La poésie, En ce siècle cloué au présent

en ce siècle cloué au présent chacun
séparé chacun dans la grande banquise
parmi éclats tessons charpies tas tenaces
ailleurs pas d’ailleurs pas de rage non plus.

Bernard Noël, "Lettre verticale", in Vers Henri Michaux, Unes, 1998.

∗∗∗

La poésie, genre littéraire moins fréquenté que la plupart des autres à notre époque, a subi de plein fouet  l’impact de la crise sanitaire, à travers les éditeurs, les poètes, et autres acteurs de la chaine de production et de distribution qui contribuent à la produire et à la promouvoir.

Son accès demande souvent des mises en œuvre particulières de nature à la rendre visible, audible, perceptible. La poésie est majoritairement publiée par des éditeurs indépendants, ceux-là même qui ont le plus souffert de la crise ces deux dernières années. L’impact de cette crise sanitaire a donc touché tous les acteurs qui contribuent à faire exister la poésie. De sa production à sa publication, les éditeurs mais aussi les imprimeurs, les poètes et les distributeurs, les acteurs et les performeurs, les scènes, les théâtres, et les lieux d’échanges ont été fermés pendant les confinements ou bien leur fréquentation a considérablement été réduite. Certaines des manifestations incontournables et essentielles qui concernent la poésie ont été annulées pendant deux ans. Festivals et Marchés, rassemblements et colloques, où se rencontrent des éditeurs, des poètes, des organisateurs d’événements, des libraires, et le public. 

Bâtons-poèmes de Serge Pey dans «La solution de l'univers», installation à l'hôtel de Ménoc, lors de la biennale de Melle 2013. Photo J.-L. Terradillos.

Privée de ces lieux d’une importance vitale pour les éditeurs, les poètes, les lieux qui offrent à la poésie une visibilité qui lui permet de toucher un public plus large, tous les acteurs de cette chaine de production ont souffert considérablement, à commencer par les éditeurs indépendants. 

Si on reprend les chiffres du SNE (Syndicat National de l'Edition) un quart des maisons d’édition estiment qu’elles ont perdu  plus de 40% de leur chiffre d’affaires sur l’année 2020 ; une maison sondée sur cinq a demandé à bénéficier du fonds de solidarité nationale de l’Etat (aide de 1500€ réservée aux TPE) ; 72% des maisons d’édition sondées ont pris des mesures d’activité partielle ; en moyenne, les éditeurs sondés prévoyaient d’annuler ou de reporter 18% de leurs nouveautés initialement prévues en 2020. 

Que dire des maisons d'édition qui ne publient que de la poésie ? Si elles sont comprises dans ces sondages, leurs chances de trouver des alternatives à la nécessaire présence de l'éditeur et/ou du poète pour créer un lien direct avec le public et pour promouvoir, donc vendre, les livres, n'ont guère été nombreuses durant toute cette période. Impossible de se réunir, ou bien lorsque les librairies et  les lieux de rassemblement ont à nouveau ouvert les jauges réduites ont encore considérablement restreint les possibilités de toucher un public qui est d'ailleurs resté très prudent et  n'a fréquenté les lieux publiques qu'en cas de stricte nécessité. 

Le SNE souligne que les éditeurs sondés dénoncent trois facteurs qui font que cette fragilité perdure : un redémarrage des librairies et des points de vente assez lent ; une baisse de la demande des lecteurs, qui pourraient avoir d’autres priorités que le livre et la lecture une fois sortis du confinement ; des ressources financières insuffisantes pour accompagner l’effort de reprise1.

Autre enquête menée auprès des éditeurs d'Auvergne-Rhône-Alpes : au total, le besoin à couvrir en 2021 est estimé à hauteur de 3 778 599 € pour les pertes d’exploitation enregistrées par les éditeurs d’Auvergne-Rhône-Alpes sur l’exercice 2020, à la condition que l'activité reprenne normalement sur l’ensemble de l’exercice 2021.

Mois de la poésie: Programmation entièrement numérique en cette période de coronavirus.

En 2020, les éditeurs avaient enregistré des retours importants dès janvier. Ceux-ci se sont poursuivis durant février et mars, avec, dans le même temps, des ventes au plus bas sur les nouveautés du 1er trimestre, résultat des incertitudes des premiers mois de cette année qui a connu un nouveau confinement en avril2.

En juin 2021, la Fédération interrégionales du livre et de la lecture (FILL) a mené une enquêté dont les résultats sont publiés sur le site https://fill-livrelecture.org.3 Cette enquête  a considéré tous les acteurs de la chaine du livre. Elle ne concerne bien entendu pas spécifiquement la poésie, mais les problématiques restent identiques.

Les auteur-e-s ont été très fortement impactés par ces deux années de crise sanitaire. Les données analysées par la FILL soulignent leur grande précarité, "maillon de la chaîne du livre aussi essentiel que précaire, l’auteur est très fortement touché par la crise sanitaire. Sans statut spécifique, souvent ni salarié ni travailleur indépendant, l’auteur a bien du mal à faire entendre sa différence dans l’urgence de la crise". Il est souligné que l'absence de statut  s'avère redoutable face à la crise. Ainsi pour ceux-ci "l’année écoulée a été chargée en stress, annulations, reports, déconvenues, espoirs déçus et fins de mois difficiles." 

Puis ces données rassemblées par la FILL évoque la "double peine" subie par les maisons d'édition indépendantes, nombreuses en région, qui "sont doublement atteintes par la crise sanitaire". La fermeture des librairies d’un côté, l’annulation des salons et festivals du livre de l’autre, "les privent de leurs deux espaces privilégiés de vente au public". Les aides publiques, accordées aux "plus structurés", laisseraient les structures les plus précaires sur le bord du chemin. 

La FILL revient sur "le choc de la fermeture" des librairies : "L’arrêté de fermeture du 14 mars 2020 a été un véritable coup de massue pour les librairies françaises, soudain ramenées au rang de "commerces non essentiels", priées de baisser le rideau en attendant des jours meilleurs. Maillon fragile de la chaîne du livre, les librairies lui sont néanmoins "essentielles". Qu’elles ferment, "et c’est toute la filière qui se met à l’arrêt."

Puis elle examine l'interdiction des manifestations littéraires, qu'elle qualifie comme un "effet domino" parce que  "les salons et festivals dans l’écosystème du livre" sont indispensables. "Leur annulation soudaine a mis en difficulté auteurs, éditeurs, libraires, médiateurs, qui y rencontraient leur public, et y puisaient une part conséquente de leur économie." Et malgré les reprises de certaines manifestations en 2021,  pour les salons et festivals du livre cette année s’avère aussi compliquée que 2o2o, fragilisant des équipes désorientées par la complexité des protocoles sanitaires. 

Elle souligne le rôle des "bibliothèques", fermées pendant le confinement, et signale qu'elles "ont fait preuve d’initiative et d’innovation pour maintenir le service au public, tout en protégeant les personnels et les usagers."

Ces données, montrent que tous les maillons de cette chaine qui permettent au livre et à la poésie en l'occurrence de continuer à être écrite, publiée puis lue, ou écoutée, c'est à dire d'arriver jusqu'à un public, on été fragilisés. Si la plupart on tenu durant ces deux années, il y a fort à parier que nombre de ces structures ou personnes ne pourront pas affronter une nouvelle crise, sanitaire ou économique. Et, nous le savons, cette reprise dynamique est pour l'heure le résultat de ces mois de privations de tous les lieux où la Culture c'est à dire les lieux d'échanges, de partages et de rencontres autour de l'Art, et en premier lieu du Poème, étaient fermés. Espérons donc que cette fréquentation et cet engouement même s'il accuse une petite baisse se poursuive. 

Louis Latourre, plus de 130 videos de lectures poétiques, https://www.youtube.com/user/Granaine/featured.

Enfin, la FILL met l'accent sur les acteurs "invisibles de la crise", et n'hésite pas à évoquer une "bibliodiversité menacée". "Le monde du livre est riche de sa diversité, avec une multitude d’acteurs, petites mains, intervenants ponctuels, pluriactifs, intermittents, réfractaires à la norme, et fourmillent des lieux hybrides, improbables, qui font la richesse de la vie littéraire en France. Parce qu’ils ne rentrent pas dans les cases, ils sont particulièrement menacés par la crise sanitaire." Les artistes-auteurs, les petites maisons d'édition auto-diffusées, les cafés-librairie, les librairies-cafés, les médiateurs du livre (lecteurs, conteurs, comédiens, performeurs, plasticiens, qui permettent au public grâce d'écouter de la poésie grâce aux manifestations littéraires) sont en effet d'autant plus vulnérables que leur statut ne permet pas, bien souvent, de rentrer dans des cases qui leur donneraient le droit à des indemnités.

Il faut pour finir souligner que l’interdépendance économique des acteurs du livre est grande, et que dès les premières semaines de la crise sanitaire, les appels à la solidarité ont fusé de toutes parts puis ont été nettement moins nombreux dans les mois qui ont suivi les confinements. 

Les impacts de cette crise sanitaire ont donc été nombreux et diversifiés. Du fait de la complexité des rouages qui sont nécessaires à l'élaboration et à la diffusion du livre, ils ont touché plusieurs professions. Que dire des maisons d'édition qui ne se consacrent qu'à la publication de la poésie ? Nous verrons dans l'avenir comment ces dernières, les poètes ainsi que les  médiateurs et les lieux qui leur offrent la possibilité de rencontrer leur public, vont s'adapter à une crise économique qui commence déjà à se faire sentir. Même si pour l'heure nous constatons que les Marchés et Festivals, les librairies, et les manifestations qui permettent d'entendre de la poésie, de la lire, et de rencontrer poètes et éditeurs sont fortement fréquentés. Il reste à souhaiter que cela ne cesse plus, et que cela aille crescendo. 

Conférence donnée à l'Université de tous les savoirs, le 17 novembre 2001, par le poète Yves Bonnefoy.




Alessandro Rivali, La Tomba degli amanti, La Tombe des amants (in La Terre de Caïn)

L attesa è lunga,
il mio sogno di te non è finito.
EUGENIO MONTALE, Il sogno del prigioniero

L'attente est longue,
Je n'ai pas fini de rêver de toi.
EUGENIO MONTALE, Il sogno del prigioniero

I

Non volevi la città dei morti,
eppure ti rapirono i tulipani,
le spose sfiorate dagli angeli.

