Florence Saint-Roch, Rouge peau rouge

Le titre du nouveau livre de Florence Saint-Roch le place doublement sous le signe du « rouge ». « On fait corps avec lui », affirme la poète dès le premier poème. « On vit rouge », ajoute-t-elle…  J’ai donc choisi de poursuivre ce « rouge » comme un fil continu, tout au long de ces pages qui me semblent essentielles pour notre temps, dans leur quête d’une « peau » plus vivante que nos pâles oripeaux.

Qu’est-ce donc que vivre rouge ?

C’est d’abord, visiblement, se glisser doublement dans la « peau » des Amérindiens. Si, dans le titre, l’adjectif entoure ou encercle ce nom, très vite, dans le livre, cette double position se précise : « rouge » désigne à la fois ce qui rayonne sous et sur la « peau ». À celle-ci, en effet, d’autres peaux se surimposent, plus ardentes, pour lui apporter vitalité et protection : « Les peaux de bêtes nous enveloppent / Partagent leurs fragrances avec celles du feu ». Symétriquement, juste en dessous, « Notre sang parle vif ». Notre sang et nos « jours comme notre peau » deviennent alors « Cinabre posé dans son cri ». Le cinabre est un minerai de mercure  longtemps   utilisé dans diverses civilisations comme pigment dans des fresques murales, lors de cérémonies religieuses ou de séances divinatoires. Cette couleur peut également se peindre sur la (les) peau(x) : « On prépare les couleurs / Amarante cadmium vermillon / Au plus fort de la chaleur / Les pigments portés à leur plus vif ».

Florence Saint-Roch, Rouge peau rouge, 
Le Castor Astral, 2021, 88 pages, 12 €.

Le fait de rougir le cuir des tuniques ou la peau humaine est plein de sens : cette couleur est universellement considérée comme l’expression du principe de la vie. Chez les Peaux-Rouges amérindiens, elle revêt une symbolique précise : diluée dans une huile végétale, la peinture rouge est censée stimuler les forces et réveiller le désir ; lui sont d’ailleurs attribuées des vertus médicinales, la poète le sait parfaitement : « Sur un feu qui n’est qu’à eux / Ils composent des remèdes » ; « Ecorces et peaux mêlent leurs tanins / Délassent notre fatigue ». On peut d’ailleurs aussi boire des remèdes teintés de rouge : « Décoctions d’hydraste et d’agripaume / Versent l’ardeur au cœur de chacun ».

En suivant la piste des Amérindiens, Florence Saint-Roch nous entraîne ainsi dans un tout autre monde, plus vivant que le nôtre. L’explorant avec la finesse et la précision qui caractérisent son écriture, elle nous y fait entendre les « voix » qui « soufflent dans le feu qui crépite ». Grâce à elle, nous prenons peu à peu conscience d’un « Rouge esprit / Infusé en tout ». Infusé, par exemple, dans « l’expansion charnue » de « ces baies que l’on cueille ». Du reste, « Pour ne pas céder au sommeil / On croque des baies d’aronia / Cenelles canneberges cynorrhodons ». On le rencontre par ailleurs dans les minerais souterrains, aux côtés de l’ « Antimoine » et du « pyrite de fer », à travers « l’orpiment », de couleur orangée, tel un « trésor » dissimulé qu’il s’agit de découvrir : « Mille soleils à notre portée ».

Plus généralement, le rouge, chez les Amérindiens, est lié à la direction du sud et, par là même, à l’élément feu. Rien d’étonnant si celui-ci est omniprésent dans ce livre, éclairant et vibrant : « Il fait bon être là à regarder / Le rouge dans ses vibrations / Courants de lumière / Jaspe calcite cornaline ». Ce feu n’occulte pas nos ombres ; bien au contraire, il les approfondit comme il ravive l’épiderme des visages : « Le feu agrandit les ombres / Sur nos visages grand teint de terre cuite ». Dans ce monde singulier, le feu le plus intime, autour duquel chacun trouve sa place, reflète le feu universel, celui qui illumine les espaces intersidéraux : « Rien de mieux que le feu / Pour dire les astres / Qu’on porte en nous / La façon dont ils nous orientent / Et nous colorent ». La poésie de Florence Saint-Roch relie les feux sous toutes leurs formes, jusqu’à plonger au sein de la terre, nous évitant ainsi de perdre le contact avec la matière, notre matrice, le lieu de notre ancrage : « Nos pieds reçoivent la chaleur de la terre / Ils naissent à eux-mêmes ».

La rougeur du feu devient alors symbole de vigilance profonde, de conscience lumineuse et ardente, garante de la justesse de nos actions et de nos liens au monde : « Une flamme attentive réconcilie / Nos tristesses et nos faveurs » ; « On tient conseil / Sur nos visages se décident / La pourpre et le charbon ». Ne gagnerions-nous pas à nous dresser dès le réveil, « À l’affût dans l’aube rose » ? Voilà qui nous entraîne dans une forme de compréhension, au sens premier du terme (prendre ou saisir avec) : « On suit le trajet des sèves / On comprend mieux les yeux dorés du lynx / La danse enfiévrée des noctuelles ». Vivre rouge conduit à une observation plus fine, plus attentive aux éléments du monde, jusqu’aux simples « cailloux » : « Chaque face décline sa subtilité / Café au lait chocolat caramel / Nuances de rose et de violet ».

Pour autant, le rouge n’est pas qu’une couleur dans ce livre ; il est d’abord un mot dont rayonnent les significations et que nourrissent les sonorités : dans l’adjectif, on entend les sons [r], revitalisant, [ou], bien connu pour ancrer dans le corps, suivi du [ge], dynamique et vibrant. Il est ensuite une constellation de mots et de sons qui s’entraînent l’un l’autre. La poète tisse subtilement son livre de fils sonores, en écho à l’ardeur qu’elle cherche à faire renaître de toute éternité : « Toujours il [le rouge] bouge1 ». D’autres sonorités sont convoquées avec les précédentes, en lien direct avec la vibration du feu : « Le temps fait la roue / S’élance flamboie / Devient cendres / Infatigable recommence encore » ; « Clameurs soufrées / Dans une touffeur d’avant l’orage » ; « Nos cœurs en leurs lentes pulsations / Filent la pourpre véritable »… « Les rouges brésillent sur nos visages » « L’air vibre sec et court / Brûle la poussière » ; « Ciel et terre s’embrasent » ; « La flamme qui pétille ; Les astres rougeoyants ». Ces sons vibrants s’opposent à d’autres, plus fermés (la consonne « n » y joue son rôle), liés à nos vieilles résistances, qui finissent par se diluer et se dissoudre dans le rugissement du « r » : « Même les ronces ont renoncé ».

Ne peut-on en conclure que ce « rouge » symbolise la parole poétique de Florence Saint-Roch puisque un esprit vif et vaste l’imprègne tout entière ? Les vers brefs qui s’enchaînent nous aident à plonger dans l’inconnu du langage, l’inouï du réel : « Pas de fumée sans feu / Nous dit-on / On ne sait pas toujours le nom / De ce qui nous appelle // N’importe / On se risque / On répond ». Jusqu’à nous faire entendre cette prophétie, ou ce souhait, selon lesquels nous pourrions nous hisser à la hauteur d’une conscience plus limpide et plus aventureuse : « Un jour peut-être / […] / Toute science dépassant / On sera de tous les feux / De toutes les courses de tous les chants / Nous serons dans les courants d’air »…

Note

[1] C’est moi qui surligne.

 

Présentation de l’auteur




Marie-Josée Christien, Sentinelle, Guy Allix, Vassal du poème

Marie-Josée Christien, Sentinelle

Tout poète est sentinelle, veilleur, qu'il(elle) soit au bord de l'estran ou bien sur les sentiers d'un quelconque ubac, il doit au monde la clarté du regard et la transformation du silence en une forme de substance vive des mots.

Les Éditions Sauvages viennent de publier le dernier ouvrage de Marie-Josée Christien intitulé justement Sentinelle. Et qui mieux que Marie-Josée Christien, toujours en veille dans sa terre finistérienne assaillie par les tempêtes, pour incarner cette sentinelle, depuis son poste d’observation dans la revue Spered Gouez qu’elle anime. Observer les mots, les siens et ceux des autres, à travers le corps, observer le corps à travers la poésie, le silence, quand "Le corps / prend le chemin / de l'esprit".

Car Marie-Josée Christien est une autrice en veille continuelle, toujours en avance d'une perception, qui continue d'avancer vers où "l'horizon s'efface / retranché derrière son écho". Et demeure constamment à l'écoute des "Souffles du monde / portés / par le silence".

Poète "d'une sobre sagesse / aux aguets", voilà bien trois mots clés pour décrire cette autrice. Et après les aguets, passons à la sagesse et l’humilité :

Marie-Josée Christien, Sentinelle,
Les Editions Sauvages, 2021, 
54 pages, 12 €.

"Nous sommes ces atomes quantiques / captifs d'une autre légende." et la poésie ne fait qu’accélérer ces particules de langage semées à la volée. Et qui connaît Marie-Josée Christien sait qu'elle fuit les prétentieux, les arrogants imbus de leur talent...

Sa poésie ne recule pas dans l'affrontement avec les éléments, comme bon nombre de poètes bretons. Une poésie qui ne craint donc pas le vertige du silence, le "rebond de la tempête", "le silex du vent", mais aussi "l'univers à vif". En prise avec les éléments comme les îles bretonnes qui composent une "escapade insulaire" en seconde partie de l'ouvrage qui ne figurait pas dans le recueil initialement publié par Emmanuelle Le Cam aux éditions Citadel Road. Ici c'est tout naturellement qu'elle rend hommage aux phares qui, la nuit éclairent et guident les navigateurs.

En évitant le je parfois pesant des poèmes, Marie-Josée Christien fouille dans les alluvions de nos vies quand "La peur de vivre / à vif / nous habite / jusqu'à l'os". A signaler aussi, cet ouvrage d'une belle poésie est complété par des collages des plus oniriques de l'artiste Marie-Josée Christien. Un jour, la Bretagne saura ce qu'elle doit à Marie-Josée Christien...

 

∗∗∗

 

Guy Allix, Vassal du poème, Eléments pour une poétique

Les poètes ne sont-ils jamais que les vassaux du poème ? C'est en tout cas ce qu'affirme Guy Allix dans son dernier ouvrage publié aux éditions sauvages. Être au service du poème, Guy Allix le pratique depuis plus de quarante ans.

