Le Printemps des Poètes : l’éphémère immuable

Comme chaque année, l'abécédaire suivi par le Printemps des poètes offre à ses organisateurs un vivier de substantifs dont un sera choisi pour thématique. En 2022, la lettre "e" a motivé le choix qui servira de fil directeur aux poètes, et aux nombreuses manifestations et publications inscrites dans le cadre de ce qui est devenu une institution.  

Sophie Nauleau, ancienne directrice artistique passée à la tête de cette institution, présente et explique ce qui a motivé le choix de cette orientation annuelle : 

Il en va des mots comme des chansons d’amour qui reviennent par surprise au détour d’une voix, d’un souvenir, d’une émotion. « J’ai pris la main d’une éphémère… » Dansait dans ma mémoire. Sans que je sache qui le premier, de Montand ou Ferré, avait semé ce trouble de l’étrangère en moi. Adolescents nous ne comprenions pas tout à cette romance des années folles, ni même à ce poème que l’on disait roman inachevé, mais pressentions ce mystère de « l’éternelle poésie » qu’Aragon dilapidait sans crier gare.

Une seule et unique voyelle, quatre fois invoquée, entre la fièvre, le murmure, la foudre, l’imaginaire, l’insaisissable, l’à-venir, l’impensé, le maternel, le fugace, la soif, l’énigme, le précaire, l’effervescence, le friable, l’envol, l’impermanence… Plus vaste que l’antique Carpe Diem et plus vital aussi, L’éphémère n’est pas qu’un adjectif de peu d’espoir. C’est un surcroît d’urgence, de chance et de vérité. Une prise de conscience toute personnelle et cependant universelle, comme un quatrain d’Omar Khayyam, un haïku d’hiver, un coquelicot soudain, une falaise à soi, un solstice d’été, un arbre déraciné ou la vingtaine de numéros d’une revue de poètes du siècle dernier.

Il est temps de sonder à nouveau l’éphémère. De ne pas attendre à demain. De questionner ici et maintenant la part la plus fragile, la plus secrète, la plus inouïe de nos existences.

Dans les pas de Pina Bausch qui nous a légué cette renversante image : la danseuse Clémentine Deluy, née un 21 mars, n’en finit pas de traverser la scène en robe du soir, portant ce stupéfiant sac à dos à même ses épaules nues. Comme la mousse sur la pierre, tel était le titre de l’ultime spectacle, puisé en terre chilienne et photographié par Laurent Philippe, qui a escorté la chorégraphe du Tanztheater de Wuppertal durant des années. La magie étant que celui qui a choisi d’immortaliser L’Éphémère n’est autre que le fils de l’un de nos plus grands poètes français, Ludovic Janvier.

 

Cette entité qui se définit comme un "centre pour la poésie" crée en 1999 "à l’initiative de Jack Lang, et créé à Paris du 21 au 28 mars 1999 par Emmanuel Hoog et André Velter, afin de contrer les idées reçues et de rendre manifeste l’extrême vitalité de la Poésie en France, Le Printemps des Poètes est vite devenu une manifestation d’ampleur nationale." motive de très nombreuses manifestations.

Performances, festivals de poésie, colloques et conférences, annoncées ou pas dans l'agenda présent sur le site internet ouvert aux organisateurs qui souhaitent faire connaître leurs actions. C'est donc toute la France qui voit sa vie culturelle et artistique vivifiée par ces initiatives et événements qui effectivement montrent combien la poésie est présente dans notre quotidien. A noter que l'Agenda accueille bien d'autres événements et initiatives hors de cette période de festivités dévolues aux manifestations organisées pour la thématique de l'éphémère (du 12 au 28 mars). 

A côté de ces actions des éditeurs proposent des anthologies élaborées sur ce thème de l'éphémère. C'est le cas de Bruno Doucey, qui chaque année publie une somme de poèmes dédiés, tout comme le Castor astral. Un volume qui "rassemble plus de cent poètes francophones contemporains autour du thème de l’éphémère" et "se veut un témoin du foisonnement de la création poétique actuelle". Une anthologie constituée essentiellement d’inédits et propose de nombreuses voix émargeantes de la poésie francophone et de chanteurs et chanteuses (Arthur H, Cali, CharlÉlie Couture, Arhur Navellou, Pierre Guénard de Radio  Elvis ou Marie Modiano etc).

Là où dansent les éphémères - Anthologie, Ouvrage collectif, Le Castor astral, 2022.

A côté de ces anthologies réalisées de manière "classique" - un éditeur demande des textes à des auteurs - une autre répondant aux même désir d'illustrer cette thématique annuelle  se distingue à bien des égards. Il s'agit du volume établi par Marilyne Bertoncini, Ephéméride feuilles détachées, paru aux éditions PVST ?. Pourquoi est-elle si différente et pourquoi répond-elle exactement à cet esprit voulu et incarné par Le printemps des poètes ? 

Pour répondre à cette question il faut distinguer ce point crucial qu'est l'élaboration de cette anthologie. Elle est le fruit d'envois de poètes du monde entier ayant répondu à l'appel lancé par Marilyne Bertoncini sur le site du Jeudi des mots et sur la page Facebook correspondante.

Témoin de la vivacité de la poésie, de la fraternité qu'elle révèle et illustre, et plus que jamais du besoin essentiel de ce lieu qu'est la Littérature qui rassemble et unit, à une époque où tout semble au contraire se déliter et s'effondrer, il faut saluer ce volume de 140 pages qui témoigne de cette ferveur et de ce désir de paix et de partage.

Ephémérides feuille détachées, Une anthologie, conception, préface et iconographie de Marilyne Bertoncini, éditions PVST, 2022.

Cette anthologie propose donc près des très belles photos de Marilyne Bertoncini des poèmes écrits par des poètes du monde entier. France (bien sûr), Belgique, Canada, Australie, Italie, Catalogne, Etats-Unis, Grèce, Bulgarie, Allemagne, Tunisie, Kosovo, Israël, Taïwan, Estonie, Québec, Inde, Mexique, Bangladesh, Russie…

 

Marilyne Bertoncini présente dans sa préface cette

éphéméride – ce calendrier qu’on effeuille au fil des jours – est à l’image de l’arbre en automne : chaque feuille arrachée emporte un souvenir, dépouille le présent, marque la succession du passage des instants que rien ne rattrape, sinon le vent qui les emporte… Sujet mélancolique, et pourtant riche de toutes les couleurs, les ors et rouilles qui parent ces défuntes, dont restent les fragiles squelettes, parfois. Voici ouverte la page des feuilles détachées à laquelle je vous invite à participer, avec textes, photos, oeuvres plastiques ou sonores… Parlez-nous de votre éphéméride personnel, votre façon de vivre ou sauvegarder le fugace et précaire instant.

 

Autre point non négligeable à signaler : une grande diversité de poètes ont été accueillis, publiés sur le site du Jeudi des mots puis dans ce volume agencé par Franck Berthoux qui a mis un point d'honneur à transcrire ces envois en Français mais aussi en version originale lorsque cela a été nécessaire. 

Ce qui rassemble est donc la poésie, et la pléiade de manifestations qui fleurissent partout en France, ainsi que la richesse de ce volume né d'un partage fructueux à l'échelle planétaire, en témoigne. A une époque où nous pourrions douter de la capacité humaine à désirer et édifier un monde fraternel, voici qui permet d'espérer, et qui dit que continuer à porter la poésie contribue à bâtir ce monde, ensemble. 




Nohad Salameh, Baalbek les demeures sacrificielles

Ils sont rares, trop rares, les livres de Nohad Salameh. Celui-ci, paru à L'Atelier du Grand Tétras, s'offre comme une somme des paroles de l'enfance, en même temps que celle de la femme grandie là, dans cette ville du Liban, anciennement nommée Héliopolis, « Cité du Soleil » nom donné au Baalbek de l’époque hellénistique, car les Grecs associaient Hélios, dieu du Soleil, à Adad, divinité mésopotamienne de l'Orage et de la Fertilité. 

Autant dire que cette ville se confond avec les visages de l'énonciatrice, tout comme elle motive la langue, les langues, car le texte est proposé dans ce volume en arabe traduit par Antoine Maalouf et en anglais par Suzanna Lang.

Héliopolis, éternelle et multiple dans le souvenir de la poète, qui dans une prose poétique tout en retenue cisèle le poème telle une orfèvre le joyau brut du langage. Le texte liminaire met le lecteur sur ce chemin de la réminiscence, mais aussi d'une somme, celle d'une vie où les racines plongée dans le sol de l'enfance ont aidé à pousser au-delà du territoire qui a nourri la croissance de l'être. 

Le corps brodé de brisures, saupoudré de génie, de lait et de luxure, compose un paysage sur le ligne du songe. Et l'œil, lame de fond, avaleur de ciels, hèle le poète qui arpente le domaine des dieux.

Nohad Salameh, Baalbek les demeures sacrificielles, avec les traductions d'Antoine Maalouf pour l'arabe et de Suzanne Lang pour l'anglais, collages de Nohad Salameh, L'Atelier du Grand Tétras, 2021, 144 pages, 15 €.

Ce poète, père réel, et père du songe demeuré tel qu'autrefois, main tendue pour guider la petite fille et lui transmettre l'amour des mots, mais aussi 

...Jupiter-Hélios, Soleil des soleils, fils aîné de l'Immense, quêteur d'un brin de caresse, tu vides le jour de ses éclairs, tandis que la cité, oblique à même ton épaule, verse sa récolte de pavots et de blé sur les crêtes stériles.

Premiers textes du  chapitre liminaire titré "L'Invitée d'Hélios", où il n'est pas difficile de constater que le masculin prédomine, du père au fils, du symbole solaire qui imprègne le nom d'une ville dédiée à la vie des hommes. A cet égard l'emploi du  substantif "brisures" dès la première ligne est éloquent. La narratrice est l'Invitée d'Hélios, et elle a grandi dans sa demeure, celle de cette chaîne d'instances masculines dont dépendent les femmes. Le titre du recueil revient alors en mémoire, "Les demeures sacrificielles". "L'invitée d'Hélios" s'efface, devient observatrice, énonciatrice du songe dans le songe, elle décrit cet univers dans lequel elle a grandi et qu'elle a quitté lorsque la guerre l'a chassée de sa terre natale. Plus aucune allusion au féminin dans les deux premières parties du poème. La poète reste alors en retrait et se laisse entrevoir parfois dans le pronom personnel de la première personne, de manière lointaine, comme si elle n'osait pas mêler sa propre énonciation aux réminiscences de ces instants où elle a existé en essayant de trouver une place dans cet univers  patriarcal. Elle se souvient et dans une poésie descriptive absolument somptueuse elle devient la parole qui rapporte cet univers masculin, exactement comme toutes les femmes sont le corps qui enfante les hommes. Créatrices et observatrices, la genèse des êtres et des langues leur appartient.