Gli amanti fissati nella pietra:
hai abbracciato Maria Delmas,
una storia di sangue del 1908.

Contemplavi la giovinezza
sempre sospesa in un bacio.

Mi insegnavi quanta verità
trova riparo nella tenerezza.

I

Tu ne voulais pas de la cité des morts,
les tulipes pourtant te capturèrent
épouses effleurées par les anges.

Les amants gravés dans la pierre:
tu as étreint Maria Delmas,
une affaire de sang de 1908.

Tu contemplais la jeunesse
à jamais suspendue dans un baiser.

Tu m'enseignas combien de vérité
se refugie dans la tendresse.

II

Baciava la fronte di lei
sapendo l’eredità dell’addio,
la sua ultima corona.

Dialogava con la nostalgia,
sentimento senza polarità,
diverso dall’odio e dall’amore.

Desiderava unirsi a lei,
che si torceva nel buio
e sempre lo richiamava
tra le polveri di Staglieno.

2

Il l'embrassa sur le front
conscient de l'héritage des adieux,
sa dernière couronne.

Il dialoguait avec la nostalgie,
sentiment sans polarité,
différent de la haine et de l’amour.

Il désirait s'unir à elle,
qui se tordait dans le noir
et toujours le rappelait
parmi les cendres de Staglieno.

 

III

Ricordava l’alba del loro amore,
l’identità che avevano lambito,
superiore alla somma dei singoli,
sintesi perfetta di carne e spirito:
anime dilatate nella promessa
di strade e orizzonti insieme.

E ardore di conoscenza
e una lunga discendenza.

Avrebbero superato creste,
crisi tra essere e dover essere,
la paralisi della volontà
che aveva ferito i loro padri.

3

Il se souvenait de l'aube de leur amour,
l'identité effleurée,
supérieure à la somme des individus,
synthèse parfaite de chair et d'esprit:
âmes dilatées dans la promesse
de routes et d'horizons communs.

Et l'ardeur de la connaissance
et une longue descendance.

Ils auraient passé des crêtes,
crise entre être et devoir être,
paralysie de la volonté
qui avait blessé leurs pères.

IV

Rivide il padre al greto dello Scrivia
e la fungaia sugli Appennini:
il male si alzava improvviso,
la testa dell’aspide sui rami.

Venivano donne del passato,
icone gelide e seduttrici,
che tarlavano il sogno di lei.

Lei che sapeva accogliere
e sorrideva in silenzio.

Memoria e insonnia erano
i sigilli della sua reggia.

 

4

Il revit son père sur la grève de la Scrivia
et la champignonnière sur les Apennins:
le mal dressé à l'improviste,
la tête de l'aspic sur les branches.

Venaient des femmes du passé,
icônes glacées et séductrices,
qui rongeaient son rêve d'elle.

Elle qui savait accueillir
et en silence souriait.

La mémoire et l'insomnie étaient
les sceaux de son royaume.

 

V

Lucciole nella notte di velluto:
anche questo è paradiso.

Caino apriva il quaderno,
contemplava pianure tra le stelle,
accordava luce e dolore
nel nucleo estetico ed esistenziale.

Sillabava il nome di lei
che nel sogno rifioriva in vita.

 

5

Des lucioles dans la nuit de velours:
cela aussi est  paradis.

Caïn ouvrait le cahier,
contemplait les plaines des étoiles,
accordait lumière et douleur
dans le noyau esthétique et existentiel.

Il épelait son nom à elle
qui dans le rêve  fleurissait de nouveau à la vie.

 

VI

Eppure in origine
i due erano una carne sola.

Cercava nelle storie,
nelle intense corrispondenze,
tracce della felicità primaria.

Un Eden appena intravisto.

Doveva esserci il giardino,
la terra toccata dai mistici,
la città dei desideri accordati.

Nei sogni anche lei tornava,
l’ultimo luglio del liceo,
con lo smalto e il vestito turchese.

6

Pourtant à l'origine
les deux étaient une seule chair.

Il cherchait dans les récits,
dans les correspondances intenses,
des traces du bonheur initial.

Un Eden à peine entrevu

Il devait y avoir le jardin,
la terre touchée par les mystiques,
la cité des désirs exaucés.

Dans les rêves elle aussi revenait,
le dernier juillet du lycée,
du vernis sur les ongles et sa robe turquoise.

 

VII

Riposava nella luce di Genova
e ritornava alle cose ultime:
se la condizione finale fosse
amore o pura contemplazione.

E il pensiero cadde su di lei
che volle conoscere per ardore.

Ricordò gli anni del liceo,
la prima lezione di filosofia,
come lambire la vita felice.

 

7

Il se reposait dans la lumière de Gênes
et retournait aux choses dernières :
si la condition finale était
amour ou pure contemplation.

Et la pensée tombait sur elle
qu'il voulait connaître par ardeur.

Il se souvint des années de lycée,
le premier de philosophie,
comme frôler la félicité.

L'écho du Symposium de Platon
s'était répandu entre les bancs,
le garçon saisit la définition
d'Eros, né de divinités mineures,
d'inquiétudes et de privations.

 

Alessandro Rivali présente son recueil de poèmes La caduta di Bisanzio au Circolo Cerizza de Milan, le 27 avril 2011. La réunion était organisée par Anna Lamberti-Bocconi. La vidéo est réalisée par Saul Stucchi pour ALIBI Online, www.alibionline.it.

∗∗∗

L eco del Simposio di Platone
si era diffuso tra i banchi,
il ragazzo colse la definizione
di Eros, nato da divinità minori,
da inquietudini e privazioni.

L'écho du banquet de Platon
s'était répandu parmi les bancs.
Le jeune homme saisit la définition
d'Eros, fils de divinités mineurs,
d'inquiétude et de privation

 

VIII

Si addormentava sulle foto di lei
come per un richiamo, un segno
per riaverla almeno in sogno.

C’era invece un vecchio ustionato,
che parlava di creature fluviali
e onagri in corsa nel vento,
di come fosse senza ritorno
il quesito sulla sorgente del buio.

 

8

Il s'endormait sur ses photos d'elle
comme pour un rappel, un signe
pour la ravoir au moins en  rêve.

Il y avait au contraire  un vieil homme brûlé,
qui parlait de créatures fluviales
et d'onagres courant dans le vent,
de comme était sans retour
la quête sur l'origine des ténèbres.

 

IX

Fu lei ad accendere la notte,
epifania chiamata dal sogno,
tra cavalcavia e torri di smalto:
un nuovo amore vestito di alba,
oltre la torba del possesso.

Lei scese in forma d’airone,
vicino al lago degli indemoniati,
splendida nella sua seta turchese.

Poteva riposare in quegli occhi,
nelle estasi in volo di Chagall,
segno della stella senza tramonto.

9

C'est elle qui éclaira la nuit,
épiphanie appelée du rêve,
entre des viaducs et des tours en émail:
un nouvel amour vêtu d'aube,
au-delà de la tourbe de  possession.

Elle descendit sous forme de héron,
près du lac des possédés,
splendide dans sa soie turquoise.

Elle pouvait se reposer dans ces yeux,
dans les extases en vol de Chagall,
signe de l'étoile sans déclin.

 

X

Seguì la gioia dei murales,
una concentrica danza di Miró
negli allucinati notturni di Milano.

“Se devi dimenticarmi,
fallo, ma molto lentamente”,
ritornava il ritmo di Quintana

Rivide il liceo sulla collina
e la promessa per ritrovarsi
nella terra dei contemplativi.

10

Suivit la joie des fresques,
une danse concentrique de Miró
dans les nocturnes hallucinés de Milan.

«Si tu dois m'oublier,
fais-le, mais très lentement ",
revenait le rythme de Quintana .

Il revit le lycée sur la colline
et la promesse de se retrouver
dans la terre des contemplatifs.

 

Le poète Alessandro Rivali lit sa nouvelle Rouge, à l'occasion du toast de Noël organisé par Edizioni Ares dans ses bureaux de Milan, le 22 décembre 2011. Vidéo éditée par Saul Stucchi pour ALIBI Online, www.alibionline.it

∗∗∗

ÖTZI

 

XI

Adamo raccontava del giardino,
di lunghi giorni a donare i nomi:
ai coralli dei fondali, alla festa
bianca delle orchidee, ai cardi,
alle falene sospese nel vento.

Eppure, i colori sbiadivano
se ricordava quel lento sogno,
quel risveglio tra i fumi dell’alba,
quando vide lei per la prima volta
a piedi nudi sull’erba del giardino.

 

11

Adam racontait le jardin,
les longues journées pour donner des noms:
aux coraux des fonds marins, à la fête
blanche des orchidées, aux chardons,
aux phalènes suspendues au vent.

Pourtant, les couleurs se fanaient
s'il se souvenait de ce lent rêve,
ce réveil dans les fumées de l'aube,
quand il la vit pour la première fois
pieds nus sur l'herbe dans le jardin.

 




Des difficultés de l’édition indépendante en temps de syndémie Covid-19

Les années Covid ont entrainé des fermetures et des restrictions qui ont concerné des lieux où les éditeurs de poésie avaient l'occasion de présenter leurs livres et de les vendre. Librairies, festivals, lieux où des lectures étaient organisées, tout a été fermé, reporté, empêché. Les conséquences sont lourdes, et ceux qui consacrent leur vie à l'édition et à la promotion de la poésie en ont fait les frais, malgré les aides du gouvernement. Aujourd'hui ils survivent, mais devront affronter une crise économique qui ne manquera pas de faire suite à la crise sanitaire. Nous leur avons demandé comment ils ont vécu, survécu à cette déferlante de cessations. Guillaume Basquin conseiller éditorial et co-fondateur des éditions Tinbad nous a répondu.

∗∗∗

 

La première difficulté pour l’édition, inimaginable auparavant pour tout esprit équilibré et rationnel, fut la fermeture du dépôt légal des livres pendant plus de 3 mois, et alors que ledit dépôt se fait par envoi postal.

Je ne suis pas sûr qu’une telle fermeture arriva pendant la Seconde Guerre mondiale. Qu’on y réfléchisse bien : cela veut donc dire que pendant 3 mois, on n’a pas pu publier de livres en France, hormis sous le manteau, ni créer de nouvelle revue…

La seconde difficulté fut la fermeture des librairies, considérées lors des 2 premiers confinements comme commerces non-essentiels (pour qui ?), et alors même que les librairies sont des lieux de faible fréquentation, où les interactions sociales sont très modérées, voire inexistantes.