Il écrit, il lit, il a enseigné, il diffuse ses notes de lectures, il chante ses textes et ceux des autres. Et tout cela, toujours dans l'amitié et le souci du partage. Et c'est maintenant, définitivement posé en Bretagne, son pays de cœur à défaut de naissance, après toute une vie en poésie et en chanson, qu'il nous invite à réfléchir à une forme d'éthique de l'écriture, ce qu'il appelle sa poéthique.

Mais ici point de doctes préceptes, assénés à coups de grands principes péremptoires et comminatoires. Tout se passe ici dans la modestie de celui qui cherche, et non pas celui qui affirme avoir trouvé. Dans l'humilité de l'homme qui ne perd pas de vue cette destination humus qui nous attend tous et qui nous rend si fragiles. Humilité et modestie sont l'essence même de la sagesse et de la noblesse d'âme comme le courage, l'humanisme, la fraternité, la générosité. Que des mots à replacer en une de nos journaux, nos discours, nos réseaux sociaux...

Guy Allix, Vassal du poème, Les Éditions Sauvages, 2020, 124 pages, 12 €.

Guy Allix a le « courage de l'humilité » tel que l'évoquait André Comte-Sponville. Car il faut du courage pour écrire de la poésie et n'en tirer aucun bénéfice. Il faut du courage pour y affirmer son humilité face à la vanité des préoccupations matérielles, face à l'immensité des connaissances qui nous font défaut. Pour qui connaît l'homme, son humilité n'est pas feinte. Aucun orgueil ne se déguise derrière cette modestie d'un poète, injustement méconnu du public que l'on dit grand...

Cette humilité de Guy Allix se manifeste donc quand il s'affirme"vassal du poème", au service des mots. Il est de cette école des Cadou « Je ne conçois pas le poème sans un miracle d'humilité à la base. », des Christian Bobin « Les orgueilleux m'ont appris l'humilité [...] », des Jean Follain « La seule connaissance que nous apporte le poème est cette connaissance d'une impossibilité de connaissance. » Quant au soi-disant hermétisme de la poésie, Guy Allix y voit une considération liée à l'impatience des lecteurs qui veulent chercher à comprendre, quand il ne s'agit juste que de ressentir « le poème est ouvert comme un corps vers tous ses possibles de sens, dans l'infini de ses possibles », de travailler à ressentir « Car là même où il travaille la langue avec le plus d'acharnement pour découvrir du nouveau et éclairer le monde, il nous demande aussi notre effort et notre participation. C'est ce travail sur la nuit de l'âme, cette aventure aux portes de l'indicible, cette ouverture vertigineuse du poème qui éloigne et ferme le lecteur. »

Guy Allix consacre également un chapitre à la poésie pour enfants (voir ses Poèmes pour Robinson aux éditions Soc et Foc) en affirmant « Oui, la poésie pour les enfants me semble, hélas, le plus souvent la forme la plus censurée qui soit. Parce que, enfin, il ne faudrait parait-il, ne parler que de choses gaies, mignonnes. Ne jamais évoquer de choses graves et douloureuses. » Propos à relativiser cependant quand on voit la masse d'ouvrages pour enfants racontant des histoires autour de la mort...

Les figures tutélaires de Guy Allix sont Eugène Guillevic et Jean Follain. L'analyse qu'il fait de leur œuvre se focalise sur leur façon d'aborder les objets : plutôt en les montrant du doigt pour Follain, et en les touchant, les palpant, les caressant pour Guillevic. Jean Follain, poète discret et singulier cultivait sa singularité en refusant les métaphores et en s'attachant aux faits anodins.

Guy Allix nous livre donc ici une œuvre aux valeurs salutaires quand cynisme, égocentrisme, haines et théories paranoïaques sont assénés à longueur de jour sur les écrans.

Présentation de l’auteur

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La minute lecture, Claudine Bohi, Un père

Entre le questionnement et l’appel, Claudine Bohi signe dans la délicate collection du Loup bleu un bouleversant poème, une chanson lancinante et pudique en mémoire de son père.

Comme un refrain, pour évoquer cette figure qui fut tout à la fois socle et absence, elle interroge : « Qu’est-ce qu’un père au juste » ?  Lui ne peut répondre, n’a peut-être jamais su, ne saura plus jamais. Il s’est refusé à elle, demeure introuvable, vide immense. Un manque emplit tout le poème. Seuls les mots ont ce pouvoir de rejoindre ce qui était distance, ce qui était silence. Là sont les retrouvailles. Claudine écrit, la petite fille a grandi et compris : comment être père quand on souffre tant d’être ? Quand la peur est aussi celle d’aimer ? Cette question reste suspendue, une infinie recherche, pour elle, pour lui, dont le « regard clair » veille pour toujours sur le poème.

En attendant de commander ce très beau livre chez ton libraire ou auprès de l’éditeur, tu peux en écouter un extrait ici :

Claudine Bohi, Un père, éditions Les Lieux-Dits, Cahiers du Loup bleu, 2021, 7 €.

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Nikolaï Goumilev, aux éditions vibrations

Encore inconnu du public français, Nikolaï Goumilev (188--1921)est « le poète des errances lointaines » dit la 4ème de couverture du recueil que lui consacrent les éditions vibrations, dans une éditions bilingue de ses poèmes. Toujours en voyage, en quête d’exotisme, il nourrit sa poésie de son étonnement permanent et de sa découverte d’univers différents du sien. « Son œuvre est une réplique moderne des deux infinis de Pascal » ajoute l’éditeur. Le traducteur, Florian Voutev, est un passionné de l’Age d’argent russe, il affectionne particulièrement Marina Tsvetaieva, dont le Phèdre, dans sa traduction, a remporté le prix de la traduction SGDL 2020.

 Le poète au tempérament mystique mourut exécuté par les bolcheviks le 26 aout 1921 – c’est ce centenaire que célèbre cette publication rare, présentée au public du festival Voix Vives de Sète, lors d’une rencontre avec l’éditeur et le traducteur dont nous publions l’intervention, nourrie de poèmes.

Jean-Marc : Bonjour Mesdames, bonjour Messieurs….Après le Phèdre de Marina Tsvetaeva, que nous avons eu le plaisir de vous présenter, l’année dernière,  Cette année, c’est un recueil poétique de Nikolaï Goumilev Poésies choisies… également traduit par Florian Voutev Commençons notre présentation par un petit poème de ce recueil que lit Florian  :

VOUS ET MOI (page 127)

Oui, nos mondes ne sont pas les mêmes,

C’est d’un autre pays que je viens,

Ce n’est pas la guitare que j’aime,

Mais d’une âpre zourna les refrains.

Pas en salles aux superbes arcades,

Aux smokings et aux robes du soir —

Moi, je lis mes poèmes aux cascades,

Aux dragons, aux nuages, aux brouillards.

Je suis un Bédouin extatique

Qui en plein désert trouve de l’eau,

Non pas un chevalier nostalgique

Des étoiles, sorti d’un tableau.

Je ne mourrai pas, vieux sédentaire,

Entouré de notaires et médecins,

Mais sous un roc couvert de lierre,

Dans un lieu retiré, lointain,

Pour goûter, non l’Eden de délices

Et d’élus bien-pensants jusqu’au bout,

Mais de brigands, de fornicatrices

Et d’escrocs qui me crieront : « Debout ! »

Jean-Marc : Qui est Goumilev, en fait, et pourquoi votre choix s’est-t-il porté sur lui, cette année ?
Florian : Les vers que vous venez d’entendre laissent transparaître l’image de quelqu’un qui « ne rentre pas dans le moule » : caractère rebelle, tempérament indomptable, grand nomade avec son goût du « lointain », hostile aux « sentiers battus », visionnaire conscient non seulement de sa vie et de sa poésie, peu ordinaires, mais pressentant aussi une mort, pas tout à fait comme celle des autres… Qui est Goumilev ? C’est un « grand inconnu » pour le lecteur français. Il reste encore dans l’ombre de sa première femme Anna Akhmatova, célèbre poétesse russe, beaucoup plus traduite et lue en français. Pourtant, c’est le plus « européen » des poètes russes. Il mérite d’être mieux connu en France. D’autant plus que, dans un mois, le 26 août, cela fera cent ans depuis la fin tragique de ce grand poète de l’Âge d’argent russe. C’est une période d’épanouissement de la vie artistique en Russie, et plus particulièrement de la poésie russe. Cette période comprend la dernière décennie du XIXe siècle et les deux premières du XXe. On l’appelle « Âge d’argent » par rapport à « l’Âge d’or » de la littérature russe du début du XIXe siècle, dominée par la poésie de Pouchkine et Lermontov. Notons rapidement qu’après la disparition de ces deux poètes, d’ailleurs, tous les deux morts en duel, la poésie sera éclipsée par la prose dans la vie littéraire en Russie tout au long du XIXe siècle quand le grand roman russe obtiendra ses lettres de noblesse, grâce aux créations de Tourgueniev, Dostoïevski, Tolstoï… Quant à la poésie – elle va s’exprimer assez timidement par les voix des poètes engagés, comme Nekrassov. La grande poésie russe, dans l’esprit pouchkinien, va se réfugier dans l’univers de Féodor Tiouttchev et va attendre la fin du siècle pour exploser dans l’art poétique de l’Âge d’argent à travers ses différents courants, comme le futurisme, l’imaginisme… Mais le moteur esthétique de l’Âge d’argent sera le symbolisme russe…
Jean-Marc : Que représente le symbolisme russe ? Est-il différent du symbolisme européen ?
Florian : C’est un courant poétique qui rejette le monde existant et met l’accent sur le monde intérieur de l’individu. Vers la fin du XIXe siècle, les poètes russes renoncent à l’art engagé. Ils cessent de se préoccuper de la misère du peuple et commencent à chanter des « dames blanches », des « arrière-mondes » mystérieux et évanescents. Ils s’inspirent justement de la poésie de Tiouttchev, mais aussi et surtout des philosophes religieux russes. « Philosophes religieux » – cela fait presqu’un oxymore. Nous savons qu’en Europe, depuis la Renaissance, la philosophie et la religion sont séparées. En Russie, à la charnière des deux siècles précédents, une nouvelle pensée fait apparition – celle des philosophes dits « religieux ». Paradoxalement, ce sont d’anciens adeptes de la doctrine marxiste. Seulement, au souci du social, ils rajoutent le souci de l’individu. Voilà pourquoi le symbolisme russe est une philosophie, ce qui explique son caractère abscons, mystique et transcendant. Un grand poète de l’époque, Valéri Brioussov, l’un des fondateurs du symbolisme russe, qualifie ce courant de « poésie des allusions ». Elle est la seule à pouvoir accéder au règne du divin sur terre. Elle est le reflet des sphères les plus élevées de la nature humaine. Il y a un poème de Goumilev, consacré à cet éminent représentant du symbolisme russe. Dans ce poème, Goumilev nous laisse entendre la voix de Brioussov s’adressant à un « garçon » qui veut vouer sa vie à l’art poétique. Ce « garçon », bien sûr, c’est Goumilev, lui- même. Écoutons ce poème !

