Alain Claudot, Essor de la parole et autres poèmes

 

En cette solitude
Notre vanité se dénude

Vent âpre qui lapide
Une terre précaire

Déjà le froid nous prend
La nuit en son désordre nous précède

*

 

Tombées

D’où

De quel ciel

En quelle préhistoire

Pierres

Immobiles

Au plain-chant des labours

*

 

Pays déshérité
Terre inhospitalière
Territoire de la soif

Que seule l’amitié désaltère

*

 

Telle la roche soumise au froid
Ma langue mutilée se délite

Telle joie enclavée
Telle une harpe bègue

*

 

Ruines

À la lisière du vide
Par la nuit noire trop étreintes

Vigies
Levées à contre-ciel

Comme à remords

*

 

Le vent
Toujours plus large

Épuise le rossignol

L’aube du long partage
Lui redonnera souffle

*

 

Au carrefour minéral
Pour un instant
Encore
Ma langue s’arrache au néant

*

 

J’emprunterai la voie étroite
La route blanche de l’ascèse

Au large
Des bergeries de pierre sèche

Où la source de parole
Ne tarit pas

*

 

En cet asile
Un souffle nu m’escorte
Et déporte mon corps

Hors des ornières qui blanchissent
Ma liberté grandit

*

 

Soudain

La horde des arômes

Cet œdème bleu qui bourdonne

La déchirure de l’essaim nuptial

Le cérémonial de l’urgence

*

 

Au terme
Des terres réfractaires

Ma gorge s’élargit
Sous le surcroît du jour

∗∗∗

 

Notre-Dame de Lure

Notre-Dame de Lure
En ta très haute solitude

Notre-Dame des devineurs d’eau
Des fontaines avaricieuses

Notre-Dame du vent têtu
Soufflant du bleu à perdre haleine

Notre-Dame des humbles des pénitents
Des récoltes frugales

Notre-Dame du bon secours
Étoile de miséricorde

Notre-Dame des mauvais jours
Ta barque pétrifiée au cœur noir des hivers

Ô rose minérale

Notre-Dame des nuits d’été
Bergère des chemins lactés

Notre-Dame des orages acerbes
De la foudre jetée en pâture aux errants

Notre-Dame des terres opiniâtres
D’où montent les parfums votifs

Notre-Dame des hommes noirs et des reclus
En ton insatiable désert

Notre-Dame des abeilles
Aux ruches limoneuses

Notre-Dame de Lure
Pour l’obole de ton silence

 

Enfances

La forêt
son flanc que  meurtrissait la roche
et des rochers encore arrachés au néant

L’oripeau des hivers jeté sur nos épaules
pour nous forger une âme

La fièvre des étés sur nos fronts calcinés
pour congédier l’effroi

Ainsi nous grandissions

Les fleuves indociles les rivières vespérales
et les vallées où l’on ployait l’échine
pour nous donner un cap

Le mépris où nous étions tenus attisait notre orgueil

Penchés à la périphérie des sources
les larmes étaient notre lisière

Ainsi nous grandissions

Dans le secret des nuits
mûrissait l’autre langue
l’alphabet nu de ses syllabes

Pour proclamer les vraies couleurs du monde
la rage turbulente du multiple
ses joies et ses blessures

Pour que le feu des mots  invective nos cendres

 

Passage des chimères

Mère j’ai parcouru
bien plus de la moitié du chemin
à ce jour
et me voici désormais ton aîné de trois ans

Je reste pourtant cet enfant
qu’aux beaux soirs
en été
le chant du merle traversait
comme une épée

Et tu passes toujours
tes doigts inquiets dans mes cheveux

Pourquoi m’as-tu rendu le goût des larmes

En ton lointain pays de brume
tes peurs d’oiseau blessé ont été congédiées
et les muettes étendues ne te font plus offense

Le pays où peu à peu je viens

Où tous deux
lentement
nous descendrons
la route ancienne de l’église
jusqu’à la place près du fleuve
où jamais tu n’allas

Et je tiendrai ta main

 

Le sourire de ma mère

Dans quel repli du temps se cache désormais
l’ombre de ton sourire

Dans quelle obscurité des nuits que je parcours
cherchant obstinément
ne serait-ce que ton fantôme

Mais si se croisaient à nouveau nos chemins
pourrais-je seulement te reconnaître
masquée que tu serais de cendre et de douleur

tu passerais
les yeux fardés de la couleur des peines
plus anonyme que le vent

Et je m’éloignerais
vêtu de silence et de brume
courbé sous le faix de l’absence

 

Présentation de l’auteur




Michel Diaz, Quelque part la lumière pleut, extraits

il te reste à passer quelques matins rugueux, plus habités d’attente que le sont les songes des
eaux esseulées qui portent la rivière, suivant les courbes de leur pente calme avec, au bout, là-
bas, la profondeur pensive de la mer

ici, à cette heure d’alcôves, tièdes encore des sommeils, le soleil est nu et tremblant comme un
enfant que l’on réveille, la vitre froide à la fenêtre, le ciel en crue déjà par-dessus le noyer de
la cour, comme à portée de main

il règne des lueurs qui viennent se jeter dans le peu de mots qu’on prononce, décousus,
indécis d’eux-mêmes, que rien du jour n’allume encore, hésitant sur l’issue de leur voie
incertaine

 

∗∗∗

céder, tenir, trop tôt, plus tard, et rien, peut-être, qui ne soit égal à ce qui croit le contrarier

tant apprendre pour tant oublier, reprendre chaque jour le nom que l’on habite, ne rien trahir
ni de ce que l’avait semé de doutes ni de ces tremblantes clartés, ces rasantes lueurs au
lointain des questions

il y a pourtant quelque chose, qui demande encore à y être et brûle silencieux dans l’ombre,
qu’il délivre

mais qui cherche à se souvenir de quels fruits tombés de la nuit peut se nourrir ce qui
prolonge, dans l’espace clos de la pièce, au-dessus du café qui fume, le grand silence

indifférent du monde

vivre demande de s’en emparer, sans d’abord le comprendre, avant que visages et corps y
reprennent lèvres et voix, que le matin éveille d’autres lieux, que s’y
poursuive le récit des êtres et des choses

∗∗∗

il te faudra passer ce jour où ne t’occupe plus la signification de toute chose sur quoi l’œil
arrête la pensée, où tu as appris à ne rien attendre qui ne soit frappé au sceau du pur
étonnement et de la plus simple amitié
où incroyable est de te sentir être, de te croire toujours vivant, réel et existant, de devoir défier
encore quelque chose du temps et du désordre tapageur du monde, et la nécessité d’une
destination qui divague d’une heure à l’autre qui annonce la suivante, sans aucune trace où
poser tes pas
mais suivant l’unique fanal d’un matin retrouvé, dans un désir poli à vif, la seule chose qui
importe, sans même en connaître l’objet

juste la soif d’un autre jour que tu distinguerais comme un pays où habiter, où tu te sentirais
chez toi, en exil enfin consenti, n’y aurais plus rien à poursuivre que d’essayer à exister plus
sûrement, sans céder aux appels des sombres nostalgies, sous un ciel tout entier offert au vol
des passereaux, ouvert à toutes les blessures de la terre et penché sur un soir que tu n’aurais
pas dû connaître

∗∗∗

il reste sous tes doigts l’éloignement des rêves, inexorablement, la couleur des paroles
perdues, rien qu’un souffle de vent, à peine deviné, la paisible inquiétude d’un nouveau soir
qui tombe, ce moment de soi-même où se rassemblent tous nos âges

où il est tout aussi incroyable de croire que l’on est pas mort encore, de se croire soi-même
l’illusion d’un autre ou une âme privée de son corps, la porte entrebâillée pour le passage de
ces ombres, réunies au jardin pour pleurer sur la solitude du vieux noyer qui s’affaisse sur ses
racines ou accompagner la belle agonie d’un cerisier en fleurs

 

Présentation de l’auteur




Guillaume Janin, Bruits de Sibérie

Nuit en train

Par la fenêtre, les étoiles roulent
Sous les ronflements du ciel
Je regarde l'aube mourir
Dans les yeux de mon voisin
J'avance, toujours, j'avance
Droit devant
Des lanières pendent comme des lianes
Avec au bout des morceaux de rêves.
Les fées ont cessé d'exister
Dans ce monde merveilleux

 

Paroles

La nuit est tombée plus soudaine
Ce soir que les autres
Mais le bébé aux grands yeux
Ecarquillés derrière la vitre
N'est pas encore endormi.
Un plat de nouilles
Jonche le plancher des steppes
Dans les bras de sa mère
L'enfant au pullover vert
Parle sans aucun son.
Il parle des maisons de bois
Qui se perdent dans l'horizon
Des poteaux du téléphone
Qui transmettent les ultrasons
Des couples séparés, des vieux isolés.
Il parle de la route qui file parallèle
De son asphalte noir
Des quelques phares qui la sillonnent
Un homme dans un pick-up
Rentre chez lui ce soir.
Il parle de sa vie à lui
Qui grandira pas loin d'ici
Il parle à la nuit
Qui vient le prendre
Avec tous ses amis.
Il parle des policiers
Qui patrouillent, menottes et revolver
Rangés au garde à vous
Juste au cas où
On ne sait jamais.
Il parle des bouleaux, des pins
Des arbres qu'il dépeint
Sur son cahier de coloriage
Dont l'encre séchée
Déborde des pages.
Il parle pour tout le monde
Entre ses quenottes
Encore en terre
Pour la mère qui finit le souper
En attendant ses enfants du siècle passé.
Il parle à n'en plus finir
Mais personne n'y prête attention
Au petit garçon
Qui voit et entend
Tout ce que les hommes ont enterré
Depuis le premier jour.

