Bilal Moullan, Noyé et autres poèmes

J'ai marché jusqu'au bord de la mer, là où la
rivière, glacée par la plage de galet, se déverse
dans un torrent doux-salé.
J'ai cru qu'à l'embouchure tout prendrait un
sens. Dieu, l'univers. Et même toi. Je me suis
allongé dans le lit de la rivière, le roulis des
vagues me berçait en s'écrasant à mes pieds...
Et j'ai regardé le ciel en attendant la fin du monde.
Un pêcheur a sorti un poisson de l'eau. Plus
loin, un rire a percé le ronronnement des
vagues. Une femme a posé sa tête sur l'épaule
de son partenaire. Et moi ? Et moi je ne me suis
même pas noyé.
J'ai  fini par regarder en arrière. J'étais loin.
J'aurais voulu mourir ici. Me noyer sans le faire
exprès. Qu'on me pleure, qu'on se rappelle de
moi comme de celui qui était si brave, si triste,
qui a tout essayé. Avant d'aller tout gâcher.
Et j'ai rebrousé chemin. Sain et sauf, juste
mouillé. La rivière n'a rien gardé de moi. Ni
l'empreinte de mes pas, ni ma pisse, ni les galets
que  j'ai ricoché. La mer avait tout emporté. La
vie  reprenait son cours.

Papillons de nuit

on s'est réveillé
en défaisant les plis
du matin
ceux qui ont fait les ombres
de la nuit

la tresse enroulée de nos corps
enjambés dans les draps
de mes bras

les entrelacs de nos cils
où dorment encore
des restes de noir

un battement
et s'envolent
les derniers papillons de nuit

 

Le paravent

Son regard se perdait
au-délà du paravent.

Discrètement, je le contournais pour voir ce qu'elle scrutait ainsi. Rien.
Rien de visible. Pas pour moi. Elle regardait le bois.
A travers le bois.
L'autre versant du paravent,
celui où l'on met de côté les choses invisibles à soi-même
qui réaparaissent de temps en temps
dans les regards absents.

Ses yeux étaient rivés à l'intérieur.

Parfois ils tressaillaient de droite à gauche
comme si elle commandait de cet imperceptible mouvement des ordres à des objets secrets.

 

Aux jours meilleurs

quel est le prix
de ces sourires charnus
bouffis
qui déforment tes traits
ravagent ton visage
du poids du bonheur

il pèse sur toi quand tu ris

comme l'amant passager
qui a servi à  noyer
la solitude

personne ne voit
les cicatrices
que laissent les sacrifices
offerts aux jours meilleurs
et le rire que tu portes
comme un creux

 

Tout brûler

je crois qu'il faudra tout brûler
mon amour
tout
pas seulement les téléphones la télé le canapé
tout
la maison la voiture
les papiers surtout
je crois qu'il faut tout brûler mon amour
tout
on dira aux enfants que  c'est un jeu
on dansera
je ne sais pas
on leur dira que c'est pour Dieu
un feu de joie
ils nous en voudront pas
il faut  tout brûler mon amour
sinon on vieillira
le cul bordé par la télé
à soutenir les discours de ceux qui font tout
pour empêcher que les autres aient
ce qu'on n'a jamais su prendre
on peut tout recommencer
se réinventer
mais il faut tout brûler mon amour
tout

 

Présentation de l’auteur




La Confiance dans la décohérence — poésie et physique quantique

présentation et traduction : Marilyne Bertoncini

Dans un essai dont je propose ici une version résumée ( la version originale complète, avec les notes et renvois, peut être consultée sur le site Jacket) , le poète, artiste , essayiste  britannique Allen Fisher, à partir d'un tour d'horizon des liens entre poésie et théorises scientifiques contemporaines, explicite sa  position éthique d'écriture par rapport aux sciences actuelles, dans ce qui est un « art poétique » de la décohérence, qu'illustre toute la production artistique du poète, dont nous republions un poème confié en 2014 à Recours au Poème, ainsi que le vistuose extrait de Black Bottom, dont on peut lire la version anglaise sur le site lyrik line

Après avoir retracé depuis Platon, et à travers divers exemples de l'histoire littéraire anglo-saxonne,  l’évolution des  liens entre science et poésie, il déclare que  nombre de contemporains (et de poètes)  éblouis par des vocabulaires spécialisés  spécifiques issus du  monde industriel, commercial, ou militaire... ont provoqué, en raison de l'utilisation restreinte et figurative du langage, une aspiration collective à la cohérence.

« Or,  écrit-il, la poésie est en grande contradiction avec ces attentes, à la fois en ce qui concerne la logique,  la cohérence, et l’utilisation du vocabulaire, ce qui a conduit à une « confiance dans la décohérence » - une confiance que la poésie, à son niveau de plus grande efficacité, ne peut pas suivre la logique, telle qu’elle est diversement perpétuée dans la pensée commune et paternaliste, et ne peut pas aspirer à la cohérence, comme cela est également prescrit. La poésie a particulièrement besoin de faire des propositions ou d'avoir des aspirations dans notre époque de baisse de niveau extensive et d’exploitation du modernisme avec immense variété de moteurs matérialistes et fascistes.

En février 2007, sur  Nature, hebdomadaire scientifique international, un groupe de physiciens, soutenu par l'armée américaine, l'université de Yale et le marché, proposait de résoudre la question des états du nombre de photons dans un circuit supraconducteur. Ils comptaient faire la distinction entre les champs cohérents et thermiques (deux ordres de vocabulaire apparemment différents) pour  créer un analyseur de statistiques de photons qui générerait des états non classiques de la lumière réalisant une logique du bit-photon quantique par supraconductivité, la base d'un bus ((1-bus - Ensemble des conducteurs mettant en communication les différents composants d'un ordinateur)) logique pour un ordinateur quantique. »

L'article de Nature souligne donc un dilemme. La poésie et l'engagement avec un public, tout comme la science avec son propre public, offrent une discordance significative, potentiellement créée par un aveuglement naïf, ou plus souvent encore, par la tromperie volontaire.

Volume 7 Issue 2, February 2007

Les prémisses de cette discordance découlent d'une série d'incapacités et d'inaptitudes nécessaires aux fragilités qui sous-tendent les vulnérabilités. Elles contribuent à la pensée intelligible, et sont à la base esthétique et éthique de toute pratique poétique et scientifique écrite. Il s'agit d'un dilemme nécessaire en termes conceptuels et historiques, face aux propositions occidentales de logique et  aux aspirations modernistes à la cohérence. (…)

Depuis l'Antiquité, la pensée occidentale a débattu des difficultés entre la perception directe et les informations dérivées des machines, entre les démonstrations de la vérité et la présomption ou la spéculation informée. Platon, penseur précurseur des exigences de la pensée logique et de la vérité, fournit un certain nombre d'exemples significatifs. Sa description de la façon dont fonctionnent les poètes dans son Apologie indique immédiatement la difficulté proposée . "Après les politiciens, je me suis adressé aux poètes, aux auteurs de tragédies, de dithyrambes et autres, avec l'intention de me surprendre à être plus ignorant qu'eux. Je choisis donc les poèmes avec lesquels ils semblaient avoir pris le plus de peine et je leur demandai ce qu'ils voulaient dire, afin de pouvoir, à la fin ,apprendre d'eux quelque chose. J'ai honte à dire la vérité, mais je le dois. Presque tous les auditeurs auraient pu expliquer les poèmes mieux que leurs auteurs. Je me suis vite rendu compte que les poètes ne composent pas leurs poèmes à partir d’ un savoir,  mais grâce à un talent inné et leur inspiration, comme les voyants et les prophètes qui disent aussi beaucoup de belles choses sans comprendre ce qu'ils disent. Les poètes me semblaient avoir fait une expérience similaire. En même temps, je voyais qu'à cause de leur poésie, ils se croyaient très sages à d'autres égards... "

Les poètes sont encore critiqués sur ce point dans le livre X de La République ; "toute la poésie, depuis Homère, consiste à représenter une imitation de son sujet, quel qu'il soit, sans saisir la réalité. Nous parlions tout à l'heure du peintre qui peut produire ce qui ressemble à un cordonnier pour le spectateur qui, lui-même ignorant tout de la cordonnerie, ne juge que par la forme et la couleur. De même, le poète, qui ne sait que représenter les apparences, peut peindre en paroles l'image de n'importe quel artisan de manière à impressionner un public également ignorant et qui ne juge que la forme de l'expression ; le charme inhérent au mètre, au rythme et à la mise en musique suffit à lui faire croire qu'on a tenu un discours admirable sur la tactique militaire, la cordonnerie ou tout autre sujet technique. Dépouillez le propos du poète de sa coloration poétique et vous verrez ce que cela donne en prose simple. »

Allen Fisher, afin de préciser sa position, poursuit en évoquant divers points de vue confortant ou contestant l'opinion du philosophe grec : il cite ainsi Eric Havelock, spécialiste britannique de l'antiquité grecque dont la préface explique  que Platon " commence par caractériser l'effet de la poésie comme une "mutilation de l'esprit". Il s'agit d'une sorte de maladie, pour laquelle il faut acquérir un antidote. Cet antidote doit consister en la connaissance "de ce que sont réellement les choses". En bref, la poésie est une espèce de poison mental, elle est l'ennemi de la vérité... " -  et sur cette base de vérité, les poètes pourraient aussi bien perpétuer la tromperie. La cible de Platon semble être précisément l'expérience poétique en tant que telle. C'est une expérience que nous qualifierions d'esthétique. Pour lui, il s'agit d'une sorte de poison psychique.

Il évoque  ensuite Charles Stein qui précise le débat  à partir de son étude de la poésie de Charles Olson (1910-1970)  en expliquant les liens de sa poétique de juxtaposition syntaxique avec les nouvelles théories de la relativité: Platon a banni les poètes " parce que leurs moyens de discours entravaient le développement des pouvoirs abstraits que Platon s'efforçait d'entretenir ". Olson veut rétablir les poètes ", c'est-à-dire leur donner un langage commun, " mais il lui faut d'abord pour les comprendre réacquérir  certaines habitudes de langage et de pensée que la révolution platonicienne a fait perdre ".Stein poursuit : " Olson insiste sans relâche sur les théories linguistiques concrètes : des théories qui mettent l'accent sur la primauté des sons des mots, des mots d'action et de la nominalisation, par rapport à l'utilisation de la langue, sur la subordination et les relations grammaticales abstraites. Dans son livre "Grammar-a book" Olson cite des passages du livre Language d'Edward Sapir, selon lesquels " l'ordre des mots et l'accentuation " sont " les méthodes primaires d'expression de toutes les relations syntaxiques " et que la " valeur relationnelle de mots et d'éléments spécifiques " n'est " qu'une condition secondaire due au transfert des valeurs. " ...

La théorie radicalement concrétiste de Sapir sur la grammaire va de pair avec la "parataxe" de Havelock en fournissant à Olson des concepts linguistiques grâce auxquels il peut justifier l'accent mis sur les aspects les plus concrets du langage au détriment de la syntaxe.

La pratique d'une "syntaxe par apposition" est liée pour Olson à sa compréhension du "changement" de perspective cosmologique opéré par la théorie de la relativité et l'institution du continuum espace/temps comme contexte des événements de la réalité. Dans (The) Special View of History, Olson souligne : « La coïncidence et la proximité, parce que le continuum espace-temps est connu, deviennent les déterminants du hasard et de l'accident et rendent possible le succès créatif....

L'accent mis sur l'inclinaison de la finalité et du hasard, de l'accident et de la nécessité, de la forme et du chaos, comme étant à l'intérieur du processus actuel, est la justification cosmologique du "concrétisme" d'Olson, son insistance pour que les mots soient traités comme des objets solides, et les poèmes comme des champs de force....»

Theodor Adorno lie la cohérence défaillante du modernisme à ce qu'il identifie comme l’apparence du sens. Tout l'art moderne après l'impressionnisme, y compris probablement les manifestations radicales de l'expressionnisme, a abjuré l'apparence d'un continuum fondé sur l'unité de l'expérience subjective, dans le "courant de l'expérience vécue". L'enchevêtrement, le mélange organique, est coupé, et détruite la croyance qu'une chose se fond entièrement avec l'autre, à moins que l'enchevêtrement devienne si dense et complexe qu'il obscurcisse complètement le sens. À cela s'ajoute le principe esthétique de la construction, la primauté brutale d'un ensemble planifié sur les détails et leur interconnexion dans la microstructure ; en termes de cette microstructure, tout l'art moderne peut être appelé « montage ». Ce qui est intégré est comprimé par l'autorité subordonnée du tout, de sorte que la totalité contraint la cohérence défaillante des parties et affirme ainsi à nouveau le semblant de sens.

Même Michel Foucault préfère rétablir le statut de la cohérence lorsqu'il écrit : " Nous ne sommes plus dans la vérité mais dans la cohérence des discours, nous ne sommes plus dans la beauté, mais dans les relations complexes des formes ". Le meilleur moyen de comprendre ce que j'appellerais " un modèle de connectivité " est de mettre en question l'identité. Foucault écrit : "Il s'agit maintenant de savoir comment un individu, un nom, peuvent être le support d'un élément ou d'un groupe d'éléments qui, s'intégrant dans la cohérence des discours ou dans le réseau indéfini des formes, efface, ou du moins rend vacant et inutile ce nom, cette individualité dont il porte la marque pour un certain temps et à certains égards. Nous devons conquérir l'anonymat, prouver que nous sommes justifiés d'avoir l'énorme présomption de devenir un jour anonymes, un peu comme les penseurs classiques devaient justifier l'énorme présomption d'avoir trouvé la vérité, et d'y avoir attaché leur nom. Autrefois, le problème de celui qui écrivait était de s'extraire de l'anonymat de tous ; à notre époque, c'est de parvenir à effacer son nom propre et à loger sa voix dans ce grand vacarme des discours qui sont prononcés. "

Allen Fisher, from proceeds in the garden, 10, 11 and 12, after Dante’s Paradiso

 

Julia Kristeva  de son côté offre une sorte de contre-vue lorsqu'elle écrit à propos de Hannah Arendt : "Ayant [...]reconnu la déconnexion entre l'histoire en acte et l'histoire racontée, Arendt ne croit pas que la caractéristique essentielle de la narration puisse être trouvée dans la fabrication d'une cohérence au sein de la narration ou dans l'art de former un récit, ce qu'elle confirme par la suite, « Si nous nous laissons trop emporter par la cohérence d'une intrigue, nous oublions que le but principal de l'intrigue est de révéler, » et  « Cela ne peut manifester ce processus logique essentiel que s'il devient lui-même action.(...) »

Le désir personnel et l'affirmation publique, en particulier lorsqu'il s'agit de promouvoir une série d'activités morales, amènent les poètes à envisager toute une série de réponses allant de l'implication engagée à la fuite. Ce dont la poésie est capable à travers une recherche poétique, délibérée et détaillée, de la forme poétique et de la variété des vocabulaires utilisés, laisse souvent la meilleure poésie incapable de répondre à la demande générale d'une expression continue et linéaire, la demande de significations complètes.

