Un regard sur la poésie native américaine — Sara Marie Ortiz : bon sang ne saurait mentir !!

L’auteure-traducteure remercie vivement Sara M Ortiz pour les échanges qui ont permis l’écriture de cet article.

 

Sara Marie Ortiza a grandi principalement dans l’état du nouveau Mexique mais aussi dans l’état du Texas. Elle est membre de la nation Pueblo Acoma. Fille du célèbre écrivain Simon Ortiz et d’une mère non indienne qui lui a toujours inculqué l’importance de son héritage Acoma, elle a baigné dans un environnement artistique et littéraire, ce pourquoi elle se dit privilégiée et très reconnaissante.

Elle est donc la demi-sœur cadette de Rainy Dawn Ortiz, artiste elle aussi, fille de Joy Harjo et de Simon Ortiz. Sara Marie a obtenu une licence à l’institut des arts Amérindiens de Santa Fé et un master de l’université d’Antioch en Californie. Artiste multidisciplinaire, elle est vidéaste, cinéaste, plasticienne et poète. En 2013 paraissait son premier recueil de poèmes intitulé « Red Milk, volume I » (Lait rouge) édité chez Create Space Independant, un deuxième recueil sortira bientôt, intitulé « Savage : a Love Story » (Sauvage : une histoire d’amour). Sara Marie écrit également des essais, a été et est publiée dans des magazines littéraires et des anthologies.

Son premier livre a été bien accueilli. Mélange de vers et de proses poétiques, il exprime parfaitement la sensibilité propre aux peuples Indiens d’Amérique. Elle nous fait entendre les tambours et les flûtes, elle nous initie au système des réserves tout en utilisant des expressions du langage urbain, elle nous projette dans ce nouveau siècle tout en nous laissant entendre l’écho des siècles passés. Le ton du livre n’est pas pleurnichard, il allume en nous le besoin tout simplement humain de chaleur humaine et de rassemblements festifs, voire de cérémonies. Dans le livre elle nous confie et nous expose non seulement ses émotions mais aussi son art singulier de l’écriture. Il peut surprendre certains et pourtant il est fidèle à l’esprit et à la tradition de son peuple.   

Sara Marie Oriz est également une militante très investie dans son rôle de cadre administratif dans l’éducation à Burien, à côté de Seattle, état de Washington, où elle travaille avec des élèves de toutes origines et plus spécifiquement des Indiens Duwamish, Yakama, etc.

Now this night par Sara Marie Ortiz. Cette vidéo est tirée de POETRY MATTERS, un projet éducatif créé par New Mexico Culture Net (www.nmcn.org) en partenariat avec le Santa Fe Community College pour les apprenants et les enseignants.

Elle cherche à promouvoir les cultures Indiennes et les modèles éducationnels Indiens y compris en dehors des communautés Indiennes car, dit-elle, ce qui est bon pour les enfants Indiens l’est aussi pour les autres enfants. En outre cela permet de changer le regard sur les Indiens en valorisant leurs stratégies d’éducation basées sur l’épanouissement et la responsabilisation plutôt que la compétition et la performance individuelle. Elle dit avoir eu beaucoup de modèles dans sa communauté, leaders, professeurs, parents, mais la personne qui l’a le plus inspirée est Patricia(Patsy) Whitefoot, de la nation Yakama, qui a œuvré toute sa vie pour le bien de sa communauté et pour le bien des peuples Indiens d’Amérique aux Etats Unis. Elle incarne le concept, le principe même de souveraineté.

La souveraineté tribale aux Etats-Unis est le pouvoir inhérent de tribus indigènes à se gouverner elles-mêmes à l'intérieur des frontières des États-Unis d'Amérique, c’est aussi le principe qui accorde le statut de nation aux différentes communautés tribales. Cette souveraineté s’exerce pratiquement et concrètement par la pratique des langues tribales ancestrales, par un gouvernement tribal, par l’existence d’école et d’universités propres aux communautés Indiennes, par la pratique des rituels et cérémonies traditionnels, par un mode de vie conforme aux valeurs Indiennes de solidarité, de partage, d’entre-aide, d’harmonie.

Sara Marie se voit comme un maillon, elle dit exactement « spirit contnuum », dans la longue chaîne des artistes engagés à promouvoir leurs cultures et leurs valeurs en suivant une pratique créatrice.

Interview de Sara Marie Ortiz pour la Célébration du mois de l'histoire des femmes - Écoles publiques de Highline - Éducation autochtone.

C’est de cette manière dit-elle, que tradition et renouveau sont véhiculés de concert. Elle dit aussi vouloir se remettre en question dans ce processus créatif car pour elle comme pour tous les Indiens d’Amérique du nord, parler, écrire ce n’est pas seulement raconter une histoire, c’est recréer le monde, lui redonner naissance, c’est un acte sacré, une responsabilité importante. Elle place sa vie et travaille à la confluence entre arts et militantisme. La culture Acoma enseigne depuis la plus tendre enfance à aider. La question première à se poser en toute circonstance est : que faire pour aider. Le travail qu’elle désire opérer en premier lieu, est de transformer le diktat de la résilience imposée par la colonisation par la volonté de survivance, contraction de deux mots, formée de survie et de résistance.

Publiée et reconnue pour la première fois à l’âge de 14 ans, alors qu’elle allait donner naissance à un bébé fille, Sara Marie avoue qu’elle s’est donnée naissance à elle aussi, à un moment où elle se sentait complètement perdue. Venue à un monde de pensées, d’idées profondément significatives à partager, cette re-naissance par l’écriture et la maternité était un acte de survivance, de résistance et d’amour. Ce qui la motive, la mission qu’elle se donne, est de re-humaniser les espaces où les Indiens d’Amérique vivent, qu’ils soient urbains ou sur les réserves, car la colonisation et le racisme, les violentes politiques dites « d’assimilation », leur ont enseigné la haine, le mépris d’eux-mêmes.

Ceremony par Sara Marie Ortiz.

Les étudiants par ailleurs sont bien souvent réduits à leurs données administratives et à leurs notes, ce qui est violent et nuisible, surtout dans un contexte Indien où le tout de la personne est important, pas seulement ses performances et sa « fonctionnalité ». Elle affirme aussi qu’il est important de garder vivantes les langues Indiennes car elles décrivent, montrent, disent mieux la vie que l’anglais. Elles sont également les seules capables de véhiculer la pensée Indienne, capables de montrer l’identité et la richesse de ces cultures, méprisées à tort. Dans un poème intitulé langage, Sara Marie Ortiz esquisse l’histoire de l’effacement programmé de sa langue tribale qui n’a pas réussi, évoque les souvenirs d’enfance liés à l’expérience de la langue et conclue qu’elle demeure et est bénédiction.

Langage

Zer gizon ziren han batailaren amaieran zain? Eta zergatik?

Nephilim? Ou chiens ? La sauvagerie devint eux ; quoique nous ayons fait.

Minimiser un tel rongement. Les cœurs du Lycanthrope

qui rôdait et bougeait dans les forêts

comme les fantômes de militaires, jadis fils, pères perdus-tous

avec des jardins de bougainvillées fleurissant et fanant

dans leurs cœurs.

Porteur de peau, quel chant parlant de toi à présent ?

Où les choses sauvages sont—mange et bois profondément,

vieux cœur. Ils grondèrent leurs terribles rugissement. Et grincèrent

de leurs terribles dents…

Bonne nuit Lune—quatre minutes de plus ?

Refluant en un millier sacré supplémentaire.

Et puis dix-mille.

Et puis les impossibles longues nuits devinrent

impossibles et longues matinées ;

et les guerres avaient duré des décennies,

et nous nous arrêtâmes de compter.

Sang dedans sang dehors.

Maladie de fantôme ; comme toutes les choses qu’ils transportaient—comme les choses qu’elle et

elle

et elle aussi

portaient. Du baume

de Gilead dans une vieille boite de comprimés. Le corps blanc délicat

d’une mante qu’elle avait attrapé une fois et voulait garder en vie, mais ne put.

Un pétale de rose séché arraché à la pierre tombale de Proust.

La Llorona; ceci maintenant.

Verre soufflé

globes de chaleur et lumière flottant

à la surface.  Une petite fille que vous pensiez

se noyer dans le Rio Grande ; elle ne

se noyait pas. Plus ancienne farce dans le livre. Peut-être

y réfléchiras-tu à deux fois la prochaine fois que tu marcheras

après la nuit tombée

Almanach des morts ;

amygdale gonflée comme un ballon.

Histoires effrayantes à dire dans le noir ;

Lanterne de papier de la longueur d’un cercueil de chez Ikea,

à moitié allumée.

Long poignard s’assombrissant lentement

comme une flèche de lumière.

En attendant Godot.

Radis enveloppés de cellophane.

Mi vida loca*.

Moisissure gris-vert le long du blanc froid de la vitre

(cela signale le matin et quelque chose de plus sinistre encore).

Vieuxgarçon.

Planche à découper tâchée d’orange sanguine.

Un très vieil homme avec d’énormes ailes.

Suggestif.

Symétrie et niais muscle lent du cœur.

Bénis moi, Ultima**.

