Vous prendrez bien un poème ?, la feuille poétique de Françoise Vignet

La Lettre créée et gérée par Francoise Vignet « Vous prendrez bien un poème », circule gratuitement à un rythme hebdomadaire auprès d’un réseau d’abonnés qui ne cesse de s’élargir1.

Françoise Vignet nous a raconté l’histoire singulière de cette Lettre. Nous sommes en janvier 2011 : elle commence à partager les poèmes qu’elle aime et à  les offrir à ceux qu’elle appelle "les miens", ses amis proches, amis familiaux, amis de voyages, amis voisins, et autres. Des personnes dont les modes de vie sont fort diversifiés.

Elle trouve alors dans ce projet une manière « d'étoffer son retour en poésie » et  « d'inscrire le poème au fil des jours », mais  aussi de briser l'isolement de la grande campagne où elle vient alors tout juste de s’installer.

Page du livre d'artiste du "Journal de mon talus" de Françoise Vignet avec une aquarelle © Claudine Goux.

Dans ce contexte, « le plus simple, le plus accessible, le moins onéreux était bien de procéder par courriel ». Mais lorsqu’une lectrice lui fait savoir qu’elle ne peut recevoir le format du fichier de la Lettre, elle opte pour un envoi en pleine page. Le poème est véritablement envoyé et pris en plein visage. Le « poème au visage », comme elle l’appelle, est « infiniment plus judicieux qu'un poème en dossier joint, que l'on ouvrirait "tranquillement", c'est-à-dire que l'on oublierait sans doute ». Et si le poème choisi ne dépasse pas une page, en principe, son auteur est diffusé pendant deux semaines, ce qui permet de découvrir sa poésie. « Mon désir, dit-elle, est bien d'adresser le poème à beaucoup, à qui veut bien l'écouter ou même le survoler ». La diversité du lectorat étant pour elle une donnée infiniment précieuse pour la vitalité de cette feuille poétique, « vitalité discrète, d'ailleurs » précise- t-elle.

Il fallait bien sûr donner un titre à cette Lettre : « Je ne voulais surtout pas d'esprit de sérieux, plutôt une invite familière, quasi-ordinaire, légère... voire plaisante ». Au départ, elle propose Vous prendrez bien un petit poème ? « pour ne pas trop effaroucher le lecteur », dit-elle, jusqu’à ce que l’un d’entre eux  lui fasse remarquer que  l’adjectif "petit", non seulement « minimise  « le geste » du partage poétique mais plus encore  ne s’adapte pas à la publication  de "grands" poètes.

La Lettre est lancée. Elle diffuse des poèmes édités à compte d’éditeur ou en revue : « tous les poèmes arrivent assortis de leur référence précises, ce à quoi je tiens beaucup. Tous viennent d'ouvrages et de revues tangibles en leurs feuillets. Je refuse les inédits... cela deviendrait tout autre chose, un tout autre travail. Sauf lorsqu’un poète et lecteur reconnu me l'adresse ». Françoise Vignet est claire sur ce point, il  s’agit pour elle « d’une exigence de qualité ».

Les poèmes choisis sont des « coups de cœur » : « cette feuille doit demeurer un espace de liberté, à l'abri des injonctions » précise-t-elle. « C’est le poème qui me choisit. Quitte à laisser en attente tel ou tel auteur pour lequel je serai disponible plus tard ». 

Dès les premiers envois, des lecteurs réagissent, ce qui justifie alors la création d’un Courrier des lecteurs qui fonctionne depuis maintenant 11 ans. Ils encouragent le projet, le soutiennent. Ainsi, en août 2011, le poète et éditeur Gaston Puel manifeste son intérêt avec enthousiasme : «  les poèmes assez courts conviennent à ces voyages que vous dirigez. Et de savoir que ces petits écrits rebondissent et repartent vers une autre destination, me paraît la meilleure amitié envers le texte. Peut-être est-ce (dans le triste terrain actuel) la plus vivante des « revues » que vous avez créée ! Le « Web » est, de plus, un excellent facteur »

Le point de vue des lecteurs est essentiel. Ils donnent  leur point de vue, partagent des émotions, mais aussi transmettent des informations sur des recueils qu’ils ont particulièrement aimés, ou encore sur des actualités poétiques, ou artistiques. Une lectrice écrivait que le « poème de chaque semaine était devenu un moment très important dans son existence (son père s'acheminait vers la mort) ». Voilà qui parle » remarque Françoise Vignet « de la force que transmet le  poème, de la qualité du silence intérieur qu'il crée, de l'espace respirable qu'il propose ».

Notons  encore ce lecteur qui, en mars 2012, cite Philippe Jaccottet qui évoque « des espèces de voyageurs » (..) dont les « pas (sur les chemins du dehors ou du dedans) dessinent, indépendamment de toute appartenance à un groupe, et de tout programme, gratuitement, un réseau qu'on voudrait aussi invisible et aussi fertile que celui des racines dans la terre. (...)  On n'en tire aucune vanité, on en parle à peine, on n'enrôle ni n'excommunie personne, on ne se croit pas autorisé à faire à personne la leçon : mais la conscience, ou le rêve de ce réseau est notre moins fragile appui. »

Très vite, les éditions Multiples, L'Arrière-Pays, la revue Friches ou encore Les Cahiers de la rue Ventura  s’intéressent  à l’initiative et  proposent régulièrement un staff de poètes , de revuistes et d’éditeurs, qui seront eux-mêmes diffusés au fil du temps, « ce qui sensiblement va modifier le lectorat et la portée de cette Lettre ».