Le sujet est trop vaste pour être totalement traité et l'article le démontrera par son approche confiante de son manque de solutions et de toute proposition de compréhension complète » écrit Allen Fisher, qui fait ensuite appel au mathématicien Alan Turing : celui-ci a prouvé "l'existence de problèmes mathématiques qui ne peuvent être résolus par la machine de Turing universelle" ainsi que  de problèmes mathématiques qui ne peuvent être résolus par aucune méthode systématique - en d'autres termes, qui ne peuvent être résolus par aucun algorithme :
"L'argument de '
Solvable and Unsolvable Problems' illustre pourquoi le besoin d'intuition ne peut pas toujours être éliminé en faveur de règles formelles. Turing, dans la conclusion de son essai, écrit : "Les résultats qui ont été décrits dans cet article sont principalement de nature négative, fixant certaines limites à ce que nous pouvons espérer atteindre par le seul raisonnement. Ces résultats, ainsi que d'autres résultats de la logique mathématique, peuvent être considérés comme allant dans le sens d'une démonstration, au sein des mathématiques elles-mêmes, de l'inadéquation de la "raison" non soutenue par le bon sens ".

L'auteur évoque ensuite son ouvrage sur la littérature et l'art en Amérique après 1950 dont l'introduction a donné naissance au texte iDamage, qui commence ainsi : "En un sens, c'est un sujet dépassé, car  on considérait déjà naguère que c'était un dilemme entre mélancolie et espoir, ou bien on pensait que les cultures occidentales ne survivraient jamais au prochain millénaire. "...

Une partie de la  thèse pourrait impliquer les élaborations extensives des idées de Francis Bacon, Aby Warburg et  Jean Baudrillard sur la simulation et le sentiment  d'hyperréalité de ce dernier. iDamage note : " Cela se juxtapose à la reconnaissance qu'un engagement avec les exigences proprioceptives de l'empathie pourrait être miné par la méthodologie d'assemblage. Cependant, plutôt qu'un inconvénient, il s'agit d'un résultat nécessaire ; l'idée que les préoccupations méthodologiques devraient conduire à une focalisation singulière serait une démonstration de dégâts qui mineraient la pensée sensible en promouvant de faux cadres de vérité, encouragés par un vision populaire sommaire et une alchimie de raccourcis rappelant les compétences sociales du show Celebrity Farm et les informations télévisées nationales.

Shamoon_Zamir (Auteur) Allen Fisher (Auteur) Paige Mitchell Pierre Joris (Préface) Aesthetic Function, Facture, and Perception in Art and Writing since 1950 Paru en novembre 2016  (ebook (ePub) en anglais

Une partie de la  thèse pourrait impliquer les élaborations extensives des idées de Francis Bacon, Aby Warburg et  Jean Baudrillard sur la simulation et le sentiment  d'hyperréalité de ce dernier. iDamage note : " Cela se juxtapose à la reconnaissance qu'un engagement avec les exigences proprioceptives de l'empathie pourrait être miné par la méthodologie d'assemblage. Cependant, plutôt qu'un inconvénient, il s'agit d'un résultat nécessaire ; l'idée que les préoccupations méthodologiques devraient conduire à une focalisation singulière serait une démonstration de dégâts qui mineraient la pensée sensible en promouvant de faux cadres de vérité, encouragés par un vision populaire sommaire et une alchimie de raccourcis rappelant les compétences sociales du show Celebrity Farm et les informations télévisées nationales.

"La cassure peut être considérée comme un processus nécessaire et positif. Une métonymie de civilisation brisée ou de devoir social détérioré n'est pas nécessairement volontaire. La forme initiale dérive de la rupture directe de la recherche. Le produit final est une conséquence de la rupture impliquée, en particulier dans le post-collage et dans la poétique transformationnelle, où la forme du texte a été rendue possible grâce à une série de transformations. Au niveau des mots du texte, par exemple, des transformations peuvent être utilisées pour créer des liens entre les mots, des modèles de connexion, par l'utilisation de sons (rimes), de sens comparables (rhétorique), de discussions ou de perturbations du sens (poétique) et de collages imparfaits (que l'on retrouve dans la plupart des genres, y compris la poésie, la peinture et la comédie). Le produit fini a donc subi une série de ruptures et de  transformations. Parfois, cette série implique une modification, une rupture planifiée et une réparation fortuite, parfois l'œuvre utilise une perturbation collagique de l'espace-temps, et souvent le collage de différentes parties simule la continuité. Dans le post-collage, une œuvre visuelle peut subir une nouvelle présentation et se transformer en une nouvelle image. La forme de  iDamage, Introduction to Assemblage and Empathy, a book in progress, fait appel à des processus conservateurs apparemment cohérents et parfois rhizomiques, souvent arbitrairement isolés de la constellation mobile de spins que l'œuvre propose et (parfois) réfute par cette discussion".

L'auteur poursuit et met en parallèle une analyse de l'oeuvre de Yeats, et la thèse de Jim Baggot, du département de physique de Seattle, sur le déplacement des ondes lumineuses et leurs dépendances spatio-temporelles « de plus en plus "désalignées" : en des points spécifiques de l'espace-temps, le pic n'est plus aligné avec le pic, le creux n'est plus aligné avec le creux. Il en résulte une interférence destructive et une perte de cohérence de la lumière. En clair, nous obtenons des interférences constructives et une cohérence maximale des trajets lumineux qui ne diffèrent pas de manière significative en termes de distance et donc de temps. Le mystère est maintenant résolu. Lorsque la lumière voyage à travers un seul milieu (comme l'air), les trajectoires de la lumière qui ne diffèrent pas de manière significative en termes de distance et de temps sont toutes regroupées autour du chemin le plus court, en ligne droite, de la source à la destination, qui est aussi le chemin le moins long.' » et plus loin, "le pragmatisme et l'instrumentalisme typiques de la jeune génération de théoriciens impliqués dans le développement initial de la théorie (quantique), comme Heisenberg, Dirac et von Neumann, exigeaient un cadre mathématique cohérent qui fonctionne. Pour ces physiciens, il importait peu que la signification profonde des concepts de la théorie semble être de plus en plus déconnectée de la réalité que la théorie tentait de décrire ... " qui commence ainsi à s'apparenter à la poésie dans le langage commun.

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Allen Fisher tire également des exemples  sur les fondements de l'incertitude dans l'étude de l'hydrologie par Gordan MacKerron, les théories mathématiques (Felix Klein Mario Livio, et Evariste Galois) et l'interprétation de la mécanique quantique, où «  certainement le problème des interférences macroscopiques, que semblent prédire une théorie linéaire et en pratique et qui ne sont  jamais observées, au point même qu'elles paraitraient absurdes si nous les voyions. La réflexion sur ce problème a conduit à l'idée de la décohérence, qui est certainement la découverte la plus importante de l'interprétation moderne …  "Lorsqu'une histoire comprend un phénomène marqué par la décohérence, il ne peut y avoir de cohérence pour une propriété ultérieure qui contredirait ce phénomène ou ses conséquences. On ne peut pas logiquement le nier. Il donne lieu à un enregistrement indélébile qui conserve ses conséquences, même s'il est effacé ou se dissipe. Il reste présent dans les détails internes des fonctions d'onde, la décohérence interdisant la cohérence de sa négation. Toute histoire qui tenterait de la nier (ou tenterait de nier ses conséquences ultérieures) violerait nécessairement les conditions de cohérence, et donc les règles, de la logique.

Nous sommes parvenus à l'ère  du " passage d'un monde structuré par des frontières et des enceintes à un monde de plus en plus dominé, à toutes les échelles, par des connexions, des réseaux et des flux...". Aujourd'hui, le réseau, plutôt que l'enceinte, apparaît comme l'objet désiré et contesté : le double domine désormais. L'extension et l'enchevêtrement l'emportent sur la clôture et l'autonomie " Pour exagérer ce problème, Vlatko Vedral a noté que la connectivité dans les phénomènes naturels peut en fait être mieux que parfaite. On s'en est rendu compte pour la première fois lorsque les physiciens ont essayé de déduire les lois qui régissent le comportement des petits objets... dans l'étude de la physique quantique. .... Les électrons sont comme de petites toupies, chacun tourne à sa façon, en fonction des circonstances extérieures. (…)

La connectivité est devenue la caractéristique déterminante de notre condition urbaine du XXIe siècle. « Mais nous avons besoin d'une imperfection planifiée, pas d'une correspondance exacte, ...l e réseau ultime fonctionnera par les moyens quantiques et magiques de la physique quantique..." ... Une solution consiste à introduire une non-linéarité effective par des mesures résultant d'opérations de portes probabilistes. Dans le calcul quantique à sens unique, l'erreur de mesure quantique aléatoire peut être surmontée en appliquant une technique de rétroaction, de sorte que la base des mesures futures dépende des résultats des mesures précédentes. ... Le calcul quantique à sens unique est basé sur des états multiparticulaires hautement intriqués, appelés "états groupés", qui constituent une ressource pour le calcul quantique universel. L'intrication établie entre des systèmes quantiques situés à différents endroits permet la communication privée et la téléportation quantique, et facilite le traitement quantique de l'information. L'intrication distribuée est établie en préparant une paire de particules quantiques intriquées à un endroit et en transportant un membre de la paire à un autre endroit. Cependant, la décohérence pendant le transport réduit la qualité (fidélité) de l'intrication. Un protocole de "purification" de l'intrication a été proposé afin d'améliorer la fidélité après le transport.'Cependant, les "probabilités de réussite n'étaient (que) supérieures à 35 %"."L'architecture multisegmentée de piège utilisée ici devrait permettre de distribuer les particules intriquées à des endroits distincts afin d'explorer des protocoles répétitifs dans de futures expériences.'

Pour Leavis, il est "évident" que nous voyons (dans l'ode de Keats "To Autumn") les arbres noueux et robustes avec leurs enchevêtrements de feuilles très chargées, bien que le poème n'en dise rien. De son côté,le physicien Roland Omnès, dans  Comprendre la mécanique quantique, clarifie la condition et la laisse en suspens lorsqu'il note que "l'état enchevêtré est une superposition quantique de deux systèmes physiques distincts. (Ainsi un état de deux réalités dans un collage.) C'est une situation très fréquente car tout système composite dont la fonction d'onde n'est pas simplement un produit des fonctions d'onde de ses composants est enchevêtré.' (Métaphoriquement, la relation entre la cognition et l'esthétique.

Read and filmed by Prof. Alan Macfarlane

John S. Bell a été plus concis dans son article de 1986 : il y a "des contreparties mathématiques dans la théorie à des événements réels à des endroits et des moments définis dans le monde réel (par opposition aux nombreuses constructions purement mathématiques qui se produisent dans l'élaboration des théories physiques, par opposition aux choses qui peuvent être réelles mais non localisées, et par opposition aux "observables" d'autres formulations de la mécanique quantique, pour lesquelles nous n'avons aucune utilité ici). Un morceau de matière est donc une galaxie de tels événements. En tant que parallélisme psychophysique schématique, nous pouvons supposer que notre expérience personnelle est plus ou moins directement constituée d'événements dans des morceaux de matière particuliers, nos cerveaux, lesquels événements sont à leur tour corrélés avec des événements dans nos corps dans leur ensemble, et ceux-ci à leur tour avec des événements dans le monde extérieur où, comme le note Karl Popper, "toutes les mesures de l'élan reviennent à des mesures de la position". John S. Bell écrit : "... l'observation, même lorsque l'on fait la moyenne de tous les résultats possibles, est une interférence dynamique avec le système qui peut modifier les statistiques des mesures ultérieures.... ainsi que la croyance que les instruments ne sont après tout rien d'autre que de grands instruments de mesure.

La formulation quantique est construite sur un ensemble de quatre postulats, ainsi que sur la relation de commutation position-momentum, les propriétés de convergence de l'espace de Hilbert et le théorème d'expansion. Le dernier ingrédient restant à considérer est également l'un des plus déroutants. Il s'agit du traitement mathématique de l'indiscernabilité..... Les pommes sont distinctes parce qu'elles occupent des régions de l'espace sensiblement différentes... Le fait est que les électrons, comme toutes les particules d'onde quantique, sont indiscernables. ... L'indiscernabilité est une propriété des particules quantiques qui est intrinsèquement liée à leur nature onde-particule, tout comme leur relation de commutation position-impulsion et le principe d'incertitude de Heisenberg. Tous ces problèmes sont un seul problème.

En tant que poètes écrivant après la fin de l'histoire, nous n'avons peut-être aucun problème à comprendre les déclarations de William Mitchell (dans Me ++ The Cyborg Self and the Networked City), selon lesquelles « le monde numérique est logiquement, spatialement et temporellement discontinu » et « les discontinuités produites par les réseaux résultent de la recherche de l'efficacité, de la sûreté et de la sécurité. » Cela ne convient pas lorsqu'il écrit que « si vous voulez construire des structures complexes », vraisemblablement comme des poèmes peuvent l'être, il ne sert à rien d'essayer de « minimiser les erreurs et de corriger automatiquement les erreurs lorsqu'elles se produisent. » Les widgets à l'échelle nanométrique cliquent directement sur le quantum mécanique; c'est un monde d'écume, d'interférence, de déséquilibre, d'incertitude et de confiance.

Exposés sur la décohérence
Video. Olivier Brossard © Allen Fisher, Kent in Paris, UPEM, double change, Olivier Brossard, 2018.

