Le Marché de la Poésie d’après : rencontre avec Vincent Gimeno-Pons

Après deux ans de cessations, entre espoir et interdictions, le Marché de la Poésie de Paris a enfin eu lieu en ce mois d'Octobre. Une édition très réussie, une fréquentation très importante place Saint-Sulpice où le public et les acteurs du métier du livre de poésie se sont retrouvés, enfin. Mais demeurent ces deux années de parenthèses où aucun d'entre eux n'a pu faire connaître ni distribuer donc vendre des publications qui ont été de facto ralenties, voire momentanément interrompues. En 2019 nous avions interrogé Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, à propos de l'interdiction d'organiser le Marché de cette même année, et du combat qu'ils ont mené pour défendre et porter en ces temps de crise sanitaire cette manifestation incontournable et touts les événements annexes, la "Périphérie", qui s'y rattachent (« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons). Aujourd'hui Vincent Gimeno-Pons, Délégué général, a  accepté de dresser un bilan de ces deux ans de cessation, et de la reprise. Nous le remercions d'avoir accepté de répondre à nos questions. 

Vincent Gimeno-Pons, le Marché de la poésie nous l’avons évoqué est un lieu de rencontre entre les éditeurs, les poètes et le public. Quels types d’éditeurs accueillez-vous ? Et combien ? Pour quel type public ?
Le Marché de la Poésie accueille environ 500 éditeurs qui publient des livres mais aussi des revues. Ce sont pour la plupart d'entre eux des éditeurs indépendants qui ne publient pas forcément que de la poésie, mais principalement de la poésie, et je dirais qu’à travers eux ce sont aussi et surtout les poètes que nous défendons. Le public c'est un peu difficile de le cerner, mais enfin, la plupart sont des gens qui qui aiment la poésie. Ce sont des amateurs de poésie qui ont là l'occasion de trouver quasiment toute la production poétique de toutes ces maisons d'édition (même si nous ne sommes pas exhaustifs). 
Le rôle du marché de la poésie c'est aussi cette prise directe entre le producteur et le « consommateur » et ça c'est essentiel : les éditeurs qui sont présents le sont réellement et non pas à travers un réseau de distribution. C'est ce qui plaît aussi aux lecteurs, avoir ce contact direct avec celui qui produit un livre mais aussi avec celui qui l’a écrit. Nous essayons de tout faire, tous les ans, pour attirer un public plus large, et plus diversifié. Nous y arrivons petit à petit. Nous avons remarqué cette année qu’il y avait une fréquentation  plus importante qu’à l’ordinaire de gens un peu plus jeunes.

Journal Marché des lettres de la 38ème éditions du Marché de la Poésie.

Ce sont peut-être également les effets de la crise car pendant deux ans personne n'a eu accès à cette production ou très peu. Là les gens avaient l'occasion de voir ces éditeurs qui malgré la crise ont quand même sorti pour le Marché de la Poésie à peu près 700 nouveautés ! Malgré l'impact de la crise économique sur leur travail ils ont quand même continué à produire ce qui est remarquable !
Cette fréquentation a-t-elle évolué en termes de qualité et de quantité ?

La fréquentation a évolué depuis 1983 en termes de qualité et de quantité d'éditeurs mais aussi de public, bien entendu. En 1983 il y avait à peu près 50 éditeurs qui étaient présents sur le marché. On est à dix fois plus aujourd'hui. Pour le public c'est la même chose. Je crois que le marché de la poésie est devenu comme vous le disiez incontournable. C'est un lieu magique. Cette magie-là opère on ne sait comment… Sûrement grâce au travail des éditeurs qui sont vraiment des gens extraordinaires. Et puis il y a une telle ferveur de la part des poètes aussi pour faire avancer la cause de la poésie qu’on ne peut que les soutenir. Cette année était particulière puisque ça faisait 28 mois que le Marché de la Poésie n'avait pas eu lieu donc la fréquentation a été miraculeusement haute.

Il y a une scène sur laquelle on fait une trentaine de rencontres, de lectures et de tables rondes qui proposent des débats sur la poésie contemporaine. Nous nous sommes  aperçus que le public est en demande. Nous avions créé les États généraux de la Poésie pour cette même raison,  donc nous essayons de développer ces manifestations. Nous avons aussi d'autres événements qu'on appelle la Périphérie du Marché de la Poésie. Ce sont des rencontres que nous organisons un peu partout en France et à l'étranger et qui permettent à des publics moins accessibles parce que géographiquement plus éloignés de participer aussi.  Nous continuons cette opération jusqu'à la fin du mois de novembre cette année. Nous sommes aussi allés à la rencontre de personnes détenues. Nous travaillons avec un groupe d'autistes qui s'appelle "Les Turbulents", depuis quatre ans maintenant, et nous organisons des ateliers d'écriture et des rencontres avec des poètes. Ces ateliers et ces rencontres donnent lieu à  un spectacle. Nous développons nos partenariats à l’internationale. Nous allons cette semaine en Allemagne. C'est une collaboration que nous avons entérinée il y a déjà de deux ans (mais il ne faut pas oublier que nous avons eu un arrêt de deux ans). Avec la Maison de la Poésie de Berlin nous avons décidé de mettre en place des échanges , qui d'ailleurs aboutiront  à ce que l'Allemagne soit l’invitée d’honneur du Marché de la Poésie. Ce que nous souhaitons c'est faire le tour du monde pour découvrir les poésies du monde entier et les faire découvrir au public. Nous désirons également créer des échanges.

Peut-on dire que c’est un pôle économique important pour les acteurs du métier de l’édition de poésie ?

Il y a énormément d'éditeurs qui font une grande partie de leur chiffre d'affaires pendant ce marché de la poésie et cette rencontre est une rencontre directe entre le « producteur » et le « consommateur ». Ce sont des termes que je n’hésite pas à employer parce qu’il faut aussi considérer l'aspect économique des choses, il n’y a pas que les échanges intellectuels qui peuvent se faire au Marché de la Poésie.

Il faut bien que les éditeurs qui produisent des livres puissent les vendre ne serait-ce que pour continuer à en publier. Bien entendu nous ne maîtrisons pas le chiffre d'affaires global ! Mais quand nous voyons le sourire que peuvent avoir les éditeurs à la fin du Marché nous nous doutons que l'activité a été conséquente. Chaque année nous avons de plus en plus de demandes ce qui pose aussi un problème d'espace sur la place Saint-Sulpice. Et si chaque année nous avons de plus en plus de demandes c'est aussi parce que tout le monde se rend compte que le Marché de la Poésie est un moment essentiel de l'activité économique.
La crise sanitaire et les confinements ont entraîné l’annulation de deux Marchés de la Poésie, sans oublier la fermeture des librairies, des théâtres, des lieux où on pouvait écouter des poèmes et rencontrer les auteurs … Quelles sont les conséquences économiques de ces restrictions et interdictions ?
Il est vrai que cette crise a eu un impact catastrophique pour tous ces éditeurs parce que la plupart d'entre eux ne vivent que grâce aux rencontres qui peuvent se faire soit autour de lectures soit à l’occasion de manifestations comme le Marché de la Poésie. Pendant deux ans ils n'ont pas eu accès à leur public. On a beau essayer de compenser par des ventes sur internet etc… ce n’est absolument pas la même chose !
De plus les gens ont aussi besoin de rencontrer ces éditeurs qui ont une production généralement artisanale donc de grande qualité. On a besoin aussi de voir et de toucher ces livres !  Donc ça a été une période compliquée ! Nous avons essayé de les soutenir mais il est bien évident qu'on ne peut pas faire un Marché de la Poésie virtuel sur internet ça n'aurait aucun sens ! Pour la plupart ces éditeurs ont survécu. La plupart d'entre eux ont continué leur activité ralentie voire stoppée puis reprise. Nous avons retrouvé une production de nouveauté qui a été assez exceptionnelle pendant cette année 2021, sans parler des initiatives sur internet avec des lectures ou bien des rendez-vous pour des débats ou autres. Cela n’a bien évidemment pas remplacé l'échange humain qu'on peut avoir traditionnellement. Chacun a donc survécu comme il pouvait mais a survécu, à quelques exceptions près, ce que bien sûr nous déplorons !

 

Périphérie #40, "Panthéon (Paris)". Table ronde Poésie et engagement. Rencontre avec Michel Deguy, Armelle Leclercq, Bernard Noël, Florence Pazzottu et Alexis Pelletier. 16 juin 2017.

Quels sont les professionnels du livre qui ont été les plus touchés ?
Toute la chaîne du livre a été totalement impactée par cette crise, que ce soit les diffuseurs, les distributeurs, les libraires, les bibliothèques ou le simple lecteur, tout le monde a été touché. D'abord parce qu'il y a des lecteurs qui n'avaient pas accès aux nouveautés. Nombre d’éditeurs ne vivent que grâce aux rencontres qu’ils organisent autour de leurs publications. Donc pendant deux ans ça a été très compliqué.
Mais, vous savez, la poésie est en crise permanente même d'un point de vue économique. Il ne faut pas oublier que dans le secteur de la librairie la poésie ne représente que 0,3% des ventes ! Donc on est en situation de crise permanente. Ça veut peut-être dire qu'on arrive mieux à résister à la crise qu'on a pu subir ces dernières années même si humainement ça a été très difficile ! Nous avons été surpris de constater que la plupart des éditeurs que nous défendrons au Marché de la Poésie ont tenu le coup. Il y a peu de librairies qui consacrent véritablement un rayon à la poésie et dans les grandes enseignes il faut quand même insister pour trouver où est la poésie. C'est problématique et de toute façon ça a toujours été le cas de figure. Certes dans les années 80 c'était plus facile car il y avait plus de libraires donc un plus grand nombre qui acceptaient d’accueillir les ouvrages que présentaient ces éditeurs de poésie. Aujourd'hui c'est beaucoup plus compliqué, si on n'est pas en plus dans le circuit de la chaîne du livre, avec son distributeur et son diffuseur, généralement les libraires ne prennent pas de livres de poésie. Je dis bien généralement parce qu'il y a fort heureusement encore beaucoup d'exceptions et de libraires qui font un travail extraordinaire par rapport à la défense de la poésie et de la liberté de création. Aujourd'hui il faut rentrer dans des cases pour exister ce qui n'est pas le cas de la plupart des éditeurs que nous accueillons au Marché de la Poésie. C'est peut-être justement ce qui fait le succès de cette manifestation. Je vous avouerais que nous préférerions de notre côté que le marché de la poésie ait moins de succès et que ces éditeurs soient représentés à longueur d'année  un peu partout, mais malheureusement ça n'est pas le cas, alors il y a le Marché de la Poésie, mais aussi d'autres manifestations, qui existent pour défendre leur travail. Et j'espère qu'il y en aura de plus en plus pour montrer ce travail extraordinaire, j'insiste car les éditeurs sont des gens formidables qui ont une passion, que nous partageons, et que nous essayons de partager avec le public. Et comme généralement nous avons un public de passionnés aussi, c'est un grand moment de partage.
C'est vrai que la chaîne de distribution qu’il s’agisse des distributeurs ou des grandes enseignes qui vendent sur internet demande quand même des marges assez importantes que les éditeurs indépendants peuvent d'autant moins se permettre de payer maintenant. Il y a les marges, il y a les retours, enfin il y a tout un tas de problématiques… Il faut faire des tirages plus conséquents pour être présents dans le réseau de la librairie. Donc ça n'a pas non plus beaucoup de sens de demander à ces éditeurs qui font un travail artisanal avec généralement une grande qualité dans les choix des papiers, des maquettes, des typographies, de leur demander de rentrer dans le cadre traditionnel de cette chaîne du livre. Bien entendu il y a un certain nombre d'éditeurs qui sont présents au Marché qui font cet effort mais on ne peut pas le demander à tous ces éditeurs parce qu'il y a des petites maisons d'édition qui tiennent vraiment grâce à une personne et qui n'existeraient pas sans le travail de cette personne. Ça serait beaucoup trop difficile de pouvoir tenir le choc.
Tous ces paramètres rendent d'autant plus nécessaire la présence et la réalisation de ces rencontres avec le public. Et si vous me permettez aussi de porter l'accent sur un point : pendant cette période très complexe qui a duré deux ans il ne faut surtout pas oublier qu’il y a eu un soutien que ce soit au niveau du Ministère de la Culture ou bien au niveau des Régions : des mesures ont été mises en place. Elles ont sans doute permis à la plupart de ces éditeurs de passer le cap. D’une façon générale en France il y a eu un soutien étatique relativement conséquent par rapport aux petites entreprises pour leur permettre de continuer à exister. Même si maintenant on va sans doute avoir l'effet boomerang de l'impact de la crise, dans son ensemble. Mais en tous les cas jusque-là ces mesures ont permis à ces éditeurs de pouvoir continuer à tenir la tête hors de l'eau, surtout pour ce qui concerne les éditeurs qui ne publient que de la poésie. Ils ont été plus touchés que des éditeurs qui diversifient leurs types de publications. Je pense qu'à partir du moment où on est une petite maison d'édition indépendante, quel que soit son type de production, cette crise a été difficile à traverser, mais fort heureusement les mesures d’aides ont globalement permis la survie de cette tranche de l'édition.
Pensez-vous que l’édition indépendante, la publication et la diffusion de la poésie soient menacées ? Qu'il y aura des impacts futurs de cette crise ? 
Je ne sais pas ce que donneront les mois qui viennent par rapport à une crise économique d'ensemble. Le Marché de la Poésie qui vient de se dérouler a été une réussite aussi parce que les lecteurs ont acheté des livres. Mais là de manière générale on s'aperçoit que les prix sont en train de monter énormément et que l'inflation va galopante. Donc je ne sais pas quel va être l'impact de ces données économiques, dans l'avenir, sur les ventes que peuvent effectuer ces éditeurs. Il est évident qu’en ces périodes difficiles on dépense plus facilement pour acheter des produits alimentaires que pour aller vers la culture. Donc en ce cas il risque d’y avoir un impact sur la diffusion de la poésie et sur le travail de ces éditeurs.

