Vers et proses avancent ainsi à revers et à vitesse différente de part et d’autre du pli qui les ajointe :
Usant d’un carnet tête-bêche pour écrire, le remplir à l’endroit de ceci, à l’envers de cela, il sait qu’un jour les deux gageures, vers et prose qui progressent, vont se rencontrer, former un front redouté. L’une gagne du terrain – elle en est presque à la moitié du calepin –, quand l’autre ne hâte pas le pas. […]
La prose d’Étienne Faure est ainsi travaillée par son envers versifié, et si les rythmes diffèrent, dans les deux cas l’idée du poème est la même : il faut que ça tienne, du début à la fin, qu’il se constitue une unité de sens et de forme, que manifeste dans les deux cas tout un art de la chute.
Le recueil se structure en dix sections, et l’on retrouve le poète dans la particulière qualité d’attention qu’il porte au proche, êtres et choses, dans une poétique de la flânerie (la ville et ses alentours, dans les sections « Éloge appuyé des bancs », et « Prendre l’air »), mais aussi au lointain, car le voyage est présent, comme dans d’autres livres du même auteur (section « Aux coins du globe ») : « Tropicale humide est ma vie ». Cependant, plus que l’espace, c’est le temps qui est la matière première de cette poésie. Il n’y a rien là que de banal, dira-t-on : c’est qu’il faut préciser. Baudelaire cherchait la modernité, c’est-à-dire à saisir une qualité particulière du présent, propre à chaque époque ; ce n’est pas qu’Étienne Faure la refuse, mais sa quête est autre : ce sont plutôt des rémanences du passé dans le présent, des bulles de durée dans le temps, des formes touchantes d’anachronisme qui l’attirent au premier chef et provoquent l’écriture. La poésie retient ce qui est passé ou mieux encore le tout juste passé, qui se trouve encore là, provisoirement, et que volontiers on néglige. Sa temporalité est complexe : le thème du « décalage horaire », qui intervient dans le recueil, a valeur de figure.
C’est ainsi que le panta rhéi urbain trouve à se tempérer dans l’usage des bancs, qui offrent une provisoire possibilité de station. La section consacrée à ces objets publics donne un bon exemple de l’art du poète. Car le banc est véritablement une scène, sur laquelle se jouent nombre de saynètes quotidiennes où figurent tous genres de gens. Ces saynètes nous sont présentées dans une esthétique du croquis. Il faut saisir, en quelques traits, le mouvement, le sens, l’esprit d’une situation. Ainsi de ces enfants aidant un chat à redescendre d’un arbre :
[…] The cat, ici, serait plutôt un cas parmi les taillis taillés où les enfants se sont ameutés. Taïaut ! Perchés sur le banc ils l’attrapent et le redescendent par la peau du cou, sous la rumeur des oiseaux. Arrière-petit-fils d’un chat de gouttière, il s’accroche, vertige, puis détale, de nouveau chatoyant. Minou, minou !
Autres lieux de station provisoire, ce sont les hôtels, fréquentés au cours des voyages (section « Hôtels et retour »), lieux de réflexion solitaire, dans lesquels on s’absorbe un temps : « des murs, en faire partie, faire partie des murs, être aussi meuble que la chaise ou la lampe qui me voient d’un bon œil – miroir – puis ne me voient plus, tellement je suis fondu dedans ». Ce sont plutôt les petits hôtels de province qui sont objets de poésie, et la remarque suivante a valeur emblématique : « L’Hôtel Moderne est souvent ancien. » Le goût des choses discrètement désuètes, que j’évoquais plus haut, s’y concentre ; de la même manière dans : « Comestibles : aux vieilles enseignes vaguement épargnées par le temps, on pouvait lire de tels mots pour annoncer la chair mangeable et un peu recherchée » ; ou encore : « basané se disait naguère, vocabulaire passé dans les livres jaunis ». Ces choses ne vont pas sans les mots qui les disent, et c’est une qualité toute particulière de la poésie d’Étienne Faure que de les saisir et de les conserver pour nous, nous permettant d’en goûter la saveur :
[…] Les enfants, eux, avaient droit aux bonbons fourrés à la menthe, au cassis, à la mandarine, au café, à tout et n’importe quoi de la grand-tante. Elle conservait dans une soupière de vieux bombecs collés à leurs papiers, impossibles à arracher, et qu’il fallait sucer comme ça, calés entre langue et palais. Avec leurs peaux recrachées après.
« Bombecs », « cloper », « pioncer », « illico », « rédacs », « clopin-clopant », entre autres vocables ; « toi qui as de bons yeux… tu seras mignonne de m’apporter… tant que tu es debout… » entre autres expressions, dans le recueil : on peut faire poésie de ces mots surannés, charmants, qui furent les nôtres et donc qui furent nos vies, et qui passent. Quant aux « mots liftés » de l’air du temps, il leur en faudra peut-être un peu pour livrer leur saveur, si ce n’est dans une perspective satirique :
[…] Elle emporte sa lunch box isotherme à deux cuves, l’une pour la viande, l’autre pour la salade. Dotée d’un clip, elle est hyper hermétique et conserve le chaud et le froid pendant cinq heures. […]
Objet emblématique et contraire, puisqu’il s’agit de conservation, la veste aux poches emplies « des cueillettes de l’an dernier » : « un vrai poème, ce paletot ».
Il serait facile dès lors de taxer cette poésie elle-même de désuétude, considérant qu’elle se détourne des questions brûlantes qui doivent nous occuper, et de la langue littéraire contemporaine. Elle fait un pas de côté, elle sait nous arrêter, à contempler par exemple ce tas de choses anciennes, cave vidée sur un trottoir :
[…] des guéridons et des sellettes, des cache-pots, des passe-plats, des tabourets, des escabeaux sans marches, des abat-jour et des squelette de chaises, des ciels de lit, des paravents crevés, des rideaux en nylon, en cretonne, en organdi. Tout cela promis à l’asphalte où les pas maintenant se hâtent – ok ça marche –, en quête d’avenir.
Ce n’est pas seulement que la poésie d’Étienne Faure nous rappelle que ce que nous aimons et à quoi nous tenons si fort à présent deviendra cela, ce bric-à-brac promis à la décharge : c’est aussi qu’elle nous laisse soupçonner ce dont elle se détourne. C’est-à-dire les signes dans le présent d’un avenir fort incertain, dans lequel nous avons de plus en plus de mal à nous projeter avec quelque confiance. Mais d’une part, elle nous rappelle qu’il y a tant de choses à voir et à éprouver, tant de choses diverses et de points de vue divers sur le monde ; et d’autre part, il y subsiste un espoir d’émancipation véritable. Il faut simplement y prêter attention :
L’année dernière il était au cimetière, ce petit œillet trouvé dans les poubelles près du mur des Fédérés, qui tient tête et relève le défi de vivre. C’est désormais une tripotée de ressuscités qui occupent la croisée : rien que des bras cassés, issus de pots en terre et en plastique, des dépotés ressurgis d’entre les morts. Et qui fleurissent post mortem la fenêtre dans un devoir de mémoire, dirait-on.