Voix d’encre numéro 65

Sobre, élégante, la revue Voix d’encre est également une maison d’édition. La revue paraît deux fois l’an, au printemps et à l’automne.

Sobre, élégante, la revue Voix d’encre est également une maison d’édition. La revue paraît deux fois l’an, au printemps et à l’automne. Ce numéro 65 est donc un numéro d’automne. Il s’ouvre sur un hommage de Hervé Planquois à Jandek, un musicien américain de l’extrême à propos duquel Hervé Planquois n’hésite pas à parler de « psychédélisme cistercien ». Douze poèmes, comme douze « adresses », si « l’esprit du chant » est bien de « révéler/ depuis un fond inconnu/ les racines de notre condition. » Mais s’agit-il seulement de la musique de Jandek ?

Béatrice Libert, elle, dans son ensemble « TRANSPARENCE et autres poèmes », cherche peut-être à atteindre la simplicité « du lilas ce poème qui se débat/Contre lui-même et contre toi »… Le poème fait « Volte-face », il n’est que « le vide précaire d’une forme poétique ».

(…) tes pensées
Vont sans guidon ni boussole
Elles n’obéissent à personne
Ni à quoi que ce soit
Pas même à toi

Voix d’encre numéro 65, Août 2021, 64 pages, 12 €.

Paul Roddie propose trois ensembles : « IODISATION », « Suite hiémale » et « Aphorismes ». Les deux premiers évoquent des forces naturelles plus puissantes que celui qui les côtoie, l’océan et l’hiver. « (…) Comme la nature est discontinue : au moment même où je m’allonge sur mon lit d’édredon, à deux pas d’ici, dehors, dans la nuit infréquentable, l’étang continue de geler (…) » Le dernier, quant à lui, présente des maximes, des paradoxes, ou des questions, séparées par des astérisques. « C’est dans le flou artistique que les contours du poète se précisent. »

Giovanni Angelini, quant à lui, présente quelques extraits d’un recueil à paraître, Ce qui nous manque, et il les a intitulés COUPER DU BOIS. Laissons à sa poésie toute sa sensualité énigmatique :

Comme les forestiers
le cercle de cette clairière
augmente-les
par soustraction
           tes mots
ainsi tu ne les auras
pas volés. 

Mohammed El Amraoui a lui-même traduit de l’arabe un ensemble de poèmes qu’il a appelé LE VENT REND LES CHOSES PLUS CLAIRES. Il y parle, non sans tendresse ni humour, de ces absents qui le hantent, son père et sa grand-mère, morts, mais dont les paroles lui reviennent sur Satan, la mort, l’ange Azraël, le vent …

Et j’affirme alors
que le vent a au moins
l’avantage de rendre les choses
plus claires 

Camille Loivier, avec (IL FAUT CONTINUER DE CREUSER SOUS LES MOTS) propose cette méditation paradoxale sur « les mots absents » : « on est comme dans le noir avec eux/Quelque chose est là ». « il existerait d’autres langues »… Recherche d’un mot singulier « -un mot ajusté à ce que l’on éprouve- » « jusqu’à tomber/sur une langue qui ne voudrait rien dire » et « tomber dans l’oubli » avec elle ?... Beau vertige hésitant aux limites.

Jean-Michel Bollinger, lui, propose des « extraits » : PÉNOMBRES LAMPES ET LUMIÈRES, où se lisent l’absence, « Le jeu de l’enfant est plus sérieux/que la plus sévère correction » et surtout la nescience féconde du poète :

Il griffonne trois mots
et songe
qu’il ne sait pas encore
C’est peut-être ce désordre
le travail du poète.

Pour finir, Henri Perrier Gustin avec LE GRILLON PÈLERIN nous fait voyager au Japon, sous la pluie, l’eau se trouvant partout. On y découvre des temples, des auberges :

Ces bâtiments toujours renouvelés
murmurent l’âme d’un pays 

Et un regard étrange, étranger, se pose sur ces paysages, ces bâtisses, cet espace et ce temps qui sont ceux du voyage.

Les acryliques de Maurice Jayet, tout en nuances de gris, dialoguent avec l’énigme des poèmes en proposant des univers où peuvent, ou non, se reconnaître des formes.

L’ensemble du numéro 65 de VOIX D’ENCRE est donc une suite de voyages dans des imaginaires très différents les uns des autres … Très évocateurs, en tout cas, que d’autres mondes sont possibles.




Le noir de l’étoile : entretien avec le physicien Jean Paul Martin

L’infiniment grand et l’infiniment petit sont des domaines dans lesquels le scientifique repousse constamment les limites de la connaissance. Dans le champ de l’astrophysique et de la physique des particules, les notions d’infini et de fini se côtoient, de même que le rapport entre l’invisible et le visible. Ces domaines sont troublants, passionnels et ils questionnent.

Les peintres et les poètes, tous les artistes sont exaltés par ces mondes impalpables et mouvants qui centralisent tout un répertoire d’images archaïques relevant des forces cosmiques, de l’immensité et du profond mystère de l’Univers. Bachelard parle de la double profondeur du cosmos et de l’âme humaine.

Jean Paul Martin, chercheur en physique des particules (Directeur honoraire au CNRS et Directeur Scientifique Adjoint de l’Institut de Physique Nucléaire de Lyon, 1999-2002) est passionné d’art et de poésie. Il nous fait part ici de quelques-unes de ses réflexions sur le rapport science, art et poésie. Il s’appuie sur la réalité des connaissances scientifiques qui relèvent de son activité de recherche, tout en se référant à quelques-uns de ses collaborateurs et collègues, plus particulièrement à Jean-Pierre Luminet, poète et astrophysicien (Observatoire de Paris-Meudon) dont l’essentiel de l’activité scientifique porte sur ce que l’on ne voit pas, les trous noirs, la matière noire, l’énergie noire (quelquefois appelée énergie sombre) ou encore « les univers chiffonnés », c’est à dire l’architecture invisible du cosmos. Dans l’anthologie, qu’il dirige en 1998 avec Jean Oriset, il réunit les textes de poètes de tous les temps, « ces rêveurs d’univers » qui n'ont cessé d'interroger et de rêver le ciel : Virgile, Novalis, Rilke, Ponge, Réda, Maïakowski.

Jean Paul Martin.

L’entretien avec Jean Paul Martin est minutieusement détaillé, entrecoupé de moments de descriptions, de pauses réflexives où s’enrichissent et s’interrogent réciproquement, la science, l’art et la poésie.J’en rapporte ici quelques extraits.

∗∗∗

Tout d’abord, il serait intéressant que vous nous parliez de vos activités de recherche
En tant que physicien des particules, j’ai essayé de comprendre la structure fondamentale de la matière et ceci n'est possible que par une exploration de l’infiniment petit. C'est aujourd’hui par la notion d'expansion de l'Univers, issue de la théorie du Big-Bang, que l'on peut faire le lien entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.
J’ai toujours été un scientifique et il est intéressant de comprendre que le scientifique essaye de décrire le mieux possible la réalité du monde dans lequel il vit. Il ne cherche pas une vérité. Il cherche à décrire une réalité et il la décrit de mieux en mieux à mesure que les connaissances progressent. Telle est sa démarche. Pour aller dans l’infiniment petit, au-delà du noyau de l'atome, il doit utiliser des appareils (accélérateurs de particules) de plus en plus puissants. Vous savez que l’atome est formé d’un noyau entouré d'un nuage d'électrons. Le noyau est lui-même formé de protons et de neutrons, à leur tour formés de petites entités, les quarks. Ces particules, sont pour le moment considérées comme élémentaires. En fait le mot « quark » nous vient du roman de James Joyce Finnegans Wake. En effet un physicien théoricien américain du nom de Murray Gell-Mann, avait essayé, dans les années 60, d'établir une classification des quelques particules élémentaires qui avaient été alors découvertes. Il avait imaginé que les particules élémentaires qui constituaient les protons et neutrons du noyau étaient toujours par trois. Il venait de lire Finnegans Wake, et, dans la version originale, l'un des chapitres commence par un petit poème en rapport je crois avec le roi Marc du mythe littéraire médiéval « Tristan et Yseult » : Three quarks For Muster Mark ! / Sure he has not got much of a bark / And sure any he has it’s all beside the mark. Murray Gell-Mann avait donc décidé d'appeler « quarks » ces trois entités qui étaient toujours ensemble pour former, entre autres, les protons et les neutrons.
Progressivement, au cours du XXe siècle, on a découvert qu’il existe en fait six quarks, tous de masses différentes, qui furent nommés quark up, quark down, quark strange, quark charm, quark bottom (ou beauty) et quark top (ou truth).
En plus des quarks, il existe une deuxième catégorie de particules élémentaires qui sont appelées les leptons (au nombre de six également). Le plus connu est l’électron. Quarks et leptons sont les douze constituants élémentaires de la matière, les « légos de l'Univers ».
Il faut bien sûr des « ciments » pour lier ces constituants élémentaires, on les appelle des interactions. Celles qui s'exercent dans l'infiniment petit sont les interactions fortes, les interactions faibles et les interactions électromagnétiques. Dans l’infiniment grand c'est l'interaction gravitationnelle qui domine.
Dans l'infiniment petit le Modèle Standard de la Physique des Particules nous permet de comprendre la façon dont les douze particules élémentaires et les trois interactions (forte, faible, électromagnétiques) sont reliées entre elles.
La clef de voûte de ce modèle est le boson de Higgs découvert en 2012. Il nous permet de mieux comprendre la façon dont les particules élémentaires acquièrent une masse. Nous voici donc maintenant avec un légo de l'Univers bien avancé ! Je voudrais aussi préciser qu’à l’échelle atomique et subatomique ce sont les lois de la mécanique quantique qui permettent de décrire les interactions fondamentales dans le Modèle Standard.
On vit aujourd’hui, dans la quête de la connaissance, de la compréhension du monde, une séparation de la science et de la poésie, des arts en général, alors qu’ils ne cessent de s’enrichir, de s’influencer et de s’interroger réciproquement. Comment la poésie vient-elle faire alliance avec vos propres démarches de recherche, avec les outils que vous utilisez et avec le rapport que vous entretenez avec vos objets d’étude ?
Tout d’abord, je voudrais répondre à la question de la séparation des mondes scientifiques et de la poésie. Nous vivons actuellement dans une époque où la même personne ne peut s’imposer à la fois comme grand poète, grand scientifique et grand artiste comme ce fut le cas pour Léonard de Vinci qui était à la fois peintre, ingénieur et architecte, et qui passait librement d’un domaine à l’autre. Ce n’est que plus tard que les domaines se sont catégoriquement divisés.
Aujourd’hui nous sommes, pour la plupart, tous spécialisés. Au-delà de la spécialisation, il est essentiel de sortir du sillon dans lequel nous nous sommes enfoncés pour aller voir un peu le sillon d’à côté et pour essayer de voir les relations que l’on peut nouer avec une autre spécialité. Parce qu’il y a toujours, quand même, des influences que l’on ne voit pas forcément du premier coup. Avec un peu de recul, on voit qu’elles ont pu être importantes. C’est en particulier le cas dans le domaine « art et science » dans lequel je me suis rendu compte d’un certain nombre d’influences réciproques.
Voici à titre d’exemple, deux points que je trouve très intéressants.
Je pense tout d’abord au paradoxe d’Olbers formulé en 1823 dans l’ouvrage  La transparence de l’espace cosmique comme suit :  « S’il y a réellement des soleils dans tout l’espace infini, leur ensemble est infini et alors le ciel tout entier devrait être aussi brillant que le Soleil ». Ce paradoxe peut être aujourd’hui résumé par la question suivante : pourquoi le ciel est-il noir la nuit alors qu’il y a dans notre galaxie des milliards d’étoiles ? Il avait déjà été formulée par d’autres avant lui, en particulier par J. Kepler et plus tard E. Halley. Ce paradoxe d’Olbers est très intéressant et l’explication a été donnée d’une façon juste, mais sans preuve, quelques années plus tard par Edgar Poe dans son essai intitulé Eurêka : « Si la succession des étoiles était illimitée, l’arrière-plan du ciel nous offrirait une luminosité uniforme, comme celle déployée par la Galaxie, puisqu’il n’y aurait absolument aucun point, dans tout cet arrière-plan, où existât une étoile. Donc, dans de telles conditions, la seule manière de rendre compte des vides que trouvent nos télescopes dans d’innombrables directions est de supposer cet arrière-plan invisible placé à une distance si prodigieuse qu’aucun rayon n’ait jamais pu parvenir jusqu’à nous. »
Edgar Poe a bien insisté dans son introduction sur le fait que son texte n’est pas un essai mais un poème. En effet si vous lisez la version intégrale en anglais (ou la traduction de Baudelaire qui est remarquable), à la fin de l’introduction il écrit, « Néanmoins c’est simplement comme Poème que je désire que cet ouvrage soit jugé, alors que je ne serai plus ». 
La cosmologie qui fit un bond prodigieux avec la découverte de l’expansion de l’Univers formalisée par la théorie du Big Bang en 1927, a apporté une explication supplémentaire en montrant qu’il existe un décalage du rayonnement des galaxies (qui s’éloignent les unes des autres) vers les grandes longueurs d’ondes. Leur lumière n’est donc plus aujourd’hui perceptible à nos yeux.
Le texte d’Eureka d’Edgar Poe, traduction française par Baudelaire : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1057832f/f25.texteImage ; en anglais  https://www.gutenberg.org/cache/epub/32037/pg32037-images.html
Il y a un autre point dans la relation entre poésie et science qui m’a touché profondément. On m’avait initié à la poésie de Saint-John Perse que j’aime beaucoup, et un jour j’ai écouté, dans une émission de radio le concernant, l’allocution qu’il a prononcé au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 à Stockholm, après la cérémonie solennelle de remise de son prix Nobel de littérature.
C’est une allocution magnifique dans laquelle il essaie de montrer les rapports qui unissent la science et la poésie.
Je voudrais vous lire le début : « La poésie n'est pas souvent à l'honneur. C'est que la dissociation semble s'accroître entre l'œuvre poétique et l'activité d'une société soumise aux servitudes matérielles. Écart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science. Mais du savant comme du poète, c'est la pensée désintéressée que l'on entend honorer ici. Qu'ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis.
Car l'interrogation est la même, qu'ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d'investigation différent. Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l'absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l'une un principe général de relativité, l'autre un principe quantique d'incertitude et d'indéterminisme qui limiterait à jamais l'exactitude même des mesures physiques ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d'équations, invoquer l'intuition au secours de la raison et proclamer que « l'imagination est le vrai terrain de germination scientifique », allant même jusqu'à réclamer pour le savant le bénéfice d'une véritable « vision artistique » – n'est-on pas en droit de tenir l'instrument poétique pour aussi légitime que l'instrument logique ? »

