseaux sont bien là,  tout à leurs occupations (« la peur donne des ailes mais seulement aux oiseaux »), mais aussi les fleurs du mois de mars, sans oublier ses deux pommiers « côte à côte / branches à fleurs ».

Le poète a tout le temps de contempler, de s’émerveiller. Sa baie vitrée – comme le nom l’indique – ouvre de larges perspectives. Elle lui permet d’élargir la focale, sauf quand les volets roulants se bloquent et qu’il se trouve brutalement « confiné dans le confinement ». Heureusement un artisan viendra. « J’avais besoin de ses mains ». Opportune visite d’un réparateur accueilli comme le Messie. « J’avais besoin / de quelqu’un / d’un besoin d’humanité ». Besoin, aussi, du « pain de mots / produit de première nécessité » dont il est provisoirement privé quand il casse accidentellement son téléphone.

Yvon Le Men, La baie vitrée, éditions Bruno Doucey,  153 pages, 16 euros.

Mais le poète n’est pas là pour s’apitoyer sur son cas personnel. Il sait que le drame s’installe aux alentours. « La vieille dame qui est morte / hier // n’a pas vu la clochette / seule // parmi les primevères ». Cette mortalité galopante (« les morts débordent ») le ramène à une expérience intime de la mort à travers la figure d’un père trop tôt disparu. Mais s’il se met à l’écoute d’un passé douloureux, il ne se cantonne pas pour autant à son pré-carré trégorois. Le voici en correspondance avec un ami chinois. « J’étais inquiet pour lui / hier // Il est inquiet pour moi/aujourd’hui. »

Elargissant encore plus son champ de vision, Yvon Le Men nous fait envisager notre belle planète bleue (aujourd’hui bien abimée) à travers le regard de spationautes. L’art de prendre de la hauteur. Et il cite Jean-Loup Chrétien parlant de notre planète terre : « Seul un enfant dans son innocence pourrait appréhender la pureté et la splendeur de cette vision ». C’est, sans aucun doute, cet émerveillement que le poète nous invite, en dépit de tout, à retrouver. Et si la pandémie en était l’occasion ! Au fond, laver notre regard sur le monde pour que, à l’image de son ami poète Claude Vigée, récemment disparu, on sache écouter chanter le rouge-gorge « dans l’amandier / invisible ».

                   ∗∗∗                          

Alda Merini : « La folle de la porte à côté »

 

C’est une grande écrivaine italienne mais son œuvre de prosatrice et poétesse reste encore méconnue en France. Alda Merini (1931-2009) sort des sentiers battus à la fois par son approche de la vie et de l’écriture. Il faut dire que son destin a été plutôt particulier puisque, atteinte de troubles bipolaires, elle a effectué des séjours en hôpital psychiatrique. Le titre du livre publié aujourd’hui en France (préface de Gérard Pfister) témoigne de cette « spécificité ». Elle y mêle souvenirs, réflexions, poèmes, avec cet art consommé de la provocation qui était le sien.

Vous avez dit folle ? « Je suis né le vingt-et-un du printemps / mais je ne savais pas que naître folle, / ouvrir les mottes, / pouvait déchaîner la tempête  », écrit-elle. Mais surtout, plus loin, elle retourne malicieusement la question : « Je fais tout pour être semblable à la folle de la porte à côté, vu qu’elle est incohérente et folle, mais que tous l’admirent ».Sur l’hôpital psychiatrique (qui sera en réalité son seul foyer) elle tient un discours, lucide, que l’on n’attend pas forcément. « Asile est un mot bien plus grand / que les gouffres obscurs du rêve, / et pourtant quelquefois venait au temps, / un filament d’azur ou la chanson/lointaine d’un rossignol ou s’entrouvrait / ta bouche mordant dans l’azur / le mensonge féroce de la vie ».

Alda Merini a publié son premier livre, La presenza de Orfeo  à 22 ans. Il est salué dès sa sortie par Pasolini lui-même. Son œuvre majeure, La terra santa, sortira en 1984. Mais sa vie d’écrivain restera chaotique. Elle recevra le prestigieux prix Librex Montale en 1993. Mais en 2004 la voilà de nouveau internée.

Alda Merini, La folle de la porte à côté, Arfuyen, 210 pages, 17 euros

Entre-temps, elle aura mené une vie plutôt débridée, notamment sur le plan sexuel. Provocatrice, elle écrit : « Il n’y aucune différence entre moi et la dernière des prostituées du monde. Pourquoi suis-je dans un hôtel qui loue à l’heure, pourquoi ai-je besoin d’un logeur ? Parce que, moi aussi, je veux être louée, achetée, vendue, insultée ». L’éditeur peut donc parler, à propos de ce livre, d’une « autobiographie fantasmée et lucide, follement romanesque, et, en dépit de tout, profondément joyeuse ». D’ailleurs, Alda Merini le dit elle-même : « Celui qui m’a affublée de l’épithète un peu douloureuse de « poétesse de l’amour » s’est trompé. Je n’ai jamais été une femme d’amour et pas non plus une femme futile, mais une femme d’action qui n’a écrit sur l’amour que par nécessité, comme un cri de vengeance. Parce que l’amour incite à la vengeance ».

  

∗∗∗

Chantal Couliou : « Du soleil plein les yeux »

 

« Au papillon je propose / d’être mon compagnon / de voyage ». En introduisant son recueil par ce haïku du Japonais Shiki, la Brestoise Chantal Couliou nous entraîne dans son propre voyage au cœur d’un périmètre finistérien balisé par quelques lieux emblématiques comme les Monts d’Arrée ou le phare du Créac’h. L’essentiel, pourtant, n’est pas le lieu (dans sa précision géographique) mais plutôt l’ambiance ou l’atmosphère d’un territoire que la poétesse habite assidument dans la traversée des saisons et dont les principaux points de repère sont l’école, le jardin public, le pont et le port, la plage et la dune… Autant de matières premières pour haïku, un genre poétique que Chantal Couliou pratique fidèlement depuis des années. « Rentrée des classes / les mots sur le tableau / effacés par le soleil ».

C’est la professeure des écoles – qu’elle est dans le civil – qui nous livre ici concrètement son vécu à travers ces quelques notations elliptiques qui font le charme du haïku. « Dans la cour d’école / un moineau esseulé - / marelle sous la neige ». Oui, la neige est là en hiver, si rare pourtant dans le Nord-Finistère, mais dont la rareté même  fait tout son prix quand on est haïjin : « Ipod aux oreilles / le joggeur en short / sous l’averse de neige ». Ou encore ceci : « Dans la boîte à lettres / quelques catalogues de Blanc / recouverts de neige ».

Passé l’hiver avec ses brumes, sa pluie et ses « rafales de vent » comme il sied à la ville de Brest, voici le printemps et « les frissons des jonquilles », « l’insolence des camélias » ou encore « la marée jaune » des champs de colza. Mais le vent est toujours là qui « retourne les parapluies ». A lire Chantal Couliou on a la sensation – et c’est heureux – de saisons toujours bien tranchées, en dépit des changements climatiques qui font aujourd’hui fleurir les camélias de printemps à la fin de l’automne.

Chantal Couliou, Du soleil plein les yeux, Unicité, 87 pages, 13 euros

L’été peut arriver dans son « odeur de grillades » même si dans les jardins « le fouet de la pluie » peut toujours faire son œuvre. Et quand ses pas l’amènent sur la côte, Chantal Couliou s’interroge : « Sur la dune/une multitude de petits chemins/lequel choisir ? » Une autre fois, partie sur la grande île voisine qu’on devine être Ouessant, elle s’amuse en écrivant : « Sur l’île, noirs ou blancs/compter les moutons - /un bon somnifère ». Ainsi va la vie sous les cieux capricieux du Ponant. Chantal Couliou en est le témoin attentif, toujours en état de veille comme elle l’est aussi auprès des êtres chers : « Ma mère/comme les feuilles mortes - /poumon en berne ».

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Retour au pays d’avant-naître : lire (ou relire) Gilbert-Lecomte

Roger Gilbert-Lecomte (1907-1943), figure mythique pour certains et génie méconnu pour d’autres, était, avec Roger Vailland et René Daumal, l’un des fondateurs du Grand Jeu, groupe rival des surréalistes. Il faut lire son œuvre principale, La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent, pour comprendre la singularité de cet auteur qui s’était promis d’écrire peu, « de n’écrire que l’essentiel. »

En abordant ce recueil de Gilbert-Lecomte, le lecteur ne tardera pas à retracer l’influence rimbaldienne par la volonté du poète de se faire voyant, de dépasser les limites du langage. Mais peu à peu, au fil des pages, l’œuvre du poète se veut toujours plus exigeante, évoquant une quête des origines carburant à des « énergies destructrices à faire sauter le monde ». Artaud, qui a préfacé le livre, saluera « ce ton organique, cette atmosphère déchirée d'organes, cet air fœtal, humide, ardent, qui prend sa source à la source de toute vie. », particulièrement frappant dans les trois dernières sections du recueil (la Mort le Vide et le Vent).