La poète décrit Baalbek avec le regard de l'enfant qui voit ce monde riche de soie et de symboles odorants de l'orient évoluer autour d'elle. Dans les deux premières parties se succèdent l'évocation de la ville, ses odeurs, ses couleurs, restituées dans l'épaisseur d'une langue poétique d'une grande puissance, riche de symboles et d'images. Une seconde partie intitulée "Ceux qui vivent à l'étroit dans la rose" décrit la vie des habitants de la ville, fidèles à ce rythme séculaire qui ponctue les jours des sociétés qui portent encore la prégnance de ces souches ancestrales. Le titre bien entendu laisse planer l'ambivalence entre le sens littéral ou imagé voire métaphorique du substantif "rose" : quintessence du féminin, une rose évoque bien entendu la ville mais aussi la femme. Et du matin au soir la vie des hommes étendue dans des gestes alourdis de figures mythiques, dans une évocation tissée de symboles qui laisse entrevoir combien est fragile la certitude d'exister, et combien est prégnante la peur de la mort. Comme si une quête incessante et vaine présidait à l'édification de leur existence, chaine séculaire de traditions visant à rassurer ces éternels enfants enfermés dans la rose perdue d'une mère qu'il a fallu quitter. 

Jusqu'au dernier matin
ils tentent de forcer la chambre close
où s'arrête la mer.
La nostalgie aux plis du ventre
ils se souviennent de leur couleur d'ombre
qui jetait sur leur chair
l'étoffe de la finitude.

Puis dans la dernière partie un "je" prend le relai. Il s'affirme dans cette troisième partie du recueil, "Gardienne du troupeau du désert". Le féminin affleure alors, se fait jour, dans l'évocation des paysages et la présence de l'entité féminine, gardienne de la sagesse, déesse effrayante au point qu'on la cache, qu'on la relègue à une place où elle doit se taire, comme la narratrice qui peu à peu pourtant libère son verbe et devient cette poète immense et gardienne de ce troupeau du désert que sont les mots. Comme passent les année sur la ville et dans la vie de l'enfant, le texte peu à peu dégage cette femme des décombres du songe et de la geôle séculaire érigée par les hommes. Elle s'énonce et devient déesse, de sa parole, apprise dans le silence abandonné aux femmes. Au sacrifice se substitue la transcendance poétique, au masculin du poème le verbe enfin appartenu, celui de Nohad Salameh, qui enfin s'énonce dans le dernier poème du recueil.

Accablante et troublante ainsi qu'une croyance.
Je te thésaurise au fond de moi, cité qui me donnas
le jour. Attentive à compter et recompter sans
cesse tes soleils, je mesure la valeur de ton inégalable
monnaie - bonheur réitéré lorsque tes
bras pluriels, fatigués d'élévation, de bienvenue
et d'accueils le long des journées, se déterminent
à lâcher ce fardeau de complaisance au profit
d'un regard de tendresse. Et soudain, tous les
dieux ici présents tombent à ma rencontre depuis
les chapiteaux - averse d'olives à l'heure de la
cueillette.

 

Présentation de l’auteur




Gabrielle Althen, La fête invisible

Arpenter un ouvrage de Gabrielle Althen révèle parfois bien des surprises. Poétesse reconnue au sein de la petite galaxie poétique chloroformée, elle a été notamment professeur des universités (Paris X Nanterre) sous le nom romancé de Colette Astier. Membre de l’Académie Mallarmé et du jury du Prix féminin Louise Labé, avec à son actif une vingtaine d’ouvrages dont certains propices à la promenade intérieure.

« Je n’ai jamais reçu de prix littéraire hormis un je crois » affirme- t-elle, mais ce n’est  pas une fatalité en soi lorsque l’œuvre est solide. La quête des glorieux lauriers est souvent l’expression d’un manque ou d’un mal-être profond, la reconnaissance passe bien souvent par des chemins plus subtils et plus durables fort heureusement d’ailleurs…Dans son nouveau recueil intitulé majestueusement « La fête invisible », un titre éloquent sinon flamboyant, la poétesse dont on connait l’exigence et la rigueur verbales nous entraine dans un monde à la fois visible et invisible dans lequel la mémoire instaure un compromis volontaire, entre un réalisme engagé, et une rêverie palpable, oserais-je dire féérique où la Beauté à venir semble déjà présente et s’imposer pleinement. Une Beauté spontanée qui se livre intégralement et intrépidement, sans masque. Une Beauté délicate, élégante,  qui définit l’instant présent –fugace (sans jamais renier la charge du passé préexistant).

Gabrielle Althen, La Fête invisible, Gallimard, 128 pages, 14, 50 euros.

Une centaine de courts poèmes, alliant verticalité et horizontalité dans un jeu transversal et qui délimitée un parcours ou plutôt une cartographie insondable (toute cartographie est un lieu transitoire, inachevé) dans laquelle l’inexprimable côtoie habilement le révélé, à tel point que l’on se demande, s’il n’y a pas derrière ces mots « ouverts » à une plénitude engageante, comme un artifice singulier qui se déploie et se déplace ici et là dans une langue  abrupte et  lisse  à la fois et qui convoite une instance plus souterraine:

Depuis les friches du moment
Car
(L’œil cherchant l’œil où s’inscrire)
J’erre où tu me manques
Bien que je ne sache au juste qui manque (P.13)

Une lumière aussi dont il faut cependant se prémunir de l’incertain éclat qui parfois là encore peut se révéler retors, voire dévastateur, car la poétesse qui tantôt se veut sereine, ou tantôt tourmentée, sait pertinemment que les rayons invisibles du soleil sont parfois meurtriers. A trop vouloir sonder certains objets impalpables pour en percer je ne sais quel étourdissant mystère, on finit par devenir aveugle. Or Gabrielle Althen a toujours été une femme un peu secrète, mais également obstinée. Il n’est donc pas étonnant que :

Le silence a encore les dents jaunes (…) Qui donc avait.. (P.12)

Qui donc avait éteint le jour en se trompant de manque ? (P.13)

Et qui résonne dans le cas présent comme une sorte d’alerte. L’imprévisible est au cœur d’une parole toujours en devenir,

Et le vent fait sonner la couleur de ce vide (13)

Fulgurant cependant et cheminant lentement à travers les masques de la nuit qui corrompent l’âme et la chair en toute impunité. Et on l’aura compris, cette Beauté (est-elle fatale au juste ?) qui semble en apparence explicite et transparente, peut également contenir des aspects plus sombres que la poétesse se garde bien de révéler et d’infléchir au risque de tromper son Esprit.  Or ce manque qui s’est naturellement établi dans la conscience (ou l’absence de conscience) se distingue lui –même comme un simple exercice- d’ordre linguistique ? – et mental ; une hyperbole catalysée en quelque sorte,  mais d’une plus grande plénitude lorsqu’on va le chercher, Amour ! Ö Amour ! Est-ce bien de toi dont il s’agit lorsque,

Des enfants jouent sous le ciel fastueux (P.27)

Il n’est plus alors certain (mais ?) que le langage comble un vide plus grand encore – comme si la fluidité des mots n’était que le pâle reflet d’un abîme refoulé. Aussi la poétesse se garde bien une fois de plus et ce vraisemblablement pour se protéger (mais de qui ?) de dire et d’écrire, le CORPS qui l’occupe et qui d’une certaine manière la traverse, mais cette fois-ci sans laisser de béantes cicatrices. Gabrielle Althen a force d’efforts et de patience conjugués, a appris au cours du temps à maîtriser le mauvais sort. Comme « l’éclat rétractile » elle ne se confond (se meut) ni dans le bleu du ciel, ni avec le sommet de la montagne, et encore moins dans leur excavation.  Tout se joue ailleurs, dans un ailleurs fécond qui fait que « le ciel reste ciel »,  et que la montagne peut parfois s’effacer  miraculeusement;

Le ventre du ciel racle encore la montagne et les points
cardinaux continuent de se taire : (P.35)

Ainsi,

Dans le jardin qui enlaidit
La chose déjà fanée se pose et se repose (P.37)

La chose ? Voilà donc où le regard s’évide (P. 41),, en se perdant vraisemblablement dans un tumulte plus ancien où l’œil n’a plus vraiment de prise sur le dicible/indicible, avec en arrière plan, la folie de croire que la fusion instantanée recouvre l’AMOUR perdu dans les méandres de la terre, ou bien encore dans l’espace/temps,

Falloir ! Mais qu’il y faille, qu’il y faille mériter le désir ! (P.45)

Une véritable et implacable injonction. La poétesse, qui soudain se réveille après une longue  et âpre insomnie,  entend bien dès lors, ne plus se laisser pervertir, engloutir, par toutes sortes de fadaises, (« La sincérité est une escroquerie »), au contraire elle entend bien lutter contre ce qui depuis tout temps l’obsède :

Beauté : le ciel a forcé les fenêtres. Les phrases sont dissoutes (P.59)

Beauté., nue comme une lame, pur lys de ciel, - et ordre de couteau ! (P.72)

Ainsi toute la force du présent recueil repose t-il principalement et paradoxalement sur cette fragilité acquise au cœur de l’expérience personnelle, et intime, aussi bien que fortement maîtrisée depuis le début d’une longue aventure poétique. Les mots n’ont pas « dévié» de leur lieu originel, et ne s’offrent guère plus à la vue, même si :

La tentation n’est guère ordinaire pour beaucoup de savoir que le monde est une chance (P.86)

Avec l’errance qui se brise contre la promesse, pour finalement s’exclamer :

Suis-je heureuse ?  (P.114)

 

 

Présentation de l’auteur




I Vagabondi n°2 — Revue de création des deux rives de la Méditerranée

Second opus de cette revue qui affirme sa  présence singulière dès le premier regard. Couleurs, direction artistique, et promesse d'un contenu éditorial remarquable car représentatif du vivier créatif des « deux rives de la Méditerranée ». Editée en Corse par Jean-Jacques Colonna d’Istria et les éditions Scudo, I Vagabondi est une revue de grand format  ouverte sur les arts et les cultures, qui, "dans la planète culturelle de l’île vient ainsi compléter  la renaissance du genre », «avec les revues « Qui » «  Musanostra » et «  Litteratura », plus « littéraires » que « visuelles » qui « font de la Corse une région à la pointe de la création, qu’elle soit écrite ou imagée. » 

Ce second volume aborde les thèmes de la sexualité en Méditerranée, et celui du respect de la nature, présentés par jean-Jacques Colonna d'stria dans son édito :

Dans cette nouvelle livraison, il n’est plus question de Festival Romain Gary que la coronavirus a emporté, mais il reste la Méditerranée au centre des débats, avec deux thèmes récurrents, éternels et donc bien actuels… Le premier plébiscité par les jeunes lecteurs - on s’en doutera :  « la sexualité ». Le second, par d’autres, peut-être « moins jeunes », encore que... :  « Le respect de la nature », ce dernier thème nous ayant paru être une évidence, suscitée par une citation empruntée au magnifique philosophe Marcel Conche extraite de son  essai  « La nature et l’homme » paru  aux éditions «  Les Cahiers de l’Egaré » en avril dernier :  «  le respect n’est pas dû seulement aux humains mais à tout ce qui vit y compris le ver de terre ».

