Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien

Comme un temps du langage, celui du poème fouillé par les mots, tout dans Je souffle, et rien essore le silence et laisse non pas la sécheresse du néant mais le prodige du rien, qui retrouve son acception ancienne : il y a quelque chose, là, dans la respiration d’Isabelle Lévesque propulsée sur la page, qui n’est autre que la poésie.

Comme un temps de la vie irréductiblement révolu, où les ombres encore vivaces de ceux qui sont passés dans nos cœurs existent encore, thématique dont se sont emparés tant de poètes… Mais il ne s’agit pas ici de regretter, pas de se lamenter, pas d’un chapelet de souvenirs convoqués pour faire poésie. Ces instances se confondent dans le paysage mnésique avec les passages du moi, feuilleté au gré du devenir où s’amenuise l’existence, et reconnues dans une solitude florale, rare, et assumée, où l’acceptation n’est pas résignation mais sagesse, tout entière soufflée dans les mots sur la page, dans la respiration qui s’envole et devient ce « rien » qui est la globalité du monde.

 

 

L’hypothèse noire grandit.
Avril ouvre son ciel aux arbres,
j’entreprends pour écrire
de nouer deux branches fines.

Pas de feuille, encore aucun fruit rompu.
La promesse fleurit, le cerisier domine le blanc,
il éloigne le ciel monochrome
de la trajectoire subie (l’oubli).

Que reste-t-il, maintenant
que mon ombre a grandi ?

Midi cherche minuit. Tu avances,
toi l’invisible, substance pâle du bleu qui s’efface.
Les consonnes trébuchent sur ma langue muette (j’ai tenté)
soumise au cercle de ta tenue reculée.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, peintures de Fabrice rebeyrolle, postface de Jean-Marc Sourdillon, L'herbe qui tremble, 2022, 142 pages, 18 €.

Dans la nature, cet espace où le transitoire à force de recommencement rejoint l’éternité, se trouve la conscience, l’avènement d’une page blanche où ce rythme circulaire inscrit la transcendance. Compter, comme ces chiffres qui jalonnent le recueil, ouvrir lea sonorité des mots, et attendre comme on guette un mantra dans la langue enfin agencée pour se taire, l’instant où tout cesse et où tout devient enfin ce rien béant de l’accomplissement. Compter sans dénombrer, pour intégrer le mystère au monde.

 

Penchée vers la falaise
je suis prise dans l’étau de craie.
ne te retourne pas sur ce fossile à venir.
Je tombe. M’attends-tu ?

Ma vision : le squelette pur du disparu se courbe,
sa main.
Tu élèves ma disparition au rang du ciel.
Une étoile ou mille. Celle du 9 non répertoriée.

Combien de chiffres alignés (compte rond) ?
Je suis les silhouettes aimées une à une
elles me hissent – ici avoue l’oubli du nombre.

 

Le jeu avec les pronoms ne permet plus une appréhension distincte des personnes et brouille les références possibles à l'instance de la poète. "Je" est "tu", enfant du rêve clos et des souvenirs, silhouette qui exige parfois encore d’être nommée mais aussitôt effacée par l'évocation d’altérités croisées, vivantes ou côtoyées encore à travers leur disparition. Ces souvenirs s'inscrivent alors dans le temps du poème, là où le langage mis en bascule dans la vitesse du trait d’Isabelle Lévesque est mis en demeure d'énoncer cette mouvance perçue dans le prisme d'un kaléidoscope de figures oniriques ou de chair qui s'interpénètrent  dans le « je » et le « tu » que dessinent ces croisements d’instances floutées par la trame du poème, et que l'on perçoit magistralement dans les peintures de Fabrice rebeyrolle qui accompagnent les poèmes, où la couleur devient matière, figure, temps et éternité. 

 

L’enfant court, tu trébuches.
La force reste dans ta voix
que je n’entends pas.

Ton ombre m’amenuise
encore.