 

Périphérie #24, Maison
 de la Poésie/Scène littéraire, De nouvelles écritures. Températeur : Éric Dussert. Avec : Michaël Batalla, Sereine Berlottier, Sophie Loizeau, François Matton, Sandra Moussempès, Cécile Portier.

Mais pour le moment c'est encore un peu prématuré pour le savoir. Il est évident que même si le gouvernement parle de relance économique on s'aperçoit qu’on est en train de commencer à payer le coût de la crise. Espérons alors que cela ne se répercutera pas trop sur la culture d'une façon générale et sur le travail de ces éditeurs indépendants en particulier.
Il faut aussi souhaiter que la crise sanitaire soit passée. Car si on commençait à interdire à nouveau un certain nombre de manifestations culturelles là ça serait un coup dur pour l'ensemble de cette profession. Donc il faut espérer qu’au niveau du Ministère de la Culture et des Institutions Régionales on continue à surveiller avec une grande attention ce qui se passe aujourd'hui et ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Parce que je pense que même si ces éditeurs ont l'habitude de vivre une crise permanente, à un moment donné cela devient beaucoup trop !
Le CNL et les régions nous l'avons déjà souligné ont quand même débloqué des subventions pour aider les acteurs du métier du livre, alors certes les dossiers étaient assez complexes à mettre en place mais nous sommes dans un système de bureaucratie et de technocratie qui fait que quand on veut avoir un soutien il y a des dossiers un peu complexes à remplir... Mais ils l'ont fait et de leur côté les institutions ont bien accueilli ces demandes. Elles ont aussi soutenu des manifestations comme le Marché de la Poésie, parce que deux ans sans existence, pour nous, c'était aussi délicat d'un point de vue financier. Ces institutions nous ont soutenus pour que nous puissions continuer mais aussi pour que nous puissions indemniser les auteurs qui devaient participer à des manifestations et qui n'ont pas pu le faire. Parce que nous sommes en train de parler des éditeurs mais il y a aussi tous ces auteurs qui à longueur d'année font des lectures, des ateliers d'écriture, etc…  et qui n'ont pas pu pendant toute cette période faire quoi que ce soit. Pour eux ça a été aussi une période délicate voire encore plus compliquée que celle qu’ont vécu les maisons d'édition.
Vous avez créé les États généraux permanents de la poésie en 2017. C’est le lieu d’une interrogation théorique et pragmatique sur la poésie et sa place dans notre société contemporaine. La poésie est un genre qui est peu représenté dans les grandes chaines de distribution. Le Marché de la Poésie et d’autres manifestations contribuent à la rendre accessible au public, à la rendre visible, et audible. Ces problématiques inhérentes à la crise ont-elles changé cet état de fait ? Quel est l'avenir de la poésie ?

Les Etats généraux de la poésie # 01, Bibliothèque municipale de Lyon La Part-Dieu, 2017.

Nous avons organisé les États généraux de la poésie pour la première fois en 2017. Nous avons essayé de faire un état des lieux de ce qu’il en était aujourd'hui pour la poésie. Puis nous nous sommes aperçus à la fin de cette première année qu’il fallait continuer cette réflexion en tout premier lieu parce que le Marché de la Poésie est un lieu de réflexion autour de la poésie, donc autant utiliser ce cadre pour continuer cette réflexion, avec chaque année une thématique différente.
Et comme le Marché de la Poésie est le lieu naturel de cette réflexion, les États généraux de la Poésie sont devenus permanents pendant le Marché de la Poésie. Cette année nous avions choisi comme thématique « Les finalités du poème ».
Nous nous sommes vraiment rendu compte qu’il y a une réelle demande du public qui vient au Marché de la Poésie, ce qui rassure aussi, car il ne s’agit pas seulement de gens qui viennent acheter des livres de poésie. Ce sont vraiment des gens qui ont envie de réfléchir sur cette poésie contemporaine et sur ce qu'elle apporte dans notre société. La poésie c'est un outil de réflexion permanente sur la société dans laquelle on vit. C’est un regard sur ce monde qui nous entoure. C'est important justement de l’interroger aussi, d’évoquer ce qu’elle est et quel est son avenir. C'est ce que nous essayons de mettre en place depuis maintenant quatre ans. La poésie c'est une parole ouverte à une pluralité sémantique. Est-ce que la place de la poésie va enfin être plus importante ? Je ne me fais pas d'illusions sur ce point, elle sera toujours en marge, mais je pense que la poésie est faite pour être en marge. Ça peut être rassurant autant qu'inquiétant. Mais ce qui serait d'autant plus inquiétant c'est que la poésie devienne un phénomène de mode parce que cela signifierait qu’elle risquerait de changer son fusil d'épaule. Mais je pense qu'on en est loin, ou alors, si la poésie devient un phénomène de mode, c'est que les lecteurs ont changé leur fusil d'épaule et qu'ils ont envie d'accéder à une autre vision du monde.
Bien sûr nous espérons tous que le public et que les lecteurs de poésie soient de plus en plus nombreux avec le temps. Nous faisons tout de notre côté pour essayer d'être la meilleure vitrine possible de ce travail autour d'elle. Nous avons de plus en plus de public et c'est un public intéressé par la poésie. C’est gratifiant pour les poètes et pour les éditeurs. Et effectivement il y avait une très belle fréquentation le week-end de ce dernier Marché de la Poésie, à tel point que nous avons été obligés de fermer nos portes à un moment donné puisqu'on avait largement dépassé les jauges qui sont autorisées pour les rencontres publiques. C’est aussi dû à cette attente de plus de deux années pour que ces rencontres soient à nouveau possibles. J’insiste bien sûr ce terme, celui d'une rencontre, d'une rencontre humaine, d'un échange humain.
Vous savez 38 années d'existence de ce Marché de la Poésie ça n'est pas rien, mais il y a encore énormément de travail à faire pour l'avenir. Donc aux alentours du mois de juin de l'année prochaine nous allons essayer de fixer un cadre qui soit un peu plus habituel et en l'occurrence en 2022 nous recevrons le Luxembourg comme invité d'honneur. Nous essaierons de retrouver les traces de ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Quand nous avons décidé de faire ce marché de la poésie au mois d'octobre sans en avoir vraiment le choix nous avons été un peu inquiets sur les retours que nous en aurions.  Il se trouve que ça a été très positif et tant mieux. Mais en tous les cas nous restons vigilants sur l'avenir et sur tout ce qui reste à construire !

Voici l'émission littéraire L'ire du Dire n°3, diffusée sur Fréquence paris Plurielle 106.3 FM le mercredi 24 novembre 2021. Carole Carcillo Mesrobian reçoit Vincent Gimeno-Pons. Un entretien qui a précédé cette Rencontre "Le marché de la poésie d'après" et en a été le support.

Présentation de l’auteur




Denis Langlois, Le voyage de Nerval

En Orient, plusieurs fois, Gérard a cru la retrouver. En Égypte, au Liban… C’est parce qu’il l’avait perdue qu’il était parti en voyage. N’a-t-il pas tout dit dans son poème Artémis :

La Treizième revient… C’est encor la première
Et c’est toujours la seule, ou c’est le seul moment

Peu de temps auparavant, alors que tout était fini avec Jenny, l’actrice, son impossible grand amour, après s’être ruiné pour elle, il avait cru la retrouver au ciel, suivant son étoile, nu dans les rues – ce qui l’avait conduit à séjourner chez le docteur Blanche, psychiatre.

Séjournant pour un temps au Liban, Denis Langlois recherche les traces de Gérard de Nerval, en vain. Les collines boisées, les jardins de Beyrouth ont été bétonnés. Il n’y a que les guerres pour continuer encore. Et les livres pour retrouver le poète : dans le Voyage en Orient, 945 pages, de quoi occuper notre auteur…

Ainsi s’instaure un dialogue par delà la mort et les siècles entre Langlois et Nerval – ce qui n’aurait étonné en rien notre Gérard. Ou, plutôt qu’un dialogue, une adresse où se mêlent reproches et admiration. Denis suit Gérard du Caire à Constantinople.

Denis Langlois, Le Voyage de Nerval, La Déviation, 2021, 232 pages, 18 €.

Ton voyage en Orient, lui dit Langlois en substance, tu l’as trouvé dans les livres que tu as pillés autant que sur le terrain, on ne saura jamais départager ce qui fut vrai, vécu, de ce que tu as compilé… mais du moment qu’on a l’ivresse, n’est-ce pas, et tu la cultives jusqu’à plus soif, du moment  que le public lit avec avidité ton voyage dans la Revue des deux mondes et que tu touches quelques droits d’auteur…

En connaisseur, Denis Langlois décrit les péripéties éditoriales de Nerval, de son retour à Paris en 1844 à sa mort en 1855. Elles ne sont pas tout à fait les mêmes que celles vécues par notre auteur, mais non plus tout à fait autres…  au XIXème siècle, c’est le théâtre et les feuilletons qui font vivre son auteur. Plus ou moins. Par nécessité, Gérard est devenu prosateur, il néglige ses poèmes. Alors qu’en douze sonnets de Chimères, pas un de plus, celui qui écrivit « je suis l’autre » au bas de son portrait, bien avant Rimbaud, marqua à jamais la poésie.

Ainsi, Denis suit Gérard de sa trente-troisième à sa quarante-septième année, de 1841 à 1855, ave tendresse et lucidité. Il nous livre sur sa vie bien des détails passés inaperçus. Pas d’effusion dithyrambique mais un beau respect pour le collègue… et pour la vérité ! 

Sa fin, Gérard l’avait signifiée par avance, dans Artémis toujours :

Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :
C’est la Mort – ou la Morte… Ô délice ! ô tourment !

Il n’avait pas connu sa mère, son corps disparu quelque part en terre allemande, sans même laisser une photographie... Allait-il la retrouver ? La tête couverte de son chapeau, plutôt haut de forme, il fut un pendu bien respectable, rue de la Vieille-Lanterne.

 

Présentation de l’auteur




Datcho Gospodinov, Devant la gare routière et autres poèmes

Traduit du bulgare par Krassimir Kavaldjiev

Le vent fleurant le gazole brûlé
saisit soudain
de la poussière et des tickets déchirés
et en remplit
la sébile du mendiant.

 

La fille du café

La fille rentrait les parasols –
ailes ballantes.
Et le lendemain
– pour la quantième fois? –
elle les rouvrirait
au-dessus de la bière aux tables dehors
et du bavardage quotidien.
Les parasols frémiraient au vent
sans jamais
                   jamais s'envoler...

La fille étreignait
des ailes ballantes.

 

Poéte

Vulnérable de façon peu moderne. Et illogique :
tu cherches le filet de l'univers
dans l'essence propre...
Irréel au milieu du terre-à-terre humain.
Vrai –
  dans le cosmodrome du rêve
    (au bout d'inquiétudes inachevées).
D'où –
  chargé d'attentes,
    explosé de mots tus –
      avec ton vers le plus exquis
        tu t'envoles...
Sans même avoir atteint
la perfection poétique,
nécessaire à présent
aux dimensions touchées par l'amour.

Présentation de l’auteur




Khalid EL Morabethi, Poèmes inédits

Ma viande possède une connotation…La meilleure volonté. Je m’efforce de réfléchir, ce n’est pas mon point fort, je ne pense surtout pas aux conséquences et j’engage l’essentiel de mon existence. Je suis fier de ma cuisine, alors, c’est ma viande qui parle, donc, c’est ma viande qui contrôle la continuité de mes textes. Je suis fier de mes miroirs qui entourent ma salle de bain. Je soutiens mon regard et devant l’analyse accrochée au-dessus de mon lavabo, je prends mes réflexes. Ma viande me représente, elle me guide vers l’évidence. Tout agent rêve d’être un architecte, il faut juste que l’esprit soit préparé à accueillir l’idée.

∗∗∗

 

Je sors de mon front. La démesure a beaucoup de formes. Je sais quel titre je vais recevoir. Alors, ça n’a aucun rapport, la folie est drôle. Donc, ça n’a aucun rapport, c’est les témoins choisis qui ont choisi d’être pas drôle. Surtout, ça n’a aucun rapport, il y aura des entretiens pour connaitre la vérité sur le titre que je vais recevoir. Je ne suis pas sous hypnose, c’est un avantage. Les conseils d’orientation professionnelle ne sont pas sous hypnose, c’est un grand avantage. Ma propre définition de l’essentiel sort de mon front rouge.

∗∗∗

 

Tentacule me pousse. L’évocation avant l’évolution. Il met le labyrinthe dans une phobie en cours de construction. Je porte une tombe en bâtière. La procédure avant la mise en place. Normalement, je ne la porte pas vraiment, je la pousse. L’entrainement avant la mise en scène. Je pousse des tombes depuis l’âge de dix ans. Il me répète que c’est un exercice, que cet entrainement me rend de plus en plus puissant. Je me prépare avant tout avant le combat. Je pousse. Maintenant ça fait 731 tombes. C’est mon nouveau record.

∗∗∗

 

C’est une carapace. Désormais et systématiquement, je mange pour m’intégrer. Pour que ce soit possible. Pour avoir le droit de marcher dans la foule. Pour circuler normalement et poliment parmi les gens. Je pense, mais il y a une autre existence et ça se forme comme un trou, qui se met en face de moi et qui me parle lentement, qui articule et qui n’a pas le même tentacule au-dessus de la tête et au-dessous du cerveau. Donc, je prends la logique au second degré. Le tentacule fait tout ce qu’il veut et il met la réalité dans une boite des c’est-à-dire. Voilà, je prends la logique avec de l’eau salée. Le tentacule coud mes pulls et à partir de là, cela permet d'oxygéner plus efficacement ses cellules.