I Vagabondi - Revue de création des deux rives de la Méditerranée - Scudo Editions, Hiver 2021/2022, 168 pages, 15 € - version numérique disponible sur le site de l'éditeur à 8 € : https://www.scudoedition.corsica/product-page/i-vagabondi-n-2-numérique

 Si l’esprit du premier numéro s’est en effet ouvert à de nouveaux espaces et de nouveaux thèmes, il s’est enrichi grâce à la participation de créateurs venus de « l’extérieur » à la Corse, notamment avec le romancier turc Nédim Gürsel, le journaliste italien Alessandro Michelucci, la provençale Marilyne Bertoncini, l’andalouse Rosa Romojaro ... La création graphique n’a pas échappé à cette ouverture grâce à l’artiste roumaine Karin Guni, à l’algérien Rachid Koraïchi, à la photographe Mathilde Collot, retirée en Italie ou encore à Julien Blaine, toujours fidèle au Moulin de Ventabren.

Il est clair que cette revue de création se veut le lieu d'un syncrétisme artistique et culturel. Il semble que cette seconde livraison l'affirme bien plus évidemment que la première, et peut-être est-ce ce qui motive ces quelques lignes au début de l'édito de Jean-Jacques Colonna D'Istria  "Ou bien ce deuxième numéro qui aura été le second, aura suscité chez le lecteur l’envie d’en lire une troisième livraison, voire une quatrième, puis encore une autre… ou bien ce numéro sera bien le second et donc le dernier parce que l’élan suscité par le premier envoi n’a pas tenu ses promesses. Gageure donc que d’oser un nouvel envoi avec ce numéro 2  de I VAGABONDI. Les lecteurs jugeront…".

Pas de crainte, c'est une très belle publication qui propose une cinquantaine d'artistes, plasticiens, poètes, auteur-e-s, pluridisciplinaires et de nationalités différentes. L'écrit, qui laisse une large place aux auteurs corses, Norbert Paganelli, Etienne Perfetti, Dominique Ottavi, Saveriu Valentini, Marc Giudicelli, Tina Bartoli, Dominique Pietri, Guy de Compiègne, Victor Cabras,  Pedru Cuneo-Orlanducci, Antone Marielli ou Saveriu Valentini… 

Mais ainsi que le souligne le directeur de la publication dans son édito "« l’image », le « visuel »", occupe une place prépondérante, "puisque I VAGABONDI se propose d’être un creuset, celui de la création artistique sous toutes ses formes, celui d’artistes vivant en Corse comme Orso, Toni Casalonga, Agnès Accorsi, Julien Osty, Françoise Serièys, Arlette Shleifer, Mario Sépulcre, Linda Calderon, Françoise Perbet-Savelli, Jean-Pierre Savelli ou encore Vincent Milelliri…"

De plasticiens déjà publiés dans le N°1 de la revue  comme Xavier Dandoy de Casabianca, Julien Blaine, Mohamed Almadaoui, Dominique Appietto, Jean Torregrosa, Aristide Nerrière, Marc Colonna d’Istria, Lora K…, mais aussi "de jeunes créateurs enfin comme Marie-Ange Filippi, Marion Stromboni, Estelle Petit, l’indéprimeuse, et Laure Filippi" ou encore Marilyne Bertoncini  se mêlent et donnent à la globalité créée une tonalité unique et irremplaçable.

Ainsi, au fil des pages dépose ou de poésie, le thème est décliné en duo ou en solo comme l'article de Xavier dandy de Casablanca, "Prélude à une poésie visuelle" ou encore cette publication, texte et images, de Marilyne Bertoncini, Minotaur/A(riane), dont les photos soutiennent un long poème dédié au désir féminin imprimé en lettres blanches sur ses photos d'écorce, de troncs, de bois dont les linéaments et les circonvolutions illustrent parfaitement les entrelacs de nos inconscients, la potentialités polyphoniques du poème qui dévoile des couches sémantiques inédites et toujours renouvelées, et la thématique du numéro en liant ce désir à l'élan vital de la nature.  

Mohamed Amadaoui et Karin Guni, Saveiru Valentini, Marc Colonna d'Istria, et tant de noms, 52 au total qui se succèdent dans un tourbillon de visuels hautement mis en valeur, en couleur, en page. 

Des rubriques permanentes structurent également l'ensemble, comme par exemple  "Le Feuilleton" d'Aristide derrière,  qui renoue avec la tradition du roman feuilleton des premiers périodiques en proposant un texte frictionnel en prose qui paraît en épisodes successifs. 

Belle réussite donc pour ce second volume. Si le premier a permis de connaître cette nouvelle venue le second numéro affirme haut et fort une identité qui place décidément I Vagabondi dans le groupe des" grandes" - entendons par grandes ces publications qui ne s'identifient qu'à ce puissant désir d'affirmer une existence propre sans rien sacrifier à une appartenance générique ou artistique prédéfinie. La valeur n'attend pas le nombre des années... 




Charles Pennequin, du vivant extrêmophile au devenir des poètes-poissons

Charles Pennequin est un poète au sens intégral du terme. Ce qui veut dire qu'il se saisit de la parole, vivante, pour créer une poésie, vivante. 

Mais qu'est-ce que c'est la poésie vivante ? C'est une poésie qui vit dans et par la rencontre, l'élaboration d'un sens partagé avec ses destinataires. En ce sens, les  performances de Charles Pennequin sont uniques. Elles sont  filmées, enregistrées sur support vidéo ou sur bande son. Il y convoque la parole, dans une oralité sans cesse mise en demeure de renouveler le texte grâce aux répétitions des mots, aux jeux avec le langage, et à cette fusion opérée entre le son et un sens qui s'élabore grâce et avec ce travail sur la parole en action. Vers la fin des années quatre-vingt-dix, il commence à travailler l'improvisation à partir de l'usage de dictaphones, sur lesquels il s'enregistre en direct, puis qu'il rediffuse en public. Cette question de l'improvisation est incontournable de la démarche du poète car elle correspond à la question même du langage, à son rythme et à son enchaînement, qui sont garants d'une possible émergence de ce que les mots recèlent d'inconnu pour le locuteur lui-même, mais aussi, grâce au partage, pour les destinataires. 

Jean-François Pauvros, Charles Pennequin. Droit au mur, suivi de Causer la France et de Cette femme est morte, tous les trois morceaux sont inédits. Guy Niole.

Cette mise en acte du langage est inédite, et son objectif aussi : libérer la langue du poids des inconscients et offrir aux mots une amplitude sémantique débarrassée de toutes les scories qui y sont inscrites, qu'elles soient engrammées  dans chaque individu ou bien dans l'inconscient collectif. La liberté réside là, dans ce travail de nettoyage, qui s'effectue seul ou avec le public, dans le partage, vecteur de déploiement sémantique qui ouvre aussi le mot à des potentialités inédites, et à sa « vivance ».

Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème, et d'évoquer ce qu'est pour lui écrire, la poésie, et son dernier livre paru chez POL, Dehors Jésus.  Jésus est avant tout, pour Charles Pennequin, un poète. Peut-être parce qu'il énonce un Verbe créateur, peut-être parce que ses paroles on le pouvoir de façonner le réel, qu'elles sont préexistantes à l'édification d'un monde que Charles Pennequin refuse d'énoncer sans tenter d'agir pour le changer. Dans une dialectique incessante entre personnages et éléments biographiques, l'auteur interroge  ce pouvoir de la parole. « Jésus, c’est aussi la main de Charles Péguy, le devenir des poètes-poissons, et des solutions pour le « vivant extrêmophile ».

Charles Pennequin tu viens de publier Dehors Jésus. Peux-tu nous parler de ce livre, de sa place dans votre œuvre et de sa genèse ?
J’ai commencé un texte, peut-être en 2018 ou avant, sur Jésus qui se promène dans la ville. C’est une ville du bord de mer, sans doute Marseille. Marseille c’est une ville à poète, des poètes comme Artaud ou Tarkos, plus récemment. C’est une ville où on marche beaucoup. Jésus marche beaucoup, il tourne dans la ville, il veut changer quelque chose à l’esprit de cette ville. C’était une ville où j’aimais allé et je me souvenais de ces petites rues en remontant la cannebière, on prend des petites rues avec tous ces marchands, vers Noailles, et Jésus il est dans sa tête, il pense, il croit qu’en marchand il va vider sa tête mais d’abord elle se remplit de tous les sons de la ville.
Puis j’ai écrit d’autres textes qui suivent, en 2018, sur la maladie (Jésus a la crève, il reste chez lui, il aimerait aller dehors car il fait beau, il fait beau à Lille, mais il a la crève, il ne comprend pas pourquoi les gens ne sortent pas plus), sur les bactéries, sur le masque, sur la respiration, etc. Puis je lis des livres et regarde des films sur Jésus, notamment ceux écrits par Jérôme Prieur et Gérard Mordillat. Je lis aussi des évangiles apocryphes, notamment l’enfance de Jésus. Tout cela me travaille et j’écris des textes sur l’écriture, l’oralité, Jésus avant les écriture, avec son bâton qui trace sur le sable des choses qu’on ne saura jamais (c’est écrit dans les évangile, il y a un seul endroit où on dit que Jésus écrit, c’est lorsqu’il trace sur le sable, et il est bien indiqué qu’il trace, et non qu’il écrit). Jésus est un poète avant la parole qui s’écrit. Car même la parole maintenant s’écrit, elle s’écrit même avant d’avoir été prononcée. On dit même que certains parlent comme des livres.

Nous sommes des chiens – Charles Pennequin & Cécile Duval. Poésie-performance, le vendredi 5 décembre 2014 à la Maison de la Poésie. Performance proposée dans le cadre du cycle « Écrivains en résidences Région Île-de-France ».