Bernard Williams interroge  : « Les notions de vérité et de véracité peuvent-elles être intellectuellement stabilisées, de telle sorte que ce que nous comprenons de la vérité et nos chances d'y parvenir puissent être mis en adéquation avec notre besoin de véracité ? »
De fait,  la poésie peut-elle  « s'adapter » à notre besoin de langage commun  lorsque « la Vérité en tant qu'idéal conserve son pouvoir... » Car n'y a aucun pouvoir sans violence (ou dégradation) , ce qui ne permet pas l'éclosion d'une esthétique efficace.




Ara Alexandre Shishmanian, Cinq haillons pour traverser le Styx, Fünf fetzen um den Styx zu überqueren

Poèmes du cycle inédit « Haillons » en version bilingue française-allemande.

Traduction du roumain en français : Dana Shishmanian.

Traduction du français en allemand : Eva-Maria Berg

 

qui es-tu

qui es-tu moi étrange

une pesanteur confuse colle le feu aux murs

le gardien de l’éternité veille au morcellement inéluctable des secondes

et les remplit de mutismes

les couvre de sons morts – de neigées d’amnésie

qui es-tu moi étranger – dans l’exile entre deux secondes

aussi profond que l’exile de nuit

aussi nocturne que la fissure où je risque de me perdre – en m’abandonnant

aussi odieux que l’avenir qui crache de ses empreintes

les avalanches ténébreuses des soleils

 

wer bist du

wer bist du ich fremd

eine verwirrende schwere heftet das feuer an die wände                             

der hüter der ewigkeit wacht über die unvermeidliche zerstückelung der sekunden

und füllt sie mit stillschweigen

bedeckt sie mit abgestorbenen tönen – aus verschneiter amnesie

wer bist du ich fremder – im exil zwischen zwei sekunden

so abgrundtief wie das exil der nacht

so nächtlich wie die spalte in der ich mich zu verlieren drohe – wenn ich mich aufgebe

so abscheulich wie die zukunft die aus ihrem gepräge                     

die finsteren lawinen der sonnen ausspeit                 

 

∗∗∗

un morceau d’absence

un morceau d’absence vis-à-vis

vis-à-vis de quoi – de rien

il se regarde de vis-à-vis –

blanc peut-être – noir peut-être

vis-à-vis – un morceau de lune

la lune est toujours vis-à-vis

on dirait une pâleur oubliée par un ange anxieux

l’absence arrive en dernier

oui, l’absence est le rayon laissé derrière

tel un chat au seuil de l’évanescence

la lune se dissout dans un tsunami de rais

le monde se dissout dans un tsunami d’absences

vis-à-vis persiste pourtant

vis-à-vis

 

ein stück abwesenheit

ein stück abwesenheit gegenüber

gegenüber wovon – von nichts

er betrachtet sich von gegenüber

weiß vielleicht – schwarz vielleicht

gegenüber – ein stück vom mond

der mond ist immer gegenüber

wie eine blässe die ein ängstlicher engel vergessen hat

die abwesenheit kommt zuletzt

ja, die abwesenheit ist der zurückgelassene lichtschimmer  

gleich einer katze an der schwelle der vergänglichkeit

der mond löst sich in einem tsunami von strahlen auf

die welt löst sich in einem tsunami von abwesenheiten auf

das gegenüber besteht dennoch fort

gegenüber

 

∗∗∗

ramassé en noir

ramassé en noir

tel un amas de pierres d’ombre

je cherche dans mon absence des pierres d’ombre –

et je trouve toute une carrière

j’avance dans le tunnel et je cueille des murs par pans entiers

j’agrandis l’amas derrière

l’amas d’ombres noires et de fantômes blancs

un amas étrange – hanté par des lettres

comme si je m’avançais parmi les rideaux obscurs d’aucun spectacle

une obscurité qui se retire et persiste

attend et disparaît

personne ne m’attend – personne seul m’attend au-delà des rideaux

au-delà de la fenêtre

suspendu devant la vitre absente

 

aufgesammelt in schwarz

aufgesammelt in schwarz

wie einen haufen von schatten-steinen

ich suche in meiner abwesenheit nach schatten-steinen -

und ich finde einen ganzen steinbruch

ich komme im tunnel voran und hole die wände in teilstücken heraus

ich vergrößere den haufen dahinter

den haufen aus schwarzen schatten und weißen phantomen

einen seltsamen haufen – von buchstaben heimgesucht

als käme ich voran durch die dunklen vorhänge von keinerlei theateraufführung

eine dunkelheit die sich zurückzieht und fortbesteht

wartet und verschwindet

kein mensch erwartet mich – kein einziger mensch erwartet mich jenseits der vorhänge

jenseits des fensters

vor der fehlenden scheibe schwebend

 

∗∗∗

la barque blanche

la barque blanche – je n’en sais pas plus – telle une patine

s’éloigne de moi en se rapprochant – la barque blanche

je rame avec les rames plongées dans l’herbe – depuis la barque blanche

telle une tranche de lune sur un énorme pubis vert – elle, la barque blanche

et je tiens par le volant une saison – puis une autre –

avec laquelle je me dirige vers la barque blanche

je continue pourtant à ramer avec les haillons du hasard –

en flottant avec la barque blanche –

en me regardant – tout en me tenant par la main – depuis le rivage –

vers la barque blanche –

je m’éloigne de l’étranger en ramant – dans la barque blanche

tandis que je me noie en criant – après la barque blanche

 

die weiße barke

die weiße barke – mehr weiß ich nicht dazu – gleitend wie ein schlittschuh

entfernt sich von mir beim näherkommen – die weiße barke

ich rudere die ruder ins gras getaucht – aus der weißen barke  

wie eine mondsichel auf einem riesigen grünen schambein – sie, die weiße barke

und ich halte das steuer eine jahreszeit lang – dann eine nächste –     

mit der ich mich auf die weiße barke zubewege       

doch ich rudere weiter mit den fetzen des zufalls –

treibend mit der weißen barke –

mich selbst betrachtend – und meine hand haltend – vom ufer aus –

zur weißen barke hin –

ich rudere vor der fremde davon – in der weißen barke       

während ich ertrinke schreiend – nach der weißen barke

 

∗∗∗

forêt d’automnes

forêt d’automnes quand les crinières des couchants –

incessante savane – ajournent la mort et la nuit

l’ouïe de la folle cueillit sa fleur dans les jardins muets –

avec de menus gestes elle élève des brins de prière à la lumière

sacrifie des secondes broyées à l’obscurité

et embrasse ce sang dont l’ambre du silence ne peut se déprendre

la lune se poudre avec une pâleur aliénée

vitreux, le tigre sauveur dévore le cauchemar

en se réveillant éternellement

 

herbstwald

herbstwald wenn die mähnen der sonnenuntergänge –

unaufhörliche savanne – den tod und die nacht aufschieben

das gehör der verrückten pflückt seine blume in den stummen gärten –  

mit kleinen gesten hebt es gebets-halme zum licht              

opfert der dunkelheit zermalmte sekunden

und umarmt jenes blut aus dem der bernstein der stille nicht entweichen kann

der mond pudert sich mit einer befremdlichen blässe                      

glasig, der tiger-retter verschlingt den albtraum

während er auf ewig erwacht

 




Ian Monk, oulipien dans la forme

L’Ouvroir de littérature potentielle, l’Oulipo, qui regroupe des écrivains et des mathématiciens, a été créé par des poètes comme Raymond Queneau et des mathématiciens comme François Le Lionnais, fascinés par les liens entre mathématiques et poésie.  Pour eux mathématiques et poésie ont en commun les concepts de contraintes et de structure. Pour les oulipiens, comme Ian Monk, ces contraintes et ces structures sont l’essence de ces deux mondes. La démarche scientifique préside à la création, et les contraintes formelles (ce qui est aussi une démarche conceptuelle) peuvent mener le langage vers la possible expression d’une transcendance qui dépasse totalement l’acte d’écrire motivé uniquement par ce cadre formel. C’est ce qui a guidé Ian Monk dans ses recherches de contraintes. Inventeur des Nonines (entre autre) il poursuit également les recherches formelles de Queneau pour pousser le langage à se débarrasser de toute subjectivité préalable à l’acte d’écriture, certainement pour voir si la forme peut porter une sémantique élaborée de manière aléatoire et expérimentale. Méthodes scientifiques donc, pour défricher un chemin tout aussi scientifique, celui d’une immersion dans un sens jamais préétabli, jamais motivé par le désir de « vouloir dire ». Est-ce qu’alors science et poésie se rejoignent dans ce partage de méthodologies, pour finalement devenir l’expression des concepts qui sous-tendent toute la matière, et les éléments à l’œuvre dans le fonctionnement de ce qui est, ou bien est-ce que cette forme, ainsi composée grâce aux méthodes arbitraires et scientifiques, actualisée par le lecteur, est juste un lieu où tous les possibles peuvent être perçus, selon le destinataire. Ce qui est certain c’est que le sens existe et l’enjeu serait peut-être de se demander si cette voie mène le langage à potentielle disparition dans un tout sémantique qui la dépasserait alors pour venir ouvrir à une transcendance possible de toutes ses acceptions. C’est à toutes ces questions que Ian Monk a accepté de répondre. Nous le remercions.

Vous êtes membre de l’Oulipo (ouvroir de littérature potentielle) qui compte de nombreux mathématiciens. L’oulipo n’est « pas un mouvement littéraire, ce n’est pas un séminaire scientifique, ce n’est pas de la littérature aléatoire » pour citer Raymond Queneau, un de ses fondateurs. Mais alors, qu’est-ce que c’est ?
L’Oulipo est un groupe de travail, qui réunit des gens de disciplines différentes : des écrivains, des mathématiciens, des érudits, des informaticiens, une plasticienne, un bédéiste… qui recouvrent souvent deux voire plusieurs de ces matières. Ce qui nous unifie, c’est un intérêt dans la forme des créations artistiques, et en ce qui concerne ce groupe, surtout les formes littéraires. Mais nous ne sommes pas un « mouvement » ou une « école » car chaque membre est libre de faire comme il veut. C’est à dire, écrire sans « contrainte » ou aspect formel s’il le souhaite. Ceci explique, je crois, en partie la longévité du groupe.

Lecture presque morale d'une élémentaire perpétuelle, Atelier Ian Monk, Oulipo, 2015.

Qu’apportent les contraintes qui accompagnent l’acte de création littéraire qui sont issues de la démarche scientifique à la poésie ?
Sans trop vouloir mettre les bâtons dans les roues de ce numéro de votre revue, je ne pense pas que nous avons une « démarche scientifique » à la poésie, ou à la prose. Je me demande même si une telle chose existait, à quoi elle ressemblerait. Mais on peut en même temps considérer que les démarches de création poétique et scientifique sont beaucoup plus similaires que l’on ne pense en général. Dans les deux cas, on a un vague sentiment, ou bien la certitude, qu’on est sur la piste de « quelque chose », et pour arriver à saisir cette chose, il faudra trouver les outils, les techniques adéquats, sans savoir forcément si on va y réussir. Je pense donc que la différence entre les deux démarches est beaucoup moindre que le grand public, et même la plupart de praticiens, ne le croient. Il y a une grande partie d’inspiration dans la recherche scientifique, juste comme il y a souvent des heures passées à travailler de manière disciplinée pour faire avancer un projet dans l’écriture poétique.
D’où le fait que tous les scientifiques parlent de la beauté des découvertes, juste comme les artistes parlent de la beauté de leurs créations. Mais pour conclure ce point, je pense que le fait d’utiliser les « contraintes » ou les formes préétablies lors d’un acte de création littéraire rend l’écrivain beaucoup plus conscient des outils et de techniques dont il se sert, que les écrivains qui croient vivre une sorte « d’inspiration pure », alors que fatalement ils se servent eux aussi d’outils et de techniques, même s’ils pensent qu’ils sont complètement libres. Quant aux scientifiques, ils savent qu’ils ne peuvent pas faire « n’importe quoi » et doivent respecter quelques contraintes, ou règles de base.

Lecture presque morale d'une élémentaire perpétuelle, Atelier Ian Monk, Oulipo.

Vous avez inventé de nouvelles contraintes d'écriture, les « monquines », qui sont des mots nombrés et les quenoums, qui combinent quenines et pantoums. Et vous avez écrit (entre autres…) avec Michèle Aubin, qui est une mathématicienne, Le Monde des nonines. Pouvez-vous nous parler de ce livre et de la démarche que vous y avez mise en œuvre ?
Au 12e siècle, un troubadour, Arnaut Daniel, inventa une forme poétique, la sextine, qui consiste en six strophes de six vers (plus un tornada de 3 vers à la fin qui ne nous concernera pas ici) dont les mots en fin de vers, au lieu de rimer, restent les mêmes mais sont repartis à chaque fois d’une manière différente, pour que chaque mot se trouve dans chaque position une et une seule fois, et une septième strophe, utilisant la même permutation d’ordre 6 redonnerait l’ordre initiale. Et il y a une répétition du dernier mot du dernier vers en première position de la strophe suivante. La permutation est la suivante : 123456, 615243, 364125, 532614, 451362, 2465431. Le dernier mot en fin de vers donc devient le premier de la strophe suivante, le premier le deuxième, et ainsi de suite. Cette forme a été utilisée de temps en temps durant l’histoire de la poésie occidentale, mais c’est Raymond Queneau de l’Oulipo qui s’est demandé « pourquoi toujours 6 ? pourquoi pas 3 ou 4 ou 5 et cetera ? ». Il s’est vite rendu compte que la permutation en question ne marche pas pour tous le nombres, et souvent on retombe sur la situation initiale trop vite, à la énième strophe et pas la énième plus une. Tel est le cas par exemple pour le nombre 4, dont la permutation « à la sextine » donne 1234, 4132, 2431, 1234. Non seulement on retombe sur la situation initiale dès la 4e strophe, mais le mot en position 3 ne change jamais de place. Il est donc tombé sur une nouvelle suite de nombres, les « nombres de Queneau » (1,2,3,5,6,9,11,14…), ayant leurs propres propriétés.
Par la suite, Jacques Roubaud a trouvé un système qui satisfait deux des conditions de la sextine, mais pas la proximité de la répétition des derniers et des premiers vers. Puis, lors d’une conversation avec Frédéric Forte, on s’est demandé comment on peut prédire après combien de termes un « non-nombre de Queneau » retombe sur sa situation initiale : c’est donc 3 pour le nombre 4, mais 4 pour les nombres 7 et 8, mais comment savoir pour les autres, sans faire la démonstration à la main, ce qui devient vite rébarbatif pour les nombres plus élevés. Et puis, je me suis dit, pourquoi ne pas utiliser « ce qui ne marche pas » en tant qu’élément à exploiter au lieu de chercher à l’éviter. Par exemple dans le cas de 4, le vers 3 pourrait être un refrain ? Sans rentrer trop dans les détails ici, j’ai demandé à Michèle Audin de m’aider, et le livre est né de cette façon, avec Michèle fournissant les éléments mathématiques et moi (la plupart) des poèmes qui en découlaient. (La version intégrale du livre reste consultable sur le site de l’Oulipo : https://www.oulipo.net/fr/le-monde-des-nonines).
Le fait d’imposer au langage une actualisation motivée de manière scientifique donc en quelque sorte arbitraire, active doublement la nature du langage poétique. Les combinatoires mises en œuvre habituellement grâce au poème, c’est-à-dire le fait que le poème place le langage hors des cadres référentiels protocolaires et active sa fonction autotélique, se trouvent donc d’emblée posées comme un préalable à l’écriture. Quel est alors l’objectif sémantique, et y en a-t-il un ?
Bien, en ce qui me concerne, le fait d’utiliser les formes, que j’appellerais plutôt « arithmétiques », me donne la possibilité d’établir la structure du ou des textes à écrire, souvent avant de penser au futur contenu « sémantique ». Dans le cas de Plouk Town, par exemple, j’avais décidé d’écrire une suite de x poèmes de x2 vers de x mots, un choix qui peut sembler arbitraire mais qui avait une sorte de sens numérique pour moi. Concrètement, ça voulait dire commencer par un poème d’un mot (1 poème de 1 vers de 1 mot) et finir provisoirement par une série de 11 poèmes de 121 vers de 11 mots (la séquence étant bien sûr potentiellement infinie).
Ce qui m’intéresse dans ce genre de pratique est d’avoir alors en quelque sorte un ensemble de boîtes vides dans lesquelles je peux mettre ce que je veux, la structure étant « vide » de sens. Ensuite, l’excitation consiste en la recherche du contenu et le fait de le remplir comme il faut l’espace disponible à chaque fois. Je ne sais pas si ceci est une réponse à votre question, mais c’est une tentative…

