Réginald Gaillard, Hospitalité des gouffres

A quelle aventure le poète invite-t-il le lecteur, en lui faisant signe par le mystère de cette alliance de mots ?

Hospitalité des gouffres, de Réginald Gaillard (Ad Solem), qui a reçu en 2021 le Prix Max Jacob, ex aequo avec Mon livre, de Patrick Laupin (le Réalgar), ainsi que le Prix Paul Verlaine de l’Académie française, est le troisième volet d’une trilogie poétique,  comportant L’attente de la tour (2013) et L’échelle invisible (2015). Une trilogie qui est aussi un édifice. Car l’auteur est un bâtisseur.

De recueil en recueil, une architecture se dessine, sur les fondations des scènes d’enfance. Nommées « Kinderszenen », elles empruntent à Schumann le titre donné aux pièces musicales écrites pour évoquer la persistance de l’enfance et son empreinte dans sa vie d’adulte. Ces « scènes d’enfance », non seulement constituent le terreau de l’écriture et de la vie, mais définissent aussi les choix d’écriture.

Il s’agit donc de scènes,  qui ne sont pas racontées ni décrites, mais données à voir  et à éprouver, comme les états, les sentiments, les expériences, par visions, images furtives, éléments du réel  mêlés de façon troublante à ceux de la mémoire ou de la rêverie. Cette écriture restitue la densité des moments, leur charge émotionnelle, suscite l’empathie : le propre de la poésie.

Réginald Gaillard, Hospitalité des gouffres, Editions Ad Solem, 2020, 128 pages, 17 €.

Comme un indice, le premier texte du recueil, faisant signe à Apollinaire, est un souhait devenant prière, l’image de ce qui va s’opérer grâce à la poésie :

Vienne le jour nouveau qui efface la nuit
Et que disparaisse enfin le doux tumulte

des voix fausses, car elles égarent l’esprit,
instaurent le règne d’un silence funèbre ;

que fonde le givre que partout je dépose,
quand tout semble mort en mes terres. Alors,

alors, se lèvera le léger bruissement
d’une robe où enfant je me réfugiais

aujourd’hui de terre rouge salie,
mais, demain, transfigurée de lumière. 

 

Les distiques, les  quatrains, en vers libres,  les poèmes courts, de quelques vers, les versets, livrent de façon à la fois  pudique et violente, le cœur de l’émotion, du ressenti, d’un seul trait.

Qui pleure oublié dans l’ombre d’un coin ?
Un enfant de ferme désormais seul- mais fort –

Renfermé dans la cour de l’école ;
Un orphelin qui perdit dans le pli serré

 de la peau du temps, celle qui était sa terre,
sertie de sang. Elle file en continu… 

 

Les choix typographiques, la ponctuation (usage du tiret, des points d’interrogation), l’élasticité entre la phrase et le vers, l’enjambement, préservent  et restituent la spontanéité de la pensée.

Qui de nous deux rejoindra
l’autre pour lui donner

le baiser fougueux du pardon ?
- J’ai besoin de la ramure de tes bras…. 

 

Le recours permanent au concret et au visible font de l’image et des correspondances l’expression naturelle de l’écriture.

Quand même le ciel serait lacéré
Par nos ombres meurtrières,

Recousons-le avec les fils ténus,
Et même usés, de nos poèmes 
(…)

 

Les onze textes  du  prélude  constituent un territoire auquel l’ensemble du poème se réfère. Ils complètent, renchérissent, ou constituent des variations sur ce thème (presque au sens musical) des Kinderszenen de L’échelle invisible. Ces scènes contiennent tous les enseignements pour la vie à venir.

L’état d’innocence de l’enfance  est  bouleversé par le premier drame,  il est le théâtre de l’ouverture du premier gouffre : la mort de la mère. 

Il n’est plus temps de tricher,
De prendre la pose et de faire miroiter ;
De croire au merveilleux, aux fables.
Les chevaux ne sont plus de bois – las…

 La cloche de l’école a sonné – elle est fêlée.
A son bruit les jeux de l’enfance ont fui

-  Je n’avais guère plus de six ans.
Maintenant, on meurt pour de vrai. 

 

Voici  livrée l’expérience d’initiation à la cruauté de la condition humaine : l’élan vital est désormais en permanence menacé par ce qui pourrait le briser. Ce qui est le sort partagé de tous, l’éternelle hésitation.

Evoquée dans les précédents recueils, dans une distance subtile, la mort de la mère confronte l’homme  en devenir à ce qui sera le tourment de sa vie : l’injustice du sort et la nécessité  de croire, malgré le silence et le doute.

Ces scènes fondatrices ouvrent  sur les trois parties centrales, aux titres ostensiblement connotés.

Acedia, Dies irae, effata : les termes appartiennent au champ de vocabulaire de quelqu’un qui fréquente les Ecritures, en est nourri, dont la vie, comme le poème, est imprégnée par la foi chrétienne. Pas d’effusion explicite à ce sujet à la manière des romantiques, mais l’évidence d’une coloration mystique assortie de signes, de références, comme si, discrètement, allusivement, le poète se disait résolument constitué par cette vision de l’existence.

Dans L’Echelle invisible, ces termes étaient déjà présents, dans une partie intitulée « Acédie et colère ». Dissociés ici, ils marquent  la conscience d’une progression.

Acedia , titre de la 1ère section centrale, est un mot qui désigne le péché de négligence de soi, de sa vie spirituelle, mais aussi l’ennui  (au sens de lassitude et de tourment) de vivre.

Dans cette section se trouvent les poèmes de  la tentation du renoncement, du désintérêt pour les luttes vitales et les combats. Toute une gamme de sentiments liés à cet état sont évoqués, la mélancolie, l’indifférence, le détachement  de la vie. On est proche  parfois du spleen baudelairien.

Aridité

Lente progression du chaos, tu peines
Parmi les pierres, dans le râle des vents,
A la vie  contraires. Douceur, chaleur

Ne sont de mise. Ô calvaire
Quand l’attention se fait aride,
Quand l’aigreur calcine le figuier. 