Tu écris « Jésus n'écrit pas dans sa tête mais dans sa bouche. La bouche à Jésus est une imprimante à mains. Jésus dit : Nous sommes des machines dont la pensée passe par nos doigts. Tous ces lointains imprimés dans les souvenirs, toutes ces vies qui l'entourent Jésus et notamment celle de Lulu. Son pays sa famille ses amours, Jésus va passer tout ça par le fil de l'écrit. Jésus est un poète qui trace sa vivance dans le poème. » Quel est le rôle de la parole, de ce qui passe par la bouche ?
La parole c’est du bruit qui va ou qui ne va pas dans un texte. Il faut regarder comment les gens parlent, parfois c’est limite si les gens ouvrent la bouche, c’est comme un tout fin filet qui passe sans même qu’on mâche les phrases, pourtant les phrases on les a dites en mâchant. Il y a dans le parler quelque chose qui reste d’une faim, on a eu faim quand on s’est mis à parler, à chaque fois qu’on pense au parler on a le souvenir de quelque chose qui croque, car les mots passent entre les dents et ils gardent le souvenir de la faim, mais c’est pire que la fin, c’est la fin sans rien, c’est croquer dans le vide.
Après, c’est toute la difficulté entre le parler et l’écrit, dans l’écrit il y a quelque chose qui ne reste pas, les tournures de ce qui sort de la bouche, par exemple quand j’improvise je ne dis jamais un mot pour un autre, les choses sont d’une parfaite logique, tout est bien dans sa place, tout se suit dans le rythme logique, imperturbable, l’écrit, lui, permet les tournures, encore plus de tournoiement, mais il y a pour moi aujourd’hui un vrai problème entre l’écrit et le parler, celui qu’on n’admet pas dans nos sociétés, plus personne ne sait parler vraiment aujourd’hui, plus personne n’a sa phrase à lui, qui sortirait ainsi, comme une flamme légère, une petite flamme qu’on tient dans la main. On n’a pas confiance en le parler. On veut éteindre le parler.

Gesticulations dans les villes, ici Douarnenez, pour improviser autour de Dehors Jésus paru chez POL en 2022.

charles pennequin

Est-ce que c’est la parole qui élabore le texte ? Est-ce qu’écrire c’est parler, ou essayer de parler une autre langue qui serait la poésie ?
La poésie c’est le lieu de l’écriture et aussi de cette interrogation, il n’y a plus d’interrogation ailleurs, dans les autres formes d’écrits, dans la poésie c’est l’écrit mais qui contient encore une danse, une gestuelle, il y a un goût pour ce qui fraie entre le son et le sens, c’est cette hésitation qui est palpable dans la poésie.

 

Tu dis que tu es un poète vivant. C’est quoi être un poète vivant, et la poésie vivante ? Est-ce qu’il y a une poésie morte ?
Je dis que je suis vivant, poète je le dis pas forcément, je dis vivant, dans la vivance, c’est-à-dire dans la merde, c’est-à-dire entre chant et réel, dans quelque chose de boueux, de quotidien, on ne veut pas du quotidien dans l’art, on veut effacer le vivant, c’est-à-dire le concret, la brique, le sol, les rapports entre chemise et chaussure et le bruit des couloirs modernes, on veut pas de la vie moderne qui efface la poésie. Tout tente d’effacer la poésie, mais si on écoute parler, si on regarde vraiment ce qui se passe, il y a du boulot pour les poètes !

Au marché (de Lille-Wazemmes), 7 novembre 2008, improvisations parlées et écrites.

Et alors est-ce que tu es poète ? C’est quoi être poète ?
Le poète est un écrivain, c’est un terme à la con, comme parolier, maintenant on désigne tel rappeur, tel chanteur, tel artiste comme poète, parce que ça fait bien, alors qu’il n’y a pas de quoi se vanter, de toute façon le terme fonctionnel c’est écrivain. Ecriturin. Rapport avec rien. Gesticulateur opiniâtre. Eructateur, verbigérateur, rapporteur, écouteur, transmetteur. C’est juste un machin collé à l’organisme, comme une main, des yeux, une bouche. Un poète se sert de choses rapportées, des éléments, des matériaux, avec ses organes reproducteurs de bruits, de sons, de mots, d’images. Il pique la bande passante du vivant, il farfouille dedans. C’est un obsédé du parler souvent.
Quel est le rôle de ces mises en voix filmées ou enregistrées que tu as inventées et que tu pratiques ?
C’est des choses à côté, pour dire aussi des choses depuis la bouche et pas que depuis les doigts, la main, c’est user d’outils comme avant on usait du papier, c’est pareil, on est faits d’extensions, depuis qu’on parle, ou depuis qu’on fait du feu, depuis qu’on casse des pierres, on utilise la lance, la hache, puis la bagnole, puis la caméra, on fait feu de tout bois pour organiser la révolte avec les mots, les phrases, on danse dessus, on chante, on crie, tout est bon pour tortiller la langue contre ceux qui pensent que le langage sert à s’endormir dedans.

videos faites à Lille en 2005-2006 (en 3GP, format de l'époque pour les téléphones portables).

Tu as donné des concerts et des lectures musicales de Dehors Jésus avec Jean-François Pauvros. Comment appellerais-tu ces « performances » ? Est-ce que ce sont des spectacles ou bien l’élaboration d’un échange avec le public qui permet au texte de vivre ?
Ça permet autre chose, avec quelqu’un qui suit ou pas ce qui se dit, comment ça se dit. Je n’ai pas besoin d’accompagnateur, on dit souvent ça : le poète et son accompagnateur, c’est horrible. Le poète sait chanter seul, jouer seul, jouir seul, il sait tout faire, mais là il y a comme une adversité et un compagnonnage, il y a une fusion parfois, ça monte ailleurs, et puis les gens qui sont là montent ou descendent avec nous, ils ne sont plus le public, ils sont une force, une masse qui intervient, joue son rôle aussi. Ce ne sont pas toujours des spectacles, car c’est joué sans prévenir, sans prévention, sans répétitions, parfois j’essaie de faire comme si je répétais. Comme si je vivais.
Dans Dehors Jésus tu mets en scène des personnages, ou bien des personnes ? Est-ce une fiction ? Les as-tu croisés dans la vie ?  Qu’est-ce qu’ils représentent ? Et d’abord est-ce qu’ils représentent quelque chose ?
Il y a des fictions oui, Jésus c’est plusieurs personnes que j’ai connues par exemple. Il y a Lulu, qui a une part importante dans le livre. 

Lecture filmée par Camille Escudero ; lecture d'un texte extrait de Dehors Jésus (P.O.L 2022).

Je pense que Lulu c’est plus fort que Jésus, ça mène plus loin, pourtant c’est un petit bout de femme, une vieille femme, il n’y a que Charles Péguy chez qui on peut comprendre Lulu. Puis il y a Bobi, qui est un jeune qui sort de prison.Ça dit des choses, mais les textes disent aussi, chaque texte délivre quelque chose qui sera développé ailleurs. Il y a le sujet du Temps, il y a les lointains qui sont très présents dans chaque partie du livre. Il y a les vacances, la mer et l’autoroute, la ville.
Est-ce que la poésie est ou peut être un acte militant, engagé ?
C’est une militance pour elle-même. C’est un acte pour lui-même. C’est militer pour trouver son sabir, que chacun cesse de parler comme les consignes de la télé ou de la SNCF. Qu’on arrête le parler qui va toujours dans le même sens, abouti toujours aux mêmes phrases. Le parler c’est là où on sent le mieux la fatigue de l’humain. L’humain est fatigué et son parler est plein d’aphtes, de boules, le parler humain a les boules.
As-tu des lectures ou des performances musicales à venir ? Si oui où et quand ? Et des projets ?

Charles Pennequin, Dehors Jésus, P.O.L.,
2022, 352 pages, 20 €
https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-5344-7 

Je vais à Céret, avec Camille Escudero, on est invités à performer dehors, dans la ville ! Dans l’espace « La Catalane », une lecture performance à deux corps et deux voix intitulée De la Rigolade. Et avant cela je vais avec elle aussi à Perpignan et à Ille-sur-Têt, chez André Rober. Puis avant encore, à Périgueux, du 10 au 12 mars, pour le festival ExPoésie. Puis après je fais un concert, fin mars, au théâtre Molière, à Paris. En avril je serai en Bretagne, à Far West plus exactement, qui se trouve à Penmach, pour la présentation de Dehors Jésus.
Puis je continue à travailler, je travaille avec un jeune dessinateur sur la ville, puis j’ai un autre chantier qui m’attend, où je vais dessiner et écrire aussi.

Lecture- Performance de Charles Pennequin avec Jean-François Pauvros et lecture finale par Camille Escudero à l'occasion de la sortie chez P.O.L de Dehors Jésus. Le Monte en l'air.

Présentation de l’auteur




Regarde, Marie-Ange, on voit la Corse !

En hommage à Marie-Ange Sebasti, 5 février 1944 - 19 janvier 2022

Les poèmes de Marie-Ange sont en nous, dans tout notre être, pour longtemps, nous l’espérons pour toujours, comme l’est son regard lorsqu’elle nous parle, un regard malicieux, intense qui la rend si présente. On est avec elle, naturellement invitées à pénétrer le monde passionné qu’elle habite entre terre et mer comme elle aimait le dire, entre sa rue natale, dans la ville de Lyon et Kallistè, en Corse.

Voici la terre
préparez-vous à décharger
toutes vos pêches mais aussi
le ballot de vos houles
la nasse des rafales

Voici la mer
vous êtes-vous munis
de tous vos filets, de tous
vos apaisements 
? (Bastia à fleur d’eau, 37)

Ses poèmes sont faits du rythme de ces échanges, des allers-retours, des passages et ruptures entre l’île et le continent.

Des poèmes à voix retenue, légers comme une brise, à peine posée à la surface de la mer. Mais leur souffle est celui des tempêtes et des grandes traversées vivifiantes. Des poèmes d’une tendresse chaude, vraie, autant que d’une fermeté incisive, qui transportent, ramènent et ne cessent de « fouiller » encore les dons et les énigmes de la terre et de la mer qui ne se donnent que pour mieux s’échapper.

Le lamento s’épuiserait 
en ricochets

et la mer n’en rendrait
d’une vague généreuse

que le corail et la nacre (Presque une île, 53)

Un chemin de silence a gonflé
ton chargement de mots

Tu rêves de l’étape
où tu le poseras

Voici la place
qui retiendra tes mots

Voici le lieu bruissant
qui les allègera de tous leurs sens
pour agrémenter ses palabres

Mais vient le vent qui t’en détourne 
(
Parcelle inépuisable,34)

Une poésie du ressac, aux odeurs de sel et d’embruns, rythmée par les mouvements marins, les lignes d’ombre et la lumière aveuglante

Quand la lumière se déchire
tu sais toujours trouver
un fil rebelle
pour la recoudre

et revêtir fiévreusement
ton impatience
(Inépuisable Parcelle, 20)

Et encore dans Haute Plage

Aujourd’hui grand soleil
et tout s’énoncerait clairement
sans cette marée d’ombre
sur ma voix
 ( Haute plage, 52)

 

« La mer habite ma poésie naturellement » dit-elle lors d’un entretien avec Chantal Ravel, pour les Coïncidences poétiques.1

Elle est poète de la mer, des fous de Bassan, des mouettes rieuses, des rives et de la paix transparente des lagons/avant de franchir/les fracas splendides/de la barrière de corail/ (La porte des Lagunes 2). Ses poèmes sont façon sable/ Sous la houlette du vent, façon dune, que volera bientôt le vent  (La porte des lagunes).