 

Comme une langue devenue lourde et qu’il faut secouer pour qu’elle s’allège, qu’enfin elle devienne possible, et témoin de ce regard sur soi que l’on voit être, et qui se détache peu à peu de sa chair, hors des pronoms personnels, le poème fabrique ce « je » évidé de l’essence du moi, et trace le territoire de l’impossible ré-union à cet autre qui dans l’altérité est désiré mais perdu d’avance, et à ces autres aussi venus accompagner un instant de la vie et disparus.

 

Tu murmures (dans ma tête  Tu)
le poème resté dans ce nuage
qui n’existe pas. Je tends ton nom
au jour, je plie mes doigts : ils ne se
lèveront pas.

Ton nom informulé
dissipe le malentendu du passé
(tu n’es plus)

Tu es seul, je vis perdue :
verbe muet (les noms alignés sont en terre).

 

Dédicaces et épigraphes esquissent un univers référentiel qui opère paradoxalement en renforçant ce brouillage, parce qu’ici tout se mêle, tout apparaît et tout s’échappe, comme vivre. Restituer ceci n’est pas parler, pas énoncer, mais se saisir. Et ça arrive avant les mots. S’emparer de ceci c’est écrire. C’est le poème d’Isabelle Lévesque.

 

Il y des fleurs rêvées (que j’abandonne) je regarde
la pluie c’est toi

Eric Sautou

 

Et toujours le poème énonce sa propre trace, dit qu’il essaie d’interroger le souvenir comme un lieu  impossible, et de capturer dans la langue ce devenir qui n’est autre que ce rien qui peu à peu empreinte l’existence.

Dire ceci, la cécité et la puissance de l’abandon à se savoir aveugle, est le poème, qui prend naissance et épaisseur dans le souffle d'Isabelle Lévesque. Dedans tout arrive, c’est là que rien devient rempli d’un espace interminable et itératif, qui est aussi dans la couleur des fleurs, le silence des arbres, et, ici, la poésie.

Alors fière je lève ce verre vide :

le coquelicot joindra sa parure au vent.

 

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Ludovic Bernhardt, Réacteur 3 [Fukushima]

Loin de l’introspection ou de la séduction, Réacteur 3 [Fukushima] se veut témoignage ou avertissement, ce qui n’interdit pas une vraie musicalité, au moins dans les premiers poèmes.

Car, à mesure que le narrateur-robot se désagrège, l’expression prend d’autres formes. Il y a les mots rares ou surprenants qui se tamponnent ; il y aussi les blancs, les chiffres ou les plans du réacteur comme si nous y étions enfermés. Le lecteur est conduit, pas toujours en douceur, de la curiosité à l’angoisse à travers des descriptions tantôt oniriques tantôt techniques, une ponctuation déstructurée ou des graphies comme informatisées :

Massacre des fonctions ventilatoires (narines greffées de tubes de silicone). Débrailler des entrailles. Brûler des composants mutés en dioxines. Tandis que des coulées de codes aiguillonnent les évangiles encéphalites. C6 81 56 28 09 34 31 D2 F9 9C D6 BD 92 ED (…)

Une lecture à voix haute serait stoppée nette à l’image du robot dans les décombres, à moins que d’autres effets viennent amplifier ces sensations terribles et nous plonger dans le cœur de la centrale détruite : lumières, bruitages, fumées, projections…

Ludovic Bernhardt, Réacteur 3  [Fukushima], Editions Lanskine, 64 pages, 13 €. 

Réacteur 3 est donc poésie, au sens traditionnel d’une harmonie formelle, mais aussi expérimentation dans le cadre de lectures performées. C’est d’ailleurs tout le travail de son auteur, Ludovic Bernhardt.
Ludovic Bernhardt est lauréat du Grand Prix de Poésie de la SGDL.

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Cécile Guivarch, Cent ans au printemps

C’est presque rien. Pendant trente pages, avancer la main dans la main de Dédé Guivarch, ou plutôt :

Grand-père marche vers moi
me cueillir dans le verger

C’est son souvenir qui vient cueillir Cécile, devenue la pomme d’un pommier, et lui fait dérouler son poème. Il n’y aura pas de grand mot, et pour cause :

Ses mots au quotidien 
très peu de choses

le blaireau sur le lavabo
le tabac à rouler

l’ancre sur sa casquette
ses bleu et ses bottes
une vie entre terre et mer

Cécile Guivarch, Cent ans au printemps, éd. Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 36 p., 7 €.