C’est supposé être drôle. Ce n’est pas n’importe quel passage, ce n’est pas n’importe quel sentiment, ce n’est pas n’importe quel organe, ce n’est pas n’importe quels mouvements des mains, ce n’est pas n’importe quel mutant et ce n’est pas n’importe quel regard. Il faut que tu crèves tes yeux pour que tu me voies, pour que tu voies et pour que tu le voies.  Au fond de l’attitude absurde à l’égard de la carapace tout court.

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Tentacule prend le pouvoir. La part de la température raisonnable. La part du bien qui pue les cadavres fascinés par la fatigue.

J’obtiens mon billet, il n’y a pas de perplexité, je n’ai pas besoin de mentir, j’ajoute du sucre, je mettais quatre, mais aujourd’hui, je mets exactement une et demi, pour que je ne garde pas la même odeur et pour que le téléphone fixe sonne.

De manière certaine, je me retrouve avec mes preuves. Mes yeux me donnent plusieurs choix et je leur donne plusieurs chances.  Je réchauffe mon thé. Ça va avancer la carrière du pousseur. Je me retrouve avec mes bons résultats. De manière gratuite. Ça va. Ma carrière avance. Je pousse.

Tentacule branche ses prises. Il explore son appartement. Il n’y a pas de flash-back. Il y a une peinture dans le mur, il ne doit pas l’enlever.  

Mes discussions m’énervent comme les décisions de ma première année. Mes interventions m’énervent comme mes premières compréhensions. Voilà, je dois continuer de construire des places, des pièces, des plateaux et des chaises. Personne ne peut m’attacher par la cheville. Il faut que je prenne le temps. Mes arguments m’énervent comme mes crachats aux gueules.

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Oui, je déteste les forêts, c'est trop. Je prends vraiment tout ce que je reçois. J'ai besoin de construire des bâtiments, je suis en train de construire des bâtiments et des autoroutes, c'est le futur, mon propre futur, c'est le bon futur. Je dois construire des ponts, beaucoup de ponts, personne ne peut construire des ponts comme moi. Oui, il y a dix observateurs à la peau orange que je dois payer tous les trois mois et surtout payer leurs impôts. Oui, j'ai fait un casting, j’ai bien sélectionné ces dix observateurs qui font bien leurs travail, qui m'observent en train de construire des restaurants, des bâtiments et des autoroutes, des labyrinthes, des escaliers et un zoo où les visiteurs peuvent voir mes volontés me prier.

∗∗∗

 

Les crises sont toujours en cours de constructions. Puis l’opération. Pas d’enfance. Conduire les souvenirs vers une autre province. Pas d’anniversaires. Pour que je sorte. Les crises font des miracles. Il faut que je me noie pour que je me prépare. Il faut que je me noie pour que mon esprit se sépare en 4 parties, 2 parties, 8 parties, 631 parties. Il faut que je me noie pour un remplaçant libre. Puis l’opérateur. Pas de vertige. Pour que je sorte. Les crises suppriment la faiblesse. Il faut que je me noie pour que je ne doute jamais. Il faut que je me noie pour que je sorte de l’autre côté de la construction. Il faut que je me noie pour que je voie le grand regard honnête. Pas de mensonges. Prendre le risque. Pour que je sorte. Les crises pénètrent les consentements. Il faut que je me noie pour que j’articule. Brûler le ventre. Les crises m’apprennent. Arracher la chair. Les crises m’entourent. Voir plus clair. Les crises se présentent comme remède. Pour que je sorte. Pas d’hésitation. Il faut que je me noie pour que je sorte.

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L’avantage. Je trouve en moi des facultés. Je traverse la croûte de lave. Je pose des ceintures. Je lance un défi. J’essaie de faire une blague sur la gravité. Je donne mon point de vue sur n’importe quel sujet. J’analyse. Mais surtout.  Je trouve que je ne suis pas juste logé dans son corps. Le tentacule n’est pas juste logé dans mon esprit. Mais surtout. Je trouve que je ne suis pas juste logé dans ses propres variations. Mais surtout. Je suppose. Nous ne sommes pas juste logés dans un grand hôtel, ailleurs dans… Au milieu de… Bien loin de. Je prends mon doigt et je vise.

∗∗∗

 

Au début, je collectionnais des formes carrées, puis je me suis penché sur la définition parfaite de la forme ronde. Aujourd’hui, chaque matin avant de me laver le visage, je dessine sur mon front une forme triangulaire.  

Mon attitude. Je me rends compte que ce n’est pas du poids que je suis en train de prendre. Je compte comme les clefs qui accentuent mon rôle. La force du compte à rebours.

Je force le contrôle. Je me rends compte que ce n’est pas du bois que je suis en train de couper. Je prends des photos de mon sourire. J’attends comme le chiffre onze.

Je prépare mon propre petit déjeuner comme si je prépare mon déménagement. Je me lève tôt pour être en forme. Je fais des exercices abdominaux. C’est sourd comme les remboursements des dettes financières.

Mes tentatives sont constantes. Chaque dix minutes, j’ajoute un organe comme le code qui représente l’antagoniste. Chaque douze minutes, j’ajoute une série comme le code qui met toute sa force à répandre l’agitateur.

∗∗∗

 

Ma concentration sort de mon mode d’emploi. Je sors de la salive architecturale, elle est pourpre. Ma conscience sort de ma salive, elle est professionnelle. Je peux utiliser toutes mes capacités maintenant. Ça se voit, je peux frapper mon entraîneur au visage, il faut dire qu'avant ça me prenait cinq heures, juste pour un coup faible qui le faisait rire, mais maintenant je peux en une minute, le frapper, entendre sa mâchoire et le voir saigner.

∗∗∗

 

Tentacule observe mes positions sur la fondrière. Et l’aspect définit mon regard vide fait  comme. Ce n’est pas par pur hasard. Il habite dans une création qui se tourne sur elle-même comme. Ses mains prennent les assiettes sans faire de bruit, mais cependant. Mes mains se tournent vers moi comme. Il habite dans une enquête, mais cependant. Il ne laisse aucune trace comme. Je ne laisse jamais la porte du laboratoire ouverte, mais cependant. C’est curieux. Je reste calme comme. J’habite dans une interrogation.  L’atmosphère est curieuse, mais cependant. Je roule par terre. Il fait des instruments non-musicaux avec mes os. L’eau salée sort de mes poumons comme. Le tunnel, mais cependant. Le seul objectif, c’est la survie comme.

∗∗∗

 

L’imprimante est dans le cou du poumon. Je discute avec la forme triangulaire et puis, une grande soucoupe volante de marque Toyota.  J’assiste à un grand processus.  Je suis kidnappé. C’est imprimé.  Je suis sauvé par une masse gélatineuse. Je suis placé au milieu. Prendre l’évidence bornée.  C’est comme un contrat qui s’imprime. Je signe. Prendre la parole. Me prendre au sérieux ! Je signe.

Présentation de l’auteur




Marie-Noëlle Agniau, Nuit. Tombe. Sur. Univers

Nuit. Tombe. Sur. Univers. Clair.

 

Jardin. Flux. Mécanique. Eau. Flux. Cascade. Soleil. Incessant. Chaleur. Épaules. Genoux. Pastilles. Jaune. Yeux. Pouces. Yeux. Feu. Trèfles. Bleu. Mouches. Vent. Là. Herbe. Tremblement. Léger. Gramme. Or. Creux. Main. Jardin. Flux. Mécanique. Incessant. Fort. Incessant. Faible. Cris. Chien. Enfants. Eau. Torrent. Véhicules. Lents. Véhicules. Vite. Flux. Cascade. Fleuve. Mécanique. Herbes. Couchées. Vent. Grand. Nuit. Tuiles. Feu. Herbes. Pli. Force. Courbe. Terre. Peur. Enfants. Fenêtre. Nuit. Pli. Bruit. Chien. Cris. Peur. Bleu. Nuit. Éclair. Éclair. Éclair. Image. Nuit. Vent. Feuilles. Courbe. Casse. Flux. Fluide. Mécanique. Eau. Soleil. Pluie. Chaleur. Poids. Chaise. Corps. Longue. Nuit. Courbe. Torrent. Boue. Feuilles. Vol. Claque. Porte. Panique. Fort. Faible. Jour. Tombe. Blé. Vert. Long. Mer. Roule. Vent. Courbe. Sol. Haut. Couché. Yeux. Eau. Flux. Tonnerre. Éclair. Bruit. Vent. Herbe. Roule. Mer. Vagues. Herbe. Yeux. Orage. Fenêtre. Casse. Vent. Gouffre. Sol. Herbes. Trèfles. Mouches. Bleu. Pouces. Yeux. Jaune. Soleil. Voir. Air. Vent. Peau. Chaude. Lourde. Chaise. Corps. Descendre. Herbes. Trèfles. Terre. Sol. Verre. Eau. Claire. Main. Fraîche. Vitre. Orage. Fenêtre. Cris. Question. Porte. Claque. Eau. Trèfles. Verre. Mouches. Air. Ombre. Yeux. Mouches. Air. Soleil. Chaud. Coton. Terre. Fleurs. Fraîches. Ombre. Acacia. Feuilles. Trous. Maximum. Air. Soleil. Ombre. Avance. Frais. Sombre. Épaule. Froid. Frisson. Nuit. Orage. Vite. Fenêtre. Pluie. Ouverte. Pluie. Fraîche. Sol. Herbes. Terre. Ombre. Vent. Feuilles. Jardin. Flux. Mécanique. Arbre. Feuilles. Ombre. Parasol. Trou. Visage. Chaud. Tête. Cheveux. Sentir. Bon. Eau. Flux. Gorge. Cascade. Eau. Sentir. Flux. Blé. Roule. Herbes. Hautes. Prairie. Grande. Herbes. Hautes. Maximum. Toi. Taille. Elles. Herbes. Hautes. Courbe. Casse. Herbes. Fleurs. Trèfles. Eau. Flux. Pollen. Yeux. Gloire. Ombre. Goutte. Eau. Pli. Yeux. Sérum. Nu. Mains. Flux. Incessant. Fort. Faible. Moins. Peu. Nul. Rien. Sol. Trèfles. Chaise. Longue. Peur. Corps. Remise. Tôle. Froid. Pluie. Vent. Tempête. Pluie. Eau. Bleu. Vert. Soudain. Nuit. Air. Électrique. Masse. Eau. Herbe. Verte. Nuit. Bleu. Blanc. Colline. Eau. Nuit. Tuile. Bruit. Toux. Poussière. Nul. Toux. Herbes. Bêtes. Plumes. Nid. Corps. Peur. Peuple. Nuit. Herbes. Casse. Vent. Clair. Frais. Nuit. Genoux. Eau. Flux. Cascade. Pré. Bêtes. Gros. Grasse. Herbe. Lait. Âge. Rouge. Blé. Nuit. Vent. Beau. Loin. Fort. Herbes. Hautes. Corps. Dedans. Feuilles. Carré. Ivoire. Boutons. Yeux. Pollen. Rouge. Creux. Parfum. Yeux. Terrible. Sol. Feu. Pré. Herbe. Grasse. Nuit. Vent. Soleil. Tombe. Nous. Corps. Ombre. Chair. Seule. Jour. Nuit. Terre. Seule. Ombre. Chaleur. Yeux. Main. Pluie. Lourde. Vent. Casse. Herbes. Tôle. Feuilles. Branches. Nid. Trèfles. Blé. Vert. Haute. Herbe. Rose. Pétales. Rouge. Noir. Nuit. Non. Eau. Bleu. Courbe. Brille. Vent. Noir. Dedans. Nuit. Clair. Fort. Seul. Flux. Grand. Ivre. Peur. Sel. Noir. Yeux. Nuit. Jardin. Flux. Soleil. Corps. Nul. Nuage. Sombre. Blanc. Oiseau. Haut. Meule. Chaud. Chaleur. Soleil. Roule. Corps. Sieste. Boule. Meule. Rien. Nuit. Jour. Herbe. Sel. Eau. Tremble. Tête. Front. Yeux. Bleu. Eau. Coule. Joues. Jardin. Flux. Mécanique. Juste. Nuit. Tombe. Sur. Univers. Clair.

 

Du sol vivant a surgi …

 

    1

 

Du sol vivant a surgi le doublon de l’homme et du poisson. La cordée d’une pêche miraculeuse. Loin la mer derrière la plage immense. Le pain par les miettes avance tout de suite. On tient le chapeau en papier volatile. Lui le grand innocent. Du sol vivant a surgi la ronde tambour et le cri droit – hélas, la perspective est close. Hauteur dont les genoux cognent. Ils marchent à l’abri du temps dans un linge usé et cette œuvre inédite ravale la face de Dieu. Ils avancent, un filet d’or sur l’envers. La nuque est tranquille avec son collier de vents. Du sol vivant a surgi la courbe d’un dos. Le poids de l’être. Le cuir d’un poisson. Ils n’ont pas eu peur de s’accoupler en ouvrant grand la bouche. Du sol vivant a surgi l’huile – le pigment pour écrire – la couronne et l’assise : rouge sang. Un bébé de neuf jours. Son crâne est mou comme une éponge. Les souvenirs s’agglutinent et perçoivent l’orée du fond.

 

               2

 

En marchant avec toi qui marches lent. Non loin de la verdure, l’avant-dernier jour d’un nom. On rajoute à minuit ce qu’il faut de secondes – la masse lourde d’une Terre surchargée d’elle-même. Témoin : la vie muette.

Dites – quelle forme avons-nous ? Un corps semé de particules luminescentes. Nous voyons trouble. Que voyons-nous ? La patte d’un insecte soudain fractionné. Est-ce une seconde ? Peut-être moins ? Lichen de feu ? Dès qu’on y pense. Quel est ce corps qui happe les collisions ? Un sentiment dans l’être humain.