Elle puise en pleine mer une sensibilité des profondeurs, de l’imprévisible et de l’intranquillité : garder infatigablement les yeux ouverts sur toute traversée, retenir ces fils tressés avec patience d’une rive à l’autre écrit-elle dans Villes éphémères (17).  Jusqu’à l’arrivée sur l’île en plein cœur du monde, comme elle l’écrit, elle qui ne cessait de porter son regard au large d’elle-même.

« La Corse se mérite par le franchissement de la mer. Mes voyages d’enfant vers l’île m’ont beaucoup marquée, j’attendais avec impatience ce voyage, l’accostage, l’accueil, la lente arrivée dans le golfe d’Ajaccio au petit matin. Mon père m’appelait : Viens vite Marie-Ange, on voit la Corse !» (Entretien CR).

Aucune intention régionaliste, elle le précise, mais un attachement profond, quasi charnel pour cette île éblouissante à l’altière beauté : « elle était une promesse de beauté, le symbole de l’éloignement, de la parenthèse, elle nous était donnée, elle nous appartenait. Quand j’envoyais des cartes postales à des amis je parlais de mon île » (Entretien CR). En Corse, elle est chez elle.

Mais l’île est aussi la terre méconnue, que le soleil efface/en se riant des géographies, la terre embroussaillée/où se pavane l’angoisse, île blessée par des luttes internes, envahie et dépossédée de sa solitude :

Le jour blessé
mord la poussière 

La nuit ne cherche pas
d’alibi

La vendetta
se poursuit
 (Presqu’île, 44)

Langue de terre
trop bavarde

appelant presqu’ile
l’île repentie dépossédée

de sa solitude ( Presqu’île, 25)

Cette forme d’inquiétude est délicatement perceptible dans quelques-uns de ses poèmes. Les rêves d’infini se font prendre dans les filets d’une spirale, d’une errance, d’une forme d’exil, et quelquefois d’une captivité imaginaire.

Elle est pirate de ses propres évasions, prend les cartes pour s’orienter dans les géographies escarpées, en extraire les messages, ou encore donner des réponses à toutes ces questions sur la double vie de nos jours (Villes éphémères, 15). La poésie traverse ses hésitations, les met en relief, les prolonge en reflets comme le font si magnifiquement les photographies ondulantes de son amie Monique Piétri dans Villes éphémères.  

C’est sur l’île que son père est parti (en 1968), sur la plage de la Baie d’Ajaccio : « La Corse dont il nous avait passionnément parlé et que nous aimions tant nous l’avait pris » (Entretien CR). Puis 49 ans plus tard, sa mère suivit le même chemin.

Plage d’encre (Haute Plage, 17) consacré à la mémoire de son père commence par ces 4 magnifique vers :

Ce matin les oiseaux
ont picoré ses derniers mots
Puis ils sont partis
traverser les mers.

Ce mardi de janvier 2022, Les oiseaux sont revenus et ont picoré les derniers mots de Marie-Ange, puis ils sont partis traverser les mers, ont dérivé vers son île, terre d’ancrage et d’origine, « l’origine radicale et absolue » dont parle Deleuze dans un court texte paru en1953 à propos de la notion d’île.3

La voix a posé dans le berceau
des mots qui ne redoutent ni vent ni foudre

alourdis de promesses séculaires

Et l’enfant rit
qui sait déjà tout des mondes anciens

prêt à mener sa barque
sous de nouvelles lunes
 (La caravane de l’orage, 23)

N’oublions pas écrit Pierre Lemaire dans un très beau texte qui préface Ville éphémère, que « la Terre promise aurait lieu sur une autre scène où nous ne pouvons prendre pied ». Ce jour de janvier 2022, De grands oiseaux marins

ont noirci leurs ailes
aux cendres des dernières forêts
rougi leurs pattes
aux bords usés des continents.
Mais pourront-ils décolorer ces mers intérieures
où naviguent les rameurs du soleil
 ? (Haute plage, 34)

En résonance avec la voix du poète Reverdy auquel elle fait référence très souvent : Le temps est clair comme une goutte d’eau/Des oiseaux migrateurs passent dans mes rideaux/La plaine est entrainée par le souffle des ailes.4

 

La poésie de Marie Ange est un éternel voyage au-dessus des écumes, une libre navigation « dans la (seule) main du vent, du nom du recueil de André Rochedy en exergue de l’un des chapitres de son recueil Haute Plage. Au voisinage du poème l’air était vif écrit-elle dans ce même recueil (44).

Et la poésie est peut-être, comme elle le confie à Chantal Ravel lors de l’entretien pour les Coïncidences poétiques, « ce voyage récurrent, cet aller-retour d’un continent à l’autre, d’une île à l’autre, mais surtout ce voyage que la poésie nous accorde ». Ce voyage est sa liberté, son offrande, son chant :

Entretien avec Marie-Ange Sebasti, poète. Entretien préparé et mené par Chantal Ravel pour les Coïncidences poétiques le 9 mai 2019.

Avec l’alouette des champs
avec la grue cendrée et l’hirondelle
et sur les ailes des cigognes blanches

tu transperces le ciel de tes allers retours

De joyeuses comptines t’invitent
dans les cours d’école

Des refrains mélodieux t’appellent
près des berceaux

Toute saison t’ouvre le chant
de chaque contine
nt (La caravane de l’orage, Berceuse corse,34)

 

 

Notes

1. Nous avons inséré, dans cet article, quelques courts extraits d’un entretien conduit par Chantal Ravel et Georges Chich, sur le site des coïncidences Poétiques, http://coincidencespoetiques.fr/contact

2. Le recueil La porte des lagunes n’est pas paginé

3. « L’île, c'est aussi l'origine, l'origine radicale et absolue » écrit Gilles Deleuze dans Ile déserte et autres textes -textes et entretiens- 1953-1974, Paris, Éd. de Minuit, 2002. -

4. in Pierre Reverdy « Voix dans l’oreille », Œuvres complètes, Tome II, La Balle au bond, 1928, éditions Flammarion, 2010, p.43

Présentation de l’auteur




Festival Poët Poët 2022

Ce festival est né d’un pari fou entre copains amateurs de poésie il y a 16 ans. L’idée de son nom vient de la lecture d’un poème de Léon-Paul Fargue, L’Air du poète, mis en musique par Erik Satie.

En 16 ans, le festival s’est transformé. Les trois premières années, c’est par le spectacle vivant et l’art de la performance que la poésie contemporaine a circulé. Puis nous avons affiné – et affirmé – d’année en année sa direction artistique dirigée alors vers des problématiques de fond et de forme : inviter des poéte.sse.s vivant.e.s en leur donnant une fonction de parrain ou de marraine, expérimenter les dimensions livre/hors du livre, les actions in situ / ex situ, maintenir l’approche transdisciplinaire, développer les publics, affirmer la place du poète au cœur de la cité, occuper poétiquement les espaces d’un territoire hétérogène.

Les Journées Poët Poët sont le seul festival avec de telles ambitions dans les Alpes-Maritimes. Le contexte sanitaire n’a fait que confirmer notre volonté d’agir car la poésie vivante est essentielle,  et place est donnée au pouvoir fraternisant des mots. Le soutien du Centre national du livre, aux côtés des institutions fidèles depuis le début, à ce festival permet de se consacrer avec confiance et enthousiasme à de nouvelles pages à écrire.

Cette année, le thème du Printemps des poètes est “l’éphémère” : le miracle de l’instant se multiplie-t-il à l’infini ? Alors un programme éclectique nourri d’actions inédites et éphémères est proposé  : installations d’écoute poétique sur le littoral et jusque dans les vallées, lecture musicale

Réalisation Chiara Mulas.

Le Poët Burö : Morgane Attento, Christelle Ceccon, Marie-Hélène Clément, Éric Clément Demange, Olivier Debos, Murielle Gnutti, Gabriel Grossi, Hoda Hili, Frédéric Loison, Sandrine Montin, Morgane Mortelmans, Ariel Osvaldo Tonello, Sabine Venaruzzo.

Vous pourrez cette année au lever du soleil de printemps, sur la plage, découvrir une Petite Maison de Poësie itinérante, un bal éphémère, un atelier d’écriture et / ou une sieste poétique à 700 mètres d’altitude, “une table ronde qui tourne comme la terre” où dialoguent poètes et médecins, des lectures et performances, avec chaque fois la rencontre de textes, d’auteurs, d’ar- tistes.

Cette année encore, le festival Poët Poët accueille des voix nouvelles venues d’ailleurs : Laurence Vielle, poétesse et comédienne belge, qui est notre marraine*; Dimitri Porcu, poète franco-italien et musicien ; les éditions de l’Aigrette, maison indépendante ; Chiara Mulas, performeuse et plasticienne sarde, dont nous accueillons l’exposition Coronomask et sa poésie-action ; Jean-Pierre Siméon, porte-voix militant d’une poésie vivante pour tous et partout. Et, car c’est aussi une des marques de fabrique de ces manifestations, les poètes d’ailleurs ne sont pas seuls à intervenir, il est demandé à des poètes et artistes pluridisciplinaires d’ici d’intervenir de concert, d’accompagner et d’enrichir les performances.

Cette année encore les fidèles partenaires, lieux et institutions, ainsi que de nouveaux liens dans les vallées de la Tinée et l’Estéron permettrons d'enrichir les multiples manifestations proposées. C'est affirmer une fois de plus ce qui tient à cœur à tous les membres du Poët Burö  : la convivialité, la chaleur et l’amitié qui les réunit et dont ils souhaitent entourer leurs invités.

Vive la Pouasie ! Vive la Poësie ! Restons curieux et poëtons ensemble ! Bon festival !

L’affiche 2022 a été réalisée à partir d’une œuvre de Chiara Mulas.

PROGRAMME




MUSA D’UN POPULU : Florilège de la poésie corse contemporaine

Un demi- siècle après l’émergence d’une nouvelle poésie insulaire, inscrite dans le mouvement dit du Riacquistu, il était nécessaire de faire un point d’étape et de mettre à la disposition du public un large choix de textes en version bilingue. De nombreux ouvrages avaient disparu des étals des libraires et, parfois, certaines maisons d’édition avaient fermé leurs portes, il était donc temps de sauvegarder un patrimoine en péril.

