Erwann Rougé, Le Perdant

Comme une bouffée d'air qui traverserait la page et l'esprit, il faut se figurer ce mouvement, cette variation qui marque de son empreinte les territoires. Et les hommes également. Un battement : la marée. Et particulièrement, la basse, appelée « Le Perdant » qui est le thème de ce recueil d'Erwann Rougé. En observateur méticuleux du phénomène, l'auteur recense les odeurs, les sons, les couleurs, la faune qui peuple ce état du vide dont la renaissance est la finalité.

Si l'on sait que c'est l'attraction de la lune, corps céleste perturbateur, qui déforme les masses liquides du globe et fait chavirer les plages ; ce que l'on appréhende moins, c'est le monde en suspens qui se découvre alors que le sable s'étale à l'air libre, « l'étendue presque douloureuse de cette folie », la douceur d'un paysage sculpté dans le sel résurgent, mais aussi amoncellement de noms d'oiseaux, brèches et silence. La sécheresse se retrouve étrangement liée à l'humidité dans cet univers aussi bien fugace que « toujours recommencé ». Panique dans l'atmosphère, dans le ciel, « un noir qui se défait du bleu ». La rive se dérobe sous les orteils, recourbés sur « le point mort de la laisse ». On se sent oiseau peut-être, égaré dans « débris d'os blancs et de bois blanchis » que la mer recouvrait jusqu'à lors. 

La sauvagerie si entière d'un tel spectacle ne peut que conduire à la métempsychose, c'est inévitable. Et c'est par son cri que l'épervier prend possession de nous, tandis que le poète, grâce au pouvoir de l'écriture, se plaît à croire que c'est lui qui prend possession du rapace. Instantanément, c'est la ruine de tout ce qui fait l'homme, « quelque chose qui retourne à une simplicité , à une évidence enfouie, juste avant de parler », une dégringolade dans l'animalité la plus vive, la plus archaïque.

Erwan Rougé, Le Perdant, Editions Unes, 148 pages, 15 €.

Ce que l'on perçoit : la mort. Ou peut-être bien la peur. Mais la mort est « calme infini de l'eau ». En tout cas, c'était quelque chose de rugueux sans l'être tout à fait, frais, et intraitable. Quelle est cette vigueur alors, qui donne à l'homme le pouvoir de continuer sa marche ? Une certaine forme de continuité, et l'opportunité de choisir, de porter son regard sur autre chose. L’œil s'en va plus loin, une lumière, le son des corbeaux.

C'est dans l'ordre des choses que la manifestation se dissipe, et c'était tout l'implicite de l'expérience. Car si le poète est homme de défi et qu'il veut voir et sentir plus que de raison, le cœur, lui, « touche à la mer ». À l'inverse de l'enfant qui s'ennuie de ne pas voir sa maman arriver et qui court en tous sens, remuant les ombres, ici c'est « un accord sans aucune menace » et la possibilité d'une résolution en douceur. Alors qu'un paysage se refond sous nos pas, tout en boues et dérivations, il faut se frayer un passage, poussé vers la sortie. Dernier acte d'une représentation primitive, le flux s'avance, c'est une dialectique qui n'a pas d'âge.

Poète à la sensibilité délicate, Erwann Rougé approche et examine la limite dans ce recueil pénétré de sagesse. Avec son corps, il récupère les embruns mystiques d'une côte rongée d'écumes, la sienne, celle de la Bretagne qu'il connaît plus qu’intimement, nous laissant l'envie d'y être, de s'y baigner nous aussi, dans le vent frais et salin qui conjure la mort. 

Présentation de l’auteur




Christine Guénanten, Féerique fougère

Fidèle à elle-même. Fidèle à une écriture qui dit le monde dans sa simplicité et sa beauté. La Bretonne Christine Guénanten célèbre les fleurs, les nuages et les papillons. Et beaucoup d’autres choses. Sans oublier cette « féerique fougère » qui donne le titre à son nouveau recueil. De bout en bout, c’est un don d’émerveillement que sa plume rend contagieux.

« Grandes prairies traversées de ruisseaux,/Je vous aime ». Christine Guénanten sait faire feu de tout (petit) bois. Le plus minuscule, le plus anodin, a droit de cité dans ses livres. Elle anoblit les gens, les choses, la nature. Francis Jammes n’est jamais loin, celui qui écrivait « Ecoute dans le jardin qui sent le cerfeuil, chanter, sur le pêcher, le bouvreuil ».  François d’Assise rôde aussi dans ses textes. Voici donc, dans  nos mains, un nouveau Cantique des créatures où la poète convoque aussi bien le  « chien châtaigne »  que la féerique fougère. « S’enraciner à sa vie/Par son odeur forestière./Osmonde royale ». Elle convoque aussi « la petite neige », « les petites rivières » et les myosotis dont « les yeux s’émerveillent ».

Cette approche sensorielle du monde, que sa plume restitue par une juste musique, n’est possible que par cette « attention soutenue » dont parlait le poète Czeslaw Milosz. Lisant Christine Guénanten, on pense aussi à ce qu’écrivait Henry-David Thoreau : « Poète serait celui dont les mots sont aussi frais que les bourgeons à l’entrée du printemps ».

Cette fraîcheur, ce regard lavé, cette aptitude à la contemplation ne concernent pas que la nature. Christine Guénanten nous parle des « gens modestes » avec la même empathie. A commencer par sa mère (« Tout s’éclairait en or/Grâce à ses mains »). Ailleurs, elle loue « le brave charbonnier », « le prince apiculteur » et « les élégantes modistes ».

 

Christine Guénanten, Féerique fougère, Des Sources et des Livres, 98 pages, 14 euros.

Mots « pauvres » pour mieux dénoncer « un monde bruyant » et pour « encercler la peur ». Pour faire aussi le constat du désastre écologique. « Terre,/Tu ne peux plus te taire,/Qu’avons-nous fait/de tes forêts,/tes ruisseaux,/tes animaux ? ».