Suivra alors une anthologie en ligne, dont les accès sont privatifs et gratuits, de façon à ce que chacun puisse lire les poèmes antérieurement diffusées.

Et ainsi le cercle s’élargit, les poèmes circulent, la poésie « touche », appelle, traverse l’Hexagone, en dépasse les frontières (UK, USA)

Aujourd’hui la Lettre compte 142 abonnés-lecteurs, pour certains poètes.

Le carton d'anniversaire rassemble les noms des poètes diffusés ces onze dernières années. Un beau panorama qui privilégie la poésie contemporaine : Mais « les "voix" sont variées », dit-elle, « même si j’ai tendance à exclure la poésie expérimentale ».

L’essentiel n’est-il pas que le poème vibre pour le lecteur, comme une présence intense, attendue, ouverte  à ce qui le déborde et l’excède. C’est peut-être même sa seule justification,

Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or 
de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous 
qui tient éveillés le courage et le silence.

René Char Feuillet d'Hypnos2

Notes

  1. Demande d’inscription à adresser à : vignetfrancoise@gmail.com
  2. inRené Char, Oeuvres complètes, Introduction de Jean Roudaut. Editions La Pléiade, 1983, p.176.

Image de une : page du livre d'artiste du "Journal de mon talus" de Françoise Vignet avec une aquarelle © Claudine Goux.




Olivier Vossot, L’écart qui existe

Il est difficile d’évoquer ce recueil sans se reporter au précédent d’Olivier Vossot, et dont il est la prolongation quasi naturelle, en quelque sorte et en toute logique.

J’avais d’ailleurs eu l’occasion de dire ailleurs tout le bien que j’en pensais et la certitude d’assister à l’affirmation d’une vraie voix. S’il existe une filiation entre L’écart qui existe et Personne ne s’éloigne, elle est certes à trouver dans la thématique, à savoir une correspondance mentale, intime, avec un disparu qui est toujours là, toujours plus près parce qu’en deçà du quotidien. Dans les brèches, les interstices, le blanc de la page, le noir de l’écriture. Les mots d’Olivier Vossot ne doivent rien au hasard. Ils sont pesés avec patience, triés sur le volet, non par souci d’esthétique, recherche d’effet ou de singularité sémantique mais parce qu’ils sont les seuls qui font surgir la réalité de l’absence en même temps que son irrémédiable pouvoir de résilience. Certes, l’absence est lisse, sourde mais elle prend corps au quotidien, tout simplement parce que quoi qu’on écrive ou pas, il est toujours question d’une lumière et que c’est en ce mystère que réside tout le sens de la vie humaine. S’adresser au mort pour parler aux vivants et se parler à soi-même. Laisser surgir, être à l’écoute. Des mots viennent dont on ne sort pas. C’est peut-être ainsi que la poésie s’accomplit, avec le silence des souvenirs comme une pierre chaude, / à l’intérieur. Olivier Vossot ne se dérobe pas à la quête initiatique qu’il s’est imposée de longue date, et le lecteur ne s’y trompe pas. Il reconnaît de page en page la recherche de l’équilibre, le fardeau d’un passé sans naissance qui est sans doute le sien, à lui aussi. Il ressent la morsure de jours noirs comme ce qui seul peut solidifier le temps et densifier l’espace.

Olivier Vossot, L’écart qui existe, Les Carnets du Dessert de Lune, 2020, 88 p, 14€.

Une belle réussite pour l’auteur, qui confirme que sa voix est à l’unisson des poètes de l’intime et de la profondeur et qu’il puise en toute connaissance de cause aux sources de l’essentiel. 

Présentation de l’auteur




Franck Villain, Saisi par l’hiver

Il faut le rappeler en exergue : long poème-journal, écrit du 11.12.2016 au 20.03.2017, dans une volonté de renaître, le recueil de Franck Villain est encore tout emprunt de la tragédie de Fukushima que le poète a vécu au plus près, résidant au Japon le 11 mars 2011.

Souvenons-nous que le crépuscule frappe. Obéissant à une rythmique immuable, celle des époques humaines, le soleil crie trop blanc avant de se refermer sur la vie. C’est le métier du poète que de, sans cesse, se repositionner, lui trop sensible aux forces telluriques, d’autant plus lorsqu’elles sont sismiques. C’est alors qu’on se demande que faire de ce corps engourdi ? Que faire sinon l’unir au printemps, le laisser bourgeonner à nouveau après que la terrible saison de l’hiver soit passée ? Un hiver et des pas « froids de ne plus sentir », blancheur de la page, « blanc mouvant de l’œil » contre ce vert du renouveau qui continue de tamponner l’intérieur de l’œil comme un souvenir, persistance rétinienne.