 

A jamais me tairai

Pourquoi es-tu si seul et cette maison si vide
Quand même t’entourent tes frères,
Mineurs de fond, âpres et brillants travailleurs ?

Pourquoi plus rien ne te tranche en deux,
Ni la brûlure des baisers interdits
Ni la trahison joyeuse des amis ?

Tu glisses, lent – et l’ennui bâtit sa demeure. 

 

La deuxième partie, Dies irae,  le jour de colère, le chant de la mort dans la liturgie chrétienne, tant de fois traité comme un motif,  devient un espace poétique exploré comme celui d’un homme aux prises avec sa foi, ses doutes, et ses pulsions,  et dans lequel il va côtoyer  d’autres gouffres,  les habiter,  et peut-être y sombrer .

Car la mort qui « repasse » est nommée à nouveau, ainsi que les autres abîmes,   les « vilenies », les « noces sombres », le ciel « bouché par la ouate noire/ du souvenir malade des absents »,

Dans cette partie cependant, un combat est mené, l’homme cherche à dépasser l’acédie.  La révolte, la colère, infusent leur énergie.

Je vole au ciel le murmure de sa promesse
jamais tenue 

 

Dies irae IV

La nuit est tombée ; commence la vie.
Seuls restent éveillés les guerriers en armes

Qui vont, chant sur les lèvres, vers leur mort,
La peur au ventre, la peur d’être indignes.
Epreuve du feu, du sexe ; brasier de la langue
- Que ne suis-je devenu prêtre, ou soldat 

 

La progression continue de s’accomplir dans la troisième partie centrale, Effata. Jean-Yves Masson, dans son éclairante préface, rappelle le contexte et le sens de ce terme : « Ouvre-toi » est le mot prononcé par le Christ pour amener à la parole un homme sourd et muet, et le geste qui l’accompagne, dans l’Evangile selon saint Marc.

L’ouverture à la parole poétique et à ses pouvoirs,  c’est une injonction que le poète se donne à lui-même, à cet effort d’écrire, de nommer ce que l’habitation des gouffres lui a appris.

Un seul geste suffira

(…)
Malgré tout, malgré l’abîme flamboyant, toute
honte bue, au calice calciné, maintiens sauve

 la pure possibilité de reconstruire en dur,
l’innocente circonstance de revenir

vraiment au monde, renouvelé par un geste !
Car seul suffira un geste à effacer l’affront
                      Effata ! 

 

C’est la partie dans laquelle le dialogue du poète avec sa foi est le plus explicite, où l’image presque physique du Christ traverse les poèmes, le moment où il recherche la main amie qui va le conduire et l’aider.

Une lumière pâle

Persiste dans le crâne une lumière pile
infime mais tenace. – Calme, n’ayez crainte…

Tant que je la verrai luire, tout au fond, 
Sans heurt je marcherai. Et que jamais

Ne me menacent, ni me saisissent
Les ténèbres qui  rôdent, alentour et ici. 

 

Par degrés, nous avons été conduits du fond du gouffre  à la lueur puis à la lumière, à la « promesse du soleil ».

Enfin, à la fois comme un aboutissement et comme un mouvement de côté,  dans la dernière section, les « éléments épars pour une poétique », montrent un moment où le poète est au travail, où l’écriture a pris toute la place et donné du sens, et a presque éloigné le doute.

Les « éléments épars pour une poétique » apportent les éléments pour un art de vivre.

Le gouffre devient l’espace où l’écriture transcende le vécu. Le combat pour ne pas sombrer trouve dans le gouffre lui-même la matière de l’écriture.

La lueur des gouffres

J’avance en aveugle, me dirige à l’instinct.

Ainsi seulement je vois et connais des gouffres
 la lueur hospitalière. C’est parce que je ne sais rien,
ne vois rien ni n’entends comme les autres
que tout m’apparaît possible, sous un autre jour, 

comme si je croyais, naïf,
en quelque efficacité de la parole,
à augmenter la matière du réel
à accroître le désir des regards. 

 

Rimbaud est présent, comme un exemple et un secours. (Adieu, Une saison en Enfer)

J’espère l’usage, l’usage inconnu

Ecrire, contre tout écrire, tenir le pas gagné,
Arraché aux gravats qui s’amassent dans la tête
(…)
J’aspire à la nage, j’espère l’usage ; l’usage inconnu
D’une langue qui osera tout, tout autrement,
(…)
et qu’enfin je voie

et qu’enfin je sente
et qu’enfin je sois

et dans le monde et du monde
étiré entre terre et ciel

entre le chant de la chair
et celui des morts. 

 

C’est le moment de la résolution, aux deux sens du terme : le poète est déterminé, et il a résolu son tourment par l’écriture.

Le dissimulé

-  Que cherchez- vous ainsi comme un fou ?

-  Ce qui demeure dissimulé, là, que je sens, mais qui échappe à mon regard. Ma chasse n’est pas folle ; elle est elle-même le sens.

 

Ce recueil, dans la continuité des deux autres volets dont il est l’aboutissement, construit  l’histoire d’un chemin d’écriture qui est aussi une leçon de vie. L’oxymore  du titre est aussi une métaphore de la contradiction qui habite l’être humain, entre l’élan vital et le désespoir.

Une « postulation simultanée », associée à cette puissante et archaïque image du gouffre, rejoint « L’expérience du gouffre » baudelairienne, analysée par Benjamin Fondane. Attente de la « tour », « échelle » invisible, hospitalité des « gouffres » : que les mots des titres ne nous trompent pas. Le mouvement est bien celui de l’élévation.

Hospitalité des gouffres trouble et réconforte. Un partage d’humanité auquel seule peut parvenir la haute poésie.

