Marilyse Leroux, On n’a rien dit de l’océan

Ce petit livre offre une couverture très sobre, mais sitôt qu’on l’ouvre, le bleu et ses diverses nuances jusqu’au vert vous happent. Le titre en forme d’affirmation provoque une réaction : Mais qu’y aurait-il donc à dire de l’océan ? Ou bien : Y a-t-il encore quelque chose à dire de l’océan ? Le thème ayant été traité tant et tant qu’il pourrait sembler épuisé. Une version plus leibnitzienne poserait une autre question : pourquoi y a-t-il l’océan plutôt que rien ? Et comment le dire ? 

Humblement Marilyse Leroux nous donne sinon une réponse, du moins une version, une vision sage : Après tout ce qui s’est écrit, après sa propre et régulière contribution au développement de ce thème, qu’on ne s’y trompe pas, quoiqu’on en ait dit, quoiqu’on en dise « L’océan polira ses nacres / jusqu’à l’épuisement des couleurs […] Ce qui sera dit finira galets / - finira écume – vapeur d’écume / à l’aplomb des rocs. » Nous avons donc à faire à l’éphémère témoignage humain qui contemple sa finitude face au long temps cosmique, témoignage ravi, pris dans le sein du continuum de l’éternité. 

« Tout a été dit / Mais peu a été fait. / Alors, agis, retrousse tes manches, / Donne vie à tes idées » écrit le poète et philosophe Serge Lapisse. Quant à Anton Tchékov, son opinion est que « Tout a été dit et fait, et aucune littérature ne peut dépasser le cynisme de la réalité. On ne saôule pas avec un verre celui qui a déjà bu une barrique. »

Marilyse Leroux (poèmes), On n’a rien dit de l’océan, Anouk Van Renterghem (peintures), L’atelier des Noyers (collection carnets de nature), 56 pages, 10 euros.

Marilyse Leroux, sans aucun doute, a eu l’élan de retrousser ses manches pour dire l’océan dans tous ses états et sous tous les angles de vue y compris du dedans. Car cet océan est bien aussi cette force qui remue en nous, qui soulève infiniment de questions.  Si une conscience humaine peut faire l’expérience du cynisme de la réalité, elle fait à coup sûr l’expérience d’une force vitale, d’une régénération toujours possible. Et où sinon au contact de la mer, symbole et berceau originel de la vie sur terre, confronté aux éléments qui nous dépassent en puissance et de loin, peut-on sans cesse voir à l’œuvre cette force de destruction/construction dans l’espace qui se recrée.

Bien entendu il y a la lumière, il y a la mer et ses marées, il y a un cap, il y a la côte d’où l’on guette, d’où l’on agite mains et mouchoirs en guise d’adieu, il y a le sel et le sable, les pierres, les rochers, la houle, un phare, les algues … et celle qui observe, pieds nus ou bien droite dans ses sandales, voit ses pensées, des images, remonter des abîmes et glisser au ras de l’eau qui monte et descend. Les vagues roulent une histoire, un langage, au rythme de la respiration de la mer : « La houle emporte les souffles / jusqu’au lieux de rencontre / syllabes roulées vert bleu / à l’abord des criques. »

Liquide vital (« sang noir »), lieu d’agitation, de mouvement, « Tout prend force dans la mer » et elle donne force, elle tonne, elle ‘’crie’’ tandis que l’oreille humaine cherche à approcher quelque silence, celui qui se fait à l’intérieur de l’auteure qui s’en remet au bleu du ciel pour trouver comment dire sans « Ne rien craindre de la folie passagère ». 

Livre des correspondances s’il en est, On n’a rien dit de l’océan conjugue poèmes et toiles (acryliques de Anouk Van Renterghem), relie ciel et plage (autant de nuages en haut que de galets en bas), relie ciel et terre via la pluie qui égrène ses points d’interrogation. Correspondance aussi entre paysage et faim tandis qu’en marchant les pieds prennent le pouls du monde. Et correspondance encore entre l’eau de l’océan et l’encre du poète, comme si sur la page les lettres formées étaient directement et concrètement des résidus d’écume, comme si l’intellect (ou le mental) avaient été court-circuité dans le processus de l’écriture.  

On n’a rien dit et pourtant, tant de récits et de mythes, tant d’histoires particulières et personnelles attachées à la mer, aux côtes, aux rivages, aux profondeurs marines, celles précisément qu’on retrouve à l’intérieur de nous. Et nous penchant au-dessus d’elles, et « Dans l’afflux de l’air / le monde un instant / redeviendra visible. » 

Présentation de l’auteur




Yves Namur, N’être que ça

« Voir c’est peut-être marcher dans le dedans de soi, marcher vers l’impensable » 

N’être que ça, un livre d’essais d’environ 100 pages, en format de poche, invite les lecteurs à plonger dans les réflexions d’Yves Namur, à prendre part à son questionnement, à sa quête incessante. De quoi ? Peut-être d’un livre qui dit tout, qui contient tout de la vie et de la mort, l’Oeuvre de Mallarmé,  peut-être : « Il m’arrive de penser que c’est un livre que je cherche désespérément. Un livre ou tout serait dit […]. Un livre qui contiendrait tout, jusqu'à l’histoire de ma mort prochaine ».

L’auteur  met sur les pages ses pensées, ses sensations, ses interrogations sur la vie et la mort, sur les choses que l’on voit autour de nous, les oiseaux, les fleurs, le ciel, les arbres, un petit jardin, ce microunivers qui nous parle dans son langage à lui et nous donne des leçons de vie. Il faut réapprendre à regarder, à voir, nous dit-il par la voix d’Édmond Jabès d’Aely: « Le regard n’est pas le savoir, mais la porte. Voir, c’est ouvrir une porte ». 

En effet, Yves Namur est à l’écoute des voix qui appellent d’un livre, du soi, des choses, de la nature, des mots, les voix du visible et de l’invisible qui construisent son chemin de réflexion, une naissance, car « écrire c’est naître » pour lui.