C’est dans les Cévennes que Franck Villain s’est établi, entre le mont Bouquet et Lussan, comme l’indiquent les parenthèses en fin de textes. Non loin de là, la centrale de Tricastin pèse comme un spectre du passé mortel sur la mémoire que l’on ne peut effacer. C’est là, dans la chambre (« ta chambre »), où l’air ne semble plus circuler que tu réapprendras à vivre : « comme une enfance / dans la ruade des / mots / cette joie de / découvrir ». L’écriture comme une convalescence, piochant ci et là, un mot, une parole prononcée par le voisin ou tout le délicat bruissement d’un buisson apparemment inerte. Vaincre la mélancolie car « l’eau coule dans les veines de la Terre, et tu as soif du sol des chemins ».

Franck Villain, Saisi par l'hiver, illustré par Nicolas Poignon, Po & Psy, Erres, 2020, 92 pages, 15 €.

Jour après jour, la douleur s’émousse, dans sa retraite le poète prend le temps de laisser planer les ombres, dans la blancheur omniprésente. Il sait qu’au bout du chemin se trouve le salut, parce que « polir la violence est un art quotidien » et que c’est la seule solution pour laver son cœur.




Jean-Claude Albert Coiffard, Il y aura un chant

 « il y aura un chant/envoûtant le silence/des oiseaux arrivant de plus loin que le ciel ».  Jean-Claude Albert Coiffard vit d’espérance. Né en 1933, il a aussi  l’âge de regarder dans le rétroviseur. Ce que ne manque pas de faire le poète en égrenant avec bonheur des souvenirs d’enfance entre terre et mer, du côté de la Loire, du marais, de l’estuaire.

Nous sommes dans le pays nantais (« Que ma ville était belle/les paupières bleuies/par le lait de la lune ») et l’on retrouve dans ses vers les intonations de René Guy Cadou. « Mes souvenirs s’endorment/dans une vieille armoire/dont j’ai perdu la clef », écrit Jean-Claude Albert Coiffard. « On ne parlait pas/on écoutait la nuit/on regardait les ombres », ajoute-t-il.

Francis Jammes rôde aussi dans ces pages, celui qui écrivait : « Chanter de joie, mon Dieu, comme une pluie d’orage », tandis que le poète nantais, lui, s’émerveille à la vue d’Eugénie et de ses 3 ans. « Tu cours/dans l’allée verte et bleue/tu cours/Eugénie//et tu es belle/la lumière en frémit ».Ce recueil, illustré par des collages de Ghislaine Lejard, est ainsi pétri de notations lumineuses, revigorantes. Il fait aussi l’éloge du silence, « un éternel silence/qui nous parle de Dieu (…) quand on entend vibrer/la corde de son âme ». 

Jean-Claude Albert Coiffard, Il y aura un chant, Des sources et des livres, 70 pages, 15 euros.

Mais la mort fait son œuvre fracassant les élans du poète. « Il y eut cette nuit/plus noire que la nuit//il y eut ce silence/plus grand que le silence ». C’est la perte d’êtres chers, évoquée en mots retenus. Et le poète lui-même anticipe son grand départ par une dédicace au monde qu’il quittera un jour. Il l’adresse « aux fleurs et océans/à l’herbe et à l’insecte/aux orties et aux ronces (…) à la bruyère longue/qui embrasse la lande (…) à la harpe, aux saxo ». On croit entendre Xavier Grall faisant l’inventaire du monde dans Genèse, son livre posthume, ou entonnant un chant à son créateur dans Solo.  

Jean-Claude Albert Coiffard, lui, écrit : « Je partirai /une légende au cœur/et le sable des roses/dans le creux de la main// Je prendrai le chemin qui conduit aux mystères ». L’éternité existe. Le poète nantais l’a déjà rencontré. « Elle est cette lumière/qui parlait à l’enfant/en langage d’abeille ».




Marc Nagels, Sauvages

Le beau recueil Sauvages, de Marc Nagels, pose de passionnantes questions et la première et non la moindre est celle-ci : que faire de Saint-John Perse ?

Marc Nagels, en effet, s’inscrit sans fard dans la continuité de ce poète des grands espaces épiques et cela est réjouissant et interroge. Il serait fastidieux de relever presque à chaque page les multiples souvenirs et emprunts à ce poète et ce serait faire injure à Marc Nagels, qui use moins de clichés persiens qu’il ne profite d’une musique bien connue pour y faire consciemment référence. Et comme, dès le début, il est question d’un « nous », voici la deuxième difficulté : autour de quels dieux nous rassembler, quel est ce « nous » dont il est question ?

En effet, se mettre dans le sillage de Saint-John Perse, c’est adopter, forcément, une certaine hauteur de ton et il en découle une certaine hauteur de vue. Mais point trop, juste à l’étage très païen des vents et des forêts, ce qui n’empêche pas « Sur nos lèvres arrondies, une syllabe mystique. » Le poète le fait remarquer dès le début, Sauvages désigne par son étymologie ce(ux) qui vien(nen)t des forêts. S’il s’agit de marcher : « Nous marchons. Cela commence comme ça. », notre au-delà est horizon, horizontal. Suivons tout d’abord le Chaman ébloui, première partie du recueil. Comme chez Saint-John Perse, des refrains rythment et ponctuent les poèmes, identiques ou subissant de légères variations, des mots aux sonorités proches se faisant écho de l’un à l’autre : « l’entrave », « l’étrave », « l’épave » et ces répétitions imparfaites rappellent la transe.

