Alexandra Anosova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste

La petite utopie anarchiste est le deuxième recueil d’Alexandra Anosova après Roman ! (Le Coudrier 2021). Cette suite de poèmes - introduite par la photo d’un aéroport désert aux avions immobilisés sur le tarmac - nous fait entrer dans une écriture singulière à plus d’un titre.

Qui écrit ? Est-ce l’auteure ou cet étrange personnage nommé Balthazar qui apparaît dans le scénario de courts métrages et dont nous ne saurons rien d’autre que sa tenue vestimentaire (un t-shirt Nirvana, un jean troué, des baskets et un blouson), et qu’il fume des Camel et boit du Nescafé. Mais ce qui nous intéresse, c’est son activité : il écrit, et son texte s’intitule… La petite utopie anarchiste !

Une mise en abîme cinématographique qui ouvre, en noir et blanc, le gouffre de notre vacuité, dans une insolente invitation au voyage au cours d’un déplacement d’un bar à l’autre dans une ville traversée d’aubes pâles, de vent froid et de visages « semblables à des tasses blanches vides / empi­lées sur la machine à café ». Images d’un désenchantement. Une utopie que l’auteure qualifie de « petite », mais une utopie tout de même… Car c’est sans compter sur les mots du poème qui comblent les vides et permettent de dépasser la réalité.

la vie doit donner envie
de vivre
et plus je vis
plus j’en suis convaincue

Alexandra Anasova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste, Éditions du Cygne, 2022, 60 pages, 10€.

L’anarchie y est douce et le ton ironique, et si la poète évoque quelque infraction aux règles, comme fumer sous une pancarte où est écrit: « il est interdit de fumer ici », les armes se désarment et, plus qu’une incitation à une quelconque révolte,  le qualificatif est davantage synonyme de désordre (d’une chambre), d’amoncellement disparate de bouts de poèmes, d’hétérogénéité des activités et centres d’intérêts, d’idées incongrues et d’images qui se télescopent à partir de la polysémie des mots…

je suis allée au Louvre 
revoir la Joconde
au bout de la salle
de la peinture italienne
j’ai remarqué que la peinture du plafond
se décalait en plusieurs endroits
et ils sont même pas fichus
de repeindre le plafond
me suis-je dit
et sous le même toit
la Joconde souriait
divinement
je-m’en-foutiste

Certes, une révolte a bien lieu, mais à l’intérieur de soi-même, dans le regard porté sur les dissonances, sur l’écart entre les choses (le propre du regard poétique). L’évidence n’est jamais certaine. Ainsi est-il possible de percevoir la beauté, de rêver, d’aller jusqu'à la boulangerie du quartier comme si on allait sur une autre planète, de prendre conscience que le bonheur n'est ni dans la richesse ni dans la jeunesse « j'ai dix ans j'ai cent ans je m'en fous de l'âge que j'ai » nous dit l'auteure.

La beauté de l'homme 
c'est sa capacité 
à proposer un monde nouveau 
de chaque cellule de son corps 
c'est dans son regard

Dire que mon corps est matière et dire qu'il est image, c'est exactement la même chose, écrit Bergson. Une affirmation que ne dément pas ce livre dans lequel l’image est primordiale. Un livre qui montre les similitudes entre la fiction et le réel de la vie quotidienne et nous dévoile la beauté au sein de la banalité, le désir de renouveau au cœur d’un automne triste et gris, et la liberté vécue comme une « évolution ».

Mais on ne saurait parler de cette Petite utopie anarchique sans mentionner la forme choisie par l’auteure. On peut même dire qu’elle est essentielle. En effet, nous avons en main un ouvrage qui repose sur des fondations habilement structurées, un livre séquentiel constitué de vingt-quatre poèmes ponctués de cinq courts métrages de dix points chacun (excepté le dernier), qui s’enchaînent sans ponctuation, (seule la majuscule en caractère gras introduisant chacun des textes indique une nouvelle scène). Faut-il y voir une volonté de dépassement de l’anarchie par la création ?  La dualité de l’art et du chaos ? Il ressort de la lecture une incontestable unité elle-même génératrice de liberté. L’auteure élabore son recueil en jouant avec les effets spéciaux : elle change de cadrage, élargit les champs, zoome sur un sourire, use de contrastes et de contre-plongées, de flash-backs aussi :

Quand j’étais enfant
j’allais à l’école
où on nous obligeait à écrire
avec des stylos à plume
à l’encre bleue
je haïssais l’école
je haïssais l’encre bleue
l’encre bleue était trop pâle
mes mots perdaient tout leur poids

La langue elle-même change de registre, des phrases anglaises s’invitent au cœur de la langue française, l’atmosphère parfois tendrement mélancolique échoue dans la trivialité de constats dérisoires et désenchantés… le langage y est le plus souvent familier et populaire « mon langage est pauvre/pour dire à quel point je l’aime » écrit Alexandra Anasova.

Et si l’on ne sait pas à qui elle s’adresse quand elle dit « tu » (un tu tantôt féminin, tantôt masculin, qui pourrait être parfois le lecteur lui-même), il s’agit aussi et surtout de cet étrange Balthazar (son double ? Ne dit-il pas : Je déconne. Ça parle de moi. De rien d’autre que de moi… » et ce sont ses derniers mots. ) Car le livre s’achève sur le cinquième court-métrage, différent des autres car il se présente sous la forme d’un dialogue entre l’auteure et Balthazar.   Et ces dernières pages sont une révélation : un avion décolle tandis que la poète entre et se fond dans ce livre-film qui se boucle sur lui-même et où le mot « fin » invite à tout relire…« C’est la fin, mais vous pouvez recommencer. » 

 

Présentation de l’auteur




Femmes de parole, paroles de femmes

Créée par Nancy R. Lange, cette revue numérique et papier publiée par Les éditions Femmes de parole et les Editions du Cygne s'adosse aux sessions des rencontres internationales de poésie féminine diffusées sur Zoom et relayées sur d'autres vecteurs de diffusion. 

Cette revue revue poétique et interculturelle internationale est "produite en version numérique et en version imprimée et tirée à 500 exemplaires, à raison de trois numéros par année. Elle est publiée par Les éditions Femmes de parole, un organisme sans but lucratif fondé en 2021 par Nancy R. Lange et basé à Laval, au Québec. La revue ne reçoit aucune subvention gouvernementale pour l’instant

Chaque numéro présente une section Passerelles où deux duos d’autrices du Québec, jumelés à deux duos d’ailleurs, offrent des poèmes de leur cru ainsi qu’un texte explorant la trace de l’écriture de l’autrice que chacune a choisie, dans la sienne. Une deuxième section intitulée Échos et résonance  regroupe des textes de femmes et d’hommes qui rendent hommage à une poète décédée, sous forme de commentaires ou de textes inspirés par son œuvre.  Les textes publiés sont produits sur invitation sauf pour les numéros spéciaux pour lesquels un appel de textes sera lancé. Il est à noter que l’orthographe des textes est uniformisée par la réviseure professionnelle lors de la révision des textes".

Une publication placée sous le signe de rencontres, de partage, pour des voix féminines venues du monde entier. Ainsi dans le premier numéro, Voix visibles,  un sommaire où se rencontrent des noms de tous les horizons : 

Femmes der parole n°1, Voix visibles, Les éditions Femmes de parole et les Editions du Cygne, août 2021, 117  pages, 17 € pour la France, abonnement sur femmesdeparole.org

Nancy R. Lange, la directrice fondatrice de ce festival mondial, Cécile Ouhmani, Brigitte Gyr, Marie-Hélène Montpetit, Nicole Brossard, Sophie Brassart, Hélène Fresnel, Maëlle Dupon, Claudine Bertrand, Annie Molin-Vasseur, Louky Bersianik & Claire Varin (correspondances), Gaëtan Dostie, France Théoret, Annie Landreville, Aimée Dandois-Paradis, Olderin Salmeron, Anna Louise E. Fontaine, Catrine Godin, Marguerite Morin, Angelina Guo, Marco Geoffroy, Stéphane Despatie, Corinne Chevarier, Geneviève-Anaïs Proulx, Mireille Cliche, Duckens Charitable et Fabrice Koffy.

D'autres numéros, parus en 2021 et 2022, sont venus enrichir cette toute jeune revue qui n'est pas qu'une revue, mais un support palpable de ce mouvement initié par Nancy R. Lange, considérable et si nécessaire à notre époque où l'humain semble prendre le chemin de la haine plutôt que de la fraternité. Violence et grâce, justement, met en lumière la condition féminine qui au-delà des frontières témoigne des jougs ancestraux qui pèsent encore sur les femmes. La rubrique Echos et résonance est placée sous les auspices d'Anne Hébert à qui un hommage est rendu par Marie-Andrée Lamontagne, Marie-Pierre Genest, Louise Desjardins, Linda Dion, Mario Cholette, Monique Pariseau, Catrine Godin, Lyne Richard, Guy Marchamps, François Godin, France Bonneau, Jean Perron. 

La première partie de cette belle publication, Passerelles,  croise versions originales anglaises et leur traduction, témoignage de la dimension internationale si besoin était de l'ensemble, et de la volonté de Nancy R. Lange, sans cesse réaffirmée, qui guide ses pas et ses choix depuis toujours : réunir, porter une parole de paix, lutter, surtout, contre la violence, quelle que soit sa nature, son lieu, sa langue. Se croisent Penn Kemp (Ont.) Sharon Thesen (C. B.), Mireille Cliche (Qc.), Catherine Fortin (Qc.), Erin Dingle (Alb.), Sheri D. Wilson (Alb.), Aspasia Worlitsky (Qc.), Nancy R. Lange.

Femmes de parole n°2, violence et grâce, Les éditions Femmes de parole et les Editions du Cygne, août 2021, 134 pages, 17 € pour la France, abonnement sur femmesdeparole.org

Un troisième volume poursuit cette vaste entreprise, Résilience et dépassement, avec un hommage à Anne-Marie Alonzo, et des Passerelles qui croisent des voix poétiques du Québec, du Manitoba français, des territoires du Nord-Ouest et d'Alberta. A signaler enfin, le très beau niveau graphique, et les visuels, qui ponctuent les chapitres et sont soutenus par des citations, pour ces deux derniers numéros, d'Anne Hébert et d'Anne-Marie Alonzo. 

A suivre, à soutenir, à protéger ! Enfin, merci à Nancy R. Lange,et  à l'équipe éditoriale,  Mireille Cliche, Maëlle Dupon, Catrine Godin, Annie Molin Vasseur, Shana Plante-Paquette, Julie Le Roy, Émilie Saunier, Alejandro Natan, Corinne Prince, sans oublier les éditions du Cygne, Patrice Kanozsai, qui soutient toujours ces voix du monde, afin qu'il ne ressemble pas à ce qu'il est en train de devenir !  

Femmes de parole n°3, résidence et dépassement, Les éditions
Femmes de parole et les Editions du
Cygne, novembre 2021,
113 pages, 17 € pour la France, abonnement sur femmesdeparole.org




vasyl makhno, Quatre poèmes ukrainiens

Ces poèmes ont été  traduits  de l'anglais par Marilyne Bertoncini. Le premier a été publié sur le site de poésie en ligne Jeudi des mots.