Avant de naître, Ian Monk lu par Jacques Bonnaffé, juillet 2020.

Serait-ce un moyen d’atteindre, grâce à la distance que ces contraintes établissent, un point où le langage comme celui des mathématiques serait débarrassé de toute subjectivité et pourrait alors énoncer des concepts purs, comme peut le faire le langage scientifique ?
Non, je ne pense pas que la poésie soit capable de décrire des concepts purs. Au moins, pas le genre de poésie qui m’intéressait à lire ou à écrire !

IAN MONK – PQR (POÈMES QUOTIDIENS RENNAIS). Lecture par l’auteur. Rencontre animée par Alain Nicolas. Maison de la Poésie - Scène littéraire.

Présentation de l’auteur




Allen Fisher, Around the World, Autour du monde

        This gravitational song meted against displacement
        The slow movement of holding you
        By the lake, deep amid fir and silver poplar
        Dream sleep’s energetic function
        During meditation each finger rayed in cactus spikes
        Blake crossed out sweet desire, wrote iron wire
        It was the discovery of human electromagnetism
       made a sign, opened curtains, revealed the garden
       Mouth perpendicular to mouth energised desire

All the weight and attraction that limits movement
A Mercury mix that replaces theft with eloquence
in the face of visitors’ astonishment, experienced veritable bliss
A robust memory in the flares of lost and added synapses
So that the vines burst from my fingers

        In the space of shape-time
       We move our fingers and simultaneity becomes falsity
       Sheltered by wall and hedge
       Translucent superimposition several distinctions one synapse   And the garden becomes geodesic for a           moment
        An imitation tomb among the vegetables

“A mango tree under a dull cloth, stirs its tentacles
A rush of calcium through my nostrils

        That the complex is Nature’s climate.

Passed out in the dole queue from an overdose of guerillas
satellite bang.   satellite bang.   hits the
negation of morning confidence and hope

        Took a stopwatch into her mouth and spat
        Reduces premiums to the political, to the sentence , ,
        ”and the simple at a discount

“the imitation stage has been passed
In a blue self-portrait the background continues the face
a gigantic plane tree
Given a part, consistent memory appropriates a whole
Flicks mercury in a meter    rolls off a glove

        Dealt out cards, silver-foiled dinners and cans
        piece.   pease.   pierce.   sleight of hand
        Friendship as virtue    an inventive memory combines
        varieties of inconsistent features
        Take my hand, the silken tackle
        Stored associations of the cellular net
        Swell with the touches of flower-soft fingers
        Rode shaking from the park on flat tyres.

claim of pastoral confidentiality
The return to copying pre-empted by cultivation
its enormous trunk
The net’s avoidance of overload and too much overlap
Take this palm to your mouth and fill it with grapes
A Net of Golden twine   many synapses
Semblance of worth, not substance
spawn of an entire lack of interest, but some surprise
The return to cultivation pre-empted by synthesis

       enter, stage right, “the creative centre of civilization”
       pieces of granite, broken and numbered, rejoined with cement
      Its mighty branching and its equilibrium

      Hard-wired to compensate against malnutrition and toxic
      waste   The danger of important words
      In tears clothed, in a dream sleep’s shed, avoid obsession
      Humane Eyes over a blasted heath
      hand holding a book, first finger inserted to hold position
      piled granite on the lawn like an enormous potato

Imagination sown meter again then this place beat
In search of ways to reverse-learn junk city
the gravity of its preponderant boughs
Sighs damp down potentially parasitic memories
Mother and child constitutes a society
reservation or rather reticent in flak of rhetoric
Enterprises based on innocence    a pleasant sufficiency
Creative imprecision to emphasise flux of meaning

       A future bright blocked by bricoles.

Strapped own earth underfoot to walk base without trespass
Took for exercise of virtue
O sprinkling the garden, to enliven the green!
Dreams random noise shorts-out unproductive activities
Ran out of faces so stopped action in film
A degree of benign limitation
Flummox then repose your wearied exercise

        The gravity occasions gone petered against retrenchment
        A hard task in truth I attempt
        In my garden    face lift    modifying spine shape
        Reverse-learning to modify cortex energetically
        Floral dress hung from sculptured timber
        Intellectual innocence in a pretence to value
        Play area scattered bricks painting garden
        Then the perceptions begin to repeat
        The garden that should have bloomed once

Doubled oscillation preludes another chaos
Confidence beyond consciousness
And do not forget the shrubs
Dreams selection to enhance retention
public elects pinball physics
In the face of wonder experienced a kind of vertigo
Trapped in a cage then allowed to sing.

“Responsibility for the present state of the world
The terror of feeling that consciousness may be
functional    Where are the sentiments of my heart

Simply kissing, with you on the balcony
Into a world not entirely song
Lifted all the baskets   Even those without berries
“the Paneubiotic Synthesis
muscle    neuronal excitability    energy generation

        to complete harmony laid biggest lime full length in garden
        The constantly actualised, shuddered chagrin
        In the garden nothing but evergreens
       Ungratified desire reminated each moment
       Short silence followed by a thud.

Ce chant gravitationnel compensait le déplacement
Le lent mouvement de te tenir
Au bord du lac, parmi les pins et les peupliers d'argent
La fonction énergétique du rêve nocturne
Lors de la méditation chaque doigt rayonnait en épines de cactus
Blake raturait le doux désir, griffonnait en fil de fer
C'était la découverte de l'électromagnétisme humain
fit un signe, ouvrit des rideaux, révéla le jardin
Là bouche à la bouche perpendiculaire énergisa le désir

 

Tout le poids et l'attraction  qui limitent le mouvement
Un mélange Mercurien qui remplace le larcin par l'éloquence
malgré  la surprise des visiteurs, éprouve une véritable félicité
Une solide mémoire dans les flamboiements de synapses perdues et ajoutées
Si bien que les vignes jaillissent de mes doigts

 

Dans l'espace du temps-forme
Nous bougeons les doigts et la simultanéité devient fallacieuse
A l'abri de murs et de haies
Translucide superposition plusieurs différences une synapse                  Et le jardin devient géodésique           pour un instant
Une imitation de tombe parmi les légumes

"Un manguier sous un voile morne, étire ses tentacules
Une décharge de calcium dans mes narines

            Que le complexe est le climat de la Nature.

Evanoui dans la queue des allocations chômage d'une overdose de guerillas
bang, le satellite. bang, le satellite. atteint  la
                                         négation de la confiance et de l'espoir matinaux

Prit un chronomètre dans sa bouche et cracha
Réduit les primes au politique, à la phrase, ,
"et le simple au rabais

"la phase d'imitation a été dépassée
Dans un autoportait bleu l'arrière-plan continue le visage
un immense platane
Ayant un rôle, une mémoire constante s'approprie un tout
tapote le mercure d’un thermomètre    se dégante

Cartes distribuées, repas en boîtes d’alu et conserves
pièce.  pois.  perce.  tour de passe-passe
L'amitié comme une vertu   une mémoire inventive combine
des tas de traits inconsistants
Prend ma main, le soyeux plaquage
Des associations du réseau cellulaire emmagasinées
Enflent au contact de doigts à la douceur de fleurs
Parcours qui bringuebale dans le parc pneus dégonflés.

Revendication de confidentialité pastorale
Le retour au copiage préempté par la culture
son tronc énorme
Le réseau évitant surcharge et excès de chevauchements
Porte cette paume  à ta bouche emplis-la de raisins
Un Réseau d'Or tresse de  nombreuses synapses
Apparence de valeur, pas de substance
rejeton d’un total manque d'intérêt, mais une certaine surprise
Le retour à la culture préempté par la synthèse

entre, côté jardin, "le centre où se crée la civilisation"
morceaux de granit, cassés et numérotés, jointoyés au ciment
Son branchage puissant et son équilibre
Cablé pour contrebalancer malnutrition et pollution
toxique  Le danger des mots importants
Drapés de larmes, à l’abri d’un rêve nocturne, évite l'obsession
Regard Humain sur une lande désolée
un livre à la main, index inséré pour tenir la page
granit empilé sur la pelouse comme une énorme patate

 

L'imagination semée mesure toujours  alors la pulsation de ce lieu
Cherchant des façons de désapprendre la camelote de la ville
la gravité de ses plus grosses branches
Des soupirs étouffent de possibles mémoires parasites
La mère et son enfant forment une société
réserve ou plutôt réticente en attaque de rhétorique
Des enteprises fondées sur l’innocence    une agréable autonomie
L’imprécision créative pour amplifier le flux de sens

Un brillant futur bloqué par des rebonds.

Sa propre terre arrachée sous les pieds
pour marcher bas sans risque de faux-pas
Considéra un exercice de vertu
O asperger le jardin pour aviver la pelouse!
Bruit aléatoire du rêve raccourcis  activités non-productives
A cours de visage je dus arrêter le film
Un certain contrôle léger
Interrompt puis repose votre exercice usé
Les occasions de gravité qui s’amenuisent contre le retranchement
Une rude tâche en vérité j’entreprends

Dans mon jardin le lifting modifiant la colonne vertébrale
Désapprentissage pour modifier l’énergie du cortex
Une robe de fleurs pendue à une boiserie sculptée
L’innocence intellectuelle dans un simulacre d’évaluation
Aire de jeux jonchée de briques dépeignant un jardin
Puis la perception commence à se répéter
Le jardin qui jadis aurait dû fleurir

La double oscillation  est le prélude d’un  autre chaos
La confiance au-delà de la conscience
Et n’oublie pas les buissons
La sélection des rêves pour exalter  la rétention
le public choisit la physique des particules
Malgré l’expérience du miracle une sorte de vertige
Prisonnier d’une cage puis autorisé à chanter.

« Responsabilité pour le  présent état du monde
La terreur de sentir que la conscience peut être
utile   Où sont les sentiments de mon cœur

Un simple baiser, avec toi sur le balcon
Dans un monde  incomplètement chanté
Il ôta tous les paniers  Même dépourvus de baies
« La Synthèse Paneubiotique
muscle   excitabilité neuronale  source d'énergie

pour compléter l’harmonie étala le plus gros citron vert de tout son long dans le jardin
Le dépit frémissant constamment matérialisé,
Dans le jardin, rien que des conifères
La reminiscence à chaque instant du désir insatisfait
Un bref silence suivi d’un bruit sourd.

Présentation de l’auteur




La revue Voix n°6

Le n°6 de la revue Voix reste fidèle aux précédentes éditions. Une tenue sobre et apaisante, grâce au format A4 et à une couverture délicate violet pastel, où une typographie fine et élégante renseigne le lecteur sur les contenus proposés. Des illustrations déployées sur un papier glacé, et un espace scriptural où les impressions sont présentées de manière aérée et légère.

Ce numéro, porté par l’association « Le buffet littéraire » qui est présidée par François Minod, reste sur sa ligne éditoriale : littéraire et artistique. Cette fois-ci encore l’intitulé de ce volume, « Solos, duos, ailleurs & critiques » énonce clairement ces choix qui sont motivés par le désir de créer un syncrétisme artistique et culturel.

Une pléiade de poètes comme Claude Ber, Marilyne Bertoncini, Danièle Corre, Danièle Beghe, Anny Pelouze, François Minod, Mireille Diaz-Florian, Georges de Rivas, Luc Vidal… pour les voix française, côtoient des voix italiennes en les personnes de cinq poètes italiens, un dossier porté et présenté par Marilyne Bertoncini qui après nous avoir permis de lire des poètes anglophones (je pense notamment à Gili Haïmovitch et à Soleil hésitant que les lecteurs francophones peuvent découvrir grâce à son travail) est également la traductrice des poèmes et  nous offre de relire ou de découvrir des voix novatrices de la poésie italienne : Danièle Beghè, Lucas Ariano, Alessandro Rivali, Giancarlo Baroni, Roberto Mosi.

A ces pages qui offrent toute latitude à la poésie de déployer ses multiples horizons sémantiques se joignent des notes critiques, ainsi qu’une rubrique, « Parole à », qui pour ce numéro 6 est donnée à Patrick Quillier. Ses propos font écho aux éditos, et interrogent sur la place et la nécessité d’une parole poétique dans le monde d’aujourd’hui.

Revue Voix n°6, 3ème trimestre 2021, 78 pages, 13 €.