Marc Nagels, Sauvages, Phloème, 2021, 68 pages, 15 €.

Mais de quel « nous » s’agit-il ? « Nous avons marché, c’était le voyage d’un peuple d’ombres » dit tout d’abord le poète et nous imaginons le Chaman guidant sa tribu, mais peu à peu se précise une troisième personne : « J’ai vu dans ses yeux (…) Son corps était d’ambre (…) J’ai reçu le bouquet délicat de ses doigts (…) J’ai vécu l’étroit instant de son sang » et le « nous » semble devenir celui d’un couple, laissant « sur l’écaille d’un sol couleur de peau, la folie des ombres échouées. » Tout peuple semble d’ombre, le Chaman est « ébloui », laissons à cet adjectif toute la palette de ses sens. Toutes les ambiguïtés de cette première partie sont riches et fécondes et déroutent autant qu’elles dépaysent. Tant mieux. Qui le chaman guide-t-il ? Est-ce lui seul ? Est-ce lui l’autre ?

Marc Nagels, par ailleurs compositeur et musicien, se sert avec bonheur des temps verbaux, surtout le passé composé, qui évoque, nous le verrons celui de Rimbaud dans « Le Bateau ivre » … De façon très musicale, jouant de trouées temporelles grâce à l’emploi, parfois, du passé simple, passé historique dans cet ensemble au passé proche : « Il y eut l’été d’une chaleur sans égal » (…) « Il y eut, à l’été d’une chaleur charnelle (…) ». Néanmoins, sa deuxième partie introduit très largement le présent, surtout à son début, tandis que restent, sous-jacentes, et reviennent vers la fin, les précédentes dimensions du passé composé et du passé simple. « Quand vient l’aube, souvent j’ai aimé. » 

La troisième partie du recueil Le fou des bois, introduit quant à elle, dès les premiers mots, la dernière dimension, absente des deux premières parties, le futur : « J’établirai » (…) « J’entendrai » (…) « ils diront » tout en laissant une large part au passé composé. Revenons un peu sur la saveur épique très particulière de ce temps verbal, utilisé tout d’abord par le Rimbaud du « Bateau ivre » : « Mais vrai j’ai trop pleuré », fréquenté ensuite par Saint-John Perse et repris très abondamment ici, dans la première partie, la fin de la deuxième partie et la dernière partie de ce recueil. « J’ai pu » « J’ai voulu » « J’ai vu » « J’ai reconduit » « J’ai erré » « J’ai guetté » « J’ai fait œuvre » « Alors, je suis resté » « J’ai bu » « J’ai lu » « J’ai rêvé » « J’ai veillé » « J’ai épié » (…). Le fou des bois comme Chaman ébloui a bien l’extra-lucidité d’un poète à qui quelque chose d’inouï se révèle tandis qu’il accomplit quelque rite singulier et nécessaire. Héros d’une épopée intime du même ordre que celle qu’a su inaugurer Arthur Rimbaud avec son « Bateau ivre », il se nourrit de sève vivante.

Bien ancré dans une tradition poétique, ce texte ouvre néanmoins sur des problématiques très contemporaines. Le poète est un chaman à la fois enraciné dans un sol et en appelant aux puissances de l’air : « perché sur un arbre et balancé sur ses hautes ramures telle une nef ». « Un son de tambour ancré dans le sol profond et tout ce froissement d’ailes comme l’épais frôlement d’un flot de fougères. » Nos dieux sont ici-bas semble-t-il nous dire, ces arbres nourriciers. Une épopée secrète, sans transcendance, un retour salutaire à la forêt.

L’objet livre mérite quelques remarques, lui aussi, à la fois simple, souple et constitué d’un très beau papier ivoire, très agréable à manier, il est relié « à la chinoise » avec un fil de chanvre, ciré à l’amidon de pomme de terre. Léger et robuste, il annonce par sa qualité et son originalité celles des poètes et des textes qu’il met en œuvre. Et il rappelle les belles éditions Moundarren. 




Thibault Biscarrat, L’initié, suivi de La libre étendue et de L’incandescence

Thibault Biscarrat est assez incroyable : il poursuit, de livre en livre, et ce depuis au moins Le Dernier Lieu (Abordo, 2016), son œuvre poétique comme s’il ne se passait rien dans le monde extérieur : ni guerre, ni violence, ni épidémies…

Son œuvre, à partir de ce livre déjà nommé, n’est qu’un vaste chant d’amour qui prend à témoin la Nature (« Je suis la strophe qui, au matin, fait chanter les frondaisons ») et le cosmos (« La lune déploie ses éclats dans le silence du ciel » > « Le Verbe advient et la Terre tournoie »). (Et c’’est l’amour qui meut le soleil et autres étoiles…) Il aurait pu naître au temps du Cantique des Cantiques, ou du Deutéronome, que son écriture n’en serait pas pour autant changée. Biscarrat est notre David actuel : il chante pour chanter ! comme l’enfant dans l’Aiôn que vit Héraclite autrefois.