 

∗∗∗

MON PÈRE 

vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
quand John chantait, c'était des batteries qu'il serrait
et le week-end, il en attachait lui aussi, comme mécanicien automobile
quelque chose se cassait toujours - les bougies pleines de gaz tombaient en panne
Les Beatles s'envolaient pour l'Inde - les hivers passaient
et les enfants des fleurs rompaient des tiges et des strophes

 vous savez,  une petite ville : quelques voitures – la mairie – la place du marché
des pavés posés au fil des siècles comme des vers rimés
les vitres des immeubles vibrant comme un déca de violon
fin des années 50 : les enfants de la guerre - une génération abîmée
en  manteau de laine et bottes en caoutchouc à hauteur de genou
debout à l'arrêt de bus c’était ma mère - une étudiante

vous savez,  ces écoles de musique  : accordéon guitare ou dombra1
la musique exige un sacrifice comme un don
l'école d’orchestre dans une ancienne synagogue
maintenant convertie en club de district - chauffée par un poêle à pétrole
dans son tout nouveau "hazon"2 en tirant sur sa cigarette -
mon père attend ma mère - au coin de la rue

après quelques années, n’est-ce pas, leur mariage raté s'est effondré
la musique avait soudainement changé – je grandissais et grossissais
John qui avait épousé Yoko poussait des foules de hippies
à chanter sur les fleurs - changeait sa garde-robe et son style
se faisait pousser la barbe/moustache comme un prophète dans la nature
séduit par la liberté et les gauchistes

vous savez, cette petite ville changera aussi quand des unités
militaires occuperont la caserne aviateurs et brancardiers
les recrues de printemps et d’automne aussi cycliques que les saisons
chanteront les chansons de John : à propos d'hier et d'avant-hier
sur l'amour non partagé - seul et en chœur -
sur  tout ce qui passe

vous savez, au coin de la rue où mon père attendait ma mère
la musique n'a pas changé elle sonne pareil pour moi
et j'entends cet orchestre qui joue faux
et John gisant sur le trottoir - abattu à New York -
avec ses lunettes noires désormais  Yoko vieillie
Et la musique pas plus que le divorce, je ne les comprends

vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
Je le vois jeune homme accélérant dans la cabine de son "hazon"
pendant que ma mère au coin de la rue l’attend en fredonnant "Let It Be"
c'est sa nana et il se dépêche de voler
il ne leur reste qu'un bref instant - en fait, le temps de cligner des yeux
mais leur musique et la musique des Beatles resteront avec moi

 

∗∗∗

SIGHETU MARMATIEI


A Sighetu Marmatiei l'odeur des pommes verreuses
Et les gitanes t'attrapant par les manches pour lire ton avenir
prétendant tout savoir sur toi
dans un relent d’eau-de-vie faite à la maison entrelacée d’oignons mâchés le matin
et de cigarettes ukrainiennes
passées en contrebande par le pont frontalier plusieurs
fois par jour

les brumes du matin envelopperaient la ville jusqu'au cou
descendant des montagnes - comme les villageois du lieu - au marché de Sighetu
et s'attardant dans les rues
puis blottis contre les immeubles avec la tête
comme les chiens errants
de cette ville

Je me tenais au croisement
où le panneau indiquait la direction de Baia-Mare
tout près d'une synagogue restaurée
une église orthodoxe la mairie et de quelques maisons en boites d'allumettes
renversées par le vent attestant de la chute
de toutes les Europes et des empires
et seul le chemin de fer construit à l'époque de l’Autriche
se dirigeait au moins quelque part en tirant les voitures
comme un enfant désobéissant par la main
et le train
entrant dans les montagnes y disparaîtrait à jamais
ayant emporté les Juifs

car il leur était impossible de vivre ici
c’est-à-dire de prier dans leur synagogue
de traire leurs chèvres et vendre du poivron rouge
se rendre à Baia-Mare et en Hongrie
et chanter leurs chants funèbres chaque sabbat

il était impossible de vivre ici en général
parmi les églises en bois aux inscriptions cyrilliques
avec les images de Sainte Barbe et du Jugement Dernier
avec les évangélistes tenant chacun au garde-à-vous, l’index
comme une clé
et le veilleur de nuit probablement
en fermant l'église et la porte du cimetière pour la nuit
grommellerait que les clés et les serrures étaient rouillées

Et Sighetu Marmatiei sentait aussi les prunes écrasées
avec leurs noyaux comme les yeux bruns d'une vache morte
et  mouches et des fourmis rampant sur elles
et il était évident que le train de nuit approchait de la gare
locar bien avant l'arrêt, le mécanicien signalait
à ces montagnes aux pommes aux prunes et aux gitans fatigués
qui buvaient du vin à la taverne en bord de route
et vidaient des truites grillées de leurs mains sales
en criant à l'aubergiste
de servir plus de pain blanc
à toute vitesse

Car ils devaient atteindre la frontière au moment où
leurs femmes rentraient à la maison
avec des cigarettes de contrebande

 

∗∗∗

DACIA 13003

 c'était pendant le règne de Ceausescu quand les vieux bâtiments s'effondraient
que les habitants de Bucarest voyageaient dans des chariots tirés par des vaches
et que seuls les oiseaux tournant au-dessus de la campagne étaient libres

 la voiture avait été achetée par son père avec sa paye mensuelle
de la Securitate comme informateur
à l'époque c'était nouveau et jalousé de tous

 cette nuit-là, il conduisait avec sa copine pour éclairer la ville
parce que l'électricité était vendue à l'étranger
de même que le droit des Juifs à l’émigration était monnayé contre des devises fortes

 alors tout le monde voulait être juif pour fuir
et tout le monde voulait vivre à Paris puisque tout le monde savait le français
pas moins bien que Tristan Tzara ou Mircea Eliade

 elle était assise à côté de lui en larmes car sa grossesse l'avait irrité
il lui a demandé d'allumer sa cigarette
puis il s'est arrêté, est sorti de la voiture en courant et a donné de toutes ses forces un coup de pied dans les pneus

 aussi ronds que son ventre

 

 

∗∗∗

Le FILS PRODIGUE

lorsque dans cette parabole de l'évangile – qu’on lit en ce moment dans la petite église du village -
le père se précipite pour accueillir son fils en ordonnant aux serviteurs de lui mettre la meilleure robe et de tuer un veau pour lui

Devrait alors briller pour moi au moins une faible lumière dans l’une des chambres du sixième étage

mais il fait noir - personne n'attend : ou bien  ils dorment - car il est minuit passé – ou bien  ils sont partis
et n'ont pas laissé leurs clés aux voisins

peut-être devrais-je aller chez mes plus proches amis : ils étaient si contents de m'héberger pour la nuit
avant de se marier et ils écoutaient ma poésie avec tant de gratitude
mais la douane a confisqué mon carnet d'adresses (guerre contre le terrorisme)
et je ne me souviens ni de leurs adresses ni de leurs numéros de téléphone

s'ils lisent la parabole de l'évangile sur le fils prodigue dans cette petite église de village
alors quelqu'un doit ressentir les mots les plus cuisants
et rester dehors tête nue
sous la neige qui tombe

 

 

∗∗∗

Notes

  1.  Dombra - un instrument à cordes kazakh

       2. Hazon - un camion soviétique

       3. Une voiture roumaine fabriquée pendant la guerre froide

∗∗∗

Photo de Une © Mileny Androshhuk

Présentation de l’auteur




Dimitri Porcu, Tous solo, voix mêlées, aux Journées Poët Poët 2022

Poètes, plasticiens, musiciens, performeurs... le festival Poët-Poët, dont Recours au poème est partenaire, porte haut la mission poétique et transversale autant que marginale que ses concepteurs ont adoptée. Après deux ans de confinement, et d'actions virtuelles dont nous avons parlé dans un précédent numéro,  la 16ème édition tient ses promesses, en invitant des noms prestigieux et internationaux (après Sapho, marraine de la précédente édition, Jean-Pierre Siméon (avec qui Carole Mesrobian s'entretient sur sa radio L'Ire du Dire), Laurence Vielle), Chiara Mullas (dont l'entretien avec Marilyne Bertoncini est publié dans ce numéro) - des artistes  et acteurs culturels "locaux", animant ateliers, rencontres, festivals... dans Nice et alentour (La Gaude, Clans, Aiglun...)  et musiciens et poètes de tous horizons.

Dimitri Porcu, poète et musicien lyonnais d'origine italienne, est invité ainsi que l'éditeur des éditions de l'Aigrette, maison indépendante à Marseille, dirigé par Mikaël Saint-Honoré. et créée en  2015 avec pour ambition de "proposer des livres qui ne laissent pas indifférent, dans le fond et la forme, privilégiant le cheminement d'auteurs qui bousculent un peu, beaucoup, tout en gardant une cohérence et une qualité d'écriture". Ils sont tous deux présents du 21 au 24 mars pour le festival créé par Sabine Venaruzzo, comédienne et chanteuse lyrique.

Tôt passionné par  le jazz, le free-jazz, les musiques improvisées, mais aussi pour la poésie et le lien entre paroles et musique, Dimitri Porcu a joué et fait de nombreuses lectures en France et à l’étranger. C'est à son retour du Festival Poët Poët, où il était invité pour la présentation de son dernier livre Tous-Solo qui vient de sortir aux éditions de l’Aigrette, que Christine Durif-Bruckert a eu avec cet interprète et improvisateur, depuis toujours tourné vers le poème, un  moment de dialogue particulièrement vivant : 

 Dimitri, tu reviens  des Journées Poët Poët, où tu étais invité pour la présentation de ton dernier livre Tous-Solo qui vient de sortir aux éditions de l’Aigrette, . Peux-tu nous parler de cette expérience?
Sabine Venaruzzo, rencontrée à Sète l’an dernier où elle participait au festival des Voix Vives, avait lu mon texte sur l’éphémère dans l’anthologie des éditions de Doucey. Elle m’a invité aussi en tant que musicien, car le principe du festival Poët Poët, c’est de créer des performances et des rencontres d’artistes.
Ces journées ont débuté dans un petit théâtre associatif, l’Entre-Pont, par une lecture performance en duo avec Laurie Camous, artiste plasticienne, qui projetait ses dessins en direct sur écran, au fur et à mesure de la lecture de mes textes. Je jouais et je lisais mes propres poèmes sur les dessins. C’était de l’impro totale, comme le surlendemain, , avec Laurence Vielle, poétesse et comédienne belge, marraine des Journées de cette année. Notre performance s’est orientée très vite en une suite de lectures croisées :, des textes  engagés choisis en écho, sur les thèmes de la  nature, l’écologie, l’immigration etc.

 

 

Dimitri porcu, Tous-solo, éditions de L'Aigrette, Marseilles, 2022.

A Cagnes-sur-mer, au collège Jules Vernes, j'ai été accueilli avec des affiches, des pancartes, par des élèves de 3ème qui avaient travaillé mon manuscrit en amont.  Je m’attendais à vrai dire à un atelier d’écriture, à une rencontre « habituelle » avec une classe. Mais c’était bien plus que ça, un truc de fou. Ils avaient fait des dessins, une bande dessinée autour de mes textes, affichés dans tout le collège. Notamment, pour le poème Les mots oiseaux, ils avaient dessiné un vol d’oiseaux avec des mots du poème écrits dessus. Suivra  à la librairie Masséna, une rencontre lecture dédicace en présence là aussi de l’éditeur. C’est vraiment un très beau festival, bien organisé, avec une très bonne équipe, des jeunes bénévoles très dynamiques.