 

Avikn

Mollets veinés et chevilles gonflées
De la babouchka qui dort,
Aimable voisine
Sur son sac Baci d’Italie
Une bagouze
Pour chaque annulaire potelé
Deux perles grises se balancent
Au gré des rêves
Qui viennent troubler le repos du corps
Avec les sursauts d'une âme
En tous points banale.
Des marguerites semblent prises au piège
Dans ce dédale incohérent où
Les lignes azur s'étirent
Jusqu'à croiser les nues
Tapis brillant à l'infini
Sur lequel le soleil
Étranger d'une autre galaxie
Vient s'étaler (avec délectation)
Pschitt !! Ventoline Ventoline
Pour ne pas que mère Russie
Ne s'étouffe sans un cri
D'un châle noir le visage recouvert,
Un chat miaulant sans fin
Sa féline détresse,
Et ne finisse, beauté alcaline
Rongée par les vers de l'oublis
Un peu d'humus vert et gris
Au pied des saules meurtris
Des iles Sakhalines
Le bruit des tempes
Les turbulences ralenties de l'esprit
Je rame sans me mouvoir
Au-dessus des plaines
De Moldavie
Nappées d'or et d'argent
Jusqu'à enfin tomber
Disparaitre
Dans mon désert de paradis
Engouffrant la carlingue
Et le reste du monde
Dans un lent sanglot

 

Las Ici-bas

Sous les lames du froid
Les maisons de bois
Meuglent et crie
Sous les coups qui broient
Leurs plaintes quotidiennes.
La neige bourdonne
Autour des habitations
Essaim de guèpe
Venus butiner joyeusement
Les fleurs qui poussent
Dans les plaines de Sibérie
Les chiens aboient
La Lada nevia passe
Entre les tours de bois
Que l'hiver réduira
À peau de chagrin
Avant les premières chaleurs de juin.
La cheminée tousse
Un filet qui vient prendre
Les derniers rayons de lumière
Dans ses mailles tendres
Pêcheurs au grand air
Dans les steppes austères
Et les gens dans tout ça ?
Ils sont au chaud à attendre, à s'instruire
À s'activer, à réparer, à construire
De nouvelles maisons
Pour les futures générations.
Certains ont déjà foutu le camp
Loin de cet enfer blanc envahissant.
D'autre que la fatigue a pris
Dans ses lambeaux, ses bras
Noient leurs malheurs tristes et aigris
Dans l'alcool de Taïga
Parfois, un humain un peu bizarre
S'approche un peu et puis repart
Comme un animal sauvage
Mais ce n'est qu'un touriste de passage
Ephémère venu gouter aux charmes exotiques
De ces contrées subarctiques.

 

24.10

Une pause rapide
Dans l'air froid du soir
Dans une ville, un quai
De gare.
Les fumeurs descendent
Et attendent
Que la neige
S'arrête de fumer
Les mains tiennent en tremblant
Le trait longiligne
Lueur louvoyante
Perdue au milieu de nulle part
Des chiens vaquent
Muets aux alentours
L'un semble prêt
Pour le grand départ
Elle entoure, elle embrasse
Et etreint
La taiga partout
S'etire dans l'horizon
Seuls les oiseaux migrateurs
En connaissent la fin
Comme le dit le vieux russe
Au bord du chemin
La glace crisse et craque
Rouée de coup
Le camion est bloqué
Au milieu de la flaque.
Des trains dans tous les sens
Viennent et vont
Avec eux l'espérance
Des jours radieux
Au chaud, derrière la fenêtre
Je contemple chaque seconde
Le spectacle identique
De cet océan blanc
Qui défile sous mes yeux
Caméras au front
Bien décidés
A se déclarer témoin
Du meurtre qui a été
Sous mes yeux ébahis
Mais dans l'indifférence normal
Des hôtes de ces lieux
Une nouvelle nuit est tombée
Sous les balles du jour
La forêt s'endort
Et le train passe.

 

Présentation de l’auteur




Florence Dreux, Sylve et autres poèmes

Sylve

 

                        À Claire Espanel,

La fenêtre est ouverte.
L’est-elle vraiment ?
Le temps toujours
Abolit le cadre.
Alors l’âme apprend l’arbre
Dans l’humilité du ciel
Et s’émeut du vent
Dispersant ses prières.
Deviendront-elles nuages,
Traversées d’oiseaux ?
Qu’importe !
Ici l’air est vaste
Où les mots ne suffoquent pas.
Mais peut-être faudrait-il se taire ?
Ne rien écrire
Pour ne rien gâcher du silence ?        
S’immiscer dans les interstices du langage ?
Mais comment, si ce n’est en empruntant
Les voies mêmes du langage ?

***

Le cœur dit pourtant :
- Célèbre aujourd’hui le vol de l’oiseau :
Milan, mouette ou tourterelle, 
Qu’importe ?
Nulle lutte de classe ici,
Nulle distanciation.
Entre ton œil et leurs ailes,
Entre ton lit et leur ciel
La lumière
Et dans celle-ci, leur ombre.
Est-ce au-delà de la fenêtre
Ou au-delà de toi ?
Qu’importe !
Ici est le lieu
De la conversation secrète.
Si tu ne peux comprendre
Sache écouter.
Habite ce qui t’échappe.

***

Mais déjà les longs fûts gris s’élèvent
Tout chargés d’âmes.
Si la nuit te tient éveillée,
Ne l’empêche pas ;
Elle seule a pouvoir de renaissance.  
Avec elle, un autre chant ;
C’est Orphée s’enfonçant
Jusqu’aux plus profondes racines
Où l’espoir s’est niché 
Sous la morsure du temps.
Dis-moi,
Comprennent-ils, tes frères humains,
Qu’ici se trouve leur fondement ?
Et toi, sauras-tu descendre ?
Retrouver la terre du commencement ?
Dans tes veines, sens-tu couler
La sève devenue sang ?

***

Racines en toi se perdent
Que tu ne soupçonnes pas.
Cherche, 
Explore
Ce qui existe déjà
Et ce qui n’est pas ;
Ce qui est en-deçà de toi
Mais pas encore toi.
N’essaie pas de démêler l’entrelacs,
Le nœud est trop puissant.
Trouve l’intervalle
Espère en ton silence. 
Si dire ne se peut,
Ecrire se doit.
Mais déjà le ciel s’incline
Et tu gis,
Horizontale.
Pardonne-leur,
Ils ne savaient pas.
A eux, il reste les étoiles.

***

Le jour est déjà là,
Les vers de la nuit
Perdus.
Qu’importe ?
Les riches eaux t’emportent
Au pied des aubes nues.
Poussé par le désir de sève,    
L’arbre s’époumone :
- Je viens du sol d’où sourd la lumière ;
Qu’importe si mes branches n’embrassent que l’air,
Elles seules connaissent l’amour du vent !
Survient alors le grand éploiement :
Feuilles, plumes
Corps et rêves                                                
Jaillis du fleuve vert
Où chacun en l’autre s’écoule.
L’écorce se tait
- Rivières et torrents ont tant de choses à raconter-
Et tu entres, comprise, dans la pensée organique du poème.

***

Sur tes lèvres, une parole :
- Même abattue je reste ;
Embrassée par le regard de l’enfant
Je croîs.

 

Peuplier I

À Gabriel, ces « paroles d’entre les paroles »

 

Nichée d’air dans le grand peuplier
Poudroiements
Pulsations de lumière

Une brassée de ciel                                        
Absorbe l’œil
 La fenêtre

Affranchie
L’oreille explore
L’oreille espère

-Que dit l’oiseau devenu feuille ?-

Frémissements
Des murmures de sève
Saisissent le pied, la main, le bras
Eploient le corps d’écorce

Envolement

 

Peuplier II

Ballet fantasque dans le vent
Branches de  nuages
Gonflées de pépiements

Les feuilles s’ébattent
Les milans

L’oreille convoque l’œil
L’interpelle

-Que dit la feuille devenue oiseau ?-

Tressaillements

Les trilles syncopés
Secouent  le cœur, le ventre, les reins
Débordent  l’arbre

Commencement

 

Le saule

Le trille de l’oiseau
Pour seul réveil
La rosée
Son éclat en toi
Et le souffle du saule
Au-delà de toi

Le cerisier blanc

À chaque Printemps
Virginité renouvelée
Par le Vent déflorée

 

 

Le grand acacia

Pour Marcelle, in memoriam

Bourrasque dans le grand acacia
L’orage a emporté les feuilles
Parmi elles, ta vie

Ce matin, pourtant,
Dans l’œil de la tourterelle
Les mêmes bleus, verts et blancs ardents

Les mêmes ?

Observe d’une âme plus attentive
La Nature jamais ne te désavoue

Ce nuage
Cette fleur
Cet éclat
C’est encore un peu de toi
Dans notre devenir  

 

Les cheminantes

                                                                                  À Patrick Chamoiseau

Les longues mains    
Se ferment                             
S’ouvrent  
Sur les blés étonnés

Capturent
Captent plutôt
Le réel

En  présences
En absences

Promènent
Leur rêve de tourterelle
Autour du grand peuplier vert

Effeuillent
Le chant de l’oiseau qui ne chante plus

Appellent                                                                                                                
L’humus
La voix antérieure                                                                                                                                                    
Acceptent
Inventent
Rassemblent
L’enfant

Parcourent
Le pont des ailleurs
L’indicible entre-là

Ainsi vont les cheminantes
Au silence radieux

Yeux renommant toute chose
En ne nommant pas

Comprenant tout

 

Présentation de l’auteur




Claude Serreau, Résurgence ou les parenthèses du soir

Résurgence : « réapparition à l’air libre, sous forme de grosse source, d’eaux infiltrées dans un massif calcaire » (Dictionnaire Larousse). La poésie de Claude Serreau est de cet acabit-là : elle fait surgir à la surface des pages des émotions enfouies parfois frappées du sceau de la douleur et du chagrin, pour en faire un bouquet où transpire un inaltérable appétit de vivre et de dire le monde dans sa beauté.

Le poète n’avait-il pas parlé dans un précédent recueil de « l’humus fertile de nos deuils » (Racines et fragments, Des Sources et des Livres, 2018). Il réédite aujourd’hui cette approche dans un recueil plus secret que le précédent, comme auréolé d’un halo de mystère.

Il commence le titre de tous ces livres par la lettre R. Ce n’est pas un hasard. Claude Serreau vit et écrit dans la fidélité à René Guy Cadou. Et il sème dans ses livres des petits cailloux qui nous ramènent au poète de Louisfert. « Maintenant les trains en partance, écrit Claude Serreau, n’assurant qu’au rythme du cœur/René Guy dirait à Hélène/au moment d’ouvrir ses cahiers/que les horloges n’ont qu’un sens/pour imprimer le fil des heures/sur les murs blancs de l’espérance (…) « J’ai certitude d’avenir/quelques saisons peut-être pas », poursuit-il. Le temps file, en effet, pour Claude Serreau (né en 1932). Il file dans la douleur d’une absence : « Chaque nuit/retrouver/le vide bien présent/l’inquiète solitude ».

