Le Marché de la Poésie d’après : rencontre avec Vincent Gimeno-Pons

Après deux ans de cessations, entre espoir et interdictions, le Marché de la Poésie de Paris a enfin eu lieu en ce mois d'Octobre. Une édition très réussie, une fréquentation très importante place Saint-Sulpice où le public et les acteurs du métier du livre de poésie se sont retrouvés, enfin. Mais demeurent ces deux années de parenthèses où aucun d'entre eux n'a pu faire connaître ni distribuer donc vendre des publications qui ont été de facto ralenties, voire momentanément interrompues. En 2019 nous avions interrogé Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, à propos de l'interdiction d'organiser le Marché de cette même année, et du combat qu'ils ont mené pour défendre et porter en ces temps de crise sanitaire cette manifestation incontournable et touts les événements annexes, la "Périphérie", qui s'y rattachent (« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons). Aujourd'hui Vincent Gimeno-Pons, Délégué général, a  accepté de dresser un bilan de ces deux ans de cessation, et de la reprise. Nous le remercions d'avoir accepté de répondre à nos questions. 

Vincent Gimeno-Pons, le Marché de la poésie nous l’avons évoqué est un lieu de rencontre entre les éditeurs, les poètes et le public. Quels types d’éditeurs accueillez-vous ? Et combien ? Pour quel type public ?
Le Marché de la Poésie accueille environ 500 éditeurs qui publient des livres mais aussi des revues. Ce sont pour la plupart d'entre eux des éditeurs indépendants qui ne publient pas forcément que de la poésie, mais principalement de la poésie, et je dirais qu’à travers eux ce sont aussi et surtout les poètes que nous défendons. Le public c'est un peu difficile de le cerner, mais enfin, la plupart sont des gens qui qui aiment la poésie. Ce sont des amateurs de poésie qui ont là l'occasion de trouver quasiment toute la production poétique de toutes ces maisons d'édition (même si nous ne sommes pas exhaustifs). 
Le rôle du marché de la poésie c'est aussi cette prise directe entre le producteur et le « consommateur » et ça c'est essentiel : les éditeurs qui sont présents le sont réellement et non pas à travers un réseau de distribution. C'est ce qui plaît aussi aux lecteurs, avoir ce contact direct avec celui qui produit un livre mais aussi avec celui qui l’a écrit. Nous essayons de tout faire, tous les ans, pour attirer un public plus large, et plus diversifié. Nous y arrivons petit à petit. Nous avons remarqué cette année qu’il y avait une fréquentation  plus importante qu’à l’ordinaire de gens un peu plus jeunes.

Journal Marché des lettres de la 38ème éditions du Marché de la Poésie.

Ce sont peut-être également les effets de la crise car pendant deux ans personne n'a eu accès à cette production ou très peu. Là les gens avaient l'occasion de voir ces éditeurs qui malgré la crise ont quand même sorti pour le Marché de la Poésie à peu près 700 nouveautés ! Malgré l'impact de la crise économique sur leur travail ils ont quand même continué à produire ce qui est remarquable !
Cette fréquentation a-t-elle évolué en termes de qualité et de quantité ?

La fréquentation a évolué depuis 1983 en termes de qualité et de quantité d'éditeurs mais aussi de public, bien entendu. En 1983 il y avait à peu près 50 éditeurs qui étaient présents sur le marché. On est à dix fois plus aujourd'hui. Pour le public c'est la même chose. Je crois que le marché de la poésie est devenu comme vous le disiez incontournable. C'est un lieu magique. Cette magie-là opère on ne sait comment… Sûrement grâce au travail des éditeurs qui sont vraiment des gens extraordinaires. Et puis il y a une telle ferveur de la part des poètes aussi pour faire avancer la cause de la poésie qu’on ne peut que les soutenir. Cette année était particulière puisque ça faisait 28 mois que le Marché de la Poésie n'avait pas eu lieu donc la fréquentation a été miraculeusement haute.

Il y a une scène sur laquelle on fait une trentaine de rencontres, de lectures et de tables rondes qui proposent des débats sur la poésie contemporaine. Nous nous sommes  aperçus que le public est en demande. Nous avions créé les États généraux de la Poésie pour cette même raison,  donc nous essayons de développer ces manifestations. Nous avons aussi d'autres événements qu'on appelle la Périphérie du Marché de la Poésie. Ce sont des rencontres que nous organisons un peu partout en France et à l'étranger et qui permettent à des publics moins accessibles parce que géographiquement plus éloignés de participer aussi.  Nous continuons cette opération jusqu'à la fin du mois de novembre cette année. Nous sommes aussi allés à la rencontre de personnes détenues. Nous travaillons avec un groupe d'autistes qui s'appelle "Les Turbulents", depuis quatre ans maintenant, et nous organisons des ateliers d'écriture et des rencontres avec des poètes. Ces ateliers et ces rencontres donnent lieu à  un spectacle. Nous développons nos partenariats à l’internationale. Nous allons cette semaine en Allemagne. C'est une collaboration que nous avons entérinée il y a déjà de deux ans (mais il ne faut pas oublier que nous avons eu un arrêt de deux ans). Avec la Maison de la Poésie de Berlin nous avons décidé de mettre en place des échanges , qui d'ailleurs aboutiront  à ce que l'Allemagne soit l’invitée d’honneur du Marché de la Poésie. Ce que nous souhaitons c'est faire le tour du monde pour découvrir les poésies du monde entier et les faire découvrir au public. Nous désirons également créer des échanges.

Peut-on dire que c’est un pôle économique important pour les acteurs du métier de l’édition de poésie ?

Il y a énormément d'éditeurs qui font une grande partie de leur chiffre d'affaires pendant ce marché de la poésie et cette rencontre est une rencontre directe entre le « producteur » et le « consommateur ». Ce sont des termes que je n’hésite pas à employer parce qu’il faut aussi considérer l'aspect économique des choses, il n’y a pas que les échanges intellectuels qui peuvent se faire au Marché de la Poésie.

Il faut bien que les éditeurs qui produisent des livres puissent les vendre ne serait-ce que pour continuer à en publier. Bien entendu nous ne maîtrisons pas le chiffre d'affaires global ! Mais quand nous voyons le sourire que peuvent avoir les éditeurs à la fin du Marché nous nous doutons que l'activité a été conséquente. Chaque année nous avons de plus en plus de demandes ce qui pose aussi un problème d'espace sur la place Saint-Sulpice. Et si chaque année nous avons de plus en plus de demandes c'est aussi parce que tout le monde se rend compte que le Marché de la Poésie est un moment essentiel de l'activité économique.
La crise sanitaire et les confinements ont entraîné l’annulation de deux Marchés de la Poésie, sans oublier la fermeture des librairies, des théâtres, des lieux où on pouvait écouter des poèmes et rencontrer les auteurs … Quelles sont les conséquences économiques de ces restrictions et interdictions ?
Il est vrai que cette crise a eu un impact catastrophique pour tous ces éditeurs parce que la plupart d'entre eux ne vivent que grâce aux rencontres qui peuvent se faire soit autour de lectures soit à l’occasion de manifestations comme le Marché de la Poésie. Pendant deux ans ils n'ont pas eu accès à leur public. On a beau essayer de compenser par des ventes sur internet etc… ce n’est absolument pas la même chose !
De plus les gens ont aussi besoin de rencontrer ces éditeurs qui ont une production généralement artisanale donc de grande qualité. On a besoin aussi de voir et de toucher ces livres !  Donc ça a été une période compliquée ! Nous avons essayé de les soutenir mais il est bien évident qu'on ne peut pas faire un Marché de la Poésie virtuel sur internet ça n'aurait aucun sens ! Pour la plupart ces éditeurs ont survécu. La plupart d'entre eux ont continué leur activité ralentie voire stoppée puis reprise. Nous avons retrouvé une production de nouveauté qui a été assez exceptionnelle pendant cette année 2021, sans parler des initiatives sur internet avec des lectures ou bien des rendez-vous pour des débats ou autres. Cela n’a bien évidemment pas remplacé l'échange humain qu'on peut avoir traditionnellement. Chacun a donc survécu comme il pouvait mais a survécu, à quelques exceptions près, ce que bien sûr nous déplorons !

 

Périphérie #40, "Panthéon (Paris)". Table ronde Poésie et engagement. Rencontre avec Michel Deguy, Armelle Leclercq, Bernard Noël, Florence Pazzottu et Alexis Pelletier. 16 juin 2017.

Quels sont les professionnels du livre qui ont été les plus touchés ?
Toute la chaîne du livre a été totalement impactée par cette crise, que ce soit les diffuseurs, les distributeurs, les libraires, les bibliothèques ou le simple lecteur, tout le monde a été touché. D'abord parce qu'il y a des lecteurs qui n'avaient pas accès aux nouveautés. Nombre d’éditeurs ne vivent que grâce aux rencontres qu’ils organisent autour de leurs publications. Donc pendant deux ans ça a été très compliqué.
Mais, vous savez, la poésie est en crise permanente même d'un point de vue économique. Il ne faut pas oublier que dans le secteur de la librairie la poésie ne représente que 0,3% des ventes ! Donc on est en situation de crise permanente. Ça veut peut-être dire qu'on arrive mieux à résister à la crise qu'on a pu subir ces dernières années même si humainement ça a été très difficile ! Nous avons été surpris de constater que la plupart des éditeurs que nous défendrons au Marché de la Poésie ont tenu le coup. Il y a peu de librairies qui consacrent véritablement un rayon à la poésie et dans les grandes enseignes il faut quand même insister pour trouver où est la poésie. C'est problématique et de toute façon ça a toujours été le cas de figure. Certes dans les années 80 c'était plus facile car il y avait plus de libraires donc un plus grand nombre qui acceptaient d’accueillir les ouvrages que présentaient ces éditeurs de poésie. Aujourd'hui c'est beaucoup plus compliqué, si on n'est pas en plus dans le circuit de la chaîne du livre, avec son distributeur et son diffuseur, généralement les libraires ne prennent pas de livres de poésie. Je dis bien généralement parce qu'il y a fort heureusement encore beaucoup d'exceptions et de libraires qui font un travail extraordinaire par rapport à la défense de la poésie et de la liberté de création. Aujourd'hui il faut rentrer dans des cases pour exister ce qui n'est pas le cas de la plupart des éditeurs que nous accueillons au Marché de la Poésie. C'est peut-être justement ce qui fait le succès de cette manifestation. Je vous avouerais que nous préférerions de notre côté que le marché de la poésie ait moins de succès et que ces éditeurs soient représentés à longueur d'année  un peu partout, mais malheureusement ça n'est pas le cas, alors il y a le Marché de la Poésie, mais aussi d'autres manifestations, qui existent pour défendre leur travail. Et j'espère qu'il y en aura de plus en plus pour montrer ce travail extraordinaire, j'insiste car les éditeurs sont des gens formidables qui ont une passion, que nous partageons, et que nous essayons de partager avec le public. Et comme généralement nous avons un public de passionnés aussi, c'est un grand moment de partage.
C'est vrai que la chaîne de distribution qu’il s’agisse des distributeurs ou des grandes enseignes qui vendent sur internet demande quand même des marges assez importantes que les éditeurs indépendants peuvent d'autant moins se permettre de payer maintenant. Il y a les marges, il y a les retours, enfin il y a tout un tas de problématiques… Il faut faire des tirages plus conséquents pour être présents dans le réseau de la librairie. Donc ça n'a pas non plus beaucoup de sens de demander à ces éditeurs qui font un travail artisanal avec généralement une grande qualité dans les choix des papiers, des maquettes, des typographies, de leur demander de rentrer dans le cadre traditionnel de cette chaîne du livre. Bien entendu il y a un certain nombre d'éditeurs qui sont présents au Marché qui font cet effort mais on ne peut pas le demander à tous ces éditeurs parce qu'il y a des petites maisons d'édition qui tiennent vraiment grâce à une personne et qui n'existeraient pas sans le travail de cette personne. Ça serait beaucoup trop difficile de pouvoir tenir le choc.
Tous ces paramètres rendent d'autant plus nécessaire la présence et la réalisation de ces rencontres avec le public. Et si vous me permettez aussi de porter l'accent sur un point : pendant cette période très complexe qui a duré deux ans il ne faut surtout pas oublier qu’il y a eu un soutien que ce soit au niveau du Ministère de la Culture ou bien au niveau des Régions : des mesures ont été mises en place. Elles ont sans doute permis à la plupart de ces éditeurs de passer le cap. D’une façon générale en France il y a eu un soutien étatique relativement conséquent par rapport aux petites entreprises pour leur permettre de continuer à exister. Même si maintenant on va sans doute avoir l'effet boomerang de l'impact de la crise, dans son ensemble. Mais en tous les cas jusque-là ces mesures ont permis à ces éditeurs de pouvoir continuer à tenir la tête hors de l'eau, surtout pour ce qui concerne les éditeurs qui ne publient que de la poésie. Ils ont été plus touchés que des éditeurs qui diversifient leurs types de publications. Je pense qu'à partir du moment où on est une petite maison d'édition indépendante, quel que soit son type de production, cette crise a été difficile à traverser, mais fort heureusement les mesures d’aides ont globalement permis la survie de cette tranche de l'édition.
Pensez-vous que l’édition indépendante, la publication et la diffusion de la poésie soient menacées ? Qu'il y aura des impacts futurs de cette crise ? 
Je ne sais pas ce que donneront les mois qui viennent par rapport à une crise économique d'ensemble. Le Marché de la Poésie qui vient de se dérouler a été une réussite aussi parce que les lecteurs ont acheté des livres. Mais là de manière générale on s'aperçoit que les prix sont en train de monter énormément et que l'inflation va galopante. Donc je ne sais pas quel va être l'impact de ces données économiques, dans l'avenir, sur les ventes que peuvent effectuer ces éditeurs. Il est évident qu’en ces périodes difficiles on dépense plus facilement pour acheter des produits alimentaires que pour aller vers la culture. Donc en ce cas il risque d’y avoir un impact sur la diffusion de la poésie et sur le travail de ces éditeurs.

 

Périphérie #24, Maison
 de la Poésie/Scène littéraire, De nouvelles écritures. Températeur : Éric Dussert. Avec : Michaël Batalla, Sereine Berlottier, Sophie Loizeau, François Matton, Sandra Moussempès, Cécile Portier.

Mais pour le moment c'est encore un peu prématuré pour le savoir. Il est évident que même si le gouvernement parle de relance économique on s'aperçoit qu’on est en train de commencer à payer le coût de la crise. Espérons alors que cela ne se répercutera pas trop sur la culture d'une façon générale et sur le travail de ces éditeurs indépendants en particulier.
Il faut aussi souhaiter que la crise sanitaire soit passée. Car si on commençait à interdire à nouveau un certain nombre de manifestations culturelles là ça serait un coup dur pour l'ensemble de cette profession. Donc il faut espérer qu’au niveau du Ministère de la Culture et des Institutions Régionales on continue à surveiller avec une grande attention ce qui se passe aujourd'hui et ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Parce que je pense que même si ces éditeurs ont l'habitude de vivre une crise permanente, à un moment donné cela devient beaucoup trop !
Le CNL et les régions nous l'avons déjà souligné ont quand même débloqué des subventions pour aider les acteurs du métier du livre, alors certes les dossiers étaient assez complexes à mettre en place mais nous sommes dans un système de bureaucratie et de technocratie qui fait que quand on veut avoir un soutien il y a des dossiers un peu complexes à remplir... Mais ils l'ont fait et de leur côté les institutions ont bien accueilli ces demandes. Elles ont aussi soutenu des manifestations comme le Marché de la Poésie, parce que deux ans sans existence, pour nous, c'était aussi délicat d'un point de vue financier. Ces institutions nous ont soutenus pour que nous puissions continuer mais aussi pour que nous puissions indemniser les auteurs qui devaient participer à des manifestations et qui n'ont pas pu le faire. Parce que nous sommes en train de parler des éditeurs mais il y a aussi tous ces auteurs qui à longueur d'année font des lectures, des ateliers d'écriture, etc…  et qui n'ont pas pu pendant toute cette période faire quoi que ce soit. Pour eux ça a été aussi une période délicate voire encore plus compliquée que celle qu’ont vécu les maisons d'édition.
Vous avez créé les États généraux permanents de la poésie en 2017. C’est le lieu d’une interrogation théorique et pragmatique sur la poésie et sa place dans notre société contemporaine. La poésie est un genre qui est peu représenté dans les grandes chaines de distribution. Le Marché de la Poésie et d’autres manifestations contribuent à la rendre accessible au public, à la rendre visible, et audible. Ces problématiques inhérentes à la crise ont-elles changé cet état de fait ? Quel est l'avenir de la poésie ?