  Car Christine Guénanten n’est pas dupe. Il y a « Tant de pièges posés/De-ci, de-là à l’humanité ». Il convient, écrit-elle, de « s‘opposer aux modes/D’un monde numérique » et faire front à « la bêtise programmée », notamment sur les écrans. Elle n’hésite pas à noircir le tableau en parlant de nos « maux misérables », de nos « vies assombries ». Inlassablement, elle appelle la nature à l’aide. « Si les voix des humains/Se changent en couteaux,/Au cercle des jonquilles/Tout se métamorphose/En dialogue amoureux.//Mots-lilas, mimosas, Giroflées/jour et nuit au jardin/Le bonheur nous attend ».On est prêt à la croire et à la suivre.

                                                                                       

Présentation de l’auteur




Yves Ouallet, De L’écriture et la vie ou la volonté de Sur — Vie à l’Apocalypse pour notre temps

La conjonction de coordination « et » reliant L’écriture et la vie, essai en trois tomes dont l’écrivain-chercheur Yves Ouallet retrace les étapes de ce lien essentiel, s’interprète en hommage au titre de l’ouvrage de Jorge Semprun sur son expérience concentrationnaire à Buchenwald, L’écriture ou la vie, à travers lequel le résistant d’expression castillane et française, né à Madrid, retrace ce qui ne peut être donné à ceux qui n’ont pas connu les camps : vivre sa mort. Un temps, il va croire qu’on peut exorciser la mort par l’écriture. Mais écrire renvoie à la mort. Pour s’arracher à ce cercle vicieux, dans un tourbillon de la mémoire, l’œuvre d’art qui sera tirée ensuite de cette expérience âpre, fondatrice, et qui aurait pu se nommer L’écriture ou la mort dresse mille scènes, mille histoires qui font de ce livre sur la mort un ouvrage extrêmement vif…

À travers cette substitution du « et » au « ou » du titre original, le penseur héritier de la réflexion de son aîné, met en exergue comment c’est précisément dans ces situations extrêmes, dont le philosophe Adorno, s’efforçant de mesurer les conséquences encore plus radicales du camp d’extermination Auschwitz, affirmera désormais : « Il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes », que – paradoxalement – le recours au poème s’avère nécessaire, impérieux, vital ! Ainsi, de la figure d’Ulysse retrouvant sa part d’humanité à son retour à Ithaque, à travers le regard de son vieux chien Argos, dans l’Odyssée d’Homère, à l’évocation de la formule d’introduction du fameux sonnet nostalgique, dans Les Regrets de Joachim Du Bellay : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage… », en passant par Le chant d’Ulysse, dans La Divine Comédie de Dante, le mythique voyageur, en quête de son pays natal, se révèle inspiration de survie, dans l’Enfer des camps, sous la plume de ses plus grands témoins, notamment dans L’Espèce humaine de Robert Antelme ou dans Si c’est un homme de Primo Levi…

Dès la question inaugurale d’Hölderlin : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » ouvrant le chapitre central du tome consacré à La survie poétique, et même auparavant, dans le déploiement de celui étudiant les Inscriptions : « Inscrire », « S’écrire », c’est en se reliant à la profondeur de L’identité poétique que les hommes prisonniers de leur époque peuvent espérer survivre, devenir des survivants, vivre à nouveau, reprendre de la hauteur !

Yves Ouallet, L’écriture et la vie, Tome I, Inscriptions, éditions Phloème, 184 pages, 23 euros.

Dès lors, dans la conscience de cette nécessité, le tome ultime Éthique et écriture met en exergue l’articulation fine entre vivre et écrire, conjurant à la fois l’interdiction d’écrire et l’impossibilité de vivre, dans une éthique de nos existences débordant l’esthétique des écrits dont le poème n’en garde que l’éclat…

Alors, fort de cette triple réflexion sur les implications anthropologiques, poétiques et éthiques, d’une telle écriture envisagée comme survie, s’élève le chant personnel du poète, véritable cri à la fois d’un témoin et d’un combattant face à l’Apocalypse pour notre temps ! De l’adieu impossible à la littérature, se détache ce fragment d’un cœur palpitant du mystère, vision de jours nouveaux entraperçus, arrachés aux ténèbres contemporaines, pour mieux en exaucer la lueur souveraine, final en apothéose de la traversée apocalyptique de notre temps si sombre et si lumineux à la fois : «  Chaque chant s’élève chaque roseau chaque oiseau / chante en son jargon nouveau l’Hymne à la Joie / le lys martagon répond au rossignol gorge bleue / le nourrisson babille avec l’oisillon / Babel est heureuse et se fond dans la Forêt joyeuse / radieuse dans les cieux vogue la Planète Bleue / dans la lumière du Soleil / et la poussière des étoiles. »




I Vagabondi, revue littéraire des deux rives de la Méditerranée

C'est avec plaisir que nous accueillons la naissance de la toute nouvelle revue éditée en Corse par Jean-Jacques Colonna d’Istria et les éditions Scudo. I Vagabondi, revue grand format sous couverture colorée annonçant son ancrage sur les « deux rives de la Méditerranée » se présente comme une revue largement ouverte sur les arts et les cultures. Plus de 70 participations reçues pour ce premier numéro, qui en a retenu 51, dont les auteurs sont présentés d’emblée, avec photo et biographie succinte, juste après le sommaire.
Le titre, ainsi que l'explique Jean-Jacques Colonna d'Istria dans son édito, fait d'abord référence à l’histoire corse, et à « l’accademia di i vagabondi », dont les publications propageaient les idées nouvelles dans tous les domaines, académie créée en 1650 par l’évêque de Nebbio, Carlo Fabrizio Giustiniani, académie reprise en 1749, puis en 1978…

I Vagabondi, revue littéraire des deux rives de la Méditerranée, n. 1, juin 2021, éditions Scudo, 168 p. 20 euros

Mais les vagabonds, précise l'éditeur, ce sont aussi tous les acteurs de la vie culturelle, tous les « non-essentiels », tels qu'ils furent définis durant les confinements, et dont pourtant la société ne peut se passer. Sans oublier les « vagabonds d’âme », tous ceux qui passent d’une forme d’expression à une autre, qu’ils soient créateurs ou lecteurs : c’est donc une revue qui se veut généraliste, et éclectique, toutefois tournée davantage vers les arts liés à l’écriture, visuels ou sonores désormais, grâce au QRcode.