Claude Serreau, Résurgence ou les parenthèses du soir, Des Sources et des Livres, 106 pages, 15 euros.

Dans une préface éclairante, Marie-Laure Jeanne Herlédan nous dit que Claude Serreau « déplie son long poème à la vie, l’amour, la mie, la mort ». Poème à « celle qu’il a accompagnée et veillée ». Le poète parle à l’absente, pousse son chant : « Je voudrais te crier/autant qu’il se pourra/t’envelopper te dire/je t’aime et t’ai aimée//puisqu’enfin avec toi/l’éternité s’étire/une fois recréée ».

Cette toile de fond de la séparation n’estompe pas la « marée de vie » ni l’espoir « qui renaît des souterraines eaux ».Car dans l’univers de Claude Serreau (fait de résurgences et de nappes phréatiques) la nature est toujours prête à « dévider sa toile ». Sous sa plume on découvre « un rideau coloré/cent arbres et mille fleurs/comme la mer à l’ouest/sans cesse élaborée/sous d’obscures étoiles ».  Et quand le printemps est là, « on voit au mois de mai/Vénus et son parterre/d’étoiles revenues/au ciel donner le change ».

Présentation de l’auteur




Armand Dupuy, Selfie lent

Un  sentiment inhabituel  émerge en consultant cet opuscule. L’auteur Armand Dupuy s’écoute  et se voit  écrivant et vivant. Comme si  une lecture à voix basse  par caméra mentale1 se déroulait page à page, en même temps que la nôtre. Il détaille ce qui constitue ses actions tous azimuts, ponctuées ça et là de repères personnels  - date, heure, minute -  respectant néanmoins l’ordre de Chronos. Telle est sa durée intérieure à la Bergson, autrement dit celle de son existence.

L’autoportrait de ce selfie  «  batailleur » (annoncé page 12) se dévide en miroirs à multiples facettes. Le  Selfie vraiment Moi – c’est à dire Lui -   se figera au terme d’un présent « suffisamment vivant pour être enjeu de lutte ». Ce pourquoi, sa démarche se mue et s’immobilise dans  le titre de « selfie lent ».

Ce qui s’agite en son esprit en alerte et en auto-observation démarre le 17 mars 2016 à partir de 4 heures 14. Il accrédite alors sa certitude d’être ce qu’il voit (« je suis » « ce que je vois »), l’agrémentant de jeux de sonorités : « je pense donc j’essuie » ou « j’essuie ce que je vois ». Sa vie jusqu’au 24 septembre est parfois clairement suggérée, parfois perçue dans le secret des lignes.  « Nous devenons fertiles d’une autre façon », confie-t-il. Autant d’écrits qui se chevauchent, de sorte que la lectrice n’a plus qu’à grimper sur une des lignes et se laisser emporter.

Ce moi en marchant, en s’écrivant, en se parlant ou écoutant la parole des uns ou des autres, poursuit sans doute la même élaboration  d’« archives de soi »  que dans son travail de peinture. L’auteur veut se préserver en enfouissant sa mémoire. Ainsi la présentation de soi en continu,« en un seul texte vivant, infini » de ce « journal-poème » renvoie à sa démarche picturale spécifique.

Armand Dupuy, Selfie lent, 110 pages, Ed. Faï fioc, 13€.

Lorsque l’auteur se décrit en tant que peintre, sa force créative participe de la destruction. « Créer et détruire », exigences jugées « contradictoires », se concilient ou se réconcilient en un seul tableau :  celui-ci se ravale, s’enfouit dans la pierre, se recouvre, se recommence.  La démarche de son Selfie se fabrique  tout en disparaissant, en s’éclipsant dans le langage et dans la description. Son texte se crée  avec des retouches et des repentirs ressentis au fil de l’ouvrage. Un défi sans doute, mais à quoi ?

*

Oui, mais la lectrice – moi -  a aussi ses caprices. Elle nargue l’ordre des pages. Elle décide de commencer l’ouvrage par la fin quitte à remonter vers le début de l’opuscule. Elle remonte le temps des pages d’un Moi qui joue son propre film psychologique et commence à l’envers par les radiographies insolites de Claire Combelles. Elles peuvent avoir un sens, car l’ombre envahissante capte l’ébauche de formes de plantes ou d’insectes.  Elles peuvent aussi ne pas en avoir, suggérant un  pourquoi pas ?  après le pourquoi ?

La lectrice s’arroge  le droit de fouailler parmi les auteurs cités de l’index et  d’y piocher des noms en toute autonomie.  Elle crée des chaînons imaginaires entre les arts : de l’écrit (Rimbaud, Jim Harrison) vers  la pellicule (Pasolini).  Rimbaud à 17h28, est  évoqué dans les « poteaux de couleurs » autres que celles de ses voyelles originelles (« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu »). Il n’y a ni jaune, ni mauve inscrit par le récit de A. Dupuy le 28 mars. Jim Harrisson traverse la modernité via Facebook : la mort lèche « sa doublure » sur une photo FB dont la lumière est rongée « par l’ombre, la lumière et les poncifs concomitants » (lesquels ne sont pas décrits dans ce zeugme). Pasolini, lui, se signale par une « phrase détachée » qui marche soudain en lui (« la langue de la poésie est celle où l’on sent la caméra »).

Un autre chaînon se noue dans le monde de la peinture, entre !e douanier Rousseau et Cézanne. Le premier (Rousseau)  s’exprime par un phrase : « Ce n’est pas moi qui peint, mais quelque chose au bout de ma main ». Le second,  Cézanne (22 janvier, 19h15), rappelle à propos de coupes et collures des images de film  qu’« ils sont tellement collés qu’il me semble qu’ils vont saigner ».  Quant à Durer,  pourtant présent page 60 sous forme d’un rhinocéros cuirassé tracé à la « pointe sèche », il n’est pas retenu dans l’index. De même que Millet  (18 janvier, 8h27) qui n’a pas cette chance malgré son Angelus.  « ce temps pendu des visages versant » (page 57) pour évoquer des « travellings citadins de H.L. » (nous n’aurons que les initiales).

Dans ce périple  de cet index, la lectrice émoustillée s’interroge sur un énigmatique P.B. (page 42) : cache-t-il un Pierre Bourdieu ou Pierre Bergougnioux (elle penche pour le second). Et enfin, elle cherche encore la réponse à une énigme (page 42) des toiles «  rouges bardent » … S’agit-il d’un vin Saint Emilion ou du mot « ardent » affublé d’une coquille (un «  b » suspect introduit subrepticement dans le mot). Autant d’audaces qui accompagnent l’audace de cette démarche épistolaire.

« Les souvenirs ont l’étrangeté de « choses plates » (page 8),  comme des blattes cafards et pans de tristesse recommencés. Plates comme les pages d’un livre, plates tant qu’on ne les secoue pas, qu’on ne cherche pas les ressources et qu’on prend même le risque d’inventer comme l’ose l’auteur ! « J’oublierai », songe A. Dupuy. Repoussant pourtant l’oubli, il cherche à capter tous les instants d’un bout de sa vie, rue du Garet.  Une sorte de défi.

Au reste, il s’écrit aussi un morceau de nos propres vies faites de ces milliers d’instants successifs. A la page 50 on est au 9-10 décembre, date et heures comprises. A la page 66, nous en sommes au 4, 5, 6 avril, etc. Des datations conduisant à une date ultime ?

Note

  1. A la Robbe-Grillet ?

 

Présentation de l’auteur




Sabine Péglion, Dans le vent de l’archipel

Petit livre tout de vent, d'écume, de sillage.

Partir-revenir : le double voeu de ces poèmes simples, qui tracent l'errance à coup d'infinitifs du désir : « appareiller », « déposer », « découvrir ». La leçon de Pessoa et de tant d'autres, récitée ici au fil des pages, des « îles échouées » et des « singulières voiles ».

On partage ainsi les élans de l'auteure, amatrice de « chants d'espérance » et de « filaments d'instants ».

Un matin la rive s'éloigne
et le jour en toi s'absente
Parfums d'origan et d'asphodèle
jamais n'effaceront les cris de haine (p.51)

Sabine Péglion, Dans le vent de l'archipel, L'Ail des ours, n°7, 2021, 64p., 6 euros. Illustrations de l'auteure.

En quête de traces, la poète dessine un parcours où se « glisser parmi les mots » assure d'être en vie, quand on peut « laisser filer les sons les gestes », sans maîtrise sans contrôle.

Le carpe diem n'est pas loin : « Va cueillir le matin / Laisse le regard / à l'envers de l'enfance / interroger les vagues » (p.59). Les illustrations, plus incisives, jouent des gris bleuté et des dessins cubistes. 

 

Présentation de l’auteur




W.B. Yeats, Ainsi parlait Yeats, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Marie-France de Palacio,

Dans sa présentation, la traductrice Marie-France de Palacio précise que Yeats est assez peu connu en France. Il est donc à découvrir en tant qu’écrivain exigeant tant dans le contenu que dans la forme donnée à ses écrits.

De culture imposante, il ne la met cependant jamais en avant tout comme il demeure particulièrement critique avec lui-même, toujours revenant sur ses écrits. Simples d’expression, ces derniers sont capables de dire le plus complexe. Le savoir de Keats est sous jacent à sa pensée. « Il suffit à Yeats de quelques mots, tout au plus de quelques phrases, dont la construction déroute parfois, pour esquisser une vérité philosophique simultanément terrassante et exaltante », nous dit la préfacière.