Un volume qui ne fait pas l’économie de moyens, qu’il s’agisse des contenus ou de la tenue, qui en fait un lieu où on aime se rendre, et retourner.




Le poète, l’ingénieur et le mathématicien

Présentation et traduction : Marilyne Bertoncini

L'extrait de Black Bottom que nous présentons peut être lu (et écouté) sur l'excellent  site de Lyric lines. L'auteur, Allen Fisher, a publié 150 ouvrages environ, dont des poèmes expérimentaux, des collages, essais, sur l'histoire de l'art et les sciences. L'article (dont nous publions parallèlement la traduction) explicite les liens établis par l'auteur entre les formes poétiques et les théories scientifiques contemporaines.

Ce passage du poème  Black Bottom (dont le titre évoque les quartiers noirs,  la danse acrobatique et comique contemporaine du charleston...) illustre  ce qu'il préconise dans ce qui nous semble être un "art poétique" pour le siècle de la physique quantique, qui remet en question nombre de "vérités" communes.
A travers  le débat  humoristique et surréel entre trois "spécialistes" (le poète, l'ingénieur et le mathématicien) abordant un phénomène (les états de la glace), chacun avec sa propre vision du monde et son  propre langage, il rend sensible au lecteur un monde  où règnent  l'indétermination (des cadres, ou des personnages) -  l'éclatement des frontières entre les éléments, les lieux, les temporalités - la volontaire "décohérence" de la logique du récit, l'insolubilité et inanité de la recherche d’un sens unique et véridique,  le maintien d’une totale incertitude,  les cassures, échos et interférences,  dans cet "état enchevêtré" que l'auteur décrit dans l'article comme une métonymie de civilisation brisée ou de devoir social détérioré. Elle est ici réalisée comme  une conséquence de la rupture impliquée, en particulier dans le post-collage et dans la poétique transformationnelle, où la forme du texte a été rendue possible grâce à une série de transformations. Au niveau des mots du texte, par exemple, des transformations peuvent être utilisées pour créer des liens entre les mots, des modèles de connexion, par l’utilisation de sons (rimes), de sens comparables (rhétorique), de discussions ou de perturbations du sens (poétique) et de collages imparfaits (que l’on retrouve dans la plupart des genres, y compris la poésie, la peinture et la comédie). Le produit fini a donc subi une série de ruptures et de  transformations. Parfois, cette série implique une modification, une rupture planifiée et une réparation fortuite, parfois l’œuvre utilise une perturbation collagique de l’espace-temps, et souvent le collage de différentes parties simule la continuité. Dans le post-collage, une œuvre visuelle peut subir une nouvelle présentation et se transformer en une nouvelle image.

L'ingénieur ratisse le sable pour couvrir

les brûlis d'huile sur le chemin

du moulin à vent. Il répand de la cendre sur la neige

et remonte sa montre.

Un homme en imperméable

Descend le chemin en tapant sa canne.

Il récite du Gongora.

Ses oreilles brûlent.

Il voit les bras du Photographe autour du tronc d'un orme.

On distingue une main : elle tremble.

Entre ses mains il dessine un équateur

son corps est une sphère d'énergie

peut-être égale à l'orme sans

limites atteignables

jusqu'à un noeud dans un espace à six dimensions.

Blake ferme sa porte

lentement tourne une clé

dans une serrure délicate

puis écoute.

Six espaces ?

Un mathématicien, un poète et

l'ingénieur sont assis une table de correspondances

sur la grande route

pour analyser la glace.

Le mathématicien ouvre un exemplaire anglais de

Klopstock, 1811.

On peut calculer la vitesse de la marche à partir des

empreintes

une séquence alternée de pied-arrière-pied-arrière-arrêt

se lit comme un pied prêt à faire surface pour supporter

le poids du corps si le pied d'appui glissait.

De temps à autres, la salive a gelé formant des disques sur le chemin.

L'espace à six dimensions est une illusion, dit le poète, c'est

Un bruit parasite, stratifié à chaque instant.

L'information, note l'Ingénieur, transmise sur de longues

périodes de temps, se détériore.

Le bruit peut être chaleur ou rayonnement, n'est-ce pas ?

Ce peut être un produit chimique mutagène. L’horloge

Moléculaire tourne plus vite que la génétique, elle s’appuie

sur le bruit pour tenir sous contrôle l'introduction de nouveautés.

Vous voulez parler d’équilibre entre conservation et changement radical ?

Qu'est-ce que ça veut dire ? le Poète semble irrité.

Il y a des problèmes de mesure et d'échelle.

Et d’imagination, ajoute le Poète.

Est-ce qu'on parle, demande l'Ingénieur en s'adossant à sa chaise,

De résilience, de persistance ou de résistance ?

Les perturbations doivent être exprimées spatialement, le mathématicien

se tourne vers le poète, tes richesse, connectivité et

interactivité créent de l'instabilité. Selon mes preuves

on peut observer une stabilité locale.

Mais vous ne prendrez pas conscience de la complexité de l'observation en tant que

participation.

Cela ne me concerne pas, dit le mathématicien, Avec

la destruction successive des individus. Des générations entières

se traîneront sur la Terre. Toutes les volontés se cumulent

pour former des schémas de destruction. Nous sommes ici pour examiner

la glace, les fissures et la forme de ce grand nuage

de points de vue.

L'énergie et le temps ne peuvent pas être mesurés simultanément, comme vous le savez.

Depuis le nuage, on peut intégrer une variable

pour obtenir la probabilité de l'autre.

Je suis à égalité avec ce que je vois, dit le Poète.

Non, interrompt l'ingénieur.

Le poète se tourne vers l'ingénieur, votre système

est acceptation de la mort.

Le mathématicien éclate de rire, dans le chemin vert

brillant de roseaux d'or à gauche, un

orage éclatant à droite, il galope vers la débauche de fleurs

qui émaillent son Paradis.

Les melons sont plats, prêts à être servis, les renoncules

ont des tiges droites, les framboises

se jettent dans des paniers entre les buissons.

L’baleine du mathématicien sort visiblement de ses narines

Et gèle sur le plateau de la table.

Sans perception réfléchie, ce qu'il voit

Se répète et tremble.

Je monte à grandes enjambées sur cet avion, j’ai le vertige,

jusqu'à ce que je provoque une profondeur horizontale.

Je peux briser cette glace, cet enchâssement subliminal:

Je peux empêcher l'expiation de votre sommeil et

freine votre euphorie.

Le mathématicien passe outre tout cela, il marche sur la glace

Pour observer sa structure

comme si ses cristaux concentraient son énergie pour penser

L'Ingénieur traverse sa contemplation en marchant

Pour détruire cette illusion. Le mathématicien observe

à travers son pare-brise, puis iélate d rire.

J'interroge, dit le Poète, la temporalité du récit,

et j’utilise ses plans pour rendre leurs rapports obsolètes.

L'ingénieur soulève un paquet et le porte à la table,

Un millier de fils de certitudes, dit-il. Tenez les amis

et aucun d'entre eux ne pourrait les briser.

C'est une illusion du futur, soutient le poète.

Le Photographe l’interrompt, Nous rejetons

le stoïcisme qui est vanité. Tout ce qui empêche la lucidité

et entrave la confiance, fissure le présent.

C'est une bobine de film, plaisante l'Ingénieur, qui renverse

son thé. Sa tasse laisse un cercle blanc. Le mathématicien

commence à y dessiner une tangente. Le photographe griffonne

une liste de courses sur la ligne tangente,

il écrit, HYPNOSE,

en travers de l’exemplaire de l'interprétation

des Rêves du mathématicien. J'ai récupéré l'un des volumes de Klopstock

annotés par Blake . Je pleurais

et je ne saurais dire si c'était de joie

ou de chagrin d'étonnement

Dans un plaisant désordre

Nous nous démolissons les uns les autres

Le mathématicien et l’ingénieur se mesurèrent dans

un bras de fer en travers de,

ce que l'Ingénieur appelait, la table de concentration.

Un orage plana sur la High Road alors que je pédalais

jusqu'à la passerelle pour m’abriter...

photo © Paige Mitchell

Présentation de l’auteur




Samar Darkpa, poète des montagnes sacrées de l’Himalaya

traduction de l'italien : Marilyne Bertoncini

Introduction de Fiori Picco

J'ai rencontré le poète Samar Darkpa en 2018, à Pékin, à l'Académie de littérature Lu Xun, pendant les deux mois du Programme International d'Écriture, et j'ai tout de suite apprécié son style poétique : romantique, bucolique, empreint de l'esprit tibétain.

Outre auteur et poète, Darkpa est aussi un chanteur à la voix puissante et mélodieuse, il interprète des chansons traditionnelles de son pays. Ses poèmes sont des odes pastorales : elles transportent le lecteur dans les prairies infinies du Tibet et les montagnes sacrées de l'Himalaya ; chaque verset est une coupe transversale d'un monde lointain et non contaminé.

D’un point de vue rythmique et stylistique, Darkpa  est assez proche de la conception poétique italienne, qui privilégie la musicalité des mots. Il utilise des figures de style singulières ; le poète ne fait qu'un avec la nature et le paysage qui l'entourent, s'intégrant à la flore et à la faune. Le thème de la métamorphose est récurrent, et c’est aussi celui de la réincarnation : la transformation du corps d'une forme à une autre, ainsi l'homme qui devient pierre ou fleuve, ou qui exprime le désir de s'identifier aux éléments naturels. Une autre particularité est le mysticisme qui découle de la religion bouddhiste et de sa longue expérience de moine ; en effet ;  il est entré au monastère à l'âge de neuf ans, et il y a vécu et étudié jusqu'à sa majorité.Ses poèmes, originaux, riches en métaphores, tout à la fois doux et délicats, m'ont frappée. C’est pourquoi j'en ai traduit certains et proposé "Le moment de la floraison" au Concours du Prix international Penne d'Oro de littérature italienne 2020. Le poème a été considéré par le jury comme l'un des plus beaux parmi ceux qu’ils avaient reçus, et il a remporté le prix de poésie étrangère avec titre d'excellence.

I TEMPI DELLA FIORITURA

Ti nascondi sui monti, tra le nuvole dense e scure;   
precedimi,
ti cercherò seguendo l’odore degli yak selvatici.

Indossi il profumo del loto dorato ai piedi della montagna;
aspettami,
ti cercherò seguendo la fine pioggia di primavera.

Canti le ballate del mare rincorrendo i ruscelli;
scorri,
ti aspetterò trasformandomi in pietra e tornando sui fondali marini.

Quando la roccia esposta all’aria aprirà il suo cuore,
chiamami,
per incontrarti cavalcherò l’ombra di un destriero nel vento.

Oh, sole! Ti prego di aspettare una stella.
Lei deve stare al passo con i tempi della fioritura.

Nella calma della prateria voglio solo
soffrire, conservarla dentro di me.

 

QUIETE IN UNA NOTTE D’AUTUNNO

Se potrò, nel mio petto un fiume scaverò;
con cura sceglierò una goccia, e con essa ti nutrirò.

Se potrò, al Buddha un cordoncino chiederò;
lo legherò alla tua ciotola, e a ingerire ti aiuterò.

Se potrò, un lampione per strada diverrò,
e fino a casa ti accompagnerò.

Se potrò, nel paesaggio notturno d’autunno,
dal suono di una cetra,
una montagna e una casa ricaverò…
Cosicché tu, nel sole,
la risposta avrai.

Se potrò…
Fa che io diventi roccia,
così pace e quiete troverò.

 

APPENDERÒ UN RAGGIO DI SOLE

Quando ti penso, le labbra mi mordo;
eri nel mio cuore, ma hai toccato il fondo.

Quando morirò,
il mio cuore adirato portar via non potrò.

Ma se occasione avrò,
nella mente che ha chiuso ogni porta,
un raggio di sole appenderò.
Da lasciare alla notte.

Stasera,
migliaia di stelle spazzano via le nuvole,
rischiarando il cammino di chi torna a casa al buio.
In moto rincorro la luce che mi abbaglia,
aspettando domani:
quando, forse, a me ti aprirai.

 

 

CONFINI 

Con me, solo il mio orgoglio;
oltre a me, qualcun altro da amare.

A volte pregare
è una scelta individuale,
esprimersi apertamente col cuore.

A volte, le nuvole pesano più delle rocce,
le ombre spezzano le ali agli avvoltoi.

A volte, la terra è più leggera della carta,
un uccellino fino al cielo la porta.

Tutti i luoghi in cui voglio andare
sono nei miei pensieri;
non ho bisogno di trasporti, di mezzi veri.

Nella vita si può optare per la compassione;
tu non vuoi,
e quasi niente è ciò che rimane.

Gli altri sono io.
All’infuori di me,
nessun altro c’è.

 

 

Tu te caches dans les montagnes, parmi les nuages ​​denses et sombres;  précède-moi
Je te chercherai en suivant l'odeur des yacks sauvages.

Tu portes le parfum du lotus doré au pied de la montagne; attends-moi
Je te chercherai en suivant la fine pluie du printemps.

Tu chantes les ballades de la mer en suivant les ruisseaux; coule
Je t'attendrai transformé en pierre et je reviendrai au fond des mer.

Quand la roche exposée à l'air ouvrira son cœur, appelle-moi,
pour te rencontrer je chevaucherai l'ombre d'un destrier de vent.

Oh, soleil! Attends je t'en prie une étoile.
Elle doit suivre le rythme de la floraison.

Dans le calme de la prairie je veux juste
souffrir, la conserver en moi.

 

CALME PAR UNE NUIT D'AUTOMNE

Si je peux, dans ma poitrine je creuserai une rivière;
avec soin je choisirai  une goutte d'eau, et je t'en nourrirai.

Si je peux, je demanderai au Bouddha une cordelette;
Je la nouerai à ton  bol et  t'aiderai à avaler.

Si je peux, je deviendrai un réverbère dans la rue
et te ramènerai à la maison.

Si je peux, dans le paysage nocturne d'automne,
du son d'une cithare,
Je tirerai une montagne et une maison ...
Ainsi toi, au soleil,
tu auras la réponse.

Si je peux…

Fais que je devienne roche,

et qu'ainsi je trouve calme et tranquillité .

 

J'ACCROCHERAI UN RAYON DE SOLEIL

Quand je pense à toi, je me mords les lèvres ;
tu étais dans mon cœur, mais tu as sombré.