Et Cécile Guivarch ajoute en contrepoint, puisque chaque poème reçoit un écho parfois ironique parfois nostalgique, parfois les deux :

Je caresse ses médailles
(toute une vie)

Donc peu de choses à dire, et c’est tout. Le tout des sensations, des images qui reviennent telles quelles, le petit ruisseau en contrebas, les lapins dans les clapiers, les marques de la guerre passée, un vieux poirier redevenu sauvage… 

Il aurait eu cent ans au printemps
vingt ans comme ses années de mer

j’ai une barque dans la tête
elle va et vient avec les vagues

La barque du grand père a emporté Cécile dans la poésie de l’essentiel. Elle dit qu’il l’était peut-être, poète, avec « un faux air à Thierry Metz avec son bleu de travail ».

On s’étonne : si peu de chose, une telle économie d’écriture, et pourtant tout est  là. Cécile Guivarch est plus qu’une poète, c’est une sorcière qui d’un coup de stylo magique évoque tout avec rien.

 

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Marianne van Hirtum, La vie fulgurante

Le trio gagnant des années cinquante (Seghers, Paulhan, Breton) révéla Marianne van  Hirtum, qui adhéra officiellement au surréalisme.

Le titre du volume rend bien compte de la fulgurance des images de cette poète belge, que cette édition fait bien de mettre en valeur car on a eu le temps de l'oublier, elle est décédée en 1988.

Les titres des ouvrages parus chez Rougerie résonnent de l'écriture surréaliste, chère à Dumont, à Chavée : « La nuit mathématique », « Les balançoires d'Euclide » ou « Le trépied des algèbres ».

Le lecteur trouvera dans le présent volume, riche et fécond, l'écriture étonnante, avec ses inventives images qui donnent relief à une pensée, fantaisiste, mordante, intense.

L'univers est à la fois étrange (« On étrangle de jeunes enfants dans mon sommeil »), perclus d'interrogations fantasques et justes, fort d'une réflexion sur la vie :

Aller dans la vigueur de la nuit
s'accrochant aux hampes des enfants-navires :
le cerne des yeux s'agrandit d'ombre blanche
alors que sans mesure, sauvage,
la bête aveugle pose sa tête au nord du lit.
(p.43)

Marianne van Hirtum, La vie fulgurante, L'arbre de Diane, 2022, 92p., 12 euros.

L'enfance, en fragments oniriques, dévoile ici ses prestiges, ses préséances, « les épines de l'aube »,  « aux bancs de l'école », « à chaque poupée nouvelle il meurt un enfant » « vierge/ sous la pourriture aigüe des jardins ». « Les chambres de l'esprit » sont aussi au coeur de l'enfance, comme portée par « des épaules de granit » ou des « ailes de moulin barbare ».

Une science onirique et profonde instille en  ces poèmes le mystère des « cygnes sauvages », des forêts profondes. Pas de logique ordinaire ici mais « mon petit crâne/ fermé à clé/ je fis mon chemin » : apologue d'une poésie qui désempare et nourrit son lecteur. Cette vie, transposée en poésie, puisque pour elle « le surréalisme est la vie même », mêle secrets, fantasmes, récits, rêves  « à la recherche de la paix nomade » ; « les mots ont fait famille dans ma bouche ». Rempli d'animaux créés de toutes pièces, à l'image du « Cheval-arquebuse », ce beau livre nous plonge dans les rêveries d'une enfance revisitée, sensible à « la roue du temps » qui place sur la route de la poète « un grand animal de laine/ monté sur ses béquilles ».

 

 




Eva-Maria Berg, Étourdi de soleil

Eva-Maria Berg, poète allemande francophile, signe sa troisième collaboration en trois ans avec les éditions L’Atelier des Noyers. Il s’agit d’un ouvrage divisé en cinq parties dont la cinquième donne son titre au livre et dont la liste des titres constitue déjà, à elle seule, un poème.  Le livre est bilingue, la version française est le fruit du travail de l’auteure mêlé à celui de Max Alhau et d’Olivier Delbard.