Les Etats généraux de la poésie # 01, Bibliothèque municipale de Lyon La Part-Dieu, 2017.

Nous avons organisé les États généraux de la poésie pour la première fois en 2017. Nous avons essayé de faire un état des lieux de ce qu’il en était aujourd'hui pour la poésie. Puis nous nous sommes aperçus à la fin de cette première année qu’il fallait continuer cette réflexion en tout premier lieu parce que le Marché de la Poésie est un lieu de réflexion autour de la poésie, donc autant utiliser ce cadre pour continuer cette réflexion, avec chaque année une thématique différente.
Et comme le Marché de la Poésie est le lieu naturel de cette réflexion, les États généraux de la Poésie sont devenus permanents pendant le Marché de la Poésie. Cette année nous avions choisi comme thématique « Les finalités du poème ».
Nous nous sommes vraiment rendu compte qu’il y a une réelle demande du public qui vient au Marché de la Poésie, ce qui rassure aussi, car il ne s’agit pas seulement de gens qui viennent acheter des livres de poésie. Ce sont vraiment des gens qui ont envie de réfléchir sur cette poésie contemporaine et sur ce qu'elle apporte dans notre société. La poésie c'est un outil de réflexion permanente sur la société dans laquelle on vit. C’est un regard sur ce monde qui nous entoure. C'est important justement de l’interroger aussi, d’évoquer ce qu’elle est et quel est son avenir. C'est ce que nous essayons de mettre en place depuis maintenant quatre ans. La poésie c'est une parole ouverte à une pluralité sémantique. Est-ce que la place de la poésie va enfin être plus importante ? Je ne me fais pas d'illusions sur ce point, elle sera toujours en marge, mais je pense que la poésie est faite pour être en marge. Ça peut être rassurant autant qu'inquiétant. Mais ce qui serait d'autant plus inquiétant c'est que la poésie devienne un phénomène de mode parce que cela signifierait qu’elle risquerait de changer son fusil d'épaule. Mais je pense qu'on en est loin, ou alors, si la poésie devient un phénomène de mode, c'est que les lecteurs ont changé leur fusil d'épaule et qu'ils ont envie d'accéder à une autre vision du monde.
Bien sûr nous espérons tous que le public et que les lecteurs de poésie soient de plus en plus nombreux avec le temps. Nous faisons tout de notre côté pour essayer d'être la meilleure vitrine possible de ce travail autour d'elle. Nous avons de plus en plus de public et c'est un public intéressé par la poésie. C’est gratifiant pour les poètes et pour les éditeurs. Et effectivement il y avait une très belle fréquentation le week-end de ce dernier Marché de la Poésie, à tel point que nous avons été obligés de fermer nos portes à un moment donné puisqu'on avait largement dépassé les jauges qui sont autorisées pour les rencontres publiques. C’est aussi dû à cette attente de plus de deux années pour que ces rencontres soient à nouveau possibles. J’insiste bien sûr ce terme, celui d'une rencontre, d'une rencontre humaine, d'un échange humain.
Vous savez 38 années d'existence de ce Marché de la Poésie ça n'est pas rien, mais il y a encore énormément de travail à faire pour l'avenir. Donc aux alentours du mois de juin de l'année prochaine nous allons essayer de fixer un cadre qui soit un peu plus habituel et en l'occurrence en 2022 nous recevrons le Luxembourg comme invité d'honneur. Nous essaierons de retrouver les traces de ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Quand nous avons décidé de faire ce marché de la poésie au mois d'octobre sans en avoir vraiment le choix nous avons été un peu inquiets sur les retours que nous en aurions.  Il se trouve que ça a été très positif et tant mieux. Mais en tous les cas nous restons vigilants sur l'avenir et sur tout ce qui reste à construire !

Voici l'émission littéraire L'ire du Dire n°3, diffusée sur Fréquence paris Plurielle 106.3 FM le mercredi 24 novembre 2021. Carole Carcillo Mesrobian reçoit Vincent Gimeno-Pons. Un entretien qui a précédé cette Rencontre "Le marché de la poésie d'après" et en a été le support.

Présentation de l’auteur




Thibault Biscarrat, Joie

A Roya Denise H.

    Les phaleanopsis sont, au matin, odorants ; le soleil, d'une lumineuse caresse, pétrit l'espace de l'appartement. Le pain cuit lentement : il reste, sur le plan de travail, un peu de farine dont la blancheur éclaire, d'en dessous, ton beau visage de femme matinale.

   Nous étions, il y a peu, au réveil, blottis l'un contre l'autre. Nos corps, comme le blé, battus, vannés, serrés. Nos corps pétris : le sel, nos baisers, le levain, nos caresses. Les âmes, forme de notre corps, blutées.

   Une viole résonne. Un tableau mobilise nos regards.

  Le fond blanc, peint sur une toile de chanvre au grain apparent, réfléchit la lumière bien au-delà du cadre : ton visage, la blancheur, la farine. Légères craquelures du pain, du tableau.

  Une suite de couple, figurant une guirlande de fleurs, embarque pour une île. Certains ont cru y voir une progression dans les jeux de l'amour : persuasion, consentement, harmonie. Laquelle de ces femmes serais-tu ? Toutes, au même instant. 

   Les repentirs, les syntagmes corrigés, supprimés : correspondances, harmonies, volontaires répétitions. Le pain, ces lignes, la lumière, nos corps sont périssables. Dans le cadre, la proue est tournée vers le rivage et voilà que tu me souris. L'eau coule sur tes larges épaules, ton bassin étroit, Roya. Denise, l'eau sur ton visage : transparence, douceur, vitalité. Je te lave, l'eau décolle de vastes songes ombragés, cette seconde peau. Tes mains sont fortes, vigoureuses. Elles savent d'instinct les nœuds de mon corps, ta voix connaît les nœuds de l'écriture, Roya.  

  Tes robes sont des fleurs. Nous n'aimerons jamais assez les fleurs. Les fleurs échappent aux yeux des hommes, honteux, peut-être inquiets d'y lire une trop grande fragilité qui serait la leur. Des fleurs : tes robes ont le charme suranné de peintures choisies, de prénoms rares, exquis et ce sont pétales, sépales qui ondulent et soulignent l'élégance de la marche. Denise, jamais nous n'aimerons assez les fleurs.

  Le vin coule allègrement, mais d'un geste précis, retenu, dans l'ovale géométriquement imparfait du verre. Il faut d'abord en observer la robe ou bien peut-être laisser l'un de nos sens en saisir le parfum, les effluves. Ce que tu aimes, ce que nous aimons, ce sont, il me semble, les échos, les accords, correspondances. Choisir un vin c'est exercer son goût. Or le goût est de toutes les opérations de l'esprit peut-être la plus cruciale. C'est à travers le goût que l'on opère des choix, qui nous définissent.

  Les feuilles de chênes, Denise, les taches d'or du soleil, je rêve aussi de fleurs. Je rêve : l'alvéole de feuillage, l'enfant, beau, qui chasse les vipères. Ta respiration, les livres, une rose séchée entre les pages, un herbier, tu es là, ton souffle : genévriers, fougères, hêtres. Je rêve aussi de fleurs. Tu es belle : tes joues, senteur de la pluie, ton cou, le parfum de la rosée, Roya. Tu es là mais tu sais ce que sont les rêves : quelque uns baignés de lumière, d'autres plus frêles, obliques. Roya, ne me réveille pas.

 Ta langue n'est pas la mienne. Dans ta langue, la lune est cerclée de ténèbres : c'est l'aura de l'homme ; le soleil est une femme : astre, chaleur, naissances. Denise, tu dis : « les mots sont source de vie ». Ma voix est la forme de ton corps.

   L'odeur du café et le rituel qui le précède ; nue, ou vêtue d'une simple chemise. A droite, sur l'étagère, en grain, moulure épaisse ou plus fine : arômes de vanille, de noisette, de caramel, c'est selon. Ta main précise, ton souffle régulier. L'eau, la vapeur qui monte de la tasse, les effluves : parfums de forêts, arômes floraux, épicés. Et puis, surtout, nous parlons.

  D'une voix, il faudrait en retenir les inflexions, pouvoir en retranscrire l'accent, les couleurs. Ta voix, donc, est baignée de douceur, et tu as cette façon de faire rouler les sur ton palais, avec joie, comme l'on fait danser un vin sur sa langue. Tu fais fondre ce langage qui, à l'ouest de la Norvège, est souvent bien trop lourd et guttural.

  Les cinq sens, c'est l'amour. Entendre un parfum : tu murmures à mon oreille, je me plonge dans ta chevelure. Je te regarde alors que tu t'effeuilles. Nue, ma main parcours cette géographie. Ta peau a ce goût subtil, tout juste perceptible : légère acidité, quelques notes de sucre, à peine poivrée.

  La juste mesure pour la joie, c'est la communion, puis la distance. Te laisser vivre, séduire : jeux. Puis, instants : il s'agit de protéger notre amour de ce monde. L'amour, principe de délicatesse. Ton corps contre le mien, le mouvement de tes lèvres : dictions, caresses, labiales sonores. Délicat, le moindre de tes gestes. Précis, le rythme tracé sur le papier.

   Dans cette pièce, avec toi, je fais le tour de mon cœur, et c'est un monde que l'on parcourt : chaud, humide continent de tes hanches ; baisers, frais comme neige à tes lèvres ; dunes, sables qui s'élèvent. Je frôle tes lèvres, Denise ; le sang afflue vers mon cœur.

   Le soleil sur ta peau : vent, printemps, peau souple et satinée, lisse. Le silence : langage des fleurs, vols de pollens, pistils parfumés. Le silence, le soleil, être là, Roya. Denise, dans ce verger, sous un pommier, nos mains, baignées de soleil et de silence, enlacées. Je t'aimerai là où ta mère fut abandonnée. Grâce, songes, douceur.

  Mon regard est tout en toi : paradis des sens, souffle de l'air. Dans la nuit sereine un enfant joue, qui chassait les vipères. Dans la nuit, pleine, où l'amour fait se mouvoir les étoiles, ton souffle donne forme, sens à mon corps : paradis du langage, souffle de l'aimée porté à l'oreille de l'amant. Au loin, en contrebas, l'eau de la rivière redit la course des étoiles.

 L'amour, les jeux, la jeunesse : c'est la saison des roses Denise. Le vin au goût agréable, Roya, les bains, les caresses. Les livres traversent les âges ; un chant, qui est doux, s'invite dans ma page.

 Tu m'enseignes la joie Denise : c'est à dire saisir le monde via le truchement des sens. Essence du moi intime, du monde ; analogies, correspondances. Et ce chant, qui est doux, s'écrit sur cette page.

 Des paroles baignées de douceur, dans la lumière et l'amour. Des paroles : délicate douceur ; l'amour : flamme vive parmi les fleurs. Te voilà de dos à la fenêtre, Denise : la pluie s'en est allée.

  La joie c'est aussi s'aimer, au matin, dans la distance : les corps baignés de fatigue, se toucher à peine, apprécier le silence. Puis : regards, ravissement, rires. La joie, Roya, c'est aussi chercher un mot dans un livre : un mot qui relit le chant à l'intime.

 Ton doigt éprouve le grain du papier, puis ta main, éclairée par la lumière diffuse des bougies nocturnes, se promène dans ta chevelure : délassement, mèches défaites, sculptées. Roya ton sourire redit, d'un instant à l'autre, la course du soleil.

  L'amour Roya : secrètes étreintes, distance, enlacements. Dans les livres : un même tronc unit le tilleul et le chêne ; la rose et le cep de vigne enlacés. Dans les livres Denise : ici nous choisirons la distance, nous choisirons le vin, les jeux, nous dirons l'espace où s'accroît l'étreinte ; c'est que nous parlons le langage de l'amour et des fleurs Denise !

  L'amour, c'est être là, Roya ; c'est aussi te laisser vivre, ici, là-bas, dans ce lointain, mais proche, verger d'éclair.

Présentation de l’auteur




ll faut sauver la revue ARPA !

Fondée en 1976, Arpa risquait de disparaître en 2022, sa subvention annuelle étant supprimée. La revue, qui n'est pas une revue de littérature et de poésie régionales, mais « une des rares revues de référence sur la poésie contemporaine française et étrangère », tire son nom de l'Association de Recherche Poétique en Auvergne , et fait vivre la poésie sous la direction de Gérard Bocholier depuis 1991.

 Il lui fallait au moins 40 abonnés supplémentaires pour pouvoir continuer. Le dernier numéro assuré, 133-134 est paru en automne... Il aurait donc été le dernier numéro si la campagne d'appel à l'aide n'avait offert un sursis : la revue pourra survivre, avec une formule nouvelle : l'abonnement (4 numéros, 42 euros) offrira 2 numéros simples de 80 pages et un numéro double de 160 pages – mais un sursis n'est pas une garantie de longévité.

Or, une revue qui disparaît entraîne dans sa mort tout un pan de la culture.

Pour vous abonner (mode de diffusion principal)voir ici : http://www.arpa-poesie.fr/Contact.html

La poésie, déjà si marginale dans le monde de la littérature, pratiquement inexistante dans la presse à grand tirage, a besoin de ces parutions périodiques pour permettre à des voix nouvelles de « tester » leurs textes – un champ littéraire sans apports nouveaux ne peut que s'étioler : si les « poètes » prolifèrent sur le web, et dans des groupes de facebook, tout s'y aplatit, comme l'information omniprésente. Une revue a un projet éditorial, ce qu'elle publie répond à une sélection, et permet à un lecteur – novice ou non – de lire des poèmes de qualité. Par ailleurs, les revues entretiennent une culture commune, qui fait défaut, pour la poésie contemporaine, aux institutions d'éducation. Par la publication d'inédits d'auteurs déjà reconnus, l'exhumation de textes qui sans elles tomberaient dans l'oubli, l'ouverture à des littératures du monde, la revue fait œuvre d'éducation... sans compter qu'elle permet aux éditeurs - et aux auteurs - de faire connaître leurs ouvrages, dont la diffusion déjà restreinte (le bouche-à-oreille plus que les librairies, on le sait) a besoin de ces lectures d'invitations proposées par les critiques.

Les animateurs d'Arpa ont toujours voulu rester ouverts à une grande diversité de styles – les sommaires permettent de retrouver presque toutes les grandes voix de la poésie actuelle, des poètes confirmés et des auteurs débutants.…

Arpa fait aussi une grande place à la poésie étrangère et dans chacun de ses numéros, tient aussi à publier des poèmes d'auteurs encore inconnus, dans Le regard des autres

Le numéro 132 présentait un hommage à Cédric Demangeot, une série de poèmes et de proses, une série de notes de lecture, la chronique de Gérard Bocholier et un groupement de poèmes sous le titre « le fil du temps ». La revue offrait aussi des photos N&B de Bernard Pauty disséminées au fil de la lecture.

Le numéro 133 – octobre 2021 – porte en couverture le titre « proses poétique ». Il propose de rencontrer 37 poètes ou prosateurs, auxquels s'ajoutent les 7 invités du « fil du temps ». On trouvera deux essais – sur François Graveline par Denis Rigal, et sur le thème « vers ou prose » par François Migeot, une série de notes de lecture, une chronique de Colette Minois, ludiquement intitulée « Tirer la langue », qui traite de l'usage exponentiel des jargons et barbarismes qui sévissent sur les médias depuis la crise sanitaire, et de la censure exercée par une bienpensance antiraciste, antisexiste... qui va jusqu'à débaptiser ou condamner des livres. Les « préférences » de Gérard Bocholier - cette « chronique des temps difficiles » nous fait voyager dans les livres qui ont retenu son attention. Au fil du numéro, des pointes sèches de Valérie Peret-Remors associent poésie et art visuel.