Quand je mourrai
Je ne pourrai pas emporter mon cœur plein de colère.

Mais si j'en ai l'occasion,
dans l'esprit qui a fermé toutes les portes,
j'accrocherai un rayon de soleil.
Pour éclairer toute la nuit.

Ce soir,
des milliers d'étoiles chassent les nuages,
éclairant le chemin de qui rentre chez lui dans le noir.
En moto, je poursuis la lumière qui m'éblouit,
en attendant demain :
quand, peut-être, tu t'ouvriras à moi.

 

FRONTIÈRES

Avec moi, seulement ma fierté;
à part moi, quelqu'un d'autre à aimer.

Parfois prier
est un choix personnel,
on s'exprime ouvertement du fond du cœur.

Parfois, les nuages ​​pèsent plus que les roches,
les ombres brisent les ailes des vautours.

Parfois, la terre est plus légère que le papier,
un moineau la porte vers le ciel.

Tous les lieux où je veux aller
sont dans mes pensées ;
Je n'ai pas besoin de moyens de transport.

Dans la vie, on peut choisir la compassion ;
toi, tu refuses
et il ne reste presque rien.

Les autres c'est moi.
En dehors de moi,
Il n'y a personne d'autre.

 

Présentation de l’auteur




La science de l’imagination : poésie mystique et théorie quantique

Voici deux contraires
qui ne peuvent se rencontrer.
Jamais ma dispersion ne trouvera
un temps pour les accordailles !1
Ibn ‘Arabi (1165-1240)

La poésie mystique et la théorie quantique peuvent apparaître comme deux manières contraires d’explorer et d’expliquer le réel. Je crois cependant que chacune d’elles nous propose une sorte de viatique pour voyager « au cœur du vivant »2. Nourrie de quelques lectures intuitives, je tâcherai de les comparer pour montrer que le cheminement de tout chercheur, de tout pèlerin, avide de connaître les mystères du monde, commence dans l’imaginaire comme celui du poète ou de l’écrivain.

La poésie mystique et la théorie quantique n’utilisent pas le même langage ni les mêmes symboles mais toutes deux créent des fictions pour transmettre une science. On pense communément que le poète mystique et le physicien contemporain ne croient pas au même réel mais tous les deux sont confrontés à un ordre caché que leurs fictions tentent de révéler. En tant que pratiques intellectuelles, elles ont donc en commun une soif de connaissance. L’une nous fait miroiter les enseignements de la sagesse divine par l’épreuve de l’intellect ; l’autre nous invite à réfléchir sur les résultats scientifiques par les preuves rationnelles.

Ibn ʿArabi : "Je crois en la religion de l'amour", © France Culture.

La portée cognitive de la fiction, déterminée comme une modélisation analo- gique, participe de notre rapport à la réalité : les formes imaginaires nous disent quelque chose de nous et déterminent notre manière d’être au monde. Cet enjeu de la fiction a, par exemple, permis de réaffirmer le pouvoir de la littérature lorsque le concept de littérature semblait condamné à décliner et de lui redonner un statut et une légitimité scientifiques.

À l’image de cette valorisation de la fiction littéraire, la valorisation de l’imaginaire dans les diverses pratiques intellectuelles est le signe d’une conception plus large de la science et d’un souci de réconcilier les disciplines. Mais, comme le note Einstein, cela montre surtout que « l’imagination est plus importante que la connaissance »4 et sans doute pour la simple raison que l’imagination est une mise en œuvre mentale et subjective qui crée le monde. Si les fictions littéraires nous disent que les choses sont ce qu’on pense d’elles, les fictions scientifiques nous disent que, selon la formule d’Eddington, « le matériau de l’univers est avant tout mental »5. La réalité à laquelle l’homme est confronté se dévoilerait et s’appréhenderait selon sa faculté à imaginer le monde. « Dans le cosmos d’Einstein, explique Alfred Kastler dans Les Racines du hasard, comme dans le microcosme infra-atomique, les aspects non substantiels dominent : dans l’un et l’autre, la matière se dissout en énergie et l’énergie en de mouvantes configurations de quelque chose d’inconnu. »6 D’après les scientifiques et les mystiques, l’imagination assume donc pleinement notre relation à l’inconnu et à l’immatériel : elle est une force de figuration possible d’une connaissance latente et virtuelle. L’imagination supplée à l’inconnu sans pour autant le dévoiler ; elle réactualise les formes sensibles et défait notre regard familier sur le monde. Peu de temps avant de mourir en 1240, un mystique arabe considéré comme le plus grand maître de la spiritualité islamique, Ibn ‘Arabî, célèbre la puissance créatrice de l’imagination et devance le constat d’Einstein : « si l’Imaginal n’était nous serions encore dans la potentialité »7.

Il n’est donc pas étonnant que les fictions, scientifique et mystique, permettent d’élargir la notion de réalité et de transmettre « la fiabilité du modèle mental »ainsi créé. Ici, la fiabilité ne renvoie pas à une sanction pragmatique déterminée par « un taux de réussite », comme le propose Jean-Marie Schaeffer dans son article « De l’imagination à la fiction », mais à la capacité qu’à l’individu de se fier à son imaginaire pour accéder à la vérité. Au sens premier, la fiabilité se fonde sur une confiance ou une foi : proche en cela d’un état spirituel qui gouverne l’appréhension du réel. Contrairement à une croyance commune, le discours scientifique ne limite pas le réel à la matière et aux apparences. Jacqueline Bousquet le rappelle en termes clairs : « depuis 1974, les travaux d’éminents physiciens concluent à la nature spirituelle de l’essence énergétique de la matière. [...] Le schéma « Esprit- Energie-Matière », base essentielle de l’ésotérisme, est reconnu scientifiquement »9. Dans le lexique d’Ibn Arabî, l’ésotérisme renvoie à toutes ces choses invisibles qui dominent l’être humain, dont la structure et les lois correspondent aux « réalités divines ». Ce sont par exemple, les mystères de la création, les « secrets sanctissimes » du réel et la « vision des aurores des lumières divines ». Ils constituent la matière principale des enseignements métaphysiques que reçoit le jeune Ibn ‘Arabi, alors âgé de 29 ans et qu’il transmet sous la forme d’un entretien avec Dieu, publié dans Le Livre des contemplations divines. En imaginant ce dialogue spirituel, Ibn ‘Arabi est simultanément instruit et transmetteur. 

David Bohm et F. David Peat, La Conscience et l’univers, Editions du Rocher, 1990, 261 pages, 34 €.

D’emblée cette fiction mystique le présente comme le médiateur privilégié entre le pèlerin et Dieu. Le prologue laisse déjà entrevoir l’assurance du jeune mystique qui se fie totalement à la parole qu’il entend, à son imaginaire dirions-nous. La parole divine lui apprend effectivement que la sagesse n’est pas accessible à celui qui ne le désire pas ni ne se tourne vers Dieu : « toutes choses que tu ne peux comprendre, que ta science ne saurait atteindre, que ton intelligence ne peut appréhender, tout cela repose entre tes mains. Dieu daigne accorder au pèlerin la lumière de la clairvoyance, la pénétration de l’esprit, la lucidité de la conscience, la pureté du cœur... Exalté soit le Tout-Puissant. »10 En somme, face à des réalités divines ou à l’inconnu, c’est le sens de l’observation que le scientifique et le mystique sollicitent en eux. Chacun fait alors l’expérience d’une implication subjective forte et, par conséquent, de la transformation inéluctable du monde. Au geste rationnel, mesuré et déterminé, qui structure le monde, s’associe le geste intentionnel, intime et intuitif qui lui donne une forme singulière et parfois renouvelée.

Dans la pratique, il y a donc observation et perception puis contemplation et imagination dont l’usage subtil et intelligent ouvre la voie aux « réalités divines » ou à ce que David Bohm appelle « les ordres implicites et superimplicites »11. Dans La Conscience et l’univers, l’objectif de David Bohm et F. David Peat est clair : face à des blocages et des résistances culturels, ils proposent d’« étendre la créativité au-delà des sphères auxquelles elle est traditionnellement confinée »12. Si, au fil du temps, la littérature s’est écartée de la sphère scientifique ; à l’inverse, il y a le constat que la science s’est éloignée de la sphère créatrice. Ils montrent que le changement d’objet d’étude en physique a révélé la nécessité de concevoir la science dans son rapport à la créativité. Leur argument est que « la perception dans la science moderne, surtout en physique, se produit essentiellement par le biais de l’esprit, c’est là que l’intention et la disposition intimes affectent le plus fortement ce qui est vu. »13 En effet, que ce soit le voyage sur la Lune que nous propose Kepler au tout début du XVIIe siècle dans un récit de rêve intitulé Le songe ou astronomie lunaire14 ou la chevauchée sur un rayon lumineux imaginée par Albert Einstein au XXe siècle, ces deux fictions se fondent sur un acte imaginaire et créatif qui dépend essentiellement de la disposition intérieure de l’observateur. Dans ces exemples, la fiction compense les failles des techniques d’observation. Ce que l’œil physique ne peut pas voir (l’infiniment petit et l’infiniment grand) est assumé par l’œil de l’imagination. À la lumière des théories mystiques, on pourrait dire que la pensée de Bohm et de Peat décrit intuitivement ce que la tradition mystique arabe nous enseigne : l’œil physique accorde une confiance aveugle aux apparences extérieures tandis que l’œil de l’imagination peut susciter une foi profonde dans l’invisible, comme notamment celle d’Einstein. Cette distinction théorique n’est pas une séparation de fait. « Il s’agit en l’espèce, explique Ibn ‘Arabi, d’une science ténue, [c’est-à-dire] de la science qui permet de distinguer entre deux sortes d’yeux ou de vues. »15

À celui qui sait discerner, à celui qui a toute confiance dans ce qui lui vient à l’esprit, Dieu promet de le guider : « Celui qui s’arrête à l’image est égaré, et celui qui s’élève depuis l’image jusqu’à la réalité est bien dirigé »16. Aurait-il à peine confiance qu’il serait tout de même aidé : « Et si la pensée qui te vient à l’esprit te laisse confus et si tu n’as pas pleine confiance dans la station où tu te trouves, eh bien Dieu fait passer à travers la forme de l’existence que tu appréhendes une image-symbole grâce à laquelle tu t’élèves et progresses vers ce que nous venons de dire »17. Il s’agit donc de préserver la fiabilité des images mentales de toute confusion avec une conduite solipsiste, fantaisiste et délirante, déconnectée du réel qui précisément englobe le visible et l’invisible, les formes et les informations, le matériel et l’immatériel. Est-ce à dire que la réalité perçue est une création imaginaire au sens d’irréel ou que l’homme ne construit que de vaines fictions ? Dans quelle mesure l’imagination peut-elle créer des formes sensibles et révéler des informations latentes et réelles ? Ou, pour reprendre la formulation d’Ibn ‘Arabi, « la faculté imaginative a-t-elle la possibilité de produire une forme sensible réelle ? »18

Ibn Arabi (1165-1240) poète, soufi, métaphysicien et philosophe. Il développe une doctrine de l'Être absolu (Wahdat al-wujud), une philosophie panthéiste, traitée dans ses ouvrages: - Les Illuminations de la Mecque (Al-Futūḥāt al-Makkiyya)

Au tournant du XXe siècle, la physique propose un nouveau regard sur la réalité. Suite à l’idée de « quantification de l’énergie » formulée par Max Planck en 1900, Albert Einstein décrit cinq ans plus tard la nature discrète de la lumière qui peut alors être divisée en un nombre fini de « quanta d’énergie »19. Puis, en 1913, Niels Bohr avance que cette discontinuité des échanges d’énergie entre matière et rayonnement se retrouve au cœur de l’atome. Dans le monde subatomique, les échanges d’énergie s’effectuent par paquets d’énergie ou quanta. En 1923, Louis de Broglie affirme que toute matière a une nature ondulatoire. Ainsi, explique Jacqueline Bousquet, « la physique nous dit qu’une particule est à la fois particule et onde. [...] Selon la façon dont nous allons interroger la matière à son niveau ultime, elle se comportera tantôt comme une particule, tantôt comme une onde avec ses propriétés, c’est-à-dire la représentation d’une probabilité de trouver la particule à tel endroit ou à tel autre, et la possibilité pour cette particule d’exister dans d’autres univers ou dans d’autres dimensions.»20 Principe connu sous l’expression de la « dualité onde-corpuscule » qui fonde la mécanique quantique. La particule est alors décrite par une fiction mathématique appelée « fonction d’onde » qui code sa densité de probabilité. Toutefois cette fiction mathématique n’a de fiable que ce que l’observateur nous rapporte de sa mesure expérimentale, de son témoignage dirait Ibn ‘Arabi. L’interprétation des phénomènes quantiques fait autant question que l’interprétation des phénomènes spirituels. Les fictions, fussent-elles scientifique ou mystique, suggèrent donc un ordre ou une architecture du réel qui, pour exister, oblige chaque chercheur à participer en tant que sujet, lui aussi témoin et créateur des dimensions de l’univers suggéré. Autrement dit, l’avènement de la physique quantique se concrétise avec l’idée d’un principe d’ordonnancement invisible du monde.

Les mathématiques et la physique conceptualisent ce principe à travers la notion de champ. En 1861, Maxwell oublie les corps et propose à travers la notion de champ de voir l’interaction entre les corps comme une réalité. Il détermine donc la notion de champ comme la perturbation de l’espace qui en chaque point est un potentiel de force indépendant des corps qui peuvent s’y trouver. Inspiré par les théories mathématiques de son contemporain britannique Arthur Cayley, il écrit un poème adressé au comité d’abonnés qui avaient la charge du fonds pour le portrait de Cayley. Contrairement au portrait pictural de Dickenson qui ne peut rendre compte de l’imaginaire mathématique de son confrère, Maxwell loue la faculté du mathématicien à imaginer des symboles et à créer de nouveaux univers. « The symbols he hath formed shall sound his praise, / And leade him on thought unimagined ways / The conquests new, in words not set created »21.