Suivons donc le titre de ses recueils : Le Livre de mémoire, L’homme des grands départs, Une Couronne d’Orage, Chant continu. Qu’est-ce qu’un « chant continu » ? Eh bien, un chant qui n’a pas de fin, bien sûr : « La parole s’incarne sur le chemin, infiniment. » Ou bien : « La musique s’incarne à chaque instant. » Ou encore : « Je rêve d’un livre plus vaste que le monde. » Etc., etc. Le chant infini (in-fini) est la forme des livres de Thibault Biscarrat. 

Thibault Biscarrat, L’initié, suivi de La libre étendue et de L’incandescenceÉd. ars/poetica, 90 p., 18 €.

La Bible est partout présente, en filigrane du textuel : le Verbe n’est plus que buée, vie, argile, boue, brasier, ou feu. Thibault Biscarrat va même jusqu’à se déclarer « fils du feu », « l’initié aux mystères ». Est-il « fou » ? égocentrique ? Tout écrivain l’est…

Dans son œuvre en général, et dans ce recueil en particulier, presque tout est écho de textes antérieurs (poétiques ou bibliques) ; et pourtant il n’y a aucun guillemet, ni d’italiques : tout est intériorisé, avalé, puis recraché : c’est alors que l’auteur – le poète – devient « tatoué de versets, de légendes ». Le corps du poète n’est plus qu’un palimpseste. Parfois, il s’agit de simples détournements de vers hyper connus : « J’ai vécu au plus près de l’orage, la beauté assise sur mes genoux. » (Rimbaud, bien sûr). D’autre fois, c’est plus obscur : l’auteur est féru de textes kabbalistiques et de la Torah (« Les voyelles animent les consonnes »). Certainement un souvenir d’Isidore Ducasse : « Je n’ai d’autre grâce que celle de vivre au plus près de l’âme, à chaque instant. » Un esprit impartial trouve cela parfait. On se souvient de Jean-Luc Godard citant le cinéaste Robert Bresson dans ses Histoire(s) du cinéma : « Ne change rien, pour que tout soit différent. » Mise en action de ce théorème dans le texte : « Nous forgeons ce chant nouveau ; nous chantons ce chant très ancien. » Et c’est alors que « tout vient se regrouper, fusionner dans [sa] langue », que « la bibliothèque bruit autour de [lui] », que « tous les livres [lui] sont faveur ». « En écho les textes, les palimpsestes [lui] parviennent » : « La lumière soulève son voile. »

Même si dehors tout est atroce (les bruits de bottes fascistes (presque) partout), le monde intérieur de Biscarrat n’est qu’enchantement : « Les vallées, les symphonies : tout luit, resplendit, s’offre à l’ouvert. » Ô saisons, ô chateaux ! Pourtant, parfois, un monde non édénique point, celui de l’Arbre de la connaissance : « Un homme renversé, à tête d’oiseau, le sexe droit tendu vers les entrailles. » Et c’est alors la chute… hors d’Éden.

On sait que la grande poésie chinoise ne vécut que d’emprunts, d’allusions, de détournements plus ou moins cachés, etc. ; à peine en eût-on fini avec cette façon de faire, la poésie chinoise avait disparu !… « La fin approche ; tout est à venir » (dernière page du livre).

Présentation de l’auteur




Traversées n°100

Une revue qui fête un centième numéro, ça se salue ! La fidélité au travail, le soutien des poètes et des abonnés, tout ceci crée des liens et se moque des distances. Cette revue porte bien son nom puisqu’elle offre à ses lecteurs de traverser plusieurs pays, plusieurs écritures, plusieurs regards.

Une revue imposante aussi : presque 200 pages de poèmes et une nouvelle. Des poèmes qui vont du haïku au sonnet, en passant par le petit pavé de prose ou le poème dit libre.

Un peu plus d’une vingtaine d’auteurs à découvrir, à retrouver, à suivre…

Une revue toute simple aussi, quelques photos en guise de pause : des anciennes couvertures, en couleur. Le texte, l’auteur. Sobriété ; beauté.

Parmi les auteurs, j’en citerai trois qui m’ont interpelé plus particulièrement : William Cliff, Philippe Leuckx et Michel Ménaché.

 

Revue Traversées n°100, 2022 I, abonnement : 30€ les trois numéros, https://revue-traversees.com




Claude-Raphaël Samama, Les chants d’Eros

« […] L’Amour pris à la racine charnelle où il se complaît, invente, s’échappe et nous surprend. La modalité du « Chant » invite à une lecture différente et libérée, avec ses échos, ses reconnaissances, ses surprises musicales et enchantées […] »  In Préface de l’auteur

Ces « Chants » sont l’histoire d’un homme et d’une femme – comme au premier jour – qui s’éprennent lentement, d’un amour charnel, son idée et ses possibles déclinaisons : « Au commencement était la chair » est-il écrit à la première ligne du Prologue.