La troisième difficulté fut l’annulation de tous les salons du livre en 2020, puis au premier semestre 2021, et alors que ces salons entrent pour une part importante des rentrées financières de la petite édition (bien plus importante, en pourcentage, que pour la grande et moyenne édition).

La quatrième difficulté fut l’imposition du masque obligatoire dans tous les lieux clos, sans limite de temps jusqu’à présent, et sans même que cette mesure ait fait ses preuves (pas d’étude probante, ni en laboratoire, ni in vivo (étude danoise), ni par comparaison (par exemple avec la Suède, ou entre États américains voisins).

Une partie de l'équipe rédactionnelle du numéro 5 de la revue "Les Cahiers de Tinbad" présente ce numéro, en compagnie de Jules Vipaldo, qui venait de publier son "Banquet de plafond" aux éditions Tinbad. Voici la première partie de la rencontre, consacrée aux Cahiers de Tinbad, avec Christelle Mercier, Claire Fourier, Gilbert Bourson, Jacques Cauda et Claude-Raphaël Samama.

Pour les éditions Tinbad, cela nous a décidés à annuler toute rencontre en librairie, par désaccord fondamental avec cette politique de Terreur (une librairie n’étant pas le métro aux heures de pointe, le SARS-CoV-2 n’étant certainement pas la choléra ou la peste) : accepter le masque en rencontre littéraire, c’est accepter la Terreur… Roland Barthes l’avait dit, « le vrai fascisme ce n’est pas de forcer à faire, mais de forcer à dire »… Concrètement, la dernière rencontre en librairie pour avec l’un quelconque de nos auteurs remonte à février 2020… La visibilité en librairie s’en trouve drastiquement diminuée, ainsi que le chiffre d’affaires annuel. La conséquence directe été la diminution des tirages moyens, passés de 300 à 200.

La cinquième et dernière difficulté aura été l’imposition du « pass ‘sanitaire’ » dans les salons, y compris au Marché de la poésie 2021 ; en accord avec les idées de « désobéissance civile » rapportées dans l’Appel Antigone lancé initialement par l’écrivain, critique et poète Philippe Thireau sur un blog Médiapart, et parce que cette ségrégation « sanitaire », en vérité un tri biopolitique, n’est aucunement en accord avec nos valeurs ou notre idée de l’homme libre en pays de droit, Tinbad a décidé de ne pas y participer, pas plus qu’à ceux de la revue ou de « l’autre LIVRE »… Vivement 2022 !…

Pour les 2 premiers confinements, l’honnêteté requiert de souligner que les aides de la Région Île de France, basées sur la perte de Chiffre d’affaires, ont permis aux éditions Tinbad de passer l’année 2020 sans trop d’encombres au niveau des comptes, car nous avons eu peu de frais d’imprimerie (seulement 3 livres sont sortis) ; mais tout ceci est purement virtuel : l’économie de la petite édition, comme celle de la France entière, est sous perfusion totale ; en un mot, tout est devenu virtuel, l’économie y compris.

Espace l'autre LIVRE, en 2020 dans le cadre de La Nuit de la lecture, Guillaume Basquin a lu un extrait de son ouvrage (L)ivre de papier, paru aux éditions Tinbad.

Concernant les lecteurs, on aurait pu s’attendre à un rebond de la lecture, compte tenu de la fermeture de toutes les autres activités culturelles ; ce n’est pas, malheureusement, ce qu’ont constaté les éditions Tinbad : dans l’ensemble, la vente réelle des livres a chuté, faute de rencontres réelles et de salons. La petite édition indépendante ne vit pas de communiqués de presse !… Il semblerait que la population française vit de plus en plus les yeux rivés à ses écrans, et à ses réseaux sociaux — qui ont pris la plus grande place dans les activités de « lecture » des citoyens. Qui lit encore la critique littéraire ? Combien sommes-nous ? On attend avec impatience que les journaux nous parlent d’autre chose que du SARS-CoV-2…




La Maison de la Poésie Jean Joubert et ses partenaires en période de “distanciel”

Comme tout le monde, en raison de la crise sanitaire, nous avons été confrontés à l’arrêt brutal des activités en mars 2020. Au beau milieu du Printemps des Poètes, un de nos temps forts de l’année,  comme tous les lieux culturels, nous avons dû fermer dans l’urgence, renoncer à notre programmation, annuler, reporter…et réagir, inventer. Imaginer d’autres formes pour continuer à faire partager et circuler la poésie. 

Le Printemps des Poètes 2020 avait commencé dans une sorte d’insouciance : affluence à l’ouverture avec « l’anthologie orale et éphémère » sur le thème de l’année, (le bienvenu Courage ! ), public nombreux pour Soulages intime au Musée Fabre, Poésie chinoise : modernité, à la Médiathèque centrale Emile Zola, Jeunes pousses irlandaises, Laura Tirandaz (avec le théâtre des 13 vents), Génération poésie debout, avec Francis Combes et ses jeunes poètes. Et tout à coup, report des rencontres…Ariel Spiegler et Etienne Paulin, Jean D’Amérique, Pierre Vinclair, Estelle Fenzy…à plus tard, à bientôt… Comment réagir ?

 

Jacques Guigou dit quelques unes de ses strophes choisies dans ses derniers recueils. À Montpellier, Maison de la poésie Jean Joubert. Soirée "Deux poètes et la mer" (avec Jean-Louis Kéranguéven), 24 janvier 2019.

Nous avons la chance et la force d’avoir de nombreux partenaires, (musées et médiathèques, centres culturels) et nous avons eu l’impression d’une réaction collective très rassérénante.

En « distanciel »…
Filmer, enregistrer, constituer des archives

Avec le Musée Fabre et le Musée Paul Valéry, a tout de suite été mise en place la solution des tournages vidéos pour  les rencontres, visites poétiques, lectures concerts, qui ne pouvaient avoir lieu « en présentiel », devant du public.

Estelle Fenzy, Alain Andreucci et Claire Menguy, ont été filmés au Musée Paul Valéry, la visite poétique et musicale Pour saluer Frédéric Bazille, avec le comédien Stéphane Laudier et les musiciennes Isabelle Mennessier et Héloïse Dautry, au Musée Fabre,  et les lectures Saison contemporaine : Bloch/Bordarier/Arnal  enregistrées en studio par des comédiens.

A la Maison de Heidelberg, nous avons filmé les lectures bilingues, par Nadine Gruner et Stéphane Laudier, comédien, du poète Hans Magnus Enzensberger.

Peu enthousiastes à recourir aux « visios » et aux vidéos par téléphone, nous avons fait appel au vidéaste Gérard Corporon, pour réaliser de petits films dans notre lieu. Nous avons créé notre chaîne Youtube, et nous avons ainsi constitué une collection de précieuses archives, où l’on peut voir et écouter James Sacré, Jean D’Amérique et Lucas Prêleur, Raphaël Segura, Pierre et Patrice Soletti, le musicien Ramon Prats,  la poète Rosa Pou, Jean-Marie de Crozals, Sylvie Fabre G, la violoncelliste Claire Menguy, et les enregistrements partagés avec nos partenaires.

Partager, échanger, faire savoir

La poésie n’est pas un divertissement que l’on peut différer, elle est une nourriture et un partage quotidien. Les réseaux sociaux et le blog de la Maison de la Poésie Jean Joubert  ont été des outils essentiels car ils nous ont permis de garder le contact, la visibilité,  et de continuer à communiquer avec tous les passionnés qui suivent nos activités. Nous nous sommes rendu compte que ce public de l’ombre, du « distanciel », nous serait toujours fidèle. Nous avons donc utilisé largement nos pages Facebook, créé de nouvelles pages sur le blog, et ainsi étendu notre audience. Nous avons remarqué bien sûr la forte consultation des revues en ligne, des sites, des blogs.

Maison de la Poésie Jean Joubert. Printemps des Poètes. Nul chemin dans la peau que saignante étreinte. Concert littéraire Jean D'Amérique et Lucas Prêleur Partie 5 : à James Noël, Makenzy Orcel, James Saint-Félix, et d’autres allié(e)s contre les codes.

Publier

Notre blog, très consulté, est devenu aussi pour un temps un outil de publication. 2020 a vu la disparition de l’un de nos plus grands amis : le poète  Frédéric Jacques Temple. En 2021, qui aurait été l’année de ses 100 ans, nous n’avons pas voulu renoncer à lui rendre hommage. J’ai alors demandé à une vingtaine de poètes, amis proches, d’écrire ou de nous confier un texte pour saluer sa mémoire. J’ai reçu, immédiatement, des merveilles. Quel réconfort ! La publication, sur le blog, pour le Printemps des Poètes 2021, a connu un immense succès. Les éditions Méridianes et Domens nous ont alors proposé de publier en volume cet ensemble de textes, et c’est ainsi qu’est né  Dans le soleil de tes mots .

Une autre publication a été très consultée : les « Poèmes pour le confinement », réunis par le poète Claude Adelen, soucieux de donner à chacun, chaque jour, un peu de la nourriture poétique qui a été la sienne tout au long de sa vie. Merveilleux partage avec un érudit et un amoureux de la poésie dans toutes ses époques et métamorphoses. Un projet de publication en volume est également en cours.

Figurent aussi sur le blog les textes écrits par les lauréats des « Nouvelles Voix d’Ici », notre dispositif d’encouragement à la création, ainsi que les textes écrits par les participants à l’atelier d’écriture. Le poète Patricio Sanchez, animateur, a continué ses séances en visioconférence.

Maison de la Poésie Jean Joubert, Printemps des Poètes, En mémoire de Frédéric Jacques Temple par James Sacré.

En « présentiel » … Les festivals

Festival Voix Vives à Sète

Fidèles du festival porté par Maithé Vallès-Bled, nous n’avons pas participé en 2020 au festival Voix Vives, faute de volontaires pour tenir le stand, en ces temps incertains et risqués.
En revanche, nous étions bien présents en 2021, pour présenter sur notre stand les publications de nos adhérents, et pour des lectures sur le podium de la Place du Livre. Renouer avec le plaisir de la rencontre, de l’échange direct…

Festival de poésie sauvage à la Salvetat-sur-Agoût.