*ma vida loca : ma folle vie (espagnol)

** Ultima : dernière (la dernière à rester, qui demeure) .

 

 

∗∗∗

Dans la langue Acoma, il y a un mot qui rassemble les valeurs généreuses de la culture exprimée avec une forme de reconnaissance respectueuse et joyeuse chevillée au corps et à l’esprit. Ce mot est Iyáaní. Sara Marie Ortiz en fait le titre d’un poème et explique que ce mot signifie : « toutes les choses ». Elle dit que cela signifie le partage de nos vies précieuses. Cela signifie l’esprit dont est imprégnée toute vie, chez tout être humain, dans tout élément naturel, dans tout ce qui existe ; c’est le souffle et la pulsation qui est réverbérée au centre. Elle précise : « Même en tant qu’indien urbain, et particulièrement à ce titre, sa mémoire m’accompagne toujours, où que je sois. Depuis le moment où nous sommes nés, dans la communauté Acoma, on nous enseigne à se comporter avec bienveillance, à être respectueux et gentils. Être généreux est la voie, la façon d’avoir une bonne vie, et nous choisissons, encore et encore cette bonne voie. On nous apprend à écouter avec attention, à bien se rappeler des vieux enseignements qui sont la marque d’une arche ancestrale, une arche qui est présente en nous, une arche de savoir que nous avons transmise et qui est valide en tout temps, le savoir que nous survivrons en tant que peuple. »

Iyáaní (esprit, souffle, vie)

A Haak’u
dans la communauté,
sur le territoire, dedans et dehors,
il y a une voie dans toute chose
que les enfants Acoma (Haak’u) apprennent.
Shadruukaʾàatuunísṿ
C‘est une façon de dire.
C’est une façon de dire notre vie et la façon dont
Les choses grandissent et croissent. C’est une façon de dire
combien les enfants grandissent rapidement. C’est une façon
de dire les plantes, dont nous prenons soin avec amour
car dans les champs elles grandissent et croissent.
C’est une façon de dire qu’aucune ne grandirait ne croitrait
sans
notre amour.
Amuu’u haats’i’est une façon de dire notre vie bien aimée.
Notre terre bien aimée.
Nos enfants et notre communauté bien aimés.
Sráamí.Ce n’est pas toujours facile. Et nous, le peuple, les
Hánʾu, ne sommes pas toujours bons et justes. Mais la voie juste et bonne
est la voie
que nous suivons que nous pourrions vivre. Srâutsʾímʾv. Srâutsʾímʾv, disent
les Ancêtres, nos anciens, qui parlent depuis la terre
depuis les rivières, dans et à travers la pluie, et dans tous les cycles
que nous connaissons sur terre. Srâutsʾímʾv, enfants. Savez-vous
seulement combien nous vous aimons et prions pour vos vies ?

 

Elle poursuit l’expression et l’affirmation de ces valeurs et de sa culture en écrivant un autre poème :

SHƏTRƏNI (GRAINES)

Nous nous éveillons.
Comme les vagues.
Comme corps aquatiques, souffle, ciel, nés du sang, taillés par la terre, impérieux,
anciens enfants, toutefois nous levant.
Slhémexw
q’ep
kaachani
y’aak’a
insiman
Inaki
QƏlb
? Əsłałlil
Ma xicochi

Pluie

     à rassembler

                     pluie

                             maïs

                                   à planter

                                               pour avoir soif

                                                                                      {pluie}

  

Vivez ici

Puissiez vous dormir.

Prophécie.
Les Hanoh (peuple)
Cartes sacrées en cela, enfant.
Sois aussi fort que l’eau, la terre, les étoiles et le ciel t’ont fait. Les Ancêtres sont ici.

 

Pourtant ces graines, ces jeunes pousses, ces enfants, au cours de 19 et début du 20ième siècle ont été arrachés à leurs parents, soustraits à leurs communautés et envoyés dans des pensionnats pour Indiens. A l’heure actuelle, la réalité de ces pensionnats fait les titres des journaux aux USA et au Canada. L’horrible sort réservé à ces enfants est enfin révélé au grand jour et Sara Marie, tant investie dans l’éducation, veut chanter pour eux :

“…It sang the song of them & this but it did not, will not, contain the names of them.

& sometimes it seemed that the
always-leaving-even-when-returning-song of them
was the same one that was sung about the ancestors.

But it wasn’t.
Tenor & pulse.
Movement & measure.

Silence.

A silent requiem for the ghost dancers we have become;
Native American Preparatory School
where the children have always been & will always be as ghosts…”

« …ça chantait ceci & leur chanson  mais ne contenait pas, ne contiendra pas leurs noms.

& parfois il semblait que la chanson
toujours-partant-même-quand-de-retour- qui-était-la-leur
était la même que celle chantée à propos des ancêtres.

Mais elle ne l’était pas.
Contenu & pulsation.
Mouvement & mesure.

Silence.

Un requiem silencieux pour les danseurs fantômes que nous sommes devenus ;
Ecole préparatoire des Indiens d’Amérique
où les enfants ont toujours été & seront toujours comme des fantômes… »

 

Pas étonnant alors que Sara Marie se présente comme une personne motivée, courageuse, travailleuse, studieuse, visionnaire. Elle se sent née et appelée pour défendre les populations sous représentées, les mal desservis. A Burien, elle veut développer un ethos et des pratiques qui permettent aux jeunes Indiens d’accéder à des positions de leadership, à organiser des processus et des dispositifs qui mettent en place l’égalité des chances et des opportunités afin que les jeunes Indiens se développent et prennent en charge le développement de leurs communautés, qu’ils puissent atteindre l’auto-gouvernance aussi bien dans les zones rurales que dans les villes, et ce au cours du 21ième siècle.

Sara Marie est cette personne qui choisit pour conclure ses lettres de citer Paolo Freire, le grand pédagogue qui a pensé l’éducation dans le contexte social et politique, qui a pensé le militantisme en rapport avec la pratique et l’idéalisme :

"The idea that hope alone will transform the world, and action undertaken in
that kind of naïveté, is an excellent route to hopelessness, pessimism, and fatal-
ism. But the attempt to do without hope, in the struggle to improve the world,
as if that struggle could be reduced to calculated acts alone, or a purely scientific
approach, is a frivolous illusion" – Freire

« L’idée que seul l’espoir transformera le monde, que l’action entreprise dans
cette sorte de naïveté, est la route toute tracée pour le désespoir, le pessimisme et le fatalisme.Mais la tentative d’agir sans espoir, en luttant pour améliorer le monde,
comme si cette lutte pouvait se réduire à des actes calculés seulement, ou bien une approche scientifique, est une illusion frivole ».

Ceci résume bien l’esprit dans lequel travaille Sara Marie, comment elle respire et vit.

En conclusion, Sara Marie exprime ceci : l’espoir ne peut pas manquer quand on vit dans une communauté où les liens sont forts, aimants, et l’espoir c’est de pouvoir accéder à une profession de service et d’entre-aide, exercer un vrai métier qui soit le travail d’une vie ainsi qu’elle a le bonheur de l’exercer,  surtout ne pas être réduit à une activité seulement alimentaire, ce qui n’a pas le sens fort d’un engagement auprès d’une communauté dans laquelle on vit en harmonie avec les autres membres et l’environnement.   

Présentation de l’auteur




6 poètes ukrainiens

photo en une : La Tour de David (détail), Marc Chagall, 1972, musée national Marc Chagall - ©photo mbp

.

La situation inédite et dramatique de l’Ukraine nous amène à modifier le sommaire de ce numéro de Recours au poème, et à consacrer ce focus à des poètes ukrainiens, en signe de solidarité pour la liberté.

La littérature ukrainienne a une longue tradition qui remonte au XIe siècle. L'un de ses poètes les plus connus est Taras Shevchenko du XIXe siècle, qui a commencé par une poésie lyrique  romantique, avant de passer à des poèmes plus sombres sur l'histoire ukrainienne. La poésie et l'histoire sont encore étroitement liées dans l'Ukraine contemporaine, où la poésie vit sous une grande diversité de styles, allant des rimes aux vers libres, et des recueils imprimés au slam et à la performance. Les bouleversements politiques du pays, ces dernières décennies (de la révolution de Maïdan à l'annexion de la Crimée par la Russie, à la guerre du Donbass), avait amené l’éclosion d’une poésie audacieuse et directement politique, avec des lectures et des représentations souvent très suivies.

La sélectionque nous présentons avait été réalisée le 11 September 2020 par Paula Erizanu et Yury Zavadskyde, pour la revue the calvert journal, dans une traduction anglaise dont je suis partie pour vous présenter ces textes, et ces poètes dont on souhaite que la voix libre continue de s’élever contre le bruit des chars et des canons. Parce que la poésie est le dernier recours de l’esprit et de l’humain, face à la violence et la barbarie.

Alors je vais en parler 

Serhiy Zhadan – d'après la trad. en anglais  de John Hennessy et  Ostap Kin

 

Alors je vais en parler :

de l'œil vert d'un démon dans le ciel coloré.

Un œil qui épie en marge du sommeil d'un enfant.

L'œil d'un malade dont l'excitation remplace la peur.

Tout avait commencé avec de la musique,

avec des cicatrices laissées par les chansons

entendues lors des noces d'automne avec d'autres enfants de mon âge.

Les adultes qui jouaient de la musique.

L'âge adulte défini par cela - la capacité de jouer de la musique.

Comme si quelque note nouvelle, responsable du bonheur,

apparaissait dans la voix,

comme si ce talent était inné en l’homme :

être à la fois chasseur et chanteur.

La musique est le souffle caramel des femmes,

la chevelure au parfum de tabac d'hommes qui mélancoliques

se préparent au combat au couteau contre le démon

qui vient de gâcher la noce.

La musique en-deça du mur du cimetière.

Les fleurs qui poussent dans les poches des femmes,

Les écoliers qui jettent un œil furtif dans les chambres de la mort.

Les sentiers les plus battus mènent au cimetière et à l'eau.

Tu ne caches que les choses les plus précieuses dans le sol—

l'arme qui mûrit de colère,

les coeurs en porcelaine des parents qui sonneront

comme les chansons d'une chorale d'écoliers.

Je vais en parler—

des instruments à vent de l'angoisse,

de la cérémonie de noce aussi  mémorable

que l’entrée à Jérusalem.

Régle le rythme brisé du psaume de la pluie

sur ton coeur.

Des hommes dansent comme ils éteignent

un feu de steppe avec leurs bottes.

Des femmes s'accrochent à leurs hommes dans la danse

comme si elles refusaient de les laisser partir en guerre.

Ukraine de l’est, fin du deuxième millénaire.

Le monde déborde de musique et de feu.

Dans l'obscurité, s’élèvent la voix de poissons volants et d’animaux chanteurs.

Depuis, presque  tous ceux qui s’étaient mariés sont morts.