Roger Glbert-Lecomte, Je veux être confondu ou La Halte du prophète, France Culture, Hommage à Roger Gilbert-Lecomte par Pierre Minet, voix  Alain Cuny.

Le lecteur contemporain, confronté à l’imminence d’un effondrement de notre civilisation thermo-industrielle, tombera sur de nombreux passages prophétiques, époustouflants, qui redonnent une perspective inusitée à cette œuvre longtemps oubliée :

 

À l'orient pâle où l'éther agonise
À l'occident des nuits des grandes eaux
Au septentrion des tourbillons et des tempêtes
Au sud béni de la cendre des morts.

 

Souvent, création et destruction, quête des origines et instinct de mort se confondent, conférant à ces poèmes une troublante actualité :

 

Pourquoi mourir encore alors qu'on vient de naître
À la vie à la mort

Sous le rire concave du ciel
Quand la nuit ronge

Que la tête à l'envers sombre sous l'horizon
Lestée d'un poids universel à la mâchoire
Hantée d'un vide universel à la mémoire.

                             ∗∗∗

Il remontait si loin le courant de sa vie
qu’il se trouvait perdu au pays à l’envers
où l’on erre avant la naissance

Il rêvait rêvait-il
il changeait de planète
S’éveillant, s’endormant sans cesse et tour à tour
au tic tac cérébrale de l’horloge du sang

S'endormant sans cesse dans des sommeils plus creux

S'éveillant chaque fois plus loin dans la lumière
Plus près du feu
Plus bas dans l'eau mortelle des ténèbres.

Le recueil se termine par des textes de Lecomte, la plupart publiés dans les numéros de la revue Le Grand Jeu. Ces textes permettent de saisir toute l’ampleur de la démarche des auteurs du Grand Jeu, qui comportait une part de risque et d’engagement au moins égales à celles des surréalistes.

Roger Gilbert-Lecomte, Je n'ai pas peur du vent. 

L’horrible révélation…la seule, qui évoque, sur un mode prophétique, la destruction de l’Occident et les potentialités cachées de l’esprit, reste un incontournable de Gilbert-Lecomte, qui met ses connaissances philosophiques et métaphysiques au service d’une révélation implacable :

 

Ton esprit d’Occident n’était qu’un moment de l’évolution didactique du

grand Esprit.

O vexation, tu n’étais même que le moment négatif de l’esprit du sauvage et

vos contradictions vont s’identifier. 

                                                       ∗∗∗

Souvenez-vous, hommes, du fond caverneux de vous-mêmes : votre peau n’a pas toujours été votre limite. Il fut un temps où la conscience n’était pas emprisonnée dans cette outre puante, un temps où le cercle magique des horizons lui-même ne suffisait pas à emprisonner l’homme. Et je ne parle pas seulement d’Eden dont les clôtures étaient de rêve.

Il faut lire ou relire Gilbert-Lecomte en 2020 et profiter pleinement des fulgurances du poète, qui jettent un éclairage particulièrement frappant sur nos ténèbres contemporaines.

Roger Gilbert-Lecomte, Hommage exceptionnel dans l'émission "Soirées de Paris", dédié aux poètes du XXème siècle, diffusée le 29 décembre 1963 sur la Chaîne Parisienne, réalisée par Pierre Minet et Michel Duplessis, avec le témoignage de proches. 

Présentation de l’auteur




Cinq poèmes de Thomas Krampf

Diplômé du Dartmouth College, Thomas Krampf a animé de nombreux ateliers d’écriture auprès d’enfants, de toxicomanes, ainsi qu’en milieu carcéral, et présenté son œuvre dans les écoles secondaires, les universités et à la radio (National Public Radio, à Buffalo et New York). À Olean, il a durant de nombreuses années organisé des événements littéraires avec de prestigieux invités (Wendell Berry, Gregory Corso, Peter Matthiessen, entre autres).

En 2001, il a été écrivain en résidence au Linenhall Arts Centre de Castelbar en Irlande. Il a également été l’un des premiers poètes américains à avoir participé au festival littéraire d’Eden Mills (Ontario, Canada). En 2006, il a aussi participé au festival littéraire « Le printemps des poètes », à la Rochelle (France). En 2011, il a participé à un récital avec la compositrice Sun Mi Ro au Houghton College, dans l’État de New York. Lui et son épouse Françoise, ingénieure à la retraite, après avoir vécu à New York et à Hinsdale dans l’État de New York (pendant 40 ans), résident maintenant près de La Rochelle. Comme l’écrit la poétesse américaine Margaret Gibson : « Il est temps que les lecteurs et le monde de la poésie découvrent les poèmes de Tom Krampf. Ce dernier est plus sensible aux subtilités de l’esprit et du cœur que la plupart. Sa compassion est rare, et sa capacité à entendre la musique qui relie chaque mot à un autre dans un poème est sans faille. Cette sélection de poèmes est pointue, courageuse et sincère. » 

Et Neil Baldwin, de confesser : « Depuis plus de trente-cinq ans, j’éprouve une profonde admiration pour la trajectoire enchanteresse des poèmes de Thomas Krampf. Celui-ci est le frère post-millénaire sage et dérangé de Blake et de Whitman, qui répond à l’exigence de Pound que poésie = condensation, mais qui reste pourtant toujours le maître du vers chantant et traînant. Depuis sa retraite rurale et montagneuse, Krampf persiste à envoyer des paroles pour nous rappeler à quel point nous sommes chanceux d’être vivants dans ce monde beau et fracturé. »

Ma rencontre avec Tom Krampf remonte à l’automne 1996. Je venais d’obtenir un poste de lecteur de français à l’Université Saint-Bonaventure, aux États-Unis. J’avais tout juste terminé un mémoire de maîtrise consacré au moine trappiste et écrivain Thomas Merton (1915-1968), l’auteur de La nuit privée d’étoiles, et souhaitais poursuivre mes recherches dans cette université qui se trouve à Olean, dans l’État de New York. Avant de rejoindre l’abbaye de Gethsemani en 1941, Merton y avait enseigné l’anglais. Cette université regorge d’archives et je comptais bien approfondir ma connaissance de cet écrivain. C’est lors d’un événement, dont j’ai oublié la nature, que j’ai rencontré l’épouse de Tom, Françoise, qui m’a alors invité à venir les voir dans leur maison d’Hinsdale, à 12 kilomètres d’Olean. Je me souviens notamment de quelques photos au mur : l’une avec Allen Ginsberg (1926-1997) et l’autre avec Robert Lax (1915-2000), poète et ami de Thomas Merton. Le poêle crépitait joyeusement en cette fin d’automne, la table était succulente et la discussion délicieuse. Je suis resté à Saint-Bonaventure deux ans avant d’aller vivre au Japon. L’année où j’ai quitté les États-Unis, Tom venait tout juste de publier ses Shadow Poems et j’avais été hypnotisé par ses vers lors d’une lecture publique. La poésie de Tom m’a accompagné de pays en pays, et puis le moment de les traduire est venu, naturellement, comme dans un état de transe, de contemplation : ce fut une révélation, une nécessité. Tous les poèmes qui suivent sont tirés de l’édition Selected Poems (Salmon Poetry, 2013). Astarté (Astarte), Carte de la Saint-Valentin (Valentine) et L’automne s’en vient (Autumn Comes Calling) ont paru originellement dans Poems to My Wife and Other Women, tandis que La médaille The Medal) et À ma fille, Cécile (To My Daughter Cecile) sont tirés de The Subway Prayer and Other Poems of the Inner City.

 

 

Astarté

En pénétrant dans les montagnes
elle me dit, comme elle est très passionnée,
de faire attention à elle, et
de ne pas lui tenir la main si fermement,
car ça lui fait mal.

Parmi les poutres qui tombent, le visage d’Astarté
apparaît à la fenêtre.
Je ne suis pas sûr de pouvoir faire ni l’un ni l’autre.

 

Astarte

Entering the mountains
she tells, as she is very passionate,
to be careful with her, and
not to hold her hand so tightly,
because it hurts.

Among the falling beams, Astarte’s
face appears at the window.

I am not sure I can do either.

 

∗∗∗

Carte de la Saint-Valentin

Si gentil
j’avais pensé à t’écrire
le jour de la Saint-Valentin

Une lettre ou un poème
adorable, ç’aurait été au sujet
d’un cœur vivant

Un oiseau rouge et dodu
mangeant une graine
dans la neige

 

Valentine

If sweet
I had remembered to write you
on Valentine’s day

A letter or a poem
sweet, it would have been about
a living heart

A plump red bird
eating seed
in the snow

 

 

∗∗∗

L’automne s’en vient

Toute la nuit
j’ai rêvé, nos lèvres se touchant à peine,
j’étais étendu près de toi.

