Carole Carcillo Mesrobian, De nihilo nihil

Confinement Covid la vie à l'arrêt. Le rien envahit nos vies au risque de nous rendre fous. Mais quels sont cette "immatérialité théâtrale" et ce "vide scriptural" qui ouvrent ce nouvel ouvrage de Carole Carcillo Mesrobian, intitulé De Nihilo Nihil et publié aux Éditions Tarmac ?

Le vide. Le rien. Un théâtre sans spectateurs. Le confinement a provoqué ce désert dans les salles de spectacles. Carole Carcillo Mesrobian a peut-être arpenté cet espace désertique pendant ce délai d'arrêt forcé. L'imagination ne s'arrête pas sur décret d'état d'urgence, et l'autrice de creuser ce vide, cette immobilité, ce mutisme. Y chercher un motif de réflexion.

Rien ne peut être produit à partir de rien. Certes, mais avec l'esprit rien n'est impossible. Le poème se crée à partir de rien, juste quelques neurones et synapses en bouillonnement.

Quel est ce théâtre masqué qui voit évoluer des personnages faisant "l'expérience de leur vacuité formelle" avec des répliques devenues un simple "empilement de lettres" ? Des répliques imprononcées qui font mouche chez le lecteur, à défaut de spectateurs.

De nihilo nihil se décline dans un style direct fait d'une juxtaposition de phrases, formes de citations, sans ces adverbes et petites conjonctions qui font le lien entre elles. Sans doute justement pour marquer l'anéantissement des liens provoqué par cette pandémie. Ce rythme dans l'enchaînement des phrases me fait penser à Philippe Jaffeux, avec un langage comme asséché par le froid de l'époque. Si le climat se réchauffe, les rapports humains se refroidissent. 

Carole Carcillo Mesrobian, De nihilo nihil, Tarmac éditions, 2022, 51 pages, 12€.

Carole Carcillo Mesrobian évoquait dans son précédent ouvrage nihIL « L’architecture d’un langage hermétique (qui) délimite le périmètre de nos enfermements ». Plus que de l’hermétisme il y a comme une audace des méandres dans la poésie de cette autrice déjà publiée maintes fois. 

Cette notion de repli est encore très présente dans ce nouveau volet. "Nos personnages ressemblent à l'arrière de leur absence".

Mais ce théâtre immatériel d'un enfermement dans l'immobilité, ne peut se contenter d'un espace clos avec rideau et sièges rouges. C'est le monde dans son immensité qui a de plus en plus tendance à nous enfermer dans nos certitudes. Carole Carcillo Mesrobian en spectatrice avisée nous offre une écriture qui se refuse de caresser dans le sens du vent. Ici rien du poème ne doit être velours.

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Nicolas Dieterlé, Journal de Baden

Après la mort de Nicolas Diéterlé, sa famille a retrouvé les textes réunis dans le nouvel ouvrage intitulé Journal de Baden. L’auteur s’est consacré à l’écriture et à la peinture au détriment d’un métier plus lucratif avant de trouver un travail répondant à ses besoins au journal

Témoignage chrétien. Revenu en France après une enfance en Afrique, sans doute devait-il se sentir en exil. Cet Etre est en perpétuelle recherche de ce que l’on pourrait imaginer une essence. Aucune date ne ponctue le journal. Dans la préface au livre, Yves Leclair note que « si l’encre du stylo ou les couleurs du pinceau ont été chez Dierterlé le sang de sa plaie, le poète-peintre sut aussi, par intuition intime, que le poème et le tableau, certes inachevables, sont les seuls antidotes, provisoires, contre le venin du mal, de la mélancolie, de l’exil durable. »

Des notations sur la nature et la perception qu’il en a reflètent ses états d’âme du moment. La forêt est comme un grand retour à l’origine. Il y est nu dans la nudité. Et « plus rien ne s’interpos[e] entre elle et [lui] ». Le motif de la caverne lui fait suite. Non loin de ces lieux, l’araignée et sa toile reviennent obstinément dans l’imaginaire avec l’angoisse que cela suppose et presque en opposition avec les lieux de prédilection où « tout vibr[e] de nudité ».

Diéterlé nous rappelle la nécessité de rejoindre son Etre. Ainsi est-il possible de se sentir « pacifié » et « abandonné » en harmonie avec la nature simple : les oiseaux « se perchent sur [ses] épaules ». S’identifiant à la nature ou y projetant ses joies, ce sont aussi ses angoisses qui transparaissent comme avec ces « feuilles sur le sol » qui deviennent dans le regard du poète des « cœurs brûlés ». Dans cette recherche d’une tranquillité de l’âme, d’un état libéré et reposé, l’auteur vacille sans cesse entre deux âmes, l’une « enténébrée », l’autre « lumineuse ».

Nicolas Dieterlé, Journal de Baden, Arfuyen, collection Les vies imaginaires n°6, 2021, 16 €.

Cette double postulation est un fil conducteur de l’œuvre. En lui, deux forces semblent s’opposer voire rivaliser entre elles comme dans ce poème explicite et puissant où l’identité négative est interpellée à travers des nominations visant la disqualification dans l’espoir que le « Faucon » et la « Rose » s’unissent. « En moi tu es celui/qui romps sans cesse les attaches/du cœur, si bien qu’il/dépérit. Masque de guerre et de folie, crâne aux durs rebords/de haine, source fétide. » Parfois s’identifiant à une « maison en ruines » ou un « puits sombre » dans lequel il est tombé, il lui faut réveiller l’antidote de la chute, celui du vol. Les oiseaux sont en effet nombreux dans l’univers poétique de Diéterlé jusque dans deux titres de recueils publiés il y a quelques années.

Les identités sont nombreuses avec des motifs exprimant la force, l’unité et la totalité. La globalité est capable d’être évoquée dans un espace d’insécurité. Devenir « Lumière », « Amour », « Volcan », « Vague » et « Immensité » sont des vœux pour ce poète troué qui, dans un poème, rejoint la liesse suprême que représente « la danse ». Cependant, sans la part sombre de la vie, la transparence de l’âme et sa lumière ne pourraient pas être mises en relief de manière aussi expressive. L’écriture de ce journal est celle de la profondeur contre celle de la surface, celle qui cherche toujours à comprendre les mouvements de l’Etre, sa complexité, sa fragilité et sa force.

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Etienne Faure, Et puis prendre l’air

Le livre d’Étienne Faure, Et puis prendre l’air, porte en première de couverture l’indication générique : « poèmes en prose ». Voilà qui surprend : non pas tant qu’on puisse annexer de la prose à la poésie, ou appeler « poésie » un travail d’écriture en prose :  la chose est admise et elle prend aujourd’hui une multiplicité de formes. Mais « poèmes en prose » renvoie à un genre précis, né avec Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand et avec les Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. de Baudelaire.