 LE VIOLON ENCHANTÉ (page 61)

Cher garçon, tu es allègre, ton sourire est magnifique,

Ne demande pas l’extase qui détruit comme un poison,

Tu ne sais pas, tu ne sais pas qu’un violon et sa musique

Sont les affres d’une vie qu’on leur voue jusqu’à l’abandon !

Chez celui qui a un violon entre ses mains impérieuses,

L’insouciance qui fait luire ses yeux, à jamais s’éteint,

Les Enfers adorent ouïr ses mélodies majestueuses

Et des loups voraces rôdent sur les pas du musicien.

En vibrant, ces cordes chantent — pleurs de joie et d’amertume,

L’archet doit toujours se tordre, s’emporter éperdument,

Quand il fait doux, quand il vente, quand, grondant, la mer écume,

Quand le beau couchant s’enflamme, quand flamboie tout frais l’orient.

Lorsque sans entrain, sans forces, un instant, ton chant s’efface

Car tu n’as ni voix ni souffle, pétrifié dans ta stupeur, —

Dans leur rage frénétique, aussitôt les loups voraces

Dans ta gorge enfoncent leurs crocs et leurs griffes dans ton cœur.

Là, tu vois que tout ce qui chante n’est qu’une gouaillerie amère,

Et alors un effroi tardif s’installe dans tes yeux.

Tel un linceul, tombe sur toi un froid triste et mortifère,

Ta promise fond en larmes, ton ami devient soucieux.

Mon garçon, vas-y ! Ta route vers aucun trésor ne mène !

Mais je vois, cela t’amuse, tes beaux yeux sont deux rayons.

Va avec ton violon, dompte les esprits de la géhenne

Et péris, martyr illustre, en jouant de ton violon.

Jean-Marc : Quels étaient, en fait, les rapports entre Goumilev et Brioussov ?
Florian : En réalité, Brioussov n’a pas du tout été tendre avec ce « garçon » auquel il parle dans le poème. Voyons d’abord qui est-il, ce « garçon », qui publie son premier poème à l’âge de 16 ans et trois ans plus tard – son premier recueil poétique. Il est né en 1886 à Kronstadt, dans la famille d’un médecin de marine, appartenant à la noblesse russe. Il fait ses études, assez négligemment d’ailleurs, au prestigieux lycée de Tsarskoïé sélo qui veut dire en russe « le village des tsars ». Il n’est pas loin de Saint-Pétersbourg. C’est un quartier résidentiel de la famille impériale. Goumilev est encore lycéen quand, en 1905, paraît son premier recueil La Route des conquistadors, sur les frais de ses parents. Brioussov lui consacre un article spécial, peu élogieux, dans lequel il note pourtant le potentiel du jeune poète. Dans cette Route des conquistadors, Brioussov ne voit que « le départ d’un nouveau conquistador dont les victoires et les conquêtes sont à venir… » Par la suite, Brioussov devient pour lui un maître et un ami. Écoutons un poème sans titre de ce premier recueil goumilevien !

 (page 27)

 À l’aube, moi, je te quitterai,

Je partirai trouver

Ces rois qui embrassent en secret

L’étoile tant rêvée.

Bercés dans un sommeil d’azur,

Ils dorment, enivrés ;

Ils sont le firmament obscur

Couvrant des pics marbrés.

Manteaux de pourpre, broderies

Au fil d’or scintillant

Et, au-dessus des cheveux gris,

Couronnes de diamants.

Leurs glaives traînent, indolents,

Sertis de pierreries,

Autour d’eux veillent tout le temps

Des gnomes attendris.

Mais je viens avec une épée

Brandie par un géant !

Je suis un noir nuage épais,

Un éclair foudroyant !

À moi, tous ces rois vont confier

Leurs songes mystérieux

Que mon vers clair va vivifier,

Sonore et impérieux.

Le jour passera, empourprera

Son temple le couchant,

Je reviendrai, tu m’ouvriras

Ta porte en m’accueillant.

À l’aube, après, je partirai

Mais je l’aurai trouvée

Et, te quittant, je t’offrirai

L’étoile captivée.

Jean-Marc : Comment peut-on définir ce poème en un seul mot ?
Florian : Prémonitoire. Il est doublement prémonitoire. D’abord, parce qu’on y découvre un jeune poète qui, pour le moment, s’inspire des symbolistes. Il les admire et les imite, et, en même temps, il rêve déjà de les dépasser et de poursuivre son propre chemin poétique. Effectivement, six ans plus tard, il va lancer un nouveau mouvement qui s’opposera au symbolisme. D’autre part, le poète s’adresse ici à son grand amour Anna Akhmatova qui deviendra plus tard sa femme. Mais cet amour sera aussi un grand thème dans son œuvre poétique. Il va le traiter non seulement de manière pathétique mais aussi avec ironie. En voici un exemple.

 (page 73)

Maintes fois tu l’as fait, maintes fois tu seras

Ferme et sourde, avec moi aux prises :

Tu me quittes aujourd’hui mais, je sais, tu viendras

Dès demain me rejoindre, soumise.

Ne sois pas étonnée, chère amie en fureur,

Belle ennemie que l’amour exaspère :

Si les cris de l’amour sont des cris de douleur,

Les baisers sont des joies sanguinaires.

Jean-Marc : Comment Goumilev va-t-il réconcilier carrière poétique et vie conjugale ?
Florian : Ça va plutôt mal se passer. Après la fin de ses études secondaires, Goumilev part pour Paris où il suit des cours de littérature française à la Sorbonne. Il voyage beaucoup – en Italie, en Grèce, en Turquie, au Proche-Orient, en Afrique… Entre ses voyages, en 1908, il publie à Paris son deuxième recueil Les Fleurs romantiques où il fait ses premières tentatives de s’affranchir du symbolisme. En 1909, il rentre en Russie où il crée la revue de l’avant-garde poétique russe Apollon. En 1910, il publie son troisième recueil poétique Les Perles. Au printemps de la même année, Anna Akhmatova accepte enfin sa demande en mariage. Ils auront un fils, Lev Goumilev, qui sera l’un des plus influents historiens-ethnologues russes du XXe siècle. Après sa naissance en octobre 1912, ses parents vivront la plupart du temps séparés et seront officiellement déclarés divorcés en 1918.
Mais revenons un peu en arrière. En 1911, Goumilev fonde avec Sergueï Gorodetski la Corporation des poètes, qui donne naissance au mouvement acméiste. Un an plus tard, paraîtra le quatrième recueil de Goumilev, Le Ciel étranger, qui marque la rupture du poète avec le symbolisme.
Jean-Marc : Que représente ce mouvement acméiste et en quoi consiste sa rupture avec le symbolisme ?
Florian : C’est un mouvement poétique russe, dont le nom vient du mot grec acmé qui signifie « pointe, sommet, comble, apogée ». Les acméistes aspirent à la « purification » de la parole et reprochent aux symbolistes justement leur goût pour l’incompréhensible et pour les rêveries sur d’autres mondes. Ils revendiquent l’utilisation d’un langage pur, simple et précis, pour porter à son apogée la dimension poétique du quotidien. Bien qu’opposés aux rêveries des symbolistes, les acméistes ne rejettent pas leurs valeurs esthétiques et métaphysiques. Le sonnet de Goumilev, intitulé La Rose, est une belle illustration du style acméiste :

 (page 123)

Les vers fleuris de houblon odorant,

On se les interdit, comme de vieux rêves.

Ce n’est qu’aux mots purs, tranchants comme un glaive,

Qu’un chantre a le droit dorénavant.

Mais à la rose qui reste à l’hôtel,

Oubliée lors d’un adieu plein d’amertume,

Posée exprès sur ce vieux volume

De strophes qu’avait composées Rudel, —

Par un sonnet je lui rends hommage :

J’apprends qu’au treizième siècle, comme toujours,

Plus que la mort et le vin, ont fait rage

La peine et l’ivresse de l’amour,

Et, embrassant le velours des pétales,

Ferais-je vraiment une erreur fatale ?