Regarder c’est aussi naître, s’ouvrir au monde, voir les choses vivre naturellement, n’être que vie, et se demander si l’homme ne pourrait cesser de chercher le savoir et n’être tout simplement qu'un peu de vie, tel un oiseau, une fleur, n’être que trace de l’éphémère. Cependant il n’arrête pas d’interroger, de questionner la naissance, la vie, la mort, les choses, les mots, dans une suite de questions sans réponse et de réflexions dans une lettre adressée à un inconnu ou tout simplement à soi-même pour entretenir l’apparence d’un dialogue.  Il imagine parfois une réplique de son interlocuteur, son (auto)portrait ironique,  maintenant ainsi la dynamique d’une réflexion communiquée à l’autre. 

Yves Namur, N’être que ça, Éditions Lettres vives, 2021, 16 euros.

Sa réflexion infatigable se nourrit de culture livresque et s'interroge sur l’une de leur phrase ou d’un mot, telle « la lampe éteinte qui allume encore » de Juarroz. Parfois il raconte une histoire ou cite un passage de la Bible. Il passe avec aisance de cette culture livresque au réel, regardant un merle, un mésange, un rouge-gorge ou une rose, un tas de feuilles qui lui inspirent aussitôt une interrogation, une réflexion.

Une chose qu’on regarde est « porte de vie et porte de paroles », « une porte de questions ». Celui qui regarde est « pèlerin sans chemin », car « voir c’est peut-être marcher dans le dedans de soi, marcher vers l’impensable », « regarder l’envers des choses, l’envers de l’aile ».

Il interroge les mots : naître, être, mort, ange, vide, silence, solitude, prière, rose, Dieu, écrire etc. Pour lui « écrire c’est naître », « naître et être » n’est qu’une seule vocable, c’est « ajouter du poids à mon ignorance, du trouble à ma langue ». Écrire c’est participer à la vie, être trace du vécu, le livre « un urne funéraire », « ce qu’on garde de l’autre dans sa mémoire ».

Le regard d’Yves Namur, son questionnement infatigable va du visible vers l’invisible, de l’être vers le non-être, de la  vérite vers la non-vérité, du sens vers le non-sens. C’est un regard qui s’ouvre sur le réel, étant à la fois interrogation des formes de l’être et quête du non-être.

« Le paradis est dans l’œil de celui qui regarde ». Voici une invitation à voir autrement que par la raison, à sentir la beauté naturelle de tout ce qui existe tout simplement, à regarder les choses dans leur simplicité, les interrogeant cependant pour apprendre de leur silence et de leur lumière à « n’être que ça, une trace de silence », car « seules les traces font rêver » (René Char).

Présentation de l’auteur




La Peinture La Poésie, Numéro 81 de Poésie/première

« Ut pictura poesis », la formule initiale d'Horace, relatant les alliances entre la poésie et la peinture, traduite soit par « La poésie est comme la peinture », soit par « Il en va de la poésie comme de la peinture », se trouve au commencement de ce fil déployé, en tissage des relations entre ces deux arts respectifs, tant dans les lectures et réflexions que dans les créations et autres poèmes. C'est ce parcours que se propose de tracer l'article liminaire de Gérard Mottet, mettant en exergue la citation de Léonard de Vinci au cœur de sa pensée : « La poésie est une peinture qu'on entend au lieu de la voir », l'histoire d'une connivence intime entre les deux champs d'où semble s'élever un même chant à l'unisson !

Rappelant comment, au fur et à mesure des mouvements artistiques, l'appréhension de ce partage entre ces deux domaines a vu ses conceptions évoluer, de la mimesis aristotélicienne, envisageant la représentation et la littérature selon le régime de l'imitation de la nature, depuis l'Antiquité jusqu'à notre âge classique, au tournant de la Querelle des Anciens et des Modernes, vers la fin du XVIIème siècle, à travers le Siècle des Lumières jusqu'à l'orée du Romantisme, où il ne sera dès lors « plus question de reproduire des modèles dépassés, le mot d'ordre sera d'inventer des formes littéraires et artistiques nouvelles ». Place à la Critique de la faculté de juger dans laquelle Emmanuel Kant ne parle plus d'imitation fidèle mais d'imagination créatrice, que n'auront de cesse d'illustrer la peinture et la poésie romantiques ! 

La Peinture La Poésie, Numéro 81 de Poésie/première, Janvier 2022, 112 pages, 16€.

Avec, qui plus est, l'avènement, au début du vingtième siècle, des « arts plastiques », c'est le trait d'union entre la dimension plastique, du grec ancien « plattein » : « modeler », et la dimension poétique, du grec ancien également « poiein » : « fabriquer », qui n'en finira jamais de redéployer ce noyau créateur de telles affinités en autant de livres d'artistes...