Les textes choisis offrent tout un pan de la création de l’auteur s’inscrivant entre 1889 et 1939 autour des genres adoptés par l’auteur : théâtre, poésie et essais. A travers ses thèmes, Yeats est un mystique dans l’âme sans séparation avec la réalité de l’existence. Pour lui, il s’agit de regarder en dedans de soi, d’être à l’écoute de son cœur afin de s’orienter vers un savoir juste. Il fixe des constats, dressant parfois des incompatibilités radicales : l’amour est différent de l’amitié, l’un est champ de batailles, l’autre pays tranquille. Vieillissant, il parcourt ce qu’il fut afin de considérer qu’il est devenu « rien ». Un certain pessimisme peut envahir les fragments renvoyant au passé. Cependant, il n’est pas sans énergie puisqu’être au-devant demeure un mouvement qui le mène.

W.B.  Yeats, Ainsi parlait Yeats, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Marie-France de Palacio, Paris : Edition Arfuyen, édition bilingue, 2021, 174 p, 14 €.

Il affirme « la révolte de l’âme contre l’intellect » dans « l’époque usée » qu’est la sienne. Il désire que l’imagination, l’émotion, les états d’âme, la révélation conduisent la vie humaine. Pour lui, une certaine évolution de la société est la source d’un éparpillement : « notre vie au sein des villes, qui assourdit ou tue la vie méditative passive, et notre éducation, qui élargit le champ de l’esprit isolé et autonome, ont rendu nos âmes moins sensibles. » Observant les comportements de ses concitoyens, l’auteur constate un certain déclin. Une maxime en est une des traces : « Quand la vie individuelle ne se réjouit plus de sa propre énergie, quand le corps n’est pas fortifié et embelli par les activités de la vie quotidienne, quand les hommes n’ont pas de plaisir à orner leurs corps, on peut être certain de vivre dans un système voué à disparaître, parmi les inventions d’une vitalité déclinante. » Les maximes fixent des comportements et des morales : « Dans la vie, la courtoisie et la maîtrise de soi ; et dans les arts, le style, sont les marques les plus évidentes de l’esprit libre […]. » Yeats croit en la poésie et ses mots renvoyant à une symbolique et, par voie de conséquence, à leur au-delà à condition qu’elle engendre la réflexion. Et il y a cette dernière maxime flamboyante inscrite en quatrième de couverture : « Nous commençons à vivre lorsque nous avons compris que la vie est une tragédie. »

Yeats trouve un avantage lié au vieillissement qu’il vit plutôt bien dans le sens où la joie, terme fréquent sous sa plume, se trouve décuplée et le cœur plein ; ce qui représente une force pour faire face à la « Nuit grandissante / Qui ouvre les portes de son mystère et de son effroi ». Rempli de cette énergie qu’il n’espérait plus, sa quête prend fin avec la possibilité « de consigner ses pensées les plus fondamentales ».

Présentation de l’auteur




Stéphane Sangral, Infiniment au bord

Infiniment au bord, sous-titré Soixante-dix variations autour du Je est un livre de poésie autant que de philosophie, un livre intime et universel dont on ne finit jamais la lecture car à l’image des « boucles » caractéristiques de l’écriture de Stéphane Sangral, nous sommes inéluctablement amenés à le rouvrir tant ce « Je » indéfinissable reflète la multiplicité de l’être et du non-être.

Ainsi est-on happé, entraîné dans des cycles martelés d’apories où l’on tournoie sans fin jusqu’à l’épuisement. On cherche à s’accrocher, glissant d’une page à l’autre, cherchant en vain, dans une fuite éperdue au côté du poète, qui l’on est, qui est ce « Je » qui demeure étranger et que Denis Ferdinande, dans sa préface, définit en empruntant ces vers de Philippe Grand : « Je/ induit en erreur », nous avertissant dès la première page que l’auteur se (et nous) confronte à l’impossibilité de se connaître.

Mais Stéphane Sangral traite d’une manière toute personnelle cette question qui hante les philosophes depuis l’Antiquité1. S’il a recours aux mots, il les utilise pour composer une partition musicale qui laisse entendre rythmes et cadences entrecoupés de longs silences, de decrescendos, de pianissimos qui s’en vont « morendo ». Soudain, entre deux tirets d’incises, éclate un « fortissimo » (caractère gras, taille de police maximale) «   … Je est/ mort… » ! puis le cheminement continue dans des vers qui se déclinent et se contredisent au cours de variations qui semblent infinies.

Composée en mode mineur, l’œuvre nous offre deux niveaux de perception : la première, objective, philosophique (la conscience du Moi) où chaque page nous confronte à la rigueur scientifique d’une logique qui se défait au fur et à mesure qu’elle s’écrit, un raisonnement exprimé par les mots, et une autre, subjective, symbolique, exprimée par la poésie. Un dialogue entre la science et l’art.

Stéphane Sangral, Infiniment au bord, Éditions Galilée 2020, pages :128, prix, 15€.

Perdu dans le dédale obscur d’une prison à la Piranèse, on ne cesse de douter, de désapprendre, et l’on en viendrait presque à s’interroger sur la place de la poésie qui semble s’absenter. C’est sans compter sur l’art de Stéphane Sangral : le poète philosophe, qui construit un rapport au langage radicalement autre, va jusqu’à mettre en abîme le paradoxe lui-même : contre toute attente, ce n’est pas dans les vers que réside le poème mais dans ce que l’auteur nous suggère par la rupture d’une lecture linéaire, par le mouvement, reflet de l’être lui-même – « L’Être n'est que le mouvement qui l'arrache au Néant » – mouvement d’une écriture non pas « ancrée » (le mouvement cesserait d'être) mais « encrée » dans la page, sous forme d’un graphisme dynamique.

Les vers s’arc-boutent, serpentent, se télescopent, se déchirent, se cachent, s’effacent, remplacés par des points. En effet, comment les mots pourraient-ils dire la douloureuse quête d’un « Je » qui ne peut être qu’en se dédisant aussitôt dit ? Dans le poème de la dernière page, « Je » n’est même plus écrit, mais rejeté dans une note en bas de page. Un « Je » remplacé par le vide. On l’aura compris, dans ce livre plus que dans tout autre, c’est l’architecture entière qui repose sur la dimension visuelle dont le graphisme évoque parfois les calligrammes d’Apollinaire. Rien d’étonnant étant donné que le calligramme relève autant de la littérature, de la peinture que de la philosophie2. Ainsi sommes-nous entrainés dans des phrases en miroirs, des poèmes sans fond où se tarit le langage, des pages où les mots éclatent, et dans les blancs de la page, un vide à donner le vertige. Un vide que la poésie fait déborder du néant, un vide nécessaire, essentiel, car les phrases qui se vident de leur sens, ouvrent sur le sens du vide : un vide qui est énergie, un vide qui est création. Un vide qui n’est pas le néant mais l’infini. Car au-delà du raisonnement logique, « Je » prend vie dans un langage secret et chiffré. On ne peut nier la symbolique des chiffres présents dans les ouvrages de l’auteur : le 7, symbole de créativité, de spiritualité, de lumière, le 10 qui représente la pensée mathématique en référence à Pythagore, lequel y voyait la valeur ultime et nécessaire de la limite et de la forme, opposées à la non-limite et au chaos.  Enfin leur multiplication, le 70, nombre de lettres qui composent un distique présent dans tous les livres de l’auteur et qui est le symbole de la totalité. Car au milieu du chaos apparent des phrases qui se défont et du « Je » qui meurt à lui-même demeure une incessante quête qui n’est autre que le désir de parvenir à l’Unité.

Un livre-partition qui paradoxalement n’est pas un livre à entendre mais à regarder, à observer. Nul doute, nous sommes avec l’auteur « infiniment au bord » … Au bord de ce qui s’écrit, dans ce livre d’une froide étrangeté et d’une apparente neutralité qui se dévoile un peu plus à chaque lecture. Parti d’une pure intellectualité, on parvient à une vibrante révélation. Entre cri et silence, les pages s’animent, les mots dont on se croyait prisonnier s’ouvrent à la création, résonnent d’âme à âme, une voix poétique s’élève, seule voie possible pour rester vivant. « Je vis et je meurs à chaque page » écrit l’auteur.

Infiniment au bord est un livre de pure méditation. Nul détail du réel, de la sphère personnelle du poète n’est ici révélé : absent au monde et à lui-même, l’auteur ne nous propose aucun appui car les mots s’effondrent après s’être contredis, et on avance dans le brouillard, dans la nuit et les terrains vagues d’une ville sans âme. Aucun repère extérieur puisqu’il s’agit d’aller au bout de l’écriture, au bout de soi-même.

Les miroirs se brisent (est-ce pour mettre fin à la multiplication infinie des apories ?) mais les éclats brillent dans l’ombre et vibrent sous nos yeux, et l’on voit dans le noir s’épancher à bas bruit ce qui nous est caché. Le regard se pose au-delà des mots.  Alors quand l’auteur écrit : « Je cherche le Graal et je n’y crois pas… » (son propre nom l’enfermant dans l’inéluctable, « une irréversibilité qui fait du hasard un destin et de l’existence une prison »3), apparaît tout de même la voûte céleste et la coupe du Graal se dessine sous nos yeux !

Mais dans ce livre où le langage, privé de ses fins communicatives et signifiantes, se consume en lui-même et se défait, l’auteur reste prisonnier de sa solitude « je me sens trop seul et/je suis trop seul/cloîtré là où nul autre n’est ». On pense à Pessoa : « Enferme-toi, mais sans claquer la porte, dans ta tour d’ivoire. Et cette tour d’ivoire, c’est toi-même. Et si l’on vient te dire que tout cela est faux, est absurde, n’en crois rien. Mais ne crois pas non plus ce que je te dis, car on ne doit croire à rien4».

Transpercé par la dent du réel, tel Amfortas5 et sa blessure à jamais ouverte, l’auteur paie l’accès à la connaissance par une blessure inguérissable, et si Jaccottet écrivait : « j'aurai beau répéter "sang" du haut en bas de la page, elle n'en sera pas tachée, ni moi blessé». Sangral réussit, par une mise en page conçue comme une mise en scène, à nous montrer une plaie qui suinte, du sang qui s’échappe du texte et va jusqu’à tacher la page suivante (pages 62-63).

« Je suis/ nu crucifié, ces mots plantés dans cette page/ », écrit-il, une page qu’il qualifie de linceul… image qui entre en résonnance avec la représentation de la passion du Christ. Niant toute religiosité, le poète nous fait néanmoins entrer dans une dimension du monde qui touche au sacré.