Au sommaire de ce premier numéro, le festival Romain Gary, dont Sarrula Carcupinu souligne, en introduction, le caractère international donné à cet événement sous l'égide d'un auteur multiple à plus d'un titre. A ce projet se rattachent des articles sur la double personnalité Gary-Ajar et une série de beaux portraits, œuvres d'artistes divers, disséminés dans la revue.

Egalement mis en avant, les liens entre Corse et Algérie, pays invité cette année, avec un grand nombre d’articles variés et de photos, mais aussi des poèmes et des calligraphies, dans une belle mise en page graphique et colorée, sur un papier satiné, qui met en valeur textes et images sans les étouffer – et sans transformer la revue en lourd objet de salon difficile à feuilleter.

Outre les dossiers, dont on nous annonce que certains seront récurrents, je découvre un feuilleton, « La Maison sur la mer », et des textes en langue corse , dont les poèmes et traductions par Norbert Paganelli, auquel on doit une brève nouvelle autobiographique émouvante, « Noratlas », évoquant avec un regard d'enfant les années 1958 et 1962 et son parcours de « migrant/réfugié » d'une rive à l'autre de la Méditerranée, de Sartène (en Corse) à Bône et Philippeville, en Algérie. Faute de tout citer je retiens encore la nouvelle de Leïla Sebbar, « Isabelle. Sur la route », qui parle de Bône aussi, avec une évocation d'Isabelle Eberhard, la nomade aventurière, à travers le lien tissé entre elle et le jeune Ahmed, qui deviendra instituteur. Jean-PIerre Castellani affronte de face cette binarité du regard, dan sun article intitulé « Entre Corse et Algérie, Mes vagabondages autour de la Méditerranée », évoquant les tensions entre identités fortes et parfois antagonistes. Parmi les photos, dans leur belle pleine page, un « Dante et l'Enfer » de Jacques Cauda, « L'autre rive » de Patricia Pinzuti-Gintz, l »La vie et la liberté » de Soraya, et la double page graphique de Xavier Dandoy de Casablanca, intitulée « La Corse »... Mais les photos se mêlent aussi aux textes, comme dans « La Mort » poème et photos de Laurent Demartini mis en page par Katia Jannin – quand ce ne sont pas les calligraphies qui envahissent l'espace : ainsi « Spices painting with Trumeric – Spices poem Arabic- French » de Ness, ou le poème d'Amin Khan, « Il faut détruire Carthage », présenté et traduit par Terci Boucebci (dont un poème figure aussi dans ce numéro).

Pour clore ce rapide survol, on ne peut que citer la participation de Danièle Maoudj, « Naître au dialogue, ma Méditerrranée » : c'est ce que propose I Vagabondi, dont le numéro 2 prévoit les thèmes de la sexualité en Méditerranée, et du respect de la nature.




Contre-Allées revue de poésie contemporaine N° 41

Qu’est-ce que la poésie contemporaine ?

Les premiers mots que l’on lit dans ce quarante et unième numéro de Contre-Allées constituent le début d’une question : « La poésie contemporaine est-elle… ». Et voilà un enjeu de lecture intéressant pour ce numéro qu’Amandine Marembert et Romain Fustier placent sous le signe du poète Jacques Darras : quelle est la fonction de l'écriture poétique contemporaine ?

Une première réponse est donnée par la belle illustration de la couverture, signée par Valérie Linder, où l’on voit annoncé les thématiques que l’on retrouvera par la suite : l’attention à la nature, aux objets du quotidien, la fragmentation de la voix et du rythme, la nature qui s'immisce dans le béton de la ville. L’image délicate et réflexive de Linder confère un charme particulier à cette revue.

Romain Fustier donne une première réponse à la question que nous évoquions dans son texte introductif : « L’amateur de poèmes [...] ce qu’il quête, c’est de la relation ». Cette relation est celle que Contre-Allées tente de construire avec huit poèmes et un entretien de Jacques Darras, l’invité du numéro. Ses poèmes sont une relation entre la nature — il y est question des Trémières, des Pivoines, du hérisson dans le fabuleux poème Hedgehog —, la ville — qui introduit le prosaïque dans le poème — et l’écriture poétique. Le poème Adieux au merle en est une belle synthèse : Voyez-le sur la faîtière en tuile noire comme un accident / de cuisson générale dans le soleil couchant [...] pourquoi ne sommes-nous pas chanteurs nés ? Darras tisse ainsi des liens profonds entre la vie et l’écriture — je cite «  Verhaeren Bis » : Ecrire, [...] c’est prescrire ce qu’ensuite / Nous vivons —, ce qui répond déjà à la question implicite de Contre-Allées : l’écriture poétique sert à devenir Lecteurs de nos actes que [la réalité] écrit à travers nous.

Contre-Allées, revue de poésie contemporaine, n° 41, printemps 2020. 48 pages, 5 euros.

Darras développe ensuite l’importance poétique et politique du rythme dans un entretien qui se présente comme une grille de lecture pour les contributions poétiques dans la suite du numéro. Le lecteur trouvera des poèmes de Christiane Bouchut, Isabelle Sancy, Maud Thiria et Christain Degoutte, tous marqués par le regard intime qu’ils portent sur des objets de la vie quotidienne (un fauteuil chéri, le linge blanc, les mirabelles).