Ce matin, ton corps flamboyant
toujours obscurément, dans cette chaleur
inaccoutumée, et maintenant si lointain

Attendant de festoyer
j’étais un insecte, prenant le soleil,
sur la chair brune et mûrissante
d’une citrouille

Autumn Comes calling

All night long
I dreamt, our lips barely touching,
I was lying next to you.

This morning, your body still
glowing darkly, in this unseasonable
warmth, and now so far away

Waiting to feast
I was an insect, sunning itself,
on the dark ripening flesh
of a pumpkin

 

 

∗∗∗

La médaille
à ma fille, Franny

Je suis une enfant et suis étendue dans un lit-cage.
Je joue avec mes orteils et parfois avec ma tortue verte.
Il y a une médaille qui pend au cou de mon père
et je tends le bras pour l’attraper.
Je suis une enfant et joue avec une médaille.

Je suis une enfant et suis debout dans le jardin.
Je suis plus grande que les mauvaises herbes et tends le bras pour saisir la libellule.
Le jardin s’incline jusqu’à une barrière et jusqu’au bruit d’une usine.
C’est un monde que j’entends mais dont je ne sais rien.
Je suis une enfant et joue avec les libellules.

Je suis une enfant et suis parti à la découverte du monde.
Je cherche la porte qui mène au jardin
mais je n’en trouve aucune.
Il me faut pas mal de temps avant de comprendre que je dois continuer.
Je suis une enfant et je cherche une porte.

Je suis une enfant et je suis un homme.
Je me penche au-dessus du lit-cage et la main cherche ma médaille à tâtons.
il y a des inscriptions dessus et les doigts se referment
sur l’histoire.
Je suis père et je suis très attaché à cette enfant.

The Medal
To my daughter, Franny

I am a child and I lie in a crib.
I play with my toes and sometimes my green turtle.
There is a medal hanging from my father’s neck
and I reach for it.
I am a child and I play with a medal.

I am a child and I stand in the garden.
I am taller than the weeds and I stretch for the dragon-fly.
The garden slopes away to a fence and the noise of a factory.
It is a world I hear but That I know nothing about.
I am a child and I play with dragonflies.

I am a child and I have gone out into the world.
I search for the door back to the garden
But I can find none.
It is a long time before I realize that I must go on.
I am a child and I search for the door.

I am a child and I am a man.
I bend over the crib and the hand gropes for my medal.
There are inscriptions on it and the fingers close
over the story.
I am a father and I care for the child.

[Subway Prayer and Other Poems of the Inner City] Thomas Krampf, Selected Poems, Salmon Poetry, p. 86.

 

∗∗∗

À ma fille, Cécile

Nombreux sont les miroirs de mon âme
que je fixe du regard
et si boiteux que je sois
je ne pourrais t’aimer davantage
tandis que tu suis ton cours de danse classique
derrière ta professeure
et que tu te tords les pieds
de la même manière que je trébuche sur les mots.

To My Daughter, Cecile

Many are the mirrors of my mind
in which I stare
and lame as I am
I could not love you more
as you go through your ballet lesson
behind your instructor
and twist your feet
the same way I trip over words.

 

Présentation de l’auteur




Chantal Bizzini, Dioramas de l’enfance, (extraits)

Enchantés

Et tout cela dans le silence
d’un autre monde,
au cœur d’un août profond
où l’on est transporté,
et, n’étaient ces ombres belles,
signes du temps qui passe,
qui ne se croirait là pour toujours ?

Ne sommes-nous pas déjà
dans l’au-delà,
exilés, morts,
dans les limbes, chétifs,
relégués au fond du Temps,
désormais visités par le soleil seul,
enchantés par le merle,
gros pompon noir,
piqué de jaune,
qui se pose au coin du toit
et s’en va dans l’autre cour,
parmi ses hautes plantes.

Bientôt c’est la nuit,
celle des fêtes clandestines
que l’on donne,
rires,
conjurant
on ne sait quoi,
bris de verre,
son à fond, pour voir,
si les murs explosent,
ou pour le fun
et les rectangles brillants
ne quittent pas les mains
des amis,
autour du barbecue,
éclairent, déforment, bleuissent
les visages
de leur lumière surnaturelle.

 

Magie

Nous voici
aux confins de la terre
et du temps,
sur ces îlots isolés, divagants,
et nous ne regardons plus en arrière
où n’est plus rien que de détruit,
ni au sol noir et stérile ;
au loin, des vagues grises,
aux creusements verts, opalins,
- brume diffuse,
entre l’orange et le violacé,
nous nous perdons.
Et, plus haut, c’est le ciel, et tout l’espace
blanc, que l’on sait violé
- mais ça ne se voit pas.

Le futur est captif
de ce jour assombri.
La séparation,
où nous gisons sans souffrance,
est lente anesthésie.
Et peu importe,
puisque nous avançons encore,
amoindris, et persévérons,
lancés vers ce qui n’a plus nom
d’infini ou d’éternité.
Et quelle magie ! Nous voyons l’absence,
entendons le silence.

 

Présentation de l’auteur




Catherine Lamagat, Il tremble (extraits)

 

Son vrai travail c'est vieillir, vieillir avec l’enfance, vieillir sans
âge, être ce qu’il est, ce qu’il sera. Il se demande pourquoi on dit
c'est bien d'être né, ce qui est si merveilleux alors qu'on ne
connaît rien d'autre. Si j’étais arbre, après tout, qu’on se soit
trompé de vie, de destination quand je suis né.
Il pense à ce qu'il lit, ce qui s'écrit, ce qu'écrivaient les morts qui
continuent d'écrire à l'intérieur de lui. Les mots, pense-t-il
encore, il faut les dire un par un, comme une saveur, et la garder.

 

∗∗∗                                                               

Toute la journée, il dit, on mécanique la pensée, on passe les
doigts sur des écrans, des heures, des années, toute la journée on
vient d’où on va nulle part.
Il oublie tout sauf le présent. Comme les livres quand il les lit,
comme lui quand il s’émiette et se reconstitue.

 

∗∗∗

                                                

L’oiseau, le brin d'herbe, quelle est ma forme à leurs yeux, il se
demande, et qui de moi ou d’eux tremble le plus.
Il est dans un endroit qui le sépare et d'autres jours le lie à tout,
il marche sur la ligne, entre les eaux, entre les temps, les
mondes, c’est ça, le tremblement, l’endroit qui s'ouvre en
permanence, qui fait qu'on est sans cesse une forme puis une
autre.

 

∗∗∗

 

Quand il sort, il prend l'espace, il prend les gens, les émotions,
il prend ce qui est là, visible et invisible. Parfois n'écoute plus
tellement le monde entre en lui. Trop d'autre, trop de mots,
rentre chez lui comme perdu, éparpillé, puis l’horizon se rétablit,
il voit au loin tout le lointain, comme une géographie restituée.

 

∗∗∗

Il attend de  la  lumière, du c'est pas grave, du c'est rien, ça
passera. Ça  passe toujours, comme les nuages. Ils passent
jaunes, là, il pense ce pourrait être la fin du monde.
La nuit il redoute une pluie sans fin qui finirait par déborder du
ciel sur sa tête, le craquement d'un arbre vieux, redoute le jour
qu'il verra, qu'il verra pas, écoute les bruits, s'arrête dans le
silence. Au matin, il s’en remet à lui.

 

∗∗∗

 

Parfois il ne fait rien. Il voit ce que ça fait, rien. Il se désosse,
réveille des choses au fond du corps.
C’est son regard qu’il doit atteindre, dans le miroir, et se
convaincre qu’il est vivant dans un monde qui existe.

 

∗∗∗

Il passe sa vie à voir et ne plus voir. Ce qu'il voit, les autres ne
le voient pas. C’est quand il ne voit pas qu'il est avec les autres.
C’est sans fin deux mondes qui se croisent, s'exécutent, et
s'exténuent.
Avant il écrivait pour les autres, un faux les autres. Maintenant il
écrit, c’est tout, mais le poème, tellement le coupe, ne reste rien.
Cette habitude, couper, dévêtir, finir toujours par désosser.
Écrire, il pense, ça n’a pas de sens, ça circule.

 

∗∗∗

Ce qu’il voit n’est pas ce qu’on voit tous. C’est là, à cet
endroit que lui il tremble, qu’il ne sait pas vraiment s’il est
vivant, s’il existe, s’il est libre, s’il a le droit, le choix. S’il
consultait on lui dirait monsieur vous êtes atteint du défaut
d’être.
Mais les oiseaux il sait les voir, en vol ou pas en vol, les voit
chacun, les reconnaît.