                        3

 

Et les méduses changent de couleur.

Est-ce que ça flotte les billes ?

 

Est-ce que ça flotte les billes ? Se demande celui qui regarde à travers comme on cherche à voir l’entrechoc des mondes. Est-ce que ça flotte avec la lumière et son tilt indéchiffrable ? Est-ce que ça flotte les billes dans l’eau claire d’une rivière ? Dans la main de l’enfant qui joue à Jonas saisissant la baleine ? Est-ce que ça flotte comme une feuille ? Comme la lotte ? Est-ce que ça flotte comme le sens ? La répétition des leçons ? Est-ce que ça flotte comme le mime qui balaie tout langage ? Ou bien l’ombre qu’on bouge pour s’éloigner de soi ? Se rapprocher ? Est-ce que ça flotte ? Comme les noms que ça porte ? Les agates ? Les araignées ? Les tornades ? Les dragons ? Est-ce que ça flotte depuis longtemps ? Depuis toujours ? Depuis qu’on joue ? La première roue ? Est-ce que ça flotte dans les parois ? Avec quelle main ? Est-ce que ça flotte avant de couler ? Combien de temps ? Peut-on le voir ? L’instant d’avant ? Avant de couler ? Est-ce que ça flotte ? De quelle couleur ? Faudrait-il un filet ? Pour les garder ? De couler plus bas ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on partage en deux tas ? Est-ce que ça flotte comme la nef qui sauve Hélène ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on jette en colère ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on n’a pas ? Qu’on a perdues ? Qu’on palme entre ses doigts ? Pour nager avec ? Est-ce que ça flotte les billes en terre cuite ? Qui ne cessent pas – jamais – de jouer. Est-ce que ça flotte ? Comme une toupie ? Multicolore.

 

Marelle

 

De la terre jusqu’au ciel, marelle, rien ne défait le jeu noir ni la nuit ni le vent. Les enfants ont grimpé à cloche-pied sur le sol. Sont tombés plusieurs fois en jetant les cailloux. Fallait-il ou non mordre la ligne ?

Tu n’es pas rentré alors que j’avais un récit à te faire. Celui de ma journée – désormais en souffrance. Tu vois, il y avait des abeilles ou peut-être des guêpes dans un crâne de chien. Le nid était sûr. S’agitait furieusement à l’approche des enfants. Au Muséum d’Histoire Naturelle, une jeune fille dont j’ai su le prénom, disait d’un ton décidé à son petit ami que les dinosaures – non vraiment – n’ont pas pu exister. Il n’y avait pas d’hommes alors et les hommes ont tout inventé. En plus, les squelettes sont des faux et comme la verrière est cassée, il pleut sur les os. Moi, je préfère les bocaux avec les fœtus. La leçon de vocabulaire fut atroce. On installait un cirque d’hiver pour les animaux. Dans les grandes villes, on cherchait de quoi manger. S’achetaient parfois des grillons et des fourmis grillées à l’épicerie fine. Il y eut un incendie au moment des travaux : une étincelle, des grésillements, un feu de prise et puis de l’eau. On jouait à trap-trap dans les écoles. Un coup de vent a fait chuter les marronniers et sous les coquilles d’œuf brisées – une paire de chaussons taille 28. Le sang fuse dans mes petites artères. Partout la paille brûlait et des humains coulaient au fond des mers depuis le canoë. Ailleurs, de gentilles personnes s’occupaient des ancêtres à les faire manger et boire, les langer comme des bébés et leur parler comme aux braves bêtes. J’avais perdu mon doudou dans les rayons d’un grand magasin. Le temps était maussade : il fallut remettre à la maison le ronron du chauffage au fuel et comme toujours en ce début d’automne, on s’étonnait à l’avance de voir les décorations de Noël accrochées aux fenêtres. Mais qui peut hâter les jours ? Au fond d’une cour – un jeune homme eut l’œil perforé par un morceau de verre. Les raisons de l’attaque sont restées troubles avant d’apparaître comme une histoire de cœur. On ramasse à la pelle des insectes tout secs, un bout d’aile de papillon jauni par le manque d’oxygène. Le démantèlement des centrales nucléaires terminait à peine. Des êtres hybrides poussaient leurs cellules. De jeunes cancers couraient partout. À l’hôpital, le plus ancien organisait les courses de bolide. Dans les couloirs, le jeu du requin faisait des ravages avec la taie d’oreiller. Sur un fil à linge, les cintres tintinnabulaient comme les ô ma d’un catamaran. En un mot, fallait dire, l’orthographe s’effondrait. Dans mes cahiers d’école, tous les émoticônes pleuraient. On installait au bord des routes des groupes électrogènes. Un bleu de ciel kilowatté. Je n’ai pas vu Didi tomber de la voiture. Les gens ne savent plus lire et rêvent pourtant des anneaux de Saturne. En chemin, les cinémas montraient la plus belle des fictions : la guerre rendait les armes et les morts se relevaient au jardin d’éden. La lampe solaire du colibri vibrait la nuit toutes les 5 secondes. Il y avait des graffitis sur la table, gravés peut-être au compas. Des écritures obscènes ta race ! Les enfants avec des bouts de bois fabriquaient des ponts. Pimpon. Pimpon. La bibliothèque bruyante disait 1, 2, le vol de livres n’est pas autorisé. Les ondes harmoniques cherchaient des portes dans les ordinateurs et la suprématie quantique. Le tambour des machines tournait très vite et la douleur est un circuit supraconducteur, logique ! Des conflits militaires agitaient toujours la même bande de terre. Entre deux raids, les mamans lavaient les enfants dans une jolie bassine. L’eau n’était pas bien comestible et des poupées à la tête coupée regardaient le ciel. Nul ici ne se connait. Ce sont d’autres enfants que les mères nettoient. Et d’autres mères que les enfants enlacent. Au passage à niveau, j’hésitais entre vertige et rouge phare. Dans le train, paraît-il, une grande sœur consolait son petit frère de la longueur du voyage. J’avais dans mes oreilles le bruit du IPod. Les oiseaux n’existaient même pas. Les hommes se partageaient le souvenir de la Terre à travers des tablettes. La poussière collait aux écrans et la pulpe des doigts. Un bébé naissait sans visage mais les jeunes aiment bien faire de la glisse urbaine et descendre en vitesse les éléments du skate-park. Mon sac à dos pesait lourd et les affaires d’école. J’eus même l’idée de peser chaque mot mais seules les choses ont un poids : mystère et boule de gomme.

Présentation de l’auteur




La rue infinie : entretien avec Jean-Marc Barrier

Maintes fois différée – le festival Voix Vives est lieu de multiples rencontres et distractions – l’entretien souhaité avec Jean-Marc Barrier aura finalement lieu dans l’ombre fraîche de La Maison Verte, en lisière de la place des éditeurs, à Sète, où grouille une vie dédiée aux livres et à la poésie.

Je lis Jean-Marc Barrier, poète et photographe, depuis que j’ai rencontré son deuxième livre, Virga, je le suis à travers la très belle collection Fibre(s) qu’il dirige aux éditions La Tête à l’envers et ses livres de photos et poèmes aux éditions phloeme -  mais il est aussi graphiste, peintre, animateur d’atelier d'écriture, et co-animeur de l'émission de radio 'Les arpenteurs poétiques' sur RPH Radio Pays d'Hérault. Personnage multiple à l’apparence tranquille d’un sage dont le regard clair vous accueille autant qu’il vous interroge, il a déjà donné à  Recours au Poème un très bel entretien où il parle de poésie, mais il reste un grande part de mystère autour de la façon dont il articule ses activités artistiques et ses vies multiples. C’est autour de son dernier livre, La Rue Infinie, aux éditions Phloeme, que nous les avons évoquées.

Jean-Marc Barrier | Entretien avec Marilyne Bertoncini, Sète, juillet 2021 

Les vies multiples, la photographie
Le chemin vers ce livre
Dans le livre, cette phrase : « et l’être large se tient dans le multiple et la séquence. »
Je vois aujourd’hui comme ce livre est né de mes vies multiples, des choix et des pulsions qui ont bâti à la fois mon itinéraire et mes mémoires feuilletées. 
Dans ma jeunesse, trois années de vie monastique m’ont permis de me décaler des programmations de mon milieu d’origine pour faire des choix personnels et éclairés, notamment ce choix des études de peinture aux Beaux-Arts de Lyon, puis fut le temps de choisir de vivre ma vie d’homme plus largement, et celui d’assumer pleinement ma vie de père de famille, et donc de cesser de peindre pour être graphiste et avoir des revenus plus assurés et réguliers. Ce fut un choix évident et clair, qui avait du sens, mais où j’ai perdu le fil de mon aventure picturale. Alors s’est glissée la pratique de la photographie, comme espace de liberté, comme créativité hors commande…
Et lors de mes je voyages ou promenades, j’ai vite pris ce goût de ramasser des peintures perdues, ces images frontales d’actes artistiques spontanés ou involontaires, que je cadre, que j’ai envie de garder – et envie que d’autres personnes que moi les voient.
Les « peintures perdues »
J’ai compris plus tard qu’en gardant ces œuvres humbles, destinées à disparaître, en leur donnant un autre statut, une autre audience, je me relevais de la perte de la peinture, je réparais quelque chose en moi. C’est un phénomène assez proche du bienfait que donne l’écriture poétique : le retournement d’états émotionnels en un acte créateur qui change tout.

Jean-Marc Barrier, La Rue infinie, éditions Phloème.

Depuis quelques années, à la retraite, j’ai commencé une autre vie, j’ai repris la peinture – je suis un ‘jeune artiste’, en fait – je suis allé vers l’encre et l’encre brodée, des grands formats où je retrouve l’instinct, la pulsion, la spontanéité dans le geste et où j’aime réunir sur les grandes feuilles deux temporalités : celle de l’instant et celle de la méditation (celle de l’encre et celle de la broderie), qui se musclent ainsi l’une l’autre, pour manifester peut-être comment vit en nous simultanément l’enfant libre et l’être en quête de sagesse.
Et puis j’écris. Depuis 2009, j’écris des poèmes.
Le rapport au livre, à l’écriture
Le livre, le premier voyage
Dans ma jeunesse, les livres m’ont ouvert le monde, la rêverie fut chaude sur toutes les possibles manières de vivre, sur l’esprit d’aventure, sur les géographies physiques et mentales. J’ai adoré lire, à commencer par Tintin, puis Jules Verne, puis tant d’autres…
Le premier voyage fut le livre. Il reste un voyage continu et enthousiaste, un objet parfait et plein de promesse, dont principalement celle d’aller sous la surface des choses bien lisses, de révéler les vies et les espaces intérieurs. La lecture renouvelée d’Exercices de style de Raymond Queneau, trouvé dans la bibliothèque de ma mère fut une révélation,
Le langage pouvait donc se moduler à ce point… et plus tard Le rivage des Syrtes de Julien Gracq fut un choc esthétique, je me souviens l’avoir distillé à raison de deux pages par jour pour faire durer le plaisir.
L’écriture est née de la lecture, car je me suis nourri de lecture, romans, essais, poèmes…
Les dix années passées à Lyon, avant mon arrivée dans le sud, furent peuplées de poèmes. Je me consolais à la poésie, mais surtout j’y trouvais la vitalité que j’aime, l’invention, la sensibilité que j’aime. Mon chemin poétique avait commencé avec Rilke lorsque j’avais 20 ans, puis les figures qui m’ont entrainé dans ce monde furent Paul Eluard, Pablo Neruda, Octavio Paz, Antonio Ramos Rosa, Luiza Neto Jorge, Claude Esteban, puis tout s’est ouvert… mais je n’écrivais pas. Je lisais.

Jean-Marc Barrier, Biographie, encre brodée 40x40 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

L’écriture
C’est un événement, un choc dans ma vie, qui me jeta dans l’écriture. Ma vie a changé – et j’ai aimé ce qui venait. Un jour à Pézenas, j’ai poussé la porte de l’atelier d’écriture de Jean-Marie de Crozals, et je suis tombé dedans, littéralement. J’étais bien chargé par tant de compagnonnage avec les poèmes…  soudain, j’ai écrit. Petit à petit, j’y ai appris que l’on écrit un poème par fléchissement plus que par ambition, et que rester au plus près de l’émotion brute et non déguisée est le meilleur moyen d’activer une écriture inventive. On ne va pas de a à b pour signifier, pour transmettre, non, on va de a à g ou w car le vif a cette mobilité qui traverse les lobes, les conventions, les calculs.
Avec le temps, dans l’amitié d’autres poètes, ou avec la confiance d’éditeurs, j’ai aimé mettre au service de l’édition mon savoir-faire de graphiste – qui s’enrichit de mes pratiques artistique et poétique. 

Jean-Marc Barrier, Virga, encre 56x76 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

Quand les livres naissent
Les livres semblent naître de la vie. Je ne décide pas de faire un livre. Je vis, fabrique des images, observe, capte, traverse des expériences, j’écris… et un jour un livre apparaît.
Ma gratitude va à Michel Fressoz, des éditions des Cent regards à Montpellier, qui le premier a fait exister mes livres : La traversée (2011), puis Virga (2018). Et à Jean-Pierre Védrines de la revue La main millénaire, qui publiant mes poèmes à chaque numéro, m’a tiré en avant vers mon écriture actuelle.
La collection fibre.s
En 2020, Dominique Sierra m’a confié une collection que j’ai pu inventer selon mon envie, la collection fibre.s aux éditions la tête à l’envers. Je suis plein de gratitude pour la liberté et la confiance qu’elle m’offre. 8 titres la composent actuellement et nous en éditerons 4 par an. C’est passionnant pour moi de créer des diagonales entre des textes et des images, un.e auteur.e et un.e artiste, et d’explorer toutes les couleurs des liens et écarts entre texte et image, où s’active un troisième temps poétique pour le lecteur, selon son imaginaire.
Avec les éditions Phloème
Lara Dopff, des éditions Phloème, a édité Ailleurs debout. (2019) puis La rue infinie paru en juin 2021. Grand bonheur. Quand un livre est juste pour soi, qu’il est comme nécessaire, on le sent, et c’est une joie de se sentir ainsi ‘aligné’. Je lui suis très reconnaissant également de m’avoir laissé inventer la forme du livre – que je voulais clair, amical, et symboliquement apte à trouver place dans un sac à dos de marcheur. 
Avant ces livres, elle m’a confié la réalisation d’encres pour un recueil de Jane Hirshfield, et cela m’a permis de relier mon travail pictural au livre, quelle chance. Cet automne, Phloème ré-édite mon recueil Virga (encres et poèmes).