Le titrede mon livre,  Tous-Solo, c’est pour dire que l’on est chacun seul en soi, avec ce que l’on ne peut pas partager. Ce livre, c’est un peu la suite de mon double deuil, celui de mon père, suivi 3 ans après de celui de ma mère. Il y a deux poèmes pour eux dans ce livre. Le recueil précédent, Les mots au centre (éditions Gros Texte) faisaient déjà  écho à la mort de mon père en 2017. Mais à l’époque ma mère était encore là.
Seul aujourd’hui
A bord d’un canot de sauvetage d’infortune
Je m’apprête à travers les mers
Qui me restent encore inexplorées
Vos visages comme pavillon
Vos âmes à la proue
Tous-Solo à l’horizon (p 46)
Lecture Laurie Camous, Dimitri Porcu, Festival Poët Poët, 2022.
Bien que mes parents soient en filigrane dans chacun de mes mots, je  parle aussi des gens, de mes amis-poètes et musiciens, Thierry Renard, Lionel Martin, Stefano Giaccone. Pour écrire de la poésie, de toute façon il faut lire les autres. On s’inspire mutuellement. Ce qui est essentiel, c’est de voir, à partir de ce que l’on vit, comment on peut rejoindre les autres, ceux avec lesquels on retrouve nos routes/Nos révoltes/Nos envies de croire encore/ (Tous-Solo, p 36)
Seuls les solitaires
Ne sont jamais seuls
Seuls les solitaires se dopent à l’altruisme
Seuls les solitaires sont dépourvus d’égo
Seuls les solitaires
Construisent l’avenir commun
                        Tous-Solo dans l’inutilité (p 42)
Tous-Solo dans l’inutilité, c’est le texte central, le premier des Tous-Solo. Après les autres ont suivi. C’est à partir de celui-ci que j’ai écrit le recueil. Il a entraîné tout le chant. Oui, c’est un peu comme un long morceau de musique, un long chant, tous les poèmes se terminent par Tous-Solo... en insomnie, au quartier, en plein vol, face au poème, dans la continuité du rêve ... Finalement ce sont tous les solos que j’entends au fond de moi, même si les textes ne sont pas tous en rapport les uns avec les autres, ce refrain fait une continuité et construit l’unité du livre.
Et il y a la mer, toujours, la Méditerranée, qui pour moi représente le voyage, la navigation, le coté marin et pirate. Elle représente une traversée avec les mots, toutes les formes de migrations et l’exil en général.  C’est lié à mon histoire personnelle, l’immigration de mes grands-parents, de mon père. Je suis sarde par mon père et grec  par ma mère, de  Grèce d’Asie mineure, la Turquie aujourd’hui. Avec Laurence Viel on a lu l’amer du sud, le livre  écrit avec T. Renard, totalement bilingue français-italien, dans lequel des textes font référence à certain de nos mentors : Pasolini, et Antonio Gramsci..
Tu es régulièrement amené à travailler sur la langue, la musique lors d’ateliers auprès de différents publics, scolaires, étudiants, adultes et de personnes plus en difficultés.
Oui, j’interviens souvent pour des ateliers d’écriture poétique en collège, lycée, structures d’accueil, hôpitaux etc...auprès de ceux qui sont le plus souvent éloignés de l’écriture ou en difficultés sociales, de vies.. Dans les ateliers d’écriture je propose un travail sur la langue. Et dans ces contextes, nous échangeons beaucoup sur la poésie comme nous l’avons fait avec les jeunes du collège Jules Verne  à Cagnes-sur-mer. J’explique qu’en poésie un mot suffit, on peut associer des mots que l’on ne va pas associer dans la vie de tous les jours (bien que la poésie fasse partie de la vie de tous les jours), parce qu’on crée des images, des imaginaires. Pour moi c’est le mot qui compte, le son, le rythme et l’image qu’on veut créer, ce qu’on veut dire.
C’est une vraie ouverture pour ces publics, surtout pour les élèves en difficultés scolaires. En quelque sorte on déconstruit les cours de français et le schéma sujet/verbe/complément. Ça leur donne des échappées, ça les sort de l’impasse, parce qu’ils s’aperçoivent qu’avec deux mots ils peuvent exprimer quelque chose. Et en retour, ils adoptent un autre rapport à la langue, à l’écriture dans le cadre des cours.
Je veux leur montrer qu’avec la poésie on peut lever toutes les barrières. Un mot est un monde, et deux mots c’est deux mondes qui se rencontrent
 Je leur ai expliqué également que tout le monde peut être poète, que la poésie est, parmi les expressions artistiques, le lieu d’une liberté absolue. Tout le monde peut pratiquer une activité artistique, musique, danse, théâtre, cinéma etc, de façon autodidacte ou en amateur, Mais il y a des écoles, des conservatoires, des diplômes et des métiers qui existent, qui sont reconnus pour toutes ces formes artistiques. Pas en poésie. Il n’y a pas d’école de poésie, de diplôme à passer. On peut être pêcheur, ingénieur, chômeur, tout ce que l’on veut, et poète. Il y a des courants, mais pas d’école. Ils ont été très sensibles à ça.
Tu joues de la clarinette et du saxo. Je t’ai également entendu utiliser d’autres instruments comme la guimbarde lors des animations avec les enfants, notamment à Saint Claude dans le spectacle Une tortue dans ma tête que vous avez joué avec Mohammed El Amraoui, dans le cadre de la Semaine de la Langue française et de la Francophonie 2022. La musique est une dimension essentielle de ta vision poétique.
J’écoute de la poésie depuis que je suis petit. J’étais tout le temps avec mon père, le poète et traducteur d’italien, Marc Porcu. J’allais partout avec lui, aux soirées poésies, dans les festivals, en France, à l’étranger. Comme mon père s’occupait de l’association Poésie Rencontre, je suis devenu musicien des poètes.  J’ai commencé à 15/16 ans à accompagner les poètes de la région lyonnaise et tous ceux qu’invitait  l’association, Chantal Ravel, Thierry Renard, Mohamed El'amraoui, Martin Laquet, Stéphane Juranics, Samira Negrouche, Lance Henson, Jean-Pierre Siméon, Jean-Pierre Spilmont etc.., puis petit à petit et jusqu’à aujourd’hui, (j’ai 44 ans), bien d’autres en France et à l’étranger.
J’ai découvert la musique, le jazz, par le clarinettiste Louis Sclavis qui est un ami très proche de mon père, depuis leurs jeunesse lycéenne, et qui était mon idole, avant même de découvrir John Coltrane, Charlie Parker et les grands noms de jazz. Je disais toujours enfant, « J’ai la chance de connaître mon idole, de le voir chez moi ». De même, j’ai découvert les poètes vivants avant de connaître Rimbaud, Verlaine et Compagnie. C’était les poètes que je voyais à la maison, et que je voyais lors de  lectures, qui m’ont fait aimer la poésie.
D’ailleurs, aujourd’hui, je ne dis pas que j’accompagne les poètes, je dis "je joue avec les poètes", comme je jouerai avec d’autres musiciens. On joue ensemble. J’écoute le texte, le mot, je me mets au service du poème, de la façon dont chacun le lit, j’écoute ce qui se dit. Ce n’est pas de l’illustration non plus. C’est plutôt la création d'une ambiance. C’est toujours en impro, car ça marche mieux,  on est plus libre. Selon moi, c’est mieux aussi pour le public qui ressent une vraie écoute, une vraie harmonie entre mots et notes, voix et sons. En improvisant on est obligé de s’écouter vraiment. Quand on prépare, on se met des barrières, on se dit "là il faut absolument que je joue cette note-là", on se met des contraintes, on attend le moment, alors qu en écoutant vraiment la lecture du texte, la note arrive d’elle-même.
....et elle rencontre le mot, tu écris p 41 de Tous-Solo « j’ai aimé entendre claquer sa langue sous mes doigts  « clarinettés ».  C’est ce qui donne à la poésie la valeur de sa sonorité et de son rythme.
Pour moi la poésie c’est le free de la littérature, c’est la liberté dans la littérature. Maintenant je ne dis plus que je joue du free jazz, mais je dis "je joue de la musique improvisée", ça peut être du tango, de la musique orientale, classique. Si tu lis une partition, tu suis ce qu’il y a d’écrit, certes tu peux mettre de l’intention, mais tu n’as pas besoin de réfléchir plus que ça. Tu lis ta partition, tu joues et tu sais qu’à tel moment, c’est telle note, telle tonalité, tel accord, style etc..
Je pense que lorsque les musiciens ne sont pas improvisateurs, c’est plus compliqué avec la poésie. Ils arrivent avec des accords tout prêts, des morceaux, des grilles en tête, ils vont vouloir les suivre et quelquefois, c’est en décalage total avec le texte avec la voix du lecteur ou de la lectrice, et ça fait école de musique. C’est plaqué, le poète dit son texte, le musicien fait son petit morceau, quelquefois comme un intermède. Après ça peut fonctionner aussi, mais t’es pas dans la création, on ne joue pas ensemble et pour moi l’essentiel c’est que l’on joue ensemble. Il y a des poètes qui ont des morceaux en tête, je leur dis non, si le public connaît ce morceau-là, il va l’avoir en tête, et il n’écoute ni le texte ni la musique, surtout s’il s’agit de morceaux que tout le monde connaît.
Dans l’improvisation, ça fonctionne comme une langue commune. Quand je joue avec des poètes, je sais que ce n’est pas comme en concert, comme avec d’autres musiciens, c’est pas Dimitri solo clarinette, ce qui ne m’empêche pas qu’entre deux vers quand je le sens, quand le texte s’y prête, que je puisse prendre un peu plus la place, mais après hop je redescends au service du texte. Toujours au service du texte, avec le texte. Et l’instrument se chauffe avec la voix de l’autre, des autres. Tu y es.

 

 

Présentation de l’auteur




Une Ent’revue‑s avec André Chabin

L'univers des revues est diversifié, multiple, innombrable. Toutes portées par une ligne éditoriale bien définie qui fait leur identité, elles permettent une diffusion de la littérature, de l'art, appréhendés à travers des prismes différents, enrichissant ainsi mille facettes des thématiques ou des sujets abordés.  C'est dire que leur existence est nécessaire, car elles assurent une pluralité d'approches qui garantissent la liberté fondamentale de pouvoir appréhender un  domaine en choisissant comment grâce à la diversité des informations disponibles. André Chabin a été pendant trente ans directeur de l'association Ent'revues, et du site du même nom, site de référence sur les revues contemporaines (www.entrevues.org). Rédacteur en chef de La Revue des revues, coordinateur du Salon de la revue, il organise et participe à de nombreux colloques, journées de réflexion et autres manifestations sur les revues contemporaines. Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème. Nous l'en remercions vivement.