Présentation de l’auteur




Charles Pennequin est dedans le poème même

"charles pennequin n'est pas dans la poésie, le cercle des poètes charles pennequin n'y est pas, charles pennequin ne fait pas de poèmes, charles pennequin ne lit pas, il ne sait pas lire de poèmes, charles pennequin est dedans le poème même, charles pennequin aime vivre dans une bouche et il sort de temps à autre de lui-même et sa bouche pour crier ou dire ou lire un texte, charles pennequin perd les pédales dans sa langue et improvise depuis sa bagnole, charles pennequin s'improvise vivant, charles pennequin ses mots ne prennent pas de hauteur, charles pennequin n'a pas de mots d'ailleurs, c'est toute une gestualité charles pennequin est une danse sonore parmi les phrases, charles pennequin gesticule dans son téléphone, son dictaphone et dans son mégaphone, charles pennequin aime chanter, gesticuler, écrire par terre et engueuler les gens, charles pennequin mange ses propres livres."1

Telle est la présentation que Charles Pennequin, fait de sa chaine YouTube. Il y poste des videoperformances. Mais sa pratique dépasse très largement le cadre du genre qu'il interroge, qu'il parodie, qu'il détourne, pour créer une poésie du vivant, qu'il s'agit de rendre agissante dans l'espace numérique et dans la vie.

Nouveau cadre éditorial qui redéfinit l'espace livresque, YouTube ou Vimeo mènent au constat que le livre représente dans cette perspective un état temporaire pour le poème. L’utilisation du web et des réseaux sociaux est un moyen de dépasser ou de contourner l'édition traditionnelle, parce que grâce à la diffusion de la poésie hors de ce vecteur l'accès au poème est facilité et touche un public plus large. L’auto-publication sur le Web, dans le flux de l'espace numérique, remet en question la nature de l'écriture. 

Cette pratique peut être perçue comme une continuité possible de la Poésie Action. Grâce aux moyens technologiques, elle permet une mise en circulation immédiate de la poésie vers le public, grâce à  l’utilisation des nouveaux médias.  Les mises en œuvre de Charles Pennequin, son utilisation de ces nouveaux vecteurs,  dépassent largement les objectifs de la poésie sonore ou de la performance. Il utilise les outils proposés par les nouvelles technologies et les médias comme des outils d’écriture. 

Charles Pennequin  joue avec les codes de ce cadre éditorial, les parodie, les détourne. Il les fait participer à l'élaboration poétique. Le poème et  l'acte performatif apparaissent à travers une multiplicité des vecteurs mis en place pour redoubler, dédoubler, contourner, détourner ou parodier leurs potentialités sémantiques, et en créer d'autres, indéfinies autant qu'infinies. 

Dans  "Causer n’est pas poser"  le texte écrit sous la vidéo n'a rien à voir avec elle. Il n'est ni descriptif, ni présentatif. Il s'agit d'un texte poétique à part entière, qui n'est pas en lien avec  celui énoncé dans la vidéo. Une dichotomie s’opère entre les deux, entre ce qui est écrit et ce qui est dit, filmé comme une performance. La globalité fait sens, devient poème, ou devient performance, ou devient l'espace d'une re-création infinie.

il ne faut pas essayer, il faut percher, il faut rester percher, c'est-à-dire qu'il faut pas se dire je vais essayer, je vais essayer la vie, je vais vivre mais je vais d'abord essayer, je vais me percher dans le vivant non, il faut vivre, il faut pas dire j'aurais bien envie de me taper une petite existence non, il faut exister, il faut pas se dire j'essaierais bien de me taper une bonne vie, me faire une petite existence et rester un bon moment percher dedans non, il faut y aller franco, il faut pas essayer de se dire je vais essayer pourquoi pas, j'ai ma petite perche, c'est-à-dire j'ai ma chance après tout, après tout j'ai mon petit lopin de chance qui m'attend au tournant, mais non, rien qui t'attend, te tend une perche non, ce qui t'attend au tournant c'est de dire que tu vas tenter le perchoir, tu vas essayer et finalement rester à faire ton prêchi-prêcha là-dedans2

Dans  "Marre" le poème est placé sous la video, qui comporte aussi des sous-titres où s'inscrit un poème encore différent.

 

Marre (Charles Pennequin) (il y a des sous titres).

Sous titres qui accompagnent la video Marre de Charles Pennequin.

"On est dans la merde. On est dans la merde et on fait dans son pot. On fait dans son pot et on attend de sortir. Ça n’est pas la première fois qu’on est dans la merde et qu’on se sort du pot. Mais là le pot on va devoir se le sortir autrement. Pas au grand jour non. Car au grand jour on est dans la merde et pour se sortir le pot c’est plus la même musique. Ou c’est une chanson. C’est l’air de On est dans la merde et on voudrait le composer autrement. Comment faut-il composer autrement avec les autres. Déjà avec soi il paraît qu’il faut composer autrement à partir de maintenant. On attend qu’on nous le dise comment il est autrement composé pour nous sortir avec le pot. Car ce n’est pas le pot d’un autre à fortiori. A fortiori c’est le nôtre et on nous on a toujours affirmé qu’on n’avait pas de pot. On n’a jamais eu de pot c’est à fortiori ce qu’on a toujours dit. Et comment faire pour sortir sans son pot à partir d’aujourd’hui. Si on est dans la merde comme ils nous le disent. Et comment je ferai pour me sortir mieux la prochaine fois. C’est-à-dire avec un pot en bonne et due forme. Un pot valable. Un petit pot qui a sa petite histoire. Il paraît qu’on est dans la merde et qu’on ne fait pas d’histoire. On voudrait faire des histoires qu’on ne s’y prendrait pas mieux cependant. On est dans la merde et l’histoire se fait toute seule sans nous apparemment. Et sans notre pot. Alors on reste dedans. On reste dans notre histoire comme dans notre pot sans même savoir qu’il s’agit de nous. On n’a pas voulu faire d’histoire mais elle s’est entêtée à venir et nous on n’a pas résisté. On n’a pas résisté au fait d’être pleinement dedans. Dans son pot. C’est souvent arrivé dans l’histoire. L’histoire de pas pouvoir résister et donc de rester dans son pot. On est resté sourd comme lui. Comme deux larrons. On est resté comme une histoire qui a foirée mais cela s’entend. On pensera toujours ce qu’on veut. On pensera comme on veut en dehors de l’histoire qui fait de nous des larrons en foire. On est dans la merde. C’est ça la nouvelle histoire. On a foiré notre nouvelle histoire mais on se rattrapera bien en pensant à tout ce qui se trame dehors. Par la lucarne. On est dans la merde tout autant dehors mais ceci n’est plus notre histoire. C’est d’une autre histoire qu’il s’agit. Une histoire d’un autre calibre et qu’on a foiré tout autant. C’est une histoire foirée par tous. C’est tout un chacun qui a foiré son histoire de dehors et ça se retrouve chemin faisant. A moins que ça ne soit que des foiritudes internes qui se retrouvent par devers nous comme on dit. Ça se retrouve dehors mais ça n’était que foiritudes personnelles au fond. Au fond c’est des choses foirée en dedans par le tout un chacun de nous-mêmes en l’autre. C’est de toute façon toujours de l’autre en nous-mêmes que vient la foiritude du tout un chacun généralisée. C’est ça qui peut nous intriguer. Et c’est pour ça qu’on regarde au dehors. Par la lucarne. C’est un passage qui instruit. C’est bien humain. L’instruction. Ça nous perturbe de savoir où ils peuvent aller au diable. On ne prendrait peut-être pas le même chemin. On serait même disposé à en prendre bien d’autres. Déjà pour les faire bisquer. On prendrait une petite route pour les faire tous bisquer moi et mon pot. On ferait la sourde oreille à leurs indications. Ce ne sont pas des indications. C’est plutôt des consignes. Mais nous on fait la sourde oreille. Moi et mon pot. Mais quelque part c’est eux. C’est eux qui sont sourds et pas nous. Nous on entend ce qu’on veut. C’est déjà pas pareil. Ils voudraient qu’on soit tous à se ressembler. Et qu’on soit tous ébaudis pareil. Qu’on soit tous au même moment frappés de stupeur. Eberlués au point de bégayer. Au même moment et au même endroit. Voilà ce qu’on serait. Nous et notre pot. Ça serait le pot commun. Qu’on soit tous communément dans le même pot. Une histoire de pot qui nous rassemble. Que l’histoire du pot nous rassemble plus qu’elle nous ressemble. Que plus aucun de nos pots nous ressemble. Et qu’on se fasse la p’tite guéguerre. La p’tite guéguerre du pot pour s’y taire. Qu’on se terre tous dans le même pot et qu’on ne dise plus un mot."3

 

Charles Pennequin  investit les espaces éditoriaux et élabore des  dispositifs poétiques inédits. La vidéoperformance fait partie d'une globalité qui fait sens, constituée d'images, de texte(s) et d'un jeu avec les  codes et les espaces éditoriaux. Dès lors on peut percevoir la performance comme participant à l'écriture du poème, et le poème comme complémentaire à l'élaboration sémantique de la videoperformance. Qu'il s'agisse d'improvisations, d'enregistrements vocaux ou de films enregistrés avec un téléphone ou une camera embarquée, il utilise les vecteurs numériques pour produire une poésie qui s'inscrit dans l'immédiateté en même temps qu'elle se prolonge dans le renouvellement infini de ses potentialités sémantiques. Ecrire est alors le produit de la rencontre de l'image ou du son, avec le texte qui n'en est pas le support écrit mais qui souvent intervient de manière autonome et combinatoire avec l'ensemble. Moments de vie qui croisent des moments de vie, mots qui s'ajoutent aux mots, Charles Pennequin est dedans le poème, et le poème est dedans la vie. Celle de nous tous. 