L'histoire, en définitive, de ces œuvres associant peintres et poètes, aura donné ainsi une résonnance plus resserrée au célèbre « Ut pictura poesis », non plus mimesis, mais justement poiesis, non plus imitation, mais véritablement création, rendant possible le renversement du jeu entre les images et les mots : « Ut pictura poesis – ut poesis pictura : dans cette comparaison à double sens, qui a traversé les siècles, peu importe les places du comparant et du comparé, peu importe la préexcellence de l'une ou de l'autre, dès lors que le réel peut s'agrandir, par la magie du langage et de l'art, aux dimensions illimitées de l'imaginaire. » Dès lors, les diverses considérations et interprétations n’iront qu’explorer encore au plus près ces relations, du « drôle d’endroit pour une rencontre » d’Alain Duault en contrepoint, aux Peintures 2003-2021 de Pierre Delcourt sous le regard de Jacqueline Persini, en passant par l’analyse du « Regard de Proust sur Chardin et Rembrandt » et l’historique des « Jeux d’encre, trajet Zao Wou-Ki » à travers l’influence d’Henri Michaux, deux contributions sous la plume de Dominique Zinenberg, et enfin le magnifique dossier consacré aux « Jardins-Femme » dont la philosophie de Peter Slotedijk, dans Sphère, opère le renversement de perspectives à la notion judéo-chrétienne de péché originel ayant coûté l’expulsion d’Adam et Ève du Paradis : « Tous les arbres du savoir plongent dans l’intimité des femmes » ! Rendant ainsi honneur au deuxième sexe, en faisant fi des généalogies misogynes, Marilyne Bertoncini dessine avec finesse les contours de ces havres féminins dont Pascal Quignard, à l’instar de Lucie Delarue-Madrus et Colette,  mais aussi de Nerval, Zola ou Cocteau, témoigne de sa fascination dans le troisième tome de Dernier Royaume, Abîmes : « Je ne sais plus où se trouve ce lieu ou cette espèce de ruisseau qu’il me semble avoir connu sur la terre. Il était peut-être, sur la terre, dans ma mère, derrière son sexe invisible, dans l’ombre qui y était logée. C’est peut-être tout simplement un lieu, un pauvre lieu, un minuscule lieu, cette chose que je nomme le jadis. »

Autres échos et connivences, la présentation également par Alain Duault du lyrisme de Jean-Michel Maulpoix, « au plus près de ce qui se dérobe », dont Une histoire de bleu traduit, derrière l’intimité d’une couleur emblématique scellant la part de poésie dans la peinture, la paradoxale volonté de dire « adieu au poème » : « Il faut à la parole des digues et des gués, des passerelles, des ports et des patries, toutes sortes de petites affaires rassurantes, des choses simples autant que précises à quoi penser et auxquelles se tenir, des colliers et des chiens, mettre ce bleu en boîte, tenir le large en laisse », jusqu’à l’expression de son doute teinté d’un tel bleu : « il n’est pas de chant pur, pas de parole qui ne rhabille de bleu notre misère ». En parallèle, la redécouverte de Maurice Chapelan par Bernard Fournier, semblant inviter, en conjuration à notre condition de simples mortels, à perpétuer l’ordre de Charles Baudelaire, Enivrez-vous : « Sans attendre demain, dès aujourd’hui sois ivre / Et vide avidement la coupe jusqu’au fond : / À l’inverse du vin, la vie est un flacon / Où ne transparait pas ce qu’il reste de vivre. ». Autre exploration dans L’Amitié des voix de Jacques Ancet par Martine Morillon-Carreau, traçant tout un réseau d’affinités entre Jean de la Croix et Rimbaud puis entre Rimbaud et Mallarmé, une façon pour chacun de trouver « le lieu et la formule », dont les mots choisis perlent presque, dans Les yeux gris-blues sous la plume d’Aglaé Mouriaux, cette poésie plurielle renouant avec l’art et la manière rimbaldiennes : « Reflet de tes yeux / La poussière / C’est l’amer / Vague des adieux ressassés / Pas vraiment bleus, de fond / Mais pas vraiment gris / Plutôt gris-blues / Mélodie » !




Aurélia Becuwe, Babeluttes,

Fragments du grand secours

Après plusieurs publications en revues, dont La Femelle du Requin, Aurélia Becuwe sort son premier livre aux éditions Conspiration sous les auspices du poète québécois Gaston Miron : « La détresse n’est pas incurable qui fait de moi / Une épave de dérision, un ballon d’indécence / Un pitre aux larmes d’étincelles et de lésions profondes ». Les couleurs sont données : la facétie et l’angoisse offertes au prisme de la poésie.

Le titre renvoie irrésistiblement à l’enfance et à la bouche. Chaque fragment de notre texte, à sa façon, est un caramel collant, une babelutte, une lutte contre la souffrance des petits, qui colle aux dents et empêche de parler ou qui dégénère en parlerie incontrôlable, puisque le mot a pour origine ch’ti ou flamande l’idée de bavardage. Le silence ou la logorrhée sont des forteresses qu’il va falloir faire tomber par des stratégies à réinventer chaque jour, au cas par cas, au fil des pages.

Le livre fait alterner en miroir des fragments autobiographiques en italiques, qui vont d’une enfance sauvageonne dans les Flandres à un enseignement actuel et attentif en école primaire. L’enfance sert de terreau, aux sens propre et figuré, à la pratique de l’adulte – tous deux en dissidence inquiète et réjouissante. En effet, la narratrice est engagée personnellement dans son métier, offrant réparation de ce que l’on devine qui a dû être malmené, littéralement, à contre-courant d’une institution souvent bien sage, conservatrice, parfois aveugle. Mais l’intérêt du livre réside davantage encore dans le mélange des tons et des styles, mélange qui assure une porosité entre les êtres, les âges, les époques et court-circuite les hiérarchies de valeurs. Tout se passe comme si la délicate poésie des fragments qui renvoient à l’immersion dans le monde des sensations colonisait ou fécondait les passages rudes ou tordus qui évoquent les paroles d’enfants, les constats familiaux désastreux et les comptes rendus des improvisations théâtrales aux sujets iconoclastes mais ciblés, tels que « L’arbitre est mauvais » ou « Je me réveille ce matin. Ma mère (ou mon père) est devenu fou. ».

Aurélia BECUWE, BabeluttesEditions Conspiration, 2022, 132 pages, 16 €.

La poésie est ici membrane vibrante de la nature incorporée : « Je suis le Noé de fourmis emportées dans les ravines, des escargots desséchés, des oisillons chus, du papillon épuisé couché sur la déchirure de son aile poudrée. » ou encore : « La laisse de mer, comme des voies lactées qui se seraient écrasées, est composée de fragments de coquillages qui croustillent. […] La mer du Nord charrie son sable dans un tournis fracassant qui donne à ses roulis la couleur de l’airain. »

Une autre vertu de cet ouvrage est de témoigner, fût-ce avec cette arme des blessés qu’est l’humour, de la souffrance concrète des malmenés, de leur indigence vestimentaire, alimentaire, physique, culturelle, intellectuelle. Dans un état ultralibéral et donc punitif où les dirigeants proclament, à rebours de toute pensée collective de la société, la responsabilité de son sort par chacun, il est heureux qu’émergent de tels livres revivifiants. Non, le spolié n’est pas coupable d’être pauvre et abîmé, il est victime de l’abandon et de la confiscation.