 

Présentation de l’auteur




Perrine Le Querrec, Vers Valparaiso

« Et nous irons à Valparaiso où d’autres laisseront leur peau. » Ce vers de la très belle chanson de marins Nous irons à Valparaiso n’apparait pas dans l’ouvrage haletant de Perrine Le Querrec ; le nom même de Valparaiso est ignoré. Seul le titre témoigne de la quête. C’est un livre sur l’écriture, l’acte d’écrire, l’art de penser l’écriture – de se perdre définitivement sans mourir dans l’écriture. On pense l’écriture avec toutes les ressources extérieures au geste et avec celles que recèlent le corps de l’écrivain et sa pensée.

Mais la musique, le chant, si bien portés par Marc Ogeret en son temps et par le capitaine Haddock dérivant dans l’espace dans On a marché sur la Lune, la petite musique de la lente dérive de l’écrivain vers Valparaiso, le port ultime de la pensée totale, cette petite musique hante les pages de l’ouvrage :   et ho-hisse et ho !

Les ressources extérieures sont multiples : des plus petits objets, les grains du sol, l’orange, aux plus imposants, les toits de l’usine… La ressource intérieure est infinie et mêlée intimement à l’environnement ; l’éthologie n’est pas absente non plus des ressources de l’écrivain. Les bêtes écrivent aussi dans sa tête aux milliers d’yeux : des animaux à vouvoyer là où l’humain… note Le Querrec, ou encore un poulet à gagner des visages avides. L’image d’un singe sur l’épaule, comme celui du général Pichegru, reclus en Guyane à la fin du XIXème siècle : un ouistiti, le plus sûr compagnon de son Journal. Toutes les ressources de la symbolique, de la métaphore sont engagées durement par l’artiste. L’écrivain est un artiste, c’est le pari de Perrine Le Querrec. 

Perrine Le Querrec, Vers Valparaiso, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, Bruxelles, 2019, 102 pages, 16 euros.

Il n’est pas celui qui raconte une histoire forcément attachée à l’actualité et ainsi liée au monde du commerce et de la rentabilité immédiate du livre. L’art est au-dessus de cette position.

Le titre d’abord : la première page intitulée Titre de Vers Valparaiso cache Valparaiso pour mieux le dévoiler dans les arcanes de la pensée ; le développement en boucle reviendra par La Fin (dernière page) au début, soit au Titre, grâce à ce Jamais jamais plus nue que nue dans la salle des nus jamais jamais. Ainsi le titre est nu, jamais prononcé il ne sera. Mais toujours sera porté par la petite musique des voies et voix explorées.

Revenons, juste le temps d’une phrase, à l’intime, à la ressource intérieure : elle dit, Perrine Le Querrec, sur le chemin de Valparaiso, les lèvres flottent autour des mots, ou encore, je suis enceinte des livres. On soupçonne des grossesses pathologiques. Il faut aller jusqu’au noir […] le monde n’arrête pas de tomber. Il est temps de déshabiller le cheval. Formule extraordinaire, qui dit plus qu’un roman. Déshabillons-le ce cheval d’envie.

L’acte d’écrire se meut dans ces entrelacs mais il ne s’y résout pas. Cheval déshabillé, écriture déshabillée, acte majeur et souverain. Loin de l’industrie littéraire qui « répond » à la demande supposée des lecteurs et qui, en fait, assèche l’écriture en la réduisant à un simple moyen de raconter des histoires sans qu’il soit besoin de penser, surtout pas, Perrine Le Querrec renoue avec l’écriture magique, vectrice du chant venu des profondeurs, de l’ancien. Comment ? En bannissant une ponctuation régulière trop écrite et banalisant le sens, elle œuvre pour l’émergence d’une littérature cherchant l’empreinte pure, et propose au lecteur plus un travail qu’une lecture. Mais un travail réjouissant, poétique, à l’école de tous les dieux accompagnant le naturel – sous le regard de Baruch de Spinoza  ; pourquoi là une virgule et pas ici (point ici sèmerai le trouble) ? Parce que. Parce qu’il faut cesser de se raconter des histoires convenues, il faut désapprendre à être trop raisonnable et enfermé dans la boite à quatre coins qu’on appelle livre marchandé, normé ; la ponctuation arrachée à sa norme soulève le livre, le « machine » à l’envers, en fait une arme à penser ce qui n’est pas écrit mais possible. Lisons et écoutons cette musique :

En rond

Tourne en rond

Tourne mes pages en rond

Je tourne en rond mes pages

Mets en pièce et reconstruit l’univers

La phrase se recourbe et enroule ses

tourbillons parfaits

Son rythme me noie, me dévoile me noie,

insatiable inlassable

Emportée par le courant de la raison,

si j’aspire une grande bouffée de mots

survivrais-je ?

 

Me dévoile me noie… mis en exergue entre deux rares virgules… au loin se devinent les lumières du port de Valparaiso.

Présentation de l’auteur




Jean Lavoué, Carnets de l’enfance des arbres

L’enfance des arbres est un blog poétique dédié à l’aventure intérieure. Conçu il y a déjà plusieurs années par le poète, écrivain et éditeur breton Jean Lavoué, ce site fait de l’arbre le symbole à la fois de l’enracinement et de l’élévation.

« Il faut reboiser l’âme humaine », disait le chanteur Julos Beaucarne, cité par l’auteur. « Reboiser » : c’est la noble entreprise à laquelle Jean Lavoué s’est attelé. Il nous le rappelle dans un livre contenant les brefs poèmes qui ont accompagné la naissance de son blog, accompagné ici de linogravures et monotypes de Isabelle Simon,

« Déjà je parle aux arbres/et mes doigts me suffisent », écrivait René Guy Cadou dans Les bruits du cœur (1941). Jean Lavoué demeure dans le sillage du grand poète disparu auquel il a consacré un fervent livre-hommage en 2020 (René Guy Cadou, la fraternité au cœur). « Avec l’arbre, // ce que tu écris / Semble avoir trouvé son axe », note pour sa part Jean Lavoué. Et, plus loin, il écrit : « Parler à hauteur d’arbre / Sans forcer la voix / Dans la croix des saisons / Et le ciel grand ouvert ».

Le poète, en effet, ne force pas la voix. Il nous dit fréquenter les mots simples : « Soleil, silence, lumière, absence, présence ».