Le premier poème nous plonge d’emblée dans l’univers bien reconnaissable d’Eva-Maria Berg, elle dont le regard fait toujours le lien entre un contexte particulier donné et des questions métaphysiques plus générales. « Comme si un matin / n’était que le commencement / » écrit-elle. Et tout tient dans le comme si, car en fin de compte ce qu’elle décrit est un début de la fin, un automne, des corps morts jonchant une plage, cadavres de migrants, nommés « coureurs des vagues »,  chassés de leurs pays comme les feuilles sont chassées des arbres après l’été.

Le deuxième court poème saisit en huit vers la condition aussi bien humaine qu’animale dans un contexte citadin : pour les humains les parcs, pour les oiseaux les toits, et pour tous une fois la mort arrivée, les plus ou moins grandes profondeurs de la terre, symbole d’oubli. Et c’est sur l’oubli que rebondit et s’attarde l’auteure dans le troisième poème en évoquant cette conscience humaine ayant la capacité de s’étendre aux dimensions de la planète, prévenue qu’elle est des drames et des conflits, de la diversité menacée, et tout cela se passe sous un ciel nuageux. Ciel qui avec la complicité du soleil, mais aussi du vent, à l’en croire le quatrième et cinquième poème, n’est peut-être pas aussi innocent qu’on veut bien le penser. Là encore on retrouve la touche et la palette d’Eva-Maria Berg, celle qui égalise et universalise, celle qui fait des humains des frères et sœurs aux rêves équivalents et dont les peaux, ainsi que le veut le mélange des couleurs, se déclinent « dans toutes les nuances de gris ».

Eva-Maria Berg, Étourdi de soleil, œuvres plastiques Yannick Bonvin Rey, L’atelier des Noyers, hors collection, 113 pages, 15 euros.

Grâce à la justesse de son regard, relativisant l’échelle du temps, Eva-Maria Berg nous invite à une mise à distance cosmique, elle forge pour nous une forme de sagesse qui permet d’écrire :

Comme le sommet
de l’iceberg
la plus haute sculpture
de la ville brille
sous le soleil
peut-être un jour
son or
fondra aussi 

Poésie sans majuscule, sans ponctuation, poésie verticale dont nous sommes, lecteurs, les témoins ; poésie verticale au sens de Roberto Juarroz, à propos de laquelle le poète Philippe Jaccottet écrivait : "Dès les premiers vers, on entend une voix autre, décidée, tranchante et rigoureuse. L'homme... médite avec hardiesse sur le lieu qu'il occupe, les rapports du dedans et du dehors, du centre et de la périphérie, de la parole et du silence, de l'absence et de la présence. »  C’est bien entre ces pôles que le regard de la poétesse, tout au long du recueil, navigue, en décrivant des tours du monde à sa façon.

« oublier veut dire aussi / se rappeler / l’essentiel / qui est absent » écrit Eva-Maria comme pour répondre à Roberto Juarroz qui lui affirmait :

« Et en faisant l’appel / il s’agit de ne pas se tromper : / aucune chose ne peut en nommer une autre. / Rien ne doit remplacer ce qui est absent »

Eva-Maria Berg nous offre une poésie de l’intérieur nourrie par l’extérieur, qui sans apprêt, sans fioriture, tranche certes mais sans cruauté, nous expose la condition dérisoire non seulement humaine (exils, épreuves, solitude, extrême pauvreté, espoirs et rêves), mais aussi condition de tout ce qui est vivant et sur lequel l’impact des activités humaines est hélas, malgré quelques héros exemplaires, le plus souvent néfaste, nuisible. L’œil du poète, puis celui du lecteur, est à la fois impuissant et salvateur :

« qui cherche la pluie / dans un poème écoute / les innombrables gouttes / qui arrêtent une montre / avant l’expiration / de sa garantie / il recueille les miettes / du pain mouillé / afin de les sécher / pour l’estomac / sensible d’un pigeon »