L’idée de base était d’ouvrir large : il ne fallait pas répertorier seulement la poignée de poètes connus du grand public au risque de faire une anthologie en tout point semblable à celles qui l’ont précédée. Mais alors quel critère choisir ? Nous avons opté, avec l’éditeur, sur les principes suivants : que les poètes soient en vie (ceci justifie la notion de contemporanéité) et qu’ils aient publié au moins un ouvrage (afin d’évacuer les paroliers qui, bien souvent proposent de véritables textes poétiques). Tout critère discriminant est injuste et nous en avions conscience mais notre but était d’être clairs dans nos intentions et de ne pas publier un ouvrage élaboré « au gré du vent » dans lequel les liens de complaisance auraient joué un rôle surdéterminant.

Par le nombre de poètes retenus (26 hommes et 26 femmes) l’ouvrage est la plus importante anthologie consacrée à la poésie corse contemporaine. Certains (très peu) n’ont pas souhaité y être associés ou n’ont pas répondu à temps et nous le regrettons comme nous regrettons le procès de partialité qui nous a été fait mais quelle entreprise de ce type ne suscite pas de critiques ?

Norbert Paganelli, Musa di un populu - Florilège de la poésie corse contemporaine, Le bord de l'eau, 584 pages, 33€.

Devenu un ouvrage de référence par l’importance de son corpus, son importante bibliographie et la mise en évidence, par les auteurs eux-mêmes de leur art poétique, ce florilège demeure un témoignage de l’état de la production poétique dans la Corse d’aujourd’hui. C’est certainement l’une des raisons de son succès et nous en sommes fiers.

Voici donc un petit aperçu de son contenu.

 

∗∗∗

 

 

Anne Albertini

 

Infirmière psychiatre à l’hôpital de la Timone à Marseille, Ane-Xavier Albertini se perfectionne en gériatrie à Genève. Pigiste pour le quotidien Le provençal à Marseille, elle est engagée au Centre Méditerranéen se Presse de la même ville et devient rédactrice, puis journaliste.

Très présente au sein des manifestations culturelles insulaires, elle conserve un franc parler qui est bien présent dans ses écrits.

A musica

Passu in carrughju
Cum’è s’è fussi inde mè
Cum’è s’è fussi cunnusciutu
Cum’è s’è mi duvianu fà mottu
Cum’è s’è andessi inde mamma.
Passu in carrughju
Cum’è s’è andessi à a scola
Cum’è s’è era biancu
Cum’è s’è era biondu
Cum’è s’è era francese,
Passu in carrughju
Ingumbrati di sogni interdetti
Passu in carrughju capighjembu                  
Cum’è s’è fussi culpevule
Cum’è s’è fussi un ladru,
Cum’è s’è duvessi sparisce
Cum’è s’è fussi in eccessu.
Ùn passu più sin’à a scola
Ogni ghjornu e sedie sò viote
S’anu purtatu à Moussa, Karim, Viddi.
Chì hè a vita, Maestra ?
Chì hè a ghjustizia è i diritti di l’omi ?
È quellu di i zitelli ?
Ella hà dettu « ùn sò più, ma eiu vi tengu cari »
È hà pientu.
Tandu l’avemu basgiata
Di tuttu u nostru core
Di tutte e nostre paure,
È l’avemu lasciatu i nostri quaterni.
Passu silenziosu
À pena se osu rispirà
U mio core batte à scimesca
À un ritimu barbaru :
Senza ducumenti, senza ducumenti, senza ducumenti.
U sentite ?
Pezzu di jazz ? Solò di batteria ?
Nò, goffa musica, false note,
Ùn ai à bastanza amparatu, nè ripetutu,
Eppuru, nant’à u pianó aghju vistu i tasti bianchi è neri
È a musica era cusì bella, cusì bella
Chì l’aghju pussuta rispirà.

La musique                

Je marche dans la rue                                               
Comme si jétais chez moi                  
Comme si jétais connu                                              
Comme si on allait me saluer            
Comme si j’allais chez ma mère.                              
Je marche dans la rue                                                           
Comme si j’allais à l’école                                        
Comme si j’étais blanc                                  
Comme si j’étais blond                                              
Comme si j’étais français,                                        
Je marche dans la rue                                  
Embarrassés de rêves interdits                                
Je marche dans la rue tête basse                                                     
Comme si j’étais coupable
Comme si j’étais un voleur,                                      
Comme si je devais disparaître                                
Comme si j’étais de trop.                   
Je ne marche plus jusqu’à l’école                
Chaque jour des chaises sont vides                          
Ils ont emporté Moussa, Karim, Viddi.                    
C’est quoi la vie maîtresse ?                                    
C’est quoi la justice et les droits des hommes ?       
Et celui des enfants ?                                    
Elle a dit « je sais plus, mais moi je vous aime »      
Et elle a pleuré.                                                         
Alors nous l’avons embrassée                      
De tout notre cœur                                                   
De toutes nos peurs,                                                  
Et nous lui avons laissé nos cahiers.                        
Je marche silencieux                                                
A peine si j’ose respirer                                           
Mon cœur bat à grands coups                                  
Sur un rythme barbare :                                           
Sans papiers, sans papiers, sans papiers.    
Est-ce que vous l’entendez ?                                     
Morceau de jazz ? Solo de batterie ?                        
Non, mauvaise musique, fausses notes,         
Tu n’as pas assez appris, ni répété.              
Pourtant, sur le piano j’ai vu des touches blanches et noires          
Et la musique était si belle, si belle                          
Que j’ai pu la respirer.

 

 

 

∗∗∗

 

Marie-Ange Antonetti-Orsoni

 

Née à Paris en 1946, Marie-Ange Antonetti-Orsoni est aujourd’hui retraitée de l’Education Nationale. Originaire de Moltifao, elle vit à Bastia où elle a effectué la majeure partie de sa carrière d’enseignante.

Elle a publié deux recueils de poésies en langue corse, dans la collection Veranu di i pueta du C.C.U. (Centre Culturel Universitaire de Corti) : Sfoghi (Albiana, Ajaccio, 2009) et Sogni di culori (Albiana, Ajaccio, 2012).

Puesia

A parolla.
A pigliu.
A cappiu.
A ripigliu.
Ghjè à u capu di l’asta.
S’azzinga à l’amu,
Murseca, pò cappia tuttu.
Purtantu u versu ùn hè compiu.
Fughje, ma a ripigliu.
Sfrugne in a mo manu.
A fiumara a si ne porta.
Striscia nant’à u biancore
Di a carta di u scularu.
I filari negri l’anu inchjustrata.
Nimu ùn si ne scurderà.
Hè nata a puesia.

Poème

Le mot. 
Je le saisis. 
Je le lâche.
Je le reprends.
Il est au bout de ma canne. 
Il s’accroche à l’hameçon,
Mord, puis lâche tout. 
Pourtant le vers n’est pas fini. 
Il est fuyant mais je le rattrape. 
Il glisse dans ma main. 
Le courant l’emporte.
Trace sur la candeur 
Du papier d’écolier.
Les lignes noires l’ont enserré.
Personne ne l’oubliera.
Le poème est né.

 

 

∗∗∗

 

Carine Adolfini Bianconi

 

Carine Adolfini Bianconi, est diplômée de Lettres modernes. Elle anime des ateliers poésie pour enfants à Bastia, sa ville natale, au sein dArzilla, une association culturelle qui a pour objet la promotion dartistes insulaires et la création littéraire.

Passionnée de musique, de chant lyrique, mais aussi de linguistique, de préhistoire et dhistoire des religions, elle sadonne à ses heures perdues à lobservation et à lanalyse des systèmes symboliques.

 assai dilusa di u biancore di l’albore 
u so sentore d’assenza
u so sapore di vita falza,
ind’u fiatu sbiaditu di u celu
tuttu hè senza voce o sussurra, svanisce pianu pianu
l’asgiatezza  soffia nant’u velu biancu è sudachjosu 
s’infucia per a finestra cume un sguardu lacrimosu
i chjassi è a luce s’uniscenu
ind’u spisciume torbidu 
di sbagli è di cutone
un zirlu di ragiu sbiecu zucchitta a mo tristezza
a fidanza si svapora in un dubbitu nibbiosu 
solu a casa di petra chì sente a matina
pare Essere in stu sonniu mutu.

 

Je suis déçue par la pâleur de l’aube
son odeur d’absence
son goût de vie feinte,
dans l’haleine pâle du ciel
tout se tait ou murmure, disparaît lentement
la paresse souffle sur le voile moite et blanc
elle entre par la fenêtre comme un regard humide
la lumière et les sentes se mêlent 
dans un flou ruissellement
d’erreurs et de cotons
la giclée imprévue d’un rayon oblique taillade ma mélancolie
la confiance s’évapore dans un soupçon de brume
seule la maison de pierres aux odeurs de matin
semble de l’Être dans ce songe muet.

 

∗∗∗

 

Alain Di Meglio

 

Originaire de Bonifacio, Alain Di Meglio est né en 1959 à Marseille et est professeur des Universités, Directeur du Centre Culturel Universitaire à l’Université de Corse. Il est par ailleurs élu à Bonifacio, délégué à la culture. Poète et parolier, il écrit pour de nombreux groupes et chanteurs corses.

Frisgi mediterranii 

Mi piaci l'affaccà di a sponda l'altra
mentri chì daretu à mè
si stinza l'alma dulci è tagliuta
di u me ritornu

Di u filu tesu di l’orizonti
a musica
Di issa puntetta di sciuma chì sfrisgia a custera
u filà
D’un silenziu à impastà
u levitu
Di i fiati aduniti
u ventu
Di issu bughju
l’inchjostru

Lignes méditerranéennes

J’aime voir venir l’autre rive
pendant  que derrière moi
se tend l’âme douce et abrasive
de mon retour

Du fil tendu de l’horizon
la musique
De la dentelle d’écume le long des côtes
la couture 
D’un silence à pétrir 
le levain 
Des souffles réunis
le vent 
De cette obscurité
l’encre

 

 

∗∗∗

 

Jacques Fusina

 

Professeur émérite des Universités, Jacques Fusina est à la retraite depuis plusieurs années. Il est l’une des figures les plus marquantes et les plus connues du mouvement de réappropriation culturelle des années 70.

Son travail d’écrivain, si l’on excepte les nombreuses publications scientifiques universitaires, a utilisé aussi bien la langue corse que la langue française qu’il considère comme ses deux langues maternelles et avec lesquelles il n’hésite pas à utiliser les correspondances. 