On attend avec impatience le premier numéro de 2022 - numéro gagné par le soutien des lecteurs, dont on espère qu'il s'élargira à de nouveaux abonnés. La survie de la poésie est en jeu aussi !




Poèmes de Juan Gelman traduits par Jacques Ancet

 

la table

je suis né dans une forêt du sud / j’ai été un pin / sur moi
se sont levés des soleils / des nuits sont tombées / des lunes / des présages / sur moi
ont chanté des oiseaux différents / ont fait leur nid des oiseaux / par exemple ta voix
a fait son nid / en moi précisément / belle et douce /
 

là où j’ai brûlé silencieux / j’ai cru ou su
que la main élue pour s’asseoir et dormir /
la main qui jaillissait sur ton sein vers le sud /
était ma main qui aujourd’hui erre par ici  bouche ouverte / folle / triste /
 

pourquoi es-tu triste / petite main ? / pourquoi crépites-tu dans l’obscur sans me laisser
         dormir ?/
te fais-tu main comme si une femme et un homme s’étreignaient dans un œuf de lumière ? /

        comme un cygne

qui jette son temps par la fenêtre ? / comme douce lettre qui me racles les os ? / main qui m’écris ? / pourquoi pleus-tu / main /
 

avec étonnement ou vertu ? / deux lunes t’entourent /
la lune de la nuit et la lune de l’âme /
la lune de la lune et la lune de toi /
main qui jaillit avec vérité / tu résonnes
 

comme dimanche ou cloche /
main qui m’a fait table /
sur moi on couche les prisonniers de la dictature militaire /
on leur met la gégène dans la bouche qui annonçait la révolution /
 

on leur met 220 volts dans la bouche qui annonçait le règne de la révolution /
la gégène sur la tête qui rêvait couchée sur les doux oreillers de la révolution
la gégène sur les testicules qui frappaient aux porte de la révolution
220 volts sur les lèvres des vagins / pulvérisant leurs ciels /
 

les enfants ne vont plus sortir par là / ni les lyres / ni les chevaux sauvages /
une haine pure va sortir par là / non pas des vols / petites frères /
on torture le jus des vagins de mon pays /
le jus de mon pays ressemble à une bête /
 

il ressemble à king kong attrapant un aéroplane /
il ressemble à un puits de sang qui arrose mon pays /
il ressemble à un président militaire qui arrose /
des vagins où un jour l’épouse eut un sommeil plus sûr /
 

jouissance et effroi de l’âme / on les passe à la gégène sur moi /
des soleils se sont levés sur moi / des nuits sont tombées / des lunes, aujourd’hui tant
de désolation / la bave de la peur / l’urine / les cris
sur la table /  certains
 

trahissent la vie et se laissent tuer /
d’autres trahissent les vivants et se laissent vivre /
j’ai été pin / sur moi
sont tombées des nuits / une ombre à présent
 

secoue sa chevelure de lumière / salue
avec son chapeau de chair et d’os /
son chapeau est de miel /
elle salue les compagnons de chair d’os et de miel
 

 

nids

à francesco

les compagnons qui ont débarqué dans la mort
ont la bouche pleine d’orangers
plantés en plein milieu de leurs soirées /
des arbrisseaux à qui ils donnaient à manger chaque fois
 

qu’ils combattaient l’ennemi ou qu’ils rêvaient /
avec l’écho et la rage de leurs coups de feu ils leur donnaient à manger /
la petite tourterelle blessée d’amour faisait son nid dans les coups de feu /
les orangers ouvraient leurs branches et tombaient
 

les crépuscules que les compagnons serraient pour qu’ils fassent silence /
et qu’on entende la beauté qui viendra /
les compagnons avaient un petit morceau de beauté qui viendra /
il la laissaient tomber pour que tous sortent
 

chercher la justice dans la rue /
chercher le soleil pour ces froids du sud /
les compagnons ont la bouche pleine de silence /
comme de petits enfants sans nouvelles du lieu où la vie dodeline /
 

les orangers s’ouvrent comme une fenêtre /
les compagnons penchés regardent passer le temps
qui transforme leur chair en cloche
sonnant contre le vent du sud /
 

 

autres écritures

la nuit te cogne le visage comme les pieds de dieu /
quelle est cette lumière qui monte de tes morts ? / vois-tu quelque chose
à la lumière de cette lumière ? / que vois-tu ? de petits os
soutenant l’automne ? / quelqu’un qui
 

racle les murs du monde avec ses os ? / vois-tu plus ? /
raclent-ils les murs de l’âme ? écrivent-ils
« vive la lutte » ? raclent-ils
les murs de la nuit ? écrivent-ils « vive l’âme » /
 

raclent-ils le feu où j’ai brûlé où nous sommes morts / tous les compagnons ? / écrivent-ils ?
dans le feu ? / dans la lumière ? / dans la lumière de cette lumière ? /
à présent passent les compagnons la langue fermée /
ils passent entre les pieds et les chemins des pieds /
 

ils passent cousus à la lumière /
ils raclent le silence avec un os /
l’os écrit le mot « lutter » /
l’os est devenu un os qui écrit /

 

 

sur la poésie

il y aurait deux choses à dire /
que personne ne la lit beaucoup /
que ce personne c’est très peu de gens /
que tout le monde ne pense qu’au problème de la crise mondiale / et
 

au problème de manger tous les jours / il s’agit
d’un sujet important / je me rappelle
quand l’oncle juan est mort de faim /
il disait qu’il ne se souvenait même pas de manger et qu’il n’y avait pas de problème /
 

mais le problème vint plus tard /
il n’y avait pas d’argent pour le cercueil /
et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter
l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau /
 

ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain / ils murmuraient
qu’on leur casse toujours les pieds /
 

qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes / et non
des oisillons comme l’oncle juan / spécialement
 

parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium
         municipal /
ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés /
et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte /
le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête
        / l’

oncle juan était comme ça / il aimait chanter /
et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter /
il entra dans le four en chantant cui-cui / on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment /
et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte / mais
 

pour en revenir à la poésie /
les poètes aujourd’hui vont assez mal /
personne ne les lit beaucoup / ce personne c’est très peu de gens /
le métier a perdu son prestige / pour un poète c’est tous les jours plus difficile
 

d’obtenir l’amour d’une fille /
d’être candidat à la présidence / d’avoir la confiance d’un épicier /
d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits /
un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers /
 

et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles / d’épiciers
        / guerriers / de rois /
ou simplement de poètes /
ou les deux choses à la fois et il est inutile
de se casser la tête à penser au problème /
 

ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui
dans les plus étranges circonstances /
l’oncle juan après sa mort / moi à présent
pour que tu m’aimes

Vers le sud et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2014 (à paraître)

Traduction : Jacques Ancet

 




Michel Diaz, Quelque part la lumière pleut, extraits

il te reste à passer quelques matins rugueux, plus habités d’attente que le sont les songes des
eaux esseulées qui portent la rivière, suivant les courbes de leur pente calme avec, au bout, là-
bas, la profondeur pensive de la mer

ici, à cette heure d’alcôves, tièdes encore des sommeils, le soleil est nu et tremblant comme un
enfant que l’on réveille, la vitre froide à la fenêtre, le ciel en crue déjà par-dessus le noyer de
la cour, comme à portée de main

il règne des lueurs qui viennent se jeter dans le peu de mots qu’on prononce, décousus,
indécis d’eux-mêmes, que rien du jour n’allume encore, hésitant sur l’issue de leur voie
incertaine

 

∗∗∗

céder, tenir, trop tôt, plus tard, et rien, peut-être, qui ne soit égal à ce qui croit le contrarier

tant apprendre pour tant oublier, reprendre chaque jour le nom que l’on habite, ne rien trahir
ni de ce que l’avait semé de doutes ni de ces tremblantes clartés, ces rasantes lueurs au
lointain des questions

il y a pourtant quelque chose, qui demande encore à y être et brûle silencieux dans l’ombre,
qu’il délivre

mais qui cherche à se souvenir de quels fruits tombés de la nuit peut se nourrir ce qui
prolonge, dans l’espace clos de la pièce, au-dessus du café qui fume, le grand silence

indifférent du monde

vivre demande de s’en emparer, sans d’abord le comprendre, avant que visages et corps y
reprennent lèvres et voix, que le matin éveille d’autres lieux, que s’y
poursuive le récit des êtres et des choses

∗∗∗

il te faudra passer ce jour où ne t’occupe plus la signification de toute chose sur quoi l’œil
arrête la pensée, où tu as appris à ne rien attendre qui ne soit frappé au sceau du pur
étonnement et de la plus simple amitié
où incroyable est de te sentir être, de te croire toujours vivant, réel et existant, de devoir défier
encore quelque chose du temps et du désordre tapageur du monde, et la nécessité d’une
destination qui divague d’une heure à l’autre qui annonce la suivante, sans aucune trace où
poser tes pas
mais suivant l’unique fanal d’un matin retrouvé, dans un désir poli à vif, la seule chose qui
importe, sans même en connaître l’objet

juste la soif d’un autre jour que tu distinguerais comme un pays où habiter, où tu te sentirais
chez toi, en exil enfin consenti, n’y aurais plus rien à poursuivre que d’essayer à exister plus
sûrement, sans céder aux appels des sombres nostalgies, sous un ciel tout entier offert au vol
des passereaux, ouvert à toutes les blessures de la terre et penché sur un soir que tu n’aurais
pas dû connaître

∗∗∗

il reste sous tes doigts l’éloignement des rêves, inexorablement, la couleur des paroles
perdues, rien qu’un souffle de vent, à peine deviné, la paisible inquiétude d’un nouveau soir
qui tombe, ce moment de soi-même où se rassemblent tous nos âges

où il est tout aussi incroyable de croire que l’on est pas mort encore, de se croire soi-même
l’illusion d’un autre ou une âme privée de son corps, la porte entrebâillée pour le passage de
ces ombres, réunies au jardin pour pleurer sur la solitude du vieux noyer qui s’affaisse sur ses
racines ou accompagner la belle agonie d’un cerisier en fleurs

 

Présentation de l’auteur




Yves Gasc, L’Étoile et autres poèmes

 

PRÉFACE

Pour en finir une fois pour toutes avec soi-même, (mais n’est-ce pas impossible ?) rien de tel que de se mettre en prison. Toutes les peurs, toutes les sueurs nous assaillent. Des corps se dressent, détenus d’un moment, et meurent d’abandon ; des rêves asphyxiés reprennent souffle ; la passion nous encercle mieux que les murs. Tout le reste s’inscrit en graffiti plus ou moins conscients, tracés d’une main ENNEMIE.

À force de tourner autour de soi, on finit par se perdre. Restent les regards au dehors, qui se veulent fraternels, vers les autres, la vie qui décline si vite, comme le jour à son second versant.

La poésie est qu’un moyen de se perfectionner soi- même, en projetant vers l’avenir tout ce que le passé ne nous a pas permis d’appréhender.

Si la mort demeure inacceptable, c’est que tout désespoir n’est pas perdu et qu’en tout cas l’écriture, comme le rêve, est une seconde vie.

∗∗∗∗∗∗

L’ÉTOILE

Chaque jour meurt en moi l’étoile
Qui reprend vie avec la nuit
Je traverse les jours les mois
Avec cette clarté blessée
Et personne ne la voit.

Elle porte les espérances
De la lumière incorruptible
Brûlante étoile au frais de l’ombre
O lourde lampe de mes rêves
Dans la demeure de la mort.

 

BEAU MARBRE

Statue coulée dans le désir sans forme
Que mes mains ont rendue vivante

J’ai parcouru tes horizons polis
Tes frontières de marbre veiné de sang noir
J’ai réveillé tes lèvres d’une faim dormante
Tes yeux ont battu devant les merveilles
Ma bouche a couru sut tes ruisseaux d’ombre
J’ai bu ta vie à la source délivrée
J’ai fait couler en toi la rivière profonde
Et me suis couché sur tes eaux

Nos mains se sont rejointes affluents de la nuit
Nous avons roulé loin vers la mer
Et tu t’es brisé dans mes bras
Mon marbre en morceaux de beauté.

*

Ton corps a trop de plages nues
Pour y laisser du sable sec
Le reflux des vagues lamente
Sur le rivage illuminé
Le soleil que j’y déposai

Le sel sur ma mangue assoiffée
Brûle mon désir de te boire
Tu allonges toutes tes dunes
Sous les caresses qui te brisent

Toute la nuit je chercherai
Dans ta toison d’ombre fleurie
La perle où jaillira l’aurore.

 

*

Je pense à ce corps ainsi qu’à une fête de l’âme
Sorti des remous de la mer comme un désir vivant
Sorti des vagues de l’amour comme une meurtrissure
Bain d’écume offrant au soleil son insolence
Offrant aux regards le pouvoir de la torture
Je pense à ce corps ainsi qu’à un emblème
Ruisselant des onguents de la lumière
Couvert des crachats de la lune
Superbe de se voir érigé en statue de silence
Enlacé par le lien des soupirs
Cloué au poteau du vertige
Les veines vidées du plomb subtil.

Quand le temps sera revenu
Je poserai les mains sur toi
Tu vivras ailleurs qu’aux rivages
Oubliés des minces mémoires
Et tu me donneras la force de ton sang.

 

LA MORT PROMISE

Quand je n’aurai plus rien à donner
Quand je serai pauvre de mes refus
de mes erreurs de l’oubli de la vie
Quand toutes mes peaux seront tombées
lambeaux de mes incertitudes
Je serai nu devant la mort promise
enfant de mes découvertes
héritier de mes silences
fils d’une autre éternité

Quand tout sera dit à jamais
Gardez-moi un coin de terre
Pour y déposer mon secret
Lourd comme le poids du monde.

Mon nom sera perdu mon nom
Telle une pièce de monnaie
Qui a traversé tous les siècles
Et qui ne vaut plus rien
Comme un caillou qui a roulé
Du haut des collines fières

Et rebondit au désert
Dans les champs du labour futur
La graine ne poussera plus
Plus de fleur à sentir de visage à aimer
De nom à prononcer Mon nom
Plus d’écho de nos voix dans les vallons du rire
Plus de nos ricochets sur l’eau morte du temps
Mes Pères j’ai trahi votre belle espérance
Je me retrouve seul ancre rouillée au port
Je serai le dernier d’une chaîne qui lie
Vos espoirs mon destin votre vie et ma mort.

*

Depuis longtemps plus rien n’existe
Je vis une vie enfouie
Enterrées sous le sable d’hiver
Sous les pelletées quotidiennes de l’amour
Du mensonge monotone
Où sont donc les éclats du rire en rut
Les berceuses de l’attente
Les plaisirs de l’improbable
Maintenant plus rien n’existe
À peine un instant de repos
Et il faut repartir
Vers quel mur en faillite
Ou quelle porte sur le vide.

Ouvrir les mains
Pour que renaissent les sources.

*

Quand tu rentres le soir seul
Après une journée lourde de paroles
D’actes plus ou moins avortés
Avec ta solitude en bandoulière
Les yeux vides de ne rien voir de plus près
que ton chemin solitaire
Pousse la porte et regarde la chambre déserte
(Aucune lampe ne brûle pour consumer ta soif
Pour te dire que la lumière existe
Pas de musique pour t’entendre
Ni de poème où lire ta vie
Pas de rose où la femme geint
De glaïeul où s’érige l’homme)
Tu es seul et tu parles quand même
À quelqu’un qui n’existe pas
qui ne répondra jamaisqui se tait sur ta lâcheté ta paresse
ton besoin d’être seul et d’attendre malgré tout
une réponse à des questions que tu n’as pas posées
Est-ce Dieu dis-moi est-ce  Dieu qui parle
et pourtant n’existe pas
Est-ce une prière à la plus haute  Solitude 
                          qui soit
Tu as puni tes frères de ne pas te ressembler
de ne pas être toi-même une fois encore
Et mille fois encore d’être tes frères
Rien n’a été créé pour toi
Rien ne te renvoie plus au pouvoir
De dire : Solitude à quelqu’un qui aime
Et est aimé
Rien ne te lie à la chaîne des solitaires
Tout est brisé entre tous
Tout est séparation infinie éternelle
Tout est absence infinie éternelle
Ce qui grandit en ton corps diminué
C’est une mort fatale et solitaire.