Jean-Marc : Comment va évoluer l’acméisme et quelle trace laissera-t-il dans la poésie russe ?
Florian : L’effervescence acméiste va subir un ralentissement lors du déclanchement de la Première guerre mondiale. La révolution bolchévique mettra à l’écart les acméistes et leur situation deviendra encore plus précaire sous la dictature stalinienne. Certains vont émigrer, d’autres resteront en Russie soviétique mais ne pourront pas publier pour longtemps, comme Akhmatova. Il y en aura aussi qui mourront dans les camps du Goulag, comme Mandelstam. Le grand mérite de l’acméisme, c’est d’avoir donné à la littérature russe des poètes remarquables qui seront connus plus tard dans le monde entier.
Jean-Marc : Quel est le destin de Goumilev pendant la guerre et après la révolution d’octobre ?
Florian : Dès les premiers jours de la guerre de 1914, il se fait engager volontairement comme soldat pour prendre part à ses combats. Il reçoit deux fois la croix de Saint-Georges pour ses exploits militaires. Il ne quitte pas la plume et publie en 1916 son cinquième recueil Le Carquois où il s’affirme définitivement comme poète acméiste. La même année, il est promu officier et, au printemps de 1917, il est rattaché au Corps expéditionnaire russe en France. Un an plus tard, il rentre en Russie où les bolchéviks ont déjà pris le pouvoir. En 1918, il sort deux recueils presqu’en même temps – Le Feu, composé de poèmes créés avant octobre 1917, et Le Pavillon de porcelaine qui célèbre la finesse et la sagesse de la culture asiatique orientale. Il donne des cours à l’Institut du mot vivant, crée un atelier, La Coquille sonore, où il enseigne la composition poétique. En été 1921, il publie son recueil Le Chapiteau qui réunit des poèmes sur le thème des voyages africains. Quelques semaines plus tard, sort le dernier recueil du poète, La Colonne de feu, dans lequel son art lyrique atteint son apogée. Le 3 août, Goumilev est arrêté, accusé de complot monarchiste, et vite condamné au peloton d’exécution. Il est fusillé le 26 août 1921. On ignore où se trouve sa sépulture.
Jean-Marc : Goumilev était un poète prolifique et vous étiez obligé de choisir les poèmes qui devaient rentrer dans ce recueil. Qu’est-ce qui a guidé votre choix ?
Florian : Goumilev est réputé être le poète de « la muse des errances lointaines ». C’est une citation de son grand poème épique en trois chants La Découverte de l’Amérique. C’est cette muse qui entraîne constamment le poète vers des voyages – dans l’espace et dans le temps, dans le réel et dans l’imaginaire, dans son univers intime et dans l’immense monde extérieur. C’est elle qui a dû l’accompagner dans son ultime voyage, quand il devait passer des ténèbres de l’existence à la lumière de l’immortalité.
Cette « muse des errances lointaines » m’a guidé, moi aussi, dans mon choix des poèmes pour ce recueil. Rendons lui hommage et finissons sur une note plus sereine et même drôle. Nous vous proposons deux poèmes très courts où ses avatars sont un peu surprenants. Je vais les lire d’abord en russe et puis Jean-Marc les lira en français, ce qui vous donnera une petite idée de la subtilité du travail du traducteur qui essaie de reproduire les rythmes et les rimes des originaux.
Dans le premier poème, la muse goumilevienne prend les contours de la fameuse statue de la Victoire de Samothrace au musée du Louvre. Voici le poème en russe :

САМОФРАКИЙСКАЯ ПОБЕДА (page 120)

В час моего ночного бреда

Ты возникаешь пред глазами —

Самофракийская Победа

С простёртыми вперёд руками.

Спугнув безмолвие ночное,

Рождает головокруженье

Твоё крылатое, слепое,

Неудержимое стремленье.

В твоём безумно-светлом взгляде

Смеётся что-то, пламенея,

И наши тени мчатся сзади,

Поспеть за нами не умея.

 

LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE (page 121)

Dans mes délires, aux heures nocturnes,

Les bras tendus perçant l’espace,

Tu ondoies, belle ombre diurne,

Toi, Victoire de Samothrace.

Troublant la nuit et son silence,

Tes ailes aveugles qui se figent,

Font pressentir la véhémence

D’un vol qui donne le vertige.

Un tendre feu sourit à peine

Dans ton regard sereinement ivre,

Et derrière toi nos ombres traînent,

N’arrivent plus à nous suivre.

Dans le deuxième poème, la muse est complètement désincarnée, réduite à « une voix sans corps de femme » – grâce au progrès technologique de l’époque, le téléphone. Cela fait presque fantasmer notre poète. On se croirait dans une sorte de précurseur du téléphone rose…

ТЕЛЕФОН (page 124)

Неожиданный и смелый

Женский голос в телефоне…

Сколько сладостных гармоний

В этом голосе без тела!

Счастье, шаг твой благосклонный

Не всегда проходит мимо:

Звонче лютни серафима

Ты и в трубке телефонной!

LE TÉLÉPHONE (page 125)

Bref appel téléphonique :

Une tendre voix s’enflamme…

Cette voix sans corps de femme

Est si douce et harmonique !

Chance, tu ne m’abandonnes

Jamais au moment critique :

C’est ta lyre séraphique

Que j’entends au téléphone !

 

 

Goumilev. Poésies choisies, traduites par Florian Voutev, Vibrations éditions, 19 euros




Bonnie Tchien Hwen-Ying : Le corps du silence

Entre Paris et Migné, Bonnie Tchien Hwen-Ying travaille. Elle travaille l'art performatif, recherche l'équilibre entre le mouvement et le silence, pour pouvoir, dit-elle, faire de ce vecteur qu'est la performance un corps qui unit différents moyens d'expression artistiques. Elle n'est ni une illustration, ni une voix off, ni une entité qui serait séparée du monde et des autres. Elle est l'ultime moyen de communication, celui qui rend perceptible ce que l'Art contient, dans son silence retentissant. Fondatrice de l'Espace Miss China rue Française et du Cabaret de la Performance à Paris, organisatrice et directrice artistique de la résidence d'artistes Chantons aux Vaches et désormais de la Boucherie, centre d'Art performatif, tous deux situés à Migné, elle mène ce chemin comme une exploratrice qui va toujours plus loin en terre inconnue, car pour elle la performance doit être ce lieu d'une communication aboutie et unificatrice, hors du langage.

Peux-tu nous parler ta formation et de ce qui t’a menée à la performance ?
Ma formation initiale est celle d'une créatrice de mode, ce qui m'a menée inévitablement à m'intéresser et à être influencée par le domaine artistique. Mon nom dans ce domaine était Miss China. A cette époque je me suis liée avec les artistes et tout a commencé à l'Espace Miss China Rue Française. C'était en 1995, nous avons commencé à performer en liant nos différentes disciplines artistiques. Puis j'ai ouvert le Cabaret de la Performance. Mais tout a commencé rue Française.

Straight line, avec Bonnie Tchien HY
et Davide Napoli, 2018.

Qu’est-ce qu’une performance ?
J'ai récemment découvert que la vie est une performance. Une performance c’est une expression directe et un moyen de communication immédiat avec les gens qui nous entourent. Une manière de communiquer à travers un certain regard et une certaine gestuelle. C'est pouvoir communiquer avec les autres.
Au centre d'Art performatif La Boucherie que j'ai récemment ouvert à Migné, tout est orienté vers la performance, et on constate que c'est là que tout nous mène absolument à la vie. Dans l'élaboration du travail qui mène à l'élaboration de Chantons aux Vaches, c'est pareil. Tout comme pour  les résidences d'artistes, qui permettent à différents types d'artistes de nationalités variées de se côtoyer. La performance est  toujours le point de croisement ou de rassemblement, le point d'orgue d'une communication universelle.  Je n’exposerais pas une photo si la photo ne nous mène pas à une action performative.  La performance est l'unique mise en œuvre  qui permette de restituer ces différents vecteurs artistiques, qui sont son support. Elle rend possible et visible, audible,  leur rencontre, leur croisement, leur intertextualité.  Elle devient ce troisième corps, le corps du silence, de ce silence habité par toutes les potentialités sémantiques que porte l'œuvre d'art, et elle est l'ultime moyen de communication.

Cœur brisé, Bonnie Tchien HY et Tia-Calli Borlase, "The mermaid who loved seahorses", Cabaret de la performance.

Tu travailles avec un grand nombre de poètes. En quoi la poésie et la performance sont-elles liées ?
Je travaille aussi avec des danseurs et dernièrement des musiciens (du son). La poésie est la performance des mots, des expressions. La performance est l'expression du corps. On ne peut pas dire que la performance illustre ou révèle le texte. Les deux corps, poésie et gestes, poètes et performeurs, se rencontrent, et créent une troisième entité, un troisième corps, la performance. C’est pour cela que je dis que pour moi communiquer est important, créer une connivence, une gestuelle. Les sens se croisent et cette rencontre permet  de laisser émerger un troisième corps, la performance, quand ça marche bien. C'est une autre écriture du poème. Une ouverture de sens, de ses potentialités infinies, que tout le monde partage.
Tu as, entre autre, participé à l’élaboration du livre publié avec Davide Napoli, Errances cristallines, sur/avec Bonnie Tchien Hwen-Ying, paru aux éditions Transignum. Comment avez-vous élaboré ce livre ? Comment le corps et les mots ont-ils dialogué pour former les poèmes ?
Ce livre s’est élaboré à partir d’un corps en mouvement qui a parlé au poète. Davide Napoli a fait ce livre avec moi et sur moi. Donc mon corps en train d'effectuer la performance a amené une communication, un dialogue  entre nous deux à travers une substance figée sur la pellicule, les photos, qui témoignent de cette rencontre de deux moyens d’expression. De là l’émergence du livre, que l’on peut considérer comme un corps sémantique fait de la rencontre des vecteurs artistiques qui l’ont précédé.  Davide Napoli  a écrit à partir de ma gestuelle  que la photographe Rohsuan Chen a su parfaitement capter sur les photos. Je pense que c'est de cette rencontre entre la photographie et le mouvement du corps que sont nés les poèmes. 

Davide Napoli, Errances cristallines, sur/avec Bonnie Tchien Hwen-Ying, Les éditions Transignum, 2018. PDF disponible sur https://www.bonnietchienhwenying.com

Tous les ans tu proposes Chantons aux vaches. Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit ?
Chantons aux Vaches a été  créé en 2014. J'ai souhaité travailler sur la communication. La performance c'est ceci, un travail sur la communication, pas autre chose. En voyant mon chien communiquer avec des vaches, je me suis demandé si leur langage est commun. Comment communiquent-ils ? A  partir de 2014 cet axe de recherche a été une préoccupation constante.  Communiquer. J'ai incité des artistes internationaux à venir, et nous avons travaillé sur ce qui à travers la langue permet de communiquer. Puis nous avons élargi l'acception du mot, et la nature des  interrelations : les êtres avec les êtres ; les êtres avec les animaux ; les êtres avec l’environnement (nature végétaux etc). Nous travaillons ensemble  à partir de cette problématique.  Les artistes sont multidisciplinaires et de toutes nationalités. Chantons aux Vaches s’élabore au fur et à mesure, on évolue ensemble, chacun fait quelques pas, dans le respect et l'harmonie. Cette année pour notre huitième édition cette période de partage me confirme que tout ceci  finalement est le reflet de  la vie.  C'est également une démarche philosophique et politique. Essayer de trouver ce qui est communicable et non communicable. Cela rejoint les problématiques d’aujourd’hui : qu’est-ce qui n’a pas été communiqué correctement, pourquoi les humains ne parviennent-ils pas à s'entendre, se comprendre ? Essayer de créer des ponts, des liens et des moyens de communiquer entre tous les humains, et tout ce qui existe, est ce qui motive notre travail ensemble. La performance, qui est ce moyen d'expression artistique ultime parce qu'elle convoque nos sensations, nos sentiments, et l'espace du vivant qui est en chacun de nous, est ce moyen ultime, incontournable, de communication.