Publication du dimanche, jour dédié aux réflexions sur la poésie : Discours prononcé à l'occasion du prix Nobel de Littérature lors du dîner de gala à la salle des fêtes de l'Hôtel de ville de Stockholm, le samedi 10 décembre 1960, après la cérémonie solennelle de remise des prix.

Il fait, dans ce dernier passage, allusion à Einstein et à sa théorie de la relativité générale ainsi qu’à la théorie quantique qui ont révolutionné la physique au début du XXe siècle.
Dans cette allocution il parle longuement du rôle essentiel à la fois du poète et du savant. Elle se termine ainsi : « Au poète indivis d'attester parmi nous la double vocation de l'homme. Face à l'énergie nucléaire, la lampe d'argile du poète suffira-t-elle à son propos ? Oui, si d'argile se souvient l'homme.
Et c’est assez pour le poète d’être la mauvaise conscience de son temps ». 
L’astrophysique révèle d’autres façons de compréhension, comme « un sentier différent vers le magma obscur de la réalité » selon l’expression d’Hubert Reeves.
Cela nous fait prendre la mesure de cette notion vertigineuse du réel et du sens de l’univers. De son profond mystère, qui est commun pour le scientifique et pour le poète.
La cosmologie moderne date du début du XXe siècle. C’est d’abord Einstein qui, avec ses théories de la relativité restreinte puis de la relativité générale nous a obligé à reconsidérer les notions d’espace et de temps et nous a conduit à une théorie relativiste de la gravitation qui change notre façon de comprendre l’univers. Mais il était resté sur l’idée, comme tous les scientifiques de l’époque, que l’univers était stationnaire et immuable. L’astrophysicien et chanoine Georges Lemaître a eu l’idée de revoir les équations d’Einstein et de proposer l’hypothèse d’un univers en expansion en 1927. C’est le modèle de « l’atome primitif » qui deviendra le Modèle du Big Bang. En 1912, Vesto Slipher avait été le premier à observer le décalage vers le rouge de la lumière provenant de quelques galaxies. Puis en 1929, Hubble et Humason formulèrent la loi empirique reliant le décalage vers le rouge et la distance des galaxies. Elle confirmait ainsi les hypothèses de Lemaître de l’expansion de l’Univers. Par la suite deux autres preuves observationnelles décisives donneront raison aux modèles de Big Bang.
Puis on s’est rendu compte, dans les années 90, en étudiant les explosions d’un certain type de  supernova ( une étoile en fin de vie qui produit, entre autres, une gigantesque explosion qui s'accompagne d'une augmentation brève et très  grande de sa luminosité) que l’expansion de l’univers était en train d’accélérer. Cette accélération laisse penser qu’une énergie s’opposerait à la gravitation (parce que la gravitation doit rapprocher les corps matériels). On essaye donc de comprendre cette énergie que l’on appelle Énergie Noire. On a quelques idées de sa nature mais beaucoup de travail reste à faire.
En 1970 également, une astronome américaine, Vera Rubin, qui travaillait sur la vitesse de rotation des étoiles autour de centres galactiques, avait montré qu’il existait aussi une matière qui nous est invisible et qui est importante. On lui a donné le nom de Matière Noire (appelée aussi matière sombre). Elle représente presque un quart du contenu de l’univers, et l’on en recherche la nature. Les mots qu’utilisent les physiciens ont vraiment des résonances avec des choses dans l’imaginaire.
Cette matière noire, elle est avec nous, mais on ne la voit pas. On s’en rend compte par des effets gravitationnels extrêmement forts. Mais on baigne dedans. Elle est là, on le sait, mais on voudrait savoir de quel type de particules invisibles elle est formée. Des centaines de collègues la recherchent.
On essaye d’imaginer un monde qui aurait des particules qu’on appelle supersymétriques, à l’image des particules élémentaires, mais plus massives ce qui expliquerait pourquoi on ne les a jamais observées. L’une d’elles pourrait être la clé de la matière noire...
Ainsi, l'Univers serait composé à 4% environ de « matière ordinaire », à 23% de matière noire et à 73% d'énergie noire. La majorité de la masse des galaxies et des amas de galaxies se trouverait sous forme invisible.
Il nous reste beaucoup de chemin à parcourir pour comprendre l’Univers. Ceci dit, nous sommes capables dans les théories de Big-Bang, sous certaines hypothèses, d’imaginer le devenir de notre Univers.
Il pourrait se refermer sur lui-même (c’est le Big Crunch), ou continuer à s’étendre et disparaître (ce serait une sorte de mort thermique de l’Univers). Autre hypothèse, s’il y avait une accélération trop grande de l’Univers, celui-ci pourrait complètement se disloquer (c’est le Big Rip). Mais ce ne sont que des hypothèses du destin possible de notre Univers...
Le travail du scientifique qui doit maintenant essayer de percer les mystères de la matière noire et de l’énergie noire est immense !
Peut-on, comme Baudelaire, conférer au poète un rôle nouveau d’intermédiaire entre la Nature (dont le scientifique cherche à percer les mystères) et l’Homme (c’est à dire le scientifique lui-même) ?
Vous travaillez également avec des artistes, dans le monde du théâtre, de la musique de la photographie et même de la performance, pour faire connaître ces mondes complexes et en évolution ?
J’ai collaboré avec des metteurs en scène et comédiens, comme Gérald Robert-Tissot sur « Réalité quantique contre bon sens », à l'occasion de la création théâtrale En même temps (2010).
Je me souviens d’une très belle rencontre avec Bernard Kudlak, directeur du Cirque Plume lors d’un échange face au public avant l’un de ses magnifiques spectacles.
J’ai aussi longuement collaboré avec l’artiste Laurent Mulot à partir de 2007 sur le projet de Augenblick, travail sur le thème du CERN et dont les supports sont la photographie, le son et la vidéo.
Je lui ai proposé de venir au CERN où je travaillais, pour le mettre en présence, sous terre, avec une expérience scientifique située auprès de l’accélérateur de particules appelé LHC (Large Hadron Collider). C’est de là que lui est venue l’idée d’étudier ce que font les physiciens, et de s’intéresser aux collisions de particules qu’ils enregistrent. Il faut bien réaliser que l’on est à 100 m sous terre en moyenne et que l’accélérateur est dans un grand tunnel de 27 km de circonférence.
Puis il est allé à la rencontre des gens qui vivent en surface juste au-dessus, le paysan avec son tracteur et ses vaches, la caissière d’un supermarché, et bien d’autres... Ensuite il a juxtaposé les images des expériences scientifiques et celles qui ont été prises au même moment au-dessus, dans le paysage public, et il a mis en parallèle ces deux mondes, le monde des gens que l’on rencontre au quotidien et le monde de la physique des particules. Deux mondes qui ne se voient pas, ne se rencontrent pas, ne communiquent pas et qui pourtant sont dans une réelle proximité.  C’est très fort d’avoir pensé les choses de cette façon et c’est une ouverture extraordinaire entre les scientifiques dans leurs expériences souterraines et les gens qui vivent en surface. Leurs préoccupations et leurs interrogations sont proches.
Laurent Mulot a réalisé d’autres projets sur le même thème avec différents scientifiques (Augenblick :  http://mofn.ens-lyon.fr/augenblick-us.html).  Il a créé encore Aganta Kairos en relation avec une expérience sous-marine de détection de Neutrinos. (particules élémentaires qui appartiennent à la famille des leptons dont nous avons parlé au début). Ce sont des « particules (fantômes) élémentaires » dont certaines viennent de l’espace. Elles sont invisibles et nous traversent en permanence mais sans nous perturber. Ces neutrinos sont donc de véritables messagers venant du cosmos. Au départ on ne connaissait que la lumière comme messager de l’univers. Maintenant on a la lumière (ou plutôt au sens large le rayonnement électromagnétique) et les neutrinos. On a même un troisième messager du cosmos qui a été découvert en 2015, ce sont les ondes gravitationnelles. On reçoit donc, avec cette astronomie multi-messagers beaucoup d’informations sur notre univers, ce qui nous permettra de bien mieux le comprendre. L’installation Aganta Kairos montre toute cette réalité inspirée par les neutrinos.
 J’aimerai encore que vous me disiez un mot sur la réflexion que vous menez sur les rapports science et art dans le cadre de l’Université Ouverte Lyon 1 et du Musée des Beaux-Arts
J’ai commencé à m’intéresser à ces « regards croisés entre Science et Art » en 2007 avec un de mes collègues de l’université Lyon 1. Nous avons pris contact avec le musée des Beaux-Arts et nous avons proposé de faire des exposés à deux voix, un physicien et une médiatrice, sur la relation « Science et Art ».
J’y réfléchissais déjà depuis quelque temps. Il y avait un tableau qui avait attiré mon attention et qui m’avait beaucoup touché. Au musée des Beaux-Arts de Lyon est exposé un triptyque de Frédéric Benrath qui date de 2004 intitulé Le noir de l’étoile. Je me suis interrogé sur l’origine de ce titre. Je me suis rendu compte que le compositeur de musique contemporaine Gérard Grisey avait été inspiré par l’astronome américain Jo Silk qui lui avait fait découvrir le son des Pulsars (objet astronomique émettant un signal périodique). Il avait composé une œuvre musicale dans les années 90, qui avait elle-même influencé Benrath. Ce compositeur avait d’ailleurs collaboré avec Jean-Pierre Luminet lors de l’élaboration de son œuvre musicale. Il y a là toute une inspiration profonde et réciproque entre science, art, musique et poésie.
Et sur quels types de thématiques vous avez travaillé dans ce contexte ?
Nous avons commencé par choisir des thèmes en relation avec les œuvres du Musée des Beaux-Arts. L’idée était d’assurer une continuité entre les exposés théoriques et la médiation devant les œuvres elles-mêmes, et d’effectuer une autre approche des mêmes questionnements.
Les thématiques furent nombreuses. Au départ mon idée était de comparer les fractures qui s’opérèrent en art et en science lors du passage du XIXe au XXe siècle. Il s’agissait de chercher l’existence des signes précurseurs dans ce changement de la production de la pensée artistique et scientifique, et de voir si l’on ne pouvait parler que de coïncidences, ou bien s’il existait des influences réciproques...
De nouveaux courants de pensées ont émergé à cette époque dans les domaines de la science comme de l’art. La science a connu de profondes transformations, liées, entre autres, à de nouveaux modes d’approches et d’expérimentation. En peinture, le tableau devient l’expression d’une nouvelle perception de la réalité où la notion d’espace et de temps devient indissociable de l’œil et donc du point de vue. Cela questionne sur les nouveaux modes de perception de la matière qui aboutiront à une nouvelle vision du monde en science et en art.
Nous avons aussi proposé un exposé sur le vide, L’éloge du vide. Depuis longtemps, dans l’art, le vide est un élément essentiel. Mais en science, ce n’est que récemment, que le vide (quantique) est envisagé comme une entité très importante. Et on peut se demander si son énergie n’influencerait pas le comportement de l’Univers ?
D’autres sujets ont été abordés portant sur Les limbes du virtuel, ou sur Le chaos et la complexité, sur Le mouvement et la gravitation qu’expérimentent à la fois les artistes et les physiciens, et bien sûr sur Le gigantesque et le minuscule  : comment l’art appréhende-t-il ces dimensions extrêmes dans les évolutions de la figuration à l’abstraction ?
Dans ma pratique de recherche, il y a de vastes pays à prendre en compte et tout l’art c’est de les faire dialoguer, de regarder les influences et les analogies. C’est la poésie qui transporte les éléments d’un pays à un autre, c’est un passeur créatif. Le mot poésie ne signifie-t-il pas à l’origine « créer » ? La logique rationnelle du scientifique se trouve quelquefois face à la vraie fille de l’étonnement. 