Jean Lavoué, Carnets de l’enfance des arbres, éditions
L’enfance des arbres, 202 pages, 15 euros.

Soleil ? « Ah ! si le chemin / N’était que tronc tendu / Vers le soleil »
Silence ? « Dès que tu fais silence / La forêt se redresse / Les mots s’ordonnent un à un / La clairière s’illumine, // Tu sens que tu es là ».
Lumière ? « Arbre, pesante lumière / Etrange gravité / Donnant des ailes / A ta voix ».

Jean Lavoué ne se paie pas de mots. Il veut sa poésie orientée vers plus vaste que nous. « J’ai découvert un jour / Qu’écrire était une forme de prière ». Et s’il nous parle  -fugitivement - de l’enfant qu’il a été (« Comment rester à hauteur de l’enfant / que tu as été »), c’est d’abord pour nous inviter à retrouver l’enfant qui est en nous, retrouver notre innocence et notre capacité d’émerveillement. « La foi ne n’apprend pas / Elle s’enracine », écrit Jean Lavoué. Oui, s’enracine comme un arbre.

Le poète évoque tout aussi fugitivement des poètes bretons qui lui tiennent à cœur. Georges Perros à qui il dédie un poème. Xavier Grall, cet homme qui « chantait la Bretagne / Ressuscitait ses pardons », sans parler des vents qu’il chérissait dans sa paroisse de Nizon. Avec, comme en écho, ces vers de Jean Lavoué qui nous ramènent invariablement à l’arbre. « C’est le vent bien sûr / Qui parle le mieux / La langue de l’arbre ».

 

Présentation de l’auteur




Chantal Dupuy-Dunier, Les Compagnons du radeau

« Dans nos maisons d'enfance / craquait le parquet familier, / comme ces grands sapins / qu'un souffle insistant a rendu vulnérables. / Grincent aussi / les planches du radeau. » : ainsi s'inaugure le voyage initiatique auquel nous convie Chantal Dupuy-Dunier sur cette embarcation fragile impliquant néanmoins l'humanité entière...

Nous sommes tous « les compagnons du radeau », les compagnons d'infortune ou de chance des existences vécues au fil des bonheurs et des malheurs du temps qui passe, avant de connaître la dernière heure, celle du trépas ou du passage vers une autre odyssée, cycle de la vie ou de la mort dont nous, les compagnons, sommes tour à tour les naufragés et les rescapés. C'est le non-sens même de notre condition, au travers de laquelle vivre, c'est apprendre à mourir, que la métaphore du frêle esquif interroge, dans ce fragment clé où les interrogations se croisent jusqu'au sans réponse du mystère : « Sur le radeau, / chaque être ne tend finalement / que vers l'absurdité du voyage. / Jamais le radeau ne s'immobilise. / Il poursuit sa route insensée / jusqu'au lieu où les questions / ne peuvent plus être posées. »

Comment ne pas évoquer la référence à la toile de maître du peintre romantique Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, érigeant aussi en symbole de la destinée humaine un épisode tragique de l'histoire de la marine coloniale française : le naufrage de la frégate Méduse ?

Chantal Dupuy-Dunier, Les Compagnons du radeau, Les Écrits du Nord, Éditions Henry, 132 pages, 12 euros.

Comment ne pas lire également entre les lignes une allusion aux Travailleurs de la mer de Victor Hugo derrière le personnage porte-parole de Yorick, dont le nom signifie en grec « le travailleur de la terre » ? À moins qu’il ne s’agisse d’un double de L’Homme qui Rit à travers le rire cathartique, à la fois exorcisme et exutoire, de ce clown-miroir à notre partage entre sublime et grotesque ? Véritable emblème par ce fameux rictus tranchant, blessure et cicatrice, poison et remède, symptôme et médecine, de notre portrait universel d’êtres humains, entre le grandiose d’artistes manqués et le ridicule d’insectes mort-nés ?

« Le rire de Yorick / escaladerait les montagnes / s’il y en avait sur le radeau. / Il grimpe au mât et monte aux nues. / L’océan le porte / comme une flottille d’oiseaux migrateurs, / le répercute de souffle en souffle, / l’amplifie jusqu’au toit du monde. / Ris, bouffon ! / Ris, philosophe ! / C’est la même chose : / il faut être fou pour oser réfléchir à notre condition. / Ris, bouffon, de ton squelette futur / et des cavités de ton crâne » : l’écriture au couteau de Chantal Dupuy-Dunier entre l’éclat mordant du fou du roi, dont la satire sociale fait de ce spectacle sur les planches le théâtre de notre monde, et le brocard insolent du sage ironique, en accoucheur d’âmes en éveil au lyrisme contenu dans l’écrin de ses vers travaillés, comme si nous étions à l’écoute d’un démon socratique, tour à tour négateur ou affirmatif, qui nous soufflerait la dérision de l’aventure collective…

C’est d’ailleurs ce rire de Yorick qui détient le dernier message, moins en trait d’esprit qu’en aveu d’impuissance, face au silence infini de l’immensité de l’univers qui nous dépasse, en véritable pied de nez aux considérations scientifiques contemporaines, l’image d’un abîme trop grand sur le point d’engloutir une terre trop plate et trop petite : « Qui a dit que la terre était ronde ? / Soudain, tu vois se profiler à l’horizon / la gueule grande ouverte, / sépulcrale et bleue, / l’abrupt du gouffre. / Un immense éclat de rire de Yorick, / le dernier. / Nous tombons… » De cette chute sans fin en coup de théâtre d’un récit, qui aurait évité l’écueil du roman trop long, pour lui préférer l’épopée métaphysique mais dans la fulgurance d’une nouvelle au dénouement révélateur du vide et de l’horreur du terme ultime, comme un saut dans le vide, remontent presque les paroles enfouies du début du poème sur la pointe des pieds…