S’il est une vérité qui saute aux yeux en parcourant le livre, c’est bien, et c’est un lieu commun, Emerson et Wittgenstein l’ayant mieux exprimé, mais le redire encore, combien l’humain en se faisant acteur et responsable de son langage, définit la relation qu’il établit avec le monde et la réalité. Eva-Maria Berg fait plus que montrer, elle dit son expérience de vie, toutes antennes déployées elle sait assez du monde pour que, même les yeux fermés, elle puisse ressentir ce qu’elle ne voit pas. Dans son «  Sein und Zeit » à elle, elle corrobore par l’expérience l’idée que le Dasein se temporalise par son être au monde. Et quand langage et silence, quand jour et nuit coïncident, le mot s’accorde au souffle et cela ouvre un espace qui fait sortir du quotidien, propulse vers un avant du futur nourri par le passé.

Paysages aquatiques, ou bien feuilles dans le vent, les œuvres de Yannick Bonvin Rey, artiste Suisse, sont venues accompagner le texte d’Eva-Maria après écriture, comme pour illustrer ce poème de la page 36 qui ouvre la deuxième partie : « un jour / sans stylo / la lumière / écrit / toute seule / ». Teintes de petits jours ou crépusculaires, elles saisissent bien le ton grave et tendre de l’auteure, le contraste entre fin et commencement qui se poursuivent, se rattrapent, se rejoignent et font des cycles de la vie comme du recueil, une boucle « bouclée » sur les lignes de crête et les lignes de partage proposées par Eva-Maria Berg.  

Le parallèle avec Poésie verticale qui m’est venu très vite à la lecture d’Étourdi de soleil, conclura mes propos. Roberto Juarroz écrit ceci :

Mais toute perte est le prétexte d’une rencontre.
Les messages perdus
inventent toujours qui doit les trouver.
 

(In Poésie verticale, traduit par Roger Munier, Éditions Fayard, 1989)

Je crois que c’est exactement le rôle qu’Eva-Maria Berg donne aux lecteurs-trices, qu’ils-elles trouvent ses messages perdus, et par là rencontrent la poète à la lisière de son regard, là où ses mots s’accordent à son souffle et se jouent des antagonismes, des contradictions, des contrastes, pour les visiter dans la richesse de tous leurs replis, qu’ils soient heureux ou malheureux, banals ou extraordinaires.




Alain Dantinne, Amour quelque part le nom d’un fleuve

Lire Alain Dantinne est une aventure revigorante à laquelle je m’abandonne de bonne grâce depuis une vingtaine d’années. Le voyage, le vrai, celui dont on ne revient pas ou alors changé en cet autre qui nous hante, est au cœur de sa vocation de poète. Avec ce recueil, l’heure de se retourner a sonné.

Sans doute est-ce le moment de mesurer le chemin parcouru, d’apprécier non les distances mais les lieux et les êtres remisés dans la mémoire du poème. Alain Dantinne n’a pas voyagé pour ne faire que passer mais vraiment pour partir et emporter la solitude dans ses bagages. La feuille de route ? La poésie commence souvent / je me souviens / par un règlement de compte / avec les siens. Et avec soi-même, bien sûr, sans quoi il n’est pas de départ possible. Alors oui, partir contre le vent, vers des ailleurs toujours plus loin, à la rencontre des mots de hasard et des amours éphémères. Partir pour être soi, seul / le poing serré comme une certitude, avec l’énergie de la liberté au cœur et l’âme brûlée par la rage d’écrire. Pour cracher sa vie à la face du monde et des hommes. Cendrars n’est jamais bien loin, ni tous ceux qui ont sacrifié à l’art sacré du vrai voyage. Je serai voyageur / … / Voyageur utopique / Voyageur de l’éphémère. C’est chose faite, de longue date. Depuis L’exil intérieur, les recueils se sont succédés comme pour témoigner à chaque fois de l’essentiel qui se dérobe devant les mots tracés sur la page vierge. Qu’importe les Amériques, la vieille Europe, les latitudes extrêmes et les rugissements du Cap Horn s’il n’est la lumière des mots pour leur donner vie. Sans pour autant attribuer à la littérature et à la métaphore plus de pouvoir qu’elles n’en ont, c’est-à-dire aucun. Alain Dantinne n’est pas dupe. Revenu de tout sans être blasé de rien, en dépit des drames et de la sombre beauté du monde. Bourlinguer d’un continent à l’autre emmène aux confins de la poésie, dans les allées / de l’éternel, là où le cœur se répand en lambeaux.