Chroniques musicales (5) : Feu ! Chatterton, trajectoire(s) D’ici le Jour (a tout enseveli) au Palais d’argile

 « Feu ! Chatterton, incandescent(s) cadavre(s) pour vous servir ! », selon sa formule inaugurale, l'interprète Arthur Teboul introduit ainsi la musique du groupe entre chanson populaire, rock impétueux et tissu électronique, en hommage au poète maudit Thomas Chatterton représenté par Henri Wallis dans La Mort de Chatterton, en 1856, en jeune homme de dix-sept ans aux traits androgynes, allongé sur sa couche, une fiole de poison à ses pieds.

Référence tant au génie maudit qu'à un mythe romantique qui influença deux figures majeures également inspiratrices, Serge Gainsbourg et Alain Bashung... Image reflétant le dandysme véritable des cinq garçons dont l'allusion aux « cadavres exquis » se pare également des collages de l'écriture surréaliste réinventée par l'ensemble des artistes en un alphabet gagnant au fil des albums, année après année, profondeur et superbe, mais somptueux dès les trouvailles initiales, dès les premiers mots et premières notes...

Boeing, Bic Médium, Côte Concorde... Par leurs titres énigmatiques, derrière les objets décrits dans les chansons égrainées de l'album D'ici le Jour (a tout enseveli), la plume de Feu !

Feu! Chatterton - Ici le jour (a tout enseveli) (2015).

Chatterton toise la modernité des avions aux démarches manquant de légèreté : « Et tes mouvements lents sont de majesté », des moyens d'expression à l'encre rouge des perversions à tatouer la peau de crimes passionnels : « Dans un rouge silence violent Dis, est-ce que tu saignes ? », des naufrages d'embarcation-métaphore des dérives de notre Empire Consumériste, telle la montée des eaux dans un Bateau Ivre que l'on croirait surgi du Poème de la Mer d'Arthur Rimbaud : « Dans sa panse alourdie / De spas, machines à sous / L'eau est entrée » ! Des volontés de brûler d'un amour adolescent si vaste les bois ardents, La Mort dans la Pinède : « Nos cœurs s'embrasent / Et la forêt aussi » à la danse techno échevelée vibrant au souffle ténu d'une sculpture de femme de La Malinche : « Madame je jalouse / Ce vent qui vous caresse / Prestement la joue » jusqu'à la conjuration de la peur du mystérieux Porte Z : « Des milliers d'avions / Éventraient le ciel mais nous n'avions / Peur de rien », rien, en effet, ne semble freiner ce tourbillon de découvertes...

Telles des variétés d'espèces rares collectionnées par L'Oiseleur, les ritournelles ciselées du deuxième album tirent à leur tour leur richesse d'un lyrisme sans faconde, teinté d'un humour élégant, que cela soit pour décrire L'Oiseau « moqueur » : « Arrive-t-il / D'un pays lointain / Ce volatile / Au regard éteint ? » ou le constat désabusé de L'Ivresse dans un « petit rade » : « Ça y est / Voilà / Je suis raide » ! C'est dans un écrin de compositions mêlant nappes hypnotiques et instruments traditionnels que la splendeur des textes se trouve sublimée en autant de joyaux exprimant la perte de l'aimée dans Souvenir : « Mais maintenant je pleure / Ton nom », la prescience de la disparition dans Anna en formule fulgurante : « Je serai la rouille se souvenant de l'eau », l'évocation de la beauté des ruines dans Erussel Baled « Un jour je reviendrai / Me promener parmi les ruines / Oui je reviendrai à / Erussel Baled mon asile », l'adieu au paysage de la tendresse dans Sari d'Orcino : « Adieu, adieu verger » !

Feu! Chatterton, Anna.

En écho au titre de leur premier EP, À l'aube, s'élève en air ultime et en hommage au grand poète, Le Départ : « Peut-être penseras-tu à ce matin du départ / Délesté mais plein de promesses / Peut-être penseras-tu à ce poème d'Éluard / Qui fixe l'instant que tu es en train de connaître / Juste avant que tout commence » ...

Ni commencement, ni fin, tout semble revenir et aboutir à l'édification, toute en vigueur et en délicatesse, du troisième album produit avec Arnaud Rebotini, Palais d'argile, « golem architectural, de glaise et d'acier » dont le single introductif d'un Monde Nouveau porte la question déchirante entre le virtuel et le charnel : « Un monde nouveau / On en rêvait tous / Mais que savions-nous faire de nos mains ? » puis trouve son écho en partage dans l'adieu mélancolique des Cristaux Liquides : « Adieu vieux monde adoré / Une image oubliée / Sur un bout de papier », monde à la fois ancien et post-moderne, à la rencontre duquel la musique abrasive de ce chef d’œuvre conceptuel chemine, vers l'échappée du poème Before the World Was Made de l'Irlandais William Butler Yeats, adapté par Yves Bonnefoy sous le titre Avant qu'il n'y ait le monde...

Feu! Chatterton, Un Monde Nouveau.

De la rage et du chaos dans Écran Total, de la camaraderie et de l'espièglerie dans Compagnons, du mystère et de la fureur dans Aux Confins, de l'odyssée et de l'appel en détresse de La Mer, de l'épique et de l'incantation dans Libre, du sentiment et du tourment dans Ces bijoux de fer, de la démarche féline au passage de la Panthère, du chant encore tel un hymne dans Cantique, de l'interrogation philosophique sur L'homme qui vient, et enfin un clin d’œil tant à L'Imprudence d'Alain Bashung qu'à la Poétique Bachelardienne de l'Air, la Terre, l'Eau et le Feu, en une épure avec laquelle renouer, dans le splendide final de Laissons filer : « LAISSE LAISSE TOI PORTER / FAIS COMME LE SABLE ET LE VENT / RETROUVE LA VÉRITÉ NUE / DE TOUS LES ÉLÉMENTS » !




Regard sur la poésie native américaine – Margo Tamez : un langage enraciné dans la mémoire

Margo Tamez : un langage enraciné dans la mémoire — la mémoire du corps et son histoire. 

Traductions de Béatrice Machet

Margo Tamez est membre de la tribu des Lipan Apaches du Texas. Il serait plus correct de la présenter ainsi : Kónitsąąíí Cúelcahén Ndé, Lipan Apache des plaines du sud (gens des hautes herbes). Lipan signifie gris clair, et cette branche du peuple Apache est arrivée au Texas au début du 17ème siècle afin de trouver des bisons à chasser et des terres pour cultiver la courge et le maïs. Comme toutes les bandes Apaches, chacune est très indépendante des autres, et les Lipan Apaches ont eu une histoire différente des Apaches chiricahuas dont Cochise fut l’un des chefs par exemple.