∗∗∗

perf-bosons

 

on n'est pas des bosons de higgs dans la perf

 

on a affaire à des masses

 

à des reculs

 

à des résistances

 

le public est comme inerte et nous-mêmes avons à soulever le couvercle

 

avec en-dessous la parole

 

la parole libre

 

le chant

 

l'air

 

le quelque chose qui continue

 

hors d'haleine

 

et dans un vrai déséquilibre

 

à tournoyer

 

creuser

 

s'enfoncer

 

prendre tout ce qu'on trouve et s'il n'y a rien

 

prendre le rien

 

l'empêchement de parler

 

le bafouillement

 

le blocage

 

l'incapacité

 

la grimace

 

la foulure

 

la crampe instantanée

 

prendre tout ça et le retourner en courage

 

courage à montrer la peur

 

la faiblesse

 

le trou

 

la faillite de soi

 

 

 

tout ça le théâtre n'en veut pas

 

 

 

le théâtre et l'art et la mort n'en veulent pas

 

 

 

bosons et neutrinos

 

trucs qui passent à travers tout

 

éléments du Qi et souffle pneûma

 

tout ça est vrai et pourtant contredit par

 

une table

 

un verre d'eau

 

des estrades

 

la lumière

 

et la diplomatie des lieux

 

Charles Pennequin (in : les Exozomes, POL, 2016)

Présentation de l’auteur




Sabine Venaruzzo, la Demoiselle qui prend le pouls du poème

Bien que niçoise tout comme elle, il n'est pas simple de rencontrer Sabine, flamme vive toujours en mouvement. Le projet d'un entretien né lors des Voix Vives de Sète ne se concrétisera pas autrement qu'un soir bien tard, où on ne l'attendait plus, par un riche échange téléphonique, au cours duquel il m'est apparu urgent et nécessaire de prendre des notes, avant que la poète ne reparte pour ses projets de tournée théâtrale.

Car Sabine,  est l'âme de nombreux projets collectifs également : elle est à l'origine du festival des Alpes Maritimes Les Journées poët-poët, dont Sapho et Serge Pey sont les parrain et marraine. Elle a aussi fondé, et anime, la compagnie  Une petite voix m'a dit  dont le spectacle  des « 4 barbues » -  Le Pari d'en rire, avec Caroline Fay, Danielle Bonito, Dominique Glory - a fait salle comble au festival d'Avignon. Sur son site,  on trouve des traces de ses vidéos, des performances sonores – mais  faute de temps, rien n'indique ses dernières activités, notamment durant les confinements : l'appel à la poésie, les installations sonores et poétiques dans la ville de Nice... 

Interrogée sur ses multiples activités,  et ce qui les relie, Sabine s'interroge – peut-on parler pour elle de «  performance  »  ? Elle préfère la parole «  acte  » ou «  action  ». Elle envisage ses actions comme un prolongement de son écriture poétique – et se place dans la permanence du questionnement de sa pratique. C'est un canal pour faire passer sa poésie, et il lui semble essentiel de chercher un équilibre entre l'impact visuel, les technologies utilisées, et le poème à faire passer dans la spontanéité, car pour elle, tout participe à la Circulation de la poésie. 

Formée au spectacle vivant, elle pratique l’art de la Performance depuis plus de 15 ans. Le travail avec l'Action Theater©, auprès duquel elle s'est aussi formée, nourrit profondément son art poétique. Elle travaille la composition spontanée / en temps réel : forme écrite, physique et orale – et elle questionne naturellement la poésie hors du livre et le rôle du poète dans le monde qu’il habite, au travers d'actes de poésie spectaculaire éphémères ou durables sur les territoires, pour et avec tous les publics. Ainsi naît La Demoiselle et cætera, forme spectaculaire et incarnée de sa poésie, avec  laquelle elle affirme la place du corps  qu'elle expérimente avec le concept de corpoliture (écrire avec son corps, le territoire comme page blanche) et d'oraliture (écrire avec la voix) au même titre que l’écriture. 

© Clément Démange.

Depuis 11 ans, et particulièrement depuis le déconfinement mai 2020 elle mène l'action de la demoiselle en gants de boxe,  son corps, mains et tête masqués, comme partie de son écriture  poétique : corps-crayon, et le territoire devenant la Page blanche. Elle insiste aussi sur le fait que dans ses actions, il lui faut maintenir la spontanéité – pas de répétitivité qui devienne mécanique – c'est le principe même de ces actes-performances.

Ce qu'elle cherche, c'est l'accord final qui résonne encore après la fin de la résonance, un silence encore habité par la musique – Sabine parle en musicienne, elle est aussi chanteuse lyrique et toute sa pratique en est infusée. 

Elle parle de ce ressenti face à une réalité urbaine et sociale modifiée par la pandémie – nouveaux marquages, modifications des espaces et de leur utilisation – et de l'urgence physique d'écrire qu'elle a éprouvée, tout en se retrouvant face à l'impossibilité de mettre les mots sur le papier : d'où l’exploration de l’écriture poétique dans cet état avec son corps crayon ou personnage-signe de la demoiselle en rouge. Elle choisit des lieux qui lui parlent lors d'un parcours aléatoire, et elle écrit avec son corps-crayon son ressenti en ce lieu – fixé par la photo d' Eric Clément Demange Il ne s'agit pas d'exprimer des concepts, il n'y a pas de mots, mais un flux sensible dans l'espace où elle baigne, qu'elle fait passer dans ses gestes. L'unique contrainte posée est celle d'une durée inférieure à 2 minutes  : comme des haikus visuels, les « cris demoiselle  », formulés par la corpoliture(mot qu'elle préfère décidément à celui de chorégraphie que je propose). 

Son travail est l'expression d'un exploration, d'une réflexion en cours. A la Ciotat, en 2020, le projet des cris lui faisait distribuer des papiers au public pour recueillir des mots à partir de ce qu'elle exprimait par son corps. Elle nourrit l'idéal d'un immense poème fraternel composé des mots ressentis par les écoutants.  C'est le sens de son manifeste P.P.F. (Projet Poétique Fondamental) : « une reconquête des espaces où le poète fait rejaillir le sensible dans nos réalités qui l’étouffent. Un sensible qui se nourrit de nos histoires personnelles, de mémoire collective et d’actualité récente.» 

Durant le dernier confinement de 2021, dans le cadre du forum Jacques Prévert, elle réalise avec Arthur Ribo  les « rêves ailés à deux plumes » proposant, en live sur facebook, un échange vidéo avec un public qui participe à la création conjointe des poèmes en proposant des mots qui s'insèrent dans le tissu créatif  : un texte appelant un mot, qui appelle un texte... 

"Dans le ciment", écriture et performance : Sabine Venaruzzo.
Plus de vidéos sur la chaîne.

A quoi servent ces dispositifs et ces actions  ? Sabine envisage un futur recueil écrit à partir des mots recueillis au fil des actions, mais elle pense aussi participer ainsi à la création de ce qu'elle appelle « un recueil en sensibilité augmentée  »  comme elle le nomme : « est-ce que ça sème des graines  ? » se demande-t-elle. Mettre des mots sur l'insaisissable qui est au cœur de l'échange, cartographier ces moments sensibles sur nos territoires , dit-elle, dans lesquels baignent ensemble performeuse et public, comme dans un liquide amniotique, et source de surprise autant pour la poète que pour les participants. Il importe de laisser sa place à l'imprévu – qu'elle se refuse à nommer «  improvisation  », mot qu'elle ressent comme péjoratif. Pour elle, ce qui compte, c'est l'état de présence au monde, qui est l'état même de poésie. 

Elle travaille ainsi également avec des enfants, et même en crèche, avec des tout-petits : elle souligne la magie de leur émerveillement en correspondance avec l’état de poésie dans lequel elle les plonge. «  l'opéra minuscule  » avec Caroline Duval est créé à partir de leurs performances et improvisations. 

Ce qui compte, insiste-t-elle, c' est l'état de présence à ce qui se passe ici et maintenant – l'état de conscience dans l'action, quel que soit l'acte artistique. Cette attitude, cette attention – et j'ai envie d'écrire ad- tension, elle la pratique aussi au quotidien, à travers la méditation. 

La marche symbolique de Vintimiglia à Nice, avec dans les valises, les mots des migrants sur les galets

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Un moment de la marelle, à l'aéroport de Berlin. © Clément Démange.