 

VOIX FRATERNELLE

 

Je voudrais être une voix fraternelle
Que tout chante par cette voix
Mais les mots dévorent ma bouche
Le sang de la colère rougit sans moi
Les larmes gèlent sans moi
sur la joue de marbre des mères
Il se fait quelque chose quelque part
où je ne suis pas
Les arbres grandissent sans moi
gardien vigilant de la ville
La pluie fait ses confidences
mais je ne les entends pas
Tout coule flux perpétuel
et retourne à la source première
Et je reste sur la rive
à regarder dans l’eau qui dort
l’image de ma défaite
La terreur brûle sans moi
La mort a peut-être ma voix
mais logée dans une caverne
où personne n’entrera.

 

Poèmes extraits de Donjon de soi-même (1985). © Librairie-Galerie Racine. 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre
mais lente à couler comme l’huile labile
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres.
La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage.
À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même

Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à ton nom
ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés
le tronc abattu

comme une hache qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes            Déploie
tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle
un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
- lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (19 96). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre,
mais lente à couler comme l’huile labile 
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres. La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage. À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même
Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à
ton nom ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés

*

le tronc abattu

comme une hache
qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes
Déploie tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

 

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
-lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (1996). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

HAMAC

Île du bel été flottant sur l’eau des herbes
J’oublie en ton berceau les rumeurs du rivage

Ma vie est suspendue à ton balancement
Je sens couler vers moi les rivières de l’air

Je libère tous les oiseaux de ma poitrine -
Mes désirs envolés dans des vagues ailées-

Je remonte le cours des sources délivrées
L’ombre verte survit aux décombres du jour.

 

SEMENCES DE FEU

 

Soleil bougie
Lampe miroir
Tout te dénonce
À mon regard

 

*

Le corps dessiné de l’absence
Dans les draps inhabités
L’âtre éteint – cendres vivantes –
Tu renaîtras de l’attente

*

Jamais plus peut-être
Tes yeux clos
Sur le secret de ton âme
Abandonnée à mes mains

*

Tout est possible
Rien ne m’attache
À l’ombre de ta vie
Sur la mienne

*

J’ai rêvé que tu étais en vie
Ma mort seule
Te déliera de l’énigme
De n’être pas au monde

*

Dans tes bras
Je m’emplis de toi
J’expulse mon amour
Dans l’enclos de ton corps

*

Tête d’ange
Renversée
Le plaisir illumine
Tes yeux éteints

*

Être de l’instant
Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre
Être de l’instinct

 

*

La nuit partout
Je te suis où tu vas
Tu es en marche
Dans mon rêve immobile

Poèmes extraits de Travaux d’approche (1999). © Librairie-Galerie Racine.

 

La ville me cerne mais de si loin

Murs étroits lavés de soleil
Où glissent des ombres stériles

Le sang ne circule plus
Dans les veines de l’arbre

Dimanches bêtes où se promène
La fatigue Enfants en laisse

Cœurs plombés par l’ennui
Broyés par la machine

De si près de si loin s’infiltre un bruit d’ailleurs

Être de l’instant Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre Être de l’instinct

La nuit partout Je te suis où tu vas
Tu es en marche Dans mon rêve immobile

D’une mer aux vagues fortuites
Je suis une île que le temps oublie

*

Insupportable fatigue d’être soi
Ne plus se comprendre ne plus se surprendre
Je traverse le jour opaque où je me perds
Je demande à la vie ce qu’elle ne peut me donner
Et je refuse ce qu’elle m’offre : don désespéré
Objets précieux cachés sous le linceul de la lumière

Soudain la pluie tombe et je fuis la terrasse
Comme si cette eau ne pouvait baptiser
Un nouvel espoir une reconquête plus facile
De présents éparpillés vainement toutes les prières
Il y aura peut-être d’autres jours, quelques paroles
            défrichées

Chaque chose est à sa place et je reste immobile

*

Silence creusé au cœur du patio
Puis posé comme une pierre qui regarde les choses
Sans les voir
Au moindre écho d’un signe qui me parle
Tout s’anime en moi
Même l’immobilité de mon cœur
Arrêté de battre soudain

Ce silence-là ne laisse pas de traces
Sur le mur absorbé
Dans la contemplation réciproque du ciel
Le remuement énorme de la mer
S‘entend au loin pourtant
Telle une autre parole confuse
Un Verbe sacré
Inconnu dans la langue des vivants

 

CHERGUI

Le vent qui me pousse
Vers toi
Toujours plus avant
Le vent qui violent m’étreint
Comme le front tes bras
Une aurore encore plus ardente
Se lève en moi
Quand se dresse le vent
Rempart contre le ciel d’écume
Je deviens torche vivante
Élément du désir vibrant
J’ai sur les lèvres
Le goût des étoiles sans lumière
Je bruis comme les arbres
Je bouillonne comme la mer
Je deviens le vent lui-même
Qui souffle le feu
Dans les veines de ta vie

Poèmes extraits de La Lumière est dans le noir (2002). © Librairie-Galerie Racine.

 

Une ombre se profile
derrière l’écran du soleil

Est-ce toi ou moi-même
ou l’Autre ?

Dans l’incandescence du jour
la nuit se repose et blêmit

Si je t’aime
pourrai-je supporter ma mort ?

 

 

Le monde se construit dans l’homme que l’on tue.

Christophe Dauphin

Vois           le monde
expulse sa rage dans un souffle de mort

Nul oiseau ne répond à l’appel de la paix
les brebis ensanglantées ne paissent plus

Le berger clame au ciel sa prière amputée
aucun sursis pour les bourreaux

Écoute le fracas se dissout
par ma voix qui t’exauce

*

Ton bras dressé dessine
dans l’ombre une blancheur de songe

Oui je crois te voir mais je rêve
j’illumine d’or ton absence

De mots inventés je couvre ton corps
comme d’un linceul étoilé

Explorant plus bas que ton cœur
mes lèvres t’inspirent

*

Je me cache au creux de ton ombre
comme une œuvre en devenir

Tu es mon unique avenir
mon présent réconcilié

Ma preuve d’exister            ma chance
d’être encore parmi les morts

Solitaire déshabité
un vivant qui respire

Ma planète n’est pas la vôtre.

Henri Rode

Ils restent là accroupis sur leurs déchets
les mangeurs de merde aurifère
Inconnus à eux-mêmes ignorants de tout
attendant le solstice de mort
qui les foudroiera dans leur gloire
Tandis que leurs âmes fripées
rejoindront le désert de l’île
rendant le souffle aux bergers de la mer

*

Les rêves du désir poussent dans
la lumière            roses d’abîme

Ton corps n’est plus un souvenir mortel
mais la réelle offrande de la nuit

Je me souviens de tout du moindre éclat d’azur
et du pas doucereux de l’ombre qui s’avance

C’est dans la tombe ou dans le feu
que sera enfouie ou brûlée ma mémoire

 

Poèmes extraits de Soleil de minuit (2010). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

 

 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre,
mais lente à couler comme l’huile labile
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres. La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage. À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même
Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à
ton nom ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés

*

le tronc abattu

comme une hache
qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes
Déploie tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

 

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
-lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (1996). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

HAMAC

Île du bel été flottant sur l’eau des herbes
J’oublie en ton berceau les rumeurs du rivage

Ma vie est suspendue à ton balancement
Je sens couler vers moi les rivières de l’air

Je libère tous les oiseaux de ma poitrine -
Mes désirs envolés dans des vagues ailées-

Je remonte le cours des sources délivrées
L’ombre verte survit aux décombres du jour.

 

SEMENCES DE FEU

 

Soleil bougie
Lampe miroir
Tout te dénonce
À mon regard

 

*

Le corps dessiné de l’absence
Dans les draps inhabités
L’âtre éteint – cendres vivantes –
Tu renaîtras de l’attente

*

Jamais plus peut-être
Tes yeux clos
Sur le secret de ton âme
Abandonnée à mes mains

*

Tout est possible
Rien ne m’attache
À l’ombre de ta vie
Sur la mienne

*

J’ai rêvé que tu étais en vie
Ma mort seule
Te déliera de l’énigme
De n’être pas au monde

*

Dans tes bras
Je m’emplis de toi
J’expulse mon amour
Dans l’enclos de ton corps

*

Tête d’ange
Renversée
Le plaisir illumine
Tes yeux éteints

*

Être de l’instant
Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre
Être de l’instinct

 

*

La nuit partout
Je te suis où tu vas
Tu es en marche
Dans mon rêve immobile

Poèmes extraits de Travaux d’approche (1999). © Librairie-Galerie Racine.

 

La ville me cerne mais de si loin

Murs étroits lavés de soleil
Où glissent des ombres stériles

Le sang ne circule plus
Dans les veines de l’arbre

Dimanches bêtes où se promène
La fatigue Enfants en laisse

Cœurs plombés par l’ennui
Broyés par la machine

De si près de si loin s’infiltre un bruit d’ailleurs

Être de l’instant Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre Être de l’instinct

La nuit partout Je te suis où tu vas
Tu es en marche Dans mon rêve immobile

D’une mer aux vagues fortuites
Je suis une île que le temps oublie

*

Insupportable fatigue d’être soi
Ne plus se comprendre ne plus se surprendre
Je traverse le jour opaque où je me perds
Je demande à la vie ce qu’elle ne peut me donner
Et je refuse ce qu’elle m’offre : don désespéré
Objets précieux cachés sous le linceul de la lumière

Soudain la pluie tombe et je fuis la terrasse
Comme si cette eau ne pouvait baptiser
Un nouvel espoir une reconquête plus facile
De présents éparpillés vainement toutes les prières
Il y aura peut-être d’autres jours, quelques paroles
            défrichées

Chaque chose est à sa place et je reste immobile

*

Silence creusé au cœur du patio
Puis posé comme une pierre qui regarde les choses
Sans les voir
Au moindre écho d’un signe qui me parle
Tout s’anime en moi
Même l’immobilité de mon cœur
Arrêté de battre soudain

Ce silence-là ne laisse pas de traces
Sur le mur absorbé
Dans la contemplation réciproque du ciel
Le remuement énorme de la mer
S‘entend au loin pourtant
Telle une autre parole confuse
Un Verbe sacré
Inconnu dans la langue des vivants

 

CHERGUI

Le vent qui me pousse
Vers toi
Toujours plus avant
Le vent qui violent m’étreint
Comme le front tes bras
Une aurore encore plus ardente
Se lève en moi
Quand se dresse le vent
Rempart contre le ciel d’écume
Je deviens torche vivante
Élément du désir vibrant
J’ai sur les lèvres
Le goût des étoiles sans lumière
Je bruis comme les arbres
Je bouillonne comme la mer
Je deviens le vent lui-même
Qui souffle le feu
Dans les veines de ta vie

Poèmes extraits de La Lumière est dans le noir (2002). © Librairie-Galerie Racine.

 

Une ombre se profile
derrière l’écran du soleil

Est-ce toi ou moi-même
ou l’Autre ?

Dans l’incandescence du jour
la nuit se repose et blêmit

Si je t’aime
pourrai-je supporter ma mort ?

 

 

Le monde se construit dans l’homme que l’on tue.

Christophe Dauphin

Vois           le monde
expulse sa rage dans un souffle de mort

Nul oiseau ne répond à l’appel de la paix
les brebis ensanglantées ne paissent plus

Le berger clame au ciel sa prière amputée
aucun sursis pour les bourreaux

Écoute le fracas se dissout
par ma voix qui t’exauce

*

Ton bras dressé dessine
dans l’ombre une blancheur de songe

Oui je crois te voir mais je rêve
j’illumine d’or ton absence

De mots inventés je couvre ton corps
comme d’un linceul étoilé

Explorant plus bas que ton cœur
mes lèvres t’inspirent

*

Je me cache au creux de ton ombre
comme une œuvre en devenir

Tu es mon unique avenir
mon présent réconcilié

Ma preuve d’exister            ma chance
d’être encore parmi les morts

Solitaire déshabité
un vivant qui respire

Ma planète n’est pas la vôtre.

Henri Rode

Ils restent là accroupis sur leurs déchets
les mangeurs de merde aurifère
Inconnus à eux-mêmes ignorants de tout
attendant le solstice de mort
qui les foudroiera dans leur gloire
Tandis que leurs âmes fripées
rejoindront le désert de l’île
rendant le souffle aux bergers de la mer

*

Les rêves du désir poussent dans
la lumière            roses d’abîme

Ton corps n’est plus un souvenir mortel
mais la réelle offrande de la nuit

Je me souviens de tout du moindre éclat d’azur
et du pas doucereux de l’ombre qui s’avance

C’est dans la tombe ou dans le feu
que sera enfouie ou brûlée ma mémoire

 

Poèmes extraits de Soleil de minuit (2010). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

 

 




Christophe Pineau-Thierry, La saveur de la joie et autres poèmes

la saveur de la joie

 

se libérer de l’empreinte des sources

les paroles enfouies de tes lèvres

le fragile de nos touchers suspendus

 

une vie qui savoure la joie de l’aube

l’herbe assise à l’écoute du vent

le battement des vagues de l’océan

 

ta force au soleil

la fraicheur de tes mains

au creux de l’argile des mots

la beauté de ton souffle

dans l’évocation de l’avenir

 

l’instant de tes regards

nos pierres cousues d’herbes

et le dessin de nos joies

l’ombre de ta force au soleil

 

le simple des mots

une feuille de pluie

ce chant dans ma tête

l’appel d’un jardin

 

un texte qui frémit

le souffle des images

ce jour nous regarde

 

les scènes d’un carnet

le cadeau d’un son

cette simple beauté

 

nos paroles de silence

cette parole du soir

cousue des mots de l’aube

a le sourire des tendres

 

le dessin de nos souffles

parle de l’univers

et du silence des étoiles

 

dans la liberté de nos pas

cette caresse du jour

est la pierre de l’éveil

Poèmes extraits du recueil Le regard du jour publié aux Editions du Cygne en 2021.

Présentation de l’auteur




Autour de Baudelaire (1). Je suis la plaie et le couteau. Usage de la douleur

 

La douleur est partout agissante et présente dans LHéautontimorouménos. Douleur infligée, douleur subie, douleur infligée par soi-même à soi-même, ce poème a pour puissance singulière de ne rien vouloir dire d’autre. De surcroît sa dédicataire, cette J. G. F. , mal connue, que le narrateur voudrait pouvoir assommer sans colère, aurait eu le tort, si l’on en croit quelques notes de Baudelaire de s’être comportée en maîtresse ni assez cruelle, ni assez perverse pour infliger la douleur qu’il attendait d’elle.[i] Mythe et premier paradoxe qui renchérissent d’avance sur les vers à venir. C’est en effet qu’il n’y va pas seulement de la douleur, mais du choix de la douleur. De la douleur quelle qu’elle soit : Je te frapperai sans colère, mais aussi : Je suis la plaie et le couteau ou encore : Je suis le vampire de mon coeur.  D’où le titre, cardinal, du poème.

Nous voici du même coup dans l’ordre du mal. Car l’exaspération baudelairienne joue de l’amphibologie de ce dernier mot. Celui-ci est en effet d’autant plus inquiétant qu’il s’entend de façon soit passive soit active. C’est avoir mal ou faire mal. Mais faire mal, lorsque la volonté s’en mêle, devient faire le mal, et Baudelaire, subtilement, d’établir un lien plus inattendu entre les deux versants de l’expérience en choisissant d’avoir mal de faire le mal. Voilà qui ressemble déjà à une ascèse, et une ascèse qu’il ne faut peut-être pas trop se hâter de penser comme une ascèse à rebours. Voilà encore pour le couteau et pour la plaie.