Au 19ème siècle, le Texas étant envahi par de nouveaux colons, les Lipan Apaches furent durement chassés et exterminés au point que beaucoup s’enfuirent se réfugier dans les montagnes du nouveau Mexique chez les Apaches Mescaleros. 

Née en 1962 à Austin, au Texas, Margo Tamez a vécu sur les terres Lipan Apaches à proximité de la frontière avec le Mexique. Née à la période des mouvements pour les droits civiques des noirs américains, à une époque où la guerre du Vietnam divisait l’opinion américaine, témoin de combien ses parents avaient de difficultés avec les groupes de populations blanches tant l’intolérance, l’injustice sociale et l’hostilité envers eux étaient féroces, Margo se souvient qu’à l’âge de 7 ans, sa mère l’a encouragée à s’éduquer et à se familiariser avec la culture dominante afin d’utiliser ses connaissances acquises pour ensuite donner voix aux luttes de son peuple.

Elle a fait des études universitaires jusqu’à obtenir un doctorat et aujourd’hui elle enseigne dans le département des études indigènes à l’université Okanagan de Colombie Britannique (Canada).

Margo Tamez, Raven eye, University of Arizona Press, 2007, 92 pages.

S’étant pour un laps de temps éloignée de l’université, Margo s’est rapprochée de milieux artistiques qui l’ont amenée à rencontrer et à travailler avec des personnalités marquantes telles la figure de la résistance Indienne, le poète John Trudell, un temps leader du mouvement des Indiens d’Amérique, mais aussi l’écrivain Chilien Juan Tejeda et l’auteur-compositeur-interprète de country Butch Hancock. Ces influences la conduiront à l’écriture d’une plaquette de poèmes intitulé Alleys & Allies (Saddle Tramp Press) en 1991. Ce petit recueil est le résultat d’expérimentations formelles à partir des traditions orales Indiennes, du « corrido» mexicain (sorte de ballade populaire), le tout plongé dans le contexte socio-politique du sud-ouest American. De plus, Margo est l’auteure de plusieurs livres dont deux de poésie, publiés aux éditions University of Arizona : Naked Wanting (vouloir nu, 2003) et Raven Eye (Œil de corbeau, 2007). Ce dernier a été sélectionné pour le prix Pulitzer de poésie et a reçu le prix Cather de poésie. Margo est aussi l’auteure de textes historiques, dont l’un retrace la lutte des femmes Lipan Apaches depuis les années 1524 jusqu’à aujourd’hui, une histoire de résistance, de frontières, et même de luttes contre la construction du mur entre Mexique et Etats Unis. Une autre publication est consacrée à la mémoire du peuple Lipan Apache et renferme des poèmes relatant le génocide et la mémoire ancestrale. Voici les références :

"My Mother in Her Being (Ma mère telle qu’en elle-même)--Photograph ca. 1947," Callaloo, Vol. 32, No. 1, hiver 2009, pp. 185–187.

"Restoring Lipan Apache Women's Laws, Lands and Strength in El Calaboz Rancheria at the Texas-Mexico Border," (Restituer les lois des femmes Lipan Apache, territoires et Force dans la rancheria El Calaboz à la frontière Mexico-texane)  Signs, Vol. 35, No. 3, 2010, pp. 558–569.

"Our Way of Life is Our Resistance": Indigenous Women and Anti-Imperialist Challenges to Militarization along the U.S.-Mexico Border," "(Notre mode vie est notre résistance : Femmes indigènes et les défis anti-impérialistes contre la militarisation le long de la frontière mexicaine) dans  Works and Days,

Invisible Battlegrounds: Feminist Resistance in the Global Age of War and Imperialism (Travaux et jours, champs de bataille invisibles : résistance féministe  à l’ère du monde globalisé de la guerre et de l’impérialisme), Susan Comfort, Editor, 57/58: Vol. 20, 2011.

Margo dans sa jeunesse à souffert de déficience auditive dont, et je la cite, la cause est la pauvreté, une fièvre élevée, un climat d’anxiété due aux traumas que les effets de la colonisation sauvage et cruelle ont générés. Très tôt elle remarque que la société des colons est terriblement irrespectueuse de son environnement, allant jusqu’à « mener une guerre contre la terre ». Cette agression est vécue jusque dans son corps d’indienne, elle qui appartient à une communauté méprisée, ignorée, maltraitée. Elle n’avait pas les mots pour exprimer cela à l’époque, mais avait l’intuition que c’est ce qui la rendait malade.    

Paru en 2007, Raven Eye (œil de corbeau) est considéré comme un ouvrage qui « indigénise » la forme poétique américaine. Margo Tamez mêle des récits traditionnels de la création des nations Athabascanes (dont les Apaches font partie) avec des narrations du génocide des Lipan Apaches perpétré par les colons et des épisodes autobiographiques. La forme poétique qui en résulte garde la structure narrative traditionnelle propre à son peuple et l’importe (ainsi que parfois les écrits pictographiques qui les fixent) jusque dans l’esthétique littéraire occidentale pour en faire une écriture de résistance. Dans ses proses comme dans ses vers elle examine en détails les problèmes de genre, de violence, d’identité, en évoquant les camps, les marches forcées, l’exil, les murs aux frontières. Elle réfléchit aux effets de la colonisation (dépossession, l’invisibilité des peuples Indiens en Amérique, l’effacement historique de leur présence, le déni de leur existence), effets qui perdurent. Elle les fait résonner dans ses écrits pour montrer comment ils sévissent encore dans les régions où les populations Indiennes résident, a fortiori si elles vivent près, ou à cheval sur des frontières (Canada, Mexique), ce qui les empêche de pleinement exercer leur souveraineté de nations.

Voici un exemple de poème qu’on trouve dans ce recueil :

Après la collision, Corbeau se souvient : Où tous nous commençons (After colliding, Raven recalls : Where We All Begin).

Je suis le sexe entre les épines      senteur
Et une pulsation
Logée dans les lèvres des   captifs     violés   sous contrat
Esclaves Lipan        paysans espagnols     refugiés Jumanos

Fertilité       possibilités    questions    piégeage
Engendrent ce souvenir pareil à un manuel d’utilisation :
les haïr     vous haïr vous-même     serrer la visse plus fort    répéter

Mes ailes reviennent … une … deux
Au cri humide glissant   un os et mémoire    récupération

Où l’univers commence
Où l’univers commence où l’univers commence

Où nous commençons tous

 

Les Jumanos sont des Indiens Apaches du sud-ouest des Etats-Unis dont le territoire d’origine se trouve en grande partie dans l’actuel Texas. Les Lipans avaient, eux également, leur territoire au Texas mais aussi au Nouveau-Mexique, dans le Colorado et de l’autre côté de la frontière avec le Mexique dans les états du Chihuahua, Coahuila, et Nuevo Léon. (N.d.T)

Par ailleurs, Margo est une militante très active. En 2004, par exemple, elle a co-organisé, à Tucson en Arizona, un symposium sur la globalisation, la justice environnementale et les mouvements toxiques. Au plus près des problèmes rencontrés par les Indiens d’Amérique aujourd’hui est son engagement pour défendre les droits des populations Indiennes non reconnues par l’état. Le scandale est que les nations Indiennes ne sont reconnues par l’état fédéral qu’à la condition d’avoir par le passé accepté de se rendre sur une réserve et d’y avoir été enregistré. Que les Indiens sachent qui ils sont et d’où ils viennent n’a aucune valeur légale, selon l’état vous n’êtes Indien que si le nom de vos ancêtres est bien noté sur les registres d’une réserve. Ceci prive de droits de nombreuses personnes, droits par ailleurs accordés par traités aux Indiens. Ceci les signale comme descendants d’Indiens « hostiles », ceux ayant combattu, ayant refusé de céder leurs territoires, qui ne voulaient pas marchander leur souveraineté, qui n’ont jamais voulu se rendre. Les voilà donc à présent effacés, inexistants au regard de la loi. Je reproduis ci-dessous les réflexions qu’elle partageait le 19 novembre 2020 sur un réseau social :

You don’t have to understand someone’s identity to respect it. Some people haven’t heard a lot about [xxxx]” Federally Non-Recognized Tribal “identity, or have trouble understanding what it means to be” Non-Recognized, and tend to uncritically believe and perpetuate the colonizers’ false myths, fictions, and narratives about us. Before you perpetuate ignorance, do your research first , ask yourself why it’s easy for you to dehumanize a whole group and potentially contribute to enabling the settler state to enact more violence and genocide against a specific group.” (Il n’est pas besoin de comprendre l’identité de quelqu’un pour la respecter. Certaines personnes n’ont pas entendu beaucoup parler de l’identité tribale non reconnue par l’état fédéral, et ont tendance à croire et à perpétuer, sans les remettre en cause, les faux mythes, fausses fictions, faux récits à notre sujet. Avant de répandre l’ignorance, faites des recherches d’abord, demandez-vous pourquoi il vous est si facile de déshumaniser un groupe et à contribuer potentiellement à autoriser l’état colon de perpétrer plus de violence, de perpétrer un génocide, contre un groupe spécifique.) «All people, even those whose identities you don’t fully understand, deserve respect. » (Tous les gens, même ceux dont vous ne comprenez pas bien l’identité, méritent le respect.) 

Le congrès CALACS 2012 présente des entretiens avec certaines des personnes impliquées dans le programme CALACS, qui partagent leurs domaines de recherche, leurs intérêts et ce que le congrès CALACS 2012 signifie pour elles.

Et Margo concluait de cette façon « hashtagisée » pour mettre en lumière les mots clés qui désignent les problèmes et les souffrances auxquels font face les Indiens d’Amérique :

#genocide                                                                          #génocide

#truthandjustice                                                                 #véritéetjustice

#truthing                                                                            #fairelavérité

#Indigenousepistemology                                                  #épistémologieIndienne

#landback                                                                           #rendrelesterres

#settlerlying                                                                        #mensongedecolon

#colonizersandcolonized                                                    #colonsetcolonisés

#whencolonizedbecomecolonizers                                    #quandlescolonisésdeviennentcolons

#stuffyouhatetodealwith                                                     #gavetoidehainepourlagérer

#evasion                                                                             #évasion

#avoidancebehaviours                                                        #comportementsdévitement

#colonizeddysfunction                                                       #disfonctionnementcolonisé

#StockholmsyndromeUSA                                                 #syndromedeStockholmUSA

#peaceisnotsurrender                                                          #paixnestpasreddition

#treatiesthatdidntgoaway                                                    #traitésquinesontpaspartis

#refusingtogoaway                                                             #refusdepartir

#resistingsettlerviolenceeveryday                                      #chaquejourrésisteràlaviolencedescolons

#stoptheshaming                                                                #arrêterd’humilier

#stopignorance                                                                   #arrêterl’ignorance

 

Le travail de Margo Tamez, selon Joni Adamson dans son article Todos somos Indios : Imagination révolutionnaire, modernité alternative et organisation transnationale dans l’œuvre de Silko, Tamez et Anzaldua, se combine au travail des femmes écrivains indiennes qui imaginent un nouveau futur en rassemblant, en coalisant toutes les forces constructives et bâtisseuses des groupes indigènes au-delà de l’identité tribale. Ces groupes dits indigènes pouvant intégrer des non-Indiens dont les préoccupations pour la justice sociale et la protection de l’environnement recoupent les revendications Indiennes. Il s’agirait de repenser un nouveau tribalisme, qui fait naturellement suite au mouvement pan-tribal, cette émergence dans les années 1980 d’une identité transnationale au sein des nations Indiennes d’Amérique. La poésie de Margo Tamez est le résultat de l’histoire longue de plusieurs siècles, histoire de luttes pour la reconnaissance, pour l’auto-détermination, pour le droit des peuples autochtones auxquels les institutions coloniales ont voulu refuser toute existence légale. La mère, les grands-mères et arrière-grands-mères etc, de Margo Tamez ont tenu des registres et des archives, aussi bien familiales et « secrètes », que des documents tels que testaments, actes de mariages, titres de propriétés, photos, articles de journaux, cartes, … et ce depuis 1546 jusqu’en 1919. En 2005 les tensions dans la communauté familiale de Margo aux abords de la frontière avec le Mexique ont augmenté, et ce à cause de l’attentat du 11 septembre 2001 à New-York avec la construction du mur qui en a découlé. Margo Tamez a décidé alors de faire de ces archives et documents le sujet de son doctorat en philosophie. En cela Margo prenait la succession de ses ancêtres, ces gardiennes de la communauté Lipan-Apache qui avaient continuellement dû se battre contre les envahisseurs Espagnols, les Mexicains, puis ensuite les Etats Unis, tous voulant exterminer ces communautés dont le seul nom d’Apache faisait frissonner d’horreur les colons blancs.