A propos de ses actions pour les migrants -  je citerai  la marche symbolique de janvier 2017 menée depuis Vintimiglia,((accompagnée par les musiciens Raphaël Zweifel et Gwenn Masseglia et filmée par le vidéaste Rémy Masseglia. Le court métrage poétique est projeté lors de festivals en France et à l’étranger.)) -  elle parle plutôt de «  poésie-action  » selon le terme de Chiara Mulas (plasticienne et photographe, compagne de Serge Pey), car l'intention politique y était très forte, tout comme pour une autre action – les Mots Charte(r)s - menée à l'aéroport Tempelhof de Berlin, en plein cœur de Berlin avec ses complices Eric Clément-Demange (photographe) et Benoît Berrou (musicien), toujours pour dénoncer la condition des migrants.

Elle y avait proposé une marelle de mots sur les pistes d'envol, puis avait inventé une marelle sur laquelle les enfants pouvaient jouer avec des avions de papier - évoquant ceux qui passent régulièrement le grillage derrière lequel sont parqués les migrants.  C'est alors, dans la rencontre et le geste, que se créent des moments poétiques : c'est avec eux que la performeuse envoyaient les avions sur la marelle d'envol, dans laquelle ils inscrivaient le mot qui importait pour eux - souvenir, mot d'espoir, mot tendre... 

Durant le confinement, c'est tout naturellement qu'est né le projet «  appel à poésie  ». Il tentait de proposer une réponse au problème qu'il posait : l'être ensemble en poésie même séparés, mais en lien grâce au réseau, à la toile et aux modernes moyens de communication. Une vidéo regroupe les nombreuses participations à cette performance collective (voir en fin d'article). 

 J'ajouterai, pour y avoir goûté,  les lectures chuchotées au creux de l'oreille (un quart d'heure? vingt minutes? Le temps m'a semblé suspendu) via le téléphone. C'est en mars 2020 qu'elle a ressenti la nécessité de créer une ligne téléphonique, Minute Poësie,  pour maintenir du lien social et poétique dans cette période d'isolement. Il s'agit bien de mon point de vue d'une autre pratique de performance de la poète, qui tient à cette démarche de contact sonore à travers la technique du "chuchotage" qui permet aux mots d'entrer dans l'intime de l'auditeur comme une voix intérieure. 

A Sète, où elle a eu l'occasion d'offrir ses actions de La Demoiselle Et caetera, Sabine a redoublé de questionnements, notamment, me dit-elle,  après un riche échange avec Jean Le Boel, éditeur de poésie, poète invité du festival,  et fervent tenant de la poésie dans le livre  : pourtant, insiste Sabine (dont le premier recueil vient de paraître aux éditions de l'Aigrette ((https://www.recoursaupoeme.fr/sabine-venaruzzo-et-maintenant-jattends/)), hors du livre aussi, se trouve la poésie :  le poète habite le monde, et y transporte sa charge poétique. Cette dernière, pense Sabine, passe par le rapport au corps écrivant, et par le souffle. Mais quand – à partir de quand, et où - peut-on parler de poésie  ? Le temps de latence, cette ouverture flottante dans laquelle se formera (peut-être) le poème final, est-il déjà poésie  ? Oui, sans doute, pense-t-elle, cette «  vacance  », cet accueil du monde en soi est un état de poésie, qu'il importe de transmettre. Mais son questionnement se prolonge  : qu'en est-il du poème lui-même, une fois créé  ? A-t-il une vie propre  ? A-t-il une «  pulsation cardiaque  » variable suivant le(s) lecteur(s), leur état émotionnel, le lieu et le moment de la diction... Un poème survit au poète, il est le fruit d'une sensibilité augmentée... mais un poème meurt-il aussi  ? (Ces questionnements sont repris dans le poème qui suit).) Et ne faut-il pas toujours le réanimer, au fond, par l'action du dire, du faire  ?  

Envisager avec elle la performance comme un défibrillateur poétique, peut-être  ? 

INDICATION VITALE
Sabine Venaruzzo

La fréquence cardiaque est le nombre de battements cardiaques par unité de temps. Disons par minute.

Selon les espèces animales, la fréquence cardiaque est très inégale. Ainsi pour la baleine, le plus gros mammifère actuel, la fréquence cardiaque est inférieure à 20 battements par minute ; pour les chiens, elle est comprise entre 70 et 90 battements par minute, pour les chats, elle est comprise entre 110 et 130 battements par minute au repos, pour le serpent, elle varie selon les températures optimales de chaque espèce de 20 à 70 battements par minute, pour les oiseaux elle varie de 93 pulsations par minute chez le Dindon au repos à plus de 1 000 pour les oiseaux-mouches en plein vol, pour la mouche à viande elle peut atteindre 375 par minute, avec des périodes de pause sans battements et pour la souris de 500 à 600 battements par minute.

Venons-en à l’homme.

Au confort, elle est d'environ 60 battements par minute et chez l’enfant de 80 par minute.

Chez l’homme en détresse, elle est d’environ 220 battements par minute.

Au-delà d’une certaine limite suivant l’âge, il est mort. Le poète est vivant.

Sa pulsation cardiaque varie suivant s’il est au repos, en détresse ou mort.

Le poème écrit par un poète vivant a-t-il une pulsation cardiaque ?

Le poème écrit par un poète aujourd’hui mort garde-t-il une pulsation cardiaque ?

Le poème écrit par le poète s’aligne-t-il à sa pulsation cardiaque suivant s’il est dans le confort ou en détresse ?

Le poème déclamé garde-t-il la même pulsation cardiaque qu’un poème écrit ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un homme ou une femme au repos à un homme ou une femme en détresse ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un homme ou une femme en détresse à un homme ou une femme au repos ?

La pulsation cardiaque du poème augmente telle s’il est déclamé par plus d’une personne ?

Un groupe d’hommes et de femmes peut-il augmenter la pulsation cardiaque du poème s’ils le déclament ensemble ?

Les pulsations cardiaques s’additionnent elles ?

Pouvons-nous parler de sensibilité augmentée ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un groupe d’hommes et de femmes en détresse à toute une population au repos ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un groupe d’hommes et de femmes au repos à toute une population en détresse ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un groupe d’hommes et de femmes en détresse à toute une population en détresse ?

Implose-t-il ?

Imaginons un poème écrit sous forme d’interrogations multiples. Disons qu’il a une pulsation cardiaque qui lui est propre.

Imaginons maintenant qu’une personne particulièrement sensible à ce poème lui écrive des réponses. Le poème s’enrichit alors de ces mots et se transforme. Il devient alors un autre poème, disons un poème fraternel ou solidaire. Sa pulsation cardiaque initiale augmente elle ?

Quid si plusieurs personnes écrivent d’autres réponses aux mêmes interrogations du poème initial ?

Pouvons-nous imaginer qu’un poème en sensibilité augmentée puisse exister ? Que deviendrait sa pulsation ? Existe-il une pulsation cardiaque maximale pour un poème initial ainsi transformé ? Existe-il un seuil au-delà duquel le poème s’auto détruit ?

Un poème peut-il mourir ?

"Appel à poésie" : florilège des participations vidéos à l'action collective proposée par Sabine Venaruzzo et Une Petite voix m'a dit




De la Performance aux poésies-performances

C'est à partir des années 50, et surtout dans les années 70 du 20ème siècle, que la performance acquiert son statut d'expression artistique à part entière : c'est la grande époque de l'art conceptuel, et la performance devenait une mise en œuvre des idées exprimées par cet art des idées - de nombreux centres d'art, des musées, des écoles d'art y consacrèrent des espaces, ou des festivals.

1 – la performance en bref – de sa préhistoire au années 80

En 1979 paraît la première histoire de la performance, jusqu'alors omise des analyses de l'évolution de l'art, peut-être parce qu'il s'agit d'un geste éphémère manifesté en public, et difficilement fixé par l'image mais aussi, peut-on penser, parce que ce geste disruptif est en fait souvent une arme en réaction aux conventions de l'art officiel, qui seul occupe les livres.

La radicalité de ce geste le rend essentiel dans l'histoire de l'art du 20ème siècle : chaque nouvelle école - cubisme, futurisme, minimalisme, art conceptuel - marqua, à travers la performance, la nécessité d'une rupture et de nouvelles orientations. Intimement liée à l'histoire des avant-gardes, elle en est l'activité fondatrice. Ainsi la plupart des dadaïstes furent-ils des comédiens et artistes de cabaret zurichois, avant de créer objets et poèmes exposables comme tels. Il en est de même en France, où le livre d'André Breton, Le Surréalisme et la peinture (1928) tente a posteriori de transposer au domaine pictural les idées surréalistes, jusqu'alors présentées par le même André Breton comme un acte gratuit dont le meilleur exemple serait de descendre dans la rue et de tirer au hasard un coup de revolver.

La performance est une façon d'interpeller le public, de le heurter pour l'amener à réévaluer sa propre conception de l'art et de la culture. Et l'intérêt manifesté par le public, dans la décennie 80 du siècle dernier, témoigne aussi d'un désir de ce public d'accéder au domaine artistique, d'être spectateurs de ses rituels, d'être surpris par l'anticonformisme des manifestations proposées.