La littérature remplit donc bien une fonction réparatrice, que ce soit par la catharsis théâtrale ou l’anamnèse, mais aussi politique. Alors, oui, la poésie s’engage et nous attendons avec impatience la suite d’une œuvre qui s’annonce sous les meilleurs augures.




Silvaine Arabo, Capter l’indicible

Silvaine Arabo est peintre, poète, éditrice. Elle a publié une œuvre poétique importante. Plus de quarante recueils ainsi que trois recueils d’aphorismes et deux essais. Son dernier Capter l’indicible est publié aux éditions Rafael de Surtis.

Le recueil, une suite de poèmes aux vers tantôt amples, tantôt brefs frappe par le souffle qui traverse ces pages. Il s’agit d’une respiration pleine d’allant et d’ardeur. Dans ce flux d’impressions rythmé musicalement, tout s’offre à nous. Les variations de la lumière. Le souvenir du bleu Van Gogh. Les vastes horizons marins. Les grands oiseaux. Et aussi la blancheur qui nourrit divers réseaux possibles d’images et semble plus que tout déclencher l’imaginaire chez la poète, telle l’œuvre au blanc alchimique :

Toutes ces mains filant le destin du silence

D’âge en âge

De blancheur en blancheur.

Silvaine Arabo, Capter l’indicible, éditions Rafael de Surtis, 76 p, 15 €.

Le sentiment de fusion avec la substance des choses et avec l’univers entier se fait jour, pure qualité de présence. La nature qui accompagne presque chaque page y contribue pleinement dans ses composantes variées. La poète nous invite à poser simplement notre regard. Ce sont les grands espaces entre ciel et mer. Plus loin, c’est le passage des saisons et leurs harmoniques :

Ainsi dériver dans l’air doux des printemps

Inscrire sur ses dix doigts ses sceaux magiques.

La succession de visions joue à plein et va s’amplifiant dans la beauté des images : « les poulies grinçantes du temps », « La Magicienne au pas de fleurs », « Les branches bleues de Van Gogh ».

L’accord profond avec le monde que la poète accueille dans une ferveur attentive n’interdit pas le malaise devant la brutalité du réel. Ainsi résonne parfois, dans cette basse continue, « la musique de l’absurde/Dans d’ignobles échos ». La poète sait dépasser, transmuer ce qui s’éprouve là de négatif.

La méditation qui a partie liée avec la permanence et les métamorphoses est rendue par la grâce d’un art libre :

Ah ! Capter l’indicible

Dans l’avancée du vent

Et les soliloques des marées ! 

Ce qui frappe dans l’écriture de Silvaine Arabo, c’est sa double postulation, à la fois sensitive et méditative. « Une grande prière monte et se creuse ». Celle, païenne, des éléments alentours et de la nature. Subtilement, s’entremêlent les temps verbaux, présent, passé simple, futur, dans un agencement verbal tout en fluidité héraclitéenne. D’autres temporalités sont convoquées, celle des « lacs antiques », celle des mythes, tel Narcisse, lignes de fuite qui élargissent et pluralisent la vision.

L’ombre de la finitude fait signe, mais sans pathétique ni emphase, portée par ces mots simples d’« outre-monts », de « pâleur ». Des mots qui semblent, à syllabes comptées, prédire la fin : « Tu es le grand signe au bout du chemin ». Il y a là comme une manière de dire la mort mais en sourdine. Mais qu'est-ce que la mort ? Nous n'en savons rien. Peut-être l'abandon d'un plan dense ouvrant sur cette transparence convoquée par Silvaine Arabo tout au long du poème. Cette transparence qui, pour moi, évoque métaphoriquement la très ancienne vision des morts chez Homère et leur survie pas plus consistante qu’une ombre légère.

La lucidité de la poète se tient dans cet élan qui explore et questionne. Mais elle sait aussi évoquer en contrepoint l’enfance, ses clairières, ses « litanies d’enfant perdue », « ses « visions enfantines dans l’ancre des ports ». Sensations, recognitions, éclats de rêve sont puissamment à l’œuvre dans ces pages de Capter l’indicible.

De cette tension émerge un paysage mental entre connivence et dissonances, entre ouverture et angoisse. Et cette poétique du questionnement intérieur engage le lecteur dans un dialogue de haute alliance avec le monde qui poursuit longtemps en nous son écho : « Tout est dialogue car rien n’est duel ».

                                                                                                                   

Présentation de l’auteur




La revue M U S C L E

M U S C L E , une revue de poésie « posée sur une feuille de papier »

Contrairement à ce que les capitales du titre semblent indiquer, M U S C L E est une revue minuscule : une longue feuille pliée 4 fois, imprimée recto/verso, soit un petit objet de 16 x10 qui tient dans une banale enveloppe de correspondance.

M U S C L E s’amuse et joue des couleurs – un arc-en-ciel de publications (33 à ce jour, disponibles sur le site, au numéro ou par abonnement) offrant un riche mesclun de 66 auteurs (2 par numéro) du monde entier.

Chaque numéro associe les textes de deux auteurs, qui s’enchaînent avec (paraît-il) une infime différence de typographie. Parmi les derniers numéros, Sofia Elhilllo (traduction de Roxana Hashemi ) et Philippe Rahmy, sous couverture lilas, Claudine Galea et Yang Xiao en gris souris, Jean d’Amérique et Maud Veilleux sous le feu d’un orange, et sous une couverture jaune moutarde, le numéro 33, pour Olivia Tapiero, écrivaine et traductrice québecoise, en regard avec Nadia Anjuman - poétesse et journaliste afghane, née le 27 décembre 1981 et morte le 4 novembre 2005 sous les coups de son mari ( dans la traduction de Franck Merger).