Dans Naked Wanting, son premier recueil de poèmes, Margo Tamez donne voix à la nature, elle montre les effets désastreux de la pollution de l’air, des eaux, avec son chapelet de drames, fausses-couches dues au DDT, cancers… Elle écrit : « l’air est lourd de chaleur et d’humidité/ mais sent le diesel et les désherbants ». Elle écrit aussi : « la terre est un courant érotique qui lie entre eux tous les êtres ». Dans ce recueil elle aborde la question de la militarisation de la frontière et ces effets toxiques sur les communautés Indiennes dont les membres allant d’un côté et de l’autre puisque territoire tribal établi à cheval sur les deux pays, sont soupçonnés sans cesse d’être des « alliens », des migrants sans papiers, quand ils ne sont pas arrêtés et molestés. Dans son poème Witness of Birds Margo nous montre le contraste entre son statut de femme universitaire éduquée et celui des migrants Mexicains sans papiers qui prennent le risque de l’exploitation, des coups, de la faim, qui viennent chercher le minimum décent pour un humain : travail, abri, nourriture et dignité, et qui ne manquent pas de se moquer d’elle quand un oiseau nommé vacher à tête brune (cowbird) vient se poser sur la tête de la poétesse et lui emmêle les cheveux. Quand elle se débat pour faire partir l’oiseau ils la pointent du doigt : celle avec une jolie robe… sans savoir qu’elle aussi, tout comme eux, est issue des classes défavorisées, elle est « indigène ». Sa communauté connaît le même sort de pauvreté et de non reconnaissance que ces travailleurs illégaux. 

Dans Raven Eye Margo Tamez insiste, persiste à montrer les dommages faits à l’environnement. Dans un poème que l’on pourrait qualifier d’épique, intitulé « Addiction to the Dead » (addiction aux morts) elle relie le meurtre et le viol de femmes Lipan-Apaches, de paysannes Espagnoles, de réfugiées, aux pulvérisations de produits chimiques qui font que pas un organisme humain sur la planète n’est exempt de produits toxiques dans son sang. Dans un poème intitulé Bringing Back the Birds, elle constate la disparition des espèces dans un brouillard toxique mais en appelle aussi à la création d’une « possible earth, /One that we love. / Where we are liable / for the damages / freighted on her. » (terre possible, / une que nous aimons. / Où nous sommes responsables / des dommages / accumulés contre elle.)

Malgré tous les efforts consentis pour protéger les terres que la famille Tamez possède depuis 1605 jusqu’au 21 avril 2009, le gouvernement américain évoquant « le droit éminent » de l’état, a commencé la construction du mur au milieu de la propriété de Margo Tamez. En dépit de cela, elle garde un esprit positif, elle écrit : « by the will of indigenous Peoples and our global partners », par la volonté des peuples Indiens et de nos partenaires mondiaux, la confiance grandit dans le pouvoir des alliances qui « strengthen, empower and reclaim the long-term spiritual, physical and emotional bonds between humans and Mother Earth for the life of our future generations » ; c’est-à-dire alliances qui renforcent, donnent pouvoir et récupèrent les liens établis depuis très longtemps entre les humains et la Terre Mère, qu’ils soient spirituels, physiques et émotionnels, pour la vie des futures générations.

Voici un poème qui illustre (encore) à la fois la réalité, la profondeur du traumatisme, mais aussi la volonté d’être positive, la certitude d’une mission à accomplir pour un effet de guérison collectif :

Buvant sous la lune elle se met à rire (dans Raven Eye) (Drinking Under the Moon She Goes Laughing).

Quand la fin fut proche
Il menaça   les mains tremblantes
Il n’y a pas de fin     jamais    ses mains atteignant mon visage
Tu ne peux pas partir    il enlève sa chemise   poursuit son geste vers son pantalon
Des gouttes de sueur perlent sur son nez

Vapeur d’orbe lunaire    luisance métallique   amourmalade
Ombres de nuit engourdie trébuchante
Corbeaux perchés sur un lampadaire

Nous sommes des fourmis terrestres vivant dans la précarité
Sur le sol sacré de Huhugam
Jarre de nos morts

Comme des chats en lambeaux mes fantômes et moi
Bavardons dans l’allée derrière un bar
Mes yeux captent les leurs    une étincelle    révolution
pieds sans empreintes sur le gravier
Notre existence effacée     lointaine
D’entrechoquer des bouteilles de bière et vanité

Sur le banc à l’extérieur d’une librairie
Nous sommes éliminés    vois les nouvelles de la rue
La résistance se fait broyer

Mes fantômes favoris et moi nous appliquons plus fort     nous nous donnons naissance

Sur le banc à l’extérieur d’une librairie
un vent glacé veut arracher nos secrets

Hey nay ya na ya na ya na
Je vous remercie merci de votre présence
Mes fantômes je vous remercie de votre présence 
Hey nay ya na   ya na   ya na  ya na
Ce dilemme oh ancêtres
O ! ancêtres !!!! je vous remercie merci merci 
Hey nay ya na ya na ya na ya na

Je suis encore la bâtarde de la concession Lipan Jumano
Personne ne voit     personne ne reconnaît      une invisibilité
Filant passant à travers tous les checkpoints
Villes frontières    voies ferrées   pesticides de passage    queues de l’assistance publique  

Ailes aux formes changeantes
Venin de scorpion à moi inoculé pour la nuit

Spasmes de lumière verte dans le clic clic clic supprime coupe passe
putain fais quelque chose fais quelque chose de différent 

Un orgasme de lumière sur le bord glissant
Un bon moment pour mourir  
Et la vie se répandant comme une osmose

Grand-mère lapin trébuche sur la lune
Toujours avec sur son visage cet air chagriné
Fabrique le remède
Sois artiste
Fais ce qui est nécessaire

 

Margo Tamez (chemise rose et jeans) accompagnée des membres
de la communauté Lipan Apache à El Calaboz, territoire tribal
au Texas, au long du mur frontière avec le Mexique.

 

(Huhugam : nom des ancêtres des Indiens O’Odham mais aussi nom d’une civilisation préhistorique ayant produit des poteries remarquables et ayant vécu sur un vaste territoire allant de l’état de l’actuel Arizona en englobant le Texas et jusqu’au nord du Mexique, donc terre ancestrale des Lipan Apache également. N.d.T.)

En conclusion, voici ce qu’exprimait Margo (dans un entretien accordé lors du festival de Medellin en Colombie en 2018) : « So, poetry for me is and always has to be connected to the material. I spent too much time in ‘poetry workshops’ and was violated by the student loan indentured slave system for too long [paying for my MFA] to allow what I write to be relegated to ‘poetry for poetry’s sake’. What is that? There’s no oxygen for that, period. I come from the most hyper-militarized spaces in the North American continent, outside of Chiapas. Poetry has to be connected on the ground to communities, period”. (La poésie pour moi doit et a toujours été connectée au matériel. J’ai passé trop de temps dans des ateliers d’écriture de poésie et j’ai été violentée par le système qui fait des étudiants des esclaves (j’ai dû emprunter pour payer les droits d’inscription afin d’obtenir ma maîtrise), trop pour permettre à mes écrits d’être relégués à la “poésie pour la poésie”. C’est quoi? il n’y a pas d’oxygène pour cela, Point final. Je viens d’un des endroits les plus militarisés du continent Nord-Américain excepté le Chiapas. La poésie doit être connectée au sol des communautés, point final.) Elle poursuit ainsi : “What is not connected to witnessing and disrupting the violence perpetrated upon our communities is oppressing us. Poetry workshops have to get grounded in historicizing instead of ahistoricizing the privileges of the elites. A $50,000 graduate degree in creative writing that focuses primarily on ‘literature’ of white writers is another form of white supremacy and white violence against writers of color. $50,000 in student loans is a serious chattel and de-capitalizes writers of color. If the majority of the literatures that a writer of color gets exposed to in that 3-4 years are Euro-American ‘canons’ which exceptionalize ‘American’ and/or U.S. writers, with just a few ‘multicultural’ writers sprinkled into the pot, then we have to seriously challenge the system which reproduces colonial power relationships within that context.”(Ce qui n’est pas connecté au témoignage de la violence perpétrée contre nos communauté et à son démantèlement, nous oppresse. Les ateliers d’écriture de poésie doivent s’enraciner dans l’historisation et non dans l’anhistorisation des privilèges des élites. 50 000 dollars de droits d’inscription pour une maîtrise qui se concentre d’abord sur la littérature écrite par les auteurs blancs est une forme de suprématie et de violence blanche exercées contre les auteurs de couleur. L’emprunt de 50 000 dollars pour un étudiant est une somme importante qui dé-capitalise les écrivains de couleur. Si la majorité des littératures auxquelles un écrivain de couleur est exposé pendant ses 3-4 années d’études est le canon euro-Américain avec les quelques exceptions faites de la présence d’auteurs “multiculturels” saupoudrés dans la marmite, alors nous devons sérieusement défier le système qui reproduit les relations du pouvoir colonial dans ce contexte.) Margo Tamez ne se rendra jamais, vous l’aurez compris! ET tant que la situation des nations Indiennes en Amérique subit de plein fouet les délétères effets de la colonisation, de l’esprit colonialiste et raciste, de l’ultralibéralisme qui en découle, une grosse majorité d’auteurs Indiens auront à coeur de répandre leurs écrits pour défendre les droits et pour répandre la réalité de leur condition, pour affirmer leur identité et la vitalité de leurs cultures.