Livre sur le temps et l’absence, la dernière partie procède d’une mise en regard d’un « Il » (dans des poèmes épigraphes) et du « Je » (dans le corps du texte).  « Il » est-il le frère défunt de l’auteur à qui est dédié le livre (comme tous ses autres livres) où bien le double de l’auteur ? ou… les deux à la fois ? « Je suis est celui qui n’est pas ». Celui qui pense et celui qui écrit est-il le même ?  Si la raison peut répondre oui, on sait bien que dans la création poétique, « Je est un autre7 ».

Ce livre sur l’impossibilité de définir un « Je » insaisissable s’achève apparemment sur une impasse. Il n’en est rien. Le quatrain de l’avant dernière page s’apaise dans des alexandrins qui apportent une forme de sérénité.

 

Une seule photo me représente bien
celle prise le jour où je n’étais pas là
il y avait du vent tout le monde était là
j’étais un peu ce vent et je me sentais bien 

 

Parfois les absents sont là  / Plus intensément là. écrit François Cheng. Et si l’acceptation du rien était le noyau ontologique de l’existence ? Si le non-être permettait à l’être d’advenir ?

Stéphane Sangral terminera donc sur l’image d’un « Je » et d’un « jeu » pirandellien8 et qu’importe si le mouvement s’échappe hors de lui-même, s’il n’est qu’un « faux-mouvement » puisqu’il est la seule vie réelle née des mots mais qui advient au-delà du langage.

                                              Et
[…]9 ne suis que le mouvement
arraché à ce livre
                                             et

ce n’était qu’un faux mouvement…

 

 

Notes

[1] Cf. Aristote : « L’individu est inconnaissable pour soi ».

[2] Jérôme Peignot, Du calligramme, Édition du Chêne 1978.

[3] Gérard Vittori, « Les figures du hasard dans l’œuvre de Pirandello », Italies (en ligne), 2005, mis en ligne le 21 janvier 2010.

[4] Fernando Pessoa Le livre de l’intranquillité, traduction Françoise Laye, Christian Bourgeois éditeur, 1999.

[5] Amfortas, Roi des Chevaliers du Graal, a été blessé par la Sainte Lance, qui a jadis percé le flanc du Christ. Préservé de la mort par le Graal, il souffre depuis d'une douleur sans fin. 

[6] Philippe Jaccottet,À la lumière d’hiver, L’encre serait de l’ombre Gallimard 2011.

[7] « Car je est un autre », affirme Arthur Rimbaud dans une lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871.

[8] Pirandello n’a eu de cesse de s’interroger sur le problème de la personne humaine, sa cohérence, l’impossibilité qu’il y a à la saisir en totalité. « Un, personne et cent mille » est le titre d’un de ses romans.

[9] « Je » indiqué en bas de la page 117 dans Infiniment au bord , éditions Galilée 2020.

Présentation de l’auteur




Gérard Pfister, Vertiges de hautes huttes

338

sur la crête
de l’illumination
d’un instant à l’autre
toujours près de sombrer

Gérard Pfister s’inscrit dans la veine des poètes métaphysiques ; comme Traherne (qu’il a publié), il a d’ailleurs ses Centuries. Après les mille fragments poétiques de « Ce qui n’a pas de nom » (2019), mille autres strophes, dix sections de cent fragments, viennent dire un nom : Hautes Huttes.

L’altitude des Hautes Huttes, hameau cher au poète, fait écho à d’autres points élevés, d’où le regard porte plus facilement sur un horizon bien sombre. Celui de l’Atlas, le titanesque « Porteur » chargé du poids du monde, comme la conscience malheureuse, mais aussi celui de Lu-shan, la montagne des Huttes, temple naturel du taoïsme, où Li-Po, choisi pour patronner le recueil, se retira un temps. Qui dit élévation dit aussi abîme, et tout le propos de Hautes Huttes est justement, tout en désignant les gouffres qui nous entourent, de nous aider à trouver un équilibre sur les lignes de crêtes, de surmonter nos peurs, d’affronter et même d’aimer le vide.

C’est aussi un écho, une paronomase, de la locution adverbiale signifiant « avec force et autorité » que suggère le titre du recueil. Hautes Huttes résonne de la violence du combat mené, d’une certaine façon, contre le désespoir. Une telle « autorité » se traduit d’ailleurs dans le recueil par une auctoritas graduellement émergente : après une forme d’effacement de la référence à l’écriture, qui paraît céder la préséance à la peinture dans la capacité à retenir et fixer le temps, le pouvoir du poème s’esquisse aux deux tiers du volume, puis s’affirme peu à peu pour l’emporter, en définitive, de haute-lutte.

Gérard Pfister, Hautes huttes, Arfuyen, 2021.

Précisons d’emblée que l’érudition qui sous-tend cette œuvre est d’autant plus solide et nourrissante pour le poème qu’elle est gommée. Sous-jacente, elle distille ses images dans les mots mais ne se prétend pas la garante du sens de cette longue et lancinante méditation métaphysique, qui peut s’entendre sans elle. Néanmoins, un détour par les « Résonances » finales favorise, comme dans Ce qui n’a pas de nom, une compréhension plus grande du dessein qui présida à l’œuvre et, pour ainsi dire, des images à la source de l’invention. Ces clefs interprétatives sont précieuses, elles sont une manière de refuser l’hermétisme d’une lecture pour initiés et de proposer une entrée libre dans l’œuvre. Faites comme chez vous, voici les clefs de la maison. La démarche de Gérard Pfister est exemplaire : elle met à la disposition du lecteur une boîte à outils conceptuels, une réserve d’images, l’atelier du peintre ou le cabinet-bibliothèque de l‘écrivain, comme pour nous dire : ceci est né de cela et de bien d’autres encore, d’un couvercle de pyxis, d’une lecture de Li Po, transmutés par la pensée et la sensibilité. A notre tour, nous emportons Hautes Huttes dans nos propres Résonances, elles y trouveront leur place au sein d’annales personnelles qui sont aussi celles de l’Âme du monde.

 

Partout, Méduse

Le constat désespéré du chaos présent et la nostalgie de l’or(dre) du temps perdu trouvent ici un mode d’expression particulier, celui de l’interrogation horrifiée, question oratoire adressée à nous tous,

 

Qu’est-il arrivé
à nos vies
qu’est devenue
la terre de notre enfance (290)

 

Scandant les deux tiers du poème, la montée au calvaire est marquée par des stations, pendant lesquelles l’interrogation et la révolte contre soi ressassent le temps gâché à ne pas s’émerveiller : « pourquoi », « comme si », « qui »

 

Pourquoi
toujours la vie
est-elle si mal aimée
si mal servie (523)

 

Ce questionnement désespéré, forme de reproche à l’humanité aveugle, traverse tout le recueil, plaçant en son centre exact ce cri de détresse :

 

Qu’est-il arrivé
à notre vie
que nous sachions
si mal l’aimer  (500)

 

Expressions du regret et de la déploration, ces interrogations accusent notre maladresse à vivre, nos mauvais choix, notre incapacité à porter sur le monde le regard admiratif et reconnaissant qu’il mérite. Ce mode interrogatoire constant convient particulièrement à l’expression du doute, filigrane puissant du recueil : tout flageole, rien n’a d’assurance, les promesses de ne pas oublier s’envolent au vent, et c’est bien normal, puisque rien n’est sûr, pas même ce que l’on pense être soi-même :

 

De qui voudrait-on
se souvenir
jamais je n’ai su
qui j’étais  (641)

 

Si le poème est si sombre, c’est qu’il n’impute pas seulement à la folie meurtrière des hommes ou à leur déraison les causes du désespoir. L’existence en soi est égarement dans les brumes, incompréhension du pourquoi, absence de contours de nos identités, elles-mêmes soumises à caution. L’illusion domine, les assises de l’être, qui lutte pour sa verticalité, ont perdu toute tangibilité, elles ne sont que « souvenirs de souvenirs » (643).

L’attitude du sage, ou plutôt la leçon du recueil consiste à proposer un autre regard, qui est un revirement : il s’agira de passer d’un désespérant constat d’inanité à la joie du sans-nom, de transmuer la peur de l’abîme en célébration du vide.

L’enfer qu’il est si difficile d’affronter, c’est la violence du monde, des guerres et des épidémies qui y sévissent, c’est aussi l’enfer intime du corps rendu méconnaissable. C’est le souffle qui manque en altitude, mais aussi dans les hôpitaux (échos très contemporains) où des corps machines sont eux-mêmes reliés à des machines. Le bouclier de Persée nous fait défaut, réflexion de l’enfer, qui finirait presque par le nimber de grâce

debout face au miroir
de cet enfer  (565)

 

Voir et ne pas voir : du bon usage du bouclier

La colère et la peur, suscitées par le désespoir de n’avoir pas su vivre, sont renforcées par le dépit de n’avoir pas su comprendre le privilège que constitue le seul fait de vivre. « Comment n’avoir rien vu » (240), « pourquoi n’avoir pas vu » (243)

A qui la faute ? Moins à la vie qu’à notre façon de la voir et de traverser les épreuves qu’elle nous impose. Pour avoir surestimé nos forces, nous nous sommes pris pour des Titans, des demi-dieux ou des surhommes. Penchés vers l’avant, tendus vers le haut, jamais présents à l’hic et nunc, nous avons commis l’erreur essentielle :

sans même commencer
à vivre
tellement
nous pensions être éternels  (241)

 

L’exil de nous-même, de l’enfance, s’apparente à une folle course sur les crêtes, tendant vers un but que nous attribuons illusoirement à quelque transcendance (626). De peur de regarder dans l’abîme, nous nous prétendons guidés par et vers un but élevé, que nous nous sommes inventé pour échapper à notre humanité.

 

toujours nous voulons fuir
à quel exil contraints
par un oracle
de nous-mêmes inconnu  (626)

 

La fuite en avant, cette course éperdue sur la pointe des pieds (634) et sur celle des montagnes, est une manière de ne pas voir l’horreur mais ce n’est pas la bonne. Pour affronter Méduse, Persée avait utilisé son bouclier réfléchissant, et c’est là un modèle qui nous est proposé pour réenchanter le monde.