M U S C L E est composée, pliée et éditée par Laura Vazquez et Roxana Hashemi qui décident des associations de poètes, et définissent un fil de lecture variable selon les humeurs et les récepteurs – je perçois la révolte dans les univers urbains et rythmés de Jean d’Amérique et Maud Veilleux, la vie absurde et la solitude dans l’échange des mots de Sofia Elhillo et Philippe Rahmy ; « Je vais bien. Et bien sûr que non / mais j’exécute les mouvements. Je me réveille/ au hurlement du réveil (…) écrit l’une – et l’autre « (…) la gesticulation atroce des individus, et la fatigue de bête qui emboite une génération dans l’autre, ne ressemblent à rien de ce que j’endure (…) » - la dépossession dans l’échange virtuel entre la « fille d’Afghanistan » et les vers matériels d’Olivia Tapiero , évoquant justement « la gélatine comme expérience de la dépossession » dans un poème intitulé « Asmr slime. »

Laura Vasquez, créatrice de M U S C L E avec Arno Calleja, en septembre 2014 à Marseille, déclare, dans un entretien donné à la maison de la poésie de Nantes que le nom singulier de la revue provient d’un rêve… Les Muses visitent les poètes dans leur sommeil, et leur inspirent aussi des titres prophétiques :

M U S C L E, enfin, ne rime avec rien – c’est sans doute ce qui souligne son originalité d’objet poétique non identifiable… c'est un pari gonflé, et c’est aussi sa force.

M U S C L E existe dans quelques librairies, sur Internet et publie des vidéos sur sa chaine Youtube, souvent dans d'autres langues que le français.

Safia Elhillo, lecture pour Muscle

Lecture diffusée à Montévidéo, à Marseille, dans le cadre d'une soirée autour de la revue muscle.

Dernière minute : la revue M U S C L E s'étoffe, le nouveau numéro est un petit livre qui sort en même temps que cet article : il s'agit d'un échange épistolaire entre Maggie Nelson et Björk, traduit par Céline Leroy. 

Il sera présenté le mardi 8 février, à 19h00, à L'Hydre aux mille têtes, 96 Rue Saint-Savournin, 13001 Marseille, et peut s'acheter sur le site de la revue.




ESTHER TELLERMANN : Divine prophétie ! Ou l’essence de l’indicible !

Pénétrer par mégarde dans l’œuvre poétique d’Esther Tellermann peut présenter un risque conjugué à l’instance d’une violation « non autorisée » de l’ensemble des procédés qui habitent cette œuvre rare et pour le moins déterminée. Née le 28 juin 1947 à Paris, normalienne, agrégée de lettres, mais également psychanalyste, profession qui n’a rien d’anodin ; auteur d’une trentaine d’ouvrages, Grand Prix de poésie de l’Académie Française en 1996, et Prix Max Jacob en 2016 – au-delà de l’aspect purement biographique, dont la pudeur s’avère certaine, il y a chez elle, une complexité de tous les instants dont le langage est en quelque sorte le soubassement intime.

Une intimité inavouée cela va de soi, presque refoulée dans les profondeurs de l’indicible comme si la vie de l’auteur avait imprimé par inadvertance, une frontière entre ce qui peut être dit, et ce qui jamais ne peut l’être ; à défaut d’une confrontation profonde entre le MOI de la réalité quotidienne (au fil des années) et l’expérience d’une déflagration intérieure qui en constituerait l’ossature, cependant tue.  Et à condition toutefois que cette déflagration soit à un moment donné partiellement révélée et que l’ossature elle-même conduise à l’édification d’un langage nouveau au sein d’une sphère cognitive plus perceptible. Certes en lisant Esther Tellermann, on songe souvent à l’empreinte non dissimulée d’André Du Bouchet, ou de Paul Celan. Verticalité structurelle autant qu’économie des mots qui n’ont rien ici de parallèle, plutôt écrire que la verticalité même, la précision des termes, renvoient à une essence d’ordre symbolique juxtaposant des épisodes distincts d’une mémoire se cherchant au-delà du factice ou de l’artificiel.

Esther Tellermann, Sous votre nom, 256 pages,
18 euros, Editions Flammarion, 2015.

Un mot encore
fut notre temps
et nous étions
pourtant les écorces
au-dessus et en
      dessous.
Dans les métamorphoses
et les césures
   à   rebours
des peuples muets
inscrivions
    dans les craies
le rythme des
    royaumes.
Aujourd’hui vint
Un son de cordes
Sur les 3 univers.
Derrière tes doigts
je vis monter
    la fugue
valses  lentes
transfigurent
     la douleur.

(Sous votre nom. Editions Flammarion. 2015)   

 