Alzà di memoria

Grisgiu u celu sopra
Ch’o vecu da casa mea
Rimore ribombu
Tanfu di storia
È parulla caghjata

Grisgiu u core sottu
Ch’o sentu palpità
Rimore notte
Tanfu di memoria
È parulla cutrata

Grisgiu u mondu attornu
Ch’o sentu à u postu
Rimore noia
Puzza di guerra
È parulla accampata

Lever de mémoire

Gris le ciel noir par-dessus
Que je vois de chez moi
Reflet de bruits
Relents d’histoire
Et mon dire figé

 Gris le cœur par-dessous
Que je sens battre en moi
Reflet de nuits
Relents de mémoire
Et mon dire gelé

Gris le monde alentour
Que la radio renvoie
Rumeurs d’ennui
Relents de guerre
Et mon dire assiégé

 

 

∗∗∗

Patrizia Gattaceca - Patrivia Gattaceca

Auteur-compositeur, interprète, comédienne, Patrizia Gattaceca enseigne également la langue et la culture corses à l’Université de Corse. C’est peut-être Jacques Thiers qui a défini le mieux l’expression de Patrizia « Dans les accents d'une voix où la Corse d'hier et d'aujourd'hui se mêlent et se confondent, on se souvient du temps où la poésie ne faisait qu'un avec le chant. »

Elle est l’auteur cinq recueils poétiques parus entre 1998 et 2012 ainsi que de nombreux poèmes édités dans différentes anthologies et ouvrages collectifs (France, Italie, Portugal, Hollande, Canada, Belgique, Italie, Etats Unis).

Un filu di filetta

E voce ghjunte di fora ribombanu
È pocu à pocu falanu
È si calanu
I penseri stanu bassi
È a mente ingutuppata
Trema fritulosa 
U rinchjusu sparghje
U so prufume paestosu
È ballanu senza ballà
Duie idee cuntrarie chì si cercanu 
Una dice schjavitù
È si para di spinzoni fiuriti
Colti à fior di sangue
È chì facenu ride
L’altra mughja libertà
È stemu impauriti
Drittu l’omu ùn hè più
E dinochje indebulite cedenu
I bracci pendenu
U mentu tocca u pettu
U pede hà scruchjatu
A persona si strughje,
A fronte s’hè schjacciata
È a petra hà sunatu
Quandu sòghjunti pè purtallu
A chjocca era spalancata,
D’issa chjocca spalancata
Escianu e cerbelle pallide
È nantu sempre inturchjatu,
Verde è tenneru sbucciava
Un filu di filetta !

 

Une branche de fougère

Les voix venues d’ailleurs résonnent
Descendent
Et baissent peu à peu
Les pensées se taisent
Et l’esprit emmitouflé
Tremble frileusement 
Le renfermé répand
Son parfum majestueux
Et deux idées contraires
Se cherchent et dansent sans danser
L’une dit « esclavage »
Se pare d’épine en fleur
Cueillies à fleur de sang
Qui provoquent les rires :
L’autre crie « liberté »
Et l’effroi nous assaillit
L’homme ne se tient plus droit.
Affaiblis, ses genoux se dérobent,
Ses bras pendent
Son menton touche sa poitrine
Son pied s’est effacé
Son corps se dissout
Son front s’est écrasé
Sur la pierre sonore
Quand on est venu le prendre
Son crâne était béant
Et de cette béance
Sortait une cervelle pâle
D’où sans cesse enroulée
Verte et tendre
Naissait une branche de fougère !

 

Trad F.M. Durazzo

 

 

∗∗∗

 

Sonia Moretti

 

Née en 1976 à Ajaccio, Sonia Moretti est professeur de corse, originaire des villages de Lentu et d’Ortale d’Alisgiani. Elle travaille actuellement au centre de documentation pédagogique de Haute-Corse, à Bastia.

Son premier recueil   Discrittura, dédié, en grande partie, au jeu formel sur la langue a été publié aux éditions Albiana en 2003.

Il fut suivi de Puesie di a curtalina, plus personnel et plus abouti, enraciné dans le monde d’une enfance passée au tamis du poème (éd Albiana-CCU, 2009). Cet ouvrage a obtenu le prix du livre corse de la collectivité territoriale la même année.

 

Duv’ella hè l’umana logica
Nunda resiste, nunda.
A sò chì quand’elli anu da cummincià i lavori
Culà
Anu da spiantà dui arburi.
Sò giganti sapete.
Chì sà chì forze chjuccute l’anu mantenuti arritti
Superbii à mezu à e macagne citatine è i veleni soii.
Fattu si stà.
Sin’ora u so suchju hà sappiutu innacquà è mantene
E so carcazze altiere
Preghera longa
Tenendu alta a catedrale
È frà i vitraglii fini di dentella à fronde fatta
Ci scupriate u celu ancu più bellu
Dio sà chì ombre aghjumpate ci sò venute sottu quand’era piossa zeppa…
Siccati da una sentenza :
Eccu cum’elli falanu i giganti un ghjornu
È cun elli u miraculu astutu chì i tenia arritti.

Où la logique des hommes ordonne
Rien ne résiste, rien.
Je le sais, ils vont commencer les travaux
Et couper deux arbres.
Ce sont deux géants vous savez.
Des forces mystérieuses les ont maintenus debout
Superbes au beau milieu des scories de la ville et leur poison.
Le fait est.
Leur sève a su les faire grandir
Maintenir leurs carcasses imposantes
Comme une longue prière
Qui garde debout la cathédrale.
Entre les fins vitraux de dentelle des feuilles
Vous pouviez lire un ciel encore plus beau
Et Dieu sait quelles ombres courbées sont venues sous eux
Quand la pluie était lourde…
Condamnés par la sentence
Voilà comment meurent les géants, un jour
Et avec eux le miracle qui les tenait debout.

 

 

∗∗∗

 

Lucie Santucci

 

Corse de Paris, Lucie Santucci est rentrée au pays dans les années 60. Elle retourne alors à cette expression ancestrale qu’elle a renouvelée avec sa sensibilité d’éducatrice  et une vigilance  engagée dans les combats pour l’émancipation de la femme. Conseiller pédagogique puis Inspecteur de l’Education Nationale, elle a toujours associé l’éducation avec l’illustration de la langue corse.

 

Curata

Infilà l’acu 
           Ùn lu sò infilà
Chi sai fà ?
          Ùn sò chè cantà*

Da la manu à lu core
Si stinza u filu
Un bracciu
Sticchitu
Misura  l’esse
Una o doppia
Secondu l’ore
Misura  l’opera
À vene

Curata
Anudata
Principia
A cusgera
Chì

Di  duii
Face unu

 Curata

*filastrocca zitellina

Aiguille

Enfile l’aiguille  
           Je ne sais l’enfiler
Que sais-tu faire ?
          Je ne sais que chanter.*

Depuis la main 
Jusqu’au cœur
Se tend le fil
Une  longue coudée 
Mesure de  l’être
Une ou double selon l’heure 
Mesure l’œuvre
À venir :
Fils ennoués

Commence 
La couture
Qui de deux
Fait  un

Aiguillée du cœur.

*formulette /comptine traditionnelle

 

 

∗∗∗

 

Ghjacumu Thiers - Jacques Thiers

 

Né à Bastia en 1945. Agrégé de l'Université, aujourd'hui Professeur émérite. Chargé de mission "Créativité" à l'Université de Corse. depuis les années 1970, il travaille à l'élaboration d'outils destinés à l'apprentissage du Corse et a présidé le CAPES de langue corse.

Sguardi

Andarete à sapè
perchè chì  stanu chjosi
daretu à e persiane
issi sguardi di finestre
spente à fior di mare
mentre chì un altru viaghju
s’appronta à la calata

L’anima ùn si disceta
per qualsiasi ochjata
i sgiò portanu sempre
u segnu di l’onore
l’alba si deve tene
ch’ella ùn sbatti à libecciu
è sbrisgiulà di un colpu
anni di galateiu
chì ci custonu tantu
di rivolte inghjuttite

Regards

Mais allez donc savoir
pourquoi restent enfermés
derrière leurs persiennes
ces regards de fenêtres
éteintes au fil de l’eau
pendant que se prépare
une autre traversée

L’âme ne s’éveille pas
pour le moindre clin d’œil
les riches arborent toujours
la marque du respect
retenir le volet
le libecciu peut frapper
et d’un seul coup rabattre
des années d’élégance
qui nous coûtèrent tant
de révoltes ravalées

Trad.Claude Tristani

 




A Casa di a Puisia : entretien avec Norbert Paganelli

Dans les temps difficiles des divers confinements est née, à Ajaccio, l’idée d’une maison de la poésie – Casa di a Puisia -  portée par le poète Norbert Paganelli. C’est  une maison de la poésie qui n’a d’autre siège que la « maison bleue » de son président, Jean-Jacques Colonna d’Istria, également éditeur. Une maison qui pourrait être nomade, bien qu’enracinée dans une langue, une culture, et un territoire, la Corse. Son objectif : promouvoir la diffusion de la poésie sous toutes ses formes, animer et d’accueillir les manifestations poétiques de Corse et d’ailleurs pour contribuer à son rayonnement.

Très active dès sa naissance, elle organisait en 2021, dans le cadre du Printemps des poètes, un concours en français et en langue corse, qui a donné lieu à la publication d’un recueil, Désirs, et à la remise de deux prix, cérémonie touchante à laquelle j’ai eu le plaisir d’assister : en effet, a casa di a puisia  lançait également, dès la fin 2021, une série de rencontres mensuelles, dont je fus, avec Jean-Pierre Siméon, la première invitée.

Recours au poème ne pouvait que consacrer son dossier du printemps à cette naissance, en donnant la parole à Norbert Paganelli, en évoquant également son anthologie de la poésie corse, le prix créé par la Maison de la poésie – sans oublier la belle revue I Vagabondi de Jean-Jacques Colonna d’Istria, et l’hommage à la regrettée Marie-Ange Sebasti, corse dans l’âme.

Comment est née l’idée d’une Maison de la Poésie de la Corse ?
Il y a de cela cinq années, je m’étais étonné d’une absence de structure de ce type en Corse alors qu’il en existait un peu partout en terre continentale. Avant d’aller plus avant dans ma réflexion, j’ai interrogé un certain nombre de maisons de poésie pour voir comment elles fonctionnaient, sur quelle structure juridique elles étaient assises, quels étaient les difficultés rencontrées mais j’en étais resté à un vague projet.