S’y illustreront Rimbaud, puis Pierre Reverdy et Max Jacob, entre autres. Genre à référer à une époque de l’histoire de la poésie, donc : né au XIXe siècle, pleinement instauré dans le premier XXe siècle. Je ne vois guère que Christophe Hanna, dans ses Petits poèmes en prose de 1998, à avoir repris l’appellation générique : mais il s’agissait d’un titre, d’une référence spécifiquement à Baudelaire, et d’une pratique n’ayant rien à voir avec celle qui nous occupe à présent. « Poèmes en prose », donc : ce qui nomme un autre genre d’écriture chez Étienne Faure, qui compose par ailleurs – et principalement – des poèmes en vers. Mais la distance historique qu’on vient d’indiquer n’est pas de pure forme : c’est le ton du livre dans son ensemble et un aspect central de la poétique de son auteur qui sont ainsi impliqués, me semble-t-il.

Car ces poèmes sont véritablement des poèmes en prose, au sens historique du terme, dans lequel différents types de prose sont repris et travaillés par le langage poétique : la chronique, le portrait, la méditation, la note de voyage sont ainsi des modèles d’écriture sous-jacents. La mise en page, qui n’isole pas le poème mais le présente en séquences, tend à renforcer ce caractère de notation : il s’agit pourtant bien de poèmes en prose, isolables comme tels, malgré la relative brièveté de certains d’entre eux. 

Etienne Faure, Et puis prendre l'air, Gallimard, collection Blanche, 2020, 136 pages, 14 € 50.

Vers et proses avancent ainsi à revers et à vitesse différente de part et d’autre du pli qui les ajointe :

Usant d’un carnet tête-bêche pour écrire, le remplir à l’endroit de ceci, à l’envers de cela, il sait qu’un jour les deux gageures, vers et prose qui progressent, vont se rencontrer, former un front redouté. L’une gagne du terrain – elle en est presque à la moitié du calepin –, quand l’autre ne hâte pas le pas. […]

La prose d’Étienne Faure est ainsi travaillée par son envers versifié, et si les rythmes diffèrent, dans les deux cas l’idée du poème est la même : il faut que ça tienne, du début à la fin, qu’il se constitue une unité de sens et de forme, que manifeste dans les deux cas tout un art de la chute.

Le recueil se structure en dix sections, et l’on retrouve le poète dans la particulière qualité d’attention qu’il porte au proche, êtres et choses, dans une poétique de la flânerie (la ville et ses alentours, dans les sections « Éloge appuyé des bancs », et « Prendre l’air »), mais aussi au lointain, car le voyage est présent, comme dans d’autres livres du même auteur (section « Aux coins du globe ») : « Tropicale humide est ma vie ». Cependant, plus que l’espace, c’est le temps qui est la matière première de cette poésie. Il n’y a rien là que de banal, dira-t-on : c’est qu’il faut préciser. Baudelaire cherchait la modernité, c’est-à-dire à saisir une qualité particulière du présent, propre à chaque époque ; ce n’est pas qu’Étienne Faure la refuse, mais sa quête est autre : ce sont plutôt des rémanences du passé dans le présent, des bulles de durée dans le temps, des formes touchantes d’anachronisme qui l’attirent au premier chef et provoquent l’écriture. La poésie retient ce qui est passé ou mieux encore le tout juste passé, qui se trouve encore là, provisoirement, et que volontiers on néglige. Sa temporalité est complexe : le thème du « décalage horaire », qui intervient dans le recueil, a valeur de figure.

C’est ainsi que le panta rhéi urbain trouve à se tempérer dans l’usage des bancs, qui offrent une provisoire possibilité de station. La section consacrée à ces objets publics donne un bon exemple de l’art du poète. Car le banc est véritablement une scène, sur laquelle se jouent nombre de saynètes quotidiennes où figurent tous genres de gens. Ces saynètes nous sont présentées dans une esthétique du croquis. Il faut saisir, en quelques traits, le mouvement, le sens, l’esprit d’une situation. Ainsi de ces enfants aidant un chat à redescendre d’un arbre :

[…] The cat, ici, serait plutôt un cas parmi les taillis taillés où les enfants se sont ameutés. Taïaut ! Perchés sur le banc ils l’attrapent et le redescendent par la peau du cou, sous la rumeur des oiseaux. Arrière-petit-fils d’un chat de gouttière, il s’accroche, vertige, puis détale, de nouveau chatoyant. Minou, minou !

 

Autres lieux de station provisoire, ce sont les hôtels, fréquentés au cours des voyages (section « Hôtels et retour »), lieux de réflexion solitaire, dans lesquels on s’absorbe un temps : « des murs, en faire partie, faire partie des murs, être aussi meuble que la chaise ou la lampe qui me voient d’un bon œil – miroir – puis ne me voient plus, tellement je suis fondu dedans ». Ce sont plutôt les petits hôtels de province qui sont objets de poésie, et la remarque suivante a valeur emblématique : « L’Hôtel Moderne est souvent ancien. » Le goût des choses discrètement désuètes, que j’évoquais plus haut, s’y concentre ; de la même manière dans : « Comestibles : aux vieilles enseignes vaguement épargnées par le temps, on pouvait lire de tels mots pour annoncer la chair mangeable et un peu recherchée » ; ou encore : « basané se disait naguère, vocabulaire passé dans les livres jaunis ». Ces choses ne vont pas sans les mots qui les disent, et c’est une qualité toute particulière de la poésie d’Étienne Faure que de les saisir et de les conserver pour nous, nous permettant d’en goûter la saveur :

 

[…] Les enfants, eux, avaient droit aux bonbons fourrés à la menthe, au cassis, à la mandarine, au café, à tout et n’importe quoi de la grand-tante. Elle conservait dans une soupière de vieux bombecs collés à leurs papiers, impossibles à arracher, et qu’il fallait sucer comme ça, calés entre langue et palais. Avec leurs peaux recrachées après.

 

« Bombecs », « cloper », « pioncer », « illico », « rédacs », « clopin-clopant », entre autres vocables ; « toi qui as de bons yeux… tu seras mignonne de m’apporter… tant que tu es debout… » entre autres expressions, dans le recueil : on peut faire poésie de ces mots surannés, charmants, qui furent les nôtres et donc qui furent nos vies, et qui passent. Quant aux « mots liftés » de l’air du temps, il leur en faudra peut-être un peu pour livrer leur saveur, si ce n’est dans une perspective satirique :

 

 […] Elle emporte sa lunch box isotherme à deux cuves, l’une pour la viande, l’autre pour la salade. Dotée d’un clip, elle est hyper hermétique et conserve le chaud et le froid pendant cinq heures. […]

 

Objet emblématique et contraire, puisqu’il s’agit de conservation, la veste aux poches emplies « des cueillettes de l’an dernier » : « un vrai poème, ce paletot ».