L'animateur de Fronteras, Edmundo Resendez, discute avec Margo Tamez, membre du Lipan Apache Band of Texas, de son enfance au Texas en tant qu'amérindienne.

Présentation de l’auteur




Marina Casado, À travers les prismes

Introduction et traduction de Miguel Ángel Real

La poésie de Marina Casado s'inscrit dans une recherche à travers un monde dans lequel le rôle des miroirs est de nous permettre d'observer notre propre vie. Dans ses textes, le temps nous est présenté comme une somme de transformations insignifiantes où se développent notre curiosité et notre inquiétude ; un temps où la lumière est souvent présente mais qui peut être teintée de nostalgie et de désillusion.

Pour faire face aux ombres, l'auteure espagnole trace un univers personnel dans lequel poésie et imaginaire s'unissent pour bâtir un refuge. Plus précisément, les espaces creux (« huecos ») que la poète nous décrit par exemple dans son recueil Este mar al final de los espejos (Ed. Torremozas, 2020) sont des lieux où nous pouvons trouver des raisons de continuer cette recherche du sens de notre existence. L'un de ces espaces est justement l'amour, présenté comme « mou et somnolent ». Ces adjectifs nous montrent bien qu'il s'agit, dans le ton lyrique de l'œuvre, de proposer une poésie qui tente de se déployer discrètement, comme à voix basse, pour conjurer la peur face à nos fragilités.

Marina Casado lit son poème "Todavía" lors de l'hommage à José Ángel Casado organisé au CEIPSO Tirso de Molina le 9 juin 2017.

Dans l'écriture de Marina Casado, les miroirs se dressent comme des illusions perdues, mais aussi comme des prismes qui déforment le passé, que ce soit pour révéler la douleur provoquée par l'oubli ou pour s'en éloigner. C'est ainsi qu'elle va créer des « mondes indemnes pour recouvrir la blessure » que nous laisse par exemple l'absence des êtres chers, en développant une véritable étude du temps et de la fragilité qui l'entoure. Quelles solutions avons-nous alors pour continuer d'avancer ? Peut-être pouvons-nous nous accrocher au tangible, parfaitement représenté dans le poème Pour échapper vers n'importe où: pour fuir la mélancolie et lutter pour sa propre survie, ce sera la présence de l'autre qui nous aidera, même si nous ne savons pas exactement quelle sera la direction à prendre.

Le regard de Marina Casado parvient à transformer son environnement et à en faire un objet poétique. Ses vers reflètent les peurs, la fragilité de ce qui a été vécu, mais le plus important est qu'ils acquièrent une valeur en tant que tels, devenant indispensables pour notre salut car la poésie est un murmure que dit à la mort de « ne pas ouvrir les yeux » et qui finira par transformer le passé dont on tirera malgré tout de précieux apprentissages.

Face à la vie considérée comme un « sinistre manège de miroirs », et comme pour se protéger du jour où la poésie sera devenue silence, Marina Casado écrit avec un style limpide et sait construire des vers chargés d'un lyrisme serein et sans excès afin d'aborder certains des thèmes traditionnels du monde poétique : Le jour viendra où les poèmes prendront fin / et une explosion bleue, un précipice, / nous dira ce que nous sommes : / nos yeux s'ouvriront / dans les yeux du soleil.

 

Le poème Technicolor est extrait de l'ouvrage " Mi nombre de agua " (Ediciones de la Torre, 2016). Extrait du récital organisé par Ángela Reyes, de l'Asociación Prometeo de Poesía, au Centro Riojano.

AVES MIGRATORIAS
 
Estoy queriendo tanto
a una estación desvanecida
que tengo miedo de extinguirme,
miedo de deshacerme como las golondrinas
que en las tardes recónditas de octubre
deshabitan aldeas.
 
Es necesaria ahora esta nostalgia;
ahora que han arrancado la flor de la costumbre
y en las salas oscuras del corazón
estallan las primeras
revoluciones.
 
El verano cabría también en una lágrima.

 

EL EQUILIBRIO
 
A veces tengo al viento de mi parte
a las puertas heladas del invierno.
A veces me limito a contemplar
la sed anquilosada de la vajilla sucia
y el mundo también finge detenerse
para desenredar mis pensamientos.
Una vez me quisiste bajo la madrugada
y fue como tocar un vals en el piano
sin ensuciar la melodía,
como sacar los ojos con cuchara
al semblante del miedo.

 

OISEAUX MIGRATEURS

J'aime tellement
cette saison évanouie
que j'ai peur de m'éteindre,
peur de me défaire comme les hirondelles
qui dans les soirs secrets d'octobre
dépeuplent les hameaux.

 Elle est nécessaire cette nostalgie maintenant;
maintenant qu'on a arraché la fleur de l'habitude
et que dans les salles obscures du cœur
éclatent les premières 
révolutions.

 L'été tiendrait aussi dans une larme.

 

 

L'ÉQUILIBRE

Parfois j'ai le vent de mon côté
devant les portes glacées de l'hiver.
Parfois je me borne à contempler
la soif ankylosée de la vaisselle sale
et le monde feint aussi de s'arrêter
pour dénouer mes pensées.
Une fois tu m'as aimée sous l'aube
et ce fut comme jouer une valse au piano
sans salir la mélodie,
comme arracher les yeux avec une cuiller
du visage de la peur.

 

Marina Casado dit le poème Gimme Shelter, tiré de son deuxième recueil de poèmes, Mi nombre de agua (Ediciones de la Torre, 2016), lors de la présentation du livre au Restaurant EL Espejo à Madrid, le 24/6/2016. À la guitare, Juan Casado et Álvaro Gabaldón.

Poèmes inédits publiés dans la revue en ligne espagnole El Coloquio de los perros

https://elcoloquiodelosperros.weebly.com/poesiacutea/marina-casado

PARA ESCAPAR A NO IMPORTA DÓNDE 

Esta ciudad deshilachada por los puños,
esta boca caliente donde nacen
todos los huracanes, 
el temblor de tus labios al pronunciar mi nombre 
y volverme tangible en un segundo 
cuando todas las horas nos disuelven
en latigazos de melancolía;
este traje vacío, en fin, mi vida hueca,
son  las certeras servidumbres que te otorgo
para escapar  a no importa dónde.

 

LOS GRITOS CAÍDOS 

Tengo un amor como tengo la noche,
de esa forma compleja y olvidada
en la que se desatan las espigas. 
Tengo tu nombre al borde de la boca 
y tengo un miedo tenaz a pronunciarlo 
sin llenarme la sangre de septiembres. 
(Septiembre a veces se confunde con un acantilado). 
He visto mundos fabulosos en tus ojos, 
                       besos, barcas, libélulas. 
He invadido los bosques de tu ausencia
solo por un instante.

Tengo un amor como tengo una muerte 
y los dos se parecen en las manos vacías,
en su forma sutil de acantilado. 
Mi voz es alta y soñolienta igual que las espigas 
y te grita en silencio, 
sin pronunciar tu nombre arrasado de miedos, 
bajo la bóveda implacable de la noche. 

 

 

TODA LA LUZ

No había conocido aún las espinas del mundo.
Dentro de aquella mano, grande como un tumulto
de golondrinas viejas, 
fui una niña coleccionista de veranos, 
tendente a la melancolía, 
que soñaba con hadas y temía los años 
en los que nadie pudiera protegerme. 

Cuando miro mecerse las hojas de los árboles
en los columpios amarillos que levanta el otoño, 
los escombros de una ciudad atardecida, 
siento en mi mano todavía 
la sombra de su mano, 
regalándome, como entonces, 
toda la luz. 

 

 

 

POUR ÉCHAPPER VERS N'IMPORTE OÙ

Cette ville aux poignets effilochés,
cette bouche chaude où naissent 
tous les ouragans,
le tremblement de tes lèvres quand tu prononces mon nom
et que je deviens tangible en une seconde
quand à chaque heure on est dissous
dans des claquements de mélancolie ;
ce costume vide, bref, ma vie creuse,
voilà les servitudes certaines que je t'offre
pour échapper vers n'importe où.
 

 

LES CRIS TOMBÉS 

J'ai un amour comme j'ai la nuit
avec cette forme complexe et oubliée
où les épis se délient.
J'ai ton nom au bord de ma bouche
et j'ai une peur tenace de le prononcer
sans que mon sang se remplisse de septembres.
(On confond parfois septembre avec une falaise).
J'ai vu des mondes fabuleux dans tes yeux,
                        des baisers, des barques, des libellules.
J'ai envahi les forêts de ton absence
rien qu'un instant.

J'ai un amour comme j'ai une mort
et les deux se ressemblent dans les mains vides,
dans leur forme subtile de falaise.
Ma voix est haute et somnolente comme les épis
et elle crie vers toi en silence,
sans prononcer ton nom dévasté par les peurs,
sous la voûte implacable de la nuit.

 

 

TOUTE LA LUMIÈRE

Je n'avais pas encore connu les épines du monde.
Dans cette main, grande comme un tumulte
de vieilles hirondelles,
je fus une petite fille collectionneuse d'étés,
propice à la mélancolie,
qui rêvait de fées et craignait les années
où personne ne pourrait me protéger.

Quand je regarde dans les arbres les feuilles qui se bercent
sur les balançoires jaunes que lève l'automnre,
les décombres d'une ville à la nuit tombée,
je sens encore dans ma main
l'ombre de sa main,
qui m'offre, comme alors,
toute la lumière.

 

De Este mar al final de los espejos, ©Ed. Torremozas, Madrid, 2020. Traduit avec l'aimable autorisation de la maison d'édition.

Présentation de l’auteur




Generación de la amistad : poésie sahraouie contemporaine

Poétique, avant et malgré tout

Voici un objet éditorial singulier : une anthologie de poésie contemporaine sahraouie d’expression espagnole en édition bilingue, parue chez un éditeur lyonnais dédié aux littératures latines et ibériques. Que es aco ?

Poésie contemporaine : tout le monde connaît, c’est, comme pour tous les arts, soit dans sa définition la plus large, une poésie faite aujourd’hui, ou dans une définition plus étroite une poésie de style contemporain, non métrique, non versifiée, sans rimes, etc…

Sahraouie : on désigne ainsi les populations arabo berbères, jusqu’à il y a peu principalement pasteurs nomades, vivant dans un territoire saharien compris entre la Maroc, la Mauritanie et une toute petite part du grand sud algérien ; territoire jamais constitué en Etat nation mais toujours disputé, entres peuples et tribus arabo berbères d’abord puis à partir du XV° siècle par des incursions européennes, en particulier espagnoles et portugaises, et le royaume marocain au Nord, jusqu’à la longue domination espagnole de 1884 à 1975. Dans les derniers mois du régime franquiste, l’Espagne abandonne le Sahara dit espagnol ou Sahara occidental, sans organiser de referendum d’autodétermination et un conflit armé éclate entre indépendantistes sahraouis (appuyés par l’Algérie) d’un côté et Mauritanie et Maroc de l’autre. La Mauritanie abandonne très vite la partie et signe un accord séparé ; le conflit avec le Maroc s’enlise à partir de 1991 avec un cessez le feu qui installe un provisoire durable et la promesse, jamais tenu, d’un referendum.