Alain Dantinne, Amour quelque part le nom d’un fleuve, dessins originaux de Jean Morette, éditions L’Herbe qui tremble, 2020, 282 p, 17€.

Et de cet éloignement intérieur, qui contient tous les voyages possibles, le poète fait le constat que si l’espoir existe, c’est du côté de l’écriture qu’il faut le chercher. Dans les brèches de l’être. Les fêlures de l’esprit. Pour qu’au creux de l’absence jaillisse la poésie, dans la calme lumière des passions pacifiées.

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Alain Vircondelet, Des choses qui ne font que passer

Ces choses qui ne font que passer sont celles qu’Alain Vircondelet aperçoit derrière la vitre d’un train. Le matin comme le soir. En toutes saisons. Visions fugitives qui rassérènent le poète après « les saisons lourdes / de l’épreuve ». La nature est là pour pouvoir continuer à vivre « Sur les crêtes d’abondance / Où survivent les mots ».

En citant en exergue Shei Shonagon, dame de la cour japonaise du 11e siècle et auteure des célèbres Notes de chevet, Alain Vircondelet se place d’une certaine manière sous le signe de l’impermanence, chère aux philosophies extrême-orientales, qui trouve sa traduction dans le passage des saisons. « Le chant perdu des choses qui passent jamais perdues cependant, reprises au vol, juste avant qu’elles ne s’effacent », note Vircondelet.

Après l’hiver, le printemps. Tout meurt, tout revit. L’appréhension du monde depuis un train ajoute ce grain de fugacité. Et aussi d’instantané. Car il importe de saisir au vol, tel un photographe, la chose entrevue. Ici « les coulis d’or des colzas », plus loin « l’éolienne dans sa blancheur de lait cru » ou « le vert velours des champs » … Le poète l’affirme : c’est « chaque petit matin / cette même célébration ».

Alain Vircondelet vit au diapason des saisons. Il y a le « plain-chant des vergers en fleurs » (printemps), « les chants cloutés de meules » (été), « la clarté dorée des heures quotidiennes » (automne), « l’impatiente ardeur des graines »(hiver). Mais cette capacité renouvelée d’émerveillement ne masque pas une forme de désarroi. « Le poème est salut et consolation », affirme-t-il, « dans l’aplomb incertain de nos vies ». Car il s’agit de faire face à « l’immobile silence du mal », à « la lancinante usure » et de « croire / à l’imprévisible courage des mots ».

 

Alain Vircondelet, Des choses qui ne font que passer, L’enfance des arbres, 120 pages, 16 euros.

La nature, entrevue, lui sert de modèle et l’invite même à une forme de résilience avec ses « herbes têtues » ses « forêts impassibles », ses « haies tenaces et fidèles ». Et quand les vignes ont subi des grêles dévastatrices, « leur silence est plus fort que leurs cris ». Le dehors dit le dedans. Le cœur chiffonné d’Alain Vircondelet trouve dans la « gloire / du vivant renaissant » et dans « l’allure vive et verte / De l’espérance » de quoi « se prémunir de l’obscure clarté / des puits à venir ».




Brigitte Gyr, Partition tombée en poussière

Brigitte Gyr a un don pour dire l’énigme, elle le sait :

aujourd’hui comme hier
nous traçons
ce que par avance 
tel un pacte sacré
nous renonçons
à          connaître

 

Est-ce pourquoi son écriture m’enchante – au sens fort du mot. Avec elle, j’entre dans un univers où les choses comme les êtres ont le tremblé que j’aime ; et ses images, ses figures sont toujours inattendues, elles nous ouvrent à des musiques nouvelles, des sensations qu’on n’avait pas connues. On a le sentiment qu’elle suit son phrasé, autant qu’elle le guide. D’où la profonde légèreté de son écriture ?