Pour sa forme, l’Eros sera ici plus un ange androgyne aux ailes déployées tel que remarquablement dessiné par l’illustrateur de plusieurs poèmes (Jacques Cauda), que le daïmon arbitraire de la tradition gréco-latine. Dans maints « chants », un dieu prête sa voix alternativement à l’homme et à la femme comme dans le Cantique des cantiques hébreu ; dans d’autres, plusieurs mythes ou traditions sacrées viennent se mêler au voyage : les helléniques, Dyonisos ou Pan, le dieu égyptien Râ, l’hindou Shiva, tous convoqués pour les amants au cours de leur « voyage » vers une sorte d’horizon absolu.

L’organisation et le mouvement du Poème ressortissent à un diptyque intitulé pour le premier volet, « Premiers chants », et pour le deuxième « Chants seconds », avec  quatre-vingt-trois « Chants » au total. Tous ont en commun un phrasé et comme un rythme concertant : trame serrée de deux ou trois lignes formant versets qui se suivent, chapitre après chapitre et « Chant » après « Chant ».  

Claude-Raphaël Samama, Les chants d’Eros, Illustrations de Jacques Cauda, 2021, éditions Baudelaire, 150 pages, 12 €.

Du premier volet du diptyque au second, la tonalité toutefois diffère quelque peu. A l’Allegro des 39 « Premiers chants » – alertes, enthousiastes et parfois oniriques – succèdent, plus méditatifs, avec une touche de nostalgie, les 44 suivants. Ce distinguo sur la tonalité m’est inspiré par le petit diptyque de jeunesse du poète anglais Milton au XVIIème siècle, L’Allegro et Il penseroso (ouvrage qui se trouvait, par l’un de ces hasards que l’on n’explique pas, juste à côté de la table où j’écrivais dans un coin de ma bibliothèque..).

A l’évidence, ces « Chants d’Eros » reflètent un changement d’état d’âme, sinon de tonalité, lorsqu’on passe de la partie I à la partie II.  Il n’est que de regarder les verbes : dans le premier volet, c’est ce qui a eu lieu, définitif, intangible, miraculeux, exprimé par le « perfect » (passé composé, passé simple) ; dans le second volet en revanche, c’est l’ « imperfect » (l’imparfait) qui se continue dans le présent et appelle l’interrogatif… Mais ne nous y trompons pas ! L’idée de l’Amour, son temps, ses métamorphoses, la portée, le statut des verbes n’intéressent que de haut, disons – de la lointaine Sirius la composition d’ensemble des poèmes qui tournent autour de leur secret. En dehors du Prologue, l’auteur ne nous livre rien des énigmes ou des choix de fabrication de son œuvre…Quelles sont la materia prima et aussi la secunda de ce texte fleuve qui se désigne comme un « roman-poème », une narration allusive avec ses personnages, son intrigue humaine et au-delà, en contrepoint poétique et un peu provocateur du genre établi !

Il serait fastidieux de passer en revue les nombreuses et savantes images – pour l’essentiel des métaphores ou métonymies charnelles, marines, célestes ou terriennes (…) – dont se nourrissent les cent cinquante pages du livre. Il y a ici un arcane que chacun peut chercher ou reprendre à son compte… « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » dit Baudelaire dans les « Fleurs du mal ». Ainsi, la materia prima de ces « Chants » serait, mutatis mutandis, « la chair des mots », le lancement d’images inédites et comme d’une substance sonore s’abouchant à « la chair de l’Amour », la faisant chanter. Imaginalement ! Là seraient cachées en quelque endroit une « pierre philosophale » et une poétique conquérante… J’en suggère l’apparition, la divine apparition, au Chant XXXXIV– chant sibyllin s’il en est – où surgissent Charybde et Scylla, ces deux écueils redoutés des anciens navigateurs, lieu de dangereux remous, mais lieu aussi où se réfugient la vie et la mort, ombilic irradiant en spirales dans plusieurs autres endroits du Poème. Le ton s’en fait alors prophétique mais suivant la modalité du passé, sa souvenance… « Qui, à une torchère d’or, allumait bien ces feux dans des ciels aperçus de nous seuls, laissait monter des chants sublimes aux orgues puissantes du concevable ? » / « Quel œil mental s’installait à ces balcons cosmiques (l’œil du lecteur aussi bien), d’où l’on apercevait sans faiblir les spectres rieurs de la mort ? »

Au-delà d’une lecture qui prend la forme d’une croisière lumineuse ou tourmentée, il serait difficile de ne pas voir dans ces « Chants » – dont certains appellent leur libre appropriation – la résonnance de l’une ou l’autre « tradition hermétique », à laquelle se mêle aussi un « inconscient » à l’œuvre, où la magie des corps délivrés convoque l’infinité de leur écho !

Présentation de l’auteur




Le prix de traduction poétique Nelly-Sachs 2021

Le prix de traduction poétique Nelly-Sachs 2022 est décerné à Stéphane Michaud pour sa traduction d’attraction terrestre de Wulf Kirsten publié aux éditions La Dogana. Attraction terrestre est le second recueil de ce poète, après ses images filantes, parues en 2016. Wulf Kirsten excelle à évoquer avec humour son existence mouvementée en Allemagne de l’Est, de la guerre à la chute du Mur de Berlin.