Quel beau nom ! Il correspond tout à fait à l’esprit libertaire de cette manifestation qui se déroule pendant les belles journées de la fin août, presque entièrement à l’extérieur, dans divers lieux (jardins, bords de rivière, merisier…) dans ce village des Hauts-Cantons de l’Hérault où  Jean-Marie de Crozals, un « fou magnifique », selon l’expression de Jean-Pierre Siméon, parrain du festival 2021, fait vivre à tous sa passion de la poésie. Poésie en pleine nature, dans le partage spontané. En 2020, ce fut un havre d’insouciance dans cet été d’incertitude. En 2021, une jubilation, autour de la parole enthousiasmante de Jean-Pierre Siméon.

Printemps des Poètes. Habiter poétiquement le monde à la Maison de la Poésie Jean Joubert. Lectures par Maud Curassier. Partie 4 : Le monde contemporain : Laurence VIELLE,  JMG LE CLEZIO, Philippe JACCOTTET.

Festival des Sources Poétiques, à Saint-Chély d’Apcher.

Nous soutenons ce nouveau festival porté par le poète Benjamin Guérin au cœur de la Lozère en novembre. Heureux de partager cette aventure.

Le Marché de la Poésie

Après vingt-huit mois d’absence, nous nous donnons tous rendez-vous place Saint Sulpice, le lieu de fête de la poésie où tant de rencontres et de projets se nouent.

 Cette traversée  de crise sanitaire n’a pas été infructueuse. Une évidence :La poésie est partout. En « distanciel », elle est restée présente. Redevenue vivante, elle montre sa nécessité, son incontestable vigueur, sa capacité à exister sous toutes les formes, par tous les temps. Merci à tous ceux et à toutes celles qui la font vivre, livresque, numérique, de vive voix.

Printemps des Poètes. Habiter poétiquement le monde à la Maison de la Poésie Jean Joubert. Lectures par Maud Curassier Partie 3 : Le monde moderne :  Rainer Maria RILKE, Marina TSVETAIEVA, ELUARD, MICHAUX.

Printemps des Poètes. Lectures de poèmes de l'anthologie-manifeste "habiter poétiquement le monde" par la comédienne Maud Curassier, à la Maison de la Poésie jean Joubert. Partie2 : Le monde post-romantique Henry David,  Thoreau Nerval, Emilie Dickinson.




La valise poétique de Piotr Florczyk

Pour Paul Valéry, la poésie était une langue métabolique et métamorphique. Stanley Kunitz parlait lui aussi d’un méta-langage poétique qui évolue selon ses lois naturelles situées à la confluence de l’être et du devenir. Ce méta-langage montrait que la poésie transforme chaque expérience vécue en une rencontre de vecteurs anciens et futurs, une matrice d’énergie et de matière nouvelle souvent métaphorique, une trans-structuration de l’inspiration.

Ces échanges réciproques entre la vie et la poésie transforment l’événementiel en légende. Le langage n’est pas seulement un éblouissant feu d’artifice; il révèle donc la trajectoire unique de chaque poète. Il est donc impossible de comparer un poète à un autre, car la qualité expérimentale du langage ne se laisse pas enfermer dans une structure, un rythme, ou un vocabulaire prédéterminés. La trajectoire de Piotr Florczyk va elle aussi à contre-courant des modes. Son attirance pour les choses et les œuvres difficiles le garde engagé dans son apprentissage poétique. Et les codes linguistiques et structurels de son métalangage créent des citations cryptiques. S’ils sont relativement aisés à identifier, il est plus difficile de déchiffrer ces partitions où les notes harmoniques partent d’un fond collectif culturel historique et cheminent à travers les souvenirs et associations propres au poète avant d’affleurer dans le poème. 

Albatros sur cette terre, le poète retourne à l’innocence de la première pensée et du langage premier où tout est à créer. Grand voyageur, Piotr Florczyk ressent profondément le paradoxe de l’absence au creux du présent et recense les géographies de ses voyages réels et intellectuels. Comme il le dit dans le “Poème encadré par deux emprunts,” il est “un bel esprit / qui voyage de par le monde / léger comme une plume / un doigt dans le nid.” Les métaphores du voyage sont aisées à déchiffrer.

Les villes du bord de l’eau sont des villes de départ; ces exils répétés et reflétés sont ceux du poète et de ses poètes préférés, parfois physiques, parfois intellectuels, mais toujours dictés par la poursuite de la non-conformité. Immigrant aux États-Unis, Piotr Florczyk cherche constamment à s’ancrer dans un lieu tout en restant au bord de l’eau sur le qui-vive, prêt à reprendre le chemin. Puis les citations cryptiques ralentissent la lecture. Dans le poème “Le huitième jour,” l’émigration est comparée à la création de l’homme et de la femme sur une plage où, une fois “tombés de la main de Dieu pour la première fois,” Adam et Ève courent après une mouette comme s’ils étaient en vacances. En parallèle, ils entendent les plaintes d’un naufragé attaché à un bûcher fait des planches de son radeau - clin d'œil aux aventures de Robinson Crusoé - sans savoir si les pirates vont revenir après avoir pillé les coffres de leur victime et bu la moitié de son vin. Puis, naufragés eux aussi sur une île déserte au premier jour du monde, ils vont peut-être faire la fête sur la plage avec la bouteille de vin. Ces images à rebondissement sont un survol en raccourci de l’histoire, de la Genèse aux hippies. En outre, Adam et Ève ne cessent de changer, de muer de peau dans leur “ici-bas” pour lequel “il n’y a pas de / là-bas,” et dont l’espoir a disparu. 

Piotr Florczyk nomme des endroits-jalons, soit des lieux mythiques comme Cracovie sous occupation allemande ou le Wild West américain, soit des villes peu connues des Européens mais importantes pour les poètes: New York où séjourna Miron Białoszewski, ou encore Sodus sur les bords du lac Ontario, où grandit John Ashberry et où Piotr Florczyk visita le verger de pommes qui appartenait à sa famille. Ces multiples associations se cristallisent dans le poème Redondo, qui est en quelque sorte son poème-credo tant il contient d’associations géographiques et culturelles. La ville californienne située au bord du Pacifique de Redondo, où il habite et dont le nom signifie “le cercle” en espagnol, est utilisée dans le poème pour un voyage en boucles primaires, l’un réel entre Redondo et Reheboth dans le Delaware où Czesław Miłosz passait ses vacances, et l’autre représenté par le voyage des nuages entre la ville de Delft aux Pays-Bas et Redondo. Ces boucles primaires recouvrent des boucles secondaires; l’allusion à Czesław Miłosz qu’il ne nomme pas mais appelle “le Poète,”montre son attachement au perfectionnisme poétique, tandis que la mention de Delft renvoie à trois expériences culturelles, le poème de Wisława Szymborska sur le voyage des nuages (“Woda”), le poème de John Ashberry “View of Delft,” et la prédilection des Polonais pour Vermeer et la culture hollandaise raffinée du 17e siècle. En hommage à Ciaran Carson, le poème “Redondo” a une forme digressive tout en faisant écho au poème de Joe Brainard “Je me souviens.” L’amertume de l’exil pointe dans l’ironie de la juxtaposition entre l’ancien monde et le nouveau, montrant les contrastes sociaux entre Los Angeles et Delft, et linguistiques entre l’anglais britannique et l’anglais américain. Ainsi le poème Redondo” nous donne-t-il un aperçu de la transformation des voyages événementiels de Piotr Florczyk en voyages légendaires associés aux affinités littéraires du poète avec d’autres poètes qu’il a réunis en une “valise poétique.” 

Une grande partie des voyages de Piotr Florczyk a lieu aux États-Unis. Son voyage entre les villes et les grands espaces, entre les foules de touristes sur la plage de Redondo et  le parc national de Joshua Tree et les réservations apaches, se double d’un voyage dans le temps évoqué à travers des événements historiques importants tels la Constitution américaine, l’ombre des trappeurs, la ruée vers l’or, et la mise en réservations des Indiens Apache, nous ramenant au présent par une citation des Miranda Rights lus par la police aux coupables. Ces contrepoints entre lieux fermés et ouverts, ces proximités et éloignements chronotopiques se reflètent dans la juxtaposition fréquente des prépositions od (partant) et do (vers) dans le texte polonais, ce qui accentue leur rapport non seulement linguistique, mais réel, tout départ étant en fait une arrivée. Les contrepoints du départ et du retour s’orchestrent entre les vivants et les morts, la mémoire du vécu personnel et celle des absents, la mouvance de la mer et des algues, et l’ordre terrestre réglé par la géométrie. Ce voyage incessant vers soi et loin de soi est à la fois un voyage intérieur et un voyage réel, et il caractérise la mouvance constamment renouvelée de la poésie de Piotr Florczyk comme une forme moderne du romantisme.

Les boucles primaires et secondaires cryptiques de la poésie de Piotr Florczyk invitent le lecteur à inventorier le contenu de sa valise poétique et à déjouer les “colles” que lui posent ses raccourcis de pensée. Cet ésotérisme particulier sert d’avertissement contre une lecture facile et rapide, et force le lecteur à faire sien l’univers du poète, à changer ses habitudes de pensées au contact d’un nouveau langage culturel, et à déchiffrer le long kadish par lequel il fait hommage aux poètes qui sont ses compagnons de route. Aux poètes déjà cités, il faut ajouter d’autres grands voyageurs, poètes de haute volée mais inclassables, donc moins connus, tels Elizabeth Bishop, qui mourut en 1979. Piotr Florczyk lui rend hommage dans le long poème digressif “À Elizabeth Bishop – cette lettre” – ce qui fait écho à un poème de Zbigniew Herbert intitulé “À Ryszard Krynicki – cette lettre,” ce poème faisant lui-même référence à un poète très apprécié en Pologne par la jeune génération qui l’appelle Pan Ryszard. Il faut aussi mentionner ici les hommages multiples à Ciaran Carson, poète irlandais disparu en 2019 pour lequel l’anglais était sa seconde langue. Il ne faut pas oublier non plus l’emprunt à la fin du “Poème entre deux emprunts” d’une expression de Tadeusz Różewicz teintée de résignation. Ainsi Piotr Florczyk non seulement s’assure de la compagnie de ses poètes préférés, mais il s’assure de l’affection durable du lecteur pour ces derniers. 