Depuis, les parents des gens de mon âge sont morts.

Depuis, la plupart des héros sont morts.

Le ciel se déploie, amer comme dans les romans de Gogol.

En écho, le chant des moissonneurs au travail

En écho, la musique de ceux dans les champs charrient des pierres.

En écho, sans arrêt.

Serhyi Zhadan (Serhiy1 Viktorovytch Jadan) né le 23 août 1974, à Starobilsk , est l’un des piliers de la littérature ukrainienne post-soviétique. L’œuvre de ZHadan a fortement marqué les générations des lecteurs grandis dans les années 1990-2010 en lui assurant une exceptionnelle notoriété dans son pays, avant tout auprès des jeunes adultes.

Ses œuvres font l'objet de traductions en plusieurs langues européennes.

*

l'automne commence par un détail insignifiant

Ella Yevtushenko, traduit d'après le texte anglais de  Yury Zavadsky

 

l'automne commence par un détail insignifiant : des clés oubliées dans une autre ville, les pièces d'argent de la toux dans la gorge, une tasse de thé turc,

des pièces de monnaie en cuivre, de l’eau dans la batterie,

la grêle,

Je ne l'ai pas senti, et il est déjà là, un chat errant se blottissant, se frottant les pattes

laissant sur les jeans des feuilles fanées

ce n'est que par une nuit aussi pluvieuse qu'on peut frapper à la porte du balcon, ce n'est que par une nuit aussi pluvieuse qu'on peut l’ouvrir

mais ce qui se dresse derrière dépendra du cinglé  endormi pendant sa garde sous la fenêtre, ou des pins qui déchirent l'ourlet des nuages.

et de la foudre répétant le motif des veines sur vos tempes.

l'automne commence par quelque chose d'enfantin —cela  frappe à la porte et s'enfuit ; Je veux lire au lit toute la journée; tu es enveloppé comme une momie, une humide gaze de brume —

et cela continue avec quelque chose d’ancien : cela  ne boit pas d'alcool, un diamant de froid palpite dans ses genoux

et ainsi de suite - à chaque fois - et à chaque fois c'est le premier sujet de conversation

comme s'il n'y avait rien de plus important que cet automne, mouillé comme un matin sous une croûte prématurément arrachée

cela vole le temps des conversations de travail, intercepte une vague de commérages, se couche avec un chat errant sur le balcon, où des tas de secrets auraient dû s’assembler.

l'automne nous pousse à la cuisine pour allumer la bouilloire

l'automne commence par un détail insignifiant, mais grandit rapidement comme les enfants des autres

un peu d'hiver sortira de son ventre froid, la neige couvrira nos êtres momifiés, figés en un demi-mot

puis plus personne ne frappera à la fenêtre du balcon au cœur de la nuit

et puis il y a le risque général de cesser d'exister pendant un certain temps

Née en 1996, à Kiev, Ella Yevtushenko est une poète, traductrice et musicienne ukrainienne.
Elle traduit de la poésie, des romans et des essais du français et de l’anglais.
Elle dirige depuis mars 2019 sur la chaîne telegram une émission sur la traduction, « Ella au pays des mots ».
Elle a publié un premier recueil acclamé, Lichtung, et a remporté plusieurs concours de poésie en Ukraine.

*

U1 (You)

 Dmytro Lazutkin , traduit d'après la version anglaise de  Yury Zavadsky

 

le ciel se rapproche

quand les avions biplaces atterrissent sur l'eau

dans la baie de Vancouver

des dizaines de petits bourdons de fer semblent bavarder entre eux :

J'ai vu le dos des baleines sauter par-dessus l'océan

J'ai tiré le surfer du ravin

J'ai parlé à la voile quand elle changeait de cap

seuls toi et moi ne savons rien de l'essentiel

et d'énormes albatros ont volé notre déjeuner

pendant que nous nous embrassions sur les pommes de pin

en scrutant la brume de la baie

les oiseaux ont déchiré notre nourriture

car ce n'est pas seulement du pain

qui respire au ralenti

et pas non plus les frites…

toutefois

une libération

peut être la continuation d'une compression

et un tatouage sur ton cou

j'y ai fait une croix du bout de ma langue

puis nous avons regardé les volleyeurs de décembre

c'est un hiver chaud

et ils flamboient

ne restent que des sujets colorés

ils jettent leurs vestes sur le sable

et j'ai regardé chaque balle rebondir

en te serrant plus fort

comme le soleil embrasse la queue d'une salamandre

comme le regard enivré du pêcheur embrasse les filets trop secs

et les fumeurs de shit  convergent vers les buissons de magnolia

pour respirer respirer respirer

cet océan froid dans lequel toutes les réponses reposent sur des crochets

nos questions

ce vent calme

qui rapproche les îles du rivage

et le chinois sérieux tentant d'arrêter le temps

s'infiltrant entre leurs bâtons

et des lumières brunes  chassant de leurs nids les ratons laveurs

et à ta douce demande sur la façon de prononcer correctement le nom de mon pays

J'ai dit:

eh bien

apprends

la première lettre -

U

note :
1 - le titre est intraduisible – la lettre "u" se lit comme "you", mais aussi comme l'initiale du nom "Ukraine", souvent mal prononcé

Dmytro Lazutkin,  est né en novembre 1978 à Kiev. Là, il est diplômé des écoles de mathématiques et de musique. Il a fait ses études supérieures à l'Université technique nationale et plus tard à l'Université internationale de Kiev. Il a travaillé comme ingénieur métallurgiste, entraîneur de karaté, journaliste, présentateur de l'émission télévisée "Dans le monde des arts martiaux" et commentateur sportif.
Il est l'auteur de plusieurs recueils de poésie,  slameur,  et  parolier de chansons

*

L'Amour à Kiev

Natalka Bilotserkivets, trad. d'après la version anglaise d'Andrew Sorokowsky

 

C’est plus terrible l’amour à Kiev que

De splendides passions vénitiennes. Des papillons

Volent légères taches lumineuses en forme de chandelle -

Les brillantes ailes des chenilles mortes s'enflamment !

Et le printemps a allumé les bougies des châtaignes !

Le goût tendre du rouge à lèvres à deux sous,

L'audacieuse innocence des minijupes,

Et ces coupes de cheveux qui ne sont pas parfaites  -

Pourtant l'image, la mémoire et les signes nous émeuvent toujours...

Tragiquement évidents, comme le dernier hit.

Tu mourras ici du couteau d'un scélérat,

Ton sang se répandra comme la rouille dans une

Audi flambant neuve dans une ruelle de Tartarka.

Ici, tu plongeras d'un balcon, dans le ciel,

tête baissée vers ton sale petit Paris

Avec un chemisier d’un blanc de  secrétaire.

Tu ne sais pas reconnaître un mariage d’un décès…

Car l'amour à Kiev est plus terrible que

Les concepts du nouveau communisme : des spectres

Émergent dans les nuits ivres

Du Mont Chauve, ils tiennent dans leurs mains

des drapeaux rouges et des pots de rouges géraniums.

Tu mourras ici du couteau d'un scélérat,

Ici tu plongeras d'un balcon, dans le ciel, dans

Une Audi flambant neuve d'une ruelle de Tartarka

Tête baissée vers ton sale petit Paris

Ton sang se répandra comme la rouille

sur une blouse d’un blanc de secrétaire.

Natalka Bilotserkivets est une poète, rédactrice et traductrice de renom. Ses poèmes sont traduits dans une douzaine de langues européennes et figurent dans diverses anthologies. Natalka Bilotserkivets est née le 8 novembre 1954 dans la région de Summy. En 1976, elle est diplômée du Département de philologie de l'Université de Kiev. Depuis 1986, elle travaille pour le magazine "Culture ukrainienne" ("Українська культура").

*

[Ne m'embrasse pas sur le front comme un cadavre]

 Yulia Musakovska; traduit d'après la version anglaise de Yury Zavadsky

 

Ne m'embrasse pas sur le front comme un cadavre

disons, presque deux fois flétri, et même les lunettes et les yeux.

Médicaments mêlés aux sucreries, les pages du livre aussi jaunes que sa peau.

Il déverse quelques-unes de ses précieuses histoires dans l'espace vide.

Je vois tous les protagonistes comme de vieilles connaissances.
Des officiers du KGB accroupis sur le même lit d'hôpital, avec des chaussures hongroises brillantes -
pour celles-ci, on pouvait tuer. Le regard est moqueur.

Il a dit, ces Beatles, ce département de langues étrangères, ne vous feront aucun bien.

Tout cela est réservé à l’élite, ce n’est pas pour les orphelins, pour les parents pauvres.

Et il s'est caché comme du fromage dans du beurre, tranquillement, comme une souris.

Nous avons attrapé des gens comme vous dans les ruelles, coupé leurs racines.

Les gens respectables appréciaient cela, c’était respecté.

Ce serait pour leur fils. Pour un logiciel de combat, pour de la viande vivante.

Je vois aussi cette femme, sa bouche vermeille de travers. Ses

jambes d'araignée, d’éclat de porcelaine, d’outils métalliques.

Un appartement moisi avec des plafonds trop hauts.

Mais lui, je le vois plus clairement que tous - fort, avec une guitare.

Les yeux grands ouverts et les pouces dans les poches de son jean.

Avec des milliers de pages de livre stockées dans sa mémoire.

Avec un visage ouvert sur le monde. Vers l'eau sombre et profonde.

Pas pour une fille, pas pour une querelle -

pour la libre portée des armes,

pour une haute vague haute, pas portée sur l'épaule.

Yuliya Musakovska est née en 1982 à Lviv, en Ukraine. Poéte et traductrice, elle a publié quatre recueils de poèmes, Exhaling, Inhaling (2010), Masks (2011), Hunting the Silence (2014) et Men, Women and Children (2015). Ses travaux ont été publiés dans de nombreux magazines, almanachs et anthologies, traduits en anglais, allemand, suédois, lituanien, hébreu, polonais, bulgare, russe.
Yuliya traduit de la poésie du suédois et a publié ses traductions de Tomas Tranströmer. Elle traduit également la poésie ukrainienne moderne en anglais (publiée dans l'anthologie bilingue de la poésie ukrainienne Lettres d'Ukraine, 2016).