Banquet Chantons aux vaches, août 2020, cameraman Pascal Boymond, Chantons aux vaches.

Quel est ton objectif, ou bien qu’est-ce que tu souhaites mettre à jour ?
Je souhaite pouvoir trouver des vecteurs de communication qui permettent l’harmonie.  L’art est le moyen le plus facile pour atteindre ça. La performance touche les spectateurs au plus profond de leurs sensations, de leurs sentiments. Elle rend perceptible ce que certaines œuvres recèlent, contiennent. Elle actualise un sens parmi les multiples acceptions que l'art porte, et en offre le partage. Le silence, je crois que la performance ouvre l'espace du silence contenu dans chaque œuvre d'art.
La performance tout comme la poésie ouvre vers une acception autre du réel. En ceci elle est intimement liée à la poésie. Est-ce qu’elle ne serait pas finalement cette mise en scène de la différance derridienne ?
La performance permet un autre accès à l'ouvre d'art. Elle peut rendre compte du travail du poème, mais aussi de celui de la musique, de l'image. Elle n'est jamais ni illustration, ni faite par, ou pour, une poème ou une musique spécifique. Elle a une vie propre, et s'installe dans ce vide sémantique laissé par toute œuvre d'art, pour n'être ni cette œuvre, ni le corps de l'artiste qui performe, mais un espace entre les deux, ou un plein, un troisième corps. Une performance n’est jamais reproductible,  et c’est aussi en cela qu’elle est unique, dans les multiples déploiements qu'elle permet à partir d'une œuvre.
Peut-être alors que la performance est l’unique possibilité de mettre en scène la poésie ? Peut-être qu’elle donne à voir le silence sur lequel ouvre le poème ?
La musique peut. La danse aussi. La musique est parfois une performance, la danse aussi. La performance englobe quelque chose d’immense. La performance n’est qu’Une performance. Elle est une méditation, une gestuelle, car tout se dit dans le silence, un silence qui alors est un bruit énorme, un son assourdissant, un en soi. Je pense à une phrase « de fil en aiguille tout se dit dans le silence ». Tout se dit dans le silence.

Timeless Resistance, invitation à la rétrospective Chantons aux vaches 2019 (http://www.chantonsauxvaches.com)

Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini et Ghislaine Lejard, Son corps d’ombre

Comment ne pas évoquer, dès l’empreinte à la fois charnelle et évanescente du titre de ce recueil, le poème de Robert Desnos, « J’ai tant rêvé de toi »,  À la mystérieuse, dans son ouvrage Corps et biens ?

« J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allégrement sur le cadran solaire de ta vie. » écrivit le poète surréaliste, au final de son chant qui résonne comme une quête d’Eurydice par un Orphée moderne qui loin de renvoyer au Royaume des Ombres l’ombre de son aimée, devient lui-même celle de son amour en pleine lumière ! Les références mythiques ne manquent pas également à la graphie de Marilyne Bertoncini, figures immortelles ou mortelles évoquées sous sa plume comme autant de contours des territoires d’un imaginaire collectif héritier de cette Mythologie Gréco-Romaine dont ses relectures/réécritures investissent les mille-et-un visages…

Et c’est comme si cet ailleurs passé au creux du présent exploré formait la toile de fond, la trame du voyage auquel les deux créatrices nous invitent, Ghislaine Lejard par ces montages d’images et Marilyne Bertoncini par ces textes ciselés, en passerelles entre l’Antique et le Moderne, dont les allusions aux personnages héroïques et aux dieux primordiaux s’avèrent autant d’offrandes où lire l’implicite à peine voilé des écrits !

 Marilyne Bertoncini et Ghislaine Lejard, Son corps d'ombre, Éditions Zinzoline, 2021,  47 pages.

Le poème d’amour emblématique semble réinventé sous la forme d’un constat au quotidien du côtoiement des « ombres parmi les ombres » entraînant un devenir fantomatique de la narratrice, épreuve au jour le jour, entre obscurité et clarté, où s’enfonce l’investigation stylistique : « j’apprivoise des ombres // j’apprivoise des ombres et deviens l’une d’elles » ! Aspiration profonde pourtant à une remontée vers la lumière d’un Orient/Orion magicien : « Orient espéré / à l’issue du chemin / Orion Ariane ma sœur La Très Sacrée / tes pas tracent les mots dans ta danse secrète / dans l’outre-monde des paroles / dans le silence / des choses / somnolentes / Le chemin qui s’éboule monte vers la lumière. »

Traversée du paysage de la ville en toile de maître italien d’où émerge, en creux, la figure d’une Eurydice perdue : « Ville minérale comme un tableau de Chirico / Plantée dans la pianura où chante la permanente brume / Ville de pierre et marbre / Rose ville romane / Eurydice depuis toujours est une absence / Un creux / Comme ces taches sur un mur où se greffer l’imaginaire »… Scribe des anciens temps ou voix des temps nouveaux, l’écrivaine tisse, depuis la mémoire d’un tel imaginaire, tels le fil d’Ariane ou la toile d’Arachné, les éclats de ce feu poétique perpétué éclairant aujourd’hui : « J’écris d’un autre temps / d’un autre lieu / les mots traversent mon présent / m’enveloppent de leur langue de soie // L’araignée du souvenir tisse la langue. » Des fragments rassemblés s’élèvent les arborescences reliant le lieu infernal et l’arbre mortel : « La Porte des Enfers est au cœur du platane / écoute grincer l’huis sous l’écorce qui craque » !

Traversée dès lors du Fleuve des Enfers, Léthé dont le passeur, Charon, trace la géographie : « Il n’est de voyage léger / pour pénétrer au pays de la mort / Comme porte le mort sous la langue l’obole / j’ai en bouche le goût de ta pièce, nocher ». Voyage sous le signe du  sommeil de ce passage de la vie à la mort : « Le sommeil est ton nocher / Nageur lisse et blanc / te voici sur l’autre rive / tu as traversé l’autre nuit ». Plongée sous le signe de la métamorphose en ombre d’ombre : « Ta main d’ombre saisit la mûre / et son ombre / ta bouche d’ombre / ne goûte / que l’ombre de la mûre ». Aveu du sentiment de la perte tant de soi que des êtres aimés : « On ne guérit jamais de la perte d’une ombre / On ne guérit jamais de ces frissons / qui passent ». Mais abord paradoxal de la rive, du jardin où se ressourcer : « La paix soyeuse du jardin / est une allée-membrane / dans le couchant qui vibre / aux arêtes des toits » ! Terme jamais totalement atteint de cet itinéraire entre pénombre et clarté : « J’avance à tâtons / à l’aveugle / dans ton ombre » ?

Au fil de son érudition des contes et légendes de la Mythologie Gréco-Romaine, c’est peut-être à la question de ce destin en partage des êtres humains, à la vie, à la mort, en finalité de la finitude de notre condition commune, que s’attache l’écriture de Marilyne Bertoncini, où à travers les frontières entre la lumière et l’obscurité, entre le monde des ombres au quotidien et la clarté d’un jardin où se retrouver enfin, sa veine exploratrice des grandes figures de la poésie antique joue des allusions sans donner toutes les clés, œuvre à la polysémie des sens cachés grâce auxquels le passé innerve le présent, dit un rapport singulier à l’épreuve ou à l’accueil d’un tel présent, Mon corps d’ombre, tant par les collages, jamais illustratifs, toujours en profondeur des strates du visible, de Ghislaine Lejard que par les vers libres et libérateurs de ce mouvement de l’invisible de Marilyne Bertoncini, rejoint ainsi les ombres pour mieux dire peut-être la lueur de la quête…

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Joaquín Campos : La vérité ou le risque

“Penser au lecteur n'a pas de sens”1, affirme l'espagnol Joaquín Campos (Málaga, 1974), qui est l'auteur d'une œuvre dans laquelle chaque recueil porte un regard acide et pertinent sur une société où le superflu règne, et où le poète côtoie, tout comme nous, une horde de personnes égocentrées, lobotomisées par la société de consommation et où l'apparence prime.

Campos, qui est « le Houellebecq espagnol », selon Sergi Doria2 ou Miguel Ángel Quintana Paz3 sait à chaque fois fuir une recherche de beauté stérile, qui rend une bonne partie de la poésie publiée actuellement inaudible ; il critique aussi l'endogamie d'une caste d'auteurs qui aspirent à se congratuler autour de prix littéraires sans aucune valeur, ainsi que l’obsession d’être « publiables » qui concerne un grand nombre de poètes plus ou moins célèbres. Car contrairement à une idée reçue, l'art ne doit pas avoir comme but de refléter la beauté du monde : pour cela, il conviendrait tout d'abord définir ce qu'est la beauté, ce qui n'est pas une mince affaire.

Joaquín Campos présente Poésie à Pékin. Entretien avec Txema Martín.

La poésie de Campos va par conséquent au-delà des stéréotypes et nous fait part d'un monde que beaucoup s'acharnent à cacher ou à trouver vulgaire. Mais pour lui,

 

les vers,

que sont les vers

sauf des crépuscules sans témoins.

 

Mais surtout, le problème ne consiste pas à nous dire que la beauté n'existe pas, mais à être conscient que nous ne savons plus la voir :

 

Et le ciel ?

Quoi vous dire sur le ciel.

Des ciels limpides, pures, sans autre tache

que celle de les regarder à travers des yeux sans scrupules

qui regardent un panneau routier aussi bien

qu'une offre sur un camion

ou un pull de celle qui ne porte pas de soutien-gorge. 

 

Et son écriture fait mouche sans cesse car bien souvent elle se dresse comme un miroir. De toute façon, l'aspiration du poète est celle de devenir sincère et surtout libre. Quant au bonheur...

 

Le bonheur ?

Le bonheur, c'est faire ce que l'on veut

en prenant bien en compte que ceci

est pratiquement impossible à réaliser. 