« Ceux des petits, / à l’odeur de caillé, / que leurs mères croquent en bêtifiant, / des larmes de rire plein les yeux. / Ces jeux détournent un temps les pensées / des angoisses au regard fixe des méduses, / qui harcèlent les hommes du radeau, / des peurs livides qui broient leur sommeil. / Au fond d’eux s’allume une lueur venue de très loin, / tremblante comme une lampe à huile / voguant au fil de l’eau. » : éclats de rires cristallins, innocents, ceux de l’enfance cajolée, en conjurations de la peur, détournements de l’insignifiant et de l’abject qui fait donc aussi la trame de notre existence pour libérer cette lueur d’espoir au rire franc, vœu à exaucer, du moins à ne pas trahir, dans ce si vaste et inexorable voyage, si infime en soit le radeau d’aventures, que nous relate cette grande poétesse initiatique…

Présentation de l’auteur




Marie-Ange Sebasti, Le Phare inextinguible

Marie-Ange Sebasti nous a quittés hier. Née à Lyon où elle a vécu, elle était chercheuse habilitée à diriger des recherches (HDR) en lettres classiques, mais également l’auteure de publications dans le domaine de la littérature grecque de l’Antiquité tardive.

"Elle s’est toujours consacrée à l’écriture. Elle publie des poèmes, de courts récits, est accueillie dans diverses revues, des anthologies, et collabore avec d’autres artistes." On trouve ces quelques mots sur son site personnel, http://www.marieangesebasti.fr. Un lieu discret et clair, qui lui ressemble, et qui laisse tout l'espace au visiteur, au lecteur. Car elle était ainsi, elle offrait sa voix, contenue tout entière dans le poème, à ceux qui la lisaient, l'écoutaient. Membre du CA de la Maison de la Poésie Casa di à puisia de Corse, et présente dans de nombreuses manifestations où elle pouvait partager généreusement sa passion, elle laisse une œuvre importante, limpide et intense, bien au-delà de toute considération anecdotique, mais qui énonce dans chaque vers l’immense périple de l’humain, chacun, et tous. 

Entretien avec Marie-Ange Sebasti, poète. Entretien préparé et mené par Chantal Ravel pour les Coïncidences poétiques le 9 mai 2019.

Le phare inextinguible
Le sémaphore infatigable
signalant l’embellie des prochains sillages

La tour qui prévient de l’orage
et proclame les mots 
des anciens seuils

Mon nécessaire de voyage

Extrait de « Notre héritage n’est pas forteresse », Méditerranéennes 12, été 2001.

 

Marie-Ange Sebasti sur Recours au poème

Feuilletons… Rome DEGUERGUE, Marie-Ange SEBASTI, Chantal RAVEL Christophe SANCHEZ, Gérard BOCHOLIER, par Marilyne Bertoncini.

Anthologie Le Courage des vivants, par Carole Mesrobian.

Présentation de l’auteur




Claude Ber, Mues — Le bruit des mots n°1

"Le bruit des mots" est une série d’entretiens filmés menés par Carole Carcillo Mesrobian qui invite des poètes et auteur-e-s à parler d’un de leurs recueils ou livres. Cette démarche s’apparente à celle qui préside à la rédaction d’une note critique, mais elle donne une voix à l’auteur-e. Dans cet échange se croisent des paroles, celle de la lectrice, et celle de la créatrice, du créateur. Un échange qui ouvre à l'insoupçonnable genèse de l'œuvre, et à une multiplicité de possibles approches, et entrées, comprises dans ce palimpseste infini qu'est le texte littéraire. Derrière le bruit des mots se cache la nudité du langage.

Présentation de l’auteur




“La Tortue de Zénon” unit la littérature, les sciences et les mathématiques. : entretien avec Mélanie Godin

Mélanie Godin est directrice des Midis de la poésie, et de L'arbre de Diane, maison d'édition dont la collection, La tortue de Zénon, propose des titres qui explorent ces liens obscurs mais pourtant forts et séculaires qui existent entre la Littérature et la science. Elle a accepté de répondre à nos questions, et nous la remercions. 

Vous êtes directrice de la maison d’édition L’arbre de diane1, qui propose une collection, La tortue de Zénon ayant pour thématique « Littérature et science ». Pourquoi avoir créé cette collection ?
Depuis maintenant plus de six ans, notre association s’est lancée dans l’aventure de l’édition. Grâce à un soutien du FNRS (l’équivalent belge du CNRS) et, en particulier du fonds Wernaers pour la promotion des sciences, nous avons lancé une collection littéraire au nom de "La Tortue de Zénon"2, alliant le monde de la littérature, des sciences et des mathématiques.

Notre but était de parler de sciences à travers une œuvre littéraire, pour en faire découvrir la beauté à travers un autre langage, ainsi que l’inspiration qu’elle peut susciter chez un·e auteur-e. La collection est ouverte à différents genres littéraires, de la poésie à l'échange épistolaire, avec des créations originales comme des rééditions d'œuvres classiques ou des traductions.
Pour répondre à votre question du pourquoi de cette collection, parce qu’elle n’existait pas dans le paysage littéraire francophone, en tout cas telle que nous l’imaginions (notre objectif n’est pas de publier des livres de vulgarisation, mais des livres avec une fibre littéraire). Je me rappelle avoir lu à l’époque des ouvrages tels que "Les deux cultures" de CP Snow et, étant moi-même en contact avec des scientifiques, mais avec une formation littéraire, m’être mise à rêver de livres qui me permettraient de voir le monde à travers leurs yeux.
Quels sont les liens qui selon vous unissent la littérature, et plus particulièrement la poésie, à la science ?
Il existe un parallèle visible entre la créativité scientifique et poétique. Dans les deux domaines, il y a au préalable à la découverte une longue recherche d’une vérité insaisissable à partir d’une intuition initiale. Il n'est donc pas tout à fait surprenant que de nombreux·ses scientifiques aient écrit de la poésie et que les poètes aient joué avec la réalité inattendue des concepts mathématiques, physiques ou biologiques afin de créer leurs propres œuvres artistiques. Plusieurs ouvrages et témoignages suggèrent également que la poésie peut permettre aux scientifiques d'éclairer des relations cachées et de formuler de nouvelles idées sur la complexité du monde.
En sciences comme en littérature, la beauté est au cœur du processus créatif, elle semble guider vers la vérité et la justesse dans les domaines de l’art comme des sciences. De nombreuses avancées scientifiques ont ainsi été amenées par des considérations purement esthétiques, on peut penser ici à la découverte théorique du boson de Higgs 50 ans avant que l’on ne puisse enfin l’observer.
L’acte créateur et le voyage difficile et tortueux qui y mène sont également au cœur de la poésie comme des sciences. De nombreux témoignages de scientifiques et de mathématiciens nous permettent de découvrir comment se révèlent de nouvelles sciences.