Il serait facile dès lors de taxer cette poésie elle-même de désuétude, considérant qu’elle se détourne des questions brûlantes qui doivent nous occuper, et de la langue littéraire contemporaine. Elle fait un pas de côté, elle sait nous arrêter, à contempler par exemple ce tas de choses anciennes, cave vidée sur un trottoir :

[…] des guéridons et des sellettes, des cache-pots, des passe-plats, des tabourets, des escabeaux sans marches, des abat-jour et des squelette de chaises, des ciels de lit, des paravents crevés, des rideaux en nylon, en cretonne, en organdi. Tout cela promis à l’asphalte où les pas maintenant se hâtent – ok ça marche –, en quête d’avenir.

 

Ce n’est pas seulement que la poésie d’Étienne Faure nous rappelle que ce que nous aimons et à quoi nous tenons si fort à présent deviendra cela, ce bric-à-brac promis à la décharge : c’est aussi qu’elle nous laisse soupçonner ce dont elle se détourne. C’est-à-dire les signes dans le présent d’un avenir fort incertain, dans lequel nous avons de plus en plus de mal à nous projeter avec quelque confiance. Mais d’une part, elle nous rappelle qu’il y a tant de choses à voir et à éprouver, tant de choses diverses et de points de vue divers sur le monde ; et d’autre part, il y subsiste un espoir d’émancipation véritable. Il faut simplement y prêter attention :

 

L’année dernière il était au cimetière, ce petit œillet trouvé dans les poubelles près du mur des Fédérés, qui tient tête et relève le défi de vivre. C’est désormais une tripotée de ressuscités qui occupent la croisée : rien que des bras cassés, issus de pots en terre et en plastique, des dépotés ressurgis d’entre les morts. Et qui fleurissent post mortem la fenêtre dans un devoir de mémoire, dirait-on.

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Denis EMORINE, Vers l’est ou dans l’ornière du temps / Verso l’est o nel solco del tempo

Que de textes graves, mélancoliques, tristes et tragiques ! De l'Est évoqué par les « barbelés » de l'histoire , les « bouleaux » de Wajda et les références à la poétesse russe Marina Tsvetaiëva, Emorine nous conduit au plus intime de la violence subie. Sans s'appesantir, il nous donne à lire les séparations, les blessures, les violences de la guerre, à l'Est et ailleurs.

Dans des poèmes assez brefs, en deux sections « Détours » et « Insomnies », le poète grave sa poésie dans le terreau des victimes et les souvenirs âpres. On sent une proximité avec ces noms qui courent les pages, autant de deuils, on le pressent : Nora, Jacques, d'autres anonymes. La force de la poésie est sans doute de décaper l'atroce et d'en rendre compte dans la lumière même du poème : 

 

Pieds et poings liés
tu ne peux plus articuler un mot
ton sang coule aussi
sur des lettres d'amour

(p.48)

Dans l'ornière du temps
règne l'obscurité
les jours ont déteint sur toi
tes vêtements et ta peau sont devenus gris
tes mots se sont échappés dans la nuit

(p.76)

 

Denis EMORINE, Vers l'est ou dans l'ornière du temps / Verso l'est o nel solco del tempo, Giuliano Ladolfi editore, 2021, 128p. 12 euros ; Traduction en italien par Giuliano Ladolfi. Préface d'Isabelle Poncet-Rimaud.

Il y est question d'amour, de séparation : le passé est lourd à supporter, et les souvenirs laissent d'intimes traces blessantes. Le talent d'Emorine est de nous livrer une vision de l'histoire proche et tout à la fois inscrite dans la grande histoire et ses fossés tragiques.

Ce livre bilingue, très bien présenté, suggère au lecteur toutes les peines endurées, sans jamais y être démonstratif ou pesant, parfois la tête est trop lourde pour subir et il faut donc la légèreté grave du poème pour alerter l'âme. Ce que le poète fait très bien. Au sang, au rouge répondent les lumières du poème.

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Piet Lincken, Edith Södergran, Å Itinéraire suédois

« Je ne suis rien qu'une volonté illimitée » écrivait la poétesse Edith Södergran vers 1919. Une vie brève passée dans les sanatoriums, existence étroite à l'orée d'un siècle qui lancera des tunnels et des ponts pour aplanir les montagnes et rapprocher les îles, et croira poser le pied sur le quai de l'éternité.

Mais vie dense, les « ongles en sang (cassés) au mur des jours ordinaires ». Le sang bouillait dans ce corps entravé par la tuberculose :

 

J'existe rouge. Je suis mon sang
Je n'ai pas renié Eros.

 

Plus de quatre-vingt-dix ans après, Piet Lincken voyage, avec le sang d'Edith qui lui bout dans les veines. Le voyage qu'elle n'avait pu faire ?

Piet Lincken, Edith Södergran, Å Itinéraire suédois (nouvelle édition augmentée), Atelier de l'agneau, 2020, 104 pages, 17€.

Ouvre. C'est un livre carnet, un journal de bord pas systématique où se répondent les poèmes d'Edith en bilingue (1) et poèmes et proses de Piet. Quelques notes climatiques ou ethnographiques, des cartes, des photos, détails saturés. Il y a des lieux éloignés. Tu vérifies sur l'application Plan. Ce n'est pas linéaire. Si les oies sauvages sont évoquées, on est loin de leur clair tracé pédagogique.

Piet décape ses rêves, et ses mots :

 

À l'infini, libre, la route du Nord
lâche son cordeau 
(…) on a peur, mais tant pis, personne ne prête attention à personne.
(…) l'observation échoue : manque de temps,
manque de distance,
et excès de point de vue. Croisons les fers :
mutisme et cri, glace et lave, point final.

 

Désenchantée, l'époque ? Foin des sages oiseaux migrateurs de Lagerlöf, le cercle polaire est à portée de bagnole ! À Vik, d'une Land Rover sort une silhouette d'oiseau de proie qui t'assène un « …il n'y a rien à voir ici ». Époque ironique où le désenchantement est devenu une composante du confort :

 

Décrassé dans l'agréable piscine d'eau chaude, je ne renie plus mon chemin de croix.

 

Piet met à l'épreuve sa fidélité à Edith. Va-t-il au désert intérieur pour retrouver le vent incendiaire qui la dévorait ? Et même ces mots flamboyants (mes autoroutes lyriques !) que je viens d'employer, Piet n'en voudrait pas. Ce livre est plus sobre, âpre aussi mais sans la volupté du désespoir :

 

j'offre aux regards du monde cette terre merveilleuse
sublime et morose (…)

 

écrivait-il déjà dans des éléments premiers, publié par le même éditeur en 2004. Cet itinéraire suédois a simplement commencé ainsi :

 

D'une seule enjambée on peut s'éloigner de l'autoroute.
Le soir à la pénombre, dans les eaux au-dessous du pont, je fouille.
Et pour retrouver quoi ?