Jean-Marc Barrier, L'Esprit des saisons, encre 50x65 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

En ce début 2021, j’ai mis au point la ligne graphique des couvertures des éditions Phloème, d’une manière qui prolonge l’esprit originel des reliures à la chinoise, incluant une encre par auteur. J’aime sentir ainsi que mes pratiques diverses convergent, et de participer à la création des livres avec des amis. Gratitude là aussi, et grand plaisir.
Et ce n’est pas qu’une aventure éditoriale, il y a le plaisir de la ‘caravane d’écriture’ et de vie, d’amitié, la belle diversité et vitalité des auteur.e.s.
L’écriture de La rue infinie
Ce livre est surtout une œuvre d’écriture. 
Les photographies sont finalement des œuvres d’anonymes dont je n’ai été que le capteur. J’aime le rapport entre image et texte, lequel naît d’indices que me fournit l’image : des composantes infimes activent l’écriture, me permettent d’exprimer quelque chose de mon rapport au monde et à la vie.

Jean-Marc Barrier, La Rue infinie, éditions Phloème.

Jean-Marc Barrier, La Rue infinie, éditions Phloème.

 

Toutes les couleurs de la vie
Les textes ont pris toutes les couleurs de la vie. Un panneau criblé d’agrafes me permet de parler de ce que nous faisons de nos colères, une madone délavée au fond d’une impasse ouvre une approche ce que nous nommons prière, plusieurs images permettent d’évoquer la frontière de l’intime, de ce qui se garde, de ce qui se partage. Je suis heureux que s’y manifeste également ma part espiègle, car c’est une partie de moi que j’aime, et ces sursauts créatifs captés partout dans le monde suscite cette liberté.
Le livre fait l’éloge d’un art spontané, involontaire – et l’éloge de l’attention, je pense. 
En écrivant sur ces images que je capte depuis longtemps, depuis 40 ans, j’ai pris conscience que ce qui me semblait une passion ludique portait un sens beaucoup plus profond pour moi. Une utopie s’y réalise d’un art sans ego, sans commerce, un don offert et partagé dans l’espace publicDepuis l’homme ou la femme des cavernes qui posa sa main sur une paroi de caverne, nous nous envoyons des signes (de vie) dans la rue infinie du temps et de la géographie. J’aime que la chair des images y résonne à l’intériorité du texte et vice-versa.

 

Le dos des choses
En postface, Lara Dopff m’a posé des questions qui m’ont amené à une dimension quasi-philosophique. Cela rejoint mon ressenti de l’écriture poétique : c’est pour moi un acte éthique. En quittant les formulations usées et convenues, en traçant aventureusement des sentiers inconnus dans la syntaxe, les vocabulaires et les rythmes, écrire un poème est non seulement une sauvegarde de notre être dans sa vivacité et sa profondeur, mais aussi une retrouvaille avec l’incroyable valeur de la parole et du langage dans notre humanité, qui nous relie à une vie non pas utilitaire et galvaudée, non, une vie de conscience et d’étonnement, pleine de potentialités, qui mérite bien cette langue vivace et puissante.

Jean-Marc Barrier, L'esprit de la musique, encre 50x70 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

Le phénomène que nous connaissons tous, cette joie du poème, n’est-ce pas ce sentiment que le poème peut être juste, car il exprime notre part ineffable, ce qui est invisible ou indicible, qui nous rapproche de la dimension inouïe de la vie. La langue vivace et déjantée nous libère – nous remet au monde.
La rue infinie, comme Ailleurs debout, est né du sentiment fort que le monde intérieur est aussi vaste que le monde extérieur, sinon plus. Et ce qui circule entre les deux me passionne, où l’image serait l’alter et le symbole, et le texte l’intime et la résonance.
Sous la parole, il y a une autre parole, et il y a dans La rue infinie sans doute un sentiment que dans cette vie étonnante, passagère, notre communauté de destin nous rapproche, et que je serai toujours résolument du côté de ces sursauts de vie, de créativité, de partage très simple et ouvert. Pour boucler sur la phrase du début ce cet entretien, je trouve que chacun est large, multiple, en évolution, et que cela ouvre à une grande écoute, une tolérance où nous pouvons laisser à l’autre ses dimensions et ses potentialités. 
Merci Marilyne. 

Présentation de l’auteur




Trois poèmes de Yin Xiaoyuan

Yin Xiaoyuan, poète militante  au sein du mouvement qu’elle a fondé pour une littérature qui transcende les genres, anime aussi l’EPS  « Encyclopedic Poetry School », créé par elle en 2017. Elle fédère un groupe dynamique de jeunes poètes chinois à l’origine de nombreuses actions internationales,  qui propose de nouveaux paradigmes pour le mélange des genres amplement ouvert aux cultures internationales, transformant  l’écriture par des juxtapositions linguistiques acrobatiques, l’introduction de sujets scientifiques innovants, de références à des sub-cultures variées (rock, rap, jeux vidéos…), des emprunts linguistiques (Yin Xiaoyuan est aussi polyglotte et traductrice) et des thématiques historiques bousculées par des  représentations étonnantes et non linéaires de la réalité, promenant le lecteur d’un lointain passé anté-historique à des spéculations sur un futur de science-fiction. Un ensemble, traduit par Marilyne Bertoncini, a été publié ici sous le titre "Les Mystère d'Elche"

∗∗∗

 

Trois poèmes de Yin Xiaoyuan

 

Traduction Cécile Ouhmani

Centripetal Force

The city, in the distant golden jungle of a magnificent sunset,
Now radiating light, now gliding
Below zero. A coast road against faint streaks of dawn is a symbol of
The elapse of time. Mine diggers in cotton or linen
Passed by, basket on shoulder, 

 Baring their birch-hued teeth. Whirring wheels underneath you
In whiffs of zephyr, were like bulls in
A field of wheat. A pat of butter, and a flask of tea tree oil
Were what you carried in your pocket, to sooth the mocking axis,
When you flipped dust of all things off

From your leather gauntlets. ‘Her jewelry and glances are as old as
Roots of banyan trees. Through a wormhole she communicates with the city
Three hundred years ago…’ Bizarre songs they sang.
You founded yourself still. Fallen leaves rolled up 
When you lowered your ride, and tilted laterally
So it became a fire-breathing butterfly, going to war,
Which you reined back from a cliff,
Hoofs in air.

 

Force centripète

La ville, loin dans la jungle d’or d’un couchant magnifique,
Rayonne de lumière et glisse
En-dessous de zéro. Une route côtière, quelques touches d’aube, symbole du
Du temps qui passe. Des mineurs en coton ou en lin,
leur panier sur l’épaule,

Leurs dents couleur de bouleau. Les roues bruissent
Dans la brise, des buffles dans
Une rizière. Une noix de beurre, et une fiole d’huile d’arbre à thé
Dans ta poche, pour apaiser l’axe de la roue
Quand tu secoues la poussière des choses

Avec tes gants de cuir. « Ses bijoux et ses regards sont vieux comme
Les racines des banyans. Par le trou d’un ver elle communique avec a ville
D’il y a trois cents ans... » Ils chantent des chants étranges.
Tu restes calme. Des feuilles tombent et tournoient.

Tu t’es courbée avant de basculer sur le côté,
Alors un papillon de feu est parti en guerre
Tu l’as retenu au bord de la falaise,
Sabots en l’air.

 

 

 

 

 

 

 

∗∗∗

Quantum Walk

Man with [ginger-hued fingers][standard biological clock][recluse mind][decrepit lungs] Man with [jade-hued fingers][Oversped biological clock][moderate mind][fresh lungs] Man with [jade-hued fingers][disordered biological clock][fractured mind][stout lungs]

HE formulated them as above until the scarlet scrawl zigzagged
Beyond the ever-stretching wall, while between the curves he remarked  
In smaller font size: ‘Only for reference as gender-specific samples,’
Applied equally to females, even humans in preceding or subsequent historical stages.’ Quanta without features

Longan-shaped-skulled ones, swirling blind, taking in wisps of smoke, and aroma of wheat
Then dissolved into differentiated data. ‘Appearing like rolling date code stamp,
They formed digits of various numerals, with inherent DNA fragments within,  
Snaky bones (almost phenomenal), and got the label
‘Superposed State’. Braided into a binary plait

Thin and diaphanous, suspended vertically,
They bided their time. Later claimed to be shaped like spinning tops
Instead of coins with heads and tails. They disentangled themselves
Into different positions. This time they were observed

On a two-dimensioned basis. honeycomb pattern in the bullseye – men in [equilibrium state] 9 Points- men in [particular states] 7 & 8 Points- men barely classed as [existing] 2 to 6 Points- all men known to us

 

Promenade quantique

Un homme avec [des doigts couleur de gingembre][une horloge biologique standard][l’esprit d’un reclus][des poumons décrépits] Un homme avec [des doigts couleur de jade][une horloge biologique en surrégime][un esprit moyen][des poumons jeunes] Un homme avec [des doigts couleur de jade][une horloge biologique en désordre] [un esprit dérangé][des poumons forts]

Il les a formulés comme ci-dessus jusqu’à ce que zigzague le griffonnage écarlate
Au-delà du mur qui s’étirait toujours plus, pendant qu’entre les courbes il notait
Dans une police de taille plus petite : « Seulement comme référence d’échantillons spécifiques à chaque genre, »
Appliquée indifféremment aux femmes, même aux humains à des stades historiques précédents ou ultérieurs. » Des quanta sans traits

Avec des crânes en forme de longane, tourbillonnant à l’aveuglette, absorbant des volutes de fumée, et une odeur de blé
Se sont ensuite dissous dans des données différenciées. « Sous l’apparence d’un cachet du code de date mobile
Ils formaient les chiffres de nombres variés, avec les fragments d’ADN inhérents à l’intérieur,
Des os sinueux (presque phénoménaux), et obtenaient l’étiquette
« État superposé ». Tressés en une natte binaire

Fine et diaphane, suspendue verticalement,
Ils attendaient leur heure. Affirmèrent plus tard être formés comme des toupies
Au lieu de pièces avec un côté pile et un côté face. Ils se démêlaient
Et prenaient différentes positions. Cette fois ils étaient observés

 Sur une base à deux dimensions, avec un motif octogonal dans le mille – des hommes en[état d’équilibre] 9 Points- des hommes dans [des états particuliers] 7 & 8 Points- des hommes à peine classes comme [existants] 2 à 6 Points- tous les hommes connus de nous

 

 

 

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Ode to Prime Numbers

    Your name is ‘le seul’.
    Undeconstructible, and enigmatically unyielding.
    As straight as a feather, vividly white as well, is the fragment of bone in the depth of entwined source codes. You never know since when the lips of the cognoscenti started testing on you: They longed to know how the fluttering sequences of binary numbers smell, which scintillate between positive and negative infinity. Ambery? Or just intoxicatingly oriental?
    Their coarseness hampered their forlorn attempt to reach you; their lust to disassemble left them nothing but despair and dirty, worn gloves.
   Just as what Alphonse de Polignac once said: There is a mirror image of you in the fathomless universe, forever 2 degrees apart from where you are located. You almost felt her sometimes… You have spared no vision or hearing in your exploratory search for her: yet you sank into an ocean of molecules -- banal replicas of one another, and then a moor of double helixes blooming and withering ephemerally. All you could see is waving hyphae, stretching along fissures between clusters of stars, whose glimmers tasted so antiquely astringent!
    You were chosen out of all others since you were a ripe embryo. Time-roughened hands with sophisticate calmness, combed through and smoothed out kernels of corn, like what Fate did to centillion bytes of data. The blazing ibis from the east condescended to them like a flash of wisdom –- devoutly before her they winnowed away chaff and dust, while you clung to the center of the giant mesh, like a rare butterfly… They let you nestle up among their fingers, held you to the light and murmured with a Mediterranean accent: “Ciao!”   
    The streets that have supplied you with all colors and sounds of life are in a parallel system to theirs. When you saunter down to the seaside, hands in pockets, local people approaching you with buckets of olives and sardines can not actually meet you, as if you were walking past this place at different times of a day. They indulge in their neon nights while you embrace your sapphire days. Gradually you turn from strangers to dancing partners, lovers and then rivals, in the revelry of darkness!  
    Growth curves of everything are invisible but to the stars: they appear as emerald waves, rising from feebleness to robustness, soaring marvelously, and then plunging, increasingly close to zero. Just as what the frequency of prime numbers reveals, they end up in decay as you end up in solitude. You are destined to be the last celestial body over seven thousand miles of graveyards.
    [Voiceover 1] when you glanced away beyond tracks of time, suddenly he came into view, emerging from underneath surface of the ethereal, gleaming with vigor and tenacity. Those attributes of his do not perish with the body, or even with the soul. He is incarnated everywhere, in weather, energy, and even Zen. A roots-stems-leaves theory could never demystify the origin of him or the canopy above, which could be traced back to Hadean time.
    [Voiceover 2] Compared to the entire history of time, phantasmagoric voices rustling through those lines are nothing but drops of liquid in vascular bundles of the universe. Ears which hear them would turn away shyly like autumn leaves. When there drip out mercury, whoever its sound reaches will be doomed.
     [Voiceover 3] It has been kept secret, that the Fate of human race had been long predicted, by the final scale the convex meniscus rose to.