Generación de la amistad : poésie sahraouie  contemporaine, anthologie bilingue proposée et présentée par Mick Gewinner ; traduction de Mick Gewinner avec le concours de… Lyon, Atelier du Tilde, 2016. Collection Lolita Valdès. ISBN 979-10-90127-34-0. 22€

Comme dans bien des situations de par le monde, c’est la colonisation et la décolonisation qui ont contribué à créer des identités nationales  au sens moderne, avec aspiration à un État indépendant, là où des peuples vivaient naturellement leur identité culturelle sans au-delà national, au sens étatique et moderne du terme. Les exemples en sont innombrables, notamment au Proche-Orient où furent constitués des États sur les décombres de l’empire ottoman, ou en Afrique où les découpages de frontières recoupent les divisions coloniales… nous en connaissons encore aujourd’hui les conséquences !

Après le statut quo de 1991 et le gel de la situation, environ 160 000 sahraouis se retrouvèrent à vivoter dans des camps de réfugiés gérés par la République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD) en exil, créée par le POLISARIO (Front populaire de libération du …)

Grâce à des accords passés avec des pays l’ayant reconnue et la soutenant, la RASD envoya de nombreux enfants des camps étudier à l’étranger, dans des pays hispanophones principalement, en raison de la proximité avec la langue de l’ancien colonisateur,  et notamment à Cuba compte tenu de la politique internationale du castrisme. Il en fut ainsi pour plusieurs générations   d’enfant sahraouis (plusieurs milliers), partis très jeunes, coupés de leur famille, de leur culture saharienne, formés sous les tropiques puis, jeunes adultes, rentrant chez eux, dans les camps de la RASD, pour y être journalistes radio, infirmiers, médecins, instituteurs… le phénomène revêtit une telle importance qu’un nom leur fût même attribué : « les cubaraouis », surnom évident, et souvent moqueur envers ceux qui, quelquefois, se trouvaient même ne plus parler suffisamment correctement le hassinyia (arabe dialectal parlé dans cette région).

La situation s’étant enlisée depuis une trentaine d’année, beaucoup de ces « cubaraouis » on fait le choix d’émigrer, las de vivoter dans les camps, sans avenir, mais aussi en raison d’un décalage culturel, devenu douloureux, avec les codes traditionnels de leur société d’origine et que chacun peut aisément deviner et comprendre. Un certains nombre sont donc partis s’installer à l’étranger, principalement en Espagne, formant ainsi une sorte de diaspora sahraoui hispanophone unie par une histoire, une culture, une hybridation communes et un métissage culturel assumé.

Comme dans bien des cultures orales, et du désert en particulier, chez les sahraouis écouter et déclamer de la poésie est (était ?) une passion partagée. Tout naturellement un certain nombre de ces jeunes sahraouis cultivés, éduqués en espagnol, avec la sensibilité de leur culture d’origine se sont mis à écrire de la poésie : une poésie sahraoui d’expression espagnole.

Phénomène bien connu par ailleurs de migration, volontaire ou plus ou moins contrainte, d’une langue vers une autre, pour exprimer, non dans sa langue native, mais dans celle d’adoption, soit une littérature universelle (Samuel Becket, Gherasim Lucas…), ou bien une littérature et une poésie à la fois universelle et enracinée, africaine ou arabe maghrébine d’expression française par exemple (de Léopold Sedar Senghor à Kateb Yacine ou Kamel Daoud…).

Ce n’est pas le moindre mérite de cette anthologie que de porter à la connaissance du public francophone cette poésie-là, une poésie à la fois saharienne, latine et universelle, fruit d’une hybridation provoquée par l’histoire.

Mick Gewinner a réuni dans cette anthologie huit de ces poètes (7 hommes et une femme) de la même génération (tous nés dans les années 1970, entre 1962-1974 exactement) et résidants en Espagne. Ces poètes s’y sont liés, y ont développé des liens, des activités communes, politiques, culturelles et poétiques, au point de se donner, en 2005, un nom collectif « la Generación de la amistad » ; entre 2002 et 2016 ils y ont édité pas moins de 11 recueils collectifs et 11 recueils personnels.

Nous ne saurions trop ici les distinguer, si ce n’est pour indiquer que leur poésie aborde chez tous, mais dans des proportions variables ou avec des accents différents, des thèmes récurrents propres à leur situation comme la rencontre entre deux cultures, la vie à Cuba, ou bien dans les camps de réfugiés, la perte d’identité, le déracinement… mais au-delà on y trouve les universaux que sont l’émigration et l’exil, la solidarité, le difficile métier de vivre tout simplement, la construction de soi, les doutes, l’amour… Comme le dit l’un d’entre eux : « La poésie, c’est conter ce que sent ton cœur », on ne saurait mieux dire.

Une poésie orale donc, faite pour être dite, peut-être même cadencée, au sens où Mahmoud Darwich disait que « toute écriture est cadencée », lui qui, tout en écrivant une poésie résolument moderne, déclarait « aimer la musique en poésie » et être « imprégné des rythmes de la poésie arabe classique », ou disant encore « le moment clé pour moi est le rythme, c’est ce qui m’incite à écrire […]1 ». En lisant cette anthologie je ne pouvais m’empêcher de penser aussi à Senghor, non seulement pour le métissage culturel, mais pour la musicalité, sa revendication de la mélodie et du rythme générateur d’images.

 

Poésie métissée donc, hybride assumée, mais sans concession quant à la domination et, compte tenu de la situation politique qui est celle de ces poètes, porte-voix, de fait,  ou en tout cas perçus comme tels, même à leur corps défendant, me revenait avec insistance les propos très fermes du même Mahmoud Darwich déclarant « c’est un fait : je suis un palestinien, un poète palestinien, mais je n’accepte pas d’être défini uniquement comme un poète de la cause palestinienne, je refuse que l’on ne parle de ma poésie que dans ce contexte, comme si j’étais l’historien en vers de la Palestine. »  

On l’aura compris, ces poètes sont poètes, « a secas », tout simplement, sans qualificatif et ils ne sont en rien réductibles à leur cause et, comme pour Mahmoud Darwich, j’ai cru ressentir dans leur fluidité à être dit en espagnol, le même amour de la musicalité ou, comme aurait dit Senghor « le plaisir du cœur et de l’oreille.»

Leopold Sedar Senghor parle de son royaume d'enfance.

Ils ont quelquefois le rythme, la brièveté, la concision d’une copla populaire, quelquefois la solennité d’un extrait d’épopée, ou la cadence d’une longue phrase devant très certainement être balancée, rythmée, sur le mode de certaines poésies arabes ( ?) mais ils ont toujours des images suggestives, inattendues, splendides  de simplicité, des images qui suscitent l’émotion et invitent à une éloquence retenue si l’on ose cet oxymore.

Donnons-en, de manière complètement subjective, quelques exemples :

De Mohamed Abdelfatah Ebnu

[…] En esta edad
De hambruas y guerras
En esta era
En que a nadie
Se le ocurre pedir
Una palanca para mover el mundo.

La espera

La luna parpadea
Entre la ruinas de barro.
Y la luz escribe su nombre
Sobre las jaimas.
Un hombre cumple
Sus oraciones nocturnas
Mientras
Una mujer se desnuda
En la intimidad de las tinieblas
Y espera que nazca el amor

Pasión eterna

Un cuerpo
Marcado por el tiempo.
Maduro,
Deseando ser devorado,
Se consuma febril en la plenitud
De los días que trastocaron la brevedad del infinito.

 […] En ce temps
De famines et de guerres
En ce temps
Où personne
ne songe à réclamer
Un levier pour soulever le monde.

Elle attend [L’Attente]

La lune palpite
Parmi les ruines d’argile.
Et la lumière inscrit son nom
Sur les toiles des tentes.
Un homme accomplit
ses prières du soir
pendant ce temps
une femme se déshabille
dans l’intimité des ténèbres,
elle attend qu’y naisse l’amour.

Passion éternelle

Un corps
Marqué par le temps,
Mûr,
Désireux de se laisser dévorer,
Se consume fiévreux dans la plénitude
Des jours qui détraquèrent la brièveté de l’infini.

Poème dédié au peuple du Sahara : les poètes sahraouis.

De Ali Salem Iselmu

Sueños

De una almohada surge un sueño.
De una idea nace une hecho.
De una mujer brota el amor.
De un abrazo nace un recuerdo.
De ti, tierra verde y hermosa, nace la vida.

Rêves

D’un oreiller surgit un rêve.
D’une idée nait une œuvre
D’une femme jaillit l’amour
D’une étreinte nait un souvenir
De toi, terre de verdoyante beauté, naît la vie.

De Bahia Awah

un poema eres tú

 una mujer entre rejas
gritó :
¿Qué es un poema?

Y un poeta desde su exilio
Le respondió :
Eres tú
Nosotros, la fuerza,
La razón
De un verso y buen poema.

Le poème c’est toi

Une femme
Derrière les barreaux cria :
« Un poème c’est quoi ?

Un poète alors du lointain de son exil [et un poète, depuis son exil ?] Lui répondit :
Le poème c’est toi.
C’est nous, la force,
La raison d’un vers et d’un poème.

Les vers de Bahia Mahmud Awah ; journée de Poésie en Résistance consacrée à la RASD.

Nous ne pouvons toutefois clore cette présentation très positive sans une note critique sur les traductions qui, peut-être  en raison de la diversité des concours dont s’est entourée l’auteure, ne paraissent pas avoir eu de partis pris communs pour tous les poètes: quelquefois sur traduits, quelquefois sous traduits, quelquefois en rompant trop le rythme de l’original, quelquefois au plus près du texte (et fort justement) d’autres fois s’en éloignant trop, sans pour autant trouver une nouvelle musicalité propre à la langue d’accueil : le français.

J’en donnerais ici, de manière lapidaire, quelques exemples pour alimenter le réflexion :

Question de rythme :

- « alegraos que nos visita Bubisher [un oiseau] / Viene con sur piquito rebosante de cuentos/ y sus alas esparciendo historias »

« Réjouissez-vous ! Bubisher nous rend visite/ avec son petit bec débordant de contes/et ses ailes pour répandre les récits »

Pourquoi pas : « Réjouissez-vous de la visite de Bubisher,/son petit bec débordant de contes/ et ses ailes semant des histoires »

- « somos el mañana de un suspiro que nos impone /su prolongación hasta el infinito » : « Nous sommes le lendemain d’un soupir impératif/qui veut qu’on le prolonge à l’infini ». Pourquoi pas simplement « nous sommes le lendemain d’un soupir nous imposant/ son prolongement (jusqu’à l’) infini »

- « El alma es una bascula / donde se mece el tiempo »

« L’âme est une balance/le temps s’y berce » : pourquoi pas, au plus près de l’original et de son rythme « L’âme est une balance / où se berce le temps »

Question justesse de l’image :

- « Y la mar, ésta, / nuestra, con sus cuajadas espumas »

« Et cette mer, / la nôtre avec ses écumes figées » écumes laiteuses plutôt, ce qui renvoie mieux à l’idée triviale  de cuajada (un fromage blanc) mot qui lui même renvoie en espagnol à la blancheur de l’écume et non à l’immobilité.