 Pourtant, c’est moins la qualité de cette douleur qui se trouvera interrogée ici que ce que le poète en fait. Il s’en trouve, comme il va de soi, que l’examen que je propose, examen, somme toute, esthétique, ne pourra se situer qu’en dehors des catégories de la psychologie, de la psychologie pathologique et par conséquent du sadisme et du masochisme qui laisseraient entendre de tout autres bénéfices. Ce qui me tient à coeur tient au détour – peut-être à la rouerie – d’un artiste qui pressent intuitivement, intuitivement plutôt qu’inconsciemment, qu’une vision peut naître de sa douleur. De la même façon, je voudrais me situer hors de tout jugement moralisateur sur le poète, qu’il se soit ou non aventuré à faire le mal, ou qu’il se soit seulement persuadé de l’avoir commis. Un mot de Charles Mauron me tiendra quitte de cette réserve : Baudelaire aurait non seulement peu commis le mal, mais il aurait été janséniste dans sa vie et moliniste dans son œuvre[ii]1, La formule en est même d’autant plus précieuse pour ce propos qu’elle a le mérite de désigner le départ entre le réel et l’œuvre  et qu’elle permet par là de penser de nouveaux raccords entre éthique et esthétique. Autant dire qu’il s’agit bien ici du bon usage poétique de la douleur. Ainsi parlait-on au XVIIe siècle de prières pour le bon usage de la maladie. Non le mal donc. Mais sa fleur. Ou plutôt le mal pris pour terreau de la fleur à venir.

Le tout premier bénéfice poétique de la négociation baudelairienne avec la douleur est de lucidité. La connaissance de la douleur se retourne en connaissance par la douleur. Voici donc la douleur devenue prisme. Berdiaev a pu écrire que l’homme pouvait se connaître lui-même soit à travers son élément divin, soit à travers son élément souterrain inconscient et démoniaque, autrement dit à travers ce qu’il a de ténébreux[iii]. C’est  le pari du poète, qui a cru plus ou moins consciemment percevoir dans la douleur une alliée de son génie.

  Avoir mal : l’expérience est en effet d’emblée rapportée à l’œuvre. On le mesure dès le début des Fleurs du mal, où le statut du malheur se trouve interrogé de façon emblématique et terriblement intelligente. Depuis le titre du premier poème, Bénédiction, qui définit par antiphrase la malédiction maternelle, jusqu’à sa récusation des tentatives de récupération de la souffrance, les dénonciations se succèdent. Le poncif, mi-religieux mi-romantique, de cette récupération (Soyez béni mon Dieu qui donnez la souffrance (…) Je sais que la douleur est la noblesse unique) y est clairement dénoncé par les deux dernières strophes, si bien qu’en est brouillé le beau motif consolateur, d’une façon qui pourrait faire penser à certains des accents de Simone Weil sur le malheur.  A ceci près cependant que le motif en est différent, car il est ici que la mystique ne suffit pas à la poésie.

Dans L’Héautontimoroumenos, l’origine de la douleur change de camp. Plus besoin de médiations divine, maternelle, ni conjugale pour souffrir. Le poète y pourvoit bien tout seul. C’est passer de la douleur reçue en héritage au parti pris d’aller à sa rencontre. Il semble même que tous les moyens soient bons qui assurent la souffrance et l’ironie s’en mêle, que Baudelaire désigne ailleurs comme une maladie incurable. Elle a du moins pour effet d’introduire un principe d’inadéquation généralisée dans le poème. Autant dire, un véritable interdit de l’accord. Autant dire encore, une culture conséquente du discord. Mais pourtant une culture du discord qui  n’empêche pas de laisser intact le reste du monde :

              Ne suis-je pas un faux accord
              Dans la divine symphonie 

Derrière les mots, c’est-à-dire dans la vision qu’ils proposent, Baudelaire vient d’inventer la posture qui lui permettra de dire une chose et son contraire, le mal dans le bien, la dissonance dans la symphonie, le péché dans l’harmonie divine. Désir, déni, démenti, dénigrement, l’ironie au bout du compte n’atteint que soi, - comme s’il ne fallait jamais perdre de vue, autre souffrance, semblable à celle de Tantale, qu’on est séparé de la  symphonie. Géniale invention aussi, car  elle rend la douleur poétiquement féconde : toute l’œuvre va en venir à se déployer selon les deux volets où cette contradiction essentielle se fonde. Le faste et son désaveu, l’harmonie et la dissonance. Il en arrivera que le souci de toutes choses belles, sensuelles, glorieuses ou bonnes se trouvera aussitôt que dit assorti du déni symétrique. Toute qualité désirable, tout plaisir sont aussitôt répudiés, l’objet de convoitise vilipendé. Les corps aimés ou aimants avoisinent la mort :

L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.

Quant à l’idéal, quant à la beauté, il leur arrive d’être conspués, car ce déni est un déni de confiance tant à l’endroit de l’objet que du désir lui-même. La corrosion est imparable. Baudelaire refuse même de ne pas souffrir jusqu’à vivre parfois la souffrance de façon prémonitoire, - ainsi quand il accole d’avance un imaginaire du tombeau ou de la charogne à celui de la chair.  Il se trouve même que dans les sonnets que la mémoire retient comme les plus lyriques ou les plus extatiques, les bonheurs exhibés se laissent entacher par des passés, (La Vie antérieure), par des futurs hypothétiques, quand ce ne sont pas des conditionnels plus hypothétiques encore, qui les ôtent à la consistance du présent et finalement les invalident. D’où une sorte d’enivrement dans la désillusion. Enivrement attesté par un goût marqué de l’oxymore et de la dissonance, qui en viennent à constituer pour une part la modernité de cette œuvre et, à coup sûr, sa réflexivité. D’où encore, autre gain, stylistique celui-là, ce que j’appellerai volontiers la vitesse de ces poèmes, leur instabilité foncière et finalement leur extraordinaire capacité de voltes, qui sont ici créatrices parce qu’elle sont dénonciatrices. L’intelligence est devenue toute critique. La gloire court au ravage. 

La poésie, alors, touche au mythe, ce qui est rare. Elle est dotée de la même faculté d’appréhender l’objet du désir tout en prononçant presque simultanément la catastrophe inhérente au désir lui-même. Elle y gagne du moins son étendue, son empan, selon un mot de Claudel, qui s’y entendait. Et en effet, le poète, comme le dit « Alchimie de la douleur », change l’or en fer / Et le paradis en enfer, à moins que ce ne soit l’inverse : J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or !  Mais qu’importe le sens de ces allées et venues. De toute manière, meilleur ou pire, le poème gagne aux deux parts.

Demeure le second versant annoncé de la douleur, le choix de faire le mal et celui, pour autant, d’avoir mal de faire le mal. Selon Charles Mauron, Baudelaire aurait affecté d’être en tort. Finalement, il aurait rêvé le mal.  Mais rêve ou réalité, et, cette fois encore, il n’entre pas dans mon propos d’en juger, cette éventualité d’une affectation du poète postule une nouvelle attitude et une nouvelle culture, qui n’est plus seulement celle du discord, mais celle du remords. Une sorte de culture de la culpabilité, celle-ci reposant en somme sur l’effort - nouvelle ascèse, poétique et peut-être éthique – d’attiser le sentiment de sa propre défaillance. C’est en effet un point sur lequel Baudelaire n’aura jamais de cesse.

Il se trouve cependant qu’entre le mal, accompli ou rêvé, et le poème, le poète, qu’il est, se dote encore d’un nouvel instrument, d’un nouveau moyen d’ordre poétique,  et celui-ce n’est autre que celui de la fable. Mieux, il conjoindra deux fables, dont l’une est éthique et l’autre mythologique et dont la mise en œuvre, pour puissante qu’elle soit, reste relativement assez simple : il y aura suffi d’élire une règle impraticable et de se focaliser sur les manquements à cette règle. Or Baudelaire choisit de s’en tenir aux rigueurs de la morale chrétienne, voire de la morale chrétienne traditionnelle, singulièrement en matière de mœurs. Je n’insisterai cependant guère plus sur son appartenance au catholicisme que sur sa vie morale ou sur sa psychologie, sauf  pour noter qu’il en reprend les catégories avec exactitude. Or, relativement à elles, il ne peut, ou ne veut, se penser que comme un réprouvé et  un paria.

Ses poèmes, ses textes critiques, ses écrits intimes ne cessent de faire part d’une discrimination constante entre bien et mal, entre travail, prière et sainteté d’une part et, de l’autre, turpitudes, vraies ou fausses, avec parfois entre ces pôles, l’énoncé de quelques préceptes dérisoires et tragiques, tels que se lever tôt ou faire sa toilette. Mais n’est pas sain, ni saint, qui veut. Non plus sans doute que libertin ou esprit fort.   Baudelaire préconise un ordre dont il sait qu’il lui est intenable et dont il ne peut être que déchu. Voilà pour la fable éthique qui en  devient fable du défaut et fable de la faute. L’éthique devient marqueur de déchéance. Elle se constitue en système organisateur de la culpabilité. Il en advient même que la vertu paraît restrictive au poète, parce qu’il ne veut pas en endurer l’acquit, non plus du reste que ce qu’on appelle assez bizarrement et de façon aussi peu baudelairienne que possible l’acquit de conscience. Mais pense-t-on assez clairement que Baudelaire aurait pu tout aussi bien se tenir hors de ces dilemmes ? Imagine-t-on même un Maupassant, qui laissait la chose à son valet, tourmenté par l’examen moralisateur de vie amoureuse ? Et surtout, car ceci explique cela, mesure-t-on assez la prodigieuse matrice poétique qui résulte de semblable  attitude ?

Car le remords permet à soi seul d’allier le point de fuite de l’idéal moral et l’abîme de la faute. Que l’on songe à Gide, à Jouve, ou, plus près de nous, à Herberto Helder ! Dire le péché permet de toucher aux deux bords, enfer et paradis. C’est un moyen de se tenir entre deux vertiges. Peut-être entre deux prestiges. C’est que la culpabilité a cette spécificité de poser simultanément le bien et le mal et, du moins sur le plan de l’expression, de tenir la balance égale entre les deux. Le remords de Baudelaire, comme précédemment ses dénégations, sert la magnificence du poème. Cela revient à poser que sa posture éthique et sa posture esthétique  sont une.

Mais il y a plus. Selon un nouveau raffinement, cette mise en fable de la culpabilité se double d’une autre fable, théologique celle-là, dont la figure emblématique est évidemment le diable. Non pas n’importe quel diable cependant,  et assurément pas celui du romantisme, mais celui-là même de la théologie chrétienne la plus orthodoxe. C’est celui de la séparation, de la division et du désespoir qui prêtera son mythe au divorce intime déjà évoqué. Ce diable-là habite les cœurs tout autant que l’enfer et il vient y introduire la dualité qui est à soi seule connaissance du mal. De là provient  la fréquence de ces adjectifs baudelairiens à préfixes inquiétants, non seulement irréparable ou irrémédiable, - ce dernier rimant d’ailleurs richement avec diable -, mais aussi irrémissible, sans compter que le poème intitulé « ’Irrémédiable » proclame, sous son apparent paradoxe, un véritable axiome du désespoir :

                         Car le diable fait toujours bien ce qu’il fait.

Premier paradoxe. Non le seul du poème pourtant, car ni le mythe, ni la théologie, ni le poème lui-même ne s’arrêtent à semblable trouvaille, - peut-être à semblable boutade. Le tout dernier vers, rebondissant après cette première chute, oblige encore à passer de la représentation de l’enfer à son principe. Et  plus encore  à adhérer à celui-ci. Il ne s’agit finalement que de rejoindre le mal. D’où le dernier sursaut, rythmique et significatif du poème. D’où, malgré l’enfer, et malgré le diable, à moins que ce ne soit à cause de l’un et de l’autre, son cri, un véritable cri de triomphe et, à tout le moins, un cri d’orgueil, où se parachève l’œuvre diabolique :

- La conscience dans le mal !

Jean Starobinski a été sensible à la mélancolie et aux images de chute inscrites dans ce poème. Je ne peux, pour ma part, voir dans ce vers qu’un extraordinaire redressement, un terrible redressement. Cette fois encore, comme en droite théologie, le péché et le châtiment ne font qu’un. Comme en droite théologie encore, ils sont rigoureusement contemporains l’un de l’autre. Une intériorité se voudrait déchue qui se regarderait déchoir. Voici le coeur devenu plus divisé que l’enfer même. Voici aussi cette conscience dans le mal devenue, si c’est possible, plus virulente que le mythe qui la représentait. Au reste cependant, le mythe lui-même n’en aura pas seulement été rapporté, mais actualisé, c’est-à-dire revécu. Il s’en trouve que le pouvoir de corrosion de l’œuvre tient à la fois à une expérience intérieure et à une analyse. Plus grave encore : cette conscience dans le mal est désormais prise  pour conscience de l’être.

Elle en devient pensée et matériau de poème. Telle est la victoire du poème et du poète. La fable théologique a épousé la fable de la culpabilité et l’une et l’autre charrient des abîmes. Mais Baudelaire ne l’ignorait pas, qui s’abandonne parfois à dire  que c’est le génie qui l’emporte. Le vingt-troisième poème  de l’édition de 1857 en livre la clef : la femme impure et rouée, le mal, en somme, selon le vocabulaire de ce propos, y est un instrument. Elle n’est en effet rien moins que le catalyseur du génie.

                       La grandeur de ce mal où tu te crois servante
                       Ne t’a donc jamais fait reculer d’épouvante

                       Quand la nature, grande en ses desseins cachés
                       De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,

                                              -       De toi, vil animal, - pour pétrir un génie ?
                                                      Ô fangeuse grandeur ! Sublime ignominie !

A l’inverse, à l’opposé de cette grandeur et du sublime, le dernier vers de La Mort des artistes, qui est le tout dernier de la première édition des Fleurs du mal, semble stigmatiser ceux qui n’auront pas osé courir semblables risques. A ceux qui n’auront jamais connu leur Idole, qu’elle soit ou non morne caricature, ne restera que l’espoir que la mort fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau. A tout prendre, les fleurs du mal valent mieux et je n’ai cité  ce vers  que pour marquer la continuité de ce souci de faire œuvre, que ce soit malgré la douleur de la faute ou grâce à elle .

L’œuvre se connaît cependant d’autres bonheurs, dont la trace peut parfois se laisser relever  dans l’argumentation, spécieuse, des différentes préfaces aux Fleurs du mal. Il faut pourtant ici s’accorder non seulement de lire entre les lignes, mais de déchiffrer leurs non-dits, si ce n’est d’en retourner comme doigts de gants le propos. Bien que l’aventure en soit de toute évidence risquée, je me suis autorisée à me demander  si l’omniprésence de la douleur,  si souvent déclinée comme elle l’est en termes de culpabilité, (Toute littérature dérive du péché, dit une lettre à Poulet-Malassis), ne témoignerait pas en faveur de son contraire.

C’est qu’à l’inverse d’un Pessoa, qui affiche l’hésitation ou la non-reconnaissance de son propre désir, Baudelaire nomme, avant que d’en être déçu, ce qui pourrait être son objet de jouissance. A l’inverse des mystiques, qui inventent souvent des scories narratives pour figurer l’extase par le trajet qui y mène, lui n’a pas besoin d’élaboration secondaire pour vaincre la difficulté d’évoquer son meilleur, puisqu’il en a d’emblée exhibé le ratage. Peut-être cependant ne faut-il pas en rester à cette culture du déficit, quand ce ne serait qu’il n’est peut-être pas d’expérience poétique absolument coupée de l’espérance. Il apparaîtrait ainsi, contre toute attente, que tant de voies si lucidement renoncées, tant de désirs avoués et l’expression du désespoir même finiraient par se retourner pour proposer en filigrane un imaginaire contraire à cela même qui s’en trouve énoncé. Dans un jeu d’anamorphoses,  ou par antiphrases, la parole dite en appellerait alors à la parole tue.

On parle de théologie négative. On parle de pensée apophatique. Mais non pas de poésie apophatique. Or ces poèmes disent – ou disent aussi – ce qu’ils ne disent pas.  Cette parole sur la douleur témoignerait ainsi en faveur de son contraire, - non sans un gain stylistique important, qui serait de le poser, sans avoir à l’exposer. C’est une autre question, et je me suis exprimée ailleurs à ce propos, que de déterminer pourquoi le plus difficile à dire pour la littérature se situe du côté du contraire du mal, et donc de ce qu’on appelle le bien. Disons, d’un mot, qu’il y va de la représentation du désir, parce que ce dernier, plus flagrant, quand il est séparé de son objet, est plus facile à saisir et donc à représenter. La littérature en vient ainsi à chérir la représentation de désir et des bonheurs en souffrance, du mal-être donc et de la difficulté et Baudelaire le savait, qui avait abandonné l’idée de son premier titre, Limbes, qui eût pu faire de ses poèmes autant de pièces à situer hors du jugement, pour en faire précisément des fleurs du mal.