Ode aux nombres premiers

      Votre nom est « le seul ».
      Impossible à déconstruire et énigmatiquement inflexible.
      Aussi droit qu’une plume, et d’un blanc vif, le fragment d’os dans la profondeur de codes sources entrelacés. Tu ne sais jamais quand les lèvres des experts ont commencé à te tester : Ils brûlaient de savoir ce que sentent les séquences mouvantes de chiffres binaires, qui scintillent entre l’infini positif et négatif. L’ambre ? Ou juste un parfum oriental qui vous monte à la tête ?
       Leur rugosité gênait leur tentative sans espoir de t’atteindre ; leur ardent désir de se défaire ne leur laissait que le désespoir et des gants sales et usés.
      Comme Alphonse de Polignac l’a dit une fois : Il y a une image miroir de toi dans l’univers sans fond, toujours à deux degrés d’où tu te trouves. Tu l’as presque éprouvée parfois… Tu n’as épargné ni vision ni écoute dans ta quête exploratoire pour la retrouver : pourtant tu as sombré dans un océan de molécules – des répliques banales des unes et des autres, et puis une étendue de doubles hélices fleurissant et se desséchant de façon fugace. Tout ce que tu voyais était de l’hyphe qui ondoyait, s’étendait le long de fissures entre des amas d’étoiles dont les lueurs avaient un goût ancien et âpre !
      Tu as été choisi parmi tous les autres parce que tu étais un embryon à maturité. Des mains endurcies par le temps et d’un calme sophistiqué, dégageaient des grains de blé en peignant et en lissant, comme le Destin l’a fait pour des quintillions d’octets de données. L’ibis flamboyant venu de l’Est s’est incliné devant eux tel un éclair de sagesse – devant elle, ils ont dévotement séparé la balle et la poussière, pendant que tu t’accrochais au centre du filet géant, comme un papillon rare… Ils t’ont laissé te blottir entre leurs doigts, t’ont tenu à la lumière et murmuré avec un accent méditerranéen : « Ciao ! »
       Les rues qui t’ont fourni toutes les couleurs et les bruits de la vie sont un système parallèle au leur. Quand tu flânes jusqu’au bord de mer, les mains dans les poches, les gens du pays qui s’approchent de toi avec des seaux d’olives et de sardines ne peuvent pas vraiment te rencontrer, comme si tu passais cet endroit à différents moments de la journée. Ils se font plaisir avec leurs nuits de néon pendant que tu embrasses tes journées de saphir. Petit à petit tu les transformes d’étrangers en partenaires de danse, d’amants en rivaux, dans les festivités de l’ombre !
      Les courbes de croissance sont invisibles sauf aux étoiles : elles apparaissent comme des ondes émeraudes, qui s’amplifient, faibles puis robustes, s’essorent à merveille, et puis plongent, de plus en plus proche de zéro. Exactement comme ce que révèle la fréquence des nombres premiers, elles terminent dans le déclin comme tu termines dans la solitude. Tu es voué à être le dernier corps céleste sur sept mille miles de cimetières.
      [Voix off 1] quand tu as jeté un coup d’œil au-delà des traces du temps, il est soudain apparu sous la surface de l’éther, luisant de vigueur et de ténacité. Ces attributs qui sont les siens ne périssent pas avec le corps, ni même avec l’âme. Il est incarné partout, dans le climat, l’énergie et même le Zen. Une théorie racines-tiges-feuilles ne pourrait jamais démystifier son origine ni la canopée au-dessus de lui, qui pourrait remonter à l’époque hadéenne.
      [Voix off 2] Comparées à l’histoire entière du temps, les voix fantasmagoriques qui bruissent à travers ces lignes ne sont rien que des gouttes de liquide dans les faisceaux vasculaires de l’univers. Les oreilles qui les entendent se détourneraient timidement comme des feuilles d’automne. Quand du mercure s’égoutte, quiconque en entend le bruit sera damné.
      [Voix off 3] Il a été tenu secret que le Destin de la race humaine a été prévu de longue date, selon l’échelle finale du ménisque convexe.

 

 

Pour en savoir plus sur Yin Xiaoyuan , l'article de Marilyne Bertoncini : Yin Xiaoyuan : Les Mystères d’Elche

Présentation de l’auteur




L’édition indépendante dans la tourmente du covid

Le monde du livre a traversé le désert des confinements. Tous les acteurs de l’édition indépendante ont dû faire face à des difficultés, de nature différente, plus ou moins invalidantes, selon leur taille et leur mode de fonctionnement. Les maisons d’édition légendaires côtoient les plus petites structures. Inévitablement, les plus modestes ne sont pas aux premières loges, lors de situations de crise.

Nous avons souhaité comprendre comment les choses se sont passées dans les arrière-boutiques des maisons d’éditions indépendantes, à fortiori de poésie et des écritures artistiques. Comment chacune a fait face, a œuvré pour survivre à l’épreuve de l'épidémie de covid ? Les dispositifs d’aide ont permis de limiter les dégâts, de façons différentes pour les uns et les autres. Mais qu’en est-il aujourd’hui, au sortir de la crise, de la situation des « petites maisons ». Chacun le sait, le dit à demi-mots, la vigilance est de mise. « Ce n’est pas fini ». La dynamique création /diffusion, ce que l’on appelle plus globalement la chaine du livre, a été profondément atteinte et est encore bien endommagée.

Nous avons rencontré durant ce mois d’octobre 2021, Maïthé Vallès-Bled, responsable du festival des Voix Vives de méditerranée en méditerranée (Sète), Gwilherm Perthuis, qui dirige les éditions Hippocampe ainsi que la librairie Descours à Lyon,  Véronique Yersin des éditions Macula, Andréa Iacovella de La rumeur libre, Françoise Allera responsable de la Maison de la poésie Rhône-Alpes, et enfin Dominique Tourte qui dirige les éditons invenit et assure, depuis septembre 2021, la présidence de la Fédération Nationale de l’Edition Indépendante. Elles et ils ont accepté d’échanger sur cette période de dérèglement des activités de l’édition. A ces rencontres organisées et structurées dans le temps d’un entretien, s’ajoutent les conversations informelles avec quelques éditeurs rencontrés ici et là dans le cadre du marché de la poésie de ce mois d’octobre 2021.

« Ça nous est tombé dessus brutalement » : la sidération de toute une profession.

 

Ça nous « est tombé dessus, ce fut un raz de marée et cela a concerné tous les éditeurs au même moment, sur tout le territoire»(Dominique Tourte, éd. invenit). Chacun décrit les premiers moments de la crise, s’implique dans le choix des mots, pour traduire au mieux ce profond saisissement, proche de la sidération. Tout s’arrête brutalement, du jour au lendemain. Les librairies ferment dans un tout premier temps, les festivals, les salons et les foires aux livres sont reportés, entrainant l’annulation des projets de lectures, des séances de dédicace, l’outil de communication des « petits éditeurs », ce qui leur permet « de porter le livre et de le présenter » comme le dit D. Tourte , mais aussi de survivre. C’est effectivement là, dans ces situations de vente directe, qu’ils réalisent la majeure partie de leur chiffre d’affaires : « Ça nous occupe 150 jours de vente sur l’année, donc ça représente un gros morceau » précise Andrea Iacovella (éd. La Rumeur libre).

Autant dire que ces suites d’annulations en cascade ont causé un grand tort aux petits éditeurs. Par ailleurs, les maisons de la poésie n’ont pas pu remplir leurs missions d’éducation artistique et culturelle : « on a un certain nombre de rendez-vous réguliers pour des rencontres en direction des populations amateurs pour appréhender l’écriture. On a perdu des relations avec nos partenaires » souligne Françoise Allera (Maison de la poésie Rhône-Alpes).

La baisse de création du livre était inéluctable : Les publications se sont interrompues, en totalité pour certains éditeurs, de façon partielle pour une grande majorité d’entre eux. Maïthé Vallès-Bled constate de nombreux reports de publications parmi les éditeurs présents au le festival 2021. La revue Bacchanales de la Maison de la poésie Rhône-Alpes a rattrapé le retard de trois numéros pour le Marché de la Poésie de ce mois d’octobre.

 

La crise a modifié les pratiques des libraires : les grandes maisons ont pris toute la place

 

Les modifications d’accès aux librairies et les changements de pratiques qu’a dû adopter la profession dans ce mouvement d’affolement ont largement contribué à pénaliser les petits éditeurs. Véronique Yersin (éd. Macula) explique que durant cette période, les lecteurs se sont précipités sur le livre, seul objet culturel disponible. « Les gens commandaient sur vitrine, c’est à dire sur ce qu’ils entendaient à la radio ou dans les journaux : les prix littéraires, beaucoup de BD, de bien-être, de cuisine ». Cet engouement autour du livre a fait illusion : « les gens nous disaient "vous devez vendre beaucoup", je disais "ben non" ». 

La réalité, c’est que dans cette période, « les « grandes maisons ont pris la place ». Le libraire Gwilherm Perthuis soutient cette analyse : « On a vu que les très gros ont vraiment bénéficié de la période, et ont continué de vendre les mêmes titres. Il y a eu un phénomène de concentration vers des livres qui sont déjà très porteurs, qui se vendent bien, qui se vendent tout seuls pourrait-on dire ». Ce qui s’est produit à cette époque traduit le fait que globalement «les libraires ne jouent pas le jeu » de la petite édition. « C’est quelque chose sur lequel on s’inquiétait déjà auparavant, et là ça a été renforcé » surenchérit-il.  « Pour la majorité d’entre eux, ils n’ont pas fait d’efforts pour protéger la petite édition, ils se sont dit "on va vendre du facile", et les éditions plus exigeantes, plus expérimentales, ont souffert davantage » Bien sûr, précise le libraire « tout cela est à nuancer : il n’y a pas eu de recherches d’études encore très précises, de données fiables. Mais, je l’ai senti assez tôt, juste après le 1er confinement, quand tout le monde est revenu en librairie. J’ai entendu beaucoup de libraires dire "chaque mois on a fait un mois de Noël". Je me disais "c’est bizarre, un tel engouement" ».

Ils ont compris durant cette crise, reprend A. Iacovella, « qu’avec moins de marchandise, moins de produits à la vente, ils vendaient et gagnaient plus », ce qui a contribué « à écarter encore plus les petites productions, la poésie, davantage encore » (édition La rumeur libre). Et Pourtant, rajoute G. Perthuis « c’était bien l’occasion pour qu’ils prennent des risques. Ils avaient les mains libres pour prendre le temps de travailler sur des livres dans la longueur et pour expérimenter un peu plus de choses. Mais c’est vrai que les libraires sont toujours un peu précaires ».

En écho, ce constat est renforcé par A. Iacovella qui présente les libraires comme un monde insatisfait, craintif, à cause des difficultés du métier, bien que leur situation ait été consolidée par les aides publiques ou parapubliques. Dès qu’ils ont rouvert, nous explique-t-il, « la première chose qu’ils ont faite, c’est de retourner à l’office tout ce qu’ils avaient en stock : ils ont eu la crainte de se trouver en difficulté et que ça pèse sur leur bilan. Je parle des gros, comme la Fnac… Ils se sont dépêchés de tout vider. Nous avons eu alors un concentré de retours considérables, pas plus qu’avant, mais ils ont été groupés, et le peu qui a recommencé à se vendre en juillet et août a été absorbé par les retours. On n’a rien gagné » (édits La rumeur libre). De plus, la visibilité et la planification des ventes ont été anéantis. Mais « je ne crois pas que c’était une décision de quiconque » nuance V. Yersin. « Les libraires se sont retrouvés sous l’eau, avec un métier qui changeait complètement, qui brutalement a été modifié. Ils se sont retrouvés tout d’un coup avec des commandes insensées, ils n’avaient plus le temps de parler aux gens », et, constate F. Allera, « ils n’ont pas retrouvé le rythme qu’ils avaient avant » (MPRA)

Cette présence massive des « gros éditeurs », qui ont commencé à insuffler de nouvelles habitudes, ne va-t-elle pas contraindre les libraires, et les orienter par la suite ? La question est présente dans l’ensemble des propos.

Résistances, défis et stratégies pour « se relever » et publier autrement

 

Les perceptions de la traversée de la crise par nos interlocuteurs débordent largement la description des difficultés et des effets de fragilisation de la profession, comme le formule entre autres A. Iacovella  : « Il n’y a pas que des aspects de trésorerie. Heureusement, il y a eu un bon rattrapage sur des concrétisations de projets, des reconsidérations de fonctionnement ». De nombreuses prises de décision montrent, à contre-courant d’un climat inquiétant et incertain, une confiance et une projection positive dans « l’après ». Un optimisme qui passe, c’est certain, par des restructurations et développements, par des changements d’organisation et de conceptions. Entre autres exemples, les éditions invenit profitent de ce temps pour initier une nouvelle collection de poésie et La Rumeur Libre concrétise un projet de partenariats avec des collègues éditeurs. Ce projet « qui trainait depuis des mois a nécessite beaucoup de préparation administrative : « on n’avait jamais eu le temps de le faire, là tout le monde était disponible, et on a fini par acter les choses ».

Mais plus fondamentalement, depuis la sortie du premier confinement, émergent et se concrétisent des mouvements de solidarité, d’alliances, de concertation et de réflexions sur le système de l’édition ainsi que sur les écritures artistiques. Un peu partout, il s’est noué de nouvelles façons de concevoir le travail de l’édition : « Une telle crise nous a donné les moyens de travailler autrement » (G. Perthuis). Les menaces qui pèsent sur la profession des éditeurs indépendants a véritablement aiguisé les forces de solidarité et les confrontations de ressources. L’intérêt après cette période, c’est de se fédérer, de « créer un élan renouvelé. Ça évite d’être fatigué, démuni, et d’y aller tous ensemble, c’est très joyeux et ça donne une autre force » (V. Yersin, éd. Macula).