 

Il faut alors prendre des risques pour faire face aux conventions car « on prend du plaisir quand on risque, ce qui arrive peu de fois ». Cette indépendance, cette liberté de parole absolue, n'est en aucun cas une posture : Joaquín Campos sait prendre sa part dans la banalité de l'existence contre laquelle il n'apporte pas de solution.

Que ce soit dans le portrait d'une Chine noire dans Poeta en Pekín (Ed. Renacimiento, 2020), ou depuis les hôtels su Cap-Vert, où il réside actuellement (Demasiado Humano, Ed. Sr. Scott, 2020), Campos s'éloigne de toute description complaisante des paysages qui l'entourent. Les images d’Épinal sont pour lui

 

La drogue parfaite dont a besoin un paria occidental

pour que ses yeux soient inondés de larmes. 

 

et Pékin est une ville qui a « autant de pollution que des jours ouvrables ».

 Les paradis sont forcément artificiels : sexe, drogue et alcool ont une partie importante dans sa poésie. Car en général, Joaquín Campos n'écrit pas ses vers : il les assène, comme dans Catres (Ed. Renacimiento, 2018), où il retrace ses expériences sexuelles en différents pays d'Asie. Il arrive ainsi à démultiplier les sensations en nous proposant une poésie concrète, intense et pleine de vitalité et qui surtout n'a rien à cacher. C'est tout sauf un jeu verbal : une poésie qui ne ment pas :

 

Je t'épouserais pour te voir hennir,

pour le « oui » vide de sens,

alors que ce que je veux en réalité

c'est ton corps.

 

L'érotisme est dans son œuvre une transformation du réel et en même temps -évidemment- une jouissance vraie qui a pour objectif une réflexion sur la valeur de la parole poétique car le dirty realism côtoie un lyrisme très personnel, sans oublier d'apporter à son écriture une dimension psychique et non seulement physique. Sa fausse désinvolture, la vulgarité bien présente, son hédonisme assumé et la dérision apparente révèlent surtout une poésie de la distanciation, dans laquelle le « je » poétique n'en sort pas indemne. A vrai dire, seulement la poésie semble avoir une valeur : Catres,par exemple, est par dessus tout un témoignage qui s'éloigne de façon délibérée des idées préconçues sur la soi-disant beauté poétique pour créer une œuvre bouleversante d'anti-amour.

On peut conclure en insistant sur une certaine dimension engagée dans Demasiado humano, qui fait souvent allusion à l'hypocrisie occidentale qui profite des paysages de rêve des îles en oubliant la misère qui y vit ou qui tente d'y échapper dans la plus grande indifférence. Ne lisez pas Joaquín Campos si vous cherchez le réconfort d'un doux poème mille fois écrit : ne ratez aucun de ses livres si vous voulez savoir comment écrire quand il s'agit de regarder la réalité bien en face.

 

'Poeta en Pekín' es el nuevo poemario de Joaquín Campos. Edita Renacimiento. Joaquín Campos.

POÈMES DE « POETA EN PEKÍN »

PASEO POR CHANG’AN              

                        

El paseo se oscurece bajo

un manto de perversión

negruzca, donde los

coches son las balas

y el cielo su diana.

 

Edificios como aspiradoras

que tiran de mis piernas,

cariacontecidas,

al borde de un brote psicótico

con mi oreja convertida en claxon.

 

Luego el asfalto

levanta un vaho cómplice,

que de la mano de la polución,

me arroja una sola cara:

¡Es la misma muerte!

 

 

PROMENADE DANS CHANG'AN

 

La promenade s'assombrit sous

un manteau de perversion

noirâtre, où les

voitures sont les balles

et le ciel leur cible.

 

Édifices comme des aspirateurs

qui tirent sur mes jambes,

soucieuses,

au bord d'un bourgeon psychotique

avec mon oreille transformée en klaxon.

 

Ensuite le goudron

soulève une buée complice

qui de la main de la pollution

me jette un seul visage :

c'est la mort même !

 

 

Extraído del poemario 'Poeta en Pekín. En la isla de Sal, en Cabo Verde. Joaquín Campos.

TIANANMÉN                      

                                                           

La plaza como un aeropuerto

ya no huele a cadáver

sino a vida muerta.

 

Un niño sonríe ondeando

la insignia nacional.

Su padre, perjudicado,

echa humo por la boca.

La madre,

emocionada,

tira fotos con el móvil.

 

Un guardia de escaso rango y edad

anhela el fin de su jornada laboral

erecto como un cable.

Mientras, los conductores azotan el asfalto

en una imagen de película.

 

Y ante todos ellos Mao,

con su gesto impertérrito,

llenando de humillación

todas las cabezas,

las cámaras de fotos,

los bolsillos de las gentes,

y el recuerdo de unos estudiantes

de los que nunca sabremos ni sus nombres.

 

 

TIANANMEN

 

La place comme un aéroport

ne sent plus le cadavre

mais la vie morte.

 

Un enfant sourit et fait ondoyer

le drapeau national.

Son père, embarrassé,

écume de rage.

La mère, 

émue,

prend des photos avec son portable.

 

Un garde au rang et à l’âge insuffisants

espère la fin de sa journée de travail

droit comme un câble.

Entre temps, les conducteurs fouettent le macadam

comme une scène de cinéma.

 

Et devant tous, Mao,

avec son geste imperturbable,

remplissant d’humiliation

tous les esprits,

les appareils photos,

les poches des gens

et le souvenir de quelques étudiants

dont on ne saura jamais les noms.

 

Joaquín Campos recita 'Se ha ido la luz', un poema incluido en su obra 'Demasiado humano'. Joaquín Campos.

ALTIPLANO            

                                   

Una voz temerosa

desde el altiplano,

que siempre es plano

aunque aparente alto,

me contó lo tuyo con las estrellas.

 

Cuando recapacité,

bajé la cuesta

y abracé la realidad.

 

HAUT PLATEAU

 

Une voix craintive

depuis le haut plateau

qui est toujours plat

même s'il semble haut,

me raconta ton histoire avec les étoiles.

 

Quand j’y ai réfléchi,

j’ai descendu la pente

et embrassé la réalité

 

POÈMES DE « CATRES»

CERCO

 

Cerco a tu personalidad, 

que como las brasas 

no solo calientan, 

sino que hasta queman 

como el sol que se refleja 

en el límpido arroyo, 

cegando a diestro y siniestro. 

 

Cerco a tu piernas, 

que con el baile abruman 

como columnas que se alzan 

hasta el cielo de tus ojos,             

lugar donde esquivo 

a tus extremidades, 

por perversas. 

 

Cerco a tu piel, 

que como tres embalses 

con las compuertas abiertas, 

carboniza mis yemas 

cuando simplemente te rozo, 

a sabiendas de que acercar la lengua 

me  convertiría en un hombre mudo. 

 

Sin embargo el cerco a tus ojos 

se hace materialmente imposible: 

porque entre soñarte, 

rozarte y admirarte,

sobresale la densidad de tu mirada,

a la que en otros tiempos

llamarán bombas de racimo.

 

SIÈGE

 

J'assiège ta personnalité,

qui est comme les braises :

non seulement elles réchauffent

mais elles brûlent même

comme le soleil qui se reflète

dans le ruisseau limpide,

en aveuglant à tort et à travers.

 

J'assiège tes jambes,

qui en dansant m'accablent

comme des colonnes qui se dressent

jusqu'au ciel de tes yeux,

endroit où j'esquive

tes extrémités,

tellement perverses.

 

J'assiège ta peau,

qui comme trois barrages

avec les vannes ouvertes

carbonise le bout de mes doigts

alors que je ne fais que t'effleurer,

en sachant qu'approcher ma langue

ferait de moi un homme muet.

 

Pourtant assiéger tes yeux

devient matériellement impossible :

car à force de rêver de toi,

de te frôler et de t'admirer,

se détache la densité de ton regard,

que dans un autre temps

on appellera bombe à fragmentation.

 

Lectura de 'Tarde nublada' y anuncio del lanzamiento de 'Catres' en el Ateneo de Málaga. Joaquín Campos.

MAY 

 

 

Te desnudo y me desnuco, 

observando el vacío de tu cuerpo, 

que repleto de cordilleras, 

donde los pezones parecieran 

coronados por nieve negra, 

aprecio que tu cerebro, 

disoluto, 

se deprecia entre tus piemas, 

harinas de otro costal, 

mientras tu coño asoma como la barra de pan 

del horno del panadero. 

 

Porque May, 

estas aquí para saciar mis ganas de sexo, 

y no para casarnos; 

cuando pagar habría sido mucho más honroso 

que escuchar esas plegarias clásicas: 

creo que me gustas. 

 

 

 

MAY

 

Je te déshabille et je me brise la nuque

à observer le vide de ton corps

rempli de cordillères,

où les tétons semblent

couronnés par une neige noire,

je constate que ton cerveau,

dissolu,

se déprécie entre tes jambes,

une autre paire de manches,

pendant que ta chatte pointe comme la baguette

sort du four du boulanger.

 

Parce que May

tu es là pour satisfaire mon envie de sexe

et pas pour qu'on se marie ;

en fait payer aurait été bien plus honorable

que d'écouter ces prières classiques :

je crois que tu me plais.

 

 

Lectura de 'Destrucción masiva' y anuncio de lanzamiento de 'Catres' en la librería Malpaso de Barcelona. Joaquín Campos.

MARINA 

 

Dentro de tu pantalón blanco 

todo mi sueño, 

cuando esta mañana desperté seco 

y ya ando precipitado. 

 

Tu festival físico es digno de estudio, 

oliéndome el glande a crimen 

y la boca a tu aliento 

 

que me envenena  como el pisco 

que me sirves sin saber 

que yo querría beberlo 

en el cráter de tu coxis. 

 

 

 

 

MARINA

 

Dans ton pantalon blanc

tout mon rêve,

et alors que ce matin je me suis réveillé sec

je suis déjà tout affolé.

 

Ton festival physique est digne d'étude,

car mon gland sent le crime

et ma bouche ton haleine

 

qui m'empoisonne comme le pisco

que tu me sers sans savoir

que je voudrais bien le boire

dans le cratère de ton coccyx.

 

 

'Metas' es un poema de Joaquín Campos incluido en la obra 'Demasiado humano' que edita Sr.Scott.