Central et spéculaire, le bouclier-miroir de Persée rappelle combien il est dangereux de voir sans précaution, car regarder l’horreur méduséenne pétrifie. Le détour par l’or du miroir projette un peu de lumière, enjolive les choses et les êtres d’une auréole sacrée. Car il s’agit de ne pas se tromper d’aveuglement. Voir dans le miroir est voir la beauté du monde. Et c’est là un autre des enseignements du poème : la beauté est dans le reflet, et sans doute aussi la vérité.

Nous ne savons pas regarder la merveille du monde, sur laquelle nous posons des « yeux sans regards » (293, 574, 829, 874). Klingsor est pourtant passé par là, posant sur le monde un « manteau de magicien que nous ne savons voir (951), ou que nous regardons sans voir (« tu vois et ne vois rien ») (931)

Ce bouclier protecteur, par déviation, on en cherche l’équivalent dans le miroir et dans le portrait. Le peintre pourrait fixer, sur sa palette, autre bouclier, les couleurs vives de nos traits avant qu’elles ne pâlissent, autant dire figer la vie (561), éterniser l’instant.

 

si l’alchimie du peintre
au mercure
du miroir
quelque temps ne les sauve  (562)

 

Petite unité sémantique du fragment, qui contient tout un monde ! Arrêtons-nous sur celui-là. Le « quelque temps » ne laisse guère d’illusion sur le rêve de pérennité, pas plus que la précision de « miroir au mercure », qui, comme le bouclier, réfèrent à un contexte historique précis et limité. Mais la verticalité même du fragment fait se surimposer « alchimie » et « mercure ». Il y a dans Hautes Huttes comme une recherche du principe en même temps qu’une réalisation du Grand Œuvre : le livre peut se lire comme un parcours vers la quintessence, parcours inauguré dans la douleur et l’incompréhension, la colère aussi de toutes les occasions manquées, puis l’acceptation et l’élévation. Le bouclier de Persée permet de « transmuer » le regard terrifiant de Méduse (536), d’inaugurer un élan ailé vers l’âme du monde, l’éther (qui n’est pas le ciel : la fascination du ciel, comme le rappelle un fragment, est aussi illusoire). L’alchimie est salvatrice, mas elle est plus que le mélange réussi des couleurs du peintre, elles aussi destinées à passer. Il s’agit de trouver la quintessence. Du sang de Méduse naissent des créatures ailées, comme Mercure.

Les boucliers photophores de Persée mais aussi d’Athéna nous protègent et nous éclairent dans l’obscurité du monde, mais ils ne le feraient s’ils ne portaient l’horreur de Méduse. C’est aussi de ce monstre que naissent les ailes et l’épée d’or du guide Chrysaor, ailé comme son frère. Nous le suivons dans l’or mais aussi dans la boue, car le jeune homme nu à l’épée d’or est aussi, à ses heures, sanglier, et se plaît à l’obscurité et à la boue des sous-bois. Il faut nous guider à l’or de ces reflets et réflexions, suivre ces alchimies tout au long d’un procédé initiatique conduisant à la révélation, au dévoilement, à l’apocalypse.

 

rien ne nous est
révélé
qu’à la surface opaque
du mercure  (815)

 

Les deux dernières sections du recueil ne posent plus de questions inquiètes mais leur répondent. On peut penser que la révélation poursuivie par la quête philosophique – philosophale – ne peut faire l’économie de l’opacité, en l’occurrence du tain des vieux miroirs. Il faut bien que l’étain se mêle au mercure pour produire le tain, et c’est de ce mélange seulement que naît l’alchimie (du verbe). Il faut bien que Méduse soit tuée par un procédé tortueux, de biais, pour que de sa mort naisse Pégase, le cheval ailé, symbole de la poésie, mais aussi monture de Bellérophon pour tuer... la Chimère.

Hautes Huttes raconte la peur d’être au monde, condamnés à naître et condamnés à mourir, dépeint en couleurs sombres l’effroi de l’homme qui se cherche un Persée pour pouvoir enfin détourner son regard de la terreur qui fascine.

le cercle d’or reflétait
le hurlement
et nous n’avions plus peur  (528)

 

A la fin des troisièmes et quatrièmes sections, quand la centurie s’achève, l’ange noir et or revient diffuser son évangile d’apaisement. A défaut de bouclier, nos paupières fermées détourneront nos regards de l’horreur de vivre. L’ange ouvre et referme la centurie,

 

De quoi avions-nous peur
avec tant d’amour
il ferme
sur nos yeux les paupières  (300)

De quoi aurais-tu peur
les images
nous tirent du noir
nous rendent à l’or de la terre  (398)

 

La seule façon de vivre est de considérer le reflet, l’image dorée d’une réalité sombre. A ce stade du texte, le poème, pourtant en train de se constituer, ne s’est pas encore proposé lui-même comme moyen de produire l’image. Pourtant là réside l’une des solutions : le poème-bouclier, reflétant la réalité, du moins celle que notre illusion commune donne comme telle, pour en extraire la beauté, avec la boue faire de l’or.

A mesure que nous cheminons, des visions de lumière apportent un peu de douceur et de clarté dans l’obscurité. L’apaisement passe l’acceptation de la part nocturne, cette nuit étoilée oxymorique contenant la joie mystique, l’exultation (316), la paradoxale joie de la plainte (314), la nuit plus éclatante que le jour (317).

La joie retrouvée ne fera pas l’économie de l’acceptation aimante de la fragilité. Fragilité de l’homme subissant le joug des souffrances d’exister, écrasé de tâches inhumaines, ou plutôt surhumaines, mourant de ne pas accepter sa faiblesse et de vouloir porter la misère du monde.

Vertige de l’impossible renaissance

Le vertige sur les hautes cimes naît aussi de l’impossibilité à revenir en arrière, sur le chemin de crête. Le recueil dépeint l’illusoire désir d’analepse comme resaisie, reprise. Le désespoir de devoir vivre dans le chaos et la destruction se conjugue au regret de n’avoir pas su prendre le temps pour porter le regard sur ce qui en valait la peine. L’homme cherche son salut hors du temps de deux façons possibles : en rêvant de l’arrêter ou en rêvant un impossible retour à l’origine. Ces deux modalités de sortie de l’impasse sont aussi déraisonnables l’une que l’autre, mais ce sont celles que nous empruntons.

Fixer le temps et l’espace, convoqués sous les espèces de l’intervalle et de la vitesse, est voué à l’échec, dans cette constante fuite en avant. Les fragments évoquant cette hypothétique issue sont d’ailleurs de nouveau des interrogations rhétoriques, tant l’espoir est vain.

 

Comment fixer
ce qui n’est que vitesse
course infinie
des ondes dans le vide  (582)

Qui pourrait
arrêter
ce qui n’est que vitesse
cascade incessante dans le vide  (745)

 

La fin du recueil dira précisément la nécessité de laisser partir, de ne plus tenter de fixer le flux qui s’écoule.

Face à la désespérance de cette poussée à grande vitesse vers l’avant, la tentation peut être grande de se tourner vers l’autre branche de l’alternative, de chercher le salut dans un retour aux sources qui défierait les lois du temps, ferait coïncider le baptême dans le Jourdain et le Golgotha, en somme. 

il faudrait ne faire
que commencer
qu’à commencer déjà
tout soit accompli  (376)

 

C’est un autre rêve impossible que celui d’une régénération, d’un retour à l’innocence baignée d’eau lustrale du « nouveau né »

Pour cela, il faudrait connaître l’alpha et l’oméga, maîtriser le terminus a quo et ad quem. Il faudrait d’une certaine façon tourner en boucle dans l’éternel retour, en espérant un jour toucher l’infini.

 

Quelque part
existe-t-il
l’océan extérieur
où serait la limite 

Où tout serait atteint
et viendrait le retour
ce terme
où tout peut commencer (516-517)

 

Ce n’est pas dans la palingénésie que se tient le miracle possible car elle impliquerait une maîtrise… titanesque, une force surhumaine aux antipodes de ce que le poème propose en revanche comme aide : l’acceptation de la fragilité, de la plénitude du vide.

Or s’initier, entrer dans le processus de compréhension, c’est justement ne plus tenter de maîtriser, d’assurer, de dominer, c’est renoncer à être ancré dans la terre ferme, c’est accepter le vertige et le tremblement. La vie n’est pas brève, c’est notre façon de la vivre qui est insensée, c’est la vie qui a perdu sa vocation à chercher le sens, tant elle s’est perdue dans des considérations domestiques et matérielles données comme ersatz d’amour (210), tant nous avons continué à vivre en étant mort déjà.

 

À quel âge
avons-nous
cessé de vivre
par quel précoce ennui (216)

 

Tout est question de savoir-vivre… Il faut savoir recommencer à vivre, ce qui ne veut pas dire revenir à l’origine, mais inaugurer constamment un nouveau départ

si vivre
sans cesse
n’était que commencer
qui pourrait regretter  (211)

 

il faudrait savoir
ne faire que commencer
pour s’initier enfin
à toutes choses  (391)

 

Il ne s’agit donc pas de re-commencer, mais de commencer l’initiation, de réussir son entrée dans l’obscurité pour voir, enfin, l’essence des choses, accéder aux arcanes. Il s’agit non de ne faire que commencer, mais de ne faire que « commencer pour s’initier enfin », et c’est un acte d’amour (qui rappelle l’évolution spirituelle d’un Milosz).

 

mystérieuse
amoureuse initiation
dans l’arcane
la semence des choses  (387)

 

Porter le poids du monde ?

L’homme (« on ») ne troque pas sa finitude contre l’immortalité en se rêvant dieu. A force de penser qu’il peut envisager l’insoutenable et supporter la douleur du monde, le fragile composé de si peu de matière sent au contraire s’appesantir encore plus lourdement sur ses frêles épaules les poids de l’existence. C’est que « si pesants déjà, un rien nous fait pencher » (547).