Et de ce point de vue, et c’est là tout l’intérêt de cette poésie qui n’a rien de didactique ; ses aspects originels, dont il faut là encore aller chercher le sens, relève à bien des égards de ce que je qualifierais d’érosion mentale. Erosion mémorielle, mais aussi érosion sémantique dont les contours linguistiques définissent une toute autre appréhension du SUJET, vécu comme un ajout supplémentaire à la quête. Le sujet en effet n’est pas la quête elle-même, il n’en est que le complément indirect qui s’est perdu quelque part dans la mémoire du silence, que l’auteur ne cesse de malmener au fur et à mesure de son avancée dans sa propre obscurité. Le rythme des royaumes devient ainsi une échappatoire à l’informulé où le temps s’est arrêté au sein d’une contrée passagère. Les époques, ainsi, se succèdent-elles aux prises avec (sous) le joug du langage forcé – raboté – et qui n’est pas ici un simple exercice conventionnel, mais plus encore – affairant au rythme des nécessités – dès lors que « sous le nom » puisse apparaitre un « autre nom » qui ne soit pas précisément celui de l’écrivant. Peut-on alors parler de négation du sujet ? Certes non ! Le sujet demeure bien au coeur du débat, comme une ultime condition, où bien que L’OBJET de la quête, insuffisamment promu conduise à faire surgir une simple métaphore, parabole syntaxique de l’inconscient « vaincu » (déshabillé) à force de patience et de souffrance.  Il n’est pas certain cependant que l’auteur au travers ses nombreux ouvrages ait souhaité prendre un risque supplémentaire au –jeu d’écriture – en jouant sur des variations déjà connues (verticalité, horizontalité) mais plus justement en intimisant – le jeu des profondeurs -, à la manière d’un « coup de dé » dont les voyages seraient le seul réceptacle avoué. Fuir alors ? Une fois de plus restons prudent sur le sens à donner à la presque évidence, car finalement elle n’en est pas une. Ce qui est donné à lire, n’est pas forcément ce qu’il faut comprendre d’emblée.  Il faut aller chercher ailleurs, dans l’ailleurs insatiable, une pensée plus souterraine en phase avec ses multiples réalités.   A cet égard Freud reste impuissant, il n’est pas le meilleur recours à l’explication des schèmes existants et volontairement visibles, ceux-là ne lui ressemblent pas. Lacan peut-être ?

 

 

Dans l’épaisseur qui rejoint
        le trait enfoui
longtemps tu fis
surgir du lieu
       grand ouvert
espace      entre
la syllabe  défont
les brûlures de
la chaux       coulées tout à coup chassent
l’aigu de la
parole      en amont
de l’érosion. 

 

Esther Tellermann, Corps rassemblé, 128 pages, 21 euros, Editions Unes, 2020.

Et puis plus loin encore, entre ouverture au monde et surgissement de l’instant, l‘altérité en profondeur regagnant le vide, tout en comblant les marges d’un trop plein brûlant – l’espace n’y est pour rien ; c’est la syllabe qui commande à la «  ré-flexion » (réfection), comblant les limites en amont ou bien encore au-delà des frontières verbales, il existe de fait, de nombreuses pistes à suivre et à explorer qui ne soient pas seulement « le regard de l’habitude », mais aussi et plus certainement la tentative de sortir de l’interrogation abyssale – celle là même qui ne dit plus rien, hormis la hantise de son émergence et de sa vacuité dans le règne de l’humain. Et toute la difficulté consiste alors pour le lecteur patient, de trouver un pont viable, entre « ce qui EST, et ce qu’il y PARAIT » et ce sans se brûler précisément les ailes : La chaux          coulées tout à coup… comme un ultime rempart perceptible entré le dit et le non-dit fécond.

Voix        voix
dans la marge qui
se dérobe
aura sur
        je ne respire tu
        soulignes
        l’écorchure
glaciers entre les matières confondues
                             un même mot noyé
dans la couleur
qui se disperse
        chaque fois plus

        retenue 

(Carnets à bruire. Europe. Juin-Juillet 2011. n° 986-987. Editions La Lettre volée, 2014)

 

Esther Tellermann, Carnets à Bruire, 104 pages, 17 euros, La Lettre volée, 2014.

D’ailleurs, dans son dernier ouvrage intitulé « Corps rassemblé », au singulier, Esther Tellermann rentre en quelque sorte dans le vif du sujet, mais cette-fois au travers de l’œuvre de Claude Garache, artiste-peintre, né le 20 janvier 1930 à Paris, et où il fréquenta les ateliers de Fernand Léger et André Lhote avant de devenir ami avec Alberti Giacometti qui rappelons-le était proche d’André Du Bouchet. Aussi il n’est pas innocent, que la poétesse se soit penchée sur cette œuvre plastique au « pouvoir certain » » comme l’écrira Raoul Ubac. « Corps rouges, estompés, rappelant la couleur du sang – comme un suaire inachevé, toujours en extension. Féminité hachée et toujours en trompe l’œil – l’empreinte des corps, malmenés, torturés ». On imagine alors qu’Esther Tellermann n’ait guère eu de difficulté à s’immerger intégralement au sein de cette plasticité peu commune. Car si les images jamais ne remplacent vraiment les mots, on peut supposer qu’il existe un apport profitable à ces deux disciplines (art et poésie), sans que l’une ou l’autre ne soit oblitérée dans leur substance même, comme en témoigne le style utilisé par l’auteur. Un long poème qui n’en finit pas de se mouvoir à l’intérieur et à l’extérieur de lui-même, sans cesse se cherchant et sans cesse se fuyant, mais plus encore (se) martelant de manière elliptique, « dans un grand espace blanc » où les limites ne sont pas encore connues, invitant à la fugue silencieuse et au temps renversé – en chute libre – « Il est impossible de percer certains secrets malgré un nombre incalculable d’enquêtes, on est simplement frappé par l’étroitesse des circonstances. »

 

Puis je revins
   dans le cadre
   vous laisse
         peindre
         un présent
corrompu par
l’odeur des aisselles
des sueurs âcres
Ariane
j’avais rapporté
          ta douleur
          et ton poids 

 




Jean-Luc Favre Reymond, Petit traité de l’insignifiance

Où Wittgenstein rejoint le Tao s’est posté Jean-Luc Favre Reymond. Dans ce creux de la langue, où tout lui est encore possible, avant son emploi, avant le moment où l’actualisation des mots les prive de cette liberté du sens qui réside dans les potentialités multiples de chaque terme démultiplié par des combinatoires infinies.

Le Petit traité de l'insignifiance est placé sous les auspices de Roland Barthes grâce à l’épigraphe d’œuvre :

Les mots ne sont jamais fous (out au plus pervers), et c’est la syntaxe qui est folle ; n’est-ce pas au niveau de la phrase que le sujet cherche sa place – et ne la trouve pas – ou trouve une place fausse qui lui est imposée par la langue ? 