*

la communication

 Yury Zavadsky, trad. française à partir de celle de l'auteur.

 

Bizarre comme les sentiments dépendent de la tension artérielle.

L'électricité dans mon corps m'empêche de rester sur place.

Et, malgré tout, je m"efforce de ne pas bouger.

Mes doigts courent nerveusement sur le clavier.

Puis les vers inégaux deviennent des rêves diurnes.

Tes textos me pourchassent.

Je n'ai pas envie de me taire, mais je n'ai rien à te dire.

Le temps est révolu,  aucune pilule ne peut le ramener.

Reste seulement une désagréable fatigue quand ce temps est passé.

La nuit et le rêve troublant dont on ne peut se souvenir.

Il me semble que je suis heureux

je sens la chaleur de ta présence

et tes doigts si proches.

O, ces jours sans racines comme mes poèmes

m'emplissent d'alcool.

Aujourd'hui, toute la journée est un matin.

Une brume froide, ses gouttelettes  en suspension.

L'espace vide de l'automne.

Il me semble que je suis heureux à côté de toi,

jamais je ne me suis senti aussi confiant et calme.

J'hésite si tout va si bien,

cependant, quand ces jours seront passés,

je m'en souviendra

comme des jours les meilleurs

- Ferme les yeux et détends-toi,  tu le sens ?

- C'est l'automne et sa mélancolie sur nous.

- Juste moi et ma crise intermittente.

Yury Zavaedsky est né à Ternopil, en Ukraine, en 1981. Titulaire d'un doctorat en théorie de la littérature, il est aussi poète, traducteur, critique littéraire, interprète, bruitiste et éditeur.




ELÍ URBINA MONTENEGRO

Introduction et traduction par Miguel Ángel Real

 

Elí Urbina, fondateur et directeur de la revue de poésie Santa Rabia Poetry (http://www.santarabiapoetry.com/), est entre autres l'auteur du recueil El abismo del hombre (Buenos Aires Poetry, 2020), une oeuvre où, dès les premières épigraphes de Ryszard Kapuscinski et Werner Aspenström, nous entrons dans un monde d'un profond pessimisme, où l'espoir est nié par la réalité elle-même : "La luz ha de llegar de nuevo, / pero ahora, en lo real, tan solo la lluvia / cubre la calle como negro alpiste" (La lumière doit revenir, / mais maintenant, dans la réalité, seule la pluie / couvre la rue comme des graines noires pour oiseaux). On entrevoit que l'une des raisons de cette noirceur est le souvenir douloureux de l'être aimé, qu'un présent trouble ne parvient pas à éclairer.

 

En effet, le présent est un moment plein de malaise. Le décor est la rue, où un homme résigné ne trouve pas de répit : le champ lexical est explicite dans le poème “Bajo la negra noche” ("Sous la nuit noire") : chaos, bruit, misère et angoisse: le "je" poétique est parfois un passant qui nous présente le récit presque initiatique d'une quête pour tenter de surmonter “por completo / el peso de mi vida” ("complètement / le poids de ma vie"). Si le silence lui apporte un certain soulagement, il est rapidement annihilé par des vers où les hyperboles créent une tension efficace : “Ya desciende la sombra / inquisitiva de la muerte” (" Déjà l'ombre / de la mort inquisitrice descend ").

El abismo del hombre, Les abysses de l'homme, Eli Urbina Montenegro.

Le poète est lucide à tout moment : bien que conscient de la nature éphémère de l'amour, il continue à le chercher. Mais le sentiment amoureux semble exister seulement dans la mémoire et dans les rêves. Cette dialectique se résout en un pessimisme évident, lorsque le poète se rend compte que tout semble destiné à être oublié.

Entretien entre Luiz Cruz et Eli Urbina à l'occasion de  #YoMeLibroEnValpo, qui réunissait des poètes  péruviens faisant  partie de PLEXOPERU, un livre de poésie qui réunit des poètes chiliens et péruviens en un seul volume, coordonné par Casa Azul et Quimantú. 

La douleur et la solitude sont rapidement transférées aux objets qui nous entourent, créant ainsi des prosopopées qui révèlent une symbiose avec le monde et ses signes qui nous font parfois penser à la poésie de Pablo Neruda : “La lengua de la luna / se arrastra por el suelo” ("La langue de la lune / rampe sur le sol"). On peut ressentir également une profonde culpabilité, dont nous découvrons peu à peu l'origine : il s'agit d'un sentiment influencé par notre culture judéo-chrétienne et fondé sur la vision de la chair comme un élément dépourvu de moralité. En effet, loin d'acquérir des connotations érotiques qui pourraient être une source d'émotion et de plaisir inoffensif, le désir est bridé par une éthique imposée, qui dans son hypocrisie cause notre souffrance.

ELÍ URBINA (Chimbote, Perú, 1989), Por la noche de ti me aparto, La nuit, je me détourne de toi.

Au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture, il devient clair que la promenade à laquelle nous avons fait allusion nous conduit vers l'abîme qui donne son titre au livre. Tout semble n'être qu'une succession d'ombres et de déceptions, puisqu'il semble impossible de contempler pleinement le monde, “un simulacro desolado” ("un simulacre désolé") dans lequel règne “el dominio absoluto del ojo por la imagen” ("la domination absolue de l'œil par l'image"). Le poème auquel appartiennent ces vers, très logiquement appelé "Trampantojo" (Trompe l'oeil), semble marquer un point de non-retour vers le désespoir : l'ombre règne dans la deuxième partie, où la mémoire est “el escondrijo del mal” ("la cachette du mal"). La réalité n'est qu'un écho qui correspond en partie à la théorie platonicienne de la caverne, dont la lumière projette des formes immondes sur le paysage. Il y a aussi des références à l'univers de Calderón de la Barca, dans des vers comme “cada punto del sueño / es un incesante ahora” ("chaque point du rêve / est un présent incéssant"). Ainsi, le poète ne peut qu'attendre la mort, entouré de haine et de ruines. Une nouvelle épigraphe, cette fois de Dane Zajc, ne pourrait être plus claire : “En ningún lugar hay salvación para el hombre” ("Nulle part il n'y a de salut pour l'homme").
Elí Urbina parvient à créer des vers suggestifs, nerveux et puissants, qui trouvent une conclusion intéressante dans les deux derniers poèmes, dans lesquels nous trouvons à nouveau une référence à Neruda, et plus précisément à la composition de "Veinte poemas de amor y una canción desesperada". Le dernier poème du livre du prix Nobel chilien fut écrit en vers de 14 syllabes (ce que la langue espagnole appelle un alexandrin, contrairement au français) et dans " El abismo del hombre" les heptasyllabes fréquemment utilisés dans le reste du livre sont ici doublés (7 x 2 = 14), créant un écho qui multiplie à l'infini la douleur face à l'existence, et que nous ne pouvons pas manquer d'entendre lors d'une chute irrémédiable.

 

∗∗∗∗∗∗

FÁBULA DE LOS BURROS SALVAJES 

Cuando sus dueños se entregan
a los ritos del amor y alrededor
no hay nadie ya que los acuse, los pobres burros
huyen por las escarpadas laderas.

Y huyendo se alejan tanto
que acaban convertidos en salvajes.
Solos entre las piedras y las aguas claras
respiran y procrean libremente.

Los citadinos, como supondrás, aman esta historia.
En sus ojos las raudas pezuñas de los burros
levantan estelas de polvo más allá
del bosque de los cactus y plácidos sonríen. 

 

FABLE DES ÂNES SAUVAGES 

Quand leurs propriétaires se donnent
aux rites de l'amour et qu'autour
il n'y a plus personne pour les accuser, les pauvres ânes
descendent les pentes raides.

Et dans leur fuite ils s'éloignent tellement
qu'ils finissent par devenir des sauvages.
Seuls parmi les pierres et les eaux claires
ils respirent et se reproduisent librement.

Les citadins, comme on peut s'y attendre, adorent cette histoire.
Dans leurs yeux les sabots rapides des ânes
soulèvent des traînées de poussière au-delà
de la forêt de cactus et ils sourient, placides.  

∗∗∗

MENTIRA DE LA JUVENTUD

De jóvenes, aunque mentimos
diciendo que admiramos
la belleza de las aves las odiamos.
Ellas son mensajeras de la luz
y su canto el ocaso de la mundanidad.

Pero de viejos la historia es otra.
Acaso es ya nuestra la sabiduría
de los árboles (oyentes de esa música
tan densa como el vértigo) y entonces
callamos ante ellas y con amor
les regalamos agua y alimento.  

Tal vez, esta sea la forma más llana
y sabia de vivir: dar y guardar silencio.

 

LE MENSONGE DE LA JEUNESSE

Quand on est jeunes, même si nous mentons 
en disant que nous admirons
la beauté des oiseaux, nous les détestons.
Ils sont les messagers de la lumière
et leur chant le crépuscule de la mondanité. 

Mais quand on est vieux, l'histoire est différente.
Peut-être que la sagesse des arbres 
(les auditeurs de cette musique 
aussi dense que le vertige) est enfin à nous et donc 
nous gardons le silence devant les oiseaux et avec amour
nous leur donnons de l'eau et de la nourriture.  

C'est peut-être la façon la plus simple
et la plus sage de vivre : donner le silence et le garder.