Lecture de Claire Lommé. Extrait d'un livre paru aux éditions L'arbre de Dianecollection "La tortue de Zénon", 12 €, https://larbre-de-diane.myshopify.com

On peut penser ici à "Love & Math" de Edward Frenkel, l’impressionnant "Récoltes et semailles" d’Alexandre Grothendieck, aux travaux de la philosophe des sciences Mary Hesse, comme par exemple "Models and analogies in Science", et bien entendu de l’influent essai "La science et l'hypothèse" de Henri Poincaré. Toutes ces œuvres nous permettent de découvrir l’intimité du scientifique et sont à mettre en perspective avec les nombreux témoignages d’écrivains et poètes sur l’acte d’écrire.
Les relations avec la poésie sont d’autant plus claires quand on considère les mathématiques comme un langage. On peut penser à l'utilisation de symboles mathématiques pour représenter la réalité et la création de mots, parfois empruntés au langage courant pour représenter des objets mathématiques complexes, tels que l'anneau, l'arbre et le corps. On peut aussi considérer que la poésie, de par sa nature analogique, est un nouveau tiers-lieu3, un terreau pour exprimer dans le langage courant la complexité du monde mathématique et scientifique, un moyen de dire en mots l’insaisissable description mathématique du monde. A ce sujet, nous avons fait l’expérience de réunir le temps d'un soir, un·e scientifique et un·e auteur-e de littérature pour parler de science. Le ou la scientifique lançait la discussion en évoquant les résultats d'une de ses recherches, une théorie ou une équation qui lui tenait particulièrement à cœur. L'auteure invité·e s'appropriait les concepts et les questions avec sa propre sensibilité. En a découlé un livre hybride, « Géodésiques », avec 10 textes scientifiques et 10 créations littéraires illustré par une peintre-biologiste.
Pouvez-vous me parler des auteurs, et particulièrement des poètes, que vous avez publiés dans cette collection ? Sont-ils tous des scientifiques, et que cherchent-ils de manière générale, qu’est-ce qui motive leur démarche ?
Notre collection est hétérogène et publie à la fois des essais et des poèmes, des auteures scientifiques et littéraires.

Notre premier ouvrage a été un court essai du mathématicien Cédric Villani, intitulé « Les mathématiques sont la poésie des sciences », au titre emprunté au grand poète sénégalais Léopold Sédar Senghor, et qui explorait de manière ludique les nombreux parallèles entre mathématiques et poésie. Par la suite, nous avons publié des pièces de théâtre, des traductions originales d’œuvres anglophones, mais également des écrits poétiques. Nous avons également été particulièrement attentifs à donner la voix à des auteures, qui sont souvent sous-représentées, voire ignorées, dans ce type de domaines. A ce propos, je viens de terminer une création radiophonique intitulée "Comment regarder plus loin", qui explore les thèmes de la création, du cheminement, du langage en donnant la parole à des mathématiciennes contemporaines, et en imaginant des tranches de vie de scientifiques du passé. Des poèmes des poétesses Rebecca Elson, Claire Lejeune, Jeanne Benameur, Kitty Tsui et de Frédérique Soumagne se mêlent à des équations mathématiques de Leda Galué, Coralia Cartis, Sophie Germain et Emmy Noether.

Comment regarder plus loin, L'arbre de Diane, https://larbre-de-diane.myshopify.com

Pour en revenir à votre question, les motivations de nos auteures sont multiples, je pense. Dans “La lamentation d’un mathématicien” de Paul Lockhart, par exemple, l’auteur est un enseignant de mathématiques qui se désespère de la manière froide, mécanique, avec laquelle sa passion est enseignée à l’école. C’est un cri du cœur, tout en excès et en paraboles. Dans “L’en vert de nos corps”, on lit l’autrice Christine Van Acker dans un essai poétique sur la biologie des plantes. On y lit sa fascination pour les biologistes, les botanistes, mais également son rapport intime à la nature et à la terre.
Vous avez publié récemment Devant l’immense, poèmes de l’astrophysicienne et poétesse Rebecca Elson traduits par Sika Fakambi. Qu’est-ce qui particularise sa poétique, et comment la science motive-t-elle son écriture ?
J’ai découvert Rebecca Elson en 2019, suite à une discussion avec le professeur Michael Whitworth à Oxford, spécialiste des liens entre science et poésie au début du 20ème siècle. Et cela a été un coup de foudre, ou plutôt une comète, littéraire. Rebecca Elson était une astrophysicienne canadienne, qui a fait la majeure partie de sa carrière en Angleterre. Décédé à 39 ans, mon âge justement en 2019, son seul recueil de poésie est paru à titre posthume il y a tout juste 20 ans. Son travail de physicienne l'a emmenée à la frontière du visible et du mesurable, peut-être justement là où seule la poésie lui permettait de s’exprimer. Pour elle, la science était poésie, la poésie était la science. Ses courts poèmes font des déductions et spéculent, jouant du peu que, en somme, nous pouvons savoir de l'univers. Ils nous offrent une sublime méditation sur la vie, la mort, le cosmos et notre place en son sein.4

 

Rebecca Elson, Devant l'immense, L'arbre de Diane, collection La Tortue de Zénon, 15 €, https://larbre-de-diane.myshopify.com

Nous astronomes

Nous astronomes sommes nomades,
Marchands, gens du cirque,
La terre entière nous est chapiteau.