Pourquoi les revues ? Vous avez créé Ent’revues, La Revue des revues, et participé à l’élaboration du salon de la revue. Qu’est-ce qui a motivé cet intérêt et cette mobilisation ?
Permettez-moi d’abord une petite rectification : je ne suis pas le créateur d’Entrevues en 1986 – j’étais alors libraire – même si j’ai rejoint l’association assez précocement début 1989 pour en devenir, c’est vrai, le pilier, l’animateur, le représentant, à la fois « petite main » et administrateur. Au fond, cette précision factuelle importe moins que l’engagement total, l’enthousiasme, la conviction de mener une action utile, nécessaire même, en direction des revues.

La Revue des revues, publié par Association Entrevue, 1986.

 Je crois avoir su maintenir l’association – un combat permanent, parfois usant –, c’était bien le moins mais aussi développer des outils et des actions qui aujourd’hui lui donnent figure : un catalogue exhaustif, autant que faire se peut des revues vivantes - devenu un site internet de référence - un salon de la revue qui s’est imposé comme un rendez-vous très cher à de très nombreuses revues… Je ne vais pas faire ici l’histoire d’Entrevues : imaginez, c’est presque 50 ans de vie qu’il faudrait embrasser !
Tentons en quelques mots de dire comment l’association a vu le jour : tout est parti d’un colloque sur la situation des revues en France, colloque voulu par la Direction du livre de l’époque dirigée par Jean Gattégno. Colloque qui a donné naissance à un rapport, rapport qui portait lui-même en gésine la création d’Ent’revues. Quels constats donc nés de ce colloque, développés dans ce rapport ? Les revues avaient de plus en plus de mal à se faire connaître et reconnaître : les libraires s’en détournaient, les bibliothèques ne les accueillaient qu’à dose homéopathique, la presse, le plus souvent, les ignorait superbement, les outils de commercialisation faisaient grandement défaut…Bref, les revues étaient en voie d’invisibilité.
Face à cette situation, la création d’Entrevues s’est voulu réparation. Bien entendu, cette petite machine avec ces moyens limités en bras et en finance ne pouvait prétendre colmater toutes les brèches, renverser un mouvement de fond, repeindre du sol au plafond de rose la grisaille des temps. Mais enfin, il s’est agi de créer un espace d’information et de formation pour les revues, sur les revues, un lieu de réflexion sur le phénomène revue, un outil de leur promotion.
Je ne vais pas énumérer les dizaines d’initiatives – de colloques en « nuits de la revue », de séances de formation à destination de bibliothécaires en soirées de promotion, de collaborations avec de nombreuses manifestations ou institutions (Marché de la poésie, BPI, Les Revues parlées, la Maison des écrivains…) à la publication d’un guide pratique de la revue à destination des porteurs de projets en passant par des années de chroniques à France-Culture. 
En somme, nous avons multiplié les points d’impact interdisant (fol espoir !) à tel ou tel de dire que les revues n’existaient pas, étaient introuvables, n’en valaient pas la peine…Bref, j’aime à dire qu’Entrevues n’a cessé de jouer du tam-tam : déboucher les oreilles, dessiller les yeux. Faire voir et entendre, partager la diversité, la créativité, le talent, le mouvement perpétuel des revues si méconnues, si mal aimées, quand elles n’apparaissaient pas comme des formes désuètes, enkystées dans une histoire qui fut certes glorieuse mais qui avait fait son temps.
Pouvez-vous également nous parler de La Revue des revues ?
La chute de ma précédente réponse conduit naturellement à votre autre question : La Revue des revues est notre bateau amiral sans lequel toutes nos autres actions n’auraient pas la même légitimé, le même ancrage. En effet, La Revue des revues n’a de cesse de redonner aux revues, par des études historiques, universitaires, à tout le moins érudites, leur place légitime de notre histoire culturelle aussi bien du point de vue de la création que de la réflexion.

Marché de la poésie, Place saint-Sulpice, 37-ème édition, André Chabin interroge Fabien Drouet pour sa revue - "21 minutes"  et Hervé Laurent pour sa revue - "L'Ours blanc". Avec également  François Rannou pour "Babel heureuse" et Marie de Quatrebarbes pour "La tête et les cornes".

Pourrait-on citer un grand mouvement littéraire, une avant-garde, une idéologie, une avancée de la pensée qui n’auraient fait d’une ou plusieurs revues le lieu même de son élaboration, le creuset de sa réflexion, de ses batailles et de sa discussion, voire de sa contestation ? Pour ma part je n’en vois pas…Et pourtant combien d’études historiques font l’impasse sur ce rôle éminent, cardinal des revues, les reléguant en note en bas de page, en brassée bibliographique. Comme si leurs corps étaient transparents, comme si elles n’avaient pas été des organismes vivants, avec leurs ardeurs, leurs humeurs, leurs acteurs, leur sociabilité. Le travail de notre revue prend cette désinvolture à revers et entend restituer leurs traits et silhouettes aux revues, retrouver leur souffle perdu, leur respiration et leur profondeur.
Mais La Revue des revues ne fait pas que tendre un miroir savant au passé, elle sait aussi s’intéresser aux revues du présent : portraits, état des lieux, notes de lecture sur les nouvelles venues.
Double mouvement donc : vers le passé et le présent. Inscrire ce présent dans une histoire prestigieuse ; rendre le passé mieux présent. Faire un chaîne.
A cette jointure : la parole d’écrivains. Désormais – et cela dure depuis quelques années – , chaque numéro s’ouvre sur un texte libre d’un créateur, invité à évoquer son rapport aux revues. Sont passés à la question, parmi beaucoup d’autres, Liliane Giraudon, Pierre Bergounioux, Emmanuel Laugier, Arno Bertina, Lucie Taïeb, Jean-Marie Gleize, Gilles Ortlieb et tout récemment Jean Daive. Ils nous ont confié l’importance que les revues ont revêtu dans leur trajectoire de lecteur, d’auteur, de créateur même. Témoignages sensibles qui permettent mesurer l’empreinte laissée par leur compagnonnage, souvent précoce et non moins durable, avec les revues. Autant de textes qui nous honorent et sont réponses élégantes à ceux qui s’enferrent dans l’erreur de croire que la littérature n’a plus souci ou attachement aux revues.
Vous avez participé à la création du salon de la revue, quelles sont les dynamiques, les enjeux et les retombées économiques pour les revues présentes ?
Le Salon est une aventure aussi merveilleuse qu’aventureuse : bricolé avec des bouts de ficelles et de l’énergie, il est devenu une manifestation reconnue, attendue par des dizaines de revues, des plus petites au plus prestigieuses, qui trouvent là l’occasion de rencontrer un public large et de faire partager leur travail ( plus de trente animations par édition). L’occasion aussi de se rencontrer : les revues sont souvent des petites machines solitaires, le Salon leur est un moment unique pour échanger entre elles, se comparer, se passer des « tuyaux », parfois d’imaginer des actions communes. Il y a quelque chose de joyeux, à la fois convivial et professionnel dans ces deux jours partagés que même après plus de 30 ans d’exercice je ne m’explique pas vraiment : le sentiment d’une communauté en action, un partage de valeurs fait de gratuité et de nécessité, la juste reconnaissance d’un artisanat fragile et résolu…Les organisateurs sont pour peu dans cette chaude ambiance du Salon, ce sont les revues elles-mêmes qui allument le feu.
Je ne saurais vous dire les retombées économiques pour chacune des revues si ce n’est pour elles parfois l’occasion de rencontrer le diffuseur espéré, de faire affaire avec un portail numérique qui va les accueillir…Quant aux ventes…Le Salon est aussi une épreuve de vérité, ça passe ou pas ! Mais après tout telle revue qui vendra 20 ou 30 exemplaires, c’est loin d’être négligeable à leur échelle économique, rentrera dans ses frais, se prouvera à elle-même qu’elle sait séduire. Je ne sache guère de revues qui dédaignent le Salon faute de ventes suffisantes : revenir, recommencer, tenter à nouveau !
Y a-t-il plus de revues numériques ou de revues papier ?  Combien de revues de poésie francophones avez-vous recensé ?
Pour toutes ces questions je renvoie au site internet d’Entrevues qui s’efforce d’être au plus près de la vérité des chiffres : https://www.entrevues.org/revues/
Sur les près de 3 000 revues francophones qu’il recense (veille et actualisation quotidienne), c’est encore une majorité de revues papier qui tient la corde. Mais les situations sont fort disparates. Du côté des sciences humaines, le numérique tend à l’emporter : beaucoup de revues universitaires se créent directement sur le net épousant les nouvelles pratiques des chercheurs, obéissant aux nouvelles politiques publiques. Mais même dans ce domaine, le papier fait de la résistance : ce n’est pas parce qu’elles ont rejoint des portails que les revues renoncent à leur version imprimée. Elles n’ont aucunement le désir de rompre avec cet attachement…
Du côté des revues de création, il est tout aussi périlleux de faire un diagnostic : du blog à la plateforme, tous les goûts sont dans la nature. Il me semble – mais je dis ça à une revue numérique ! – que la période de la plus grande créativité a pâli : il y eut naguère une originalité de forme des revues de création sur le net époustouflante.  Souvenir et nostalgie de Chaoïd, La Page blanche, D’ici là, Synesthésie, Panoplie, Incident et beaucoup d’autres d’autres dont le nom s’efface et même la trace sur le toile. Aujourd’hui le paysage s’est assagi même s’il est toujours fécond, riche et offre, en particulier à la poésie, des espaces de création et de critique d’une extrême richesse.
Quel rôle jouent les revues dans la diffusion de la poésie ?
Ma réponse va être rapide : en 2020, le prix Nobel de littérature était décerné à Louise Glück. Et chacun d’y aller de sa déploration : comment ça, un prix Nobel au nom inconnu en France, pas de traductions disponibles, On a l’air fin ! C’était une fois de plus ignorer le travail pionnier des revues : la revue Po&sie n’avait pas attendu ses lauriers, ni les pleurs qui les baignaient pour la traduire et ce dès 1985 et puis en 1989.
Traduire : s’il ne restait qu’une raison pour faire des revues, ce serait de traduire disait en substance Michel Deguy. Voici déjà ce que peut faire et ne cesse de faire une revue pour la poésie : traduire et traduire encore, faire venir les langues du monde sur nos rives, être une chambre d’écho à la création d’ailleurs quand nul ne sait encore que cette voix lointaine existe et nous attend…
Deuxième élément de réponse : y a-t-il meilleur lieu pour accueillir les nouvelles voix que les revues ? N’est-ce pas leur mission première que d’être à l’écoute de ce qui naît? Les jeunes poètes le savent bien qui attendent des revues d’être leurs premières lectrices, leur premier port d’attache, à l’initiale de leur reconnaissance.
Où aurais-je découvert des poètes qui aujourd’hui occupent une place vibrante sur la scène littéraire sinon dans des revues ? Où Christophe Manon, Nathalie Quintane, Charles Pennequin, Valérie Rouzeau, Jean-Michel Espitallier, Cécile Mainardi, Etienne Faure et bien d’autres sinon dans des revues parfois minuscules, souvent passées sous les radars ? Et pourtant, on le voit, essentielles pour faire émerger des voix qu’on retrouvera plus tard dans des recueils publiés chez des éditeurs ayant pignon sur rue. Qui aura semé ? Qui saura récolter ?
Quel est leur avenir ?
Depuis le temps qu’on promet leur extinction, c’est à croire que les revues ont inventé le mot « résilience » : non décidément elles n’ont nulle intention de mourir, elles ne cessent de se débattre dans l’improbable. Ent’revues enregistre une soixantaine de créations par an, des créations souvent portées par des jeunes de l’âge du « tout-écran ». Décidément cette forme dans sa souplesse, dans sa capacité à renouveler ses modalités, à gober de nouveaux territoires a de beaux jours, malgré les nuits à traverser, devant elle. Elle apparaîtra de plus en plus précieuse, vitale même à mesure que l’uniformité, la vitesse, le prêt à penser, à consommer, à jeter semble vouloir étouffer tout écart…Oui, les revues n’auront de cesse de frayer des chemins de traverse, d’imaginer des sentiers où sentir, marcher, dialoguer, muser, rêver hors le bruit du même.