Présentée en solo, ou a plusieurs, parfois accompagnée de musique ou de jeux de lumière, produite dans les lieux les plus divers, la performance est réalisée par un interprète qui ne joue pas un « rôle » comme un acteur. De même, le contenu de l'acte performatif n'est pas narratif au sens traditionnel du terme, comme dans une représentation théâtrale. Il peut s'agir aussi bien d'une répétition de gestes intimistes, que d'un théâtre visuel à grande échelle – cela peut durer quelques minutes, voire de longues heures ou plusieurs jours, en continu ou de façon itérée...

André Breton portant une affiche de Francis Picabia à un festival dada en mars 1920. Rue des Archives/©Rue des Archives/PVDE

Lynn Book, Andy Laties and Jeff Beer interprètent "Ursonate" de Kurt Schwitters
au Cabaret Voltaire, Chicago 1988

Dans son introduction au livre « La Performance, du futurisme à nos jours », souvent republié depuis 1988, et qui est une excellente œuvre de vulgarisation, la critique Roselee Goldberg assigne à la performance des racines lointaines : les rituels tribaux, les mystères médiévaux, les soirées conçues par les artistes dans leur atelier des années 20... La recherche contemporaine (et Jean-Pierre Bobillot, initiateur du colloque international "Performances poétiques", organisé par l'équipe "Textes, Contextes, Frontières" ((du Centre Universitaire Jean-François Champollion, le laboratoire "Lettres, Langages et Arts : Création, Recherche, Émergence, en Arts, Textes, Images, Spectacles" (LLA-CRÉATIS) de l'Université Toulouse Jean Jaurès-campus Mirail. Albi, Centre Universitaire Champollion, 19-20 mars 2015.)) reconnaît une « préhistoire » de la performance au moins dès la fin du 19ème siècle, avec l'expérience mallarméenne, les artistes du club des hydropathes d'Emile Goudeau, et de cabarets, comme Le Chat Noir. Roselee Golberd la fait quant à elle remonter aux rites tribaux, aux mystères médiévaux, ou encore aux spectacles somptueux imaginés par Le Bernin, ou Leonard de Vinci à la Renaissance et l'âge baroque.

Thames & Hudson, 2012

Quoi qu'il en soit, toutes ces manifestations on en commun la présence – qu'elle soit chamanique, ésotérique, pédagogique, ou provocatrice ; au 20ème siècle, ses fondements sont essentiellement contestataire, anarchiques, et elle est inclassable, faisant appel à de nombreuses techniques et disciplines : littérature, poésie, théâtre, musique, danse, architecture, peinture, mais aussi vidéo, projections, cinéma... Elle est le lieu d'une extrême liberté, chaque artiste en donnant sa propre définition, par le processus et le mode d'exécution même qu'il choisit.

1960 : Yves Klein pendant l'un des performances, les "Anthropometries" au Musée d'art moderne de la ville de Paris. (DALMAS/SIPA)

Sabura Murakami, Traversée, 1956 (© Makiko Murakami and the former members of the Gutai Art Association, courtesy Museum of Osaka University).

Des prémices au début du 20ème siècle, par des artistes qui choisissaient par ce biais de rompre avec les techniques dominantes, aux formes prises plus tard et brouillant les frontières entre art noble et culture populaire, toutes marquent l'inscription du corps physique de l'artiste et sa présence concrète, certaines plus récentes atteignant l'aspect du corps  à travers des happenings visant à choquer (je pense ainsi à Yves Klein et sa réflexion sur l'art qui l’amène à imaginer de nouveaux rapports avec ses modèles nues qui deviennent les « pinceaux vivants » des Anthropométries réalisées en public en 1960, pour au-delà du bleu) , ou des performances impressionnantes axées sur la raison, la sensibilité et le body art.

Parmi les actions les plus remarquables du siècle dernier, la très poétique performance de l’artiste Saburō Murakami  transperçant avec son corps comme un marteau les écrans de papier saupoudrés de feuilles d’or,dressés verticalement, lors de la deuxième exposition “Gutaï” à Tokyo en 1956. Placé à l’entrée de la galerie, le dispositif contraint également le premier visiteur à traverser cet obstacle, rendant visible le choix laissé au spectateur d’intégrer l’œuvre en passant au-delà de la résistance du papier étiré au maximum. ((Cette performance a été reconstituée et baptisée Passage, 8 novembre 1994 au centre Georges Pompidou à Paris en 1994.)) 

On peut citer aussi l'action très politique du membre légendaire du mouvement Fluxus ((créé par George Maciunas dans les années 1960)), l’Allemand Joseph Beuys . I like America and America likes me, réalisée avec un coyote sauvage à la galerie René Block de New York en 1974. Pris en charge à son domicile à Dusseldorf, transporté en ambulance yeux bandés, immobilisé sur une civière, il ne posera aucun pied sur le territoire américain - une volonté affirmée de celui-ci tant que la guerre du Vietnam n’est pas terminée. Joseph Beuys passe alors plusieurs jours dans une cage avec un coyote capturé dans le désert du Texas. Les visiteurs observent la relation entre les deux protagonistes derrière un grillage. Des rituels sont mis en place chaque jour, comme la livraison journalière du quotidien américain qui traite de l’activité économique et financière Wall Street Journal sur lequel urine le coyote… Joseph Beuys et l’animal partagent ainsi la paille et l’espace de la galerie jusqu au retour de l'artiste de la même façon qu’il est arrivé.

La performance I like America and America likes me réalisée par Joseph Beuys en 1974.

Une performance d'anthologie, en lien avec la vidéo et le son, est celle du couple composé de la Serbe Marina Abramović et du photographe allemand Ulay, dont les performances explorent la dynamique relationnelle à travers le prisme du corps et à la notion d’alter ego durant 12 ans. Ainsi,  AAA-AAA, réalisée en 1978 dans les studios TV de la RTB de Liège présente, dans une vidéo en noir et blanc de quinze minutes, les deux amants, filmés de profil, face à face bouches ouvertes et produisant un son de longueur quasi identique. Reprenant leur souffle en même temps au début du film, le rythme de leurs cris se décale peu à peu, l'agressivité augmente, les sons prennent la forme de véritables hurlements de la bouche de l'un à celle de l'autre, posant le questionnement des limites dans le couple .

Leur dernière collaboration ensemble a consisté à traverser une extrémité de la Grande Muraille de Chine : Ulay est parti du désert de Gobi et Abramovic de la mer Jaune, tous deux ont parcouru 2 500 kilomètres, se sont rencontrés au point convenu et ont dit au revoir (pour toujours)

On ne peut passer sous silence la toujours active artiste française Orlan qui utilise son corps comme un véritable médium. Parmi ses performances, la plus impressionnante est sans doute Omniprésence (1993). Orlan s'y fait implanter de la silicone au-dessus des arcades sourcilières par la chirurgienne new-yorkaise Marjorie Cramer qui accepte les objectifs artistiques de l’artiste. Orlan souhaite remettre en cause les normes de beauté et non ressembler à la Vénus de Milo ou à la Joconde comme le soulignait la presse de l’époque. Cette opération-performance sera diffusée en direct à la galerie Sandra Gering à New York, au Centre Georges Pompidou à Paris ou encore au Centre Mac Luhan à Toronto. 

De son côté, l'artiste britannique, ex-chorégraphe, Tino Sehgal, fait de la sensation, du corps et de la rencontre le cœur de son travail en mettant l'accent sur les interactions sociales au cours de mises en scène interactives avec le public : des baisers échangés par des couples au milieu d’une foule au musée de Guggenheim en 2010, ou en 2016, un projet exceptionnel pour lequel pas moins de 400 interprètes (artistes, collégiens danseurs sélectionnés par l’artiste) se sont produits à tour de rôle de midi à huit heures du soir, de façon continue avec une dimension esthétique et émotionnelle.

Les spectateurs assistent à des échanges de regards durant les chorégraphies entre les acteurs, à des rencontres furtives invitant à réaliser une promenade dans ce palais si désert pour n’en garder qu’une image ou qu’un sentiment unique et propre à chacun.  ((https://www.numero.com/fr/Art/performances-artistiques-galerie-trash-sensationnelles-orlan-chris-burden-gutai-fluxus-gina-pane-joseph-beuys))

Performance, happening, event... et même improvisation... la performance multiforme et très présente risque aussi de tendre vers une certaine banalisation, qui la fait réimporter au cœur des champs disciplinaires artistiques établis, où elle s'hybride, tout en proposant/ permettant une réactualisation de ces autres arts qui lui font appel. Le dossier proposé par Gérard Mayen pour le centre Pompidou ((http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Performance/ )) rappelle – je le cite - que « dans les salles de spectacle s’observent les formes portées par le courant des chorégraphes français voués à la déconstruction de la représentation et à une approche plasticienne de la présence scénique (…) – ou par le courant théâtral post-dramatique, qui ne consiste plus principalement à transmettre un texte préalable, mais s’invente intégralement à travers l’acte scénique. Depuis 2009, le nouveau festival, produit de manière totalement interdisciplinaire par le Centre Pompidou, vise aussi à accorder une place de choix à ces nouveaux courants (2e édition du nouveau festival en février-mars 2011).