D’après Partition tombée en poussière, son dernier recueil dédié à sa mère la pianiste Suzanne Gyr (qui réalisa de 1944 à 1947 une série de 53 disques 78 t/mn pour His Master’s Voice), une exécution aurait eu lieu un premier de l’an – peut-être afin d’inaugurer la première année d’une vie nouvelle ? Voilà ce que j’imagine. Il avait fallu

couler ce que l’on nomme mémoire
dans une cuve façon ciment 
s’empêcher de penser

 

Brigitte Gyr, Partition tombée en poussière, La Rumeur libre, collection Plupart du temps, 2021, 84 pages, 15 €.

Mais on ne se débarrasse pas si facilement de sa mère, elle revient toujours :

sur fond tranché dans le vif
j’ai aperçu son visage arrêté sur un accord
l’épaisseur de cette mémoire
l’épaisseur de cette mémoire
                     gelée
                     cette année-là
m’est revenue
                     en vrac

… mais pas les accords dont la petite fille, couchée sous le piano, résonnait tout entière. Elle écrit  quelque part que sa mère craignait les mots et que ses doigts parlaient pour elle… 

Est-ce pourquoi ses poèmes s’égrènent sur le fond d’une désolation dont on aurait perdu la mémoire ? 

jamais ne se descelle
la tombe
close sur un tout premier secret

Une désolation que la beauté de l’écriture contredit… et je pense au blues (rien de classique pourtant !), de chanter leur malheur les esclaves retrouvaient une vie.

du plus profond de ma mémoire confuse
remonte parfois comme un présage
l’avant scène
le trac qui glaçait ses doigts 
hantait les fauteuils rouges 

Rouges comme « le rideau couleur sang »... Le guichet a fermé, écrit Brigitte Gyr. Tous les guichets se ferment un jour ou l’autre. Elle semble ne pas pouvoir s’en consoler. Mais

il me reste en partage
à épeler des notes
                sans solfège
à écrire
               sans grammaire

 

Présentation de l’auteur




Hélène de Oliveira, Un thé aux fleurs bleues

-Partir pendant quelques jours.
-Voilà qui me réjouit fort. Où, messire, voulez-vous que je vous emmène ?
-Loin ! Loin ! Ici la boue est faite de nos fleurs.

… bleues, je le sais. Mais encore ? » : ainsi dialoguent, dès le premier chapitre du roman de Raymond Queneau, Les Fleurs bleues, le duc d’Auge et son cheval, Sthène.

En jeu d’intertextualité avec les Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire, le titre du récit oulipien fait sans doute référence au dahlia bleu qui fleurit ainsi qu’à la tulipe noire, au pays rêvé, dans cette autre version de « L’Invitation au voyage » des Fleurs du Mal : « Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu / Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? » « Any where out of the World », pour reprendre un autre titre du poète romantique entre Spleen et Idéal, appel vers l’ailleurs, alors que par son travail d’alchimiste, ce dernier s’avère capable de faire de l’or des songes et des aspirations à partir de la boue de notre condition de mortels, d’où peuvent éclore ces fameuses « fleurs bleues » !

C’est d’une semblable magie dans sa recette de breuvage salvateur que se nourrit Un thé aux fleurs bleues proposé par Hélène de Oliveira, transformation fascinante des fleurs maladives en possibles Fleurs du Bien, dont le sens le plus banal du terme, avoir une sensibilité « fleur bleue » désigne cette inclinaison aux amours naïves, gentiment sentimentales, dont la saveur douce et éphémère se révèle peut-être plus précieuse que l’amertume de la désillusion.
Hélène de Oliveira, Un thé aux fleurs bleues, Éditions Maïa, 86 pages, 17 euros.