Il fait notamment référence à ses travaux sur la géométrie analytique à n dimensions, à la théorie des matrices et à la théorie des déterminants. L’intuition que Diderot partage dans une lettre du 15 octobre 1759 adressée à Sophie Volland au sujet d’une interaction spirituelle entre les corps vivants est clairement formulée en 1874 dans ce poème de Maxwell à travers la description des vecteurs orientés dans l’espace et présentés comme des esprits informes : « unembodied spirits of direction »22. Si ce poème est avant tout la traduction métaphorique de ses pensées scientifiques, il annonce déjà ce qu’Einstein énoncera clairement : « le champ est la seule réalité »23. Contemporain de Cayley avec lequel il formula un théorème, Hamilton présente, vers la fin des années 1860, un nouveau traitement du mouve- ment fondé sur les ondes plutôt que sur les particules (théorie d’Hamilton et Jacobi). Ainsi, le concept de champ exprime-t-il un nouveau regard sur le monde. Lorsque Einstein en déd auit par la suite que « dans cette nouvelle sorte de physique, il n’y a aucune place pour à la fois le champ et la matière », il suppose qu’une particule est « une densification d’un champ »24. Autrement dit, « le champ, précise Jacqueline Bousquet en note, est une région de l’espace affectée par la perturbation créée par la présence de masses, de charges électriques ou d’autres agents physiques. Les champs sont des modèles élaborés pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »25.

Si le champ électromagnétique décrit par les équations de Maxwell fait apparaître des interactions invisibles et nous dit quelque chose du vivant, les poèmes de Maxwell suggèrent davantage : l’évocation de formes invisibles qui nous enseignent par visions, rythmes et rimes invite à la contemplation du vivant. Les corrélations imaginées dans le poème ou dans l’esprit du lecteur structurent un univers. Elles sont perceptibles car elles font écho à une musique intérieure et elles se mesurent par rapport au rythme du vécu. La Lorelei de Maxwell, par exemple, esprit féminin de la mélodie (« a spirit of melody »), symbolise notre interaction avec les formes et l’informe. C’est, comme le titre du poème l’indique, « sur l’air de la Lorelei » (« To the air of Lorelei ») que la poésie crée un espace à n dimensions et qui n’a de réalité que selon notre capacité à mesurer cet espace imaginaire. La mesure, ici, est une écoute qui fait preuve de justesse : pour enten- dre les enseignements de la nature, pour contempler l’harmonie sacrée (« harmony holy »), le poète doit aussi entendre et reconnaître la confusion qui l’habite, la discordance des voix. Sans cette mesure et cet accord primordial – que l’on pourrait définir comme une interaction harmonieuse entre soi et le monde – le poète ne peut prétendre à un voyage dans l’imaginaire et à un enseignement ésotérique : « Their voces are music for ever, / And join in the mystical strain »26.

Ces « accordailles » mystiques, pour reprendre l’idée d’Ibn ‘Arabi, créent un chant symbolique qui n’a qu’un seul auteur : celui qui ne cherche pas à mimer le monde mais à le mesurer. Chant qui n’existe que le temps de la mesure et de la présence consciente au monde. La physique quantique nous apprend que mesurer c’est perturber, transformer ; le poème de Maxwell célèbre les formes de la nature qui nous émeuvent par résonance (« musical flow ») et montre qu’en retour, notre mesure est créatrice d’une forme poétique et d’un sujet. Cela signifierait que le transfert d’informations s’opère par résonance. Au fond, la poésie de Maxwell est une herméneutique avant la lettre de ce que représentent les champs morphiques de Rupert Sheldrake27.

Lecture d'un extrait d'un poème du physicien mathématicien victorien James Clerk Maxwell intitulé "Recollections of a Dreamland". 

Ce type de champ se manifeste par résonance et transmet des informations mentales et psychiques. Il n’est donc pas sans répercussion émotionnelle dans l’esprit de l’observateur comme par exemple en témoigne Ibn ‘Arabi dans l’un de ses poèmes mystiques : « Secoué d’émotion / Par l’harmonieuse mélopée du chantre »28, le poète mystique entre ainsi dans la « réalité de l’intermonde » (barzakh). Ici, l’interaction avec le Réel, avec Dieu, n’est pas immédiate. Elle se réalise par l’intermédiaire des « images-symboles », qui, comme le zéphyr oriental, portent en elles les enseignements divins. Plus elles sont harmonieuses, plus les formes sont belles, plus elles suscitent une attirance. Cette attraction, déterminée comme une loi qui régit le principe de vie, est à l’origine des désirs de l’amant. Désignée dans les poèmes d’Ibn ‘Arabi par les différents degrés de l’amour, elle est réciproque. « L’amour, note-t-il dans Le Traité de l’amour, est ce rapport / Qui concerne aussi bien l’homme que Dieu, / Bien que notre science / Ignore cette relation »29. Il n’y a donc pas de connaissance subtile sans amour, c’est-à-dire sans « interattraction » (Maurice Gloton)30. Cette interattraction amoureuse est à la métaphysique mystique d’Ibn ‘Arabi ce que l’interaction des corps est à la physique quantique. Toutes deux expriment un potentiel de vie, actualisent un rapport possible à l’absolu pour ne pas dire à Dieu. Dans la tradition musulmane, cette attraction est présentée comme un postulat impossible à démontrer. Toutefois, dans L’Interprète des désirs, le poète relève le défi et, sur le modèle de la poésie courtoise, partage son attrait grandissant pour une femme nommée Nizham. Le mot arabe, traduit par « accordailles » sous la plume de Maurice Gloton lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le recueil comme nom commun – ce sont les vers mis en exergue de cet article –, signifie harmonie et renvoie à l’union des contraires. Dans les poèmes, Nizham est une image-symbole qui, par son pouvoir de suggestion, subjugue celui qui la contemple et, par la beauté de ses formes, attire l’amant en quête d’harmonie. Cela signifie implicitement qu’aucun poème ne s’écrit, aucune connaissance de l’harmonie n’est accessible à celui dont la disposition intérieure ne tend pas vers l’amour : « L’amour, précise Ibn ‘Arabi dans son traité, est l’une des affections caractéristiques de la volonté, »31 caracté- ristique, oserai-je dire, de « l’intention et de la disposition intimes [qui] affectent le plus fortement ce qui est vu » (David Bohm et David Peat). Sans doute qu’ici il pourrait être comparé à la passion du chercheur scientifique. Je pense, par exemple, à celle d’un Kepler lui aussi en quête d’« harmonie du monde », notamment du monde lointain et invisible à l’œil nu. Il n’y a donc de désir ardent qu’en l’absence de l’aimé ou, comme l’explique Ibn ‘Arabi, « on s’imagine que l’objet de l’amour a une existence effective alors qu’il est une pure potentialité. L’amour s’attache à le considérer comme présent dans un individu. Dès que l’amant voit l’aimé, son amour se renouvelle afin que persiste cet état dont il aime l’existence effective et qui a cet individu pour origine. C’est pourquoi l’objet de l’amour reste sans cesse en puissance d’être, même si la plupart des amants n’en ont pas conscience, à la seule exception des gnostiques qui connaissent les réalités fondamentales [de l’amour] et les conséquences qui lui sont inhérentes. »32 Cette loi d’attraction expliquée par la métaphore de l’amour a plusieurs corollaires métaphysiques que j’aborderai brièvement.

En premier lieu, elle manifeste un état d’âme, une sorte d’affliction déchi- rante, en l’occurrence l’état de l’amant mystique qui simultanément désire et patiente. Selon Ibn ‘Arabi, cette disposition paradoxale ne s’éprouve que dans l’intermonde ou « monde imaginal » comme une étape dans l’ascension spirituelle, dans l’accès à la connaissance. Appréhender le Réel par l’œil de l’imagination est une manière de sortir des paradoxes, des dualités ou des confusions car l’imagination relie et unit par symbole. Dans le cinquième poème intitulé par Maurice Gloton « Désir insatisfait », la patience et le désir sont comparés à des lieux de halte : « Le désir ardent s’élève serein / Et ma résignation parcourt la plaine. / Alors je me trouve entre le plateau de Najd / Et la basse et torride Tihâma ». Le poète commente lui-même ses vers en ajoutant : « Me voici donc entre ces deux états dans une condition intermédiaire (barzakh), cause d’affliction »33

Ibn 'Arabi, Ecoute, ô bien-aimé, musique : Lisa Gerrard.

J’ajouterai à ce commentaire que l’expérience simultanée, paradoxale, de deux états contraires est certes douloureuse mais fondamentale à l’ordonnancement harmonieux du monde car elle nous confronte à l’indéterminé, à une présence non encore existante. Imaginons une métalepse, à la manière de Genette34 où le poète mystique ferait l’expérience de la fiction quantique du poisson soluble 35. Celle-ci consiste à vouloir pêcher un poisson dans une mare à l’eau si trouble qu’on ne peut rien y voir et à croire que le poisson est dissous dans tout le volume d’eau, c’est-à-dire non-localisé, tant qu’il n’est pas pêché. Le physicien quantique ne parlerait alors que d’une « potentialité de poisson ». Mais dès lors qu'il le pêche, le poisson s'actualise (« réduction du paquet d'ondes »). De la même manière, on pourrait alors dire que le Bien-Aimé est un poisson soluble et la rencontre amoureuse s’effectue au moment où il mord à l’hameçon. Cela pour dire, avec les termes d’Ibn ‘Arabi, que « l’amour ne s’attache qu’à une chose en puissance d’être ou virtuelle, non actualisée ou encore non existante dans un être au moment de cette affection volontaire. »36

En second lieu, et par conséquent, ce principe d’indétermination fondamental à l’expérience de l’amour autant qu’à la théorie quantique37, est une prédisposition imaginaire, nécessaire à la rencontre, instant théophanique par excellence. En écho au cinquième poème, abordé ci-dessus, le cinquante-cinquième poème, bien qu’intitulé lui aussi « Désir insatisfait » par le traducteur (sans plus d’explication), suggère que l’indétermination s’intensifie jusque dans la rencontre. L’insatisfaction demeure car le désir n’en est que plus fort, représenté comme une figure exponentielle de l’amour absolu et infini. Le poète conclut par ces vers : « On n’échappe pas à une extase / Qui se trouve en affinité / Avec la beauté s’intensifiant / Jusqu’à l’harmonie (nizham) parfaite »38 – harmonie enfin dévoilée dans les derniers vers de ce parcours imaginaire. Les effets de cette attraction amoureuse sur l’imaginaire du poète mystique sont notoires. D’un poème à l’autre, la patience est récompensée par l’extase. Le poète sort de sa condition humaine, libéré de sa résignation, de ses peurs et de ses soupirs. Ses aspirations répétées prennent forme dans les rencontres de plus en plus sublimes. Parvenu à ce point de rencontre, est-il seulement possible pour nous, lecteurs, de comprendre ces vers déconcertants : « Sa rencontre produit en moi / Ce que je n’avais point imaginé. / La guérison est un mal nouveau / Qui provient de l’extase. »39 ? En arabe, l’extase est désignée par le mot wajd dont le doublet wujûd est souvent utilisé par Ibn ‘Arabi dans le sens d’existence. La racine W J D exprime l’idée de trouver ou se trouver. Ainsi, les réalités divines « se trouvent » dans l’extase, désir intense de l’amant qui « persiste, témoigne le poète, dans l’absence et la présence ». Ces réalités me font penser à la définition que propose Étienne Klein de la notion de vide : « il n’est plus un espace pur, encore moins un néant où rien ne se passe, mais un océan rempli de particules virtuelles capables, dans certaines circonstances, d’accéder à l’existence. Le vide apparaît ainsi comme l’état de base de la matière, celui qui contient sa potentialité d’existence et dont elle émerge sans jamais couper son cordon ombilical. »40 Il explique le passage de la potentialité d’existence à la réalisation matérielle par la collision de deux particules qui offrent alors « leur énergie » au vide quantique et deviennent réelles.

Du point de vue d’Ibn ‘Arabi, ce passage s’effectue par l’imagination, qui, selon Henri Corbin, est en fait un « champ »41. Dans la métaphysique d’Ibn ‘Arabi, l’imagination est une science qui, loin de nous induire en erreur, nous rapproche de la vérité. La « fonction psycho-cosmique » de l’imagination, telle que l’énonce Henri Corbin pour exposer la pensée d’Ibn ‘Arabi, met l’accent sur sa fonction d’intermédiaire entre le monde des formes et le monde de l’information. Si l’imagination produit des fictions, en littérature elles sont ce que Jean-Marie Schaeffer appelle des « exemplifications virtuelles d’un être-dans-le-monde- possible » dans le sens où elles donnent une forme immatérielle à un « être-dans- le-monde-possible » qui n’a de valeur qu’à proportion de la fiabilité partagée par plusieurs sujets, c’est-à-dire de leur capacité à se fier aux fictions créées. Ce processus d’actualisation des possibles est d’autant plus objectif et fiable qu’il est compris par une même communauté interprétative de lecteurs. Cependant la science de l’imagination, théorisée par Ibn ‘Arabi dans plusieurs ouvrages et notamment dans le chapitre 63 des Conquêtes spirituelles de la Mecque, s’attache davantage à la dynamique propre à ce champ plutôt qu’à ses effets (comme la fictionnalité). Définie comme un champ, à savoir comme le propose Jacqueline Bousquet un « modèle élaboré pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »42, ou comme le propose Henri Corbin un intermédiaire, l’imagination « symbolise avec les mondes qu’[elle] médiatise »43.