André Chabin : Les revues, lumières souterraines, Les archives du présent.

Pour prolonger cette réflexion, et rejoindre ou retrouver Ent'revues, que nous remercions pour ces propos : https://www.entrevues.org/surlesrevues/rever-hors-le-bruit-du-meme/

Présentation de l’auteur




Đặng Thân, une voix poétique vietnamienne remarquable

Đặng Thân est un poète vietnamien important. Le magazine  Poets & Writers Magazine écrit « Dang est admiré pour sa prose caractéristique et son style rebelle ». Alors que le WORD Magazine déclare, “Đặng Thân est l’un des auteurs de la nouvelle école vietnamienne les plus acclamés. En écrivant tout, des “hetero-novels” aux poèmes allitératifs calligraphiés sur rouleau, il a réussi à rester sur le devant du débat sur la littérature post-Doi Moi.”

Ses travaux publiés dans des genres variés « ont créé le tournant le plus important dans le style écrit de la littérature vietnamienne. » (Prof. Dr. Critic La Khac Hoa).

Đặng Thân est le pionnier des allitérations en vietnamien et d’un nouveau style poétique et idéologique appelé “phạc-nhiên”. « Đặng Thân utilise avec succès un langage de connotation et d’humour noir pour traiter de vrais problèmes. Il a créé son propre style poétique, le “phạc-nhiên” et a capturé toute une musicalité dans un langage naturel qui démontre un talent insurpassable » (Xiang Yang, géant de la littérature taiwanaise).

En 2020, il a obtenu 3 prix littéraires prestigieux : Naji Naaman Literary Prize, Premio Il Meleto di Guido Gozzano 2020, and Panorama Global Award 2020. 

Son recueil bilingue de poèmes OM [Other Moments] – en français AUM [Autres Moments] – sorti en septembre 2019 aux Etats-Unis, est à ce titre remarquable. Cet ouvrage qui a déjà été traduit en plusieurs langues dont l’allemand, le bengali, le chinois, l’espagnol, le grec et l’italien. Une traduction française de qualité a récemment été effectuée.

Avec OM, Dang est devenu le premier auteur vietnamien dont les poèmes ont été exposés et conservés au World Museum of Poetry (Piccolo Museo della Poesia) – Piacenza, Italy, seul musée de la poésie au monde.

∗∗∗

Extraits de la version française de AUM

AUM, OM (sanskrit; en devanagari: ॐ) est une syllabe sanskrite que l'on retrouve dans plusieurs religions: l'hindouisme et ses yogas, le bouddhisme, le jaïnisme, le sikhisme, et le brahmanisme. On la nomme aussi udgitha ou pranava mantra (« mantra primordial », le mot prāṇa signifiant également « vibration vitale »). D’un point de vue hindouiste, cette syllabe représente le son originel, primordial, à partir duquel l'Univers se serait structuré.

AUM est composé de Moments du matin et de Moments du soir.

 

∗∗∗

Maman

Maman, mes larmes coulent
A chaque fois que du côté du ciel ton ombre apparaît
Je me rappelle la sueur qui de ton corps perlait
Sous le soleil, sous la pluie, jusqu’à ce que mon cœur s’écroule
Solitaire et harassante, alourdie d’enfants, endettée d’un mari
Laborieuse, fière et provocante, d’une beauté insaisissable
Et qui s’est écoulée toujours, fleuve rouge, fleuve bleu, à l’infini.
L’eau est trouble, la maison pauvre mais tout est paisible
Les heures sont limpides alors, aucune n’adhère à la toile.
Quand bien même mes larmes s’écouleraient sans fin, inaudibles
Elles ne sauraient être comparées à cette sueur quotidienne !
La sueur abondante de ma mère, qui comme un voile
Incessamment s’écoule et coule encore… à l’aube de ta cinquantaine.

1989

 

Choc des racines

Rappelez-vous
le temps où
les poils
des jambes
étaient
de chaume
Comment se fait-il
qu’ils soient maintenant
buissons ?
Pourquoi poussent-ils
encore
après  avoir été
épilés
Ouïlle !

Oh, notez ! 
Assis, un gourou oriental réfléchissait
Aux racines de l’univers.
La réponse lui vint lorsque, involontairement,
Il arracha un poil de sa jambe.
Alors son chant s’éleva, puis il partagea ce vers :
Le Tout sort du Rien
Composant un couple éternel.

 

A qui sont ces yeux ?

Je n’osais tenter tes yeux

Mais ne pouvais en détacher les miens

Quand les tiens ont étincelé j’ai tremblé

Devant moi

Une rose céleste.

Mon cœur émit un râle assourdi

Tout comme ceux aujourd’hui… clos à jamais !1

Comptine de bain

La poussière s’élève le sable s’envole
Qui donc resterait alors immaculé
Et qui saurait m’interdire
D’exhaler mon odeur
Alors que déjà lavé
Je sors, enfin propre…
De grâce ne vous vantez
Avec vos ailes non souillées
Alors que vos crânes glougloutent
D’un trop plein de pus de boutons
De grâce ne faites point l’arrogant
Et ne me jugez ici trop malin
Moi qui, ma vie durant, ai manqué de bain

 

 

Transe multidimensionnelle

Comme en une transe hypnotique ma conscience

disparaît. Je suis calme, détendu, et ouvert aux suggestions. Sans opium ni héroïne. Mais le

stress de la vie moderne me vide l’esprit. Trop

de tout n’est jamais bon pour tous. Oh non, il

se trouve que les effets néfastes me font du

bien. Je vois ma vie antérieure comme celle d’un

prince arabe entouré d’esclaves. C’est bien ainsi

que je suis devenu l’esclave immense de cette

saleté de monde entier, dans une chaîne sans fin

de cause à effet. Oh cette chaîne, qu’elle soit d’or

ou de fer nous devons à tout prix la briser. Mais comment ? "Vous devriez vous servir de la chaîne

en or pour vous délivrer de l’autre", murmure un 
Esprit sorti de nulle part. Ah oui, l’or. Quand

j’étais Prince, j’avais tout, mais à présent me

voilà encore enchaîné. Bon Dieu ! J’ai découvert

que la Vérité n’émerge que si l’on demeure

le Soi le plus véritable.

 

Venez heureux, allez heureux2

Venez à moi
Mes compagnons du monde

Partagez la paix tandis que croît sa valeur éternelle

Dividendes
Venez dans la joie
Surmontez ce qui peut l’être
Surmontez à votre façon
Difficulté, pauvreté, discrimination, ou violences
Comme si elles avaient toujours existé
Montrez vos mains et nous pourrons nous embrasser
Nous embrasser pour chasser les souillures
De l’injustice, des guerres et de l’hypocrisie
Nous embrasser pour réchauffer tous les cœurs qui aspirent à battre en liberté
Une étreinte pour partager votre pouvoir d’aimer
Pour montrer notre nature la plus véritable
Le monde est trop vaste, notre monde pacifique est exigu

Venez ensemble
Renforcez notre force spirituelle
Raffermissez notre juste cause
Rencontrez le mal
Encagez les démons
Encouragez les sans-privilèges
Engagez-vous pour la justice
Pour toi et moi
Sans cela la vie n’est pas la vie

Venez avec moi
Nous sommes humains
Et ce n’est que lorsque nous nous saurons humains

que nous pourrons aller, heureux

 

Saison du Têt au Vietnam

le premier mois lunaire arrive

avec le marché Vieng aux outils de métal

les palanches se balançant sur le chemin des pagodes

se souhaitant une récolte fructueuse

jouant des coudes pour entrer dans les temples

rêvant de tonnerre d’applaudissement

allumant des baguettes d’encens

le printemps arrive

comme il était prévu

lanternes allumées

les cœurs

se laissant porter par la joie

comme enivrés

dans les airs

le drapeau de la fête poétique

appelant à des vacances d’un mois

de bétel sur le plateau et de vin dans la jarre

dans un ciel-et-terre immense et obscur

oh moi

pourquoi, au milieu de tout ceci,

effrayé

par le tambour,

ébranlé

par la cymbale en forme de lune

brillante pour montrer son amour tranquillement lumineux

vive comme une flèche

Une robe de moine volète

tandis que la fumée

se propage

des offrandes de papier votif

pour exaucer un vœu

un rêve évadé de nulle part

waouh, un trio

un orchestre d’hommes du ciel et de la terre

sourit toujours

composant un bouquet de fleurs fraîches et de fruits d’une profonde douceur

le temps galope par la fenêtre

en toute hâte Apollon peint des rayons de soleil

un bateau d’amour prend la mer

on entend un chant d’amour

venu de loin

au sein de l’infini

 

La première vague de la nouvelle année

Je vois la première goutte de rosée
Perler au creux de la feuille
Que forme ta paupière, l’œil embué en deuil
Des victimes du tsunami que le créateur
Dans un moment d’inattention a engendré

J’ai entendu la première chanson née des profondeurs
De ton cœur qui est venue mourir à la pointe de ta langue
Elle résonne et repousse le pouvoir de
L’obscurité à la veille de cette nouvelle année

Je ressens le combat ahurissant, qui change chacune
De mes cellules et qui au plus profond se répercute dans
Le premier vol que j’ai choisi
Et qui me mène vers une authentique vie

1/1/2005

 

Constipé pendant 7 jours 
Une trille de 7 notes

"Sans silence, il n'y aurait pas de musique."
- ADAM ZAGAJEWSKI

Dès l'aube, il commence les cours et reste
7 heures à l’école. 
Les mots d'or de la noble bouche résonnent Loin de trois mille mondes. Oh, la nature humaine est 
Intrinsèquement bonne. 
Donnez-moi un levier assez long 
Et un point d'appui sur lequel 
le placer, et je déplacerai le 
Monde. 7 couleurs de l'arc-en-ciel 
sont frivoles. Naturel
N’est plus à présent qu'un mot dépassé.
Moderne est interminable-

ment fou. Liberté é-
galité fraternité.
Et puis quoi ? La ré-
volution transgenre dans des terres embrumées.
La bienveillance a été brutalement tirée 
En avant par des maîtres/gourous.
Les esclaves/disciples ont dit, c'est 
La lutte finale. Des milliers
D’années de sang ont empoisonné
L'Histoire. Quelle odeur de 
Vivants. Grands. Immortels. 
La vie reste la même. Les 7 
Sages ont encore du fun–ds. Le G-
7 prend la main
En raison d'une violation. 
Tai-chi imperturbable
 Oh merci à toi musique rituelle. Comme
Toujours 7 notes de haut  
Et de bas ont encore besoin d'un silence.