Plus que l’angoisse, gorge qui se serre, c’est l’accablement qui s’empare de l’être exposé au vertige. Pour dire ce sentiment de pesanteur ontologique, l’imagerie titanesque rappelle la folie de vouloir porter un fardeau trop lourd. Il faut être Hercule ou Atlas pour porter le monde sur ses épaules, d’autant plus que le poids des maux de la terre est plus pesant que l’argile légère (262) du potier antique. On ne se déleste pas du poids des épreuves, ces travaux herculéens (329), pas plus qu’on n’évite l’éternel retour sisyphéen de l’épreuve (Sisyphe n’est-il pas aussi proche des Titans, lui l’époux de la fille d’Atlas ? et n’a-t-il pas été châtié pour avoir, aussi, défié Thanatos ?),

 

à chaque arrivée
la charge retombe  (414)

Ce globe
sans relâche
il nous faut le soulever
au risque de nous rompre  (368)

 

Le poème dit et redit cet orgueil insensé

 

Debout
dans l’infini des mondes
dérisoire titan
portant à bout de bras la terre  (51)

Dérisoires titans
rêvant de soutenir
à bout de bras
la terre (261)

 

Ce refrain du poème n’est pas ressassement, car le poème se construisant, et se suggérant peu à peu lui-même comme bouclier possible, propose précisément une forme d’allègement du poids du monde. Car la différence entre l’homme et les dieux, demi-dieux ou titans est que l’homme n’est pas assuré d’une immortalité plus ou moins grande. La brièveté du temps qui lui est imparti empêche qu’il ne cède à l’hybris : comment se charger si pesamment lorsqu’il nous faut en même temps avancer, et encore ! avancer en peinant sur les chemins ascensionnels, rêver de monter vers les Huttes en portant sur son dos le poids du monde ?

 

Jour après jour
gravir la montagne
sur les épaules
tout le poids du monde  (413)

Où cherches-tu
encore à t’élever
tout est si haut
ne sens-tu pas le vertige (470)

 

Comment ne pas vaciller ? Mais précisément, le poème, qui s’affirme alors, et de plus en plus, comme épée d’or, nous indique la voie, dans la célébration de ce vacillement même, et non dans l’effort surhumain.

Nous avons en outre les enfants de la terreur, nés du sang de Méduse, pour nous éclairer sur le ténébreux chemin. La peur disparaît, la mélancolie aussi, « nous ne craignons plus l’ange noir. Il marche à nos côtés, le jeune homme ». (539-540). L’ange noir à l’épée dorée, c’est Chrysaor, le frère de Pégase, né aussi du sang de Méduse. La double apparence du frère de Pégase, tantôt sanglier tantôt précieux métal, autorise une méprise puis un soulagement, réconcilie l’homme avec sa nature double, le ramène aux mystères de la terre et des bois. Chrysaor va alors guider le lecteur – disons, la figure de l’être dans son cheminement initiatique – pour le détourner de sa peur originelle. Dans ce grand poème de formation, l’ange noir à l’épée d’or est une sorte de figure tutélaire, d’abord effrayante, ensuite protectrice, en lien direct avec son frère.

L’affirmation progressive du pouvoir du poème rappelle que Pégase, symbole de la poésie, finit par triompher de l‘adversité. Le règne de Pégase, qui succède ici au rêve du règne des Titans,  montre où est la vraie force herculéenne, dans la puissance du véhicule spirituel, qui, dans une certaine acception hermétique, permet l’accès à la connaissance.

Éloge du vacillement et du vertige

C’est du rêve surhumain que naît la désillusion, mais le poète ne se contente pas de constater le triste spectacle de l’humanité tanguant au bord du gouffre, escaladant péniblement les cimes en portant une trop lourde charge. Il montre la beauté de ce déséquilibre, de cette fragilité, il nous ramène au spectacle de notre chétivité, nous rappelle le composé de matière que constituent nos corps, ni purs esprits ni force herculéenne

 

De si peu
de matière
par tel hasard
notre corps tient ensemble  (318)

Comment porter le monde
heureux déjà
si nos pieds
peuvent nous porter  (549)

 

Au poète de montrer l’unique beauté du tangage sur la ligne de crête. C’est ce vacillement que l’on entend à la fin dans le « timbre voilé » du « violoncelle comme vacillant », non au bord de l’abîme mais au « au bord des larmes » (801). La beauté n’est pas dans la tentation du surhumain, mais dans l’aveu de la vaine réalisation de ce rêve.

 

marchant sur la terre
si vacillants
pour quelle revanche
le rêve d’être titans  (319)

 

Ce motif salvateur s’affirme dans la troisième partie, avec l’image de l’oiseau. Athéna, qui à l’occasion sait se faire oiseau de nuit, a su quelle intelligente récupération faire de la tête de Méduse. D’un bouclier l’autre, devenu simulacre, la tête effrayante n’est plus que masque sur l’égide de la sagesse, mais elle pétrifie encore. Entre réalité et apparence, vie et mort, ici-bas et au-delà, les territoires de l’entre-deux dévoilent la beauté de leur vacillement. L’égide au masque reflète à son tour la réalité du monde, qui est « souveraine apparence » (337) aperçue dans le tremblement du reflet.

 

Dans l’œil d’or
de la chouette
tout est pure apparence
où la lumière se joue  (817)

 

À la cécité associée à Méduse, qui plonge une partie du recueil dans l’obscurité, s’oppose l’or des épées et des boucliers. Autre opposition fondatrice : à la lourdeur des souffrances infligées par la vie, à la cruauté du geste libérateur de Persée, s’oppose la légèreté ailée de l’autre fils de Méduse. Mais précisément, le poète n’oppose pas frontalement et schématiquement le poids et la légèreté. Il compose au contraire un éloge de l’entre-deux, de la fragilité, des êtres qui oscillent, vibrent, hésitent au bord du gouffre.

C’est la titubation de l’enfant, c’est aussi l’image du vacillement qui s’empare de l’être au moment de faire le grand saut final. Mais cette hésitation n’est pas uniquement mauvaise, au contraire. Et c’est là la grande leçon d’espoir de Hautes Huttes : il est possible de s’arrêter sur ce moment de bascule, d’en extirper la quintessence, comme un gage d’éternité dans l’instant. L’importance de ce constat se marque dans la répétition du même fragment au sein du recueil :

Comme si la vie
n’avait de prix
qu’au bord
de la quitter  (66)

Comme si la vie
n’avait de prix
qu’au bord
de la quitter  (530)

 

Fragment caractéristique, tant par l’emploi si récurrent de la locution conjonctive « comme si », formulant un regret en même temps qu’une hypothèse, que par la préciosité (de l’or !) de ce vacillement. Le fragment revient d’ailleurs avec des variantes, toutes mettant en relief la térébrante beauté de cet instant de basculement :

 

Comme si la vie
n’avait jamais
cette beauté poignante
qu’au bord de la quitter  (754)

 

Plus qu’en l’assurance d’on ne sait quel lendemain, c’est sur ce point de jonction entre deux mondes (le bouclier d’Athéna, le bord du gouffre) que se trouve le secret du temps retrouvé. Tout le prix, toute la valeur de la vie se trouvent cristallisés en ce moment suprême de basculement.

 

comme si rien ne valait
qu’en ce vertige  (67)

 

qu’en cette titubation au bord de l’abîme, des « corps en équilibre sur l’arête » (544 ; 633).

Là où la désespérance initiale fait fausse route (et la suite du poème sera justement une reconnaissance de cette erreur), c’est dans son refus de l’instabilité. Le « pourquoi » et le « comment » n’en étaient qu’à regretter la fragilité de notre condition, « comme si », précisément, les incertitudes et revirements de la vie rendaient cette dernière impossible, alors qu’ils en sont la condition.

Accepter la métamorphose

 Voir la beauté de la vie est accepter que tout frissonne, tremble, vacille et se transforme. Partout la branloire pérenne nous rappelle sa loi, à nous d’y voir une bénédiction, non une malédiction. Il faut que la couleur vire et s’écoule (584, 586), que la clarté vibre et s’éteigne (587), que l’art s’accomplisse dans la fragilité de la matière (588), que les sons du chant tremblent (590), que la voix chancèle pour être vraie (591), que celui « qu’a revêtu la force de la loi » frissonne (592).

La recherche du temps perdu, que l’impossible fixité de l’instant et l’impossible retour aux sources rendent aporétique, trouve également une résolution possible dans la vacillation. Il ne s’agit pas de renaître le même, mais d’accepter sereinement et joyeusement le travail de transformation, de transmutation

 

et à nouveau
venir au monde
au jeu tremblant
des métamorphoses  (147)

tout est métamorphose
tout s’enfuit
immobile
dans le flux du monde  (458)

 

Cette capacité à se métamorphoser, à accepter de ne plus être fixe et immuable est aussi ce qui nous sauve.

 

tout ne vit
que de mourir
ce qui demeure
a-t-il jamais vécu  (742)

 

La grande leçon est l’acceptation de la fragilité et de la disparition qui n’en est pas une, car elle est foi en une métamorphose, abandon progressif de ce que nous croyions être nous-mêmes, à commencer par le nom. Ce qui n’a pas de nom, le sans-nom, est aussi ce caractère protéiforme, multiforme et fuyant qui nous permet d’échapper au monstre, c’est l’épisode d’Ulysse devenu « Personne » pour l’homérique cyclope

 

Celui qui n’est personne
qui pourrait
l’atteindre
quel dieu saurait l’emprisonner  (843)

 

Accepter la métamorphose est consentir à la transmutation. Quelques insectes rejouent la scène du cimetière de Hamlet, remplaçant esthétiquement les vers attendus.

 

Oribates
et collemboles
vois comme ils s’activent
à faire le vide  (739)

 

Dans l’humus qui nous rappelle la pourriture finale, dans le sous-bois où l’on peut apercevoir la biche qu’est le poème, il y a ces auxiliaires du grand débarras, ces petits êtres qui aident le néant à se faire. La vision n’est pas horrifique : les insectes aux noms euphoniques, auxiliaires de la vie comme du poème, sont les agents de la vie et de la mort. « Faisant le vide », ils sont la preuve de l’impossibilité à assimiler le vide au néant, le vide est toujours plein, durant toutes les étapes de la transformation.

 

Se laisser tomber

L’être ne peut se fixer, il est lui-même métamorphose continuelle, passage, transition. En lui aussi tout coule mais le tout est de laisser agir ce que nous ne pouvons maîtriser, et, comme Li Po, de laisser le vent faire le travail de l’éventail. C’est quand la respiration manque que vient l’émerveillement devant ce corps qui semblait respirer seul, « le flux le reflux dans les veines » (481) réglé par une machinerie invisible.