Parfaitement bilingue en polonais et en anglais, de surcroît traducteur, Piotr Florczyk joue sur les mots interchangeables. Il y a tout d’abord les mots polonisés tels que Midwest ou rollercoaster, mots passe-partout et passe-langue, signe d’un langage dédoublé qui refuse d’amputer la nouvelle réalité que vit le poète. Ce nouvel usage du langage fait rechercher au poète l’emploi en contrepoint de raccourcis ésotériques et d’expressions populaires, dictons ou phrases toutes faites, comme s’il jouait à cache-cache avec le lecteur. Ces contrepoints indiquent sa conscience des limites infligées au langage par des blessures multiples, ce qui se voit de façon poignante dans le poème IV de From the Annals of Kraków où il a conservé une maladresse, “nous ne savons pas assez bien sur Dieu,” parce que c’était l’expression d’un ancien d’un ancien déporté témoignant pour la Fondation de la Shoah à l’University of South California et maîtrisant mal l’anglais. Quelle que soit la forme du langage, elle indique que Piotr Florczyk est à l’écoute de la façon dont les gens utilisent le langage. Les expressions populaires qu’il emploie sont des phrases toutes faites, donc rassurantes; signes/textes les plus accessibles, les plus réels pour le plus grand nombre, ils représentent la mise en relation du poète avec le réel, avec avec “les gens.” Elles sont des points d’ancrage, des instantanés qui ponctuent les long monologues qui vont de la perception à la mémoire. Le résultat est une poésie en partie narrative, en partie philosophique, en partie nostalgique, une poésie qui suit le rythme de la vie tout comme elle vit la vie en poésie.

∗∗∗

Piotr Florczyk pour Translator Tuesday.

Sélection de poèmes en anglais et en polonais par Piotr Florczyk
Traduits de l’anglais et du polonais en français par Alice-Catherine Carls

Le Nouveau Monde

À New York
Miron Białoszewski
derrière les rangées
de fauteuils 
regardait
des gars
les uns sur les autres 
et autres normalités
de Babel.
Au début il
avait peur de prendre le métro.
Une maison contre une autre.
Des religieuses hilares.
Le septième étage 
était un paradis –
aucune grossièreté
dans les revues porno
éparpillées sur le plancher.
“Le coeur de Jésus”
veillait sur lui.
À la télévision
les spectateurs battaient
des mains et se tordaient
de rire –
invisibles
à toute heure
en toute saison.
Leur langue n’avait rien
de commun
avec la première
neige de chez lui.
Par contre le jus 
des ananas
soleils jaunes 
coupés
sur la planche,
coulait le long de sa
barbe pendant des heures.
Uptown. Downtown.
Pisser ici et là. 
Il vit, il vint –
tout le monde n’a pas
cette chance. 

 

À Elizabeth Bishop – cette lettre

 

Si tu vivais comme moi,
         dans une ville en ruines
                  de maisonnettes en crépi

et de béton, tu me pardonnerais
         de penser aux forêts de varechs
                  comme aux fidèles

sur les bancs de l’église,
         oscillant au rythme
                  ascendant et descendant

des orgues et de l’encens.
         En sandwich entre
         amis et ennemis,

crucifiées par beau temps
         par les rayons du soleil, 
elles sont pareilles à nous,

encore qu’on ne puisse jamais en
         être sûr. J’ai déjà pêché
                  une fois, en utilisant

un couteau à cran pour couper
les tiges et les feuilles qui entravaient
         ma jambe. Le temps s’était arrêté.

Je suffoquais et tremblais 
         comme la bulle d’un niveau.
                  Des brins de varech

dérivant au loin
         dénudaient mon corps
                  comme il y a bien longtemps

les trous de mon chandail 
de charité. Exceptionnellement, 
comme le confirme 

plus d’un récit sur ce sujet 
je ne devins pas un ornement sous-marin. 
                  Quand la perche bleue

(medialuna californiensis)
         apparut soudain et me jeta
                  un coup d’oeil, je pointai

l’arbalète et appuyai sur la gâchette.
         La flèche partit,
                  déroulant un fil

que je venais juste d’apprendre à
         enrouler. Avant qu’elle ne revienne
                  je ne voyais

quasiment rien
         par le masque embué,
                  mais elle brilla 

plus qu’elle ne blessa. Peu importe
         que je revienne bredouille –
                  pas de poisson imberbe pour le dîner 

pas de belle queue de poisson –
         ou que dans ma précipitation je lâche
                  le couteau dans l’eau devenue

trouble. Deux coups de pied
         et je refis surface
                  comme un pantin

sauteur – plaisanta 
         plus tard ma femme
quand nous essayions

de comprendre comment 
la crosse de l’arbalète
                  en me frappant à la poitrine

m’avait sauvé la vie. J’en porte la trace
         aujourd’hui encore – elle est ici,
                  oh, ici. Mes souvenirs

ne vont pas plus loin.
         Sur la terre ferme nous accueillirent
                  la gale et les carreaux cassés par le vent.

Comment aller au centre, Elisa, comment
         as-tu pu le faire, toi seule?
                  Depuis que j’ai regardé cette carte 

je me cherche.

 

 

La géométrie

 

Depuis quand les jours et
les nuits manquent-ils
pour tout voir

je vais ici et là 
de plus en plus loin
de moi.

Le trottoir fendu montre
sa plaie avec une feuille calcinée
par la canicule. Ma Californie

brûle
comme chaque an.
Depuis toujours

elle brûle
de plus en plus près
de chez moi.

S’enfuir – où?
Quand je peux, je dessine
en craies de couleur

un cercle –
un, puis un deuxième –
sur la table de la cuisine.

Craie noire: la mort.
Craie blanche: la survie.

Quelquefois quelque chose
de plus grand domine le reste
de son vide rouge.

C’est la vérité:
le coeur ne bat
que là


se croisent
les destins.

 

From the Annals of Kraków (anglais)

 

IV


            Personne ne demandait de nos nouvelles, personne n’en demande

nous avons survécu, pas de questions c’était bien 
mais est-ce toujours bien? Ils nous ont aidés non par compassion 
mais ils nous ont aidés. Ils avaient deux pièces. Ils en
ont rempli une de paille jusqu’au plafond, herbe ou
paille, j’ai oublié, ils ont fait un petit trou
pour moi au milieu. Pas plus. Les gens venaient, s’asseyaient 
et parlaient dans l’autre pièce pendant que je me terrais
dans mon trou. La paille était importante. Naturelle.
Au printemps ils ont eu besoin de la paille
et j’ai dû partir.


          De retour dans le ghetto, j’appris un métier

je devins tailleur je coupais sergeais cousais.
Les mesures arrivaient chaque matin avec
les vêtements enlevés aux morts. Que je modifiais.
De mon mieux. D’être en vie était terrible. Les Polonais 
avaient leur style, nous le nôtre. Ça détonait comme des
chaussettes blanches et un complet noir à un enterrement.

Chapeaux et manteaux – pas les mêmes. Les souliers? Nous avions une
seule paire pour dormir et courir. Les boutons, je ne sais pas –

je n’étais jamais assez près.

          Vous n’êtes pas comme moi si vous
ne me ressemblez pas, si vous parlez, vous habillez, priez, mangez, éternuez, 
nagez, ou marchez autrement, si vous ne regardez pas mes films, ne lisez pas mes 
livres, ne dansez pas sur mes airs vous êtes autre, vous n’êtes pas le bienvenu

ici si vous ne riez pas des mêmes blagues ne serrez pas la main
des étrangers vous n’êtes pas comme moi si

vous vivez au rez-de-chaussée plutôt qu’au cinquième vous
n’êtes pas comme moi si vous ne dormez pas du même côté du lit

tenez votre fourchette autrement ne portez pas les mêmes lunettes
on ne vous teignez pas les cheveux comme moi. 


          Entre temps notre Palestine flottait 
à l’horizon comme un joujou sans que Hitler
ne cache rien. Même le vide à venir qui serait 
permanent. Pas besoin d’être un génie pour le voir.

Les Polonais comptaient gagner la guerre – nous savions
que ça irait de mal en pis, les arrachages de barbe, les rossées.
Même aujourd’hui nous ne savons pas assez bien sur Dieu 
pour Le blâmer.

 

La seconde langue

 

Il a plu si longtemps que
je ne me suis pas levé pendant des jours.

Chopin au coeur faible 
répète sa marche funèbre
d’une “petite main.”

Mes voisins –
“À table!” –

ne s’inquiètent ni pour 
la pluie ni pour la disparition
de nos initiales sur le trottoir.

Je regarde dans la glace
et je vois un cochon.

Je relis le livre de la fin au début
mais questions qui couvent 
font un trou qui se creuse.


Il y a des années, à Varsovie,
je suis allé voir ce coeur 
entreposé dans le 
premier pilier sur la gauche.

Qu’est-ce qui empêche le monde
de s’écrouler?

Granice (polonais)                         

 

Le huitième jour

        

         Quand nous sommes tombés de ses doigts
pour la première fois, Dieu
         n’était plus que l’ombre de 
lui-même. Il se redressa
         et agita les mains sans raison.
À notre vue il posa un

         pied sur le sable – 
égaux mais éloignés?
         Un crabe courait droit devant lui.

Une noix de coco devenait un ananas.
         Les bananes noircissaient en un clin d’oeil.
Plus d’une bizarrerie

         a son intercesseur,
mais ici-bas il n’y a pas de 
         là-bas, ajouta-t-il en collant

son oreille à une conque. Donc nous courûmes
         après une mouette
sur la plage brûlante et ce ne fut pas

         la plainte d’un naufragé qui nous parvint
mais le chuintement du radeau-bûcher
         auquel il avait été ligoté. 
Survivrait-il? Deux coffres béants
         brillaient. La bouteille de vin
à moitié bue reposait contre une pierre.

         Depuis ce jour
         tu ne cesses 
de muer. 

 

 

Poème entre deux emprunts

 

Se rapprocher de soi de jour en jour.
Littéralement. Piotr (Pierre) est une pierre.
Jésus fit la première association

puis le livre des prénoms se
l’appropria. Le plagiat
est mince.

Car au lieu d’un dur, 
voici un bel esprit 
qui fait le tour du monde
léger comme une plume 
un doigt dans le nid.
Que d’autres luttent
avec le temps. Inutiles, les mains
oreilles jambes. Le nombril ? Un nid à microbes.
Le sang anime chaque coeur – 
sauf  le mien. Du reste
quand on marche sur un pont 
dans un blizzard, le béton semble
se construire de lui-même. 
Il n’y a rien de plus simple ni rien 

de plus triste. 