Roland Barthes
Fragments d’un discours amoureux

Jean-Luc Favre Reymond, Petit traité de l'insignifiance,
5 sens éditions, 2020, 88 pages, 11 €90.

Le Petit traité de l’insignifiance nous invite à plus qu’une réflexion sur la langue. C’est une démonstration élaborée à partir du langage, mais pas celui des mathématiques qui exclut toute part de subjectivité en ne renvoyant qu’à des concepts. Jean-Luc Favre Reymond élabore une démonstration de l’impossibilité de la langue, avec la langue. Ors à entreprise inédite dispositif inédit : comme dans le dictionnaire, des substantifs (des noms) suivis de définitions, ponctuent des assertions où des considérations sur le langage ouvrent à de nombreux questionnements. Les définitions ainsi entourées fonctionnent comme une voix off, comme une mise en pratique impossible de la langue, car elle ne renvoie qu'à des référents soumis à caution.

Et pour rendre compte de ce monument de finesse et d’intelligence qu’est le Petit traité de l’insignifiance il faut évoquer d’abord la nature de ces définitions forgées par l’auteur. Elles mettent immédiatement le mot convoqué dans sa dimension pragmatique en soulevant de multiples interrogations sur la validité du concept auquel elles renvoient ou sur ses potentialités sémantiques. A l'instar de Wittgenstein, dont la forme aphoristique privilégiée est celle adoptée  par l'auteur, ce dernier secoue les certitudes inhérentes à l'utilisation de la langue.

 

05 - ANACHRONIQUE : Si JE est anachronique, toute l’humanité l’est aussi. Le déroulement du temps des hommes ne peut l’être, encore que ? L’espace à son tour ne l’est pas. Le monde logiquement n’est ni rétroactif, ni anachronique. Le monde est le monde.

 

Ces noms, tous tirés du lexique désignant des abstractions, sont questionnés, mis en demeure de tenir face aux relativisations de toutes sortes menées par l'auteur. Les aphorismes qui les entourent se présentent comme des interrogations sur la capacité du langage à énoncer l’essence des choses, parce qu’empesée par une subjectivité soumise elle-même aux inconscients collectifs, cet abécédaire ponctue des assertions sur le fonctionnement de la langue. Ces pensées interrogent le fondement même du système linguistique, et celui, antérieur, de la pensée.

 

9 - Ne rien supposer qui ne soit connu d’avance. C’est en cela que les mots ont une vraie importance, pourvu qu’ils (concordent) entre eux.

 

Ainsi le Petit traité de l’insignifiance est un livre unique. D’abord parce que plutôt que d’écrire un traité philosophique, c’est par la démonstration que l’auteur a voulu élaborer une pensée sur la pensée sous-tendue par le langage. N’est-ce pas là un piège ? C’est cette question cruciale que soulève Jean-Luc Favre Reymond. Unique ce livre l’est aussi en ce sens que loin de se servir du langage pour évoquer le langage le dispositif élaboré pour mener à bien cette entreprise inédite est une démonstration que toute démonstration est impossible.

 

274 – Il est à croire encore que les mots n’ont de réelle existence qu’en considération de leurcontenu. Mais quel
est-il au juste ?

52 – Mais utilise les mots à toutes fins utiles aussi bien dans l’ordre que dans le désordre de leur apparition.

 

A toutes fins utiles il est urgent de lire le Petit traité de l’insignifiance. Mais de quelle insignifiance peut-il s’agir ? De celle de la langue ? De celle de nos existences ? De celle de nos velléités de communication ? C'est d'in-signifiance dont il est question, celle entreposée dans les souches séculaires de l'histoire de l'humanité, qui se pense penser, qui se croit parler. Si pour Wittgenstein il s’agit d’en finir avec la philosophie, pour Jean-Luc Favre Reymond il s’agit semble-t-il d’en finir avec une certaine littérature qui convoque le langage sans secouer ses carcans référentiels. Il semble s’agir également de questionner la place de l’humain dans sa posture d’être parlant. Employer la langue doit se faire en conscience, ainsi que l’exergue liminaire, où Barthes évoque la mise en œuvre des mots, c’est-à-dire l’appropriation par le locuteur d’un système qu’il utilise inconsciemment, l’affirme. De facto il perd sa liberté, et parle ou écrit dans une sorte de continuum où sa particularité se noie, disparait, au profit d’une pragmatique séculaire vectrice d’un sens ancré dans les inconscients collectifs. Il s’agit donc d’explorer comment débarrasser le langage de ces couches qui opacifient sa possible utilisation, c’est-à-dire son emploi inédit par un locuteur qui dans ce cas serait en mesure d’énoncer une pensée personnelle grâce aux combinatoires mise en œuvre. Après Wittgenstein Jean-Luc Favre Reymond poursuit cette vaste entreprise :  débarrasser l’humain de ses « crampes mentales » nées des illusions qu’il entretient à propos de la langue, de son sens et de son emploi.

Et pour ce faire il faut que naisse un JE, pronom personnel qui est employé dans le Petit traité de l’insignifiance en majuscules. Qui est « JE suis » ? C’est à vrai dire cette question cruciale que pose ce grand traité. Le choix des mots de l’abécédaire renvoie à cette interrogation première, et essentielle : « – 07 - ANATHÈME 08 – BÉATITUDE 28 – IDOLÂTRIE 29 - 29 – IMMORTEL - 58 – VACUITÉ »…

Le Petit traité de l’insignifiance n’est ni un traité de philosophie, ni un essai de linguistique, ni un ouvrage traitant d’une métaphysique quelconque, ni une tentative de faire œuvre littéraire. Ce faisant il est tout ceci à la fois. Son auteur montre la voie qu’il suit lui-même, qui était celle de Wittgenstein : « devenir une âme plus nue qu’une autre ». En ceci, ces penseurs qui savent que penser est impossible du moins dans la forme que nous avons donnée à cet « exercice » jusqu’à présent, rejoignent le tao Te king. Constater l’impossibilité de toute pensée, de toute parole, et d’un JE défini par ces paramètres, c’est ouvrir la voie à la possible existence de ces instances, libérées du poids de la pensée collective. Et notre époque le démontre : il est urgent de retrouver ce qui n’a jamais existé encore que dans l’impossibilité de son avènement.