D’où la prodigieuse polysémie de cette œuvre. D’où, peut-être, la véracité de sa terrifiante moralité. D’où peut-être même la relative bonne foi de certaines des arguties de ses préfaces.  A ceci près cependant que c’est moins ce qui se dit que la polarité induite par le contraire qui y font sens. Ni Satan ni Dieu donc, ni même, malgré ce que le poète en a dit, la double postulation à l’endroit de l’un et de l’autre, mais une tentative de saisie de l’un par l’autre. Mais, plus encore, le souci d’appréhender leurs abîmes l’un par l’autre. Baudelaire aurait alors choisi la douleur et s’en serait remis au diable, afin d’avoir chance de laisser vierge ou à tout le moins intact la postulation opposée. Il y a dans cette économie  esthétique quelque chose de dostoïevskien. Comme le romancier ne désignait son espérance que par le truchement du meurtre et du pire, le poète arrime sa vision au manquement. A même le mal fleurirait donc aussi ce que le mal n’est pas. Ce qui s’exprime se trouve ainsi lié à une conscience aiguë du possible et des impossibles de la parole, de l’ordre de son efficace et de ses limites.  L’on voit bien par là que la théologie chrétienne et sa mythologie prêtent à Baudelaire des figures pour les extrêmes qui l’intéressent. Ce dernier aurait donc eu recours à la douleur non seulement pour organiser sa vision, ce qui en soi, n’est pas dénué d’importance, mais aussi pour en désigner l’excédent, voire l’excédent bénéfique ou le surcroît, qui, si souvent, à être plus directement appréhendés, font chanceler la poésie.

A même le mal fleurirait donc discrètement ce que le mal n’est pas. D’où la chance éventuelle d’une lecture supplémentaire de ces Fleurs du mal. D’où surtout un nouvel exercice de tension, qui n’est plus seulement du désir et de l’éthique, mais du langage, singulièrement lorsque lui est demandé d’exprimer plus qu’il ne peut supporter. 



1 – Cf. Baudelaire, Oeuvres complètes, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, pp. 1534-35.
2 – Cf. Charles Mauron, Le dernier Baudelaire, José Corti,1986, pp. 108-109.
3 – Cf. Nicolas Berdiaev, De l’esclavage et de la liberté de l’homme, Desclée de Brouwer,  1990, p. 27-28.

 




Le haïku francophone contemporain

Ces textes ont été diffusés en 2019-2020 dans l’émission « La pierre à encre », animée par Christophe Jubien, sur Radio Grand Ciel.

 

Le genre haïku a l’avantage d’ouvrir un espace littéraire au sein duquel le monde, l’être humain et la langue se retrouvent dans un rapport équilibré, chacun ne prenant que sa place, furtive, limitée.

Le genre a traversé les frontières du Japon, où il était né, au début du 20° siècle pour occuper le vaste espace interculturel de la planète. C’est sa modernité, il se partage et réunit. Il aiguise l’attention. N’allez pas croire que sa forme fixe minimale : 5-7-5 syllabes, un mot de saison, une césure, soit d’un autre temps et mène à la facilité, au contraire. Elle est un défi et un force.

Dans ces lignes, vous trouverez quelques éléments qui colorent la pratique francophone du genre, arrivé en France vers 1903, dans toute son activité aujourd’hui.

1. Retour au haïku, France, années 80

Trois poètes s’engagent dans l’écriture du haïku au cours des années 1980.

Patrick Blanche, né en 1950, s’approche du haïku en lisant « Journal des yeux », de Gary Snider, poète de la beat generation à San Francisco. Blanche publie ses premiers haïkus en 1980, dans la revue P.A.F, réalisée par Maurice Coyaud. En voici quelques uns :

 

Une fois de plus l’hiver

me trouve sans compagne

mais la montagne a des vallées profondes

 

 

Sur la route enneigée

Les pattes des moineaux semblent

encore sautiller

 

Après la pluie,

Le chant des oiseaux

Semble plus clair

 

 

Blanche vit dans la Drôme, a travaillé comme saisonnier ; sa figure semble proche du poète ermite. À une époque, il a fondé avec deux collègues drômois une école : « La voix.e du crapaud ». Il est intervenu à l’université, il a traduit des haïkus japonais avec Makoto Kemmoku. Et il a publié, entre autres, un livre de poèmes bilingues, au Japon : « Si léger le saule », dont voici un extrait :

Des années d’errance

ne demeure pas grand-chose

Le goût de la pluie

Premières cerises

On les vole au bord des routes

comme des gamins

 

Simple fait d’hiver

Couché sur des vieux cartons

un clochard : mort

 

Comme tous les midi

la nana au tatouage

s’en vient boire son coup

Alain Kervern, brestois, est né au Vietnam en 1945. Il a étudié et enseigné le japonais et affirme que les non-japonais ne peuvent comprendre et écrire des haïkus. Mais, il se trouvera emporté par cette vague du haïku dans les pays occidentaux et publie lui aussi des poèmes courts. Dans « Les portes du monde », aux éditions Folle avoine (1992) :

Les lampadaires s’allument

A voix basse

La marée monte

Il monte il monte

L’orage

Par les cages d’escaliers

Volée d’étoiles

Longuement vibre

L’horizon

Baiser

De la première abeille

Douleur au ralenti

Il désherbe une mémoire

                    ∗

A la pointe du ciel

L’estafilade

D’une mouette

Il désherbe une mémoire

Plus longue que sa vie

Le buveur de silence

 

                    ∗

Rendre au vent

Sa jeunesse

La fureur des chardons

Dialogues, 5 questions à Alain Kerven, 2009. 

Kervern a traduit aux éditions Folle avoine un almanach de saison, saïjiki en japonais.

Jean Antonini, moi-même chers amis, né en 1946, découvre le haïku japonais dans l’anthologie de Maurice Coyaud : Fourmis sans ombre, éditions Phébus (1978). Je publie un premier recueil aux éditions Aube, région lyonnaise, en 1982 : Riens des villes et des champs.

Premier fauchage

la rouille de l’année

disparaît dans l’herbe

           ∗

Petit géranium rouge

mon tremplin matinal

en ce monde

L’univers est un grand mystère

dit-il en regardant

un carré de poireaux

                   ∗

C’est l’automne

les balayeurs

ont du travail

Ce goût pour le haïku m’amènera à voyager et rencontrer de nombreux poètes, dont l’un, Max Verhart, hollandais, m’a publié le recueil « Hé ! géranium blanc », en trois langues.

Le géranium blanc

juste cinq pétales éclos

sur la fenêtre

                    ∗

Trois tiges vertes, les yeux

glissent, montent, se posent, s’éparpillent

sur les pétales blancs

                    ∗

Je cale les pétales

des taches blanches sur le ciel bleu

J’enfile mes deux yeux

La fleur blanche

elle en silence, je bégaye

la fleur blanche

                     ∗

Et si la fleur meurt

vais-je mourir aussi, moi ?

Ensemble sous la terre

                    ∗

N’oublie pas fleur    nous

le monde s’évapore fleur   nous

rester bien serrés

                  ∗

Remplir sa vie   whoops

des brassées de géranium

de la terre au ciel

2. L’intérêt pour une esthétique autre

 

Au tournant des années 2000, avec le développement des réseaux numériques et des messageries, la pratique du haïku va soudain rencontrer des amateur.es très divers. Touché.es par la forme courte qui s’échange facilement, ou par la puissante brièveté du poème japonais, ou encore par son exotisme et son esthétique singulière, chacun, chacune va se lancer dans l’écriture du haïku en développant des motivations différentes.

Allons d’abord au plus simple : le goût pour l’esthétique japonaise telle qu’on peut la lire dans les recueils de Philippe Bréham.

Silence de l’aube

Et de la neige qui tombe

Sur la neige

(Ce poème obtint le 1° prix d’un concours de haïku organisé par un quotidien japonais)

 

                    ∗

Au-dessus des pins

Flotte une lune brumeuse

Thé dans la véranda

Dans le repos du soir

Je n’entendis plus rien

Excepté la montagne

 

 

                     ∗

Devant le Fuji

Un photographe en extase

dépose l’appareil

L’auteur écrit en préface de Pins et Cyprès sous la lune, éd. Spiritualité Art Nature : « L’acte poétique, c’est tendre vers l’expression d’une réalité transcendée... c’est aussi aller au-delà de son ego vers l’intériorité profonde de chaque être. » Bréham recherche, à travers le haïku, une nouvelle forme de spiritualité.

Il en va tout autrement de Robert Davezies (1923-2007), prêtre, militant du combat anticolonial, membre du réseau Jeanson durant la guerre d’Algérie. Le haïku l’amène à décrire des scènes campagnardes avec empathie.

Cris des martinets

qui font des entailles

dans un matin de juillet.

                    ∗

Petits pois coulant

de la vieille main

de Marie au fond d’un bol.

                    ∗

Cheminant au bord du ciel

sur sa bicyclette

le facteur rural.

Vous ne cueillerez

jamais que des figues

sur votre figuier.

                    ∗

Elle flotte, immaculée,

la culotte de gendarme

au ciel étendue

                    ∗

Il neige. Au jardin

le vieil arbre mort

se couvre de fleurs.

Il tonne. Un navet

dans la main, une servante

fait le signe de croix.

Dans ces poèmes (tirés de L’eau & le vin, éd. Maspero), nul exotisme si ce n’est celui d’une vie campagnarde française.

Marcel Peltier, lui, fut professeur de mathématiques durant 38 ans en Belgique. Il commence à écrire des poèmes autour de l’année 2000. Par la suite, il cherche une formule poétique plus resserrée que le 5-7-5 : un poème de 7 mots maximum.

 

Crépuscule

Les choses se cachent

sans un bruit.

                    ∗

Conversation prolongée

fond de bouteille

                    ∗

Les éoliennes

voilées par la brume

 

Tremblements,

ses lèvres rêvent.

                    ∗

Le jardin

recueille leurs voix,

Passereaux

                    ∗

Près de la banque

des pissenlits.

La concision des poèmes de Marcel Peltier, tirés de Au creux du silence, éd. du Cygne, veut laisser le champ libre à l’imagination du lecteur.

Avec Pierre Courtaud (1951-2011), l’écriture du haïku rejoint celle de la poésie française contemporaine, dans ses aspects fragmentaire, instantané, effacé.

Faux marbre et cuir or

c’est écrire

sur un petit carnet made in Shangaï

                   ∗

Sur le vent déjà ―

plus rien à dire

 

 

                    ∗

Les haillons de la langue

et tout ce qui s’y cache

Aile non plus que feuille

Quel vent

les pousse à se ressembler ?

                    ∗

L’instant de l’éveil

dans son désordre

lumineux

 

                    ∗

Et blanche brume plutôt que fleur

là-bas-au-fond-du-champ-près-des-toits

bouclier se lève

Ces poèmes sont tirés de 33 Haïkaï des sites et autres modèles, éd. La main courante.

 

3. Le goût de la fondation

 

Dans l’histoire du haïku francophone depuis 1903, il y a eu des regroupements de poètes pour écrire (kukaï), des numéros de revue, des articles, des livres, mais la première association (type loi 1901) date d’octobre 2003. Elle est fondée par les D : Dominique Chipot et Danyel Py (« Les D sont jetés » est le titre de l’éditorial du numéro 1 de la revue GONG). Henri Chevignard participe à cette fondation, plus particulièrement semble-t-il, par sa collaboration à la revue de la nouvelle association : revue francophone de haïku. Les deux D se réjouissent que 50 personnes aient répondu à leur appel associatif, des belges, des canadiens et des français. C’est un moment historique, rendu possible par la structure même du haïku : une forme poétique fixe que chacun, chacune partage et qui rassemble donc ses pratiquant.es.

Parlons des fondateurs. Dominique Chipot, qui va remplir la fonction de président de l’AFH pendant 3 ans, puis fonder une autre association de haïku et contribuer à la traduction en français de haïkus japonais essentiels (l’intégrale des hokkus de Bashô, notamment) est sans nul doute le ferment actif de cette fondation. Il a découvert le haïku dans le roman « Oreilles d’herbe », de Soseki, et « il a choisi d’être dans ses haïkus un ‘passeur de sens’ en évoquant le banal sans être banal », écrit-il sur son site « Le temps d’un instant ». Voici quelques poèmes tirés de L’ignorance du merle (2011) et La boussole dans son vol garde le nord (2016) :

le merle recueille

des pétales de glycine ―

je peins le salon

                    ∗

matin de printemps

et pourtant mon cœur me dit

que l’automne est là

Revue Gong numéro 26.

 

lui serrant la main

je comprends que son travail

n’était pas facile

                     ∗

dans ce vol de corbeaux

matinal

je lis l’aventure

 

certains ont des avenues

lui

c’est une impasse

                    ∗

n’écris pas de poèmes

laisse la lumière dessiner

ton carnet de voyage

 

                    ∗

Passant

dans la rue des grands hommes

passés

 

Daniel Py indique dans GONG n° 1 qu’il a découvert le haïku au hasard de ses lectures sur les philosophies orientales, à l’adolescence. En 2002, il organise HCSC – Haïku-Concours-Senryu-Concours -, un groupe de discussion sur Internet qui permet, dit-il, de nouer des contacts chaleureux. Par la suite, il sera, durant plusieurs années, l’animateur du Kukaï de Paris et publiera plusieurs traductions de l’anglais de textes critiques sur le haïku, tendance plutôt zen.

Voici quelques haïkus tirés de  « HAIKU » (2001) et « Galets sur la langue » (2004).

Une goutte de pluie

rebondit et pose 8 pattes

sur la table

                    ∗

Nuit d’août ―

partageant la moiteur

avec les moustiques assoiffés

Association francophone de Haïku.

                  ∗

Les arbres laissent

tomber à leur pied

leur robe de feuilles

                    ∗

sur l’emplacement

du WTC, l’ombre

de tours voisines

 

le miroir

ne fait pas un pli ―

visage ridé

                    ∗

elle regarde un livre

je lis dans son décolleté

l’unique ligne

                    ∗

mouettes

portant l’histoire du vent

dans leurs ailes...

 

On peut lire Daniel Py sur son blog : http://haicourtoujours.wordpress.com/

Henri Chevignard écrivait dans le numéro 1 de GONG : « Gong ! Très simplement, c’est un impact, suivi d’une résonnance. Mais on saura aussi y déceler une image fugitive, imprimée sur la rétine ; un cri, que prolonge un écho ; une passante en allée, n’offrant plus que son parfum ; une cicatrice, témoignant d’une ancienne blessure... »

À ma connaissance, il n’a pas publié de recueil de haïkus, mais on peut lire ses tercets dans la revue GONG et dans les anthologies « Dix vues du haïku » et « Zestes d’orange » :

À l’aube

la profondeur des labours

Un reste de rêve

                    ∗

Bol de thé

posé sur le parquet

Sentir ses cheveux

                   ∗

Cohue du métro ―

sur ce manteau bleu marine

un cheveu blanc

Mon calepin vert

remplacé par un bleu

Premier gel

                  ∗

Hall de gare

les trajectoires des voyageurs

autour du mendiant

                    ∗

Un ciel d’encre

redessine la colline

Les champs labourés

                    ∗

Train d’hiver

pénétrant dans un tunnel

odeur de mandarine

4. Le goût de la transmission - ateliers

 

La forme courte du haïku en a fait une forme poétique propre à être échangée et transmise. Ces échanges et ces transmissions ont pris deux formes : les ateliers d’écriture et les kukaïs. Abordons d’abord les ateliers d’écriture et trois poètes de haïku qui se sont illustrés depuis plus d’une dizaine d’années dans l’animation d’ateliers, souvent en direction des jeunes gens, dans les écoles ou les médiathèques.