 

Quel bleu

 

C’était comme une mer bleue
mais pas tout à fait une mère bleue. 
Comment était-ce possible?

Quelque chose brille, gicle, et reste bleu
pour toujours? Comment l’expliquer?
Mieux vaut écrire que c’était une mer

très profonde, alors il y avait peut-être 
en elle la douleur du bleu – quelque chose 
en train de se noyer – comme chaque

pensée, comme la mer qui s’agite sous ma fenêtre,
et ceci et cela, bleu aussi –
un gros poisson? Ce qui a été – fut

et passa – exactement 
comme la célèbre Mer
Bleue au coeur du monde. L’être humain 

a une idée et c’est tout. En fin de compte
ce qui est bleu comme la mer bat la mesure 
en nous et grommelle dans sa barbe.

 

Redondo

 

Après le Midwest où les rails ont une destination,
nous avons atteint L.A. le dernier mercredi d’août,

des pickups y distribuaient des oignons gratuits et le Santa Ana
soufflait, ouvrant la bouche des taciturnes. Qui ne pleurait pas 

n’était pas lui-même. Véritablement. Nous avons repris haleine 
la nuit suivante à Joshua Tree. Sous les étoiles, dans les collines – 

le moindre arbuste est incoupable. Qui penserait que
ces cactus dressés sur pied comme des sémaphores seraient

indestructibles. Les drogués de U2 ne les gênent pas plus que 
les fous des mines dont on sortait l’or et les corps amoureux

du noir. Du reste moi aussi, contemplant les étoiles, je rêve d’un
bonnet de marmotte à queue. Alors que faisons-nous ici? Un bruit 

de crécelle qui fait sursauter et se retourner les autochtones 
à notre vue. Auraient-ils jeté l’anglais aux orties? 

Bien sûr, les nuages de Delft nous ont rejoint, faisant craindre 
une averse, mais la poussière des trottoirs compte le temps aussi 

fidèlement que la clepsydre ou le calendrier menstruel. Et
que dire des treize colonies? Le malheur dans le bonheur –

dit l’Apache de la réservation. Car il est difficile (on a beaucoup essayé)
de savoir si deux cent cinquante ans est peu ou beaucoup. Bah, ni l’aigle

ni les gens ne tiennent de discours à deux faces, donc les  fenêtres
du troisième étage sont elles aussi grillagées et l’infanterie balnéaire

descend le dimanche sur Oceanside où nous avons couru de ci
de là comme des échassiers sans savoir ce que cachait le sable.

S’il est vrai qu’ici on se fait les dents, ailleurs on se les mange ou on se 
les brise. Quand ai-je constaté que je commençais à me répéter,

moi et pas les autres? May gray, June gloom ne me dérange pas.
La marée brise la verticale des pilotis, l’eau te reflète en biais, de plus 

en plus en biais. Une équipe filme dans un coin et le parking
est plein. Il faut le voir pour le croire – des varechs

dans les vagues bleues. Le rollercoaster s’enroule et se tord comme un vers
sur l’hameçon. C’est décidé: le quatre juillet nous deviendrons

végétariens, car l’homme est une espèce envahissante, mais
je n’y peux rien si les autres notent ce qu’ils veulent se rappeler,

moi, j’ajoute bien volontiers ce que je voudrais oublier. Un jour,
rescapé de Gettysburg, traversant la forêt en claudiquant sur 

ma jambe trouée par une balle, je tombai sur une centrale nucléaire. 
Can you hear me now? Je t’observe, tu m’observes--  aux jumelles.

Plus tard dans le Delaware, depuis les tours de garde, j’épiai les U-Boots 
et la villégiature d’été du Poète, mais je fus de nouveau déçu.

Cela fut et passa? Soyons précis: je me lève le matin et je note ce que
je dois oublier. Un deux trois, nous irons au bois, qui ne se cache pas

cache quelque chose, pourquoi m’enfuir plutôt que de discuter et pourquoi
avoir du mal à regarder les gens dans les yeux? Nous, le peuple ne nous

inclinons pas devant nos ombres, mais pourquoi ai-je oublié
avoir lancé des oeufs contre le mur de l’entrée? Que le curé me gifla

la veille de ma première communion, et que je mangeais vingt saucisses 
au petit déjeuner. D’où vient ma joie d’entrer avec une planche 

dans les frigides eaux du Pacifique? J’ai oublié que j’avais dissecté un requin
en biologie et mis à la poubelle des boîtes de conserve et une lanterne juste 

avant le tremblement de terre. Que les bureaucrates m’avaient invité à choisir 
Peter comme prénom. Pourquoi diable ai-je appris l’allemand à San Diego

plutôt que l’espagnol? Et pourquoi Jésus pleura-t-il? Je l’ai oublié.
J’ai oublié que tout ce que je dis et écris sera retenu

contre moi. Entre temps nous passons les frontières, les frontières
nous traversent, et la langue dédoublée refuse de la fermer. 

                                                                                  à la mémoire de Ciaran Carson (1948-2019)

 

Piotr Florczyk & Jean Boase Beier en conversation à propos du recueil récent de  Piotr, Krakow Testimonies.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (43) : Jean-Pierre Lemaire

Le nouveau livre de Jean-Pierre Lemaire, Graduel, nous conduit de l’effacement de Dieu, titre du premier poème, aux « Stances de l’Apocalypse ». « Effacement » tout illusoire, car si le monastère sur la colline est abandonné et la lampe près du tabernacle éteinte, « la douce présence / est à chercher ailleurs, dans la ville profane / et les événements…. »

C’est bien là la belle mission que remplit le poète : chercher et saisir dans l’existence de chaque jour les preuves bouleversantes de la Présence. Celle-ci est « en toute chose », et d’abord dans l’intime du cœur. Chaque chose reçoit l’attention respectueuse et souvent admirative de Jean-Pierre Lemaire, aucune n’est laissée de côté, aucune n’est abandonnée : « un jouet en plastique », « les ex-voto naïfs », « les chaises laissées au bord des allées. » Une part inestimable de sacré réside dans ces « miettes du monde » qu’il suffit de bien recueillir.

Le cœur, lui, est tout entier empli de tendresse pour les humbles et les souffrants. L’ensemble des pages intitulé « Sur le seuil de sa maison », dédié à sa mère défunte, est  particulièrement émouvant. Le fils évoque « le dernier été », quand sa mère pouvait « à peine / remonter le pré », quand elle allait « jusqu’à la mer en fauteuil roulant. » Beaucoup d’autres êtres chers sont partis, ont passé « la porte du ciel. » Nos liens avec eux n’en sont que plus forts, comme en témoigne le poème sans titre de la page 27 :

Jean-Pierre Lemaire, GraduelGallimard, 14 euros.

                        On devine là-haut

                        des livres ouverts.

                        Pour nous, sur la terre, 

 

                        ce n’est pas encore

                        l’heure du jugement

                        mais il nous est donné

 

                        un regard plus large

                        qui récapitule

                        notre vie avec eux.

 

Jean-Pierre Lemaire vit dans cette familiarité avec les morts, qui lui tient chaud à l’âme, tout comme sa foi dont il nous fait partager la douceur. La nature en continuelle naissance, les paroles de l’Ecriture qui accompagnent le marcheur ou le contemplateur, l’attente de cette révélation finale que l’Apocalypse nous annonce, tout est embrassé en un seul mouvement intérieur, qui rend grâce et inspire l’écriture du poème.

 

                        Des abricotiers en fleur dans les ruines,

                        parmi les vieux champs, au milieu du sous-bois, 

                        et plus haut, par dizaines, sur les pentes nues,

                        comme des mains blanches, sortant des tombeaux.

                        Comme si la trompette avait retenti

                        silencieusement derrière les nuées    

                        pour donner le signal de la résurrection

                        et qu’au moins les morts de ce pays-ci

                        en eussent  perçu l’écho souterrain.

 

Le croyant sait bien que cette vie est « en sursis », en attente de la Vie éternelle. Il la reçoit avec reconnaissance et nous invite,  par ses livres, à en mesurer l’incomparable prix.  Ecoutons-le dire à chaque lecteur qu’il faut puiser la vie « plus profond », dans ce mystère unique et prodigieux  où, depuis le commencement, nous sommes tous plongés.

 

                        Puise-la aux Enfers où le Ressuscité

                       prend Eve d’une main et Adam de l’autre

                        -cette vie qui remonte à travers nos parents

                       jusqu’à tes yeux ouverts sur les pâquerettes.




Chroniques musicales (4) : Le Voyageur Solitaire, Gérard Manset

Explique-moi, bien-aimé. Qu'est-ce que cela veut dire ? En guise d'allégorie de sa quête artistique, tel Orphée, Gérard Manset cite Pierre Louÿs : le refus du poète mythique de donner à son entourage le contentement de jouer, « par nonchalance », plongeant la forêt dans la tristesse, s’accompagne paradoxalement des cadeaux de « viande » et de « fruits savoureux », « devant le seuil du musicien ».

Comment ne pas y voir une allusion à peine voilée à la fidélité du public au Voyageur Solitaire, malgré l’absence de scène, le suivant au fil de sa créativité ? Alors surgit le miracle sauvage : « Or, un jour qu’appuyé dans sa porte ouverte il regardait le soleil descendre derrière les arbres immobiles, une lionne vint à passer près de là. » Étonné, Orphée qui parle la langue des animaux, demande à la lionne ses exigences pour que l’animal l’écoute jouer. Cette dernière répond : « Je demande que tu voles les viandes fraîches qui appartiennent aux hommes de la plaine. Je demande que tu assassines le premier que tu rencontreras. Je demande que tu prennes les victimes qu’ils ont offertes à tes dieux, et que tu mettes tout à mes pieds. » Le poète s’exécute : « Il la remercia de ne pas demander plus et fit ce qu’elle exigeait. Une heure durant il joua devant elle, mais après il brisa sa lyre et vécut comme s’il était mort. 

Gérard Manset, Il voyage en solitaire, de l'album Il voyage en solitaire (1975).