Je retiendrai volontiers le poème D’un jardin d’Anne Brousseau. Il s’agit d’une belle et longue métaphore filée à la fois du poème et de l'existence comme un jardin. Elle écrit :

D’un jardin de saveurs
thym sauge et ciboulette
chaque jour en prendre la mesure

chaque jour ce temps au temps
et garder le souffle juste sur la ligne
pour que ça tienne
pour que ça veuille

ainsi t’attendre

 

Ce jardin est certes une métaphore du poème, mais aussi de l'existence humaine comme le confirme son dernier vers : le monde est un jardin. Un jardin d’attention et de rencontre avec ceux qui ne sont plus en vie. Le poème d’Anne Brousseau répond ainsi, très humainement, à notre question : la poésie c’est une autre science, c’est avoir fleuri / et tourné le dos / vers un autre chemin // ou le même / le sien.

Enfin, deux entretiens avec Henri Droguet et Christian Garaud nous ouvrent les portes de l’atelier du poète pour répondre à la question : Dans quelle mesure l’écriture est-elle un chantier pour vous ? Le numéro entier de Contre-Allées semble ainsi répondre à la question qu’il suggère : la poésie contemporaine est un perpétuel chantier (pour reprendre le mot de Garaud), c’est-à-dire, un perpétuel devenir. Et une revue de poésie contemporaine est l’épicentre de ce chantier, où tout conflue, certes, mais aussi où l’on voit la poésie se construire, une poésie d’attention aux détails, à la vie, et aux liens profonds entre la vie et l’écriture.




Pierre Rosanvallon, Les Epreuves de la vie, Comprendre autrement les français

Syndicat Des journalistes de la Presse Périodique

Plaisir de lire 

 

Historien et sociologue, titulaire de la chaire d’histoire moderne et contemporaine du Collège de France, directeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, éditorialiste associé au Monde, membre du très sélect club, bien que souvent controversé, « Le Siècle », auteur d’une trentaine de livres, traduit en 22 langues, il est à juste titre considéré comme l’un des sociologues les plus écoutés du moment, y compris dans le monde politique (Emmanuel Macron, Valérie Pécresse, Anne Hidalgo etc.) qui font régulièrement référence à ses travaux comme une possible bouée de sauvetage. Et pour cause, outre d’être un brillant analyste de la contemporanéité, il est aussi un novateur intrépide qui aime à expérimenter de nouvelles formules susceptibles d’enrichir le champ des recherches en la matière.

Il créé en 2002, « La République des idées », un atelier d’intellectuels qu’il préside. Et quelques années plus tard, « Raconterlavie.fr », autrement dénommé « le Parlement des invisibles », collection de courts témoignages, afin de raviver la démocratie, et qui donnera lieu à un ouvrage, intitulé « Le Parlement des invisibles : déchiffrer la France », publié chez point en 2020. Afin de poursuivre cette réflexion, Pierre Rosanvallon à fait paraitre tout récemment un ouvrage très remarqué, « Les Epreuves de la vie ». « Les nouvelles géographies des fractures politiques et l’instauration d’un climat de défiance ont certes été bien documentées. Mais la nature des attentes, des colères, et des peurs dont elles dérivent n’a pas encore été déchiffrée. Cet essai propose des outils pour ouvrir et décrypter cette boite noire. Il se fonde pour cela sur une analyse des épreuves auxquelles les Français se trouvent le plus communément confrontés au quotidien ». Vaste programme en effet !

Ces politiques qui n’ont pas forcément quelque chose à nous dire….

L’amplitude des structurations sectorielles, la verticalité intensive et excessive des décisions rend les rapports humains de plus en plus complexes, voire littéralement déshumanisés et limite inexorablement les échanges sains entre les groupes sociaux et les catégories d’individus. Le politique prenant une part importante de responsabilités dans l’ensemble des fractures qui divisent les citoyens en termes d’autonomie de principe et d’égalité des chances tout au long de la vie. Il en résulte logiquement une désaffectation des décisions utiles et nécessaires au cours des diverses expériences, qui oblitère le champ des possibles.

Pierre Rosanvallon, Les Épreuves de la vie, Comprendre autrement les Français. Ouvrage coédité avec la République des idées, Le Seuil, 224 pages, 19 euros. 

C’est de ce point de vue, il me semble que Pierre Rosanvallon aborde l’ensemble de ces problèmes de fonds et considère à cet égard vraisemblablement la valeur des affects, tout en restant prudent sur le plan psychanalytique quant à l’utilisation souvent abusive de ce terme dont l’étendue sémantique ne se limite aucunement à une classification des appréhensions du monde contemporain dans lequel nous vivons avec et malgré nous parfois. Il en est de même pour ce qu’il nomme « les communautés d’expériences » qui d’emblée peuvent représenter un danger lié au filtre socio-psychologique en niant inconsciemment d’autres « expériences non partagées », et en augmentant certains clivages déjà existants. Là encore le politique joue un rôle sensiblement négatif en supposant naïvement que la législation délimite et encadre les différences entre les groupes humains. C’est certainement là une erreur de modélisation des principes fondateurs de notre société, (au moins depuis l’avènement de la Vème République) qui envisage que toutes les aspirations peuvent être répertoriées, exploitées politiquement (exemple peu fructueux du Grand débat national lancé par le Président Macron). D’où d’ailleurs une explosion inconsidérée des thématiques (immigration, chômage, sécurité, pouvoir d’achat, retraites, etc…) qui remplissent et gangrènent les discours de nos gouvernants sans satisfaire à de véritables réponses.  Certes il n’est rien de plus difficile que d’établir une « symbiose parfaite » entre les membres d’une communauté nationale, si toutefois cette expression a encore un quelconque sens, car en vérité elle n’existe pas réellement répondant plutôt et de manière plus réaliste à un régime idéel de la « convivence ». Et pour cause !