Parlons d’abord de Jeanne Painchaud, poète canadienne qui vit à Montréal et qui a publié en 2015 le livre « Découper le silence – Regard amoureux sur le haïku ». Elle écrit que, « pour partager son enthousiasme pour le poème, elle a commencé à animer des ateliers d’initiation en 1997 ». « Quand je franchis la porte d’un atelier, mon objectif est toujours le même, dit-elle : mettre le feu à la classe ». Et elle cite le haïku d’un jeune garçon de 13 ans assez turbulent :

 

printemps

les plus belles fleurs

portent des mini-jupes

 

Voici quelques haïkus de Jeanne Painchaud, tirés de « Le ciel si pâle », éditions de La Lune bleue.

le ciel si pâle ce matin

douter même

de l’existence des étoiles

                     ∗

lune pleine

poches vides

des soirs comme ça

                    ∗

ces branches d’érables nues

autant de mains

tendues vers le ciel

                    ∗

il veut passer la nuit

avec moi

le papillon de nuit

Jeanne Painchaud, Découper le silence, regard amoureux sur le Haïku, éditions Somme toute, 2015.

                    ∗

regarder les nuages

les sentir glisser profondément

en soi

 

dans le tourbillon du soir

zigzaguent deux moustiques

premier baiser

 

Jeanne Painchaud a également médiatisé le haïku dans des dispositifs artistiques : pochoirs sur les trottoirs ou lanternes japonaises en médiathèque.

Isabel Asúnsolo, quant à elle, a commencé l’animation d’ateliers d’écriture de haïku comme éditrice de la maison qu’elle a fondée, avec Eric Hellal : les éditions L’iroli. Elle a publié plusieurs anthologies thématiques de haïku et des guides pour l’écriture, comme « Le haïku en herbe » (L’iroli, 2012), et aux éditions leduc : « Mes premiers haïkus pour bien grandir » et « La magie du haïku à partager avec vos parents ». Au cours de ses animations, Isabel Asúnsolo insiste particulièrement sur le fait d’observer les choses autour de soi durant des promenades d’écriture (ginko) et sur le fait de choisir le mot juste : un oiseau ? quel oiseau ? une pie, une alouette, un épervier, un moineau ? Elle habite à Beauvais et transmets l’écriture du haïku aux jeunes scolaires de la région des Hauts de France et d’ailleurs. Quelques uns de ses poèmes (Les carnets qui rêvent n°6) :

je mets une fleur

d’amandier dans sa paume

elle ouvre la bouche

                    ∗

novembre

le couteau heurte le vide

de la meringue

                    ∗

 

Isabel Asunsolo, Le haïku en herbe, L'Iroli éditions, 2012, 160 pages, 15€.

après son départ

je mets à griller au four

deux beaux poivrons rouges

                    ∗

nuit de neige

au réveil mon dernier fils

me dépasse !

 

alerte orange

le rouge-gorge finit

mon Paris-Brest

                 ∗

dimanche de Rameaux

la chatte Geisha mâchonne

le petit buis

 

Dans l’animation d’ateliers, Thierry Cazals est un maître planteur. « Il suffit parfois d’une graine plantée dans le silence pour que le monde se remette à sourire. » dit-il. Et son expérience d’animation, il la partage dans un livre qui vient de paraître à la maison cotcotcot éditions : « Des haïkus plein les poches ». « Ne cherchez pas de vagues idées dans votre tête, dit-il, partez de sensations vécues précisément. Un haïku est une invitation à sortir de notre bulle et reprendre contact avec la vie en direct. » Il cite ce poème :

 

Je marche

sur des feuilles rouges

un danger agréable

                   de Cédric, Collège, Clamart

 

Thierry Cazals incite les jeunes aspirants à prendre un nom de plume, comme ceux des poètes japonais : Bashô, c’est bananier ; Buson, Village de navets ; Issa, Une tasse de thé ; Ransetsu, Tempête de neige ; Chigetsu, Lune sage.  Une façon de s’écarter de sa vie, de soi-même, pour mieux regarder.

Voici quelques poèmes de Thierry Cazals, tirés de «La volière vide », aux éditions L’iroli :

 

je ne sonne pas, ne frappe pas

cette porte

c’est elle que je suis venu voir

                ∗

les arbres parmi les maisons
et soudain
les maisons parmi les arbres

                    ∗

le long de la voie ferrée

ignorant les horaires

les cerisiers fleurissent

                    ∗

nuit d’insomnie

un à un les bourgeons

se défroissent

 

un homme

happé par le brouillard

rarement l’inverse

 

 

                    ∗

cherchant à quatre pattes

une aiguille sous l’armoire

long jour d’été

                    ∗

long hiver

je taille mon crayon pour mieux

ne rien écrire

                    ∗

après le passage de la fanfare

je relis mes haïkus

avec suspicion

5. Le goût de la rencontre : kukaï

 

C’est en 2006, au Festival de haïku organisé à Paris par l’AFH, que le poète Seegan Mabesoone nous a expliqué comment se transmettait la pratique du haïku au Japon dans les rencontres (kukaï) de poètes sous la direction d’un poète expérimenté. Par la suite s’est créé le kukaï de Paris, avec Daniel Py, et le kukaï de Lyon, avec moi-même.

Dans une rencontre classique, chacun apporte 3 poèmes, les poèmes sont copiés sur différents papiers pour devenir anonymes et chacun lit l’ensemble des poèmes et retient les trois qui lui plaisent le plus. Au cours des lectures, on échange sur le poème, son intérêt, ses images,  etc. Et l’auteur est appelé à se dévoiler et à évoquer l’écriture du texte. Puis, on relit les haïkus choisis et le nombre de voix obtenus. Le kukaï peut aussi se rapprocher de l’atelier d’écriture et on travaille le mot de saison ou la césure, ou autre chose. C’est un moment très convivial.

Aujourd’hui, il existe plusieurs dizaines de kukaïs en France, en Belgique, au Canada francophone, qui se réunissent régulièrement et font connaître leurs activités sur des sites ou des blogs. Parlons du kukaï de la ville de Québec, au Québec, puis de celui de Lyon, que je connais bien.

Le 5 septembre 2017, nous raconte Geneviève Rey dans la revue GONG n°61, pour la rentrée du Kukaï de Québec, le groupe a réalisé un ginko (balade-haïku) au cimetière-jardin de Mount Hermon avec un groupe de dessinateurs. Voici quelques uns des haïkus écrits, un par participant.es.

sur la pierre

un trait entre deux nombres

le temps d’une vie

                    Bernard Duchesne

                    ∗

sous l’orme géant

devant la croix de granit

une jeune femme

                  André Vézina

                    ∗

bruissement de feuilles

les arbres centenaires

défient la mort

                    Solange Bouin

                    ∗

soldat de 18

à côté d’Anne de 39

amour éternel

                    Donna McEwen

                    ∗

sous le grand pin

un ange de pierre

veille une stèle vierge

                    René Moisan

trois croix

côte à côte

la blancheur des lettres

                    Diane Prévost

                      ∗

les grands pins

témoins stoïques

de tous ces chagrins.

                   Marianne Kugler

                    ∗

une simple pierre

dans le gazon

elle avait vingt-sept ans

                    Geneviève Rey

                    ∗

sur le banc

bouquet de fleurs fraîches

merci à la vie

                    Jean Deronzier

 

Et maintenant, une séance classique du Kukaï de Lyon, le 9 mai 2019, animée par Patrick Chomier :  Le thème - « Pour sortir de la fascination de la vue, nous choisissons d’écrire deux haïkus non visuels. »

les bras tendus

à petits pas chercher la porte

dans la nuit

                    Christian Lherbier (4 voix)

                    ∗

craquements d’os

au pied de mon lit

souris ou oiseaux ?

                  Béatrice Aupetit-Vavin (3 voix)

                     ∗

Tintement

de la petite cuillère

sur le bol

                    Jacques Beccaria (2 voix)

                   ∗

Mois de mai

l’odeur du gazon coupé

Solitude

                    Jacques Beccaria (1 voix)

froissée dans ma main

une feuille de menthe

odeur de vacances

                    Béatrice Aupetit-Vavin (3 voix)

                      ∗

dans l’ombre chaude

dort le gros chat paisible

parfum de roses

                    Martine Mari (2 voix)

                    ∗

A cinq heures

l’alarme incendie

Riz cramé

                    Danyel Borner (2 voix)

                    ∗

elle m’annonce

la mort de son père

les cris du bébé

                    Patrick Chomier (1 voix)

 6. Regards de femmes

 

Les quatre poètes considérés comme des maîtres de haïku au Japon sont quatre hommes : Bashô, Buson, Issa et Shiki. Pas une femme poète dans cette hiérarchie établie au pays du soleil levant. Et pourtant, dès le début du 18° siècle, une femme poète, Chiyo-ni, a réalisé une belle œuvre de haïkaï. Ses poèmes ont été traduits en français chez Moundaren et chez Pippa. Dans leur présentation de la poète, Grace Keiko et Monique Leroux Serres écrivent : « Chiyo-ni écrit sans chercher à copier les hommes et assume sa part féminine. » Cela aurait pu être un motif pour lui faire une place parmi les maîtres de haïku japonais. Mais la place sociale laissée aux femmes japonaises, encore aujourd’hui, ne le permet peut-être pas. Citons un de ses hokkus traduit par Keiko et Leroux Serres :

otoko nara   hito yo nete min   hana no yama

si j’étais un homme

dans la montagne en fleurs

je passerai la nuit

Dans l’espace francophone, par contre, les anthologies de haïkus écrits par des femmes n’ont pas manqué depuis les années 2000. Commençons par mentionner « Du rouge aux lèvres », une anthologie de haïjins japonaises réalisée par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, aux éditions La table ronde, en 2008. On y lira une quarantaine de poètes japonaises, depuis l’époque de Bashô jusqu’à aujourd’hui.

Mais les anthologies de poètes francophones ont pris leur part. La première est réalisée par l’auteure québécoise Janick Belleau, publiée par l’Association francophone de haïku et les éditions Adage en 2009 : « Regards de femmes ». En préface, Belleau évoque le mot « gynku » pour un haïku de femme. Et, elle décrit les thèmes abordés : la nature, bien sûr, le Je, l’amitié et l’amour, les relations mère-fille, le quotidien, le corps à soi, l’humour, la société, l’environnement. Elle se pose la question d’une écriture androgyne.

ma vieille amie

des étincelles dans les yeux

malgré les rides

                    Louise Vachon

                    ∗

au chevet de ma mère

je retrouve mes gestes

de maman inquiète

                    Amel Hamdi Smaoui

                   ∗

retour du marché

les bras pleins de légumes

et de pensées pour l’hiver

                    Nicole Olivier

la gastro de la petite

toute la famille y passe ―

lune de février

                    dorothy howard

                    ∗

cinquante et un ans

il photographie toujours

ma nudité

                    Dominique Champollion

 

 

Un an plus tard, 2010, c’est l’éditrice isabel Asúnsolo qui publie aux éditions L’iroli « La lune dans les cheveux », 88 femmes plus un. Chaque auteure est présentée par un poème avec sa traduction en espagnol.

ton cœur

j’en ressens les secousses

sur mon ventre rond

                     Céline Larouche

 

elle berce sa poupée

sur sa poitrine naissante

la petite fille

                    Hélène Bouchard

dans le musée

elle admire les statuettes

aux seins pendants

                   Micheline Beaudr

 

En 2018, Danièle Duteil reprend le flambeau avec 127 femmes sous le titre « Secrets de femmes », aux éditions pippa. Duteil écrit en préface : « ... les femmes brûlent d’exister aussi en dehors de la vie domestique, si exquis leur foyer soit-il. »

Kobayashi Issa (Le goût des Hïakus).

lueur du jour
rêvant de maternité
je nourris les poules

Geneviève Fillion

photos de famille
sur le visage des femmes
le même sourire

Sophie Copinne

 

Retour de la neige
Mes règles à jamais
disparues

Monique Leroux Serres

 

 

Il faut encore citer « Sens dessus dessous », en 2018, où Choupie Moysan, Chantal Couliou et Régine Bobée publient le désir et les fantasmes féminins (assez proches des masculins) dans la collection Envolume dirigée par Igor Quézel-Perron.

Pouce levé
robe collée à la peau
l’auto s’arrête

 

Balade à vélo
seule dans le bois touffu
― rêver du loup

Nacre de ses dents
sa bouche entrouverte
Ah... ! m’y faufiler
A la prochaine fois.

 

7. Les revues francophones

La plus ancienne, parmi les contemporaines, est la revue papier GONG. Son premier numéro (couverture jaune, 32 pages, parution trimestrielle) fut lancé en octobre 2003 par Dominique chipot (directeur d la publication jusqu’en 2006), Daniel Py et Henri Chevignard. C’était le début de l’association française, puis francophone de haïku. « Les dés sont jetés. L’aventure commence. » écrivaient les deux D. Et Henri Chevignard, page 9 : « Gong ! Très simplement, c’est un impact, suivi d’une résonnance. » Le son, qui se propage plus lentement que la lumière dans l’air était privilégié dans le titre de la revue. Aujourd’hui, la revue en est à son numéro 67 (couverture orange, 72 pages), j’en suis le rédacteur en chef depuis 2007, avec le comité de rédaction : isabel Asunsolo, Danyel Borner, Geneviève Fillion, Sabrina Lesueur, Eléonore Nickolay et Klaus-Dieter Wirth. Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Voici quelques haïkus du n°1 et du n° 67 :

 

soleil matinal ―
quelques corbeaux se partagent
les champs moissonnés

Henri Chevignard

 

l’étudiant en flûte
de ses volutes repeint
chaque matin les murs

Daniel Py

 

Crépuscule
Odeur enivrante
Du seringat par la fenêtre

Leslie Riard

 

 

déclin de l’été
les fourmis sur la glycine
soignent les pucerons

Dominique Chipot

 

blancs et légers
j’irais bien nager
dans les nuages

Béatrice Aupetit-Vavin

 

mars éteint
et rallume la lumière
― giboulées

Mireille Péret

 

 

Vous pouvez lire tous les numéros de GONG sur www.association-francophone-de-haiku.com.

En 2007, la revue numérique 5-7-5, revue francophone de haïku, est créée par Serge Tomé, sur son site web dédié au haïku depuis 1999 : TempsLibres. Cette revue, qui surgit à la fin de la revue papier canadienne Haïkaï, paraîtra trimestriellement de l’hiver 2007 à la fin 2010. Serge Tomé indique que chaque numéro sera coloré par un poète particulier. Meriem Fresson tiendra une rubrique haïbun régulière jusqu’à la fin ; et Daniel Py, une rubrique « zen contemporain et haïku urbain » épisodique. Damien Gabriels dirige le n°2, de nombreux intervenants se sont mobilisés. Cette aventure prometteuse durera peu de temps. Meriem Fresson y fera un travail important pour le haïbun francophone, qui se poursuivra dans « L’écho de l’étroit chemin », la revue de l’Association Francophone des Auteurs de Haïbun, créée et dirigée par Danièle Duteil, fondatrice toujours active de l’AFAH. Les numéros de 5-7-5 peuvent être consultés sur 575.tempslibres.org. Quelques haïkus du numéro 2 :

 

après l’averse
odeur de tisane
sous les tilleuls

Monika Thomas-Petit

 

 

dans le brouillard
même ma voix
disparaît

Philippe Quinta

 

 

la fourmi
emportée par la goutte d’eau
fin de l’été

Micheline Beaudry

 

 

Ploc ! la revue du haïku est ouverte par Dominique Chipot en 2008. C’est la revue numérique de l’association pour la promotion du haïku, APH. Chaque numéro est réalisé par un poète différent : Olivier Walter, Francis Tugayé, Sam Cannarozzi, Christian Faure, Damien Gabriels, Hélène Phung. La parution, de 8 à 10 numéros par an au début, est à présent de 2 numéros par an. On peut y lire des haïkus et senryûs, des articles, des haïbuns, des notes de lecture. Voici quelques haïkus du n° 78, février 2020, réalisé par Hélène Phung :

 

soirée sans nuages
le bruissement des feuilles mortes
portées par le vent

Maria Tirenescu

 

 

sur la neige fraîche
chut !
l’ombre d’un nuage

Annie Chassing

 

 

eaux transparentes
entre les herbes la grenouille
somnole

Abderrahim Bensaïd-Sidi Kacem

 

 

Vous pouvez lire tous les numéros de cette revue sur www.100pour100haiku.fr

Signalons, pour terminer, la revue numérique dédiée au haïbun que l’on peut lire à association-francophone-haibun.com.