 

Retrouver « le bas (…) à portée de main / (l'ange aussi est descendu)/ ne point tant user de mots». Itinéraire, initiation à ce « petit (qui) comble ». Voyage de lecture, de mémoration, de traduction, qui redonne sa bonne place à l'homme et lui offre à nouveau la chance d'une contemplation biface du pays qui est et de celui qui n'est pas (2).

Et ce cabanon sur plusieurs photos ? Piet y retrouve l'espace étroit qui dilate l'expérience. Après qu'Edith s'est couchée dans « le hamac des fées » et rêve à « des choses curieuses », tout près d'elle Piet dit :

 

… tel un petit arbre rabougri,
quelque chose a humé le ciel.
Il n'en faut pas plus pour que le buisson brûle,
que la mer s'ouvre,
que le rideau se déchire.

 

Libre à toi de penser au Sacrifice d'Andrei Tarkovski.

 

 

°°°°°°°

Notes :

  1. Les poèmes d'Edith Södergran sont traduits par Piet Lincken
  2. Titre du recueil d'Edith Södergran, Le pays qui n'est pas, 1925, traduction en français par C.G. Bjurström et L. Albertini, chez Orphée La différence, 1997.

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Louis Adran, Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin

Il est des textes qui résistent… Entre les règles qui s'appliquent à tous et la liberté grande de l'intime, ce choix de privilégier l'espace et les manières les moins courues. Des textes dont il serait hasardeux de tenter de mesurer la portée.

Dès le titre de l’ensemble, les paradoxes sont de mise et ils parlent fort, déjà : le recueil qui viendra en second est annoncé dès l’abord et celui qui le précède voit son titre présenté ensuite ; de plus, ce dernier est légèrement amoindri par le mot « précédé de », comme s’il ne s’agissait que d’un hors-d’œuvre. Tout cela joue déjà sur le futur lecteur et lui suggère comment le poète a considéré ses textes, leur hiérarchie, du moins leur mise en relation.

Pour Suzanne et Au tombeur, voici les deux dédicataires de ces deux recueils réunis ; Pour Suzanne « Traquée comme jardin » et Au tombeur, « Nu l'été sous les fleurs ». La première dédicace présente un prénom féminin et le second, un type d’homme qui se définirait par son pouvoir de séduction voire sa force physique. Dès l'abord, ces deux dédicaces peuvent permettre un éclairage, une élucidation du moins, peut-être un chemin, lequel s'ouvrirait d’une part sur cette quête du féminin, deux femmes apparaissant dans « Traquée comme jardin », « toi » (Suzanne ?) et « elle », sans qu'on sache très bien s'il s'agit d'un même personnage vu sous deux angles différents ou deux entités indépendantes, alors que, d’autre part, « Nu l'été sous les fleurs » évoque la complicité entre trois hommes l'ami de l'oncle (le tombeur ?), l'oncle et le narrateur poète.

Louis Adran Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin, Cheyne éditeur, 2021, 96 pages, 17 €.

Ces jeux sont fort subtils puisque les deux titres semblent être, de ce point de vue, en miroir, le premier commençant par un participe au féminin « traquée » pour se terminer par un nom masculin : « jardin », le second commençant par un groupe de mots (au) masculin « nu l’été » et se finissant par un nom féminin « fleurs ». Ce chiasme semblant annoncer l’une des problématiques du recueil, ces faux-semblants, ces faux-fuyants, ces ambiguïtés de genre.

Quoi qu'il en soit, les deux textes se présentent comme deux récits, deux épopées du quotidien, exploitant tous deux l'ouverture infinie que permet le temps verbal de l'imparfait avec une généreuse abondance (on en redemande), « tu gagnais les chambres » … « tu rêvais peindre » … « tu disais revenir » … des récits où n'ont lieu que des non-événements ne dérangeant presque rien à la continuité des jours. Le continuum que permet l’imparfait fait passer le lecteur d’un poème à l’autre avec fluidité, les verbes « Verbes surtout avait dit l'homme » marquant les successions d'états, les actes imperceptibles, les pas de danse se succédant en une continuité temporelle harmonieuse. Comme le dit la citation de Jean Genet, au début de « Traquée comme jardin », « une chorégraphie qui transformait sa vie en ballet perpétuel » … (Jean Genet Notre-Dame-des-Fleurs)

On entend bien que ces deux recueils doivent se lire ainsi, comme une succession de pas de danse, transformant la vie, ses imperceptibles événements, en un ballet. Ainsi doit s’entendre, peut-être, la dislocation de la syntaxe, comme le déhanchement d’un corps en mouvement ? On a soudain ce désir, à la lecture de ce bel ouvrage, de faire de même et poser « des actes nécessités non par l'acte mais par une chorégraphie ». Et que la beauté du geste (et la parole ici en est un) préside aux choix de vie faisant même « de la pauvreté des couleurs une danse ». Ainsi, de secrètes mais rythmiques parentés viennent se faire écho dans le texte, comme par exemple l'adjectif « cuivré », dès la première page de l'ouvrage « Fut le jardin cuivré » puis au début de la seconde partie « de vieux objets cuivrés » et vers la fin « certaines bêtes au dos cuivré ». Il y a d'ailleurs une unité de temps dans ce recueil, ses deux parties parlant de l'été, la seconde se terminant « début septembre ».

« Traquée comme jardin » célèbre une femme, à la deuxième personne « Belle trempée de nuit » et la souplesse énigmatique de la syntaxe rend infiniment bien le mystère cru d'une présence : « toi collée bleue dans l'ombre, nue terriblement, longue et lente, à reprendre sans cesse les jambes fines de douleurs endormies » (...) « Et ta jambe nouvelle après août, au-devant des sous-bois des allées, recousue comme une lèvre de prière, ronde, saine et faite très blanche » ; celle-ci est parfois appelée « ma sœur », mais encore « l'épousée, la voyeuse, la diseuse solitaire de draps perdus »... Néanmoins, à ce « tu » se rajoute parfois une « elle » sans qu'on sache très bien s'il s'agit d'un même personnage, vu sous un autre angle, d'une rivale ou d'une entité abstraite, telle une Madone « en sa robe claire terminée d'églises » ... En tout cas, ce trio mystérieux porte avec lui beaucoup de sens possibles, fécondant de multiples hypothèses de lecture. Mais qu’il nous soit permis d’en privilégier une, celle qui nous parut la plus touchante sinon la plus évidente, une sœur malade (le champ lexical de la maladie surabonde), décédée peut-être, et dont il est fait l’éloge :

 

Et se parant d’une dernière
nuit, du carré trouble des feuilles
comme une robe

elle. 