Le flop des flops !

« Depuis les années 80, il s’est produit un décentrement. L’élection est toujours le principal mode de désignation des candidats, mais elle n’implique plus une légitimation a priori des politiques…. Qui n’incarnent plus la volonté générale, mais seulement une majorité temporaire ». Décentrement ? Légitimation ? Qu’est-ce à dire au juste qui déjà ne relève de la suspicion ? Il faudrait creuser plus avant cette subtilité linguistique pour recouvrer une quelconque logique et établir des ponts compréhensibles entre les expériences des uns et des autres et leur ordonnancement dans un temps établi qui puisse servir à l’ensemble. Mission impossible ? Et de ce point de vue Pierre Rosanvallon ne se trompe pas en réaffirmant haut et fort que « Le but est de réduire le sentiment de distance en montrant aux gouvernés que les gouvernants les comprennent et leur ressemblent. Une politique de présence s’est substituée à l’idée du mandat. Cela correspond à une véritable attente sociale, mais le risque est que la politique se réduise à un grand miroir existentiel et qu’au lieu de construire une histoire dans le temps, elle se dégrade en un tourbillon médiatique permanent ». Dégradant en effet, dans le sens de la subtilisation rationnelle et organisée des valeurs essentielles liées aux affects et aux aspirations – à un syncrétisme de relative appartenance des attentes mises inconsidérément dans le même sac, et sans guère de discernement. « La vraie vie n’est pas dans les grandes théories ou les moyennes statistiques, il faut considérer la notion d’épreuve » qui renvoie d’abord « à l’expérience d’une souffrance, d’une difficulté de l’existence, à un obstacle qui ébranle au plus profond des personnes. Elle correspond aussi à une façon d’appréhender le monde, et le comprendre » comme en amont être en mesure de la critiquer. « sur un mode directement sensible, et de réagir en conséquence ». Or les réactions ne sont pas toujours celles que l’on suppose niaisement, à cause de ce fameux miroir existentiel, qui rend le décryptage sociologique et politique, voire organique, particulièrement difficile, et insondable parfois dans les faits. Comment être alors en mesure et avec quels outils crédibles et efficaces, afin de dessiner une carte complète des besoins et des aspirations, qui ne peuvent se réduire quelques sondages d’opinion ? Il faut donc apprendre ou réapprendre à regarder derrière le miroir, alors que » les épreuves de l’individualité et de l’intégrité personnelle, ce sont celles qui déshumanisent les femmes et les hommes, atteignent leur moi profond et peuvent menacer psychiquement et physiquement leur vie même. «  … « Ce sont pour l’essentiel des pathologies de la relation individuelle qui s’exercent dans un face-à-face dévastateur ». Ainsi toute la subtilité de ce présent ouvrage, tient avant tout à sa capacité à décrypter les menaces qui pèsent sur l’humain, mais plus encore les outrages qui lui sont faits (mépris, injustice, discrimination) dans une société morcelée et qui ose encore prétendre à une nation « une et indivisible ». On croit rêver !

 




Jean Pichet, Le vent reste incompris, Jean-Marie Guinebert, La Vie neuve

Jean Pichet - Le vent reste incompris

Introduction et traduction par Miguel Ángel Real

Le poète se présente comme un observateur dont la réflexion est guidée par les éléments naturels (arbres, oiseaux, la lune, la lumière...), à partir desquels on se pose une série de questions autour du temps.

De même, les sens acquièrent une grande importance dans le recueil. L'auteur se demande si à travers eux on peut acquérir une idée précise du monde. Ou sommes-nous trompés par nos sensations ? On navigue alors à la frontière entre réalité, souvenirs et songes, sans qu'on puisse définir leurs limites de façon franche, comme l'indique le dernier poème, qui donne son titre à l'oeuvre.

La voix posée de l'auteur essaye de trouver une harmonie dans l'instant présent, en déployant une sensibilité à la thématique proche des haïkus japonais.

 

 

Jean Pichet - Le vent reste incompris,  Coll. Les cahiers, © Ed. Illador 2021.

LE CHÊNE ET LE RUISSEAU

Le chêne est vieux ; très vieux.

Mille ans. Plus, peut-être.

Ses feuilles ont quelques jours
à peine. Et le ruisseau
à ses pieds coule
comme depuis toujours.

 

 

EL ROBLE Y EL ARROYO

 El roble es viejo; muy viejo.

 Mil años. Más, tal vez.

 Sus hojas tienen unos días
apenas. Y el arroyo
a sus pies fluye
como siempre.

 

LE TOUT PETIT PEU 

L'ombre du tilleul 

pèse sur l'absence. 

Étouffe le silence. Protège 
quelques fleurs fanées. 

Ce sont elles, peut-être bien,
qui savent
le tout petit peu 
qu'il faut savoir pour continuer. 

 

 

LO POCO

 La sombra del tilo

 pesa sobre la ausencia.

 Ahoga el silencio. Protege
algunas flores marchitas.

 Son ellas, acaso,
quienes saben
lo poco
que hay que saber para seguir.

 

 

 

 

 

IMPRESSION 

Le bruit des moteurs sur la route, 
le bruit du vent 
dans les roseaux du lac, 
le bruit des voix autour 
du bruit de mes pas — Un  goéland 
passe. 

Tout devient silencieux. 

Comme oublié.

 

 IMPRESIÓN

 El ruido de los motores en la carretera,
el ruido del viento
en los juncos del lago,
el ruido de las voces en torno
al ruido de mis pasos – Una gaviota
pasa.

 Todo se vuelve silencio.

 Como olvidado.