Buson (Le goût des haïkus).

8. Recherches universitaires

 

Dans les dix dernières années, les chercheurs universitaires s’intéressent au haïku : un premier colloque, « Le haïku en France, poésie et musique », est organisé à Lyon 3, en 2011, par Jérôme Thélot et Lionel Verdier. Il montre que la forme poétique japonaise traverse le domaine de la création en France, particulièrement en poésie et en musique.

« Le haïku fut pour beaucoup des poètes de l’après-guerre la chance inespérée d’un réinvention de la poésie française, la rencontre de cet ailleurs du discours,dans le congédiement de la pensée rhétorique et de la pensée logique, grâce à quoi parler poétiquement fut de nouveau possible, après tout.... Nul doute que s’il y a eu dans la langue française depuis cent vingt ans une découverte capitale, c’est bien celle-ci, - la découverte que les poètes ont faite du haïku. » écrit Jérôme Thélot. On perçoit la détermination de ce chercheur pour expliciter l’intérêt des poètes français pour le haïku japonais. Mais, dans ce travail, n’est abordé que ce rapport extérieur au genre poétique, un rapport critique, un rapport de confrontation, limité par l’existence de cultures différentes, marquées par la nationalité développée dans chaque pays.

 C’est le cas emblématique de Yves Bonnefoy, qui écrit : « ...quelques poètes des XIX° et XX° siècle ont cru possible de recommencer, en français notamment, une pratique analogue à celle du haïku, et même ont estimé y avoir assez réussi pour s’approprier le mot. Ils regardent une fleur, disons une rose, comme ils imaginent que le poète japonais contemple la fleur de cerisier.

Mais quelle différence pourtant ! Dans le haïku, rien n’est isolable de rien, s’arrêter à quoi que ce soit serait séparer cet objet de l’attention, chose ou vie, du reste de ce qui est, dénouer la continuité de l’environnement naturel, et pour qui le ferait ce serait se couper lui aussi du tout, perdre ce bien, ce seul bien, par illusion que l’on peut exister par soi. La fleur du cerisier, si tôt défaite, c’est l’offre de méditer l’immédiat éparpillement, qui se doit d’être heureux, de l’être illusoire de la personne. »

Murakami Kijo (Le goût des haïkus).

 

Quand d’autres, comme Jean-Jacques Origas, rappellent la « vulgate du haïku » proposée par Akimoto Fujio (1901-1977) :

  1. Le haïku est un art mineur. Donc, si on ne réussit pas à faire de bons haïkus, c’est sans conséquence.
  2. C’est un poème bref. Donc, il ne faut pas faire un effort trop long.
  3. C’est un poème à forme fixe. Il y a toujours un cadre. Étant donné que nous avons dans l’esprit certaines impressions, certains mots, il faudra bien arriver à les mettre dans le cadre 5-7-5.
  4. Il faut toujours tenir compte du rythme des quatre saisons.
  5. C’est également le poème de l’aïsatsu, c’est-à-dire de la « salutation ».
    Bref, ce sont des définitions tout à fait banales. Pourtant acceptons-les, ajoute Origas. Ces définitions constituent un rappel. À partir d’elles, réfléchissons.

The Haiku poems of Chiyo ni looked at in a new way, Une autre lecture des haïkus de Chiyo Ni.

 

Un deuxième colloque s’est tenu à Paris 3, en 2019, sous la direction de Muriel Détrie et Dominique Chipot : « Fécondité du haïku dans la création contemporaine. » Le premier colloque soulignait la partition entre « haïku » (genre poétique japonais) et « France ». Celui-ci entre directement dans l’exploitation de la forme poétique d’origine japonaise, acclimatée par des écrivains ou artistes francophones pour des raisons qui leur sont propres.

Muriel Détrie, maître de conférences en littérature comparée, souligne en ouverture la « forme simple » du haïku : « Comme toute ‘forme simple’, le haïku au sens où on l’entend aujourd’hui n’est pas une forme littéraire bien définie comme l’est le haïku japonais qui comporte des règles rythmiques (17 mores en 5-7-5), structurelles (deux partie distinguées par un kireji ou mot-césure), thématiques (emploi d’un kigo ou mot de saison) et esthétiques (voir les principes sabi, karumi, fueki et ryûkô, etc. utilisés par Bashô), mais il est d’abord et essentiellement défini par sa brièveté. La brièveté est ce qui a d’emblée frappé les premiers commentateurs occidentaux (de Paul-Louis Couchoud à Roland Barthes) et ce qui est resté comme la caractéristique fondamentale du haïku.... Dans tous les cas, c’est l’idée de brièveté extrême, de limite du langage, qui est perçue comme constitutive du haïku... »

Roykan, (Le gout des haïkus).

 

A partir de cette forme à la brièveté extrême, chaque intervenant étudie l’usage que chaque artiste ou écrivain fait du haïku. Par exemple, Magali Bossi, doctorante à l’université de Genève, étudie les « Haïkus de prison » publiés par Lutz Basmann, un des hétéronymes de l’écrivain Antoine Volodine. Dans ce livre, une succession de haïkus écrits par un prisonnier a pour tâche de rendre compte d’une guerre.

Le premier qui monde dans le wagon
a l’impression fugitive
qu’il est maître de son destin

 

Le deuxième à entrer
s’installe le plus loin possible
du trou à pisse

 

Le dernier qui monte là-dedans
regarde toujours on ne sait pourquoi
derrière son épaule

 

 

Ici, on voit bien que les haïkus sont devenus des éléments de narration, des fragments, qui n’ont plus grand chose à voir avec le haïku japonais, si ce n’est leur brièveté. D’ailleurs, on peut lire des poèmes tels que :

Le Japonais parle des cerisiers
pourtant dehors
la neige tombe.

 

 

Et malgré tout, un tel travail montre que la forme poétique du haïku peut intéresser bien des écrivains occidentaux, pour diverses raisons, peut-être ici en particulier parce que le haïku se situe à la croisée du narratif et du poétique.

∗∗∗

Voici donc un aperçu, non exhaustif bien sûr car le domaine est très dynamique, du monde du haïku francophone. C’est la petite taille du haïku, son équilibre entre l’humain, le monde et le langage, et son humour qui ont fait le succès de ce genre. Il constitue un véritable ferment poétique qui rassemble les gens et qui envahit l’espace.

Sur le site de l’Association francophone de haïku vous pouvez trouver beaucoup de liens pour prendre des contacts et beaucoup d’éléments pédagogiques pour se lancer dans la pratique de ce genre si souple, si proche de la nature et si propre à créer des rassemblements de poètes.




TROIS POÈTES POLYNÉSIENS (1) : HENRI HIRO

                                HENRI HIRO, POÈTE MĀ’ÒHI

Poète et militant emblématique, Henri Hiro s’inscrit dans ce vaste mouvement qui se manifeste à Tahiti à partir de la fin des années 1970, pour une défense des racines, s’exprimant au moyen de l’appellation « ma’ohi », qui qualifie ce qui est autochtone, originaire des îles polynésiennes. Figure de proue du discours identitaire ma’ohi, Henri Hiro accorde une grande place à la terre et à la langue dans la définition de l’identité, de l’appartenance. Henri Hiro a lutté toute sa vie pour la sauvegarde et la réhabilitation de la culture ma’ohi, dont il a contribué à revaloriser les fondements identitaires dissipés. Son engagement total a fait de lui un leader incontestable de la cause au XXème siècle. 

Henri Hiro est fondateur et pionnier dans de nombreux domaines culturels, écrit son ami et biographie Jean-Marc Pambrun, qui fut notamment directeur de la Maison de la Culture de 1998 à 2000 et commissaire de l’exposition consacré au poète pour le vingtième anniversaire de sa disparition au Musée de Tahiti et des Îles : « En 2000, alors à la tête de l’établissement qu’Henri avait lui-même dirigé de 1976 à mai 1979, j’ai souhaité m’intéresser davantage au personnage en organisant un Farereiraa1 autour des dix ans de sa disparition. C’est là que je me suis réellement rendu compte qu’Henri Hiro était omniprésent dans toutes les activités culturelles polynésiennes – cinéma, théâtre, littérature, chant traditionnel -, qu’il avait marqué tous ces modes d’expression de son empreinte. Bien sûr, il y en a eu d’autres avant lui : Maco Tevane, cheville ouvrière des établissements culturels en Polynésie, Eugène Pambrun, Tearapo…. 

Henri Hiro, Message poétique, Editions Haere Po, 2004, 96 pages, 35 € 91.

Mais Henri Hiro est le fondateur de la littérature, du cinéma et du théâtre polynésien contemporain. Il a été plus loin que les autres à un moment donné… Henri Hiro était contre le salariat dans tout ce qu’il induit d’inégalités, il a voulu tout abandonner pour retourner à un mode de vie traditionnel. Déjà à son époque, cette démarche semblait difficile, la machine moderne étant déjà bien en marche, mais aujourd’hui, ce serait presque illusoire ! Malgré tout, j’estime que les réflexions de Henri Hiro restent d’actualité alors même que l’on a l’impression de s’en éloigner… Je crois qu’il est un exemple possible à donner à la jeunesse en manque de repères dans le sens où il était « un jeune comme les autres », qui a vécu la vie que beaucoup connaissent. Ni privilégié, ni fortuné, en situation d’échec scolaire (il s’est fait virer au collège !), qui cumule des petits boulots… Aujourd’hui, je ne vois pas de leader culturel aussi remarquable que lui, aussi impliqué. Henri Hiro se réalisait dans la création sans avoir peur de montrer ses engagements. Il a défilé tous les mercredis pendant des mois avec un pu pour dire non aux essais nucléaires ! Il était presque seul, puis d’autres se sont greffés (Oscar Temaru, Green Peace). Beaucoup se méfiaient de lui car il était subversif dans la pensée de son époque. Pourtant, son objectif n’était ni le pouvoir, ni l’argent En fait, il ne se contentait pas d’avoir des idées, il les mettait en pratique ! Il disait : « personne ne m’écoute quand je parle, alors je vais parler avec les mains ». En clair : « C’est mon travail qui va parler ». Henri Hiro séduisait autant qu’il dérangeait. » 

Tahitien au destin peu ordinaire, Henri Hiro, en l’espace de quinze ans, a bousculé sur son passage le paysage politique, culturel et religieux polynésien, pour le marquer durablement de son empreinte et le transformer.

Né à Moorea, le 1er janvier 1944, Henri Hiro est élevé à Punaauia par des parents ne parlant que le tahitien. En 1967, grâce à l’aide financière de sa paroisse, il accomplit des études de théologie à la faculté libre de l’Église réformée de Montpellier, dont il revient diplômé en Polynésie, en décembre 1972. 

Sa prise de conscience de l’identité polynésienne tout comme ses revendications le conduisent à quitter l’Église et à s’impliquer intensément au sein de la vie culturelle tahitienne, pour sa réhabilitation. Il y a que Hiro est revenu de la métropole, contestataire ; un contestataire qui dénonce le tort fait aux Polynésiens durant l’évangélisation. Il n’a, alors, de cesse, de raviver les traditions occultées pendant plus d’un siècle et demi. 

Hiro nous dit : « Si tu étais venu chez nous, nous t’aurions accueilli à bras ouverts. Mais tu es venu ici chez toi, et on ne sait comment t’accueillir chez toi », ou encore : « Lorsque quelque chose est abandonné, c’est qu’il y a eu des préjugés, qu’une dévalorisation s’est produite. » 

Cet engouement l’amènera, en 1981, à créer le mouvement politique Hau Maohi (Paix Maohi) et même, en 1987, à se rapprocher d’Oscar Temaru, en étant nommé vice-président du parti indépendantiste Tavini Huiraatira. 

Le 15 novembre 1975, un nouveau parti politique voit le jour auquel Henri Hiro donne le nom de Ia mana te nuna’a (« Que le peuple prenne le pouvoir »). Le 17 novembre, les sept fondateurs signent un manifeste qui dénonce le manquement grave des hommes et des partis politiques « aux règles élémentaires de l’honnêteté politique et de la probité. » En 1979, la question nucléaire est de plus en plus cruciale. 

Le 13 février Henri Hiro est élu président de l’association écologiste Ia ora te natura qui vote une motion proclamant son opposition à toute expérimentation nucléaire2 dans le Pacifique. Il restera à la tête de l’organisation jusqu’en 1981. Henri Hiro qui a été nommé directeur de la Maison des Jeunes de Tipaerui en 1974, prend la tête, à partir de 1980, du département recherche et création de l’Office Territorial d’Action Culturelle (OTAC). Par ces fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Sous son impulsion et celle d’autres jeunes étudiants ayant également étudiés en métropole, l’Académie tahitienne est créée, et des concours littéraires sont institués. 

Henri Hiro engage notamment un travail de recueil des traditions orales tahitiennes, et encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, et en particulier à écrire, quelle que soit la langue choisie (le français l’anglais ou le reo ma'ohi). Par ses fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Henri Hiro encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, à travers la langue, la poésie, la danse, les chants, l’expression théâtrale et le cinéma. 

Il devient lui-même réalisateur, acteur, metteur en scène et comédien. Il traduit des pièces de théâtre du français au reo ma’ohi. Son œuvre est profondément habitée par la culture spirituelle traditionnelle ma’ohi, tout en exprimant une révolte contre les maux contemporains de la société polynésienne. 

En 1985, il démissionne simultanément de tous ses postes « en ville » et se retire, avec femme et enfants, dans sa vallée nourricière de Arei, sur l’île de Huahine. Il estime qu’en tant que Polynésien, la ville fait de lui un captif. Henri Hiro s’est éteint le 10 mars 1990, à Huahine.

À lire : Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004), Taaroa (OTAC, 1984). Filmographie : Le Château (1979), Marae (1983), Te ora (1988), série télévisée écrite par Henri Hiro et réalisée par Bruno Tetaria ; quinze films pour enfants consacrés aux différents arbres de Polynésie. À consulter : Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, Henri Hiro, héros polynésien (éditions Puna Hono, 2010).

TON DEMAIN, C’EST TA MAIN

À chaque jour faut-il sa peine ?
Le soir où la lune porte le nom de Turu.
il faut fouetter Ruahatu, attraper,
secouer Tahauru3,
chercher Matatini4.
Tutru5 est étendu, immobile,
Ruahatu reste muet,
Matatini garde les yeux fermés,
il faut les trouver,
les réveiller de leur sommeil.
les dieux se prélassent étendus,
ils se tournent
et se retournent dans leurs vomissures,
transis de froid par la faute de Māraì6
Ils sont repus de la graisse du mara.
Ils ne lèvent la tête que pour une caresse
des alizés.
Ils sont indifférents au temps qui passe,
insensibles aux gémissements
Ils restent sourds face aux insultes,
ils se moquent des agonies.
Ils gisent la bouche ouverte, repus,
déféquant, leur seule tâche est le pet,
ils craquent de graisse.
Et trouvant la force d’ouvrir un œil,
tout ce qu’ils trouvent à te dire c’est :
« Va ramasser des coquillages
et des crustacées : des crabes de mer,
des conques à cinq doigts, des conques
allongées, des bigorneaux
et des crabes de terre.
Voilà ta pèche, voilà tes aliments
de subsistance ! »
Celui qui appelle les dieux à son aide
ne reçoit-il que peines en retour ?
Est-il condamné  à ne manger
que des coquilles ?
C’est ta main, et ta main seule
qui est en mesure de te faire vivre.
Cette main bonne retourneuse de terre,
une main courageuse, une main délicate
et pleine de soins, cette main fertile.
Car ne dit-on pas :
« Le soir de Turu est une bonne nuit
Pour toutes tes plantations ? »

Henri HIRO
(Poème extrait de Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004).