 

Il en va de même du second recueil « Nu l'été sous les fleurs » qui, lui, suggère, à travers un second trio, des amours plutôt homosexuelles entre « ton oncle » « le visage de ton oncle », « l'ami de ton oncle » et le narrateur poète, qui rejoint le couple. « Quelqu'un -dont on avait vu le bras enserrant la taille de ton oncle sur une photo » ... La sensualité est discrète mais présente « sa main gauche lâchait la taille de ton oncle » (...) « le corps de l'ami de ton oncle passait, repassait, viril » surtout dans l'évocation du couple, peut-être travesti : « Je les revois en juillet sans un faux pli, dans deux costumes légers deux robes peut-être, et leurs visages très lisses encore très beaux, et leurs nuques leur patience ». Là encore, on peut se demander à quel passé appartiennent ces deux hommes, s’ils sont encore vivants ou non, s’il ne s’agit pas d’un éloge funèbre. L’insistance obsédante de l’imparfait laisse la question sans réponse.

Mais ce qui unifie surtout les deux recueils, c'est la question qu’il s'y pose, de façon lancinante. Que signifie parler, que signifie écrire ? « Parler avait été la nuit depuis toujours » « Quelle nuit s'était tue en nous » « je reprenais sans cesse dans ma tête Terrain vague ou Cinq lèvres couchées noires » « Je rêvais de phrases aux visages précieux (...) je rentrais toujours noir au matin, sans que rien jamais ne fût écrit » « J'écrivais Gravats ou Mur nord... » « Je n'écrivais pas Pavillon noir » « j'ai vu, sans oser l'écrire pourtant » « Vestiges des cahiers noirs, avais-je pensé très vite, délaissés un à un et les mots, lentement par la nuit d'été sous les arbres, à dire voir, dire toucher les jardins ou les corps barrés de feuilles, ébahis »

Que font la parole, l'écriture ? Enferment-elles la vie ? La réduisent-elles au silence ? Parlent-elles, au contraire, fort bien de la douleur qu’elle provoque ? Ici, tout reste ouvert. On pense parfois, tout de même, à la poésie de Saint John-Perse, même si l'écriture se fait apparemment modeste et surtout singulière, afin de mieux s'effacer, peut-être, devant la splendeur tragique du jardin des êtres. « me suis mis à ne plus jamais écrire » dit le poète à l’extrême fin de son texte. La seule écriture qui vaille serait-elle celle qui n'imprime pas ? Surtout, devant l’énigmatique beauté d’un tel texte et devant celle du monde, se garder d'en rien conclure. À relire, néanmoins, sans modération.

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Chronique du veilleur (45) : René Guy Cadou

D'où vient ce charme très singulier qui envahit le lecteur, dès qu'il ouvre un livre de poèmes de René Guy Cadou ? C'est un chant d'une couleur très rare, souvent mélancolique, sur un timbre un peu voilé, mais c'est aussi une force de vie qui circule, force d'amour pour Hélène, la muse, l'épouse, qui s'étend à toute l'humanité.

Il y avait encore quelques inédits du poète, disparu en 1951, à l'âge de 31 ans. Bruno Doucey nous donne la joie de les découvrir et c'est un véritable événement. Double événement, puisqu'un livre d'inédits d'Hélène Cadou paraît en même temps ( J'ai le soleil à vivre).

Plus de quarante poèmes de René Guy Cadou, réunis sous le titre Et le ciel m'est rendu. Tous les thèmes de son œuvre sont présents : le sens profond de la terre et de la nature, l'attachement à l'enfance, le lien mystérieux du poète et de la poésie, l'amour pour Hélène, qui lui inspire un lyrisme puissant, à l'orée de la légende du parfait amour.

Elle est là mon enfant fragile mon aimée
Toujours penchée vers moi et n'osant pas nommer
L'épaule qui la suit chaque jour dans son rêve
Hélène je dis toi et je pense à des sèves
Printanières à des gazons
Aux passereaux qui font de l'arbre une saison
A la chanson des lavandières
Hélène
On ne peut plus douter de la lumière.

 

René Guy Cadou, Et le ciel m'est rendu, Editions Bruno Doucey, 14 euros.

Mais n'est-ce pas la solitude, dans laquelle le poète médite, écrit, parle à son Dieu, qui est essentiellement à l'origine du charme de cette oeuvre qui paraît naturellement s'écouler du cœur ? On ne sent qu'une sorte d'innocence préservée, une proximité avec les êtres souffrants et la campagne de la Brière où il enseigne, l'atmosphère la plus simple et la plus touchante qui soit.

                 

A la petite porte qui donne sur les champs
Là-bas tout au bout de l'allée
Derrière les ifs
Au fond de la propriété
-La clé en est perdue depuis combien d'années-
Tu m'attendras

 

Et quand il s'agit de regarder vers le ciel, les prières que Cadou adresse à Dieu s'élèvent avec une force mêlée d'intime faiblesse. Le croyant ose écrire, dans le secret, ce qui est déjà une véritable profession de foi, humble et confiante.

 

Que m'importe après tout le sort que vous me réservez
O mon Dieu si je vous ai gauchement aimé
Ne voyez là que  la malfaçon de l'Homme et du Poète
Mais ne doutez plus de ce cœur qui voltige du monde à
Vous comme une alouette.

 

Cette frêle alouette, c'était l'âme de René Guy Cadou, qui heureusement ne nous a jamais quittés, d'une éternelle jeunesse.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Anthologie de la poésie belge — 1

Ce dossier ne concerne que les poètes de langue française. Il est peu de poètes francophones qui ont des contacts avec l'autre langue et ses représentants.

Quelques initiatives toutefois sont à signaler : la création d'un POETE NATIONAL, décerné alternativement à un Néerlandophone et à un poète francophone ; la Maison de poésie d'Amay a édité ainsi plusieurs volumes bilingues.

Les poètes choisis ci-dessous ne revendiquent nullement leur langue comme outil linguistique de défense de sa propre langue mais comme l'expression d'une création langagière et d'un univers poétique.

Les thèmes, partageables avec tous les poètes d'aujourd'hui, ceux de France, de Suisse, d'Afrique ou du Québec, traversent les jalons de l'intimité, des liens sociaux, des valeurs humaines, du péril de la nature et des changements de société.

 

© Adelin Donnay, Vie de carton... carton de vie... (projet de mur)

Yves Namur ainsi confie :

Je ne crois pas aux tiroirs géographiques, linguistiques ni même à cette fameuse belgitude dont on a tant parlé. Conséquence de cela, je ne sais où me situer en Belgique. Mes maîtres ont écrit en espagnol, allemand et français. Mes amitiés poétiques et mes échanges épistolaires me portent encore au Portugal, en Espagne, en Israël, etc.

La poésie (et je ne parle pas spécifiquement de la mienne) me semble inscrite au cœur du monde entier plutôt qu’enracinée dans quelques arpents de terre wallonnes. 