 

De Fábula de los burros salvajes y otros poemas (© Colección de Poesía Móvil, Editora BGR, 2022)

∗∗∗

EL FARDO DE LA SOMBRA

Entre los racimos de saliva y sangre
solo el fardo de la sombra 
la voz de esa mujer a la que amé
esa reja entre lo que soy
y los nombres del pasado

Todavía hay ansiedad
Aún hay vestigios de algo
que no termino de perder

La muerte se avecina
pero ya estoy en medio de la muerte
ya camino en esa acera
donde la suerte es otra
dimensión de la ironía
otro rostro de su rostro
y hay mensajes perdidos

Tal vez ya es suficiente
Quizá de nada sirve
alzar estas palabras contra la soledad

 

 

LE FARDEAU DE L'OMBRE

Entre les grappes de salive et de sang
rien que le fardeau de l'ombre
la voix de cette femme que j'ai aimée
cette grille entre ce que je suis
et les noms du passé

L'anxiété est toujours là
Il y a encore des vestiges de quelque chose
que je n'arrive pas à perdre

La mort approche

mais je suis déjà au milieu de la mort
je marche déjà sur ce trottoir
où la chance est une autre
dimension de l'ironie
un autre visage de son visage
et il y a des messages perdus

C'est peut-être déjà suffisant
Peut-être qu'il ne sert à rien
de dresser ces paroles contre la solitude

 

 (De La sal de las hienas © Plectro Editores, 2017 )

∗∗∗

GUARDO HOSPEDADA EN MI MEMORIA

Guardo hospedada en mi memoria
la imagen apacible del cuerpo del amor.
La luz ha de llegar de nuevo,
pero ahora, en lo real, tan solo la lluvia
cubre la calle como negro alpiste.

Mira descender lentamente
la espina de la carne en la herida secreta.
El burdel, su avaricia, sorbe mi alma agotada,
mi esperanza sedienta de sentir,
por un instante, el sordo crepitar.

En penumbra la prostituta baila
con la sinuosidad de una ancha llamarada.
Ya el ansia se amontona en el espejo,
la sombra de mi mano se prolonga.

Por mucho que el placer arda
siempre su rostro en mi interior se enciende.

 

JE GARDE HÉBERGÉE DANS MA MÉMOIRE

Je garde hébergée dans ma mémoire
l'image paisible du corps de l'amour.
La lumière doit arriver à nouveau
mais maintenant, dans la réalité, seulement la pluie 
recouvre la rue comme un noir alpiste.

Regarde descendre lentement
l'épine de la chair dans la blessure secrète.
Le bordel, sa convoitise, gobe mon âme épuisée,
mon espoir qui a soif de sentir,
pour un instant, le crépitement sourd.

Dans la pénombre la prostituée danse
avec la sinuosité d'une vaste flambée.
L'avidité s'entasse déjà dans le miroir,
l'ombre de ma main se prolonge.

Le plaisir a beau brûler,
ton visage s'allume toujours en moi.

 

(De El abismo del hombre © Buenos Aires Poetry, 2020)

 

 

 

Présentation de l’auteur




Bhawani Shankar Nial, extraits de Lockdown (confinement)

C'est par l'intermédiaire de la poétesse Emanuela Rizzo, traductrice de Lockdown en italien, que j'ai découvert le recueil du poète Bhawani Shankar Lia, dans l'excellente traduction anglaise de Bankim Mund - à qui l'on doit une préface éclairante, témoignant de la richesse des échanges entre le poète et le traducteur, à l'origine du livre que j'ai lu.

Écrits pendant la longue et douloureuse période de confinement, qui a produit autant d'œuvres qu'ell en a empêché beaucoup d'autres, les poèmes présentés ici dépassent le cadre de la pandémie et de l'affliction personnelle, et aboutissent à une réflexion plus profonde sur le sens de la vie, dans la solitude à laquelle la situation nous a tous maintenus, hors du flux pressé de la vie contemporaine.

Poète, penseur, éditeur, Bhawani Shankar présente donc une trentaine de poèmes en sa langue natale, l’odia -  et touchent par leur universalité :  la présence d'éléments locaux tels que les rituels à Lord Jagannath et le banian récurrent (la forme dans laquelle le poète souhaite renaître dans un seconde vie possible, issue d'un destin humain trompeur - dans un élan de paganisme qui parcourt toute son écriture profondément mystique) n'ajoute pas une touche d'exotisme à son discours sur la place et l'action de l'homme dans le monde - il ajoute juste leur poids d’humanité.

D'autant plus que ces notations qui ancrent les poèmes dans son expérience s'accompagnent de remarques élargissant le champ de pensée du poète - reliant les expériences religieuses et mystiques aux théories scientifiques plus récentes (à travers, par exemple, le livre d'éthique sur qui étudie son fils, d'où découle une considération sur le « vide »)

C'est notre commune solitude et notre identique quête de sens qui est en jeu : le chemin à parcourir vers notre mort, avec le bagage de mots qui permet d'envisager le terme de manière « humaine » et spirituelle ; Bhawani Shankar Lia nous propose de lire et de suivre sa méditation face aux dangers, et nous invite à nous appuyer sur les livres et les paroles qui nous empêchent de "mourir lentement" dans l'ignorance ou la terreur du chemin.

"Viens" est le titre d'un poème - et cet appel résonne - contre la solitude, l'égoïsme, l'oubli - par l'approfondissement qui permet à notre vide intérieur de se combler, de réfléchir et de donner un sens aux événements qui nous ballottent. Nous ne sommes pas seuls, dans la chaîne des générations, dans notre rapport au principe divin auquel le poète se réfère, ni dans la chaîne humaine des lecteurs de poésie, auxquels les mots peuvent apporter réconfort et réconfort – ici par la lucidité et la foi.

∗∗∗∗∗∗

 

Toi aussi, tu commences à mourir lentement

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu
Ne lis pas
Les livres de ton époque
N’entends pas
L'appel de la vie
N’exprimes pas franchement
Ce que tu penses de quelqu'un,
Ne te détournes pas
De l'éphémère pour la demeure éternelle,
Et même
si tu ignores
La hiérarchie
De ton clan.

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu
étouffes
ta dignité personnelle,
si tu éteins
L'étincelle de feu
Emanant du coeur
Pour éliminer
tortures et pillages massifs,
si tu ignores
Toute ton énergie
et
ce que te dit ton esprit.

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu méconnais
la voix intérieure
De ton âme,
Omets d’écrire
Le message de ta
propre conscience,
si tu hésites à t’appuyer sur
La continuité de ton
Souffle
inspiration & expiration
Et
Aussi lorsque tu ignores
Le gémissement du peuple
Cruellement torturé.

Toi aussi tu commences
à mourir peu à peu
Si tu ne peux pas
Poursuivre le rêve
Si tu ne peux pas tracer ta route
Vers ton destin
Ou
Te purifier
Dans le premier rayon
Du Soleil levant,
Et
 si tu es même
Incapable de transformer
La punition liée au destin
En bénédictions.

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu transmets
La discrimination entre les humains,
Si tu Continues
D’opprimer la nature,
Si tu perpétues
les attentats
À la bombe dans les villes.

Toi aussi tu meurs lentement
Si tu continues
De mentir à
Ton âme et ton esprit,
Si tu pratiques
Le mensonge avec
Tes Amis et parents,
La société et l’État,
la Nature et le cosmos.

 

*

08 MARS

Une vallée
Voici ce qu’elle est ;
Mère de
De nombreuses civilisations
Et
Leur témoin,
Contemplant une myriade
D’Ascensions et de Chutes
Au long du temps

Fille, belle-fille
Et Mère aussi
Elle est
L’identité
D'une femme totale,  
Femme de plénitude,
A l’origine
De l’infinie diversité des contes et légendes
À propos de Superman
Et même
du passé et du futur
Et de tant de désir
Du présent.

 

*

VIENS

Viens!
Viens sur
Cette route étrange
Ensemble surmontons
Ce long  cheminement
Parcouru peu à peu..

Viens
Sur cette route
En compagnie de
Ta
Propre solitude
Ta propre insouciance.
Poursuis la route
Et imprègne ton
Isolement personnel
De ton
Confinement.

Viens!
Ensemble nous
devenons
Compagnons de voyage.

Viens !
Encore
Un peu plus loin
Portant
Nos voix intérieures..

Viens !
De grâce,
ne me rappelle pas
Encore--
Qui suis je ?
Qui es-tu?
Pourquoi suis-je?
Pourquoi es-tu seulement ?'

 

*

AVANT DE PRONONCER UN MOT

Ami !
Avant
De t’asseoir sous
Le banian
Incline-toi
Devant la myriade de feuilles
Entourant les
Fruits rouges.

Avant d'émietter
Le pain
Incline-toi devant
Le sol qui colle
Aux plants de blé.

Incline-toi devant
La terre fertile
Qui élève et nourrit
La rizière
Avant les rituels
De l'offre de vivres
Au Dieu Jagannath.

Incline-toi devant
Les arbres, rampe
Même devant
Le pied de basilic dans
Ta cour
Tandis que tu respires,
Prosterne-toi devant
Les nuages sombres avant
L’ondée
De la première pluie.

Avant de prononcer
Un mot
Adore le divin
AUM
Demande la permission
De l'utiliser
Pour cette nouvelle aube
Ardemment désirée.

Oui, chers amis !
Voici ce que l’on doit
Payer à l’instant.
Seule une bienveillante gratitude
Émanant
D’Un cœur pur et
Soumis
Peut exécuter les
Lois divines-
Une relation entre
Dieu et l'homme
En l'aimant
Pendant et après sa
Demeure éphémère.

 

*

L’ESPRIT

L’esprit
Issu de la berge
D’un fleuve
Entre directement
Dans l'océan insondable
Du destin.

L’esprit,
Qui accède, par
la conscience Interne
et externe
porte une promesse
de destin
Et pénètre
les entités corporelles
Des animaux, des oiseaux
Et même celle de
L’Homme -
Etre supérieur éphémère
Et totalement épanoui.

L’esprit
Porteur d’un certain
Potentiel
Esquisse à chaque instant
une  réplique
Du processus cyclique
d’illumination
Sur le chemin circulaire du ciel.

L’esprit
qui choisit
Et m’a choisi
Moi
Le temps de ma vallée
Les frontière de
Mon entrée et ma sortie
Et même, éternellement brillant,
Le Royaume de ma conscience
Et
Le patrimoine contenu
Dans mes globes oculaires
Manifestant
Passé comme futur.