 

 

TOUSSAINT 

Soleil et ciel bleu 
rendent  le village pareil à celui 
que  montrent les cartes postales 
sur le tourniquet  du tabac-presse. 

Mais un vent  froid 
comme l'eau du puits 
découpe dans l'air des masques 
de mélancolie. 

D'énormes bambous feulent 
au-dessus des tombes. 

Si vives les images du souvenir!
Mais inaccessibles.

 

 

TODOS LOS SANTOS

Sol y cielo azul
hacen que el pueblo se parezca
al que muestran las postales
en el expositor giratorio del estanco.

Pero un viento frío
como el agua del pozo
corta en el aire máscaras 
de melancolía.

Bambús enormes bufan
sobre las tumbas.

¡Qué vivas las imágenes del recuerdo!
Pero inaccesibles

 

 

∗∗∗

Jean-Marie Guinebert, La Vie neuve

Dans la première partie du recueil, “Chants métaphysiques”, l'auteur mène une réflexion sur le sens de la poésie, de l'existence et du temps, écrite notamment autour de l'enfance, très présente.

On observe un certain désenchantement (ou est-ce tout simplement la réalité ?) dans lequel les animaux ont une grande importance, comme si l'écrivain voulait former une seule entité avec eux pour mieux comprendre le monde.

La partie centrale, au titre explicite (“Le cycle court des amours douce-amères”) présente ce “piètre ragoût amoureux” qui semble tout de même indispensable dans notre existence. Le pessimisme côtoie la lumière dans une recherche qui fait apparaître un va-et-vient d'émotions et qui culmine dans un érotisme qui semble apporter du sens.

Pour finir, « Après-dire » est écrit à l'ombre de l'Iliade. Ici, la vie est considérée comme un voyage dans lequel la dialectique sens – non-sens semble être le moteur. Une certaine ironie transparaît également, comme pour nous encourager à nous accrocher aux petites choses afin de continuer notre périple existentiel.

Jean-Marie Guinebert, La Vie neuve. Coll. Les cahiers, © Ed.Illador 2021.

NIHILISME CANIN 

Je refuse  — je repousse
L'indifférente vibration
Des étoiles lointaines

Ainsi hurlait le chien
Sa plainte longue
Comprise de lui seul

À la nuit.

 

NIHILISMO CANINO

Me niego – rechazo
La indiferente vibración
De las estrellas lejanas

Así aullaba el perro
Su larga queja
Que sólo él entendía

A la noche.

 

L'enfance était profonde
Autant que la mare
Commune et noire
Au centre du  village —
Piquée de nénuphars
Mêlés
Dans l'obscure profondeur
Aux reflets des étoiles
Elle attirait
Accueillante et froide
Les bêtes inapprivoisables
Et les amants abandonnés

 

La infancia era tan profunda
Como la charca
Común y negra
En el centro del pueblo -
Picada por nenúfares
Mezclados
En la profundidad oscura
Con los reflejos de las estrellas
Atraía
Acogedora y fría
A las bestias indomables
Y a los amantes abandonados

 

Combien de temps
Encore
Combien d'années
De saisons
Te faudra-t-il livrer
Ta face ravagée
Retournée comme terre meuble
À la semaison
Des amours mort-nés
Sans espoir de moisson.

 

Cuánto tiempo
Aún
Cuántos años
Y estaciones
Necesitarás para entregar
Tu rostro devastado
Revuelto como tierra mollar
En la siembra
De los amores que nacieron muertos
Sin esperanza de cosecha

 

Présentation de l’auteur




Jean-Luc Favre Reymond, Les Versets kaoniques, Journal I

Les Versets kanoniques. Le titre secoue les repères génériques, en mettant le lecteur devant un mélange des genres, et pas n’importe lesquels. Le substantif tutélaire lourd de sens, Versets supporte un sous-titre qui interpelle : Journal I. Qu’est-ce à dire ?

Expérience de l’ultime rencontre avec une illumination dont on aurait dans ces pages la révélation, sacralisation des éléments anecdotiques du quotidien, lecture herméneutique du parcours terrestre… ? Et quid de la graphie de l’épithète, Kanoniques ? C’est donc avec une vive curiosité que le lecteur aborde cet opus de l’écrivain, poète, critique et journaliste, chercheur associé auprès du Centre d’Etudes Supérieures de la littérature de Tours, Jean-Luc Favre Reymond.

Une l’épigraphe d’œuvre accompagne ce dispositif tutélaire :

« Des ressources n’existent qu’autant qu’on les fait encore fructifier. En même temps, ce qui n’est en elles que potentiel les maintient en essor et les sauve de la limitation à laquelle est soumis l’actuel dans son étalement : les soustrait à l’enlisante positivité́ de l’achevé́ et de l’accepté. Des ressources qu’on explore on ne connait pas la limite, tandis que les richesses qu’on possède sont d’emblée bornées. »

François JULLIEN

Jean-Luc favre Reymond, Les Versets kanoniques, Journal I, 5 sens éditions, 2021, 146 pages, 15€30.

François Jullien, philosophe, est une référence qui place ce titre sous les auspices d’une pensée qui secoue les repères du genre. Les concepts d’écart, et d’« entre », de différence et d’identité sont pour ce penseur des lieux d’où l’on peut produire du commun et non pas du connu. Différence non négligeable, nous le verrons, pour Jean-Luc Favre Reymond qui élabore un ensemble hors de tout discours didactique mais d’une grande puissance conceptuelle.

Et ce texte secoue les acceptions de toute somme diégétique, de toute poésie, de tout discours philosophique. Les couches sémantiques qui se dévoilent comme un palimpseste n’en finissent pas de révéler qu’il n’y a rien à lire, rien à voir, rien à comprendre, dans les possibilités de lecture, toutes valides mais toutes stériles finalement. Car il s’agit de la pensée, de l’élaboration de la pensée, dans et par le langage.