Ces actions jouent un rôle central dans le questionnement du réel, et exercent une influence majeure pour l'art de l'installation, l'art de la vidéo et la photo, devenant la technique de prédilection pour énoncer une différence dans les discours relatifs au multiculturalisme et au mondialisme.

Immédiat, éphémère, l'art de la performance capte les humeurs et les sensibilités d'une époque – la poésie, qui en est à l'origine, s'en fait l'écho et l'accompagne sous des formes variées, dépendant de la singularité de chaque performeur-poète – ce que nous explorons dans la 2ème partie, et dans le dossier de ce numéro.

 

2 – Performance et Poésie – une nouvelle voi(e)x

La poésie-performance ou poésie action est une pratique artistique contemporaine qui se trouve au confluent de l'art performance et de la lecture performée. Sortant du format imposé par l'édition et le format du livre, la poésie-performance fonde une poésie spécifiquement créée en vue d'être performée en présence d'un public, sous une forme distincte de la lecture-récital, avec ou sans musique, ou de la mise en scène théâtrale avec des comédiens. Elle se situe dans un espace transdisciplinaire, en tension entre diverses tendances artistiques : l’art performance et ses développements dans le champ des arts plastiques ou visuels, la poésie sonore et la poésie action, les diverses avant-gardes comme dada, le futurisme, le surréalisme, Fluxus, mais aussi la contre-culture, le lettrisme, le happening.

Parmi les « anciens » et les plus connus, on pourra citer Bernard Heidsieck (disparu en 2014), qui décide après avoir notamment écouté Boulez, de sortir le poème de la page imprimée, en créant, dès 1955 ses premiers "poèmes-partitions", avant d'utiliser le magnétophone comme principal outil de création à partir de 1959, fondant ainsi, avec François Dufrêne, Gil J. Wolman et Henri Chopin, la "poésie sonore", c'est-à-dire, selon sa définition restreinte, une poésie faite par et pour les magnétophone, et qui use des moyens de l'électro-acoustique. Au-delà de la dimension sonore, la dimension visuelle du poème prend pour Heidsieck une importance majeure : le poème, tel qu'il est conçu, trouve son achèvement sur la scène, dans le moment de sa performance. C'est la raison pour laquelle il rebaptise sa pratique, à partir de 1963, "Poésie action" :

extrait de "Bernard Heidisieck, La poésie en action", réalisé par Anne Laure Chamboissier et Philippe Franck, en collaboration avec Gilles Coudert

« Ce que je cherche toujours, c'est d'offrir la possibilité à l'auditeur/spectateur de trouver un point de focalisation et de fixation visuelle. Cela me parait essentiel. Sans aller jusqu'au happening loin de là, je propose toujours un minimum d'action pour que le texte se présente comme une chose vivante et immédiate et prenne une texture quasiment physique. Il ne s'agit donc pas de lecture à proprement parler, mais de donner à voir le texte entendu. »

performance de 1996 - Joël Hubaut illustre un "bug" de lecture en bégayant durant sa lecture d'un texte sur le virus informatique

Joël Hubaut lui, commence son travail à la fin des années 1960, stimulé par les écrits de William S. Burroughs, la musique d'Erik Satie, le pop art et les réflexions théoriques du groupe BMPT. Mixant toutes ces sources hétéroclites, Joël Hubaut oriente son activité vers un mixage hybride et monstrueux qu'il qualifie avec humour de « Pest-Moderne ».

Il crée à partir de 1970 ses premiers signes » d'écriture épidémik « qui envahissent tous les supports, objets-corps humains-véhicules-sites-etc. développant un processus « rhizomique » pluridisciplinaire et intermédia sous forme d'installations et de manœuvres..

Il crée et anime un espace alternatif : « NOUVEAU MIXAGE » de 1978 à 1985 (installation-vidéo-peinture-poésie-concert-performance). En 1980 il réalise une performance avec Jean-Jacques Lebel et Barbara Heinisch au ARC - Musée d'Art Moderne à Paris. En 1986 il réalise une performance avec Félix Guattari au Café de la Danse à Paris

On citera Julien Blaine qui, après sa tournée "Bye Bye la perf"2,  fait de nombreuses lectures performances où il montre souvent les "oripeaux" de ses anciennes perfs ((voir l'article de Rémy Soual))

Sylvain Courtoux est marqué par les avant-gardes expérimentales des années 1960-1970, représentées par les revues Tel Quel, TXT ou encore Change. Il lit notamment Maurice Roche, Anne-Marie Albiach, Jean-Marie Gleize, Liliane Giraudon, Denis Roche, Christian Prigent, Manuel Joseph, ou encore Danielle Collobert. en 1999, Courtoux crée avec Jérôme Bertin et Charles Pennequin  le collectif Poésie Express . Le rapport à la musique est l'une des bases du processus de travail de Sylvain Courtoux, ainsi que son usage du sampling.

Serge Pey est universitaire et chef de projet artistique (poésie, performance, art action) au Centre d'initiatives artistiques du Mirail. Le Castor Astral l'a publié dès 1975. Poésie-Action, véritable livre-bilan, est un poème sur la pratique même de la poésie. À la fois littérature, traité et poème d'action, ce livre questionne l'improvisation, l'engagement politique, la poésie sonore, la mort de l'art et d es avant-gardes. Ces " lèpres-lettres " à un jeune poète sont autant de bombes théoriques dédiées aux nouveaux artistes, peut-on lire sur le site de l'éditeur.  Se déclarant lui-même comme un héritier des poésie du monde, Pey ouvre des passages dans les poésies traditionnelles des peuples sans écriture, la poésie médiévale, les pulsions du zaoum et celles de la poésie sonore. À la suite de Jerome Rothenberg, on a pu attribuer une partie de son travail à l'espace de l'ethnopoésie. La façon de médiatiser son poème ou de l'illustrer oralement passe par une rythmique faisant appel à toutes les ressources du corps : battement de pieds, percussions avec ses mains, voix de ventre et de gorge. Il déclare lui-même vouloir « champter » son poème. Dans sa diction vertigineuse proche de l'hallucination, le rythme restitue la colonne vertébrale de son texte. Serge Pey reste le musicien ou le batteur inégalé de son poème. Ses récitals avec le poète beat Allen Ginsberg illustrent la force de son engagement de diseur.

Enregistré à Dunkerque en mars 2007 avec Nico et Pénélope de Cerceuil (respectivement basse et synthé), trois membres de Milgram (batterie, guitare1, guitare2) et Emmanuel Rabu (laptop). Paroles, musique et chant (approx.) : Sylvain Courtoux. Produit et enregistré par Milgram. 

Alerte -radioactive, 13 mai 2011

Charles Pennequin avec notamment les bandes de papier sur lesquelles il écrit des poèmes délabrés, muni de feutre poska sur sa tête ((voir l'article de Carole Mesrobian))

le collectif Poésie is not dead via notamment l'utilisation de la Rimbaudmobile, concept et collectif, fondé en 2007 par François Massut[1], avec comme objectif d'être un rhizome entre poètes contemporains et artistes plasticiens/musiciens expérimentaux. Ce concept et collectif sont influencés par les mouvements et les poètes de la "poésie expérimentale" : poésie sonore, poésie action, poésie visuelle, poésie-performance, du Dadaisme, du lettrisme, du situationnisme et de Fluxus.

Site de la Rimbaudmobile : http://rimbaudmobile.blogspot.fr/

La position poétique de Poésie is not dead s'inscrit dans les courants de l'art pour tous développé par les artistes Gilbert and George et du théâtre élitaire pour tous d'Antoine Vitez.

Intervention dans le cadre du colloque "La performance : vie de l'archive et actualité", AICA-France/Villa Arson. 25, 26 et 27 octobre 2012

Olivier Garcin, dans son espace niçois le Garage 103 ou lors d'évènements en galeries ou Centre d'Art, exprime en langages articulés souvent mis en scène avec des moyens technologiques, un jeu de paroles et de gestes perfomatif  - il interroge les valeurs traditionnelles des Beaux-Arts (le beau comme finalité absolue, l’académisme), dans une perspective politique, au sens étymologique voire « noble » du terme : créer le lien dans la Cité. Il travaille par séries en variant ses supports : films, dessins, poèmes-partitions, photographies, création d’objets, installations et performances. Il continue d’animer « Garage 103 », qu’il a contribué à fonder en 1975.

La parole, pour le futur, est laissée aux poètes-performeurs invités ici à s'exprimer sur leurs pratiques et leur inscription dans le monde ...