Un tel esprit
Érigeant une demeure
Dans mon corps
Depuis des temps immémoriaux
a soigné
la nécessaire régularité des
Programmes et processus
Et
La recherche et le résultat
Vérité et contrevérité
Achèvement et inachèvement
Lumière et obscurité
Émanant
d'eux.

 

Présentation de l’auteur




Plantations – Constant Tonegaru

Trad. Stéphane Lambion ∙ Éditions Abordo ∙ mars 2022

 

Constant Tonegaru naît en 1919 à Galaţi, au sud-est de la Roumanie. Sa vie est marquée par une opposition politique permanente, d’abord au régime fasciste d’Ion Antonescu durant la Seconde Guerre mondiale, puis au régime communiste à partir de 1945.

En 1949, il est arrêté par la police politique roumaine et il est accusé d’atteinte à la sécurité de l’État. Il est envoyé en prison ; sa santé s’y dégrade jusqu’au point où, pour ne pas être accusées de sa mort, les autorités le renvoient chez lui. Il meurt à Bucarest le 10 février 1952, laissant derrière lui une œuvre poétique d’une densité et d’une richesse rares.

Femeia Cafenie - Constant Tonegaru

∗∗∗

Rétrospection

J’attends que les vaisseaux partis vers un horizon de terre sans point cardinal
m’apportent l’image où serrant la crosse du fusil comme un violon
j’ai arrêté le boston dissonant que je faisais valser dans ma tête
avec un petit bruit qui au-delà des lignes a éteint je ne sais qui avec sa cigarette.

Au moment où j’ouvrais des boîtes de conserve à la baïonnette,
préoccupé par la faim, par des surfaces de terre et des intentions mystiques,
je coupais des hommes banals de dimensions diverses
qui désertaient vers l’inconnu sous la pression des données statistiques.

La nuit s’étalait comme un drap sur un brancard avec un mourant
mais des flocons aux reflets de naphtaline se glissaient quand même
à l’endroit où avec un petit bruit on éteint une vie et une cigarette
en attendant de détruire la dernière cargaison d’essence.

De l’absence de mes bateaux aux flancs oints de goudron
coulés peut-être sous l’effet de tant de neiges silencieuses, je n’ai crainte ;
sur mes boucles je garde encore quelques flocons d’une neige qui n’a pas fondu
assez pour écrire un poème.

 

 

∗∗∗

L’oiseau noir

Je ne sais comment diable a fait l’homme au chapeau melon,
il avait dans sa cabane une cage avec des tigres affamés
qui rongeaient à travers les barreaux des os de vaches
et au fond il y avait encore un endroit de jaune drapé
où immobile le célèbre corbeau croassait :

                                                             – Nevermore !

Sur la toile figurait quelque part Edgar Poe.
Une canaille te disait à son sujet :
               – Edgar Poe ?... un ivrogne américain,
né en telle année et mort à l’hôpital
il a peut-être même été un gangster,
mais c’est vrai, il a édité « Graham’s Magazine ».

Le dimanche les gens sont malins,
ils se promènent sur les boulevards, ils vont au cinéma,
quelques-uns à la foire vont voir des tigres du Bengale
nés en captivité à Huși ou à Focșani
et le corbeau du poème qui a traversé l’océan.

Une fois un fou enfui de l’hôpital
en tunique bigarrée et avec un journal pour chapeau
a voulu voler le corbeau.
                                              Il y eut bataille, commissaire et scandale
et sans cesse à l’entrée t’invite un infirme,
le corbeau étant empaillé, l’homme au chapeau melon était ventriloque.

 

 

∗∗∗

Un peu d’alcool

Comment les étoiles sont montées au ciel, je ne sais pas,
mais la Lune, vraiment, je la mettrais sur un porte-manteau
pour qu’elle ne bouge plus, traditionnelle,
et je lui déchargerais dessus une carabine Manlicher

Peut-être qu’après tout je resterai résigné
attendant que les loups se faufilent dans les congères
le ventre rentré et reniflant dans le froid
pour manger, avec les éditeurs, des poètes dans leurs assiettes.

Comment les étoiles sont montées au ciel, je ne sais pas,
ni comment trois d’entre elles sont restées sur une étiquette ;
il est écrit : JAMAÏQUE virgule COGNAC IMPORTÉ
et sur la photo une créole sourit, coquette.

La bouteille est plate. Cela pour rentrer dans la poche.
Maintenant elle est vide. Quand les meutes aboieront sur la Lune,
– vraiment, elle avait embrassé des seins bruns de señoritas –
avec soif, je boirai sa lumière à pleins poings.

 

∗∗∗

Compte rendu d’automne

Messieurs,
j’ai voulu écrire quelque chose au sujet de l’automne aussi,
mais cet automne a été banal
car tous les automnes sont identiques
                             et je vous assure :
Aucun n’a de thème original.

J’habite près du cimetière
et je vois la ville de loin.
             Depuis des tuyaux de radiateur
ou peut-être même depuis les usines
             la fumée ressemble à de l’encens brûlé ;
quant aux morts, ils ne viennent plus ici depuis un an
             et les miséreux perdent leurs aubaines.

Les croque-morts à la solde non payée
jouent un dentier à pile ou face aux carrefours
pour acheter des boucles d’oreille de pacotille à leur bien-aimée.
Avec des chiens tachetés, à la déchetterie, ils se lancent
des regards de napoléons affamés.

Messieurs, ça a été un automne misérable
et le Soleil ne cessait de refroidir comme les poêles en fonte.
Un cochon criait comme une scie sauteuse.
                                        Depuis lors même
les grands fantômes ne veulent plus passer
en tenant par la main les fantômes plus petits

 

Plantations, de Constant Tonegaru, paraîtra début mars dans la collection bilingue des éditions Abordo, avec une préface de Linda Maria Baros.

Présentation de l’auteur




Revue Mot à Maux Numéro 19

Dès son éditorial, Daniel Brochard prévient le lecteur, « on ne croit plus au changement, qui d’ailleurs nous fait peur » (…)

« Il ne nous reste plus que la vie à porter les bras tendus vers le ciel » (…) « Nous sommes condamnés à mourir, ignorés, méprisés … Créer une revue est l’acte le plus désespéré qui soit ». Le poète ne changera rien, il ne sauvera personne, il ne croit pas à sa propre « éternité », il reste marginal et ignoré, pourtant, « chacun dans son coin » « organise sa riposte ». Riposte à quoi ? Au monde tel qu’il croit aller ? La poésie questionne tout d’abord celui qui l’écrit. D’ailleurs, ce même Daniel Brochard, dans son beau plaidoyer pour l’autoédition, plus loin dans la revue, dénonce les « faux éditeurs sur Internet » et termine son argumentaire en affirmant : « Halte au compte d’auteur abusif ! Autoéditez-vous ! » Être poète serait avouer son peu d’importance tout en dénonçant les impostures de celles et ceux qui « s’approprient la misère des plus pauvres » ainsi que leurs rêves.

La revue est riche de voix très différentes, de sujets très divers, justifiant l’éditorial : harcèlement physique ou moral dans le monde du travail, réchauffement climatique, etc.

Revue Mot à Maux Numéro 19, décembre 2021, 4 euros, directeur de la publication Daniel Brochard, 9, avenue des Taconnettes 85440 Talmont-Saint-Hilaire ISSN : 1773-9098

Parmi ces voix singulières, toutes intéressantes, je retiendrais en particulier celle de Catherine Andrieu qui parle de son « vieux Paname », un « chat de gouttière », dont elle a déposé les cendres dans le ventre de son piano, et qui fait un détour par son père : « Non, papa, tu n’as pas cogné un ange ». En quelques pages, fleurit tout un jardin d’imaginaire autour du chat, du père et du piano … Ou encore, Lithopedion, à la poésie-malaise, qui évoque l’énigme d’une conscience : « MA LANGUE ME GÈNE ». On y entend des choses qu’on n’ose pas toujours s’avouer. 

Ma langue me gêne
Elle m’étouffe
Elle est de trop.
Si je pouvais la laisser dégorger
Tiède
Sur un support propre (…) 

 

Ou encore le « Dies irae » de Michel Lamart, type même d’une poésie anti poétique, à propos de l’urgence climatique.

J’ai beaucoup aimé, dans cette revue, la variété des tons ainsi que leur simplicité, laquelle s’allie fort bien à la sobriété de sa maquette. Chaque poète porte avec lui un monde modeste mais irremplaçable. Merci de l’avoir si bien souligné.




Possibles N°23, revue de littérature

La revue de littérature Possibles, fondée et dirigée par Pierre Perrin, entame un renouveau. Elle abandonne la virtualité de la toile pour renaître, trimestriellement, sous forme de livre d’encre et de papier.

Créée en 1975, ses numéros, successivement ronéotés puis imprimés paraissent pendant 40 ans. Puis, à partir de 2015, ils sont publiés en ligne. Le concept : consécration, révélation, re-visitation, recommandation. Quatre auteurs sont présentés chaque mois au fil des soixante-deux numéros. Au total ce sont trois cents poètes qui figurent dans Possibles depuis sa création.

Mais d’où vient ce titre « Possibles » ? La réponse de Pierre Perrin nous est donnée dans la quatrième de couverture : « Le titre Possibles signifie que chaque poète proposé existe à la mesure de votre plaisir de lecture. »

Dans ce numéro, le plaisir est à la hauteur des poètes choisis, poètes qui, pour reprendre l’expression de Pierre Perrin, « redescendent de l’internet au bon livre ». En effet, leurs poèmes sont parus en ligne entre octobre 2015 et février 2021.

Possibles, revue de littérature, N°23 - Mars 2022, 120 pages, 15€.