Notes

  1. Déclarations dans l'entretien à «Revista purgante », https://revistapurgante.com/pensar-en-el-lector-no-tiene-sentido-joaquin-campos/  (lien en espagnol).

       2. Journaliste espagnol, dans El Cultural, supplément du quotidien ABC

       3. Comparaison évoquée lors de la présentation de Campos que Quintana Paz (professeur de Philosophie à l'Universidad Europea Miguel de Cervantes) avait fait dans l'Ateneo de Madrid (27-09-2020).




Soleil hésitant, de Gili Haimovich

Soleil hésitant est un recueil dont la progression a été mûrement réfléchie par l'auteure, la poète israélienne Gili Haimovich, et par la traductrice et poète Marilyne Bertoncini, au cours des deux années de leur collaboration sur cet ouvrage. Il y a dans la poésie de cette oeuvre totalement originale une inventivité peu ordinaire qui lui donne un caractère inédit, une allure étrange qui sans aucun doute m'a déroutée, dans le tout premier temps de ma lecture. Peut-être en raison de cette liberté et profondeur d'écriture qui ne cesse de délocaliser le sens et la forme ?

La poésie de Gili Haimovich voyage. Elle a le goût des couleurs et du sel de la vie. Elle a le goût du Gobi, "où la douceur du poil des chameaux réchauffe les enfants,/où les femelles pleurent quand on les trait" (47), celui des faubourgs de Vijayawāda en Inde où "les femmes voyagent en amazone/ derrière les hommes qui conduisent les vélomoteurs." ((37) Et il y a là-bas, les rickshaws de Tallinn, la plage à Palmachim, et les sorbiers de Kasmu. Il y a la terre d’Estonie dont la beauté et la douceur se sont instillées sous sa peau, goutte à goutte, doucement, avec son eau douce de mer, se déposant à la surface des images de ce très beau chant d’Estonie d’une dizaine de page (26-35), qui bat comme le cœur vivant de ce recueil 

Soleil hésitant, de Gili Haimovich, traduction de l’anglais et préface de Marilyne Bertoncini, Jacques André éd. collection Poésie XXI, 2021, 104 p. 13 euros.

Terre légère,

lumière légère,

la mer est peu salée presque douce,

entre branches, nuages, rochers,, ou n’étaient-ce que des pierres ?

L’Estonie a de longues trainées de crépuscule,

elles durent peut-être cent ans avant de passer.

Mais si vite alors qu’elles glissent derrière moi pour me dire

que je vais le manquer. (26). 

Les mots circulent, absorbent les distances avec légèreté, et nous reviennent, poussés par les odeurs vivantes des mers et par ce souffle si clair et nostalgique qui les charge d’une vigueur et d’un irrésistible élan poétique. Cette poésie foisonne de ces déplacements, allers-et-retours, d’un pays à l’autre, tout autant que d’une considération à l’autre, politique, psychologique, écologique, plus rarement biblique.  Elle est traversée par une énergie qui ne retombe jamais, sous l’impulsion d’un désir de vie qui transcende les réalités et traverse les détails, les choses simples du quotidien, les ambiances de rue, de marché, de carnaval et de fast-food. La poète traverse en songe tout ce réel élémentaire. On dirait qu’elle marche à l’intérieur de ses poèmes. Elle conduit ses liens entre les choses, entremêle les morceaux de rêve, les événements, ordinaires ou plus exceptionnels, le mariage ou la lune de miel, et les fréquentes évocations familiales. Elle compose ainsi son monde poétique au rythme d'inépuisables innovations poétiques, de traits d'humour, quelquefois acides. Son écriture se construit dans cette voie sur de surprenantes analogies entre les êtres, elle-même et le monde, d'où jaillit la force des sentiments, des ressentis et des pensées. Des pensées qui naissent dans les ailes de la libellule, et sonnent comme des vérités profondes. Et les sables sont mouvants, sous cette brume onirique et réaliste dont les frontières imperceptibles ne cessent de tanguer et de casser l’immédiateté des évidences et de l’ordre des choses.
Elle dialogue avec la fenêtre de la chambre, l’œil toujours ouvert : « Notre vie ici est une illusion », /dit la fenêtre de la chambre, l’œil toujours ouvert,/refusant de se fermer, si bien qu’on dort à l’intérieur de cet œil. " (84).
Elle est voiture (18) elle est gazelle ou femme de neige : "J’aurai dû être au moins une gazelle/pour m’échapper à toute vitesse/sans qu’on m’attrape./Ou une bonne-femme de neige, femme/qui fondrait à la chaleur." (46).
Elle s’identifie à l’arbre, se fait arbre, à la fois par ses racines, profondément plantées dans l’humus, et par ses élans vers le ciel, par ce un mouvement existentiel qui enserre et délivre, contient à la fois l’immuable et le fugitif. L’arbre lui communique sa force, mais à son image, ses parties les plus importantes sont à nu (82),  ses branches embrouillées forment un vrai labyrinthe (81). Complice ou confident, il est là tout simplement, comme un témoignage d’abandon (83), il s’efforce de gagner plus de sol (83), dévoilant "ses racines au loin, par-delà les frontières, /de l’autre côté de la grille du terrain de jeu, à travers les fissures du béton".(82). Les arbres tremblent la vie dans ce recueil "comme des personnages animés chantant et dansant dans/un chœur folklorique". (27). Comme ils se brisent, elle se brisa elle, tant de fois. (28)

Marilyne Bertoncini écrit dans sa préface que Gili Haimovich  pratique « une exploration du monde sans concession depuis son corps, son pays et sa culture avec les mots dont elle est chargée , comme « d’une boite de Pandore » écrit-elle. (6)

Il est vrai que la poète travaille la langue depuis son propre corps, qu’elle remplit ses mots de traces d’expériences, créant un matériau métaphorique puissant, qui charge en énergie le psychisme et transforme le réel d’un potentiel de significations multiples. En traductrice expérimentée, Marilyne Bertoncini est entrée pleinement dans l’univers lexical et culturel de ce recueil initialement écrit en hébreu et en anglais, et dans le contexte culturel de l’œuvre de la poète. Elle « fait passer » avec nuance et fidélité la rythmique, la musique des mots, la sonorité et toute l’oralité de sa poésie. Elle la porte ainsi au plus près de l’épaisseur signifiante des poèmes fondée sur des métaphores filées, élaborées à partir de jeux de mots en hébreu ou en anglais,  dont elle a dû recréer subtilement les équivalents dans la langue cible, le français.  Et la tâche fut complexe tant l’intention métaphorique de l’auteure est particulièrement « osée » en certaines interférence du sens et des sons. Métaphores profondément prégnantes dans l‘ensemble du recueil, dont les fantaisies relèvent quelquefois du champ surréaliste. 

Il y a aussi dans l’écriture de Gili Haimovich quelque chose de très enfantin, d’espiègle parfois, qui dit où se trouvent « les vraies choses », et comment elles se jouent de nous la plupart du temps : la séparation, la perte et les exils, ou encore les désillusions qui s’égrènent au fil de ses poèmes, comme l’amour lorsqu’il prend le goût amer de la sécheresse.

Ces voies d’écritures donnent à sa poésie un air de détachement, la transportant dans un langage poétique hybride, au milieu d’un archipel de langues qui ramasse la totalité de ses objets et de ses lieux et ouvre encore sa parole, alors que l’absence se ligue à la force des attentes et des déceptions, et que la soif assèche son être : "Où que j’aille c’est toujours un désert. /J’ai toujours soif/" écrit-elle (52)

C’est par ce recul qu’elle empoigne le présent, le présent du verbe et de sa propre vie :  "Que peux-tu faire d’un horizon sec, et monochrome/comparé au présent coloré qui t’entoure ? (39) …Bien sûr personne n’a jamais atteint les terres promises/ Pourtant on y tient, on s’y dirige/Leur désir ardent ne remplace pas l’absence."(38).

La poète "boite sur son cœur "(97), mais elle voudrait fendre le voile qui "empèse tout, comme les désirs" (96), pourrait même les tarir : "il m’a fallu des siècles/pour comprendre que la lune de miel était factice. /A mesure que la nuit fraichissait/tu prenais le goût d’un désert amer."(68)

Les regrets se calent dans le cours naturel de la vie, une vie pas franchement décevante, mais jamais acquise, "une vie aigre douce recto/verso : On s’est marié dans une langue qui n’est pas la nôtre/dans une cour intérieure louée/à des gens qu’on connaissait peu/ On a eu des invités venus/par pure curiosité. Et pourtant, /on s’est convaincu que c’était exactement ce qu’on voulait. "(68).

Il est vrai que l’âme de la poète est ailleurs, vibrante, vivante. Elle a l’éclat de l’eau claire qui se confond avec cette lumière inédite légère et délicate, et pourtant débordante, de l’Estonie. Ses poèmes avancent ainsi dans les mouvements du sable qui ne cessent de réécrire sous un soleil hésitant ce qui, doit rester éternel.

Sa poésie fait face au néant, rivant le poème à l’essentiel, tout en le portant au-devant des choses. C’est pour cela qu’il trace au fil des pages de ce recueil un si long chemin à l’intérieur d’elle-même, de ses propres contrées intérieures, d’un désir d’être profond. Un chemin perceptible comme autant de passages secrets vers une lumière profondément intime qui se confond avec celle de l’Estonie. Lumière si forte qu’elle en est presque inquiétante : "Que faire de cette richesse/ de lumière en excès" que chante l’Estonie, "que demande cette lumière ?" écrit-elle à plusieurs reprises (27) :

Que veut de moi cette lumière ?

Si douce qu’elle soit, elle n’abandonne pas.

Morose et rose miroitent sur le rivage

où mènent ces routes forestières muettes vers la douceur vers l’eau…(33)

 

Ce qu’elle veut cette lumière ? : faire passer le langage poétique au filtre de ses miroitements et mirages, et que la poète, sous le couvert de la nuit, reste toujours vive. (96) La poésie de Gili  est « une poésie mélancolique, qui ne désarme pas », écrit encore Marilyne Bertoncini dans la préface du recueil. Elle nous enseigne « que tout s’apprivoise, par le regard et les mots » (7) : "Parfois la poésie me permet de mieux dormir" (96) et de surmonter le chagrin (38) :

Aussi loin que tu ailles, aussi lasse,

ce savoir ne peut t’être enlevé :

dans chaque promesse

est planté au départ un germe de déception.