D'autres, comme Besschops, revendiquent des influences littéraires multiples :

Mes influences en poésie sont pour la plupart à chercher du côté de la prose : Hélène Bessette ; Noémi Lefebvre ; Elfriede Jelinek ; Réjean Ducharme ; Julio Cortázar ; Louis Calaferte ; Thomas Pinchon ; B.S. Johnson ; Pierre Senges ; Curzio Malaparte ; Antoine Volodine ; Robert Pinget ; Laura Vazquez ; Claude Simon ; Philippe Roth ; Nelly Arcan et bien d’autres. Néanmoins, quelques poétesses et poètes ravivent mes ardeurs, attisent mes fulgurances : Sandra Moussempès ; Christine Mainardi ; Mathieu Bénézet ; Amelia Rosselli ; Mathieu Messagier ; Cédric Demangeot ; Guy Viarre ; Charline Lambert ; Pierre Dancot ; Christophe Bruneel.

Jean-Louis Massot relate ses premières découvertes :

Quand est venu l’envie d’écrire de la poésie, j’ai plongé dans Prévert, G.L Godeau, De Cornière, Follain, Carver, Brautigan et bien d’autres, des moins « anciens » aussi comme Lahu, Fano, Palumbo, Gellé, Josse, Emaz, Sautou, Izoard… C’est avec eux que j’ai compris que sujet, verbe, complément étaient suffisants pour écrire de la poésie. Si je devais préciser ma place dans la poésie belge ou la poésie tout court. Sans doute au fond de la classe près d’une fenêtre pour regarder la vie, le décor, le ciel, les gens et en parler le plus humblement possible »

Parlons-en  de ces influences, parfois massives. Y défilent les Char, Ponge, Michaux, Prévert, Celan, Pessoa, Ungaretti, Chavée, combien d'autres.

C'est toute la poésie du XXe qui serait à citer pour ces poètes grands lecteurs de leurs contemporains.

Le dossier, qui paraîtra en ces pages sous forme de feuilleton, compte une bonne trentaine de représentant(e)s de la poésie belge. Chaque fois, une petite notice, une photo, quelques poèmes proposent une première découverte d'un auteur. Parmi ces auteur-e-s, il en est de plus connus, d'autres restent à découvrir. Ils sont publiés en France, en Belgique. Certain(e)s d'entre eux ont reçu des prix importants.

La grande diversité des voix – certaines plus modernes, d'autres plus classiques -que j'ai recherchée en préparant ce petit dossier, révèle l'importance de la forme poétique en Belgique, dans la grande tradition des Norge, Thiry, Goffin, Ayguesparse, Vivier, Izoard.

La sélection entreprise est certes subjective. Un appel aux textes a été lancé et ces noms ont répondu. Ce dossier, donc, se complétera à l'aide d'anthologies récentes (celle de Recours au poème, celle du Journal des Poètes n°4/2021...)

 

 

∗∗∗

Yves Namur

 

LA FEMME PERDUE

Je reste ici

Sans rien qui vaille la peine d’être dit :

Ni fourmis, ni moustiques,

Ni chaleur qui déborderait dans la chambre,

Ni promesse

Qui traînerait encore sur le bord de la table,

Ni livres ouverts pour faire pleurer les anges

Et les chiens de garde.

Rien,

Si ce n’est peut-être la mer qu’on voit danser

Dans un poème,

Et de l’autre côté,

Une femme qui dit des je t’aime aux oiseaux

Et aux hommes qui s’envolent par hasard

Ou simple distraction.

 

UN BUFFET

Quand un silence meurt d’avoir trop attendu

Le visiteur de midi,

On ne sait trop où donner de la tête,

Qui écouter, comment faire la part des choses

Ou que penser de tout ce remue-ménage

Qui traverse la salle à manger

Et fait trembler de peur la vaisselle

Et les souvenirs du vieux buffet

Abandonné, malgré lui, aux adieux

Et à la poussière des regrets

 

(extraits inédits du Coeur défait)

 

Yves Namur (1952). Médecin, éditeur (Le Taillis Pré), auteur de plusieurs anthologies, de nombreux livres d’artiste et d’une quarantaine de recueils. Parmi ceux-ci Les ennuagements du cœur, La tristesse du figuier (Prix Mallarmé 2012), Ce que j’ai peut-être fait, Les lèvres et la soif ou N’être que ça, tous parus chez Lettres Vives. Chez Arfuyen et publiés récemment : Dis-moi quelque chose et Ainsi parlait Maurice Maeterlinck. Ses livres sont traduits et publiés dans une quinzaine de langues. Membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique depuis 2001, il en est le Secrétaire perpétuel depuis 2020. Il est également membre de l’Académie Mallarmé.

 

∗∗∗

 

Eric Allard

LA NUIT CONTINUE

La nuit continue au-delà des bizarreries du jour. Juste avant la fin des leurres, une lampe floute l’horizon. Un feu pointe. Faut-il alors retenir son souffle ou passer outre la barre des tempêtes, la raison reléguée au rang d’obscur éclair ? Refaire le point avec les lignes de la main ou du songe ?

Porter l’eau là où ne brûle nulle braise ? Tenir haut le prisme d’incertitude ? Marquer la gazelle au fer de l’espoir quand le regard fatigue à trop fixer le soleil ?

On ne peut pas dire que le verbe sommeille avant d’avoir levé un mot dans le piège du sens. D’une feuille reconstitué l’enfance de l’arbre. Fait un nœud à la branche, dénoué des langues. Dormi une vie entière en attendant la plaie salvatrice, l’ultime appel du texte de l’existence. Uni les mains du temps, raviver ses forces. Appelé les amants à unir leur sexe dans le ventre plein d’un taureau.

Après le meurtre du toréador aux portes de l’arène par les aficionados même.

À LA LUMIERE DE LA LANGUE

À la lumière de la langue

je vois se lever les mots

sur la page.

Ils alignent

mes déraisons, mes mensonges

ils font rempart au futur.

Rien ne dit

qu’ils survivront

au naufrage de la mémoire.

Je garde d’un passé muet

forcé de faire silence

l’image d’un vacarme de légende.

 

 

Éric ALLARD est né un jour de carnaval de 1959 sans masque ni tuba, au Pays Noir où il creuse toujours son sillon. Il est l’auteur de quelques recueils dans les formes brèves : poésie, aphorismes, contes brefs.

Son blog littéraire, Les Belles Phrases, est principalement consacré à la chronique littéraire, avec le soutien d’une dizaine d’écrivain(e)s.

 

∗∗∗

 

Philippe Colmant

 

 

J'écris comme l'on prie

Dans la nef intérieure

À l'ombre de la flamme

Et filant mes pensées

Au rouet de mes mots,

J'évoque sans rien dire.

Aucune voix ne porte

Aussi fort, aussi loin

Que celle du silence.

*

Parfois le jour se brouille

Et la lumière souille

Le regard du miroir.

Alors on se replie

Tout au fond de sa honte,

Espérant que l'ami

Brave les hauts murs noirs

De ce camp retranché

Avec ses mots de force

Et ses ailes ouvertes

Comme un archange ancien

Venu sauver le monde.