On peut y lire Jacques Réda, Jean Pérol, Annie Salager, Jean Orizet, Vénus Khoury-Ghata, Richard Rognet, Chloé Radiguet, Philippe Delaveau, Béatrice Marchal, Jean-Pierre Siméon, Jeanne Orient, Jean-Michel Maulpoix, Ève de Laudec, Jean-François Mathé, Colette Fournier, Jean-Yves Masson et Claire Boitel.Leurs poèmes, en vers et en prose, nous parlent de séparation, d’absence, de vieillissement, d’amour, de mort, de vie avec la mort, d’éternité. La quinzaine de notes de lecture — écrites par Pierre Perrin le plus souvent et sur les auteurs présents dans ce numéro — est introduite par Risquer un pied dans l’éternité, dédié à Jeanne Orient (extrait d’une conférence donnée en 2003).

Dans Risquer un pied dans l’éternité  il est question du pouvoir de l’écrivain, capable  « d’ouvrir grand les portes de la prison », mais aussi de la nécessité pour lui de publier et d’être reconnu par ses pairs, de ses mille raisons d’écrire, l’acte d’écriture étant « une communication où l’on change moins autrui qu’on ne se transforme soi-même », de la façon dont il écrit : « l’écrivain apparait inspiré quand les mots attendus sont ceux qu’il n’attend pas », dans la voix d’encre de son monologue, l’écriture éclaire son âme dans sa solitude car l’écriture participe à la spiritualité « il n’est pas question d’être dieu, ni d’encens, encore moins de gourou ; il s’agit d’une marche vers une lumière qui grandit en soi-même ».

Un cheminement, une quête qui habite tout poète, et qu’illustrent parfaitement ces mots de Béatrice Marchal (page 47) : « – Il arrive que les mots permettent de construire des demeures – demeures de mots animées par la joie, éclairées par l’être, ouvertes à l’esprit, qui abritent la vie nécessaire à la plénitude recherchée.»1

 

Note

 

  1. Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès, suivi de Progression jusqu’au cœur, L’herbe qui tremble, 2018.




Philippe Mathy, Dans le vent pourpre

Les lecteurs qui aiment les livres « de chair et d’encre » sont comblés : si la beauté des publications des éditions L’Herbe qui tremble ne fait aucun doute, les peintures d’André Ruelle (peintre avec lequel Philippe Mathy a déjà collaboré) font de la présente publication un livre remarquable.

Le recueil comporte sept séquences de poèmes soit versifiés soit en prose, chacune introduite par une peinture, à l’exception de la dernière composée de poèmes de circonstance. Bien que l’écriture prenne source lors d’occasions diverses, la voix du poète assure une profonde unité.

Violence et recueillement pour la première partie intitulés Verdun – écrite lors d'une résidence d'auteurs en mars 2016 – qui évoque le champ de bataille dans un paysage où l’âpreté du souvenir se mêle à la douceur du printemps et de la lumière, une dualité qui se retrouve au cœur des images : « une sueur de gel », « la mort vit encore », le « brasier bleu » des souvenirs…

la Meuse serpente immobile
les poches emplies de terre
de cailloux
de poussières d'homme. 

Philippe Mathy, Dans le vent pourpre, Gouaches d’André Ruelle, Éditions L’Herbe qui tremble, pages 124, prix 16 euros.

Suit la séquence intitulée Jours de cendre qui sont des poèmes sur l'acte même d’écrire, une méditation tout en délicatesse sur la fuite du temps et à la monotonie des jours avec  « si peu de fenêtres ouvertes sur l'inconnu »,  des jours gris où tout est noir et froid, au cours desquels le poète, en proie à la solitude, la tristesse et l’ennui, las de « ramer à contre-courant », s’interroge

Que sommes-nous ?
Si peu de brouillard de vivre
Un amour qui s’efface- un autre qui perdure

ou encore

Qui ai-je été ?

Quelques pas essoufflés dans le fracas de vivre
cherchant le feu d’un amour
la vigne d’un rêve où goûter à l’ivresse des jours

La séquence suivante donne son nom au recueil, son illustration figure donc sur la couverture et c’est sans doute la plus belle des six : on y retrouve le rouge violacé qui caractérise la couleur pourpre du vin, celui du Val de Loire où vit le poète une partie de l’année. Le vin, présent dans le verre que l’on entrevoit entre les pieds de la chaise, posé à même le sol. Une grande douceur émane de la peinture d’André Ruelle aux couleurs de bois rougeâtre, de tissu couleur de nuit, de feuilles et de soleil où l’on voit un homme assis tenant dans ses bras une femme aux trois-quarts dévêtue, une invitation à l’ivresse, à l’amour.  Des nuances feutrées à l’exception, en haut du tableau, du vert cru des grains de raisin auquel répond, dans le bas du tableau, le rouge pourpre du vin dans le verre, comme deux symboles qui s’interpellent et insufflent une vie au souvenir.  

Attendre
sur la rive de ce fleuve
où le matin
vient déposer sa chevelure
pour chanter le désir
de plonger dans la tienne

Quatorze poèmes que le poète traverse dans des pages hantées de paradoxes (« si lointain le proche/ si proche l'absence ») qui, avec grâce et subtilité, disent l’amour, le désir d’infini et de liberté. La nature s’invite dans le quotidien de l’auteur : « la nappe du ruisseau », « le ciel glisse un drap bleu »… Entre visible et invisible, le poète trace un chemin sur lequel le passé vit dans le présent, où « le cœur peut s'ouvrir/ comme un fruit » dans la lumière tamisée.

 Dehors, mains ouvertes est peuplée de voix, de reflets, de parfums de fleurs, de tremblements de feuilles, d’oiseaux « qui cachent l’invisible sous leurs ailes ».

Dans Rive de Loire, où l’on assiste à une véritable symbiose entre le poète et la nature, la concision du style s’intensifie, le désir se fait de plus en plus présent et se lit dans le choix des mots « frisson », « étreinte », « toison », « pénètre », « langueur », « enfanter »… bien que le poète, accordant au lecteur une totale liberté d’interprétation (les mots cités sont attribués à la brume, la lumière) reste dans une discrète retenue, à l’image de l’eau :

L’eau, elle aussi, ne laisse rien paraître.

Belle île, lieu « où le futur devient possible » est composée de poèmes en prose. La séquence s'ouvre sur l'image maternelle et apaisante d'un paysage de quiétude où sommeille un bateau « couché sur la peau de la mer » , les vagues des jours « caressent les fenêtres », laissant apparaître en filigrane la silhouette d'une jeune fille absente (disparue ?) que « seul le soleil peut voir ». La tristesse ne saurait cependant s'imposer. Le passé, sans lequel l'avenir ne serait pas, s’avère de fait indispensable.

Tu parles et ce ne sont pas des débris du passé mais le lever d'arc-en-ciel d'une parole après la nuit.

L’île est un lieu de renaissance où le souffle des profondeurs est autant celui de l’océan que celui du poète.

Le livre se termine sur des textes de circonstance dont les dédicataires sont des personnes chères à l’auteur. Mais le livre n’est-il pas tout entier une longue dédicace ?

Ce vent pourpre nous offre « des mots sans grillage » qui s’écoulent avec fluidité (peu de ponctuation, aucun point final excepté dans les poèmes en prose), un vent qui souffle sur la beauté tranquille des fleuves (La Meuse, la Loire) en attisant le feu des paroles qui embrase le cœur, un livre qui réchauffe comme ce « bol de porcelaine à la soupe bien chaude. Impossible d'y boire encore, mais on s’y réchauffera les mains dans les jours ou le froid nous assaillira ».

 

Présentation de l’auteur




Philippe Pratx, KARMINA VLTIMA – La vie anthologique et névrotique du dernier Mangbetu

Découvrant le titre du livre je n’ai pu m’empêcher d’évoquer le film de Gabriel Pelletier, Karmina, film culte au Québec, qui raconte les aventures loufoques d’une vampire qui grâce à une potion magique redeviendra « normale » et saura faire face à l’amour entre autres choses humaines. Ce dernier des Mangbetus résonne avec le dernier des Mohicans ou encore avec Ishi le dernier Yahi, dernier de sa tribu, monde en voie d’extinction.

Mangbetu comme originaire de l’ancienne Nubie, à présent vivant dans le nord-est du Congo. Rappelons que karmina (ou carmina signifie hymne, chanson, c’est aussi un prénom féminin (Carmina, d’où Carmen) que Bizet a adopté pour nommer son héroïne.

Le livre, qui se déclare chanson ultime, s’ouvre sur une citation de Fréderic Nietzsche : le poème a pour titre (non cité)  un fou au désespoir, poème inclus dans l’appendice  intitulé Chansons du prince Vogelfrei, à la fin de l’ensemble connu comme le Gai Savoir, terme qui renvoie aux troubadours, à l’art de composer une poésie lyrique. Sans étonnement donc on découvre  un livre composé de chants, et l’on ne peut s’empêcher alors de penser aux chefs d’œuvre littéraires tels que l’Odyssée ou la divine comédie de Dante (d’ailleurs Dona Beatriz comme la cruelle Béatrice n’apparaissent-elles pas dans ce livre !)  : On s’attend donc à un voyage, et il y a fort à parier qu’il soit initiatique.

Il s’agit donc du dernier mangbetu qui au terme de son périple, comme labyrinthique vers un ailleurs, lui qui a quitté son village en ruine, raconte « ses souffrances ».

Philippe Pratx, KARMINA VLTIMA – La vie anthologique et névrotique du dernier Mangbetu, éditions le Coudrier (collection coudraie), 147 pages, 20 euros.

Dès le chant liminaire le lecteur est averti : « Mais c’est une fin de siècle, d'un siècle futur, il y a beau temps que les livres sont morts, et l'univers malade des vivants est une plaie qui se referme ; ses rives rejointes, ses lèvres retournées au silence referont une chair lisse et vierge, guérie de nous.