C’est bien d’une pareille métamorphose des épreuves de la vie quotidienne que se traduit, dans son recueil de collecte de telles plantes, la pratique de l’écriture de cette poétesse qui n’a de cesse au fil de ses citations, dialogues et poèmes en vers libre, de relancer son interrogation, sous une forme volontairement espiègle, sur le sens de la vie…

La dernière page de cet ouvrage qui synthétise sa pensée et pourrait tout aussi bien annoncer la définition provisoire de son titre aux vertus cathartiques : « L’existence est un thé d’expériences / Qui infuse dans l’eau du temps. », s’ouvre sur cette méditation finale qui fait des questions partagées des réponses et des réponses, des questions à nouveau posées : « « Un thé aux fleurs bleues » est un premier / recueil poétique sous forme de citations, / de dialogues et de poèmes, / qui aborde les questions de la vie comme / le temps, les épreuves, la résilience, / l’amour et le désir. / Ces questions de la vie, qui sont à elles seules, / les réponses à l’existence humaine. » Et si la « résilience » forme un concept psychanalytique en vogue, ce retournement des situations, se veut la marque, au cours de la lecture de ce livre, d’une capacité humaine, de ressources profondes dans la psyché de tous, de traverser les maux, se réparer, reprendre souffle, s’en sortir.

La construction même de cet ensemble en trois parties significatives se veut moins l’élaboration d’un plan dialectique que la prolongation de ce mouvement de l’existence créateur de sens, affirmations apportées par tous pour édifier la vie de chacun, dans son déploiement du menu, son « Déroulement du service » : « Une tasse en porcelaine de réflexions », « Une eau fumante de discussions », « Un sachet rempli d’herbes de passion » dont le programme illustre à merveille les mille-et-une facettes de ces témoignages, ces échanges, ces expériences recueillies, et qui toutes paraissent imaginer le bonheur à portée de main.

L’invitation du poème initial sert donc de prélude à cet hymne aux vies réparatrices en injonction à affronter son propre destin : « Dans cette vie survoltée, / Vous prendrez bien un petit thé ? / Celui qui survole les pensées. / Un thé aux fleurs bleues. / Asseyez-vous, s’il vous plaît. / Oui, dans ce fauteuil, si vous préférez ! / Car j’ai à vous parler, / Dans un langage particulier. / Celui qui chatouille les oreilles de votre cœur, / Et celui qui ouvre grands les yeux de votre âme. » Et c’est la formule du penseur grec antique Pindare, celle reprise par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, qui semble également une clé de cette démarche : « Deviens ce que tu es », à moins que le recueil qui en résulte, n’en soit la trace rêvée de cette fleur bleue qui sert de fil conducteur également au poète anglais Samuel Taylor Coleridge : « Si un homme traversait le Paradis en songe, qu’il reçût une fleur comme fleur de son passage, et qu’à son éveil, il trouvât cette fleur dans ses mains… que dire alors ? »

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Christophe Pineau-Thierry, Nos matins intérieurs

Il y a quelque chose d'infiniment doux dans ces beaux poèmes d'enfance et de réflexion. La voix, toute simple, énumère les beautés des relations, les amours,ces matins victorieux des « croisements de lumière ».

Rien de faux dans ces textes où chaque mot porte la pierre d'une résolution car le poète sait où il va, sait ce qu'il pose comme petits murets éthiques. 

vers la source de ton visage
dans ce ciel au loin réinventé

...

prendre les chemins de l'écart
quand l'aube vient au monde

...

sur cette terre invisible
le pardon des siècles
la mort des pierres grises

Christophe Pineau-Thierry, Nos matins intérieurs, éd. du Cygne, 2022, 58p., 10 euros.

Les textes – sensibles, calibrés, justes – parlent d'eux-mêmes : une fraternité nous hèle et les mots tissent « l'infini de nos paysages » pour « franchir l'instant ». Le poète, en des poèmes brefs, entre quatre et dix vers, jamais ne délaie sa matière ; il est visuel, attaché à décrire ; il est tactile, lié à nous faire partager une sensualité discrète (pas d'épanchement).

L'enfance est là, toute chaude et s'il parle parfois de naufrage, il sait aussi nommer les termes de l'amitié, de l'amour. Un « nous » rameute la beauté. J'aime beaucoup.

Le poète qui sait « éblouir les anges » a une voix intime, qui porte loin, intérieurement.  Pas de mot claironné. Pas de lyrisme exacerbé. Le poète lâche ses « traces au regard de nacre ». On le remercie d'une telle justesse.

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