Nous sommes industrieux.
Suscitons les enthousiasmes,
Engageons notre responsabilité devant l’immense.

Mais l’univers s’est étendu au grand lointain.
Quelquefois, je le confesse,
L’éclat des astres m’est trop vif,

Et comme la lune
J’incline mon visage vers le sol,
Vers ce petit rien de terre où chaque pied se pose,

Avant qu’il ne se pose,
Et j’oublie de poser les questions,
Et simplement je compte les choses.

Pour une lecture de plusieurs de ses poèmes par la traductrice du recueil Sika Fakambi : https://remue.net/devant-l-immense-rebecca-elson-sika-fakambi-4-5

Le recueil s’ouvre avec un essai autobiographique, "De pierres en étoiles", qui nous révèle à quel point science et poésie s’entremêlaient depuis son plus jeune âge, mais nous dont également vivre les critiques de la communauté scientifique conventionnelle sur son travail poétique, et comment elle a vécu cette expérience dans un domaine de recherche dominé par les hommes. Selon ses propres mots, «de façon indéfinissable, c'était aliénant ».
Peut-on dire que la poésie rend compte de plus en plus de ce que les découvertes de la physique quantique nous apprennent, à savoir que tout est vibratoire, ou bien pouvons-nous considérer la poésie quelle que soit l’époque comme le vecteur le plus à même de nous permettre d’entrer dans cette autre perception du réel ?
A chaque révolution scientifique, la poésie et la littérature ont permis de construire un imaginaire collectif sur des idées scientifiques souvent obscures, contraires à l’intuition et élusives. Ces liens étroits entre la littérature et les sciences ont en particulier fait l’objet de plusieurs publications, durant la période 1890-1950, à une époque où les avancées de la physique (quantique ou relativiste) excitent les imaginations. Mais les récentes avancées en intelligence artificielle, et en apprentissage profond, relancent ces interactions aujourd’hui. Le statut épistémique de la poésie est alors défini par son pouvoir de relancer la création. La littérature diffuse des contenus scientifiques, aide à exprimer en mots communs et par analogies la complexité du monde. Mais la poésie pense surtout aux côtés, avec et pour les sciences.
Pour revenir à la physique quantique, l’un de nos ouvrages, "Aurore boréale" de Paul Pourveur, se déroule dans les coulisses du cinquième Conseil International Solvay, qui s’était tenu en 1927 à Bruxelles. Cette conférence joue un rôle important dans l'histoire des sciences de par la réunion d'une brochette des plus grands physiciens de leur temps, mais surtout par les échanges animés entre les représentants de ce qui deviendra l’« école de Copenhague» et d'autres physiciens, plus particulièrement Einstein, qui ne pouvaient pas se résigner à accepter les relations d'incertitude (Dieu ne joue pas aux dés).
« Aurore boréale » vient de recevoir en 2021 le prix triennal de littérature dramatique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et construit sa trame en imaginant les hommes (comme on peut le voir dans la photographie d’époque, tous des hommes, sauf Marie Curie) et les débats qui les animèrent derrière la grande scène.

Capsule de présentation de Paul Pourveur, Prix triennal de littérature dramatique en langue française de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour Aurore Boréale, L'arbre de Diane, collection La tortue de Zénon, 12 €, https://larbre-de-diane.myshopify.com

Notes

[1] https://www.larbredediane.be/

[2] Inspiré par le fameux paradoxe formulé par Zénon d’Élée, https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_d%27Achille_et_de_la_tortue

[3] Edward W. Soja, “Thirdspace” (Blackwell, 1996)

[4] https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/06/03/rebecca-elson-l-astrophysicienne-qui-rimait_6082620_1650684.html

Présentation de l’auteur




Julien Marcland, Heptaméron seule

Présentation de l’auteur




Alain Nouvel, Pas de rampe à la nuit ?

Pas de rampe à la nuit ? Le titre est interrogatif, comme pour nous faire imaginer qu’il y en ait une, justement. A quoi bon une telle rampe ? On s’y accrocherait peut-être, ce qui signifie que nous aurions une prise sur le monde, mais comment croire que nous ayons une telle prise lorsque tout, autour de nous, s’effrite ou s’effiloche… « tu écris tu pêches au filet / tu crois avoir le geste large / et ne ramènes presque rien » … alors ? Trouver refuge auprès des arbres ?

Il y a dans la poésie d’Alain Nouvel des trouvailles syntaxiques et des tournures bizarres, le mot « arbre » au féminin par exemple, car on étreint un arbre sans doute comme on étreint une femme, et la Terre est notre mère, qui a ces arbres pour enfants, autrement dit pour filles. Le monde des objets s’anime, la nature devient un corps vivant.

Mais pourquoi ces atomes, pourquoi ces neurones ? « des neurones d’amour viendront s’enraciner dans le creux de ta tête creuse », nous ignorons ce que sont les « neurones d’amour », et pourtant nous sentons tout à coup combien il se pourrait que de telles cellules rafraîchissent sans arrêt l’eau de nos têtes brûlantes afin de faire éclore des décharges amoureuses… Le fou devient foudre et peut-être réciproquement. Dans ces impressions et ces instantanés souvent apparaît un trou, le vide d’une angoisse, brûlant comme « un alcool sec ».

Si on trouve des noms propres dans cette poésie, ce sont ceux qui désignent des montagnes et plus particulièrement des montagnes du Sud, Ventoux, Obiou, Bure, Lure, Grand Ferrand, monuments qui servent de repères au poète parce qu’elles sont riches déjà d’une tradition poétique : Pétrarque n’a-t-il pas décrit sa propre ascension du Ventoux ?

Alain Nouvel, Pas de rampe à la nuit ?, Encres de Valérie Ghévart, La Centaurée, mars 2020.