Cela sentira l'éternelle paix du vide. » Nous sommes plongés dans un monde ravagé où des rescapés « vaquent en silence à des tâches saugrenues ». Et c’est dans les livres (« mon seul vrai gîte » dit le narrateur) que se tient la clé de la survie, c’est dans l’écriture d’un livre que se construit « une maison plus intime, un corps pour mon esprit, une existence pour ma vie. »

Alternance de récits en prose et de vers, nous entrons dans un univers fait de «pléthorique solitude », de rêves, de descriptions réalistes, de réflexions s’apparentant à la philosophie ou bien à la sagesse, nous traversons cette « catastrophe universelle » et apprenons la difficulté qu’il y a à se connaître et à rester soi-même, que le voyage, on pourrait aussi bien dire errance, soit effectué à travers le monde ou en soi-même.

Sans doute le voyage ne termine jamais, puisque les chants sont interrompus et repris plus loin, ils se développent et construisent la maison du livre qui abrite notre narrateur : Chant de la Dame des montagnes ; chant de la jolie paysanne folle ; chant du vaisseau fantôme (et comment ne pas entendre Wagner alors !) ; chant des oracles du Pays (où sont évoqués les dix plaies de l’Egypte du livre de l’Exode ainsi que les catastrophes s’abattant sur des villes « maudites » comme Thèbes ou Ys) ; chant de la sainte noire ; chant du voyage en Morte-Terre ; chant du bon homme Nikétas, chant du voyage aux Îles de la Nuit ; chant du voyage aux contrées de la Brume où l’album de Bod Dylan Honky Tonk Blues est cité, où une ambiance de road trip façon beat generation est créée.

On s’aperçoit en lisant que nous voyageons autant dans des références mythologiques, livresques, musicales, picturales, historiques, géopolitiques etc., si ce n’est dans les souvenirs des nombreux voyages entrepris par l’auteur lui-même, que dans un univers purement d’imagination. Dans la luxuriance des images, que je qualifierais de prophétiques, il y aurait presque du William Blake et c’est ici qu’il faut parler des illustrations qui accompagne le livre, réalisées par  Odona Bernard qui semble être nourrie et inspirée par : aussi bien les livres pour enfants que les univers mythologiques et fantastiques. Quelque chose de très frais et de délicat s’en dégage.

On ferme le livre en ayant vogué sur des flots d’images et de langage. On ferme le livre en sachant que les maux de notre temps soulevés dans le livre (déracinements, massacres), qui ne revendiquent aucun temps ni aucun repère, restent brûlants, que la question de la condition humaine tourmente et tourmentera encore … Et la question ultime concerne toujours bien le sens de la vie, comment ne pas se sentir, nous humains capables du meilleur et du pire, ballotés au gré des tempêtes, menacés de folie, aculés au désespoir … et forts de toutes les connaissances, de toutes les expériences, de toutes les méditations, la seule morale à tirer serait : « Se réveiller est, chaque jour, savoir que le monde est perpétuellement dans son agonie interminable. » Alors, de ce constat tragique, prendre la ferme résolution de vivre en plénitude, et comment sinon dans et par l’écriture ! (De cette façon la boucle est n’est-elle pas bouclée !)  

Présentation de l’auteur




Giuliano Ladolfi, Au milieu du gué

Comme je ne pratique pas la langue de Dante, j’ai vérifié dans un dictionnaire le sens attribué en français au mot italien : attestato, qui donne son nom au recueil de Giuliano Ladolfi.

Ce terme se traduit littéralement certificat ou attestation. L’auteur, qui a assuré lui-même la translation de son ouvrage d’une langue à l’autre, propose pour la version française un titre qui diffère profondément du titre originel italien : Au milieu du gué.

Voici qui le place dans une posture singulière. On se souvient de la fameuse expression : Traduttore, traditore, soit : Traducteur, traître. Cette paronomase — une expression qui joue sur la ressemblance entre deux mots — stipule que traduire c’est trahir. Le poète se trahirait-il lui-même ou voudrait-il apporter une précision — un éclaircissement — au mot abrupt dont il se sert dans son idiome natal pour nommer son recueil ? En effet, si le mot certificat se révèle réaliste et donc sans ambiguïté, l’expression Au milieu du gué, possède un potentiel poétique et symbolique. Ce que va confirmer la lecture du livre.

Giuliano Landolfi entend en fait éprouver les possibilités (les impossibilités ?) du langage à traduire l’histoire de son pays. Sa patrie a subi une métamorphose radicale lors du siècle écoulé, à savoir l’abandon d’une civilisation essentiellement rurale au profit d’un modèle industrialisé, voué au modernisme le plus effréné. Ce constat concerne bien d’autres nations.

D’ailleurs, entre toutes, les deux régions du globe qui ont connu une des mutations les plus radicales du vingtième siècle, la Russie et la Chine, présentaient une économie agricole et non industrielle. Ce qui déjouait les prévisions de Karl Marx.

Giuliano Ladolfi : Au milieu du gué (Attestato)Edition bilingue italien - français. Traduction de l’auteur, © janvier 2021 Editions Laborintus, Lille, 126 pages.

« Il y a des périodes dans l’histoire de l’humanité dans lesquelles le temps semble accélérer le rythme et les contours du monde deviennent plus incertains, indéchiffrables ; alors la pensée se révèle incapable de diriger l’histoire et chaque prédiction est contrecarrée par une réalité obscure. »

Le livre se divise en deux parties. A l’image des deux rives d’un même fleuve qui jamais ne se rejoignent. Chaque rive limite un territoire. Le voyageur doit compter sur l’existence d’un pont ou d’un gué pour pouvoir traverser le courant. Si l’on admet que ce fleuve symbolise l’histoire dans l’esprit du poète (le temps qui coule), les terres que bornent ses berges représentent le passé et l’avenir. Le gué désigne alors la possibilité d’un parcours malaisé, voire dangereux (on imagine des pierres glissantes). Le titre en français évoque donc un passage difficile à vivre, un parcours initiatique entre les rives du destin. On s’attend à une œuvre lyrique. Or, le style des poèmes s’avère sans fioritures. On ressent un refus de l’épanchement. Pas ou très peu d’images. Cette manière d’écrire est plus proche de la phraséologie du constat, de l’attestation, ce qui renvoie au titre en italien. « Ici nous naissons et mourrons sans laisser de traces. »

La première partie est consacrée à l’adieu au passé. « En deux générations il nous semble avoir passé des siècles ou peut-être des millénaires. » Adieu à la terre, à la fois natale et pastorale, aux ancêtres, à une certaine insouciance, aux valeurs traditionnelles — aussi. « On a déplacé l’orgue du chœur : / les filles ne viennent pluschanter, mais la Noël va tomber / toujours le 25 décembre. » Et, plus loin : « Le mot Art en patois n’existe pas. / Ici on parle de soupe et de travail […] »

L’auteur écrit à la première personne. Il s’interroge mais questionne également un interlocuteur non nommé, peut-être un membre de sa famille, sans doute son futur lui-même. « Quelle vérité veux-tu que je te dise ?  La tienne ? La mienne ? / Je ne pourrais pas choisir. » Ce contradicteur vit déjà sur l’autre rive. Il habite la ville. Il sait la modernité, la technologie, les nouveaux conflits. « Tu es en l’an 2000, ajoutes-tu. / Illumine la maison / avec des brochures publicitaires ».

Cette partie du livre se termine cependant par une affirmation : le travail poétique sur la langue doit permettre une sorte de réconciliation entre passé et avenir. « Mais j’utilise les mots du pays, / je contemple le monde sous son profil,  /  je sais ce qui germe du sol, / des souvenirs ... » Ce besoin de travailler se confirme par la création de la revue L’Atelier, au nom si évocateur. Giuliano Landolfi se fera aussi éditeur. Enfin, une petite Silvia voit le jour, symbole d’espérance pour son père de soixante ans. Une naissance difficile puisque le bébé manque de mourir. Une nouvelle vie commence.

La seconde partie de l’ouvrage met en scène l’auteur, encore l’interlocuteur (sa conscience ?) mais aussi son fils aîné, âgé de vingt ans.

Ce dernier est totalement coupé de l’univers de son géniteur. « Il n’y a aucune possibilité d’accord avec le père : ils semblent se déplacer en différentes époques de l’évolution. » Le jeune homme vit pleinement la postmodernité. Il ne connaît rien de l’histoire qui précède son existence, le passé antérieur de sa famille. « Monfils n’a pas vu le communisme, /  Il est né après le mur de Berlin, / il ne connaît pas l’angoisse / du terrorisme,quand chaque mot / de dissidence était un coup de feu. » Il a fait sien le manque d’idéal de la société de consommation et ne comprend pas la nostalgie qui semble habiter le poète. « La culture humaniste a été mise en décharge et les valeurs du plaisir, de l’argent, de la mode et du divertissement règnent en maître. » On songe à l’atmosphère factice dans laquelle évoluent les protagonistes de La Dolce Vita, le chef-d’œuvre de Federico Fellini.

Le passage du gué semble déboucher sur un échec : incommunicabilité et difficulté à se dire, à faire comprendre l’histoire : « Pardonne-moi si ma langue est silencieuse... /  il est juste qu’elle s’éteint / parce que je me suis liquéfié  /  en passant l’eau du ruisseau. »

Giuliano Ladolfi insiste sur la vision consumériste du monde postmoderne,  qu’il estime dangereuse parce qu’à la fois globalisante et réductrice : « consumérisme signifie placer le marché au centre du système des relations humaines, des rapports personnels, publics, sociaux, nationaux et internationaux, y compris les modèles culturels (théoriques, philosophiques, éthiques et esthétiques), ainsi que les modèles pratiques et pragmatiques. »

L’auteur cependant refuse de céder au désespoir. Il croie au miracle de la vie, à un avenir toujours possible. Et qui d’autre peut mieux incarner cette espérance sinon l’enfant dont la vie a été menacée puis épargnée (par qui, par quoi) ?  « Silvia est un miracle : / si le parfum explosé se dissipe,  / reste la garantie / d’avoir perçu / pendant un instant au moins l’infini. »

Le parcours en tout cas d’un homme qui doute, qui espère et désespère, le constat d’un monde à la dérive, en déshérence, que quelques grandes âmes (où sont-elles ? Existent-elles ?) pourraient / voudraient encore sauver…

Présentation de l’auteur