A son retour, il est frappé de co-
lique. Son ventre gémit de 
douleur. Il n'a pas senti 
de musique dans son ventre 
Depuis 7 jours. Il rêve que 
ses intestins se transforment en
rivières empaillées, tueuses

de constipation.

Il se dirige vers un 
WC. Une heure. Puis une
Autre. Il se sent écrasé 
De souffrance toute la nuit alors même 
Qu'il est en bonne forme. Sou-
dain, le frein est desserré. 
La musique abdominale 
S'écoule abruptement. Une douleur

comme s’il était opéré. 
7 notes s'emboîtent en une longue 
Rangée d'une centaine d'écoles de 
Pensée. Mais ne trouve pas longtemps

le silence espéré. La voix

abdominale semble haletante,
à bout de souffle, en vol stationnaire 
Au-dessus de sa tête. Silence, je t’ai

Longtemps attendu.
Pour te conférer le titre de "Seigneur 
Des sons".

  

Des décennies de temps difficiles

"Boum boum" était le bruit des milliers de bombes à l'époque de ma naissance

"Criiiiiii criiiiii" était la berceuse des fusées qui m’emprisonnaient

Rumeur sourde des cadavres en marche 

soufflés par le spectre de la guerre

On a vu ces médailles glorifiées sur l’herbe fanée des uniformes dans une cadence sans vie

Ces suites de vers spontanées viennent d'être composées entre deux pôles :

le Vietnam et l'Amérique

L'entre-deux était trempé de sang encore taché

               sur les arbres

                               rizières

                                              et même les rêves

Sur les bateaux chargés de réfugiés fuyant leur patrie dans une profonde, profonde douleur

Une blessure persistante qui fait souffrir la moitié du globe

                               et une partie orageuse du siècle

Forme des nappes de sang sur le Pacifique les jours d'El Niño

               et dans le tsunami de l'Océan Indien

Laissant en arrière âmes stupides, ressentiment et méchanceté envieuse

Tandis que le smog de l'Agent orange se mêle à la fumée azurée émanant des cuisines en fin d'après-midi

Les chiffres de Giao Chỉ3, moitié Việt Cộng4 et moitié Việt Kiều5, risquent leur vie

               en marchant sur

                               les ponts historiques putrides

Les semis de riz poussent encore sur des chaumes décomposés

On nourrit encore des fantômes qui chantent

Et nous-mêmes mourons chaque jour pour vivre

 

                              30 avril 20056

 

 

Đặng Thân : Où est la modernité ?

Notes 

  1. Note de l'auteur : J’ai composé le poème "A qui sont ces yeux ?" après de longues nuits de détresse insomniaque, tourmenté par la beauté, le magnétisme et la fragilité de l’amour et des êtres aimés déjà aux cieux; le personnage que je tutoie les incarne dans leur totalité.
  2. Inspiré par le salut islandais : "Viens heureux" pour « bonjour », « Va heureux » pour « au revoir ».
  3. Giao Chi : l’un des noms anciens du Vietnam.
  4. Viêt Cong : les communistes vietnamiens.
  5. Viêt Kiêu : les Vietnamiens d’outre-mer.
  6. Rappel du 30 avril 1975, jour où la guerre du Vietnam a pris fin.

Présentation de l’auteur




Gabor G Gyukics, un poète du monde

Gabor G Gyukics est un poète, jazzman et traducteur littéraire né à Budapest. Ses œuvres poétiques et ses traductions ont été publiées dans plus de 200 magazines et anthologies en anglais, en hongrois et dans d'autres langues dans le monde entier. En 2018, il a publié son premier CD de poésie jazz en anglais intitulé Vibration of Words avec trois étonnants musiciens de jazz hongrois et a créé la première série de lectures Open Mike and Jazz Poetry en Hongrie en 2000. La poésie de G. Gyukics nous touche car elle exprime la densité du monde en révélant les liens étroits qui existent entre le proche et le lointain. On a pu la comparer à la poésie hermétique, à celle des Indiens d’Amérique et de l’Extrême-Orient. 

 

Traduction de Christophe Martin

en attendant l'apparition des peaux de pastèques                               

je regarde le fleuve
si lent
c'est à peine
si je vois
son courant

des heures durant je l'observe
avant
de tourner le dos à l'eau

pendant ce temps
ils ont construit un mur derrière moi

je me retourne vers le fleuve
dedans

toutes ces peaux de pastèques
que mordent les poissons.

 

a felbukkanó dinnyehéjra várva

nézem a folyót
lassú
figyelnem kell
hogy lássam
merre halad

órákig bámulom
mielőtt
hátat fordítok a víznek

amíg néztem
falat húztak mögém

visszafordulok a folyóhoz
benne
rengeteg dinnyehéj
harapdálják a halak

 

jeu d'enfant

de sa main il marque l'eau
entre ses doigts il serre les gouttes

sur sa paume il élève les mots
son oreille attrappe les sons

son pied disperse les cailloux
le vent plisse ses yeux

devant toute cette lumière il cherche l'ombre
lui seul parle cette langue.

 

gyerekjáték

kezével markolja a vizet
ujjai közt préseli a cseppet

tenyerére emeli a szavakat
fülével hangokat kap el

lábával kavicsot perget
a szélnek szemet huny

a fény elől árnyékába lép
egyedül beszéli ezt a nyelvet

 

Poésie de Gyukics Gabor avec Dora Attila & Bori Viktor. Filmé à Budapest, le 16 janvier 2017 par Human Error Publishing, au GodorKlubban à Jazzkolteszeti.

Porte bonheur

près de l’armoire
sur le plancher
de la véranda à la cuisine sur le tapis
il a vidé ses poches

il a cherché une dernière fois
las
il sait
que c’est en vain
des années qu’il ne trouve rien

de tant de villes pourtant il a inspecté
les recoins
il ne se rappelle plus
où il l’a perdu.

 

Hét krajcár                                                              

a szekrény mellett
a hajópadlón
a verandától-konyháig szőnyegre
ürítette zsebeit

a keresés utolsó fázisa
elfáradt
tudja
hiába
évek óta nem találja

átnézte pedig sok város
zegzugát
nem emlékszik
hol hagyta el               

 

 

Longue promenade

Sur son téléphone à force d'appeler,
Les numéros se sont usés.
Il a fait froid dehors,
Il a enfilé des chaussettes, un pantalon,
Il a mis une chemise, un pullover, des chaussures, un manteau,
Une écharpe autour de son cou,
Un chapeau sur sa tête.
Il s'en va voir tous les gens qu'il connaît.

 

Hosszú séta

Telefonján a sok tárcsázástól
Elkoptak a számok.
Hideg volt odakint,
Zoknit húzott, nadrágot,
Inget vett fel, pulóvert, cipôt, kabátot,
Sálat nyaka köré,
Kalapot fejére.
Meglátogatja összes ismerősét.

 

A l’aéroport

Tu ne pleurais pas
Un demi-sourire collé sur ton visage
Tu t’occupais à ceci à cela
Tu as regardé ma valise
Quand tes doigts ne trouvèrent plus rien
Autour de toi
Rien que moi

Ce manteau jaune te va bien
Dis-je
Au lieu de: je reviendrai

Tu l’as enlevé
Puis tu l’as mis dans ton sac.

                                                              

Repülőtéren

Nem sírtál
Félmosolyt ragasztottál arcodra
Elfoglaltad magad evvel avval
Bőröndömet bámultad
Amikor már semmi érinteni valót
Nem találtál magad körül
Csak engem

Jól áll rajtad ez a sárga raglán
Mondtam
Visszajövök helyett

Levetetted
És a táskádba raktad

 

 

Gabor G. Gyukics lit sa propre poésie et celle d'Attila József en anglais.

         Christophe Martin (biographie)

Né en 1969 dans l’Ouest de la France, passe son enfance en Bourgogne. Etudes d’allemand à Dijon, Mayence, Vienne et Paris. Nombreux séjours en Europe centrale, notamment en Hongrie, dont il apprend la langue. Il séjourne aussi deux ans au Mali. Professeur agrégé d’allemand, enseigne aujourd’hui dans l’académie de Lille. A publié des traductions philosophiques, des nouvelles et des poèmes, ainsi qu’un essai consacré à l’écrivain suisse Paul Nizon (voir ci-dessous pour plus de détails).

                                      __________________

Publications

 Hors jeu, roman, Editions Saint Martin (Roubaix, 2006).
Le nez de Rocheteau, nouvelles, Editions Saint Martin (Roubaix, 2011).
Le long de la voie ferrée, nouvelles, Editions Saint Martin (Roubaix, 2013).
Peintures, nouvelles, Editions Saint-Martin (Roubaix, 2015).
Parisiana, article de critique littéraire (Revue Germanica n°57, décembre 2015).
L'aventure du je – essai sur Paul Nizon, Editions Saint Martin (Roubaix – 2016).
Scènes, poèmes, Editions Saint Martin (Roubaix – 2020). 

Traductions :

La notion de significativité et la transformation de l’herméneutique, traduction de la contribution de Gunter Scholtz au colloque ‘Les instruments de la compréhension – Enquête sur les concepts d’herméneutique’, organisé par Christian Berner et Denis Thouard, publiée dans Sens et interprétation - pour une introduction à l’herméneutique (Presses Universitaires du Septentrion, octobre 2008). Traduction reprise dans L'Interprétation, dictionnaire philosophique (Vrin, 2015).

La structure phénoménologique de la poésie de Rilke, Käte Hamburger (Po&sie n°127 juin 2009).

De la maison de l’Être à la colonie pénitentiaire – Ingeborg Bachmann et Martin Heidegger, Barbara Agnese (Po&sie n°130, avril 2010).

Présentation de l’auteur




Revue Voix d’encre, numéro 66

Revue de poésie contemporaine qui paraît deux fois l’an, au printemps et à l’automne, Voix d’encre publie, dans les pages de son numéro 66, des extraits d’œuvres inédites des « alliés substantiels » du temps présent ainsi que de celles de quelques grands aînés d’hier, selon les mots de son fondateur, pour agrandir davantage les domaines où nous voulons respirer et parcourir le monde comme tous les possibles, toutes les dimensions du jour comme les innombrables ailleurs, citant la réflexion d’un de ses « alliés » : « Il faut encore, comme le voulait Alain Borne : « ne pas mourir au moins avant d’avoir allumé pour jamais un brasier de mots tellement clair et brûlant qu’il semble les choses mêmes ».

Le livre, les livres, auxquels renvoie cette belle revue aux peintures ici de Ghani Ghouar, pour mieux illustrer les univers de chacun des auteurs, dans des jaunes mats, des rouges ardents et des noirs abrasifs, s’avèrent l’espace, les espaces d’une scène de papier où se mêlent les gestes croisés du poème et de la création graphique, l’entrelacement de l’expression verbale à l’expression picturale, dans ce double mouvement dont la figure majeure d’Henri Michaux fut l’un des précurseurs, selon sa définition même de l’existence ainsi envisagée dans sa créativité : « Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie ».