Flux, reflux, de cette pensée qui ne cesse de se déverser comme un jet discontinu d’assertions, de constats, d’éléments anecdotiques, où tout se mêle, où tout cohabite, et où tout est également haché, entrecoupé par des mots ou des groupes de mots entre parenthèses, signe des heurts sémantiques, mnésiques, cognitifs. Dans la vitesse ahurissante d’un monologue intérieur où apparaissent des souvenirs et des personnages familiers, dans le même temps que des considérations plus générales sur l’humanité. Bilans et constats sont perforés de mots entre parenthèses, évincés du discours, comme les à-coups d’une pensée qui s’enraye, ou simplement pour dire qu’on ne peut dire, ni ruminer le verbe galvaudé par les siècles. Percent ainsi les dérives séculaires de nos congénères, qui affleurent comme les épines d’un cactus sur ce texte planté dans le désert de nos solitudes endogènes. 

A l’origine de ce dispositif textuel un savant manège s’orchestre sur l’espace scriptural. Les paragraphes occupent le plus souvent une seule page, sont centrés ou pas, et suivis par une phrase en italiques et entre guillemets. Une éviction totale de certains signes de ponctuation confère à l’allure discursive des Versets un élan incroyable : pas de point, de virgules, de points virgules, peu de points d’exclamation, pas de tirets hauts. Des tirets bas et des parenthèses scandent le texte. La ponctuation qui est rétablie dans les sentences qui apparaissent en italiques sous chaque paragraphe, en fin de page. Pas de sauts de ligne, un bloc qui ne laisse pas au lecteur l’occasion de reprendre sa respiration, qui sidère, en réalité, qui emporte, et lessive le mental à force de la solliciter.

S’il ne s’agissait que de revoir le tracé des frontières il est des territoires qui doivent rester vierges hors de portée de l’homme celui-là̀ le meurtrier qui abime tout moi c’est la prière qui m’importe celle qui s’élève au-dessus des nuages et qui peut faire écho dans les soubassements de la pensée à charge de revoir le mode de cooptation des uns___ et___ des autres la masse (vautrée)
et cupidon s’en fout on se croirait sur la lune avec tous ces débiles qui flirtent à tort et à travers le sexe virginal faut s’en méfier c’est comme la varicelle ou la peste
on n’a pas les moyens de lutter contre l’imagination in- fertile à vous de définir le cadre je veux bien être votre intercesseur entre la divine providence et la grâce qui la porte (à moins) que subitement___ l’orage___ ne s’abatte sur la planète entière décimant ici et là (les rosiers) n’ont cessé d’infester mon jardin je ne sais plus quoi en faire je les déteste j’aurais préféré des bégonias ô tempérance ô vertu (cardinale) 

Or, penser ne mène qu’à penser. La succession de ces morceaux de bravoure le signifie clairement. Penser n’ouvre que sur la stérilité de penser, et l’enfilade de ces paragraphes le montre. Ces incessantes paroles égrènent des allusions au temps, celui de l’Histoire qui n’a guère amené de clarté humaniste, celui d’une existence où la conscience se cherche et tente une évasion, mais hors du langage, qui est clairement montré comme insuffisant, vecteur de la pensée elle-même stérile à force de tourner autour de mêmes concepts et lieux communs éculés.

Ce flot porte aussi des expressions tirées des textes sacrés, en l’occurrence bibliques. C’est prier dit le locuteur, qui importe, d’une prière qui s’élève loin du tumulte carnassier de l’humanité. Comme une percée dans le noir des mots, prier apparaît hors du discours comme l’espace d’un renouveau possible. Mais le titre Versets Kanoniques ne permet pas non plus de placer cette prière dans un continuum religieux et conceptuel. Prier n’est pas dans la pensée, pas dans la parole. Ces vecteurs n’ont amené l’humain qu’à la folie, qu’à un présent déréglé et mortifère.

moi quand je parle de l’Éden
c’est parce que le mal
a déjà̀ fait son trou
mange la pomme
en prenant garde que
les pépins soient bien digestes
ou fait en sorte que les haricots poussent encore
dans ton jardin (joufflu)
mets-toi à l’horizontale
comme le mort aujourd’hui
et pour la unième fois,
il manque des parenthèses à l’inverse de ta foi (épuisement)
lacération !
lacération !
lacération !

« Nec quicquam uisi pondus inens congestaque eodem »

 

Ce texte, poème, cette somme absolument sidérante envoûte et porte finalement la densité des versets. Kant qui semble avoir accroché le K de son patronyme à l’épithète tutélaire n’a qu’à bien se tenir. La Critique de la raison pure est ici. Jean-Luc Favre Reymond fait un sort à la pensée, prend le contre-pied des ratiocinations séculaires et dans une mise en œuvre d’une ironie spectaculaire secoue le discours pour voir s’il en sort quelque chose. Ce qui apparaît ce ne sont certainement pas des réponses. Les sentences en fin de pages apparaissent ici comme des sortes de voix off, peut-être l’instance d’un sur moi face à l’inconscient qui déraille, ou bien comme des moralités qui mettraient en exergue certains passages du textes qu’elles clôturent, sortes d’épigraphes à l’envers, qui commenteraient de manière directe ou le plus souvent oblique les propos, ou alors pour finir nous pourrions les recevoir comme des citations tirée d’aucun livre autre que celui-ci, qui trouve en ceci sa propre finalité. La vie n’est pas un long fleuve tranquille, pas plus que la littérature, qui est ici sommée de restituer quelque chose de plus qu’un ronronnement convenu. Jean-Luc Favre Reymond fouille les strates du signe, mais plus encore, il rend perceptible ces étages sémantiques qui mènent l’œuvre à sont infinitude. Au-delà du langage, et de l’enfermement de l’être dans une sémantique stérile, il pose la question du sens. Celui de nos sociétés qui ne peuvent se targuer de pouvoir proposer aux jeunes générations un bilan réjouissant, celui de l’homme face à lui-même, et celui de l’acte d’écrire. 