- « contra las muelas abrasivas del tiempo / contre les terribles dents du temps » : j’aurais préféré « contre les molaires abrasives du temps » qui colle plus à l’original tant métriquement que pour le sens, « molaire abrasives » rend mieux le frisson sonore des grosses dents arrachant par frottement…

Sur traduit :

- pourquoi rendre le tout simple « mi madre me dijo » soit « Ma mère m’a dit » par « ma mère a proféré » ?

Sous traduit :

- « y nuestra infancia naufrago / en la turbulenta marejada del éxodo »

« et notre enfance fit naufrage dans les vagues tumultueuses de l’exode » les vagues (las olas) est moins fort que l’image originale employée en espagnol marejada, la houle, donc « la houle turbulente de l’exode »….

C’est quelquefois en restant au plus près du texte qu’on est le plus fidèle, non seulement à la lettre, mais aussi à la musicalité mais, ces remarques posées,  chacun le sait, traduire la poésie est, si ce n’est une gageure, du moins une belle prise de risque, ces quelques observations critiques ne remettent pas en cause l’excellence et la justesse de ce travail : nous faire découvrir et nous donner une idée, une approche, la plus fidèle possible, d’une poésie inconnue en France. Pari réussi pour une anthologie qui mériterait de trouver un public le plus large… même et jusque dans l’enseignement : ces (petits) poèmes arabes d’expression hispanophone pourraient s’avérer très utiles auprès des élèves des classes de langue en lycée par exemple.

Generación de la amistad : poésie sahraouie  contemporaine, anthologie bilingue proposée et présentée par Mick Gewinner ; traduction de Mick Gewinner avec le concours de… Lyon, Atelier du Tilde, 2016. Collection Lolita Valdès. ISBN 979-10-90127-34-0. 22€

Ouvrage comportant une courte biographie de chaque poète, un glossaire Hassanya/Français et espagnol caribéen/Français, ainsi qu’une bibliographie chronologique et adresses de sites internet spécialisés (espagnol, anglais et français).

Un travail remarquable !

 




Chronique du veilleur (44) : Max Alhau

Au soir de sa vie, Max Alhau sait que « l'absence n'est qu'un mot superflu », que « les mots demeurent même faussés / par la mémoire. » Cependant, « une lumière évadée de la nuit » brille encore, et le poète en saisit les fulgurances, les éclairs qui ne cessent de traverser son espace intérieur.

Des pas sous le sable, tel est le titre qu'il choisit pour nous dire combien son œuvre de guetteur, à l'écoute du plus secret, voire du plus étouffé, lui importe encore, malgré tout. Les interrogations le harcèlent, les réponses incertaines qu’il leur apporte sont déjà une forme de dépassement dans le doute et l'inquiétude :

Peut-être faut-il emprunter des chemins
loin des itinéraires, avancer à l'aveugle
pour y voir plus clair et retrouver enfin
les traces d'un passage sur ces mêmes lieux
que l'on décèle enfin avant leur reconquête.

Max Alhau, Des pas sous le sable,Voix d'encre, 10 euros.

Il écoute, il s'écoute, et parfois semble s'obstiner dans les mêmes questions, comme s'il voulait forcer une porte qui résiste. Les vers, les phrases de prose sont autant de coups frappés sur la paroi, contre un horizon qui se rapproche et menace. Il se dit à lui-même :

 

Reste les traces, les mots, les paroles
qui t'incitent à poursuivre ce voyage
aux haltes incertaines, aux départs différés,
tout ce que l'on croit posséder
et que le vent dissout.

 

 

Le poème est la trace la plus vraie et la plus profonde que l'homme puisse laisser ici, sur le chemin. Il est aussi le viatique le plus secourable possible, pour aller encore plus loin, vers cet inaccessible but qui a été, tout au long de l'existence, la raison d'écrire et, peut-être, d'espérer.

 

                                   Au terme du chemin, tu contemples la vallée:ce n'est pas le vertige qui te saisit mais le désir d'aller plus loin.

 

C'est une voix libre, assoiffée de paix, qui s'élève, d'étape en étape, dans cet itinéraire intérieur. Nous en mesurons la sincérité qui, souvent, mêlée à un tremblement pudique et maîtrisé, émeut le lecteur, jusqu'à ces dernières phrases qui résonnent enfin, presque comme un soulagement :

 

                                   Les neiges, les débâcles, tout n'est plus que souvenir. Maintenant, tu as cessé de t'attendre et tes mots n'ont de poids que celui du silence.

 

Heureux silence que celui que Max Alhau nous offre ici, animé par un appel irrésistible d'infini !

 

Poème de Max Alhau sur une musique de Jean-Christophe Rosaz pour voix et saxophone.

Présentation de l’auteur




Martine-Gabrielle Konorski, Sept poèmes

Dans un soupir
le chant
des coquelicots
Dans la danse
des blés
points rouges
des coquelicots

A la porte
de la chambre
une haie
de coquelicots
ferme les volets
sur la buée
Un plongeon
dans le rouge

Éternité rouge
des pavots.

 

On se tient dans le sombre
dans l’angle mort de soi
quelque part où la suture
devient berceuse

Chant rouge de la peur
Temps fixe du regard
sur le mur
Plus aucun bruit

Lorsque l’oubli.

 

Appartenir
au vacillement
quand je me heurte
à la lisière
de la fuite
des heures

A ce qui porte
lointainement
la parole dépecée
en éboulis
dans l’échouage de
ce qui reste à dire

Juste un futur perdu.

 

Puis ce fut
l’heure des soupirs
sous les masques

Une danse sur
l’île
perdue des archipels

Avancer ou peut-être pas
vers la ligne
de crête

A l’aplomb
de l’Immense
les eaux plates
et le jardin
  plongé
sous le vent tiède
du soir qui tombe

Rouge
la lune s’épand

Espoir indéchiffrable.

 

Commencement
de terre
sous les pierres désolées
parsème les chemins
de ce pays sauvage
L’ombre de Dionysos
dévoile les collines
où nous goutions
les grains bleus et juteux
Bouches ouvertes
sous les feuilles de vignes
Allongés
au pied des nœuds de terre
quand le ciel s’abolit
Un vent d’Eden soufflait
sur nos corps ivres
baignés de la chaleur
du centre de la terre
Ivresse de terre
et de raisin
au royaume invisible
Tandis que les oiseaux
berçaient le reflet de nos songes
Bacchus s’était endormi sous le figuier
Le feu divin ensemençait la terre

Les Ménades s’étaient mises à danser.

 

A Alfonsina Storni

Y te bas
Y te bas
A l’agua profunda
Flaques salées
En cercles
De toi
Alfonsina vestida de mar
Cet air qui résonne
Depuis loin derrière
Derrière la tête
Derrière le temps
Derrière ton soleil antique
Paroles brûlantes
De tes poèmes
De ton sommeil
Caracolas marinas
Du fond de la mer
Ton chant
Déchire le ciel et les vents
Un cri nous arrache
Résonne
Tambour dans la poitrine
Tremblement
Perce la chair
Et cet air
Nous parle de toi

Alfonsina
Alfonsina vestida de mar.

 

Marche de pente
Au chemin des estives
Balancement du corps
Au son rauque
De la cloche
En espaliers
Imperturbables vaches
Taches brunes
Taches rousses
Le souffle suspendu
Avancée sur les crêtes
Les rêves accrochés
Sur le chemin du ciel
Une ronde de poudre
Aux forêts denses
Couleur tesson
S’égarer sans atteinte visible

L’infigurable de la liberté.

 

Présentation de l’auteur




Pierre Zabalia, Cinq poèmes

1                                                           

alors on prend un poème

pour aller jusqu'à l'horizon,

alors la fin du monde

s'acquitte de mon corps: cette

tiédeur, cette lenteur, on

 

s'y apprivoise, on recommence

et le temps n'est plus cet après-midi

perdu entre ici et toujours mais

une ligne de résonance

piquante et bleue

 

on reste encore dans

l'auberge du néant, dans ce

repos plus souple que le

soleil partout,

 

alors, on se dissout

dans le paysage: on

ne sait plus rien

 

2                                                              

à l’heure atone, dans le déversoir,

à l’heure fumée d’eau, dans

le calme noir, à l’heure- brouillard

de femme, dans ce nulle part

 

déverse sans plus attendre, déverse

sur l’ombre de toi-même, pluie

de mars, pluie dans l’air de mars

dans les ravins de l’âme,

 

dans la poursuite d’un

morceau d’âme – il y a

désir dans le ressac

 

dans le jour abandonné :

c’est une pluie, douleur de personne,

à l’image de l’arbre aux yeux fermés

 

3                                                                                   

Bruissante et tournoyante

la luciole des enfers -

Je ne sais où donner de la tête

dans l'émoi continuel,

je ne sais comment bleuit l'angoisse

dans la forêt d'outre-moi.

 

Je ne sais

à qui parle le jour piquant

de mes entrailles,

je ne sais où

s'enracine ma délivrance, ô

la ténèbre sous ma peau.

 

Bruissante

était la frondaison de l'être – lune.

Qui joue au maître et

qui joue à esclave

dans la pulpe des âmes froissées ?

 

4

Peupliers immobiles

comme le chiendent

de ma désespérance -

 

Peupliers chevillés

à l'hiver et au mots des tendresses :

immense et déglingué,

le chemin des

poésies

luit, il luit le chemin

du jour ancien,

 

le chemin

vertical que

j'emprunte tristement -

 

5                                                                               

Ébouriffé à la pointe du mal,

trébuchant comme

un mal propre

sur une vision – syncope :

j'en viens à radoter

quand se lézarde

mon âme -

 

Y a -t-il

autour de moi

une vision – vision

hermaphrodite, un horizon

noirci, un sérum

terrible et cruellement enfant ?

 

Et la morsure

dans ce qui me tient lieu

de secret et le givre et

l'hyperbole de mon tourment – le

saxifrage perdu de

mon âme.

 

Présentation de l’auteur




Jacques Guigou, CINQ STROPHES

Sans mal

ce littoral et sa bonne nécessité

Sans mal

ces sables ensemençant

Sans mal

l’éphémère consistance de la mer

Sans mal

l’observance de cette lumière

Sans mal

ces fleurs du tamaris d’été

validées par le vent

 

Ce matin

les chaos de la nuit dissipés 

l’ordinaire désir discerné

la distance à la dune dirimée

soudain

l’événement nécessaire de la mer

 

séparé de l’amas

ce rocher noir de la jetée

à demi éclairci

au sel des eaux de nuit

 

 

Dans la lumière incertaine

l’homme aux filets limés 

ne trouve pas

la bonne place pour caler

lui

qui a pourtant traversé

ravi

les âges de la vie

 

 

 

Notre marche quai d’azur

commotion cosmique

de notre rencontre

présence d’avant nos premiers âges

incantation à portée de cœur

évènement de votre voix

vouée à notre vérité

et nos pas nous menant

vers la mer qui nous attend

 

Présentation de l’auteur