Quel a été l’élément déclencheur pour vous inciter à passer à l’action ?
En novembre 2019, j’ai eu le plaisir de rencontrer, avec l’éditeur Jean Jacques Colonna d’Istria, l’organisateur du festival poétique de Trois Rivières en la personne de Gaston Bellemare. Ses premières paroles furent : « Mais comment se fait-il qu’il n’y ait pas de Maison de la Poésie en Corse ? ». Je lui ai bien-sûr répondu que l’idée était dans l’air mais qu’il n’y avait rien de concret pour le moment. Après notre rencontre, j’ai longuement échangé avec Jean-Jacques Colonna d’Istria qui m’a convaincu qu’il fallait maintenant passer à la phase opérationnelle en lançant l’initiative.
Dès lors qu’avez-vous fait ?
Nous avons pris contact avec les services de la Collectivité de Corse qui ont été particulièrement réceptifs à notre volonté et nous ont incité à lancer de suite le projet. « Nous attendions que quelqu’un le fasse, bravo, allez-y on vous soutient ! » Nous avons, en sortant, travaillé les statuts et monté un premier programme d’actions. Nous étions en janvier 2020 et n’avions que quelques jours pour déposer notre dossier afin de solliciter une aide financière, nous avons tout bouclé en quelques jours.
C’est ainsi qu’a démarré la Maison de la Poésie ?
Le COVID a largement contrarié notre projet puisque durant l’année 2020 pratiquement tout ce que nous avions prévu a dû être annulé ou reporté...Ce fut catastrophique etnous pensions jeter l’éponge ! Nous avons renouvelé une demande d’aide après des services de l’Action culturelle et avons obtenu satisfaction pour l’année 2021, ce qui nous a permis de réaliser un certain nombre d’actions.
2021 est donc la première année de vie effective de votre structure...
Oui, le prix annuel de poésie a obtenu un réel succès avec plus de 250 participants venus de pays divers. Une sélection des meilleurs textes a donné lieu à la réalisation d’un ouvrage qui sortira des presses courant janvier, deux sentiers de la poésie sont réalisés dès le début de l’année prochaine, nous avons pu organiser deux cabarets poétiques en fin d’année...L’essentiel a pu être réalisé. On peut donc considérer cette année 2021 comme un véritable baptême du feu d’autant plus que notre identité visuelle est maintenant fixée et que notre site internet sera bientôt en ligne.
Comment fonctionne la Maison de la Poésie de la Corse ?
Elle repose sur un conseil de 33 membres venant d’horizons divers : des poètes, bien sûr mais aussi des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des professeurs, des directeurs de revue qui définit les orientations annuelles et une équipe restreinte qui les met en œuvre. Si cette équipe est composée de personnes s situant dans la même aire géographique (on comprend aisément pourquoi), le conseil est composé de personnes vivant en Corse et de personnes vivant sur le continent.
Quels sont les principes qui fondent la démarche de la Maison de la Poésie de la Corse ?
Il y en a quatre qui seront toujours présents à notre esprit :
L’ubiquité : nous avons souhaité ne pas disposer de locaux propres afin de pouvoir intervenir en plusieurs lieux et vous savez combien l’intérieur de la Corse est souvent difficile d’accès ! Avoir des locaux nous aurait conduit à privilégier obligatoirement une ville ou une micro- région alors que nous souhaitons que la poésie puisse rayonner partout !
L’aspect multiforme de la poésie : nous souhaitant mettre sur un pied d’égalité toutes les formes de poésie car notre rôle n’est pas d’enfermer la création dans une seule pratique. nous accorderons autant d’importance au slam qu’à la poésie visuelle ou aux traditionnels Chjam’è rispondi
La transversalité des pratiques créatives : il n’est pas sain que les poètes ignorent les peintres, les musiciens, les sculpteurs, les photographes, nous voulons mettre un terme à cette sectorisation des activités qui débouche sur un appauvrissement. Les deux prix qui ont été remis aux vainqueurs des prix sont d’ailleurs des œuvres picturales, c’est un symbole mais il y aura d’autres convergences entre les pratiques.
La médiation : comme toute pratique créative, la poésie nécessite des clefs de compréhension, il est du devoir de la Maison de la Poésie de rapprocher le grand public des créateurs en encourageant explications et mises en perspectives. Seuls ceux qui détiennent déjà ces clefs défendent l’idée que l’œuvre d’art n’a besoin d’aucune explication, qu’elle s’impose d’elle-même. Pour cette raison nous développerons des ateliers de création qui tenteront de mettre à jour certains mécanismes et nous faciliterons l’acquisition des techniques d’expression.
On peut avoir le sentiment que la Maison de la Poésie de la Corse est une structure identitaire qui n’a d’autre but que de s’intéresser à la poésie insulaire. Est-ce le cas ?
Soyons clairs : c’est la maison de poésie de la Corse et en cela elle cherchera toujours à illustrer et à défendre la culture et la création insulaire, que celle-ci s’exprime en corse ou en une autre langue. Par contre, ce serait mal nous connaître que d’imaginer une quelconque fermeture. Nous sommes, non seulement ouverts à toutes les formes de poésie, mais aussi ouvert au monde. D’ailleurs peut-on, un seul instant, imaginer une pratique créative qui ne le soit pas ?

 

 

 




Les prix de poésie 2021 de la Casa di a Puisia

Les lauréats 

 

Les prix 2021 ont été attribués par le jury présidé par Jacques Fusina à :

Claudine Carette pour son poème : Le long du mur rouge.   (section langue française) Née en 1953 à Fez, après des études de philosophie, elle se consacre à l’action culturelle que ce soit au sein d’organismes associatifs ou dans le cadre de structures officielles. Adjointe au directeur régional de la jeunesse et des sports et de la cohésion sociale durant de longues années, elle dirigea également le GRETA avant d’être nommée chevalière de l’Ordre national du mérite. L’attribution du premier prix de la Maison de la poésie de la Corse l’avait emplie de joie alors que, victime d’une grave maladie, elle vivait ses derniers jours.

De gauche à droite : Vincent Milleliri, Jean-Jacques Colonna-d’Istria, Norbert Paganelli, Marie-Ange Carette (fille de la lauréate décédée), Saveriu Valentini, Marilyne Bertoncini, Valérie Dragacci

 

Le long mur rouge.

Arrange mieux, Soufian, mon jeune frère,

le long turban blanc qui protège ta fête
si bien roulé sur tes cheveux en boucles.

Arrange aussi la grande et large robe,
ta gandoura de laine,
ocre dans l'ocre des sables qui t'entourent.
Et tes mules de cuir brun,
surtout, surtout, ne les oublie jamais, sur le chemin.

Soufian, le soleil est trop près, il t'endort,

et les poussières sèches des tourbillons de sable ferment tes yeux si noirs.

Et tes longues journées, là-bas, jeune Soufian, immobile, accroupi dans les cailloux coupants, 
au bord de ta piste, au désert…

Pauvre frère de misère, immobile,

ô mon joli Soufian,
surveille bien ton unique trésor,

ce troupeau rêche de chèvres n'oies
araignées maigres accrochées maintenant

à la paroi abrupte, et si glissante,
du grand rocher de glaise rouge.
Prêtes à sauter aux branches dures de l'arganier d'épines grises, l'unique, l'infertile.

Et dans ton dos Soufian,

l'immense plateau sombre,
brûlé à grands traits réguliers,
déchiré par les vents,
les violents de l'hiver,
retient dans ses creux, fort,

mais pour combien de temps encore,
ses gros cubes de pierre,

absurdes, trop bien tailles
arrachés des sommets
par les eaux déboulées.

Alors Soufian, prend garde à moi
le plus gros barre les autres,
arrêtés, qui t'attendent,
juste au-dessus de ta tête d'ébène,
si belle, ô mon ami Soufian, suspendus

Soufian, oublie le temps, rêve, rêve encore...
des beaux vergers de Taroudannt.
L'orangeraie brillante et verte,
carré vert après carré vert ourlé des hauts cyprès noirs.

Rêve, Soufian…
revois aussi le long mur rouge qui l'entoure,
construit pour lui offrir, au jour cru de janvier,
à l'instant terminé, la
première orange.
Déposée au creux de ta main tendue vers elle, jeune et belle épousée,
enroulée dans le drap de coton bleu nuit,
seuls ses yeux noirs dévoilés dans les tiens, découpée en forme d'étoile,
 mûre, gorgée de jus sucré.

 

Saveriu Valentini pour son poème. : Brami/Espoirs (section langue corse). Il est l’un des acteurs les plus marquants du Riacquistu. Cofondateur de Teatru Paisanu, Il contribue, à la même époque, à la réalisation des deux premiers disques du groupe Canta u Populu corsu.

Brami

 

Chì vuleti ch'eiu dica di i mei i brami
Chì vuleti ch'eiu dica
Sè u me mondu si ni sfraia
Sè ùn ci hè lumu indocu
Sè ùn vecu orizonti

Chì vuleti ch'eiu dica di i mei i brami
S'eiu ùn so induva vocu
S'eiu ùn so più quali so
Quandu ùn aghju paroli pa' vultà indè mè
Persu à mezu mari
Chì vuleti ch'e vi dica

Di brama so
Socu fattu di brama
So a brama
Ma ùn hè tempu di lagnà mi

 

Espoirs

Que pourrais-je vous dire de mes espoirs
Que pourrais-je vous en dire
Lorsque le monde qui est mien s’effondre
Lorsque la lumière est partout absente
Lorsque l’horizon s’est effacé

Que pourrais-je vous dire de mes espoirs
Lorsque je ne sais plus où je vais
Lorsque je ne sais plus qui je suis
Lorsque les mots me manquent pour retrouver ma demeure
Perdu en pleine mer
Que pourrais-je bien vous dire

L’espoir m’habite
Je suis pétri d’espoir
Je suis l’espoir
Est-ce le moment de me plaindre

 

∗∗∗

Les artistes-peintres choisis 

Vincent Milleliri

Après une maîtrise d’arts plastiques obtenue à la Sorbonne, il expose pour la première fois à la galerie du Roi de Rome à Ajaccio. En 2003 la DRAC et la FRAC font l’acquisition de plusieurs de ses œuvres et il expose régulièrement ses œuvres. Peintre non-figuratif, il est influencé par Paul Klee, Picasso, Cézanne et Jean Elion.

Vincent Milleliri.

Valérie Dragacci

Originaire du village de Cargèse, elle puise naturellement son inspiration au cœur de ses origines grecques. Le bleu grec, l'ocre, ces couleurs offrant cette luminosité méditerranéenne sans pareille que l'on se surprend à découvrir à travers sa peinture.
Elle obtient le 1er Prix International de peinture et de sculpture de Corse sous le patronage de Maurice Rheims à Porto-Vecchio en 1993, elle enchaîne les expositions, en 2000, elle obtient la médaille de bronze au salon artistique international de la Haute-Corse à Erbalunga,
Van Gogh, Turner et De Stael sont ses références.

Valérie Dragacci.