Globalement, en cette rentrée d’automne, soit près d’une vingtaine de mois après le début du premier confinement, s’exprime le sentiment d’avoir survécu, d’avoir fait face au plus urgent, de « s’en être sorti ».

 

Porter la voix de l’édition indépendante : Création de la fédération nationale des éditions indépendantes.

 

L’Association des Hauts-de-France, présidée par Dominique Tourte, association très remarquée depuis plusieurs années pour sa vitalité, sa capacité à inventer des liens libraires/éditeurs, et l’Association des Pays-de-Loire sont à l'origine de la création de la Fédération Nationale des Editions Indépendantes. « C’est vraiment le résultat de tout ce qu’on a vécu avant » précise D. Tourte, qui assure la présidence de cette toute nouvelle fédération. Quelques réunion en vidéo ont été concluantes, et après une année de réflexion, en mai dernier, l’assemblée générale constituante vote le regroupement de 9 associations réparties sur 8 régions de France (2 associations en PACA). Au total, 250 éditeurs indépendants : « c’était le moment, avec cette crise. Il y a plein de problèmes qui restent sur le chemin ». Entre autres exemples le tarif postal, l’un des gros chantiers dont s’est emparé la fédération dans l’objectif d’obtenir l’alignement des tarifs postaux d’envoi de livres sur ceux qui sont accordés à la presse. Actuellement, « ça prend des proportions inadmissibles » explique encore D. Tourte. Pour nous, il est évident que « cette structure ouverte à toute association d’éditeurs indépendants permettra de représenter un poids plus fort auprès des institutions ».

Elle a pour mission de porter la voix des éditeurs indépendants, de favoriser la communication entre eux et de faire valoir leurs revendications et les points qu’ils veulent défendre comme la biblio-diversité. C’est une réponse pertinente face à l’absence de considérations du Syndicat National des Editeurs pour la petite édition estime D. Tourte : « Il y a des myriades d’éditeurs en France disséminés sur les territoires en dehors du radar du SNE, le Syndicat National des Éditeurs, et qui font un travail remarquable», construisant des modèles alternatifs pertinents et qui sans conteste sont des acteurs culturels à part entière.

 

Donner une chance de vie aux ouvrages les moins visibles : Les Désirables

 

Les Désirables, collectif de libraires et d’éditeurs francophones indépendants, récemment créé par Véronique Yersin et Yan Le Borgne (édits Macula) souhaite donner une nouvelle vie  aux ouvrages parus après mars 2020, et plus largement à tous ceux qui sont trop peu visibles, peut-être même déjà oubliés : « En quelque sorte il s’agit de leur donner une seconde chance », selon l’expression heureuse de V. Yersin. « On va proposer des rencontres, des lectures, pour les livres qui n’ont pas été vendus » explique l’éditrice.  « Pour nous, il était essentiel de montrer que nos livres sont désirables»,  des livres  des coups de cœur, pas seulement ceux qu’encense la presse et que relayent les diffuseurs, dont le discours est inévitablement empreint de subjectivité : « les diffuseurs ont quelques secondes par titre, et ils font le tri », ils peuvent gonfler ou abaisser la qualité d’un livre, explique G Perthuis, engagé dans le collectif. « Certains font de véritables hiérarchies par rapport à leur propre ressenti, d’autres sont plus dans le business et vont ne défendre que ce qui plait, ce qui va marcher ».

C’est en référence à de tels constats que les éditeurs engagés dans Les Désirables décident de relever ce défi ambitieux :  faire eux-mêmes le travail que les représentants n’ont pas pu faire pendant un an et demi, c’est à dire : présenter les livres. Il est bien évident remarque G Perthuis que « la présentation par la maison d‘édition est plus subtile et plus agréable que celle qui est proposée par un diffuseur qui présente 350 livres en une heure et demie.  Ça va à une vitesse folle. Là c’est beaucoup plus qualitatif, plus incarné et plus vivant ».  

Les Désirables projettent également de mettre en lumière la diversité et la durabilité du livre, son maintien dans le temps, dans un contexte où il court bien souvent le risque d’être assimilé à une seule dimension marchande. L’enjeu est essentiel pour les auteurs et pour les lecteurs : « dans trop de librairies, il y a beaucoup de livres qui s’épuisent vite » déplore G. Perthuis.  C’est à dire que « pas mal d’éditeurs, les plus gros en particulier, passent à un autre lorsqu’ils considèrent que la vie d’un livre est finie. Ils vont le laisser s’épuiser, sans le réimprimer, certains même vont le supprimer du catalogue ». Pour le libraire, la force des plus petits éditeurs, c’est de défendre un auteur sur le temps, de s’engager en faveur de l’éclosion d’une œuvre : « c’est peut-être ça le plus important. Il y a pas mal de lecteurs qui, lorsqu’ils découvrent un écrivain, aiment bien revenir sur tout ce qu’il a fait auparavant ».

Défendre la diversité des livres, les incarner et les faire durer, surprendre, emporter le lecteur et l’emmener au-delà de ses habitudes et de ses propres frontières : «Personnellement, en tant que libraire, j’ai envie de jouer ce petit rôle et de proposer aux clients des livres qui ne sont pas ceux qu’ils attendaient, de leur faire découvrir des textes qui les étonnent.»(G. Perthuis, Librairie Descours).

Le collectif fédère tous les éditeurs indépendants qui veulent défendre ces objectifs, et il a de fortes chances de s’étoffer dans les prochains mois : déjà 14 maisons d’édition indépendantes, « touche à tout », poésie, mais aussi arts, politique, architecture, sciences humaines, ont commencé à travailler en partenariat avec 4 librairies (Sète, Lyon, Paris) : « On a toujours eu cette démarche depuis 40 ans de passer par les libraires, même si elle l’était de façon moins structurée, moins innovante » nous dit V. Yersin. Elle précise qu’eux non plus « n’ont pas envie de changer de métier, de devenir des manutentionnaires et de faire des livres relayés par une presse anorexique» Ils se disent séduits par le projet du collectif .

Ce projet est conçu comme un moteur commun, entretenu par tous, pour soutenir de façon croisée les ouvrages sortants, mutualiser les événements et faire circuler les informations concernant les lectures et autres manifestations, par voie d’une affiche conçue sous forme d’un calendrier  (http://www.lesdesirables.org/). V. Yersin parle avec enthousiasme de ces échanges de services, de ressources et de compétences, attendues et nécessaires : « On avait besoin de ça, et puis ça génère une sorte d’émulation assez joyeuse, ça nous nourrit beaucoup, pas seulement de lectures, mais aussi d’échanges » et de liens entre tous les acteurs de la chaine du livre, auteurs, libraires, éditeurs, traducteurs, bibliothécaires, distributeurs, diffuseurs, chercheurs, lecteurs… qui habituellement travaillent de façon beaucoup trop isolée, ce qui représente un réel danger pour la petite édition.

 

La rencontre des éditeurs, des poètes et du public : le festival des Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée

 

«Je me suis battue», dit Maïthé Vallès-Bled, pour maintenir les deux dernières éditions du Festival de Sète, en 2020 et 2021.

Malgré les contraintes sanitaires, il n’était pas question pour elle de prendre le risque de perdre ce festival et son principe de rencontres croisées. On s’en doute, cela a nécessité de régler toute une série de problèmes : le réaménagement des itinéraires dans la ville de Sète, le respect des jauges et la réduction des sites de lectures et de débats.  Les autorisations ne furent données que pour une dizaine de lieux, alors que le festival en occupe habituellement une quarantaine. « Il a fallu trouver des stratégies pour faire tenir dans ce nouveau format les 60 à 80 manifestations habituelles », tout en maintenant leur pleine identité. Mais le plus délicat des problèmes auxquels elle a dû s’affronter, en 2021 comme en 2022, c’est la fermeture des frontières, qui laissait en suspens une question cruciale : comment faire pour maintenir la pluralité des langues et des cultures dans une situation qui par définition ne permettait plus d’inviter des poètes de pays extérieurs ? La question est capitale parce qu’elle touche à l’identité même du festival, à la force de l’interculturalité qu’il défend et qui marque, de façon très spécifique, d’une rive à l’autre, les rencontre entre les poètes et entre les poètes et le public.

La solution a consisté, en partie, à inviter des poètes originaires de pays méditerranéens, et vivants en Europe depuis plusieurs années. Des poètes qui continuent à écrire pour la plupart d’entre eux dans leur langue d’origine. « Pour 2021 ce fut par exemple le cas du poète palestinien Raed Wahesh qui vit en Allemagnesi bien que nous avons pu avoir non pas des représentant de tous les pays mais des représentants de toutes les langues des différentes parties de la Méditerranée, je dirais de la Méditerranée africaine, de l’Afrique du Nord, orientale, des Balkans. Nous avons pu ainsi inviter des représentant de toutes ces Méditerranées ».

Le Festival des Voix Vives, passerelle entre poètes/éditeurs et entre éditeurs/public, a donc fonctionné d’une façon toute particulière ces deux dernières années. Mais pour autant « les deux éditions 2020 et 2021 sauvées des eaux in extremis, ont été magnifiques » se réjouit M. Valles-Bled. « Et je peux dire, ajoute-t-elle, que  cela m’a été dit en permanence, non seulement par les éditeurs, habités par cette joie d’être là et de rencontrer du public, mais aussi par les poètes, et par le public, tous, tellement surpris et heureux de pouvoir se retrouver. A vrai dire, ils ne s’attendaient pas au maintien du festival. Des spectateurs sont venus nous voir pour nous dire des choses fortes, et très souvent avec des larmes. Je n’avais jamais vu ça, une si belle réaction du public. Les circonstances ont véritablement permis de réaliser combien il était important  de partager et de prendre confiance en l’autre, de s’appuyer sur la poésie ».

Françoise Allera, présente sur les deux dernières versions du Festival, partage ce même enthousiasme : « cette année c’était un public très intéressé, très concerné par la poésie : des gens engagés dans les associations et proches des poètes. Les autres années, on a vu plus de touristes. Il y avait, cette année peut-être, moins de poètes venus de l’étranger. Mais c’est déjà très fort, très, très fort, de l’avoir maintenu, c’est un travail colossal ». Pour sa part, elle déclare avoir réalisé cette année au Festival des Voix Vives « des recettes bien supérieures aux années précédentes ».

 

La poésie est «in-confinable » 

 

L’écriture poétique occupe une infime place au cœur du système de l’édition, non pas en masse d’édition, mais en pouvoir de vente, et l'épidémie de covid a incontestablement accentué ce paradoxe. « Elle est systématiquement reléguée des préoccupations de tous ceux qui auraient les moyens de la transmettre et d’en permettre largement la réception » regrette M. Vallès-Bled : « elle est si peu présente dans les médias, les journaux, les émissions ». Pourtant, elle connaît toujours le même vrai succès dans les pratiques, toutes les pratiques de rencontre, de réseaux, d’ateliers, de festivals. La forte fréquentation du marché de la poésie de ce mois d’Octobre 2021 en témoigne sans aucune réserve. Et cela même lorsque ces pratiques sont virtuelles, comme elles le furent dans ces derniers temps de confinements. De l’avis de tous les éditeurs et libraires rencontrés autour de ce dossier, et malgré les paralysies d’édition, les incertitudes, et les solitudes, elle est vivante. Et peut-être même que, plus elle est empêchée, plus elle parle fort. C’est parce qu’ « elle nous humanise et crée des partages inédits » nous dit  M. Vallès-Bled avec beaucoup de conviction : « La parole poétique interroge l’essentiel, l’humain, et elle est un regard sur l’autre. Le festival transmet tout cela ».

Fondamentalement, « l’humanité a besoin de livres, d’écritures » déclare A. Iacovella. C’est plus que ça, encore « sans, livre et sans poésie, il n’y a pas d’humanité. C’est ce que nous avons fait de mieux pour nous civiliser. On n’a rien trouvé de plus puissant ».

Et les éditeurs l’ont constaté, durant ce confinement, les gens ont beaucoup écrit, « avec des formes d’écriture qui sont en train de s’ouvrir, de se diversifier », remarque A. Iacovalla.  Peut-être même que dans ce temps de crise, poursuit l’éditeur « un certain nombre de poètes se sont mis à écrire d’une façon un peu obsessionnelle, tous les jours. On peut dire que, pour beaucoup, le rituel de l’acte d’écrire a débordé l’intention d’écrire, et que cela se lit dans les manuscrits reçus. Mais ils ont fait appel à ce qu’il y a de plus intelligent, non pas pour donner une explication à ce qui arrivait, mais pour pouvoir affronter cette situation impensablequi nous tombait dessus ». Sans doute « pour essayer de combler la béance » qui est arrivée par l’événement covid. « Ça sert peut-être à ça un éditeur. Je dirai ça sert surtout à ca. C’est le lien entre l’édition, le livre, et l’humanité. L’écriture de poésie a un effet inépuisable, infini, qui nous remet à notre place. C’est la seule façon de pouvoir aborder le monde, et ce phénomène ne va pas se clore du jour au lendemain, c’est quelque chose qui reste absolument ouvert », ça ne s’arrêtera pas.