*

Du bord de la falaise,

On peut voir manœuvrer

La calandre des vagues

Qui inlassablement

Lisse le sable fin.

Ainsi aussi la vie

Roulant jour après jour

Sur nos cœurs reprisés

 

 

 

Né en 1964 à Bruxelles, Philippe Colmant est traducteur de formation et de profession. Auteur d'une dizaine de recueils de poèmes, il a obtenu le Prix Jean Kobs 2021 pour Cette vie insensée. Il a également signé à ce jour quatre romans policiers mais considère la poésie comme son principal champ d'expression. Il est membre de l'Association des écrivains belges de langue française (AEB) et de l'Association royale des écrivains et artistes de Wallonie (AREAW).

 

∗∗∗

 

Anne Marie Derèse

La barque

La barque craque, gémit,

déchire une nappe épaisse,

elle couvre une eau trouble.

Une main verte

flotte sur les algues du marais.

Des cheveux s’étirent en fins rubans.

Dans la férocité

d’un démon des eaux,

un corps perd sa volonté de vivre.

Une autre main s’accroche

pour un dernier secours,

il murmure entre ses dents aigües,

ma désespérée

pourquoi es-tu si blanche

telle la craie longuement frottée

sur un tableau noir ?

Ma désespérée,

pourquoi ce sang blanc

et ces cheveux rouges ?

Je suis le roi du marais

avec ma peau métissée

et mes yeux profonds.

 

(Extrait de « Le marais de la douceur »)

Anne-Marie Derèse signe avec  La belle me hante son seizième livre de poèmes. Revisitant ici le monde onirique et merveilleux des contes. Le poète nous engage dans la vision d’une harmonie retrouvée avec soi et avec l’autre.

Quatre recueils aux Editions Le Coudrier, Mont-St-Guibert, Belgique, d’autres à Paris où elle est de nombreuses fois primée.

 

∗∗∗

 

Carine-Laure Desguin

dans l’entre-deux

dans l’entre-deux

la bascule du temps

pas à pas

la porte de l’antre

se referme

alors seulement

les mains ouvertes

de l’horizon

et les longueurs

de sa nuit

ça ou là

borderont de

dentelles et de mots

comme banni jour balade

une fugue anonyme

 

des cercles et des souffles

des cercles et des souffles

encore des regrets

des entraves et des feux

tout ce magma païen

racle le crépuscule

et

en lieu sûr à la place

de

la carte du ciel

un signe un seul

arrondi du coup

prédit l’heure d’après

 

 

Carine-Laure Desguin est née à Binche un soir de carnaval. Elle aime sourire aux étoiles et dire bonjour aux gens qu'elle croise. Elle a commis pas mal de choses en littérature et dans d’autres espaces aussi. Son blog : http://carineldesguin.canalblog.co

Image de Une : CHIHARU SHIOTAMe Somewhere Else, 2018. – exposition en Belgique.




Chroniques musicales (6) : Mélodies du dandy Christophe, d’Aline aux Vestiges du Chaos…

« J'avais dessiné sur le sable / Son doux visage qui me souriait / Puis il a plu sur cette plage / Dans cet orage, elle a disparu » : le cri Aline éclate lorsqu’on l’appelle pour qu’elle revienne, un an après l’enregistrement d’un 45 tours sans succès, en 1964, erreur de prénom sans doute, Reviens Sophie

La seconde chanson emblématique des yéyés devient le slow de l’été 1965, moment marquant dans la mémoire collective, Alain Bashung y fera allusion plus tard dans son hommage taquin à son partenaire en égal ayant pris ses distances, dans Alcaline : « En vertu des rasoirs / Tu viens couper court à notre histoire / À tiroirs / Dehors l'incandescence / N'approuve que les larmes d'un sampler / J'veux tout réécouter / Vaguement brisé / Sur une plage alcaline / Où veux-tu que j'te dépose / Tu m'as encore rien dit / T'aimes plus les mots roses / Que je t'écris » : conjuration du morose d’où se hisse le « nous » majestueux des deux interprètes ! Fin des années soixante, les succès s’enchaînent, depuis Les Marionnettes dont il tire les ficelles, en 1965, jusqu’à la prière blessée Excusez-moi Monsieur le Professeur :

Christophe - Aline en live dans le Grand Studio RTL présenté par Eric Jean-Jean Voir toutes les vidéos du Grand Studio RTL.

« Excusez-moi monsieur le professeur / Si je ne connais pas mes leçons par cœur / Si je me tiens debout, tout au fond de la classe / C'est parce que j'n'aime pas faire les choses à moitié / Si je me tiens debout, tout au fond de la classe / C'est qu'un autre à ma place est toujours le premier / Excusez-moi monsieur le professeur / Si j'ai toujours les idées ailleurs »… Au début des années soixante-dix, créateur de la magnifique bande originale du film La route de Salina de Georges Lautner, sa rencontre décisive avec Jean-Michel Jarre, auteur quant à lui vierge de toute collaboration, marque à merveille un changement de cap dont Christophe reste le capitaine à bord. En 1973, leur premier album commun contraste avec la variété française de leur époque par ses accords d’un « rock sophistiqué / Qui étonnait comme les anglais » évocateur du romantisme crépusculaire des Paradis perdus : « Dans ma veste de soie rose / Je déambule morose / Le crépuscule est grandiose / Mais peut-être un beau jour voudras-tu / Retrouver avec moi / Les paradis perdus ? »

 

La métamorphose est achevée, en 1975, avec le chef d’œuvre Les Mots bleus dont le titre éponyme, reste un classique de la chanson française, pourtant si inclassable, porteur « des mots qui rendent les gens heureux », dont la couleur bleuie alla si bien aussi au bleu de la voix d’Alain Bashung : « Je lui dirai les mots bleus / Les mots qu'on dit avec les yeux / Toutes les excuses que l'on donne / Sont comme les baisers que l'on vole / Il reste une rancœur subtile / Qui gâcherait l'instant fragile / De nos retrouvailles » ! Poursuivant sa quête d’arpenteur solitaire, hors des sentiers battus, Christophe signe, en 1976, Samouraï et, en 1977, La Dolce Vita, il écrira alors une chanson à l’atmosphère étrange qui caractérise tant la séduction magnétique de son univers légèrement décalé, Le Beau Bizarre 

Christophe - Les mots bleus (Live Officiel Olympia 2002).