Associée à l’aspect psychologique de sa fonction, elle n’est donc pas seulement, comme le propose Jean-Marie Schaeffer, « un processus mental qui donne naissance à des représentations » dont je préciserais que le référent n’est pas nécessairement visible dans le monde physique. Cette puissance imaginative liée au sujet imaginant relève de « l’imagination conjointe » qu'Ibn 'Arabi distingue de « l’imagination dissociable du sujet, ayant une subsistance en elle-même »44 que l'on peut observer dans les songes ou les visions. «  Le propre de cette imagination conjointe, précise Henri Corbin, est d’être liée au sujet imaginant, et de disparaître quand il disparaît. Quant à la seconde, l’imagination séparable du sujet, elle a une réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis. »45

Henry Corbin dans sa bibliothèque en 1973.

réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis. »45 La première naît d’une faculté représentative ; la seconde naît d’une faculté créatrice. Pour cette dernière, « le cœur du gnostique projette ce qui se trouve réfléchi en lui (ce dont il est le miroir), et l’objet sur lequel il concentre ainsi sa puissance créatrice, sa méditation imaginante, fait son apparition comme ayant une réalité extérieure, extramentale »46. À cet instant, le sujet n’est pas dans une attitude mimétique. Il fait l’expérience d’une intention orientée, d’une méditation ou, en arabe, d’une  hymma, « terme, précise Henri Corbin, dont nous pouvons peut-être au plus nous représenter le contenu, si nous lui donnons comme terme équivalent le mot grec enthymesis qui signifie l'acte de méditer, concevoir, imaginer, projeter, désirer ardemment, c'est à dire avoir présent dans  le Θυμος, qui est force vitale, âme, cœur, intention, pensée, désir ».47

Associée à l’aspect cosmique, l’imagination est définie comme un processus cosmogonique, théogonique. Ici, précise Henri Corbin, « il faut penser plutôt au processus d’une illumination croissante, portant graduellement à l’état luminescent les possibilités éternellement latentes dans l’Être divin originel »48. Dans Les Conquêtes spirituelles de La Mecque, Ibn ‘Arabi précise : « Dieu a fait cette imagination de lumière [...]. Cette lumière pénètre dans la pure non existence pour lui donner une forme existante »49. Or, tout récemment, Jacqueline Bousquet résume l’évolution de la recherche en sciences et note : « nous avons essayé d’appréhender le réel en cherchant à aller plus loin que ce que nous révèlent nos sens. La physique a dématérialisé la matière et démontré que cette dernière procède de l’immatériel. Elle est en réalité de la lumière condensée, de l’énergie en perpétuelle interaction»50. De même, plusieurs chercheurs scientifiques du XXe siècle (Weyl Hermann, Ovrut Burt et Wolfgang Pauli) font l’hypothèse d’une contrepartie psychique des constituants de la matière qui fait écho à cet aspect psychologique de l’imagination définie par Ibn ‘Arabi. Ce que nous enseigne la science de l’imagination se vérifie donc avec les expériences de pensées de la théorie quantique. Le réel et la vie ne se limitent pas à la matière et ne s’opposent pas à l’imaginaire. Il faudrait plutôt dire, avec Henri Corbin, que « la réalité est bien elle-même une apparition théophanique dont la forme réfléchit la forme de celui à qui elle apparaît et qui en est le lieu, le medium. [Dire cela] c’est la valoriser au point d’en faire l’élément de la connaissance de soi »51.

Notes 

 

  1. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, trad. Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 2012, p. 110.
  2. Je reprends ici le titre d’un ouvrage de Jacqueline Bousquet (docteur en endocrino- logie, biophysique et immunologie, chercheur au CNRS et décédée en 2013) cité dans la suite de l’article.
  3. À ce sujet, on pourra par exemple lire le numéro 6, « Tombeaux de la littérature », publié dans la revue en ligne de Fabula, LHT.
  4. Cité par Jacqueline Bousquet, Au cœur du vivant, version livre électronique, consultable sur arsitra.org., 2009, p. 27.
  5. Ibid., p. 68.
  6. Ibn ‘Arabî, De la mort à la résurrection, trad. Maurice Gloton, Albouraq, 2009, p. 139. Dans cet ouvrage, Maurice Gloton propose une traduction des chapitres 61 à 65 de l’une des œuvres majeures d’Ibn ‘Arabî : Les Conquêtes spirituelles mekkoises ou Al-Futûhât al-Makkiyya. Le terme arabe al-khayâl est traduit ici par « Imaginal », il peut aussi se traduire par imaginaire.
  7. Jean-Marie Schaeffer, « De l’imagination à la fiction», Vox Pœtica, vox- pœtica.org/t/articles/schaeffer.html., consulté le 30 avril 2013.
  8. Jacqueline Bousquet, , p. 60.
  9. Ibn ‘Arabi, Le Livre des contemplations divines, trad. M. Gloton, Paris, Actes Sud, 1999, p. 51-52.
  10. L’expression est fort bien décrite et expliquée dans l’ouvrage de David Bohm et David Peat, La Conscience et l’univers, Monaco, Éditions Alphée, 2007, p. 104-216. Il faut toutefois préciser que cette terminologie scientifique est récente et qu’au XVIIe siècle, Kepler écrit L’Harmonie du monde en contemplateur plus qu’en observateur. Dans son introduction, il note : « J’ai consacré aux contemplations Astronomiques la meilleure partie de la vie, [...] par Dieu le Meilleur, le plus Grand, qui avait inspiré la pensée, qui avait excité un immense désir ayant prolongé la vie et les forces de l’esprit » (L’Harmonie du monde, trad. Jean Peyroux, Bordeaux, impr. Bergeret, 1979).
  11. David Bohm et F. David Peat, La Conscience et l’univers, , p. 250.
  12. David Bohm et F. David Peat, , p. 67.
  13. Lire à ce sujet l’analyse stimulante de Frédérique Aït-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.
  14. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 144.
  15. Ibn ‘Arabi, Le Livre des contemplations divines, , p. 94.
  16. Ibn Arabi, , p. 94.
  17. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 147.
  18. En physique, un quanta est une quantité minimale d’énergie pouvant être émise, propagée ou absorbée.
  19. Jacqueline Bousquet, , p. 34.
  20. James Clerk Maxwell, « To the Committee of the Cayley Portrait Fund », publié sur http://www.pœmhunter.com/pœm/to-the-committee-of-the-cayley-portrait-fund/, consulté le 22 mai 2013. « Les symboles auxquels il a donné forme apparaîtront comme des éloges / Et, par des chemins inimaginables, l’amèneront / À conquérir de nouveaux mondes, non encore créés ».
  21. James Clerk Maxwell, Littéralement : incarnés ».
  22. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  23. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  24. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  25. James Clerk Maxwell, « To the Air of Lorelei », publié sur http://www.pœmhunter.com/pœm/to-the-committee-of-the-cayley-portrait-fund/, consulté le 22 mai 2013. « Leurs voix sont à jamais une musique, / Et participent au chant mystique ».
  26. Rupert Sheldrake, A new science of life : the hypothesis of morphic resonance, Toronto, Park Street Press, 1981.
  27. Ibn ‘Arabi, “Accueillant jardin”, L’Interprète des désirs, , p. 342.
  28. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, trad. Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 1986, p. 27.
  29. Maurice Gloton, “Introduction”, L’Interprète des désirs, , p. 34.
  30. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, , 1986, p. 62.
  31. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, ibid, p. 12.
  32. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 111.
  33. Gérard Genette, Métalepse, Paris, Le Seuil, 2004. Pour conclure, Genette cite Borges qui cite Carlyle, page 132 : « En 1833, Carlyle a noté que l’histoire universelle est un livre sacré, infini, que tous les hommes écrivent et lisent et tâchent de comprendre, et où, aussi, on les écrit ». De la même manière, cette conclusion suppose que le livre sacré est une potentialité infinie de livres.
  34. Patrick Trousson, Le recours de la science au mythe : pour une nouvelle rationalité, préface de Gilbert Durand, Paris, L’Harmattan, 1995. Lire notamment la page 83 pour la description de cette expérience imaginaire.
  35. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 35.
  36. Principe énoncé par Werner Heisenberg en 1927 : l’état des systèmes quantiques ne peut pas être décrit avec exactitude, parce que l’observation de la position modifie l’impulsion du système et inversement. C’est donc l’idée que l’on ne peut pas connaître simultanément la position et la vitesse d’une particule.
  37. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 533.
  38. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 533.
  39. Étienne Klein, « Le monde selon Étienne Klein », « Le vide quantique et les paradis fiscaux », diffusée le 11.04.2013 sur France Culture, http://www.franceculture.fr/emission-le-monde-selon-etienne-klein-vide-quantique-et- paradis-fiscaux-2013-04-11, consulté le 24 mai 2013.
  40. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, préface de G. Durand, Paris, Éditions Médicis-Entrelacs, 2006, p. 229.
  41. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  42. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, , p. 230. Henri Corbin, ibid., p. 232.
  43. Henri Corbin, , p. 232.
  44. Henri Corbin, , p. 232.
  45. Henri Corbin, , p. 236.
  46. Henri Corbin, , p. 235.
  47. Henri Corbin, , p. 229.
  48. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 150.
  49. Jacqueline Bousquet, , p. 122.
  50. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, , p. 245.

 

 

 

 

 

 

Un article publié dans TrOPICS, en 2013.




Jacques Ancet, Perdre les traces

Jacques Ancet, né un 14 juillet 1942 à Lyon, est l’une de ces grandes voix de la poésie française d’aujourd’hui qui jamais ne laisse indifférent et dont chaque nouvelle parution est toujours une surprise voire un ravissement pour le lecteur assidu, conquis.

Auteur de plus d’une soixantaine d’ouvrages, également traducteur reconnu et respecté (Saint Jean de la Croix, José Angel Valente, Luis Cernuda) et essayiste (Bernard Noël) – l’œuvre de Jacques Ancet se caractérise d’abord par sa régularité et sa constance ( d’exemplarité) et sa justesse de ton, dont la formulation verbale ou autrement sémantique, ne vaut ni pour apparat suranné, ni pour simple circonstance d’appoint ; mais qui puise plutôt son inspiration dans la longue respiration du poète « transporté »  (transbordé) par les éléments d’un monde presque ouvert à l’infini ,avec en toile de fond la précision des termes, afin de définir le temps ou l’autre temps qui se déroule (roule) sur lui-même dans un espace (bordé) délimité, par la profondeur de l’interrogation, comme en témoigne encore son dernier recueil intitulé « Perdre les traces ». Un titre éloquent et juste pour s’enquérir d’un MOI fécond, et qui finalement ne doit rien à personne.

Parfois il voit la lumière :     elle vient sans qu’il
l’attende.   Elle est là sur une feuille,   sur le
sol ou sur les doigts.   Il ne compte plus. Les
nombres    se sont perdus. Il attend         pro-
nonce un mot – et l’oublie. 

Les traces – P.16

Jacques Ancet, Perdre les traces, éditions la Rumeur libre, 163 pages, 17 euros.

Une lumière en effet qui se fait attendre, désirée  en contradiction avec elle-même –sa destinée sous-jacente – se croyant souveraine et invincible ; comme au détour d’un regard inquiet formaté par les nombres, mais qui oublie que l’ombre est souvent au rendez-vous de la quête insondable, irrévélée.

 

Il arrive au bout. Il va  tourner la page, au
sens propre,        au sens figuré aussi.

                                                                P.17

 

Mais quel est-il donc ce double sens finalement , qui se croit être à la croisée des chemins, sans jamais révéler ce qu’il est réellement, de crainte de laisser apparaître de nouveaux « monstres » plus terrifiants, fussent-ils fantomatiques et impalpables hormis dans la conscience dévastée par une trop longue attente.

 

Un peu de vent    pourrait l’aider.

                                                           P.17

Juste un peu de vent, éphémère, passager pour exprimer « le dit du dit » ou inversement le non-dit de l’épreuve insondable. D’ailleurs :

 

Il continue à parler   mais il sait de moins en
moins.        Ce qu’il voit, ce qu’il écoute    qui
vient, l’éblouit, l’aveugle,      couvre le bruit de
sa voix        un appel, un cri, un feu     crépitant,
mais d’où venu ?

                                                        P.22

 

L’indécision conforte alors l’incertitude dans un ballet qui n’a rien d’anodin ; « un appel, un cri, un feu »  marquant les différences, amplifiant les écueils existants. Ne plus rien entrevoir, percevoir de limpide. « Mais d’où venu ?».

 

Et pourtant, qui parle en lui ?
Obscure, une bouche s’ouvre
des mots qu’il ne comprend pas,
des phrases sans suite. Il parle
quand il veut se taire. Il sent
dans le jour venir la nuit.
Il voudrait se taire. Il parle. 

P.33

 

Le cri ?

Un cri qui ne cesse d’obscurcir l’espace. Un cri strident ou paradoxalement silencieux qui se veut aussi la maladroite formulation (juxtaposition) d’une autre attente plus désirable et discernable – persistante – à la lisière, d’un destin serein

qui ne serait plus que le silence de SOI ou de l’AUTRE. Comme aussi bien la solitude que le poète arpente et combat de toutes ses forces, depuis des lustres, sans jamais toutefois  pervertir « la courbe de la vie » qui lui est humblement offerte pour exprimer ses mots au  – quotidien -.

La solitude, dit-il,
comme une salle d’attente
où attendre sans savoir. 

                  p. 63

 

JE, TU, Il, « il est trop tard ;  on y est ». Mais où ? Rien de plus incertain que de définir le « point d’achoppement », là où les mots font souvent naufrage dans un cri sans limite – un vide abyssal.

 

Comme sur une page vide
les mots qui souvent se taisent
et qu’est -ce qu’on entend alors
dans le silence qu’ils font ? 

                      P.69

 

Rien ?

Ecrire admettons-le n’est jamais que l’espace clos de sa propre nudité, nichée derrière une vitre sans tain dont les reflets floués libèrent une ombre plus sombre encore, que la main qui la porte (la transporte) pour simplement écrire des mots las, qui font naitre et renaitre – cette peur – que le poète n’a plus la force d’affronter et de chasser hors de son corps, de sa mémoire inquiète.

C’est la peur. C’est quelque chose de sale.
La peur -P. 93

Ni pluie, ni pensée. Quoi d’autre ?
quelqu’un respire à côté,
on l’entend parler, se taire.
La nuit vient de s’allumer.
Quelque chose est là, qui tombe
on ne voit rien, quelque chose,
ni la pluie, ni la pensée. 
La pluie – P 110

 

Quelqu’un ? Quelque chose ? La pensée ? Ou plutôt une pensée qui viendrait conjurer la hantise du JE/MOI – une pensée subtile (sauvegardée) cela va de soi, et qui possèderait l’ultime pouvoir d’intervertir les termes de la raison troublée ; de l’extérieur à l’intérieur, du vertical à l’horizontal, sans jamais là encore déranger les éléments, car rien de plus aventureux et destructeur,..

 

Que mettre alors sous son nom ? 

(question)

Cet impossible à saisir ? 

(réponse)

Cette épine qui s’enfonce ?  P.145

(fatalité)

 

Vraisemblablement ce recueil- là se veut-il la synthèse concordante d’un long parcours intérieur à la croisée de tous les chemins, aussi bien ceux que l’on emprunte « candide à soi-même », ou « apeuré de l’autre », comme si au bout du compte la solitude n’était qu’un oratoire de plus pour clamer son innocence perdue au travers de laquelle le temps défilerait à l’envers sans se soucier de sa vraie durée.