Ainsi, Six poèmes de Robert Kelly, dans leur traduction de l’américain par Christian Garcin, témoignent-ils de la liberté de ton d’un des principaux poètes outre-Atlantique, dont la question si humaine de Transfiguration résonne comme une interpellation aux « frères humains » : « On nous appelle humains parce que / les mots passent à travers nous et nous font mal / on nous appelle humains / parce que nous écoutons mais n’entendons pas / le mot par lequel tu me désignes – est-ce que tu me désignes ? » Impossible communication comme prélude à la plongée dans les ténèbres d’Au moins la nuit de Jean-Baptiste Pedini et à laquelle le poème préliminaire fait écho : « Réveillé en sursaut, on part chercher les paroles défaites, les cœurs qui battent en fond sonore. Loin des messes basses de l’obscurité, de l’immobilité des mots, des bouts de muscles acérés. Simplement loin d’ici. Plus bas il y a d’autres échos, d’autres lenteurs. Et tout un groupe d’ombres est debout sur le quai et pleure doucement, regarde l’eau comme une amie fragile. Le mouvement, la distance en reflet, les soubresauts du ciel. Tout s’agite dans l’œil. Tourbillons insistants, petites pointes aux flancs de l’être. On va dans la nuit comme va un chagrin. »

 

 

Revue Voix d'encre n°66, couverture Ghani Ghouar, mars 2022, 68 pages, 12 €.

À la cuisse de Cranach de Lara Dopff enfante, elle, les pigments d’une nuit matricielle dont elle livre le secret dès les premiers vers : « pour une femme, / la peinture est ce qui / s’écoule de l’arête / de ses jambes jusqu’à la terre. / délivrance / les habitants de Çatalhöyük / fixèrent cette écriture. / les femmes ont en elles / une peinture de la délivrance / et une délivrance de la peinture. » Retournement ironique, la danse que Kamel Tijane esquisse, dans La vie est une marelle d’unijambiste, est celle de cette misérable Marelle éponyme : « La vie est une marelle / Mal dessinée / Sur laquelle je saute / Comme un unijambiste / Je lève les yeux / Des chaussures accrochées / À une corde à linge / M’observant comme des sphynx / Épuisés par les énigmes ». Introduction à la petite musique des Quatuors de Michaël Glück notée au monastère de saorgue : « boite à musique avec danseuse de porcelaine et tutu salue petite boîte à musique grinçante douce grimace acidulée le temps passe et tourne tourne en valse déglinguée ». 

L’ultime paragraphe de l’essai méconnu de Georges Orwell, publié en 1946, Quelques réflexions sur le crapaud commun, traduit de l’anglais par Alain Blanc, enfin, sonne, à travers la réhabilitation de la figure du crapaud, comme un éloge éminemment engagé, à la fois poétique et politique, d’un printemps en regain de vitalité contre toutes les formes réductrices des pouvoirs : « En tout cas le printemps est bien là, même dans les quartiers nord de Londres, et on peut vous empêcher d’en profiter. C’est une réflexion satisfaisante. Que de fois je suis resté debout à observer les crapauds s’accoupler, ou un couple de lièvres faire un match de boxe dans les jeunes maïs, et j’ai pensé à toutes les personnes importantes qui comme vous ne sont pas vraiment malades, affamées, effrayées ou emmurées dans une prison ou un camp de vacances, le printemps est toujours le printemps ! Les bombes atomiques s’accumulent dans les usines, la police rôde dans les villes, les mensonges s’écoulent des haut-parleurs, mais la terre tourne toujours autour du soleil, et ni les dictateurs ni les bureaucrates, même s’ils désapprouvent profondément le processus, ne sont en mesure de l’empêcher. »




La Main Millénaire, une aventure poétique

La Main Millénaire,
une aventure poétique de l’automne 2011 au printemps 2020,
à l’instigation de Jean-Pierre Védrines

 

« Cet homme qui ressemble à la terre, / peau d’écorce, chair d’aubier, / jambes de racines torses, / oint du musc des troupeaux, / qui marche toujours sur les sentes / où mugit la conscience perdue / dans la rumination des siècles / c’est moi. » : ainsi se présentait Frédéric Jacques Temple dans La Chasse infinie, main tendue au temps qui passe, main millénaire de la poésie portée par ce corps qui traversa « la rumination des siècles », formule qui scella l’amitié entre Jean-Pierre Védrines qui lui emprunta l’association des deux mots pour lancer l’aventure éditoriale d’une revue respirant le sud, la camaraderie, la création et cet « homme de silence » auquel ce dernier rendit par ailleurs un hommage repris dans l’ouvrage des éditions Domens / Méridianes : Dans le soleil de tes mots, En mémoire de Frédéric Jacques Temple dans lequel l’image des mains ouvertes aux possibles revient sous sa plume : « L’homme était debout en lui. L’existence entre ses mains paraissait simple et belle. Que ce soit le frémissement des peupliers ou l’ocre du ciel, tout portait la trace de son cœur. Frédéric Jacques Temple était un homme de silence qui cheminait à la crête du vent, un coureur de routes, « un arbre voyageur ». »  

Dans la sobriété élégante d’un format poche, avec une couverture au frontispice artistique sous lequel les yeux peuvent parcourir à loisir toute une constellation d’auteurs embarqués dans l’équipage du numéro édité ainsi qu’une quatrième de couverture reproduisant la couverture le plus souvent d’un ouvrage à paraître, le dernier numéro 22, du printemps 2020, porté sans doute par l’intuition de la disparition de la figure emblématique proposant ainsi celle de la quintessence de l’œuvre de Frédéric Jacques Temple, intitulée encore La Chasse infinie et autres poèmes dans la collection Poésie / Gallimard. Mais également derrière la figure de proue d’un navire nommé littérature méditerranéenne, pour lequel « L’écrire n’est qu’une des nombreuses formes du vivre. », à son instar, l’éditorialiste avait ciselé son aphorisme qu’il plaçait avant son appel tant à l’abonnement qu’à la créativité : « La poésie est l’une des meilleures façons d’être au monde. » Plus qu’un modus vivendi, Jean-Pierre Védrines se fit porte-voix d’une pluralité d’expérimentations esthétiques et d’engagements éthiques, dont la diversité des textes en lumière laissait tant la place aux aînés glorieux qu’aux débutants enthousiastes, dans une authentique politique d’auteurs, des régions du sud ou d’ailleurs, largement ouverte à la création sous toutes ses formes, et ce dès le premier numéro, dont le poème du maître d’œuvre, La naissance du monde, semble nous parler toujours de la richesse de ces mondes divers contenus dans notre univers commun, tous réunis par cette quête aussi personnelle qu’indivisible du mot juste, du mot précis, Le dernier mot cependant

C’est fort de l’universalité dans l’acte d’écrire que Jean-Pierre Védrines rédige la philosophie de l’éditorial de son deuxième numéro, hiver printemps 2012, placé sous le signe d’un tel regain, d’intérêt, de curiosité et d’énergie, qu’il ne peut envisager que collectivement : « Notre modeste revue se veut au service de la poésie et des poètes, au service des écritures de la vie. Poésie de ceux qui écrivent aujourd’hui, poésie de l’événement, poésie du fragment…

La Main Millénaire n°1 (automne 2011), « Revue de promotion littéraire et artistique » annuelle, Lunel (126, rue du Canneau, 34400). Association La Main Millénaire dirigée par  Jean-Pierre Védrines / Comité de réd. : Julien Fortier, Ida Jaroschek, Vincent Tricarico, Catherine Bergerot-Jones, Renaud Vignal-Ranz, Quine Chevalier, André Morel, Marthe Barris, Françoise et Jean-Pierre Védrines

Ce deuxième numéro nous apporte des poèmes et des textes qui révèlent la passion des poètes pour les mots, affirmant par là-même que le langage est essentiel dans l’approche de l’être humain. Habiter en poésie, c’est habiter l’être humain dans ses tempêtes, c’est le hisser à la hauteur de la dimension cosmique de l’être. » : véritable invitation à habiter poétiquement le monde qui trouve sa percée énigmatique dans l’humilité de l’éditorial du vingt-deuxième numéro, printemps 2020, Le cri du dormeur dévisse, aveu d’insomnie vigilante sur ce foyer des mots qui couve dans l’ultime exemplaire de la revue : « Pour conclure, je complète ma fiche par ces quelques mots : s’il y a des blancs dans cette vie, comme le dit Modiano, ils viennent, sans nul doute, de cet ancien bleu du ciel rédigé à l’encre noire. De l’homme rivé à sa forge d’images. »

Blanc de la vie, bleu du ciel, noir de l’encre, toute une palette du mystère que peint dans ces mille-et-unes nuances cette main millénaire, comme un passage de témoin, au fil du temps, entre la main de Frédéric Jacques Temple et celle de Jean Pierre Védrines ainsi que toutes ces mains qui ont contribué de numéro en numéro, qui en ont parcouru une à une les diverses rubriques, Dans le grain répandu, Une flamme en un mot, Le corps des mondes perdus, Plus loin que la ligne, Fragment, Un fruit pour la main droite, etc. comme des sésames de territoires enfouis sous ces hautes terres plus vastes que sont celles traversées des sillons de la poésie, sillons de l’écriture et de son envers, la lecture, sillons de partage et de voyage en ce palimpseste où se croisent, s’effacent, se raturent, se devinent encore et se lisent toujours les lignes d’une main tendue, que l’on souhaite pourtant « millénaire », et qui œuvra déjà pendant dix années, à l’aube de ce XXIème siècle…




Deux visages féminins, deux poètes celtes

Deux femmes nées au début du XXème siècle et décédées à un an d’intervalle, elles portent le même prénom à la signification symbolique : « le messager », toutes deux héritières de Orphée, le messager, le médiateur et voyant privilégié. Chacune a vu la nature à la façon baudelairienne « comme une forêt de symboles », poètes enracinées en Bretagne rurale, riche de pierres celtiques, de forêts, de contes, de mythes et de chansons populaires, elles surent célébrer et révéler le monde tel qu’elles le voyaient.

Anjela Duval ne quitta jamais sa ferme de Traon An Dour sur la commune de Vieux-Marché dans le pays du Trégor. Angèle Vannier née en bord de mer à Saint-Servan près de Saint-Malo, ira jeune femme et jeune épouse vivre un temps à Paris, mais elle choisira de retourner seule vivre dans la demeure familiale Le Chatelet à Bazouges-la-Pérouse en Ille-et-Vilaine.

Le bonheur d’être dans la nature et de vivre dans une société rurale traditionnelle

« La terre est comme mon deuxième corps », « Celui qui n’a pas de terre, n’a pas de racines » (Anjela Duval), elle restera attachée à ses quelques arpents de terre hérités de ses parents, toute sa vie, elle les cultivera : « Je n’aimais que les campagnes, les campagnes si belles de ma Basse-Bretagne », « Mes vers je les écris avec le soc de ma charrue / Sur le chair vive de mon Pays de Bretagne sillon après sillon ». Elle écrit la nuit tombée et puise ses mots dans cette terre qu’elle cultive. Elle est émerveillée par cette nature avec laquelle elle est en communion : « Faut pas lésiner sur sa peine à propos de la terre, parce que la terre, elle rend à mesure qu’on lui donne. » 

La terre bretonne est aussi essentielle à Angèle Vannier qui chante les éléments, la voix des arbres, l’esprit des pierres, l’âme des animaux. Elle aussi sait qu’il faut puiser dans ses racines pour nourrir sa poésie riche de légendes et de mythes bretons.