« Dans ce dancing sans danseur / Sous la boule ronde / Parfums, lumières et couleurs / Qui se répondent / J'suis le beau bizarre / Venu là par hasard / L'alcool a un goût amer / Le jour, c'était hier / Mais l'orchestre dans un habit / Un peu passé / Joue le vide de ma vie / Désintégrée »…

Le mystère de Christophe reste entier, et le chanteur se plait à brouiller les pistes : dans les années quatre-vingt, il revêt à nouveau le costume du séducteur en veste de cuir rouge, écartant le temps des mots ambigus, avec ses 45 tours de 1983, Succès fou, de 1985, Ne raccroche pas Stéphanie ou avec l’enregistrement d’un album à la douceur ironique Clichés d’Amour avec la reprise du thème Besame Mucho. Mais en 1996, changement de maison de disques, l’énigmatique dandy se présente sous l’invitation d’un album éponyme : Bevilacqua. La critique parle alors de « cyber-jazz » et de « techno » dont le single Le Tourne-Cœur dresse le décor mélangé de sa voix efféminée si singulière. Désormais reconnu comme une icône invraisemblable, en 2001, son album expérimental tangue Comm’Si La Terre Penchait, laissant le microcosme musical parisien à nouveau pantois ! Succèderont avec les années 2000 des albums cultes, tant encensés qu’incompris : Aimer Ce Que Nous Sommes, en 2008, puis Paradis Retrouvé, en 2013. Après le récital piano-voix, en 2014, de l’album Intime, il retrouvera, en 2016, Jean-Michel Jarre, Boris Bergman ainsi que d’autres artistes à l’écriture de son treizième album, Les Vestiges du Chaos

« Je vous propose / D'ouvrir des choses / Des choses avec moi / Sur de nouvelles voies », Définitivement, ainsi s’ouvre la proposition du dernier album-concept de Christophe, évoquant «  le désir / De réunir / [Notre] plus belle âme / Et [sa] plus grande flamme », et tandis que le courant de son Océan d’amour nous emporte, il semble invoquer également les mânes de son Aline perdue : « Sous les étoiles, j'entends ta voix / Crier tout bas / Mes mains se perdent dans ce feu tiède / C'est informel / La scène est belle / Je ne te quitte plus / Ça c'est bien moi/ Tout craché »,  invitant ensuite à sa danse son double nommée Stella Botox : « Stella, son prénom le jour se lève / Stella, rencontre où la nuit s'achève / Sensuelle et solaire », suggérant les amours de Laurie et Lou :

 

Océan d'amour · Christophe · Mathilda. Provided to YouTube by Universal Music Group.

« C'était un ouragan / Laurie aime Lou / Sourire de Laurie », décrivant la beauté fatale de Dangereuse : « Lover, outsider / Un tendre déglingué / Dernier pari de l'autre côté / De la dangereuse qui se rend », avant de traverser les turbulences de Tangerine : « Mais le temps ne passera plus jamais / Ni pour toi, ni pour personne / Ce sera un retour en guerre encore », quand il ne s’agit pas de fuir la surveillance d’un Drone : « Tout en moi voudrait que tu demeures / Mais le temps veut autrement du haut de son drone » ou des scènes de conflit avec « une petite sauvage sans loi » dont Tu te moques : « Tu lâches et tu dis toc / Tu refuses tout en bloc / Tu te moques / Tu dièses et tu bémoles / Tu altères tout en somme / Tu déconnes », au regret des « mots bleus » retournés tels Les mots fous de l’aimée avant sa disparition : « Elle voulait me dire des mots si fous / Elle voulait me dire des mots doux / Elle s'est enfuie avec nos promesses / Laissant un X pour seule adresse » et les souvenirs de ces mots enfouis résonnent tels Les Vestiges du Chaos : « Tu m'as tatoué sur la peau / Tous les vestiges du chaos / Et quand ta bouche murmure « Chris » / Mes draps se froissent et m'engloutissent », jusqu’à la promesse de revivre les heures d’un amour dévastateur : « Je revivrai notre grande journée / Et cet amour que je t'avais donné pour la douleur », jusqu’à la volonté dans Ange sale de tout remonter « Pour être à tes côtés / Ange sale / Mon visage pâle / Tu choisis », jusqu’à la tentation d’une virée nocturne en écho dans Mes nuits blanches : « Au bout de mes nuits blanches / Je conduis la Mercedes / Dans cet écho qui me poursuit », jusqu’aux ultimes métamorphoses des Mélodies Majuscules d’un Grand Sentimental dont la portée reste inépuisable…

Les Mots bleus - Alain Bashung invite Christophe sur la scène de la Cité de la musique pour des retrouvailles entre deux monuments de la chanson française. Paris 2005.

Image de Une © Edouard Caupeil pour Libération.




Camille Sova, Humeurs printanières, extraits

sous le souffle du vent des feux rouges s’accumulent
longs sont ces mois d’hiver où le matin décline

l’enfant a perdu la joie
il n’est plus qu’un être de tissus
qui se souvient du mouvement

même si la soif s’éloigne de lui
il y a encore de l’espoir

dans la terre les fleurs apparaissent
mais c’est dans le ciel que naissent les bourgeons

dans sa coquille l’enfant déplie ses visages

il sait qu’une averse arrive

II

les beaux jours naissent dans le même fleuve
puis chacun d’eux revient toucher la terre

dans tous les sens je le vois
les indésirables les autres les moindres beautés

cette fille par exemple qui rappelle le métal

allongée même debout elle apprend à sentir
la foudre les forêts
la partie de la maison réservée aux secours

quand elle pourra éclore
l’au-delà sera déjà en nous

la canopée peut-être s’accorde au désir
mais ne soigne pas les pulsations

après tout
l’organisme ne se baigne jamais deux fois
dans l’eau qui brille

III

l’herbe est triste
elle réalise l’impermanence de l’arbuste

elle dit « j’ai quelqu’un à perdre
c’est le genêt
en sa compagnie le jardin n’est jamais solitude
il est l’infini »

elle observe les bois
demain sera fait d’un existe plus
la fraicheur perdra

elle pense « je me sens comme l’être humain
inutile et obligée de survivre »

elle verse un rayon
un frisson se colle à son oreille

c’est le vide qui s’amuse

IV

« les chutes qui m’ont ouvert la voie se révèlent à la terre
j’aménage le cordon pour me faire funambule
c’est le réveil d’une autre lumière
je me sens enfin être un seuil germé
quelque chose qui a faim et qui part à la chasse »

je m’imagine penser ça
mais je ne suis pas l’avril qui arrive

moi
j’habite le monde
où pour faire sa cueillette il faut ses ciseaux

moi
si je change ma main en nuage
resurgit l’envie de pulsion de geste d’écran
d’effondrement

moi
je ne suis pas le printemps

V

au plus profond du tambour je descends avec la sauge
ensuite le monde change
c’est un pansement naturel

peut-elle avaler pour moi
les animaux du sommeil ?

regardez dans ma bouche
j’ai le deuil chronique

sur le chemin un détail et on doit partir

il faut que le cerisier meurt
pour qu’on éprouve l’été

un nichoir n’est pas une vraie question

seule la nuit est à l’abri du crépuscule

 

Présentation de l’auteur