 

37 – ONTOLOGIE : Il n’y a pas de loi plus explicite que celle de la contradiction. La métaphore n’est pas identique à ce que l’on nomme communément la métamorphose. Qu’est-ce que l’être ? Reste une question éternellement posée, et tant qu’elle le demeure, le monde peut continuer d’exister sans guère de suspicion.

354 – Encore qu’il soit possible d’imaginer une langue commune à tous les hommes à un moment donné de leur existence passagère.

355 – Si bien que toute parole devienne audible de la terre au ciel, et

356 – Mais de cela nous n’avons aucune preuve ici- bas, c’est pourquoi nous demeurons dans l’ignorance des procédés.

357 – En vérité ! En vérité ! Si toutes les langues de la terre se rassemblent, le ciel finira bien par se révéler.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Jean-Luc Grasset , Le dit des jours

Grasset, un nom bien connu en poésie, dans la famille Grasset, il y a Bernard le frère de Jean-Luc qui a préfacé ce recueil. Un recueil qui paraît après une vie de silence et d’écriture secrète, des mots qu’il a su « garder dans la braise » pour enfin partager ce : « chant de lumière, chant d’amour et indissolublement aussi chant de vie » (Bernard Grasset préface)

Au cœur de l’écriture, la fragilité ; les mots pour la retenir et le regard pour en capter les instants de lumière. Le langage comme une source qui ne cesse de nous mettre au monde :

Tu cries entre les mots

Le passage libre

D’une eau qui chante

Rien ne l’arrêtera

Et sa voix continue

Nous met encore au monde 

 

Jean-Luc Grasset, Le dit des jours, ed Des Sources et des Livres

Au fil des poèmes se déploie une méditation sur le temps, l’amour, la vie qui tente de dire le «  simple miracle d’être », car la vie est comme « une prière continue », la vie à la lumière du partage : « Des vies partagées / les hôtes de passage/sèment de douces lumières ».

En ce recueil, la vie dans sa simplicité, la vie humble, vécue dans le silence, un silence qui nourrit la terre quand elle est vie des innocents…

Il nous faut : « Tenir debout / faible et libre » à l’image de ce

… Dieu errant

Et pauvre et faible

Qui cherche un toit

Parmi les hommes

Une épaule où poser 

Sa tête blessée. 

Il y a tant de blessures faites à Dieu, aux hommes, au monde :

Nous avons cassé le monde

Le vase était si fragile entre nos mains

Saurons-nous survivre ? 

De nos blessures, de nos peines, tout cueillir car tout est promesse et du fond de la nuit ne cesse de briller la lumière pure des étoiles.

La lumière est récurrente dans ce recueil, jusqu’ « au fond des tiroirs », la lumière qui irradie l’instant même de la mort.

En la demeure du poète s’invite le messager du ciel, l’ange est à la table du poète, il séjourne la semaine en la maison sereine.

La dernière partie du recueil est un hymne à l’amour, des poèmes plus amples, car cet amour du couple dépasse les murs de la maison ; cet amour « est à tous » :

… cet amour si mûr qui nous dépasse

Et nous console des années où nous étions si seuls

C’est bien le nôtre mais il est à tous. 

L’amour communie avec les éléments, s’inscrit au cœur même de la nature traversée par cette lumière «  où s’enfante tout amour », une lumière qui irradie beaucoup des poèmes de cette partie, «Une lumière que rien n’arrête», plusieurs titres de poèmes y font référence, Rayon – Soleil d’hiver- Lumières…

Un titre résume l’esprit de ce recueil : voyage intérieur. En ce recueil, le poète est bien cet infatigable pèlerin du jour et de la nuit : « veilleur du monde/qui nous est confié »

Jean-Luc Grasset porte un regard contemplatif sur ce qui l’entoure et tout est objet d’émerveillement, le monde est bien un don reçu qu’il nous revient de cultiver, pour partager le bonheur de le contempler, le bonheur d’être là malgré les tempêtes, la nuit et les blessures et pouvoir peut-être : «  Dans la détresse du monde…/ donner suite au miracle ».

Avec des mots dépouillés de toute emphase pour être au plus près de l’humilité et de la fragilité, ces poèmes souvent concis sont des fulgurances de lumière ils captent l’essentiel quand on sait devenir pauvre pour accueillir,recueillir les dons que nous offre la vie.

L’encre de  Flore Angèle sur la première de couverture, entre ombre et lumière sait nous dire que la nature accueille au cœur même de la nuit une coulée de lumière ; belle métaphore visuelle de ce que le poète va décliner tout au long de son recueil.




Comme en poésie n° 88

Infatigable revue Comme en poésie vient de me rejoindre. Une revue éclectique. On y croise beaucoup d’auteurs, connus, à connaître, ou méconnus.

Une revue accueillante. Ouverte. Nous sommes nombreux à y être passé un jour ou l’autre.

Une revue artisanale conçue par un passionné. Un passionné de poésie mais surtout un passionné de l’humain. Jean-Pierre Lesieur est un de ces animateurs totalement tournés vers autrui, et dont la plus grande joie est de donner.

J’aime beaucoup cette revue et son dynamisme sans fioriture. On ne se prend pas au sérieux dans Comme en poésie mais on y vit avec le sérieux de l’enfance.

Comme en poésie, 730 avenue Brémontier 40150 Hossegor

 

 

Comme en poésie n°88, revue trimestrielle de poésie, 4 €.