Ces entretiens montrent combien chacun a œuvré, lutté contre la tempête, semant ici et là des idées, des liens, des espérances, proposant et réalisant des actions et réveillant des dialogues, par tous les moyens encore possibles, pour retrouver un mode de fonctionnement, non pas un fonctionnement normal, ou comme celui d'avant, mais qui dépasse « l’avant ». Et c’est par l’innovation, par-delà les habitudes, les assignations et les attendus, ainsi que parallèlement, par l’analyse des système actuels qui assurent la diffusion du livre, par l'analyse de ses fissures et de ses potentiels, que se mesure la mobilisation des éditeurs indépendants après la crise. « Ça nous a secoués, un tel ébranlement, ça interroge à tous les niveaux, social, économique, culturel voire ontologique » (D. Tourte). Et lorsque les choses s’éclairent, elles deviennent transformables. Mais il faut être là, présents, faire le guet. M. Vallès-Bled nous le transmet en toute fin de nos échanges : « il reste beaucoup à faire pour la survie de la poésie. La culture est un combat, et au sein de la culture la poésie est un combat plus grand encore ».

 

 

 

 




Claudia Schvartz : Grand soif de lumière

Poète et éditrice argentine, Claudia Schvartz interroge particulièrement les relations humaines, la fiabilité des conversations et l’interprétation à donner aux sous-entendus, rejoignant en s’y impliquant personnellement les ambiguïtés relevées par Nathalie Sarraute dans Les fruits d’or et dans L’ère du soupçon, à propos du jeu entre conversation et sous-conversation.

Ainsi écrit-elle dans son recueil Alcanfor (p. 74) :

Tomo nota

¿Nota en falso 
O falsa nota?
Ya no sé quién es quién
Dado el paso
Felonía o apariencia 
Echado el dado está

Je prends note

Note fautive 
Ou fausse note ?
Je ne sais toujours pas qui est qui
Une fois franchi le pas
Félonie ou apparence
    Les dés sont jetés

 

Mais les incertitudes à propos de « qui est qui » s’inscrivent dans un cadre plus large : celui du monde lui-même, pris de contradictions entre l’histoire fautive et les fautes à réparer, sans savoir si le temps suffira à modifier l’horizon. L’exigence est minée par le doute :

 

Hay y no hay tiempo
Tiempo hacia el mundo o pequeños tiempos
hacia la descendencia
un futuro que debe
por fuerza tiene que ser distinto
Tantos han sido los fracasos
Algo, alguien tiene que salir limpio

(Poemas impugnados, p. 45)

 

Il y a, il n’y a pas le temps
Du temps pour le monde ou des temps courts
pour les descendants
un futur qui doit
qui se doit d’être différent
Tant de catastrophes se sont produites
Quelqu’un, quelque chose de pur doit en sortir 

 

Cet humanisme trempé dans l'inquiétude et l’amour des êtres au-delà de tout caractérise la poésie de Claudia Schvartz. Une poésie qui s’écrit directement avec l’âme plutôt qu’avec la pensée seule, et qui s’exprime dans la sobriété et la modestie de qui a grand soif de lumière.

 

∗∗∗

Poèmes de Claudia Schvartz

Traduction Jacques Rancourt

HUESITOS

Como aire sobre la hornalla
Este trueno interminable
Ronco soplido
 el calor
Sobre mi espíritu en congoja

Luchaba por encontrar una palabra
que abriera en la dolida expresión
cargada de voluntarioso esfuerzo 
un rostro que pensara con bondad
el incontenible curso de la vida

Sí, muy parecidas
Pero esencialmente opuestas
Huir de mí?
Huir las dos
Acaso es este peso mi existencia?

Confabulaba
gestos contra palabras
Pero no se trataba de hipocresía
Un punto ciego, tal vez
Toda nitidez pasa en el cuerpo
Y requiere estricta línea de tiempo
Poder pensar

Esa tristeza no es fácil de mitigar
Al menos si se abriera una nueva perspectiva
Eso desea quien se duele
Y no tolera la obscena invasión de los sentidos
Ni regresa a los lugares
Donde -un cordial saludo, quizá -
La sorprendiera

Aquella antigua voz
Un peldaño o la rama florida
Que idéntica
Sobre el muro          
Extiende su insistencia estremecida

 

KITKATS

Comme l’air sur le poêle
ce tonnerre sans fin
ce souffle rugueux
cette chaleur
sur mon esprit affligé

Elle s’efforçait de trouver un mot
qui ouvrît dans son expression chagrinée
pleine de bonne volonté
un visage abordant avec bonté
le cours imparable de la vie

Oui, très semblables
mais essentiellement opposées
Me fuir ?
Fuir toutes deux ?
Ma vie serait-telle ce fardeau ?

Elle emmêlait
gestes et paroles
Mais il ne s’agissait pas d’hypocrisie
Un angle aveugle, peut-être
que toute clarté passe par le corps
et que de pouvoir penser
requiert une chronologie bien ordonnée

Cette tristesse n’est pas facile à atténuer
au moins si s’ouvrait une nouvelle perspective 
c’est ce qu’attend la personne qui souffre
sans tolérer l’invasion obscène des sens
ni retourner sur les lieux
où… un salut cordial, peut-être…
la surprendrait

Cette voix ancienne
échelle ou branche fleurie
qui inchangée
sur le mur
vacille avec obstination

 

HEL EGOÍSMO DE LOS SANOS

a la memoria de Cacho Rascovsky

-Nada de música. Ni televisión. Ni radio. No quiero nada. 
Sólo silencio.

-Pero yo podría leerte lo que quieras, le dije. El 
Cantar, si querés. O…

Los grandes ojos se abrieron inmensos. Y sus 
labios. Los dientes pequeños.

-La boca rara, tengo. Seca y áspera. No sé por qué. 
Sed no tengo. Viste la sonda. Pero tengo que comer. 
Muchas veces al día. Me paso el día comiendo. Qué 
cansancio. Otra vez comer…

Había abierto los ojos, tal vez sintiendo la presencia 
de alguien otro en la habitación. En la cama de al 
lado, la presencia de un enfermo silenciaba las 
voces, acercaba los gestos.

-Yo dije que no quería ver a nadie.

-Pero yo no podía dejar de venir. Qué vas a hacer. 
No podía.

-Viene mi hermana y se sienta ahí con todas las 
cosas que sé que tiene que hacer. Una pérdida de 
tiempo. Y me dice que no tiene nada que hacer. 
Pero hace. Me cambia todo de lugar. Arregla. Pero a 
su manera. Cuando se va, así sin lentes, no 
encuentro nada.

El egoísmo de los sanos- pero no lo dije. Todo lo 
que no fuera silencio o escucharlo, a él, era ruido.

-¿Y ahora qué hora es? ¿Las siete?

-No, todavía falta… recién son las cuatro.

-¡Las cuatro!

 

LÉGOÏSME DES BIEN PORTRANTS

à la mémoire de Cacho Rascovsky

– Pas de musique. Ni télévision. Ni radio. Je ne
veux rien. Juste le silence.

– Mais je pourrais te lire ce que tu veux, lui dis-je.
Le Cantique des Cantiques, si tu veux. Ou...

Ses grands yeux s’écarquillèrent. Ses lèvres aussi.
De si petites dents.

– J’ai la bouche bizarre. Sèche et râpeuse. J’ignore
pourquoi. Je n’ai pas soif. Tu as vu la sonde. Mais il
faut que je mange. Plusieurs fois par jour. Je passe
ma journée à manger. Quelle fatigue. Manger
encore une fois...

Il avait ouvert les yeux, sentant peut-être la présence
de quelqu’un d’autre dans la pièce. Sur le lit d’à
côté, la présence d’un malade faisait baisser les
voix, rapprochait les gestes.

– J’ai dit que je ne voulais voir personne.

– Mais je ne pouvais pas m’empêcher de venir. Que
veux-tu. Je ne pouvais pas.

– Ma sœur arrive et s’assoit ici avec toutes les
choses qu’elle a à faire. Une perte de temps. Et elle
me dit qu’elle n’a rien à faire. Mais elle le fait. Elle
me déplace. Rectifie. Mais à sa manière. Quand elle
s’en va, moi, sans mes lunettes, je ne retrouve rien.

L’égoïsme des gens bien portants – mais je ne l’ai
pas dit, elle. Tout ce qui ne fût pas silence ou de
l’écouter, lui, n’était que bruit.

– Et maintenant quelle heure est-il ? Sept heures ?

– Non, pas encore... quatre heures vient de sonner.

– Ah ! quatre heures !

 

NERVADURAS

El país sin mi padre
Todos sus ecos en el comentario
Hay quién
y quien no

La voz sonríe … a veces
Otras, trae una indecible tristeza
o vibra en violencia insolente
La misma voz, moviendo sus sonidos

Sintió pudor
al hablarme del nene
pudor, tal vez
o temió que envidiara
su inmensa felicidad de ancestro

 Ah, Vida, apasionante vida!

 

NERVURES

Le pays sans mon père
Tous ses échos dans la remarque
Il y en a qui
et d’autres non

La voix sourit... parfois
D’autres fois, elle traîne une tristesse indicible
ou vibre dans une violence insolente
La même voix, changeant de ton

Il resta discret
en me parlant du petit
discret, ou peut-être
craignit-il que j’envie
son immense bonheur de grand-père

Ah, la Vie, passionnante vie !

 

 

Como tantos libros que demoro en leer

Al fin he dado con éste
Y aunque tanto tardé en llegarle
Era libro para mí.
Tal vez su autor tuviera mi edad actual
Y entonces sí los espejos funcionan como puertas
Y quiebran el tiempo lineal en un solo verso
Chispa que acalla todo el resto

Discurrir. Y de pronto
La defendida pena
Es transparente
Y se repliega si la quiero consentir

Ya no sé qué es lo que me enciende
Más bien siento el peso de las cosas
reúno amistades siempre esquivas
soy una lejana amiga de la infancia
…¡ah otra vez sin terminar el verso!

 

Comme tant de livres que je mets du temps à lire

Je suis enfin tombée sur celui-ci
et bien que j’aie tant tardé à le trouver
c’était un livre pour moi.
Peut-être son auteur avait-il mon âge actuel
et alors les miroirs fonctionnent comme des portes
et brisent le temps linéaire en un seul vers
une étincelle qui étouffe tout le reste

Réfléchir. Et aussitôt
le chagrin intime
transparaît
puis s’éloigne si j’y consens

Je ne sais plus ce qui m’excite
je sens mieux le poids des choses
je recueille des amitiés toujours fuyantes
je suis une amie lointaine de l’enfance
… ah une fois de plus sans finir le poème !

 

Lecture en français par des étudiantes du Professorat et du Traductorat de français du Lenguas Vivas Juan R. Fernandez et en espagnol par Claudia Schvartz, traductrice de l'ouvrage publié en Argentine par les éditions Leviatán.

Présentation de l’auteur




Portulan bleu n°36

Un portulan est une sorte de carte de navigation qui servait autrefois principalement à repérer les ports. La revue Portulant bleu "Revue de création, poésies contemporaines" est une carte elle aussi, qui sert à repérer la poésie. Cette brochure de format A4 qui paraît trois fois par an (octobre, février et mai) est intégralement conçue et gérée de par Martine Rigo-Sastre.

Revue ouverte, ce numéro 36 placé sour le signe du Désir (thème du Printemps des Poètes 2021) n'offre pas moins de 33 noms de poètes dont les textes occupent les pages centrales du volume :  Michèle Levy, Morgan Riet, Francine Caron, Laurent Grison, Patrick Navaï, Joël Vincent, Ivan Watelle, Jacques Fournier, Salvatire Sanfilippo, et bien d'autres...

Parfois accompagnés d'images, de photos ou d'un travail plastique ou graphique, les textes, bien sûr placés sous la dictat de la thématique annoncée sur la couverture, offrent une belle variété de ce que la poésie contemporaine propose d'écritures. Les noms d'ailleurs énumérés sur la quatrième de couverture en témoignent, et si quelques uns ont été lus, ou aperçus déjà, d'autres sont une découverte. Portulan bleu est donc un lieu qui accueille toutes les écritures poétiques, sans distinction, une carte, qui dessine le territoire d'une parole partagée, parce que Martine Rigo-Sastre le sait, la poésie c'est la voix de tous, unie dans le poème.

Un édito ouvre la lecture. Ce mois-ci il se veut manifeste, et énonce le lieu de rassemblement qu'est le poème, dans cette tourmente que nous vivons.

 

Portulan bleu n°36, éditions Voix Tissées, Montrouge, octobre 2021, 71 pages, 10 €.

écrire le poème qui manque
celui que tu désires le plus
amour dans les cœurs
et joie dans les regards
le monde est bousculé
et rien ne tient plus
le poème qui manque
reste à écrire avec toi

Tant de poètes, d'artistes disparus
récemment, comme Alain Boudet,
troublent les champs de vision et pas 
seulement cela.
Le désir avant se trouvait peut-être
dans les choux, comme les bébés...
A vous de continuer avec nous !
      Voix Tissées est votre
      association
      Nous publions les mots de la
      poésie.

Martien Rigo-Sastre

 

Quelques articles suivent cet édito, des hommages, à Paule par Michèle Lévy, à Jean Foucault par Jacques Fournier. Puis quelques notes de lecture, plus descriptives que critiques, mais qui donnent envie de découvrir les ouvrages proposés, ferment les pages de Portulan bleu. Au milieu, la Poésie, accompagnée de plages graphiques, colorées ou monochromes,  rythmée par l'espace de la page  laissé comme un silence viendrait ponctuer les voix qui se côtoient. 

Cette revue publiée aux éditions Voix Tissées, est une des nombreuses activités menées par Martine Rigo-Sastre. Editrice de poésie, de livres pour enfants, et revuiste, elle anime des rencontres, qui sont de précieux moments de lectures et d'échanges, tous les mois à Montrouge. On voit donc combien la Poésie est affaire de femmes et d'hommes entièrement dévoués, qui lui dédient leur existence parfois dans une pénombre qui ne ternit en rien la lumière qu'ils portent et qu'ils offrent à qui les côtoie. Et sans jamais cesser malgré ces temps difficiles.