Même s’il faut traverser encore un désert pour l’atteindre. (39)

 

Comme une vague tantôt douce et lumineuse, quelquefois plus sombre, le mouvement nostalgique et intrépide de sa poésie, minutieusement déplacée de l’anglais vers le français, nous appelle au voyage, quelquefois, nous submerge. Ses rêves chantent, débordent le réel, irréductibles. Nous étions prêts à entonner avec elle ce chant en hébreu qu’elle nous a donné au festival de poésie des Voix Vives méditerranéennes à Sète, ce mois de juillet 2021. Un chant aérien "comme les ailes d’un merle dans le ciel" (29), un chant qui monte de son ventre, demeure éternelle de son hébreu (11) :

va, bouge, vole ou respire

loin, de ton pays, ton peuple, ta patrie, ta langue maternelle,

et deviens une grande nation, une petite grâce.

Va, bouge, vole disparais ou respire

va des choses mobiles vers un air plus léger. (92)

Présentation de l’auteur




Sabine Venaruzzo : Et maintenant j’attends & autres poèmes

ET MAINTENANT, J’ATTENDS

A Khojali, jeune soudanais rencontré à l’église de Vintimille

Et à Marc-Alexandre Oho Bambé

 

 

 

Je suis né dans un rouge paysage

Parfumé d’entrailles et de poussières

Où les balles se fondent dans les corps

Où les enfants jouent aux billes de plomb

 

Et maintenant j’attends

 

J’ai écrit dans mes mains le nom de ma mère

Juste sous mon pied le jour de ma naissance

Et j’ai marché sur les chemins d’espérance

Tenu les mots qui se perdent dans le vent

 

Et maintenant j’attends

 

J’ai quitté mon frère à la seconde où

Je suis parti sans le choix de rester

J’ai offert ma force au désert de sang

Pour chercher l’or au centre de la terre

 

Et maintenant j’attends

 

J’ai sauté par-dessus une frontière

Dans un éclat de rire j’ai crié

Me voici l’oiseau de la liberté

Mais déjà les ailes se dérobaient

 

Et maintenant j’attends

 

Le regard encerclé de barbe-lés

J’ai souffert les coups de l’extrémisme

Fait saigner mes mains pour qu’elles se souviennent

Moi qui suis parti sur les chemins

 

Et maintenant j’attends

 

Que s’effacent les souvenirs d’un trait

Que mon corps s’allège de mon histoire

Pour que la vague m’emmène loin loin

Juste de l’autre côté du miroir

 

Et maintenant j’attends

 

J’ai caché mon corps dans la blanche écume

Retenu des mains et des pieds sans tête

Mais ne pouvais secourir l’autre moi

La mort fauchait sans faille les plus faibles

 

Et maintenant j’attends

Dans un verre de lait

Crucifié dans la main

Enveloppé de fleurs imprimées

Les pieds fondus dans le bitume

Je grève la faim

Dans une assiette en carton

Je n’ai rien recherché

Sinon la liberté

Ou un souffle de vie

Ou d’être humain sur terre

 

Et maintenant j’attends

 

Dans une folle mêlée

Je frappe le ballon

Et je joue au pays

Qui percera ma cage

Je n’ai plus qu’un rêve

Qui annule les souvenirs

Et qui vit dans le va-et-vient

De la nuit et du jour

Je brûle d’attendre

Comme je brûle de partir

Je suis un Noir cramé

Au bord d’un pays libre            

Où je ne suis pas né

 

Et maintenant j’attends

 

La liberté serait mathématique

Alors je retourne à mes études

Et j’observe la confusion de l’homme

Dans le microscope de la vie

 

Sous mon pied je tente d’effacer

L’empreinte matricule

Mais sur la carte aux trésors

Il n’est pas admis

 

Alors j’attends

 

Comme un Noir cramé

Dans un corps container

Au bord d’un pays

Qu’on appelle liberté

 

Arrêts sur image

 

Soudain

Soupirs courts

Petits pas reculons

 

***

 

A travers nuages

La vie m’éclabousse

Malgré elle

 

***

 

J’ai pris la main

D’un désir

Échappé du ciel

 

***

Auto dafe

Il n'y a plus de mots dans ma tête

Ils ont brûlé

J'avais laissé ma cigarette se consumer au bord de mes lèvres

 

***

 

J’ai placardé la solitude sous un toit

Avec vue sur le monde d’en face

 

***

Sens titre

 

Un caddy nomade chante sa solitude au balayeur de nuit

Le sens s'est endormi dans ses lettres

Et plus rien

Sauf peut-être

Le drap retient le dernier souffle

L'œuvre inachevée de l'employé du monde

Ramassant les rues dans ses couvertures

 

Foutu temps.

Les herbes sont folles.

La pluie les a rendues folles.

Et les pieds s’agitent dessus.

Mouillées elles rient follement.

 

Présidente

Président mon amour

Par ces mots adoucir

Toute la haine déversée

Sur les murs virtuels

Président mon chéri

Je te vois sous la pluie

Annoncer ton départ

Au pied d’un mur falaise

Président de ma France

Petit coeur République

A passé le temps dur

Va changer maintenant

Président mon amant

J'ai flirté politique

Et je crie à la craie

Les murmures d’une poésie

Bientôt Présidente.

 

Insomnie

Et le corps traversé de pluie

J'embrasse l'arbre orphelin

J'enterre quelques fleurs

Au pied d'un réverbère

Et j'avance sur l'avenue de lumière

Et je chante dans la nuit un air sauvage

Et je m'élance aux balcons éteints

En quelques mots remue ménages

La ville somnifère est lourde d'ennui

Et se berce de mes incantations à l'arche

Et je saute dans la flaque

A la croisée des feux de route

Des voitures feu follets

Et je lève les bras dans un cri de mouette

Qui me guide vers le port

Et je marche

Et j'avance

Et j'embrasse

Et je chante

Le coeur rouge dans la voix

Et je brume

Dans la ville

Sur un rythme végétal

 

Poème européen n°

Ich bin berlinerin

Walking en ballerine

Deposing my skin

Le long d'un mur

A court de rêve d'amour

 

 

Densité du squelette

Alles in ordnung

Pop corn

Bar at the corner

Populaire

Popul’art

Pop

Pipe

Piper dé hasard

Calme quiet

Couette miette seconde

Plume silhouette

Instant d’or

Corps mouvement

Sur la musique de la juke box

Ambiance

Errance

At midnight

Sièges flottants au bar

Bières titubant sur l’accoudoir

Populaire l’air de plaire à un gars

Regard lancé de côté

Comme une passe match

Essai raté

J’ai tourné la tête

Atterrissage dense chevelure

Notes emmêlées dans mes doigts stylo bic

Big bock à boire

Remplir l’âme au travail

Travailleurs, travailleuses

Du dimanche soir

Venus toutes et tous

Tous et toutes dire un au revoir

Signer un autographe à l’horloge

Demain est déjà là

Morgen matin déjà

Double sens en un seul point

Mot double trouble le

Trouble eye

Red pop corner

Red room

Murder pub

Killer de mots

La mâchoire se serre et la langue se tortille dans une bouche fermée

Pied congelé fixé dans la bottine

Accoudoir écorché vif

Âme vive de comptoir

Regard escape

Shape

Shame on me

Music juke box

Berceuse des temps modernes

Du temps que je vis ici

Pub Pub Pob Pubcorn

Pub de cul Cul de pub Cul de pute

Couille molle pendue au bar

Doigts glissant sur la joue de l’âme au travail

Pas de sujet

Pas de verbe

Complément d’objet

Complément d’instant

Une présence

Un être

Un dit

Un rien dit écrit

Un être cherchant midi à minuit

Bougie lumière d’une page qui se remplit et vide le glass full of Fassbier

Alles in ordnung

Keine Ahnung

Nung Jung Nouille Fluide Estomac Eye

I sleep in the bar comptoir

Et je dois payer ce temps passé

A écrire quelques mots ramassés

Dans mes tiroirs

Caisse

Cornes décorniquer dépop départ

Juke box repart

Moi dare dare je me barre

Y’en a marre de ces mots automatiques

Juke box tic

Tic tac music

Tic tac

Tic tac

Tic tac

Coup de feu

Start & go

Présentation de l’auteur




Davide Napoli, Jean-Yves Bosseur, Intragème (extraits)

Il y a toujours la durée d’un lapsus tic tac tic tac tic chute de la voix
basculement du souffle sans échange
là où le mouvement écho

C’è sempre la durata di un lapsus tic tac tic tac tic caduta della voce
ribaltamento del fiato senza scambio
là dove il movimento éco

 

Échapper à sa présence
plus un bruit ne tombe plus bruissement du paysage le temps
d’une faille
tic tac

Sfuggire alla sua presenza
più un rumore non cade più mormorio del paesaggio il tempo
di una breccia
tic tac

 

Dans la pluie du pli plus rien paysage distrait glissant dans l’eau noire au
bout de la lumière sa lame sa nature
souffle d’ombre en fuite
tic tac tic tac tic

Sotto la pioggia della piega più niente paesaggio distratto scivola nell’acqua
nera alla fine della luce la sua lama la sua natura
fiato d’ombra in fuga
tic tac tic tac tic

 

Seul seulement un lapsus seul en suspension gravité in-tension fluides en
errance tic tac tic tac tic
d’un seul trait chute des traces

Solo solamente un lapsus sospeso gravità in-tensione fluidi vaganti
tic tac tic tac tic
in un solo tratto caduta delle tracce

 

Détacher/« ensemence » ce silence du// rythme des ailes rupture de la forme
bruit du geste battement de l’informe dans la caresse du fond
parcours du vide/mur du temps
se lit passage de la ligne se vide

Staccare/ «seminare» questo silenzio del// ritmo delle ali rottura della forma
rumore del gesto battito dell’informe nella carezza del fondo
percorso del vuoto/muro del tempo
si legge passaggio della linea si svuota

Intragème avec Jean-Yves Bosseur et Davide Napoli, une performance réalisée à l'espace Rue Française.

Textes et images extraits d'Intragème  de Davide Napoli et Jean-Yves Bosseur, paru aux éditions Transignum, 2021.

Présentation de l’auteur