Le Prix de traduction Nelly-Sachs est depuis plus de vingt ans, pour la langue française, le seul qui récompense exclusivement des traductions de poésie. Ouvert aux traducteurs de toutes les langues, il offre chaque année à son lauréat la somme de 1 000 euros. Ce Prix, étroitement lié dès le début aux travaux de l'association ATLAS, est décerné chaque année dans la ville d'Arles, en novembre, lors des Assises de la traduction littéraire. Depuis 1995 le lauréat s'y voit confier l'animation d'un atelier de traduction poétique.

Le jury initial se compose de Laure Bataillon, Claude Esteban, François Xavier Jaujard, Claire Malroux, Philippe Mikriammos, Anne Minkowski (présidente), Roger Munier, Lionel Richard et Céline Zins, Maurice Nadeau étant président d'honneur. Ces jurés, ainsi que ceux qui suivront, sont tous traducteurs de poésie. Par delà les goûts et la sensibilité propres de chacun, tous reconnaissent la nécessité de concilier, selon les termes de François Xavier Jaujard, « l'exigence de la fidélité et l'exigence d'un poème français ». Leur devise commune pourrait être, comme le dit Pierre-Jean Jouve : « Il faut à travers tout maintenir le chant ».

Après la disparition de Julia Tardy-Marcus, première donatrice et mécène permanente, le Prix Nelly-Sachs connaît des années difficiles. Il entre en sommeil de 2007 à 2009, avant de renaître grâce à la générosité de deux traducteurs : Bernard Banoun pour 2010 et José Kany-Turpin, ancienne lauréate, pour les années suivantes.

Kristen Wulf, Attraction terrestre, traduction de Stéphane Michaud, Editions La dragons, 2020, 29 €.

Il devient prix associé des Grands prix littéraires de Strasbourg, et tout particulièrement du Prix européen de littérature et de la Bourse de traduction qui l'accompagne, sans rien abandonner pour autant de son ancrage arlésien.

Suite au décès des uns et au départ des autres, le jury s’est largement renouvelé au cours des ans. Sont actuellement jurés : Laurence Breysse-Chanet, René de Ceccatty, Hélène Henry, Claire Malroux (présidente), Jean-Yves Masson, Jean-Baptiste Para, Patrick Quillier, Michel Volkovitch et Céline Zins.

La remise du prix aura lieu à la Maison de l’Amérique latine 217, boulevard Saint-Germain 75007 Paris le mercredi 13 avril 2022 à 19h30

Le jury du Prix tient également à saluer pour la qualité de leur travail Rachel Ertel (Avrom Sutzkever, heures rapiécées, Éditions de l’éclat), Irène Gayraud (Gabriela Mistral, Essart, Éditions Unes), Laurent Cassagnau (Anne Seidel, Khlebnikov pleure, Éditions Unes).




A propos de Contrebande, de Laurent Albarracin

Des sonnets que Laurent Albarracin a réunis dans Contrebande, on pourrait dire, comme le fait Pierre Vinclair dans sa préface à ce même livre, qu’ils sont sentimentaux aussi bien que naïfs, au sens de Schiller. Ces poèmes jouent en effet d’un ensemble d’échos et de distorsions qui, outre le plaisir qu’ils visent à procurer, nous ramènent à une autre sorte de naïveté, celle de l’enfance – qu’on aurait envie de prendre pour définition de l’attitude poétique.

Mais regardons de plus près. Fidèle à sa manière depuis longtemps, et ici à sa filiation revendiquée à Ponge, Albarracin joue avec les mots, pour mieux tenter de s’approcher des choses. Les jeux de la tautologie qu’il affectionne particulièrement sont certes encore présents, mais de moins en moins (semble-t-il), et les textes montrent les signes d’une ouverture à un panel élargi de techniques : paronomases, jeu sur les homonymes et homophones, etc. Car outre le langage qui nous permet de dire la chose, et qui nous y donne un accès biaisé, il y a tout ce bruit qui entoure la saisie de l’objet, images adventices, souvenirs, échos formels dans la perception, qu’Albarracin tisse en une sorte d’auréole de sens, par un jeu sur les aspects sensoriels et affectifs sous lesquels les choses se présentent à nous. Jeux de l’imagination visuelle (« L’art de bien se tromper », par exemple), contiguïtés et associations d’idées, antagonismes, odeurs (« La rue après la pluie ») sons (« La chamade »), etc. Je n’en citerai qu’un seul exemple (le livre en est plein), « La lune » : où l’on voit bien le poème passer de la lune au ballon par contiguïté formelle, puis au mouvement vertical (rebond du ballon / à quoi bon / bondit / àquoibondit), la lumière et la forme pour ainsi dire oculaire de la lune fournit les thèmes du deuxième quatrain (miroir, réflexion, dont le double sens permet des rêveries quant à nos actes sous son regard), la rondeur du cèpe fait écho à celle de la lune autant qu’à la crêpe et à la poêle où elle cuit, et la crêpe par homonymie fournit le crêpe couvrant la lune ;

 Laurent Albarracin, Contrebande, le corridor bleu, coll. S!NG, 2021, 96 pages, 12 €.

ce qui permet à son tour le jeu sur un voile/une voile ; la rime fournit comme à rebours le jeu avec phases/phrases, qui semble avoir suggéré, devant le caractère imperturbable des cycles lunaires (où la hauteur de l’astre devient son caractère « hautain »), l’avant-dernier vers.