Jean-Luc favre Reymond, Les Versets kanoniques, Journal I, 5 sens éditions, 2021, 146 pages, 15€30, Quatrième de couverture.

L’épigraphe d’œuvre nous le dit : ce n’est pas dans le connu ni dans le familier que nous trouverons cette nécessaire posture neuve pour aller vers un avenir fertile, mais dans l’écart, l’entre, la différence reçue comme une identité reconnue. De même, ce n’est pas dans le livre que se trouve l’histoire, ni dans le poème que réside le sens, mais dans cet espace d’éternité qui se situe dans l’ailleurs du poème. Il existe un arbre sacré, les pages d’un livre, lorsque le texte permet cette ouverture vers une prière accessible lorsque se tait le langage et que le silence devient la texture habitée d’une humanité retrouvée. Ce texte de Jean-Luc Favre Reymond est de ces chants sacrés, ceux qui émaillent l’histoire de la littérature parce qu’ils s’effacent pour ne taire que l’essentiel.

 

N’invite pas les termes de l’espérance,
à déjouer les pièges
il existe un arbre sacré
sacré
sacré
qui empêche les juteux de franchir la forêt.
L’espérance ne réclame jamais son (dû),
le sens du vent
est une justification naturelle de l’impuissance,
il ne faut pas se limiter
aux seules litanies certains chants s’élèvent

 

Présentation de l’auteur




La minute de lecture, Minute de poésie

Fondée en 2014, La minute de poésie est une chaîne YouTube canadienne qui propose des vidéos de poèmes sans aucune distinction entre des noms qui appartiennent au répertoire classique ou bien contemporain. Des pages Facebook, Twitter, Instragram et un compte  iTunes complètent cette chaîne.

Des groupements thématiques, comme Les essentiels de la poésie à l'école, Poétesses, etc..., ou bien des groupements nominatifs, Louise LabéCharles Baudelaire, Arthur Rimbaud, René Vivien, pour ne citer qu'un tout petit échantillon de ce travail énorme, sont regroupés dans des Playlists, nommées La Minute poésie, ou La minute de lecture, intitulé générique suivi du thème ou du poète proposés. Il y a même une série de vidéos consacrée aux poèmes chantés qui regroupe 9 vidéos de poètes très différents et se termine avec un film de 5 minutes consacré au Spectacle Bénéfice du Chic Resto Pop  qui s'est déroulé le jeudi, 4 février 2021, et qui a mis la poésie à l'honneur.

Le format est identique pour nombre de ces petits films qui durent en moyenne deux minutes : une introduction qui reste discrète à l'image de la chaîne, et un fond de couleur sur lequel les paroles du poème s'affichent en même temps qu'une voix le lit, le raconte, le propose aux auditeurs qui n'ont que l'embarras du choix. 

La minute de poésie, Poétesses.

Les auteurs de cette somme poétique restent discrets et quasiment invisibles. Sur YouTube, Twitter et Facebook on peut trouver deux noms, Michael Mansour et Robert Chidiac. Mais  ils semblent désirer rester discrets malgré le travail remarquable, et le succès de fréquentations de ce lieu éminemment poétique. Cette parcimonie ne fait que renforcer la puissance des films qui laissent toute latitude à la poésie de se déployer, de toucher l'auditeur/lecteur/spectateur. A signaler enfin la qualité sonore et iconographique des contenus. 

Dire, offrir la poésie, est une affaire d'effacement, un don qui doit être pur de toute présence. Il semble que La minute de poésie soit le lieu d'une parole où auteurs et poètes s'effacent au profit d'une voix, celle du poème. Bravo pour cette chaîne qui a presque dix années d'existence.

La minute de poésie, Ma bohème, Arthur Rimbaud.

La minute de lecture, Alphonse Daudet, La Figue et le Paresseux.




La Volée (poésie) (écritures) (rêveries), n. 19

Douze pages de papier glacé au format carré 21x21, pour cette  revue provenant de Lodève, dirigée par Teo Libardo, tirée à 100 exemplaires, et qui dispose d’une page facebook  www.facebook.com/RevueLaVolée,  On y trouvera, dans une mise en page élégante, alternant fonds blancs et fonds de couleur (vert et noir) sans ostentation, des poèmes  et des travaux de plasticiens.

Dans ce numéro, des textes d’Emma Trebitsch, dont le premier recueil est attendu, de Nicolas Giral, auteur de trois recueils chez Rafaël de Surtis, Elisa Coste, dont le dernier titre, Les Chambres, vient d’être publié au éditions Rosa canina, ainsi que des haïkus de Sandrine Davin, des extraits de Il suffira de Téo Libardo, musicien  et poète rencontré au festival de Sète, où il était présent pour les éditions Rosa canina et Phloeme, et où j’ai acquis le très beau CD présentant 12 poèmes de Cesare Pavese mis en musique et chantés par lui sous le titre Anche tu sei l‘amore. Au centre, une double page de très belles encres légères comme des peintures japonaises de montagne et d’eau – shanshui – et leur légende sous forme de sizain , par la plasticienne :

J’ai trouvé un caillou

La pierre a frémi

Un signe est apparu

Et puis plus rien

Reste un dessin

Les cendres du caillou.

 

En une, l’édito de Dominicella et Teo Libardo retrace – avec la concision imposée par le format - les 5 années d’existence ayant permis à une cinquantaine d’auteurs et plasticiens de faire vivre La Volée, et annonce une pause pour se consacrer aux très belles éditions Rosa Canina qui viennent de naître – les précédent numéro de cette sympathique publication sont toujours disponibles ici : http://www.telolibardo.com/ecriture/revue-la-volée/