« Emportez-moi dans la charrette pauvre et nue / Avec le grand vieillard et la femme et l’enfant / Emmenez-moi crever l’oraison des étangs / Des étangs noirs pétris de charme et de cigües. »1

Deux âmes celtes

« Je suis profondément celte » Angèle Vannier2

Revenue en Bretagne lorsque la cécité la frappe, elle va s’inscrire dans la tradition des bardes dont on dit que beaucoup étaient aveugles ; comme eux, accompagnée du harpeur Myrdhin (Merlin en français)3 elle ira de ville en ville, en France et à l’étranger dire et chanter ses poèmes, elle en français, lui en breton.

Pour Anjela Duval la langue bretonne est aussi une terre dont elle se sent exilée, l’interdiction de parler breton à l’école fut une blessure. La forme en breton de son prénom qu’elle adopte en 1966, affirme son choix identitaire. Dès les années 60, elle écrit en breton sur des cahiers d’écolier4, dans un style entre le breton littéraire et le breton populaire : « Le breton coulait de sa plume avec une énergie et des expressions savoureuses en jaillissaient sans cesse. » (Ronan Le Coadic)

L’écriture essentielle

Deux œuvres nées de la fragilité, l’écriture est alors essentielle pour continuer à vivre : « Pour ce qui est de moi, ma vie est un miracle de tous les jours, je me tiens debout que par habitude. » (Anjela Duval). Très jeune, elle est atteinte d’une maladie des os qui la fera souffrir toute sa vie. Elle qui a sacrifié sa vie affective et choisi de rester à la ferme pour s’occuper de ses parents, connaît une profonde dépression à leur disparition. L’écriture la sauve, avec des accents proches de Marie Noël, elle affirme : « Je veux devenir une petite poétesse, tel est le désir de mon cœur ici-bas. » et conseille : « Achète-toi plutôt un crayon, vois-tu / (tu en auras trois pour dix-huit sous) / Tu trouveras du papier en quantité/ Où tu voudras. Autant que tu voudras / Et assieds-toi pour écrire ». Elle vit en ermite, l’écriture est pour elle un don qu’elle fait aux autres. Quand la célébrité viendra, comme un apostolat, elle prendra le temps de répondre à chaque courrier qui lui est adressé. Elle écrira à des poètes comme Gérard Le Gouic, ils échangeront des lettres et cartes postales de 1973 à 1980.5

La maladie est aussi une des fragilités de Angèle Vannier, opérée sans succès d’un glaucome à 22 ans alors qu’elle est en 3ème année de pharmacie, elle devient aveugle, retourne à Bazouges-la-Pérouse et se réfugie dans la poésie : « Il me semble que ma vie et ma poésie ne font qu’un ». La cécité est une épreuve, mais aussi une force, car elle est pour elle un éveil permanent : « La cécité, bien vécue, serait peut-être cet état perpétuel de transposition et tout est presque vécu au niveau poétique ».

La fragilité est pour ces femmes un chemin vers le dépouillement qui permet d’atteindre l’essentiel et la poésie traduit cet essentiel.

L’éloge de la simplicité et de la lenteur

Leur poésie emprunte aussi le chemin de la simplicité et de la lenteur. « J’ai vécu comme au XIXème siècle (…) Je n’ai jamais eu l’électricité dans cette maison. Quand j’ai perdu la vue l’électricité n’était pas encore installée. » (Angèle Vannier)

Angèle habite une belle demeure, mais il n’y a rien de superflu. Une simplicité encore plus grande règne dans la ferme de Anjela Duval qui vit une situation proche de la grande pauvreté.

Si Angèle Vannier n’a rien perdu de sa féminité, Anjela elle ne connaît aucune coquetterie : « Elle apparaissait austère, sévère, avec un bonnet recouvrant une chevelure à la diable avec jupe et sarrau noirs. Elle allait d’un pas d’homme, sans grâce, en sabots. » (Roger Laouenan)6

Toutes deux vivent en écoutant le rythme des éléments, et peuvent ainsi se mettre à l’écoute de ce qu’elles sont. Anjela paysanne sait attendre et regarder, elle ne se met à écrire qu’à 55 ans, riche de ce temps passé à regarder et à aimer cette terre qu’elle cultive.

La demeure d'Angèle Vannier, Le Chatelet, © Nicole Laurent- Catrice.

Un chemin essentiel pour ensuite se tourner vers les autres. Cette femme qui a arrêté l’école à 12 ans, seule dans sa ferme comprend une grande partie des questions qui se posent aujourd’hui à l’humanité, elle se pose des questions d’ordre environnemental, dans son poème Sahara, elle évoque déjà la déforestation et le changement climatique. Elle construit, pour y répondre, une philosophie de la vie qu’elle exprime dans sa poésie et « elle a su … mettre sa vie en accord avec sa vision poétique et mystique du monde jusqu’à en mourir » (Ronan Le Coadic)

La cécité impose aussi à Angèle Vannier la lenteur, celle du geste. Une cécité favorise l’écoute pour ensuite grâce l’écriture, traduire des sensations physiques intenses. Elles ont su se mettre à l’écoute de ce monde charnel qui les entoure ; pour elles, écrire : c’est retrouver l’incarnation.

Une poésie de l’engagement

La poésie permet à Anjela d’apporter sa contribution à la lutte pour la défense de l’identité bretonne et la reconnaissance de son peuple. Elle s’engage dans la défense d’une Bretagne autonome ; en 1979, elle écrit au procureur de la cour de sûreté de l’Etat, et apporte son soutien aux jeunes autonomistes incarcérés pour l’attentat de Roc’h-Trédudon. Fidèle à elle-même, elle montre un esprit de résistance : « Je ne puis pas beaucoup pour cette génération, mais elle m’est chère, c’est la Bretagne de demain. Mon cœur souffre de leur souffrance. J’ai mal à ma Bretagne, moi la triplement demeurée : demeurée bretonne, demeurée chrétienne, demeurée terrienne. »7

Anjela, Angèle deux femmes qui éveillent les consciences, revendiquent la richesse culturelle bretonne : « Je n’ai pas envie que les celtes aillent envahir tous les pays. Je laisse aux autres le droit de s’exprimer dans leur propre langue et mythologie. Qu’on nous laisse nos couleurs, nos formes, nos rêves, notre relation au monde en considérant que nous pouvons l’enrichir. » (Angèle Vannier)8

Portrait d'Anjela Duval.

Très vite la reconnaissance

Dès son retour à Bazouges-la-Pérouse lorsque la cécité la frappe et avant de rejoindre la capitale pour quelques années encore, elle fait une rencontre essentielle. Théophile Briant qui anime la revue poétique Le goéland est réfugié dans son village, il apprend qu’elle écrit et il vient la trouver : « Il m’a mise au monde, il a accouché de moi en tant que femme et en tant que poète… »9. Elle s’efforcera de mettre en pratique son conseil : « Fouille tes racines, fouille ta nuit, ton âme est celte, découvre-la ». Il préface en 1947 son premier recueil : Les songes de la lumière et de la brume, en 1950 Paul Eluard préface L’Arbre à feu ed Le Goéland. Ses textes sont connus du grand public, elle écrit des chansons qui sont interprétées par Edith Piaf, Catherine Sauvage, Suzy Delair10. Elle rencontre le public et ses spectacles et lectures sont nombreux de 1946 à 1980, en France et à l’étranger11, elle participe à des émissions de radio et de télévision.

Anjela Duval entrée tardivement en écriture en 1960, publie dès 1962 dans des revues bretonnes de références : Ar Bed Kelteik et Barr-heol12. En 1971 André Voisin réalisateur à l’ORTF va à sa rencontre pour son émission les conteurs et met en lumière cette femme de l’ombre. D’autres émissions suivront à la BBC et dans diverses émissions étrangères. Personne ne reste indifférent à cette femme authentique, habitée par l’expression poétique, nourrie de son identité.

Deux poètes majeures

Ces deux poètes celtes sont des figures majeures de la poésie bretonne, elles rayonnent aujourd’hui encore 40 ans après leur disparition. Les publications se multiplient après leur mort, en 1990 paraît chez Rougerie une anthologie de poèmes choisis (1947-1978) de Angèle Vannier, son amie la poète Nicole Laurent-Catrice en 2017 lui consacre un essai : Demeure d’Angèle Vannier ed Sauvages.

En 1998 sur l’initiative de l’universitaire Ronan Le Coadic est créée l’association Mignoned Anjela afin de sauvegarder et de diffuser l’œuvre d’Angela Duval; en 2000 paraît son œuvre complète, la première d’un poète breton : Oberenn glok ed Mignoned, les textes bretons sont traduits en français par le poète Paol Keineg. Des chanteurs contemporains reprennent les textes de Anjela en 2012, le groupe breton Unité Maü dédie à Anjela son Chant de la terre, son poème Karantez vro (l’amour du pays) mis en musique par Véronique Autret est chanté par Nolwenn Leroy dans son album Bretonne. Leurs œuvres s’inscrivent dans la grande tradition de la littérature celte, celle des bardes, une poésie de l’écrit mais aussi de l’oralité qui a su se nourrir des contes et des légendes.

Cette réflexion de Paul Eluard à propos de l’œuvre de Angèle Vannier convient aussi à celle de Anjela Duval : « Je la tiens pour un très grand poète…Angèle Vannier rejoint tout naturellement Max Jacob, c’est-à-dire Morven-le-Gaëlique et Saint-Pol Roux. C’est une bretonne authentique…On la sent en plein accord avec la nature…féérique simplicité qui donne à tout ce qu’elle écrit la couleur des brumes nacrées et claires de sa terre natale »

 Elles furent et restent deux poètes majeures de la littérature celtique et française, bretonnes authentiques, en accord avec la nature, elles font désormais partie de cette culture qu’elles ont l’une et l’autre aimée et défendue.

Notes

1. Emportez-moi, in : Le songe de la lumière et de la brume ed Savel 1947
2. Rythmes visages Paroles d’Angèle Vannier Les Cahiers d’Ere 1995
3. Myrdhin était l’un des 3 harpeurs professionnels de Bretagne, il sillonnait le monde pour transmettre la musique celte. Il a dirigé les rencontres internationales de harpes celtiques à Dinan.
4. 40 cahiers d’écolier seront retrouvés à sa mort.
5. Anjela Duval lettres à Gérard Le Gouic ed Berlobi
6. Anjela Duval Une voix prophétique : Ar Men n° 56 janvier 1994
7. Fin de la lettre au procureur citée par Jean Lavoué in, Voix de Bretagne le chant des pauvres ed L’Enfance des arbres (p.97).
8 et 9 . Rythmes visages Paroles d’Angèle Vannier, les Cahiers d’Ere (1995)
10. Le chevalier de Paris chanson interprétée par Edith Piaf, reprise par Frank Sinatra, Yves Montand, Marlène Dietrich et Bob Dylan.
11. La Vie tout entière spectacle conçu avec Myrdhin sera joué à travers l’Europe.
12. Anjela Duval publie dès les années 60 des articles dans la revue AR Bed Keltiek dirigée par Roparz Hemon et dans Barr-heol dirigée par l’abbé Marcel Klerg.

       

Présentation de l’auteur

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