L’impossible recommencement nous convie à accueillir au contraire l’unicité de chaque vie, chaque naissance étant chance, « chute » dans le monde, et la fin du recueil nous révèlera que notre venue au monde par l’effet d’un hasard bien informé est une manière de passer du néant à l’être, de l’éternité au temps, du silence au poème qui dit la beauté des naissances, ces chutes.

 

À travers les naissances
les chutes
écoute le silence
produire le temps  (935)

 

Le passage des interrogations inquiètes aux injonctions bienveillantes (sans doute émanant de quelque ange noir et or) souligne cette nécessité de se laisser porter par cette force sous-jacente, de même que le baigneur n’est pas conscient de l’eau qui le porte (551).

 

Comme tout est suspendu
au bord du vide
écoute
chanter le temps

laisse agir
invisible dans l’abîme
l’impeccable machinerie
sans personne  (479-480)

 

C’est se remettre à la chance, à l’horloger invisible, grand joueur de dés devant l’éternel… Dans la 8e section, l’adresse semble délivrer le conseil de toutes les antiques sagesses : cueillir ce qui tombe, la « chance », le jour, accueillir ce qui « tombe » comme si on l’avait désiré. A l’homme sur sa ligne de crête, fasciné par l’abîme comme par Méduse, il convient de rappeler que la chute est littéralement une chance.

 

tente
la chance
n’attends
que ce qui vient 

Cela
tu n’attendais rien d’autre
ta chance
est ce qui vient  (725-726)

 

L’acceptation et l’amour de la chance conduisent à un éloge de la Fortune (730-733), le coup de dé ici abolit le hasard, lui substitue l’image d’une bienveillante omniscience.

 

Vois les dés
comme ils tombent
à chaque instant
entre les mains du hasard  (730

Comme le jeu
est juste
et toujours vient
ce qui devait venir  (732)

 

Mais cette chance est aussi la survenue du poème.

 

Le poème pour bouclier

 

tu vois
le poème était là
ta chance est là
qu’attends-tu  (728)

 

La fragilité, le vertige, sont donc reconsidérés, non plus comme déplorable faiblesse mais comme force, formant la matière même du poème. La boucle est bouclée quand la poésie naît justement en célébrant l’évanescence de l’être, quand le chant proclame la richesse de l’infiniment fragile, qui contient des univers en puissance.

 

Quels mots
pour dire enfin
la seule réalité
ces semences ces pollens  (683)

 

Le chant est lui-même marqué par la vibration, l’oscillation, la mutabilité, des mots « versatiles », « d’air et de feu » (684). Or paradoxalement, c’est ce poème instable qui est destiné à perdurer, étonnant écho au « monument plus durable que l’airain » d’Horace,

 

les mots seuls demeurent
et les pierres
dans le ruisseau
tout s’enfuit  (743)

 

Quand le chant s’élance, dit le chant lui-même à la fin, l’oxymore métaphysique se réalise, la plénitude est trouvée dans le vide :

 

il s’élance
et si vide cette plénitude
si libre
cette harmonie  (924)

 

Pourquoi ? Parce que le poème sait remonter à la source tout autant que poursuivre l’écho en avant. Il abolit les intervalles de l’espace et du temps car dans le présent du carmen tout est déjà contenu. C’est pourquoi l’ « exegi monumentum » est exempt de forfanterie.  Le carmen résonne dans le vide des abîmes, il l’emplit, lui donne de la matière.

 

le chant contemple
la semence des choses
entend dans le vide
les résonances  (934)

 

Mais le poème n’est pas seulement écho sonore donnant consistance au vide, il est aussi le bouclier réfléchissant, celui qui sait introduire la médiation de l’image du réel. Or Hautes Huttes nous a appris à considérer le réel dans le reflet du miroir. Au prix d’un renversement de perspective, métamorphose supplémentaire due au reflet, l’apparence devient la vérité

 

le miroir
en sait plus que les choses
le reflet seul
peut dessiller les yeux  (810)

 

Le poème va en effet jouer ce rôle de réflecteur, il tend au lecteur une image inversée. Du même coup, les valeurs s’inversent, « l’image seule est véridique » (811), l’effrayant devient protecteur (807-808), la révélation passe par l’occulte.

 

rien ne nous est
révélé
qu’à la surface opaque
du mercure  (815)

 

C’est une double invitation : à ne considérer que l’image, car c’est finalement l’image (icône) qui sauve, et à faire confiance au poème, réservoir d’images, pour nous dire le vrai. Ce bouclier tant espéré, ce rempart contre la peur, c’est en fait le poème qui le forge

 

Ce qui aveugle les yeux
c’est au miroir
du poème
qu’on peut le voir (806)

 

C’est ainsi le poème qui chasse la peur originelle du poème. Le procédé poétique est doublement actif, puisque le poème évoquant le poème se reflète lui-même, et nous donne « in process » un exemple de réalité transfigurée ! Arrivant au terme de Hautes Huttes, le lecteur a sans s’en rendre compte contemplé par le poème un reflet de la réalité. Et de fait, il sort du livre en ayant une autre vision du monde, faite de tendresse, d’acceptation, de rejet de la peur et de courage d’affronter du regard le vide sous ses pas.

 

Laisse partir

Les questions oratoires jalonnant le poème renvoient le lecteur à un « nous », un « vous », un « tu » qui outrepasse le drame individuel et touche à la grande interrogation métaphysique. Car c’est un peu le drame de chacun, de faire longtemps semblant de croire que le temps ne passe pas, d’en gâter les précieux moments, puis de pousser des cris d’orfraie quand il est trop tard. Mais la pénultième et la fin font entendre un tutoiement familier, écho du « laisse agir […] l’impeccable machine » du milieu du recueil (480). Ici, il ne s’agit plus de « laisser agir » mais de « laisser partir » (991-993) :

 

– laisse
maintenant
partir –
dit la voix 

 

La seule façon de réduire l’intervalle, de se poser fermement sur ses deux jambes, et non sur la pointe des pieds, au bord du précipice, c’est d’accueillir l’idée même du vide.

Mais ne nous y trompons pas : il y a ici bien plus qu’un « lâcher prise », qu’un carpe diem rehaussé de sagesse orientale ou de petite voix thérésienne, qu’une Gelassenheit mystique, car si la leçon de la pénultième est :

laisse le vide
envahir ta vie
laisse ta vie
n’être plus que maintenant  (999)

 

l’hésitation sur le rythme à imprimer au dernier fragment décide du sens à donner ultimement au recueil : s’agit-il de « laisser partir maintenant », employé absolument, sans complément d’objet, suggérant donc un abandon total, une remise les yeux fermés à ce destin qui joue aussi bien aux dés que le hasard, ou convient-il d’entendre « laisse partir (le) maintenant », ce qui, si la vie n’est plus que maintenant, revient à accueillir sereinement la mort (si « la vie » est « maintenant », « laisser partir maintenant » est accepter le grand départ) ?

 

– laisse
partir
maintenant
laisse – (1000)

 

Mais surtout, ce tutoiement, s’il se réfère au chant qu’est le cantique, nimbe de sacré la fin du livre. Si nous suivons le conseil de regarder le réel dans le reflet, ce Nunc dimittis rappelle qu’il est temps de partir, maintenant que l’enfance originelle, celle qui tanguait dès l’incipit, a été reconnue dans sa divinité. Partir en paix, c’est avoir enfin vu comme il fallait voir, et ce qu’il fallait voir : l’auréole, cette transposition du cercle d’or du bouclier. Il est temps de partir, en paix, « Quia viderunt oculi ». C’est aussi une façon de passer de l’autre côté de la ligne de crête, d’aller jusqu’au bout du vacillement, jusqu’à sa résolution. Et c’est enfin l’explicit du livre lui-même, la dernière page tournée sur cet ultime conseil de sagesse, sur cette bénédiction.

 

Vent de bout

Notre humanité fragile se dresse pour se grandir, nous prévenait le liminaire, nos vies s’obstinent à atteindre ce « qui les dépasse », s’arcboutent pour tendre vers le haut, pour se dresser comme les rochers et les pins, ou les échelles que représentent les lettres capitales de Hautes Huttes. Pourtant dès l’enfance (2) l’humain penche, s’incline, se dresse contre ce « simple coup de vent » qui l’abattra, au lieu de se laisser bercer par ce même vent, comme le suggère l’épigraphe tutélaire. Ce manque de souplesse est refus des métamorphoses, fixation obstinée, vent debout, pour éviter la mort ; ce n’est qu’une façon de fuir la vie. Mieux vaut pourtant, métaphore maritime oblige, avoir le vent en poupe que le vent de bout.

L’enfant « penché en avant », « peinant pourtant à se tenir debout » (4) est néanmoins déjà « tendu vers un ailleurs » (6), préfigurant l’image de l’adulte qu’il sera au temps des catastrophes (début de la septième section) :

Penché en avant
un homme
touche son front
on dirait qu’il va tomber  (606)

 

Platon et Ovide l’avaient dit, ce qui distingue l’homme de la bête est qu’il se tient debout à regarder vers le ciel. Cette attitude verticale est bien celle des hautes luttes, du cavalier portant les colonnes du monde, la tête « tournée vers le ciel » (405), des titans triomphant des épreuves, défiant le divin. Le poème nous apprend toutefois à voir la beauté non dans la force mais dans sa fragilité, à l’image du frêle pin « debout contre le blanc du ciel », mais beau parce que frêle (871, 878). Parce qu’on dirait qu’il va tomber, et qu’il est penché en avant, l’homme vacille, et c’est cette fragilité qui le sauve. Encore faut-il le reconnaître. C’est cette beauté du périssable que le recueil nous apprend à voir. Il trouve significativement sa résolution dans l’humilité du Nunc dimittis : il est temps de partir, l’enfance a été reconnue pour ce qu’elle est : sacrée dans son innocence et sa vulnérabilité mêmes.

 Hautes Huttes, c’est le drame d’Atlas porté par Pégase et transcendé par Syméon. La Lumière révélée, le carmen/cantique/poème chanté, l’apaisement  peut venir du vertige lui-même.