Ces poèmes sont aussi des figures de dialogue où un « je » et un « tu » s’interpellent avant de se mêler et de se confondre comme dans l’amour. Qui est « tu » au début de ces textes ? C’est un interlocuteur (ou une interlocutrice) mystérieux, ou mystérieuse, on pourrait même croire qu’elle est le poète lui-même, mais non, puisque ce « tu » renvoie aussi au vent « qui pose des questions », est-ce donc un jeu du « je » contre « Nature » ? au terme duquel les deux s’unifieraient, car c’est le poète qui, finalement, est à la fois l’arbre et le locuteur fait d’humanité (discrète, dit-il).

La poésie d’Alain Nouvel est tourmentée, elle se confronte sans arrêt à notre condition, à la lourdeur de nos esprits, à l’obligation de mémoire qui nous rappelle sans fin le poids du présent… « J’envie les oiseaux sans mémoire ». Englués que nous sommes dans les limites du réel, nous ne pouvons que ressentir la soif, cette soif qu’aucun mot, aucune eau ne peut étancher, et on en apprend alors un peu plus sur ce « tu », qui serait cette soif elle-même. Jusqu’à ce qu’enfin, dans les derniers poèmes, contact soit pris avec un « tu » qui s’incarne : « si tu savais à quel point ça me touche de te toucher », et même alors, cette identification nous joue des tours, les « je t’aime » jetés ne deviendraient-ils pas des « je m’aime » ? L’autre n’est-il pas moi ? (« il boit du café, comme moi »). Le poète nous laisse dans l’indécision. Nous aurons toujours des moments de répit, où « tout devient douceur » et où « mes mains se nourrissent de toi » mais aussi des moments de douleur où nous souffrirons de solitude et de vertige face à nous-mêmes. Seule la nuit peut-être… seule la nuit peut-être nous calmera car elle comporte des rêves et que « le grand bateau du lit / porte plus loin nos deux sommeils ».

Présentation de l’auteur




Revue Festival Permanent des Mots, numéro 26, La Poésie Manifeste

La Poésie Manifeste

 

S’inscrivant dans une tradition qui brille autant par des écrits programmatiques que par des éclats spontanés, de La Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay aux manifestes dadaïstes, surréalistes, et autres, jusqu’au tout personnel Manifeste de la poésie vécue d’Alain Jouffroy auquel le titre du numéro 26 de la revue virtuelle des Éditions Tarmac, Festival Permanent des Mots, créée par Jean-Claude Goiri, « La Poésie Manifeste », semble se référer, moins par déférence, que pour réhabiliter le plaisir du texte comme prélude à une poétique incarnée tant dans la chair du poème que dans le vif de la vie, selon le vœu initial de l’aîné de vivre cette dernière comme un mode de relation à soi, aux autres, au monde, au cœur des existences : « Un manifeste écrit au temps de la pseudo-« fin des manifestes » pour transgresser l’esprit du temps, coïncider avec l’espace réel, celui où la poésie, avant de s’écrire, est un défi du corps à toutes les formes de manipulation de la pensée. Le contact direct avec l’extérieur absolu – le satori comme praxis du regard -, la poésie vécue comme être-au-monde. »

C’est tout le kaléidoscope de ces croisements de regards, de ces relations entre les mots et les choses, les choses et le monde, fort de la diversité des plumes invitées à déployer leur rapport littéraire au réel, en autant de réalités palpables de cette expression multiple que les signataires de ce Manifeste au Pluriel, dans la rencontre, l’échange et le partage, donnent à lire, réfléchir, sentir, sans chef de file et sans doxa préétablie, ce qui fait toute la richesse de cette proposition moins d’écrits théoriques, derrière le titre évocateur de l’ensemble, que dans les nuances singulières et à travers les portes sensorielles où c’est la poésie même qui ainsi se manifeste… Le sens de la formule aphoristique de Sandrine Davin en forme un des exemples les plus probants, illustrant comment en quelques mots se dessinent les racines de la parole entre ciel et terre : « Sous un ciel à l’agonie / La nuit trouée d’étoiles / Bâillonne mes pupilles / ... / Apprendre la langue de la terre / Et respirer le même silence / Là où la pierre prend corps / Là où les chairs rident le temps / ... / Entre ciel et terre / Les paroles s’enracinent »

Témoin des épreuves au fil du hasard, le poème Alea de Fabrice Farre déploie, quant à lui, en trois temps, ses paragraphes de prose méditative comme autant d’énigmes aléatoires, celle de l’appel à l’aide d’un rescapé : « 1 L’amour entre chez le rescapé sans boussole. Au sud, l’aiguille s’emballe, cherchant un nord revenu de vaines certitudes. […]

Festival Permanent des Mots n°26, https://fr.calameo.com/read/004626323279c2c0bf082

La fin, inévitable, s’émousse contre le récif droit de la vie. L’équilibre menacé révèle le tout premier matin autour de la main tendue. », celle également d’un visage témoin de l’ineffable du destin : « 2 Tu me peins le visage, il ne manque que les plumes tout autour. Sous ta main de glaise je prends conscience de moi, apercevant alors, dans le regard d’or du destin, le silex de mes os. », celle enfin de la vision d’un jardin où se fredonne pourtant un air presque frondeur : « 3 On ne voit tomber dans le jardin que le blanc animé. […] Pourtant l’air chante »

Véritable ostinato du langage par ailleurs, le ressassement obstiné de la parole en quête de véridicité du long texte de Carole Carcillo Mesrobian, paru en octobre 2021, aux éditions Unicité, nihIL, est partagé dans la revue selon des extraits choisis dont la présentation annonce toute la portée de l’indicible : « Il ne dit rien, car il n’y a rien, absolument rien à énoncer d’autre que l’abondance sonore d’un silence accompli dans l’oubli de la parole, nihIL. » Dès lors, l’anaphore locutrice de ce (nih)IL, qui n’est pas sans évoquer la « disparition élocutoire du poète » visée par la plume mallarméenne, se développe de phrases en phrases, comme le chant têtu d’un champ des possibles sans cesse labouré pour ne signifier rien, si ce n’est nihIL, autre signe manifeste, à travers ces diverses manifestations d’écriture en autant de trouées du dire, des potentialités de « La Poésie Manifeste », ce beau numéro 26 !