La reine soupira : « Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi, bien aimé. Qu’est-ce que cela veut dire ? » » Dans son sillage, en Capitaine courageux, Gérard Manset poursuit sa route : « Capitaine courageux / Dans l’univers nuageux / Ciel sans fin, poussière du monde, / Que la vérité profonde / Poursuit pour l’éternité » …

Les mots du poète et romancier de la fin du XIXème siècle, s’ils permettent de cerner un peu mieux le mystère du parcours si singulier de Gérard Manset dans le « paysage de cet art mineur », laissent l’énigme entière… D’Animal On est Mal à À bord du Blossom, sa discrétion légendaire, loin du tintamarre médiatique, n’aura de cesse de proposer, album après album, livre après livre, les contours de sa plume affûtée sur le fil d’une exploration sans fin d’un chant/champ dont sa voix cristalline porte l’itinérance depuis sa chanson emblématique : « Il voyage en solitaire / Et nul ne l'oblige à se taire/ Il sait ce qu'il a à faire / Il chante la terre » ! Au commencement, Animal On est Mal signalait l’inquiétante étrangeté de notre humanité/inhumanité à l’animalité résiduelle : « Animal, on est mal / On a le dos couvert d'écailles / On sent la paille / Dans la faille / Et quand on ouvre la porte / Une armée de cloportes / Vous repousse en criant « Ici, pas de serpent ! » » : entre La Métamorphose de Franz Kafka et Rhinocéros d’Eugène Ionesco, la tonalité de ce titre, en 1968, tranche comme un cri d’alarme ! Deux ans plus tard, il aura écrit La Mort d’Orion, véritable exploration poétique du mythe, premier oratorio rock-symphonique aux arrangements élaborés, où les parties de cordes confèrent à l’enregistrement un lyrisme qui emporte, autre signature de l’originalité de Gérard Manset qui chante encore l’épopée d’une humanité vouée à sa perte, celle du peuple d’Orion : « Or, pendant que coulaient / Tous ces millions d’années / Sur la planète mère, / Les survivants damnés / Redoraient le parvis / De leur vie, / Cependant que croulait interminablement / Un bruit de poussière et de vent / Et que s’affaissait le béton / Que coulait le peuple d’Orion. » Sillonnant encore la terre de ses pas, il n’aura de cesse de dire les larmes d’une humanité en voie de disparition, entre amour et haine, Y a une route,Royaume de Siam, Matrice, Comme un Guerrier, Revivre, et tant d’autres échappées…

Au tournant des années 2000, après avoir participé à l’album ultime du vivant d’Alain Bashung, Bleu Pétrole, Gérard Manset s’est livré à l’exercice de style du portrait au Visage d’un dieu inca à travers lequel il revient sur les circonstances de leur rencontre, de leur relation de travail et d’amitié, lui, le Dieu Inca, auquel il offrit trois chansons magnifiques, l’ostinato passionnel Je Tuerai La Pianiste : « Afin que l’on sache / Que quelque chose existe… », l’ode à la divinité féminine Vénus : « Guidé par une étoile / Peut-être celle-là / Première à éclairer la nuit », et enfin le puzzle éclaté de nos vies modernes Comme un Légo : « Et tous ces petits êtres qui courent / Car chacun vaque à son destin / Petits ou grands / Comme durant les siècles égyptiens / Péniblement » !

Gérard Manset, On nous ment, album A Bord du Blossom.

Comme le note l’aventurier des lettres, dans son récit-témoignage en hommage à son allié à la voix unique, « Comme un Légo, c’est raconter sa vie. On se noie dans son propos : par quel côté, quel axe ? Où s’est trouvée la particule, la peau de banane, quel jour ? Voyez-vous tous ces humains / Danser ensemble à se donner la main… ». Signature à quatre mains de l’album-épitaphe en fin de voyage : « Dans mon songe immobile, dans mon attente à le détailler sans transpercer sa chose, son monde, son envergure d’impénétrable splendeur druidique, j’imaginais maintenant, commençant à y croire, les voir se formuler, se matérialiser ces trois ballades flottantes et suspendues, trois bulles au-dessus du vide… et la délicatesse de ce Voyage solitaire, repris en dernière plage valide et musicale… »

De Gérard Manset, la version, toute personnelle, de Comme un Légo, s’élève comme un lamento, dans son album Manitoba ne répond plus, qui comprend également quelques perles d’un collier, de chansons en chansons, de la quête éperdue du Pays de la liberté : « On m’a dit que c’est tout à côté / Le pays de quoi, de la liberté / J’ai cherché, j’ai cherché, j’ai cherché, j’ai cherché » à l’amertume et l’empathie mêlées pour le Genre humain : « Son prénom c’est le mien / Quand je me suis fâché / Avec le genre humain » en passant par l’éloge de la grandeur quotidienne de l’amour féminin dans Quand une femme : « Quand une femme / Se lève le matin / Fait chauffer de l’eau / Regarde ses mains / Sort sur le devant / De son bungalow / Peut-être alors elle se souvient / Des choses inconnues qu’elle avait oubliées ».

Gérard Manset, Comme Un Légo ; album Manitoba Ne Répond Plus.

D’autres joyaux se trouvent sertis dans le reste de sa discographie, dans Le langage oublié comme dans Obok, jusqu’au renouement avec l’évocation des figures divines Opération Aphrodite ou au compagnonnage avec cet écrivain-voyageur d’un autre temps, Pierre Loti, À bord du Blossom, dont les pages des récits se mêlent aux plages musicales de ses pérégrinations de capitaine dans les mers du Sud, d’où émerge pourtant son cri contre la société trompeuse On nous ment où il semble évoquer le sage antique cynique Diogène en recherche de cette part d’humanité perdue : « Une lampe à la main / Il cherche son chemin / L’avez-vous vu / Une lampe à la main / Il cherche son chemin / L’avez-vous vu / L’avez-vous vu / On nous ment toujours »...

 

Gérard Manset, Matrice, version 2014, album Un oiseau s'est posé.




Isabelle Lévesque, En découdre

Les amoureux de l’intimité poétique trouveront sans aucun doute de quoi se satisfaire avec ce nouveau recueil d’Isabelle Lévesque où le lecteur entre de plain-pied dans une atmosphère hivernale, introspective, propice à une confidence faite à soi-même.

Celle-ci fait écho à une absence qui parle au silence, une sorte de fantôme amoureux qui parcourt le blanc de la neige et de la page. C’est une invitation au partage d’un temps qui s’inscrit dans un autre temps que le nôtre. Une ode au mystère ardent des âmes et du sentiment. Une empathie pour la vie qui palpite, retirée de la confusion du monde. S’ouvre alors un dialogue intérieur en équilibre entre le souvenir et l’instant présent, voué au poème et à l’indicible, à la dissolution d’une réalité dans une autre, beaucoup plus vaste. Un champ où nous sommes sur la ligne fatale, dans une étrange volupté, celle du manque et du peut-être, et où, À chaque pas, nous risquons / — redoutable aveu — / l’effacement. En d’autres termes, Isabelle Lévesque évolue sur la ligne de partage du temps où, d’un côté, on se retourne pour regarder en arrière, et de l’autre, où l’on fait face à l’inéluctable qui vient, qui est déjà là, peut-être, dans les blancheurs vierges de la page, celle-là même qui ne sera pas écrite. Il faut bien vivre, pourtant, partir à la rencontre des signes qui attestent de notre existence et se dérobent, jusqu’à en découdre avec la pierre et la fleur sombre / du printemps perdu. Jusqu’au moment de Rendre au ciel ce qui fut noir et qui hante le présent.

Isabelle Lévesque, En découdre, couverture et frontispice de Fabrice Rebeyrolle, éditions L’Herbe qui tremble, 2021, 68p, 14€.

Sans fausse pudeur, Isabelle Lévesque évoque les ardeurs enfuies avec ces audaces de formes très reconnaissables dont elle a le secret, une liberté de syntaxe et de rythme qu’elle revendique de recueil en recueil : C’est le vent nos serments, / le drap nuage / ailleurs. Amoureuse de ce qui se perd et se retrouve, au détour des heures neigeuses de l’hiver où, même s’Il manque un signe au ciel et que Chaque nuit chaque rêve / redoutent les lettres effacées, Isabelle Lévesque fait confiance à la lumière secrète du solstice de la vie.  Sans doute pour que Cesse le temps et que le poème annonce à jamais un nouveau monde.

 

Présentation de l’auteur




Pascal Boulanger, L’intime dense

Dédié à Hölderlin, L’intime dense, nous offre des poèmes en retrait du temps et de l’espace, parcourus par le souvenir de Diotima1 (double de la femme aimée et absente), des poèmes où « le menuisier du sens oublie / que le temps existe/il ne compte plus les jours de la vie/à la fenêtre lumineuse / qui se devine & s’approche. », entre perception, contemplation et questionnements sur l’amour, la nature, et la nature de l’amour. 

 

Trente-neuf poèmes (plus un, sorte d’écho au vécu de l’auteur dédié à une jeune enfant, Alma, et à son avenir) qui nous parlent du rapport à l’autre dans l’absence : tout se réunit, se condense dans l’« Innigkeit »2, que l’on peut traduire par « l’intime dense », lieu de sensations, d’impressions, de sensualité, lieu d’abolition des limites spatiales et temporelles.

De l’image de ce qui se devine dans « l’encadrement d’une fenêtre » des premiers poèmes on arrive en fin de recueil à la vision de « la nappe lumineuse du temps ». Le phénomène, constaté, non volontaire, né d’une intimité qui pourrait être aussi la nôtre, nous conduit au cours du recueil à un agrandissement de nous-mêmes.

Paradoxalement, pour parler de l’intime, le poète ne dit pas « Je » mais « Il », un « Il » qui pourrait être aussi bien Hölderlin que l’auteur lui-même.

Pascal Boulanger, L’intime dense, Éditions du Cygne 2020, pages 50, 10 €.

Une mise à distance qui en fait s’inscrit parfaitement dans la dialectique « proche/lointain » qui caractérise le recueil et l’on pense à Maurice Blanchot quand il écrit : « Écrire, c'est entrer dans la solitude où menace la fascination. C'est se livrer au risque de l'absence de temps, où règne le recommencement éternel. C'est passer du Je au Il, de sorte que ce qui m'arrive n'arrive à personne, est anonyme par le fait que cela me concerne, se répète dans un éparpillement éternel. »3

Poète de l’intériorité pour qui l’amour est une « sortie du monde » (« ici n’est jamais où je suis » écrit-il) Pascal Boulanger nous emporte dans un chant scandé par la répétition des mots « yeux », « cheveux », « lèvres », « jambes » mais aussi « fleurs », « roses », « ciel », « soleil », « pluie », comme un chœur polyphonique où la femme aimée et la nature ne font qu’un, où le rêve et le réel perdent leur sens, le rêve devenant plus réel que la réalité dans des vers qui déchirent l’horizon. L’amour, la présence de l’aimée jusque dans l’absence « L’amour est dans l’écart », prend des formes inattendues : « la plénitude cachée / se dévoile / au-delà de toute attente », l’invisible devient visible. Nul doute, le lointain et le proche sont indissociables.