 

La lune

La lune àquoibondit au moindre des sursauts.
L’indifférent ballon au taquet réagit
Et hausse son épaule à la splendeur d’un fruit
Ou bien lève un sourcil pour l’accrocher là-haut

Elle est comme un miroir, une glace sans tain, 
Depuis où observer à discrétion nos actes
Et ne nous renvoie rien dans un tacite pacte,
Juste nous réfléchit, nous couvre de dédain.

Mangée par son éclipse et ronde comme un cèpe,
Rien ne se tient longtemps dans cette foutue poêle.
La lune est une crêpe entamée par un voile

Et elle est une voile endeuillée par un crêpe. 
Devant l’astre hautain on peut tenter des phrases,
Il ne répondra pas : la lune fait ses phases.

                

Un autre trait de l’écriture albarracinienne joue ici à plein. Dans l’art du sonnet, la pointe finale doit venir donner une forme de morale, une formule élégante qui en un sens, par sa beauté, nous arrache un consentement que la froide logique ne donnerait pas. Mais dans ces poèmes, on dirait parfois que la machine à pointes est devenue folle, qu’elle darde ses traits à répétition, jusqu’à presque faire éclater la forme sonnet, en variant sans cesse les angles, pour atteindre au cœur de la cible : la chose elle-même ? Ou bien la formule qui, la disant avec apparemment le plus de cette nécessité construite par l’image et le jeu sur le langage dont je parlais plus haut, la créera autant qu’elle en décèlera la vérité ? Ainsi par exemple le « Blason de la cheville », et « Le café ».

De ces rapprochements parfaitement contingents, on ne devrait a priori pouvoir rien tirer de significatif, sinon un petit plaisir sans conséquence. Mais il y a bien chez Albarracin la tentation de rémunérer le défaut originel des langues par un travail de l’image qui, construisant dans l’espace du poème les conditions de son évidence, transforment cette contingence en nécessité : et l’image semble alors dire le vrai – rien de moins : « Il faut souvent bercer l’illusion qui nous berne » (p.38)… Albarracin construit en effet une sorte de phénoménologie folle – et pour cette raison plus vraie ? – où ce qui se donne à voir, ce sont les choses telles qu’elles sont pour nous, et d’autant plus qu’on se laisse un peu secouer par elles ; autrement dit, quand on rêvasse suffisamment longtemps pour les laisser pénétrer en nous, avec leur cortège d’idées associées, de souvenirs, de formes. C’est aussi pour cela que, même si « Le premier vers nous coûte alors qu’il est fortuit », le même « Art poétique » poursuit plus loin :

 

Le reste se poursuit sans obstacle majeur,
Il suffit de se faire un tantinet songeur.

Et la suite explique le processus, tout en l’illustrant par les résultats qu’il peut produire :

 

L’eau s’enchaîne en versant de l’eau à ses maillons.

Ainsi coule le fleuve en liquidant sa pâte
Dans le gaufreur de l’eau où se forge sans hâte
Le doux miel du soleil dans chacun des rayons.

 

Albarracin rêve ainsi constamment entre deux eaux, entre le langage et les formes sensibles, entre les mots arbitraires que la langue nous lègue pour dire les choses, et les formes phénoménales dans lesquelles elles se présentent à nous. C’est dans cet entre-deux que se joue sans doute notre rapport le plus juste à ce qui est.

Il me semble qu’ici s’éclaire le sens du titre. La contrebande, l’art du passage de l’autre côté, en toute discrétion, c’est un peu ce que fait Albarracin ici : en travaillant sur ces petits jeux de mots, sur ces choses sans importance (sur le plan des thèmes abordés), on peut s’approcher de l’autre côté, traverser la frontière du langage pour retrouver, sinon les choses mêmes, un peu de leur premier apparaître.

Ce premier apparaître des choses, il me semble qu’il a à voir, chez Albarracin, avec l’enfance. Si le poème joue sur les mots, avec les images et associations d’idées gratuites du rêveur (et l’enfant en est l’archétype), il peut reconfigurer, remonter, presque, le réel : ainsi des grues (p43), entre l’oiseau et l’engin de chantier, qui semblent presque montrer un réel entre destruction et reconstruction. C’est ainsi que l’on pourrait aller jusqu’à « parfaire les choses » (p. 60) en prenant exemple sur les mots. L’enfant, parce qu’il ne sépare pas la rêverie de la perception sensible, parce que pour lui l’imagination est aussi puissante dans les mots qu’elle l’est dans le regard et le jeu de tous les sens, parce que pour lui les choses sont pour la première fois, vit cet âge du surgissement dans lequel les choses sont plus claires, plus puissantes, cet âge où ne sont pas séparés les choses, les mots qui les disent, les sensations et les idées qu’elles évoquent – où ce qui est se donne dans sa plus grande vérité, qui est rythme, et musique. Dans la naïveté retrouvée des premières années, les sonnets d’Albarracin tentent de saisir la musique de cette enfance, celle qui bat la chamade dans le galop des chevaux, pour peu qu’on sache écouter (p.89) :

 

Chaque fois que j’entends le galop qui martèle,
L’enfance me revient au rythme qui m’appelle.

 

Présentation de l’auteur