L’emploi de l’esperluette à la place du « et » n’est certes pas anodin. Surprenant dans un contexte poétique, c’est en fait dans son usage originel que le signe « commercial » apparaît ici : symbole d’un lien unissant les lettres « e » et  « t », la voyelle et la consonne, l’esperluette tisse la trame du poème en unissant les contraires : Christ & Dionysos, la joie & la tristesse, l’ombre & la lumière, la mémoire & le vent, le sommeil & la veille, la terre & le ciel, le proche & le lointain, la présence & l’absence. Héritière du nœud dont elle est la métaphore, l’esperluette est le symbole « au n-ième degré de l'union mystique après l'avoir été de l'union physique ».4

Notons aussi que l’absence répétée de l’article défini renforce la proximité des contraires et l’abolition des limites : rien n’est défini et l’on se prend à « rêver à l’extrême réel ».

L’intime dense est à la fois une méditation et un hymne à l’amour où l’absence de la personne aimée est génératrice de paradoxes : l’intensité de la pensée désirante crée la sensation de présence dans l’absence tout en faisant éprouver les tourments dus à cette même absence. C’est un livre qui rend sensible l’impalpable, l’immatérialité du rêve grâce au poème, à la page-refuge car l’écriture donne  corps à la pensée ( « l’éloignement indique le proche par le poème : quand il va à la mer / & brûle au feu du ciel ») et qui nous fait pénétrer au plus profond de l’insaisissable avec un cœur d’enfant. « Il est temps de nager en enfance / auprès de la bouche dessinée du doigt / & sur la nuque en dentelle/ouvrir les yeux d’embrun ».

Pascal Boulanger, poète « seul et jamais seul/dans le trait qui laisse le retrait », nous donne à lire les poèmes d’un effrayant désir, où l’épreuve du manque conduit au vertige et l’effleurement de l’ombre à la volupté, des poèmes d’une grande densité d’écriture, pour parler d’un amour « de soleil et de pluie » quelque part entre terre et ciel où union charnelle et union spirituelle s’entrelacent laissant en nous le mystique « embrasement du silence » et une caresse qui « ne se saisit de rien ».

 

Quand elle lui dit :
vous serez mon invisible compagnon
elle se dévoile
pénétrée de silence
& donne au sommeil
ses lèvres humides.
De sa nuque à  sa taille
la partition se livre à la pente lumineuse
où ses doigts se noient
en marée haute. 

 

 

Notes

  1.  Suzette Gontard, muse de Hölderlin, à laquelle celui-ci a donné, dans son roman Hypérion, le nom de Diotima (du nom de la prêtresse de l'Amour dans Le Banquet de Platon).

       2. « Innigkeit intendere », Pascal Boulanger, L’Intime dense, début du poème de la page 10.

       3 L'Espace littéraire, p. 31 Maurice Blanchot

       4.  Gérard Blanchard. Nœuds & esperluettes. In: Communication et langages. N°92, 2ème trimestre 1992. pp. 85-101

Présentation de l’auteur




Pierre Dhainaut, Ici

Partir du tableau choisi par Pierre Dhainaut comme une image de l’Ici, une entrée dans la réalité du monde concret et quotidien qui nous retient et nous absorbe.

Pourquoi Pierre Dhainaut a-t-il choisi ce détail d’un tableau de Paul Cézanne pour accompagner son livre de poèmes et ses notes à « portée de poèmes »? Il nous explique volontiers que c’est Jacqueline son épouse qui lui a suggéré ce choix. Mais le recadrage de cette toile est essentiel pour entrer dans l’ICI. Comment une peinture peut-elle à ce point nous faire entrer dans un espace de silence et se prolonger dans celui ouvert par les poèmes ?

Recadrer permet de se rapprocher du sujet et de centrer son regard sur le « motif » : ici trois fruits, un tissu avec ses décors moirés d’ombres bleues et vertes, la baguette orange du lambris d’un mur en guise d’horizon (et pour l’équilibre de la composition), avec juste derrière, un fond neutre un peu ocre présenté comme une ouverture sur un espace incertain mais non fuyant, frontal.

Nature morte au pot au lait bleu, vers 1900-1906.

Une palette de tons chauds, tons de terres et de fruits mûrs, de feuillages, de tissus aux plis qui ondulent – des rythmes ronds, des formes vibrantes, des contours ébauchés et légers, laissant passer une sorte de lumière d’été, toute en transparences. 

C’est « ici » et pas ailleurs que cela se passe ; c’est ici qu’il faut demeurer, prendre le temps de goûter la présence. Ce fragment de tableau dit beaucoup. Lecteur, « Ta place est ici », en cet instant de vie silencieuse, de vie précieuse à goûter dans sa simple réalité, concrète, chaleureuse.

Les blancs et les bleus froids du tableau complet sont donc absents dans ce détail. Ici rien que la chaleur de la présence, son goût de pomme, sa saveur d’ambre, ses clartés automnales de fin du jour.

Pourquoi ce cadrage et non le tableau tout entier ? Parce qu’un détail, une partie forme déjà un tout, un monde, un centre, un choix (l’œil peut-il embrasser la totalité d’une œuvre, du monde ?), ici : une approche. Il s’agit de regarder ce qui est, et rien d’autre, dans l’instant de la contemplation, d’affranchir le regard, (mots de Pierre Dhainaut). Rendre libre la vue, la vie, est consentir à ce qui est, ne pas fuir la réalité, se mettre à la portée de ce qui est, qui pourtant demeure insaisissable dans cette rencontre qui ne sera jamais qu’une façon de s’approcher, de se rapprocher du sujet.

Ce serait là « Un art sans preuves », (dans « Sorties de nuits ») je le comprends ainsi, grâce à Cézanne, comme un lieu qui n’a pas à se justifier d’être ce qu’il est, puisqu’il vit par sa respiration dans notre regard, puisqu’il est là, ici-même, avec et en dehors de notre présence. Rilke voyait dans les tableaux de Cézanne le modèle parfait de ces "choses d'art" objectives et "miraculeusement absorbées en elles-mêmes" auxquelles il aspirait. Le regard du peintre, son faire, modèle le poète, le dépouille de tout langage obscur. Mais l’objectivité dont parle Rilke n’est ici que le vécu, lui-même subjectif, secret aux racines du poème, secret des formes mêmes du monde visible.

 

*

 

Passé ces considérations picturales, nous nous retrouvons avec Pierre Dhainaut dès les premières pages à l’écoute. Paroles, voix, souffles, courants d’air, il est toujours question de tenir sa respiration en haleine, de rester à l’écoute inapaisable des mouvements du verbe, et de rendre les mots aux bruissements « de toute origine, / parmi les branches, les feuilles, les ombres ».

Dans « Sorties de nuits », le poète nous demande et se demande de tenir « face à l’instant qui vient, qui se / dérobe à chaque instant, et ce monde enfin / tu le nommeras d’ici. »

L’éphémère rejoint la durée, c’est « un rêve à l’intérieur de tous nos rêves, mais lui durera plus que toi. » Le temps est de la neige et « il a neigé ». Le temps dure et l’épisode neigeux disparaît.

Être ici, être d’ici, du pays de l’origine, du commencement - même si ce lieu, ce sont les urgences d’un hôpital, avec peu d’échos autour, seulement des heurts  ̶  ou le silence pour « ne rien perdre / des voix que tu aimes ».

Et là aussi, se joue la rencontre et l’équanimité des destins humains, puisque « l’accord / est immédiat entre témoins, le « nous » possible ».

Pierre Dhainaut, Ici, Arfuyen, février 2021.

En chaque poème « des cris de mouettes », compagnons fidèles des mots.

Le poète voudrait « réconcilier », « mais tout cependant est à refaire ». Son travail est de fertiliser les mots « en ne nommant personne », son travail est sans bornes puisque la question, pour le poète comme pour le peintre « n’est pas : que devons-nous dire ? mais : comment ? toujours ».

Le parcours du poète, et des poèmes dans le livre, suggère une progression, un désir de transformation intérieure par l’écriture. Pierre Dhainaut se saisit de l’épreuve de santé qu’il traverse pour nous redonner une fois de plus « la juste incandescence » des choses quotidiennes, des visages aimés ou simplement croisés. L’écriture de soi n’est jamais aussi pleinement elle-même que lorsqu’elle s’efface dans le dedans-dehors du monde.

Pierre Dhainaut nous fait sortir la nuit, avec lui, à travers ses insomnies, vers la mer en sa mémoire, pour nous rappeler que la distance est poreuse, et « qu’une pierre a besoin que les doigts la palpent » (comme Cézanne caresse et forme le fruit avec son pinceau) ̶ la traversée est toujours à reprendre, « porte après porte », « sans aucune certitude ». Ici est toujours tenté par le là-bas. Ici inscrit le présent en signe d’approbation, de confiance.

S’en suivent Trois dédicaces, au caillou, à l’arbre, au papier. Il s’agit encore de toucher, d’étreindre la réalité, de caresser sa substance.

« Les mots ne prennent pas toute la place, ils tremblent et la page autour d’eux » nous dira plus loin dans ses notes (p 81) le poète. Comme le peintre, il sait combien le vide fait respirer les formes dans l’espace, ravive la présence, ici, de chaque mot. C’est pourquoi dans « Prises d’air », il est tant question de confiance, de don, d’écoute, d’échos. Confiance au temps puisque « Rien ne s’achève / si nous marchons / sans peser / sur les feuilles mortes ».

Dans « Polyptyque de novembre », le passage furtif d’un arc-en-ciel célèbre la lumière et plus loin encore demeure sa splendeur quand l’écorce de l’arbre transmet le message de l’humus jusqu’aux plus fines branches. La mémoire rapporte aussi des cendres et de la boue mais tout sera accueilli, en aube bienvenue avec « tous les lieux favorables, chacun à sa place / pour la prochaine heure ».

Ainsi nous réanime le poète, ainsi se combat le désespoir, ainsi nous enseigne le témoin de l’instant accompli avec l’enfant qui peut-être est la clé.

Présentation de l’auteur