Le haïku face au changement climatique

Le haïku est un genre poétique particulièrement « exposé » au changement climatique puisqu’il est axé par définition sur la nature et le passage des saisons. Dans un essai original, l’auteur brestois Alain Kervern  nous révèle  comment le poète peut aujourd’hui devenir un véritable lanceur d’alerte.

Dans le haïku classique ou néo-classique (poème bref de trois vers, concret, saisissant une émotion fugitive), ce que l’on appelle les « mots de saison » sont primordiaux. Le poète japonais les puise dans un Almanach qui répertorie les mots accolés à telle ou telle saison (à titre d’exemple : le cerisier pour le printemps, le coucou pour l’été, la lune pour l’automne, la neige pour l’hiver). Il serait inconvenant ou incongru d’utiliser un mot qui ne correspond pas à une saison précise.

Mais aujourd’hui, avec le dérèglement climatique en cours et avec les menaces qui pèsent sur la biodiversité (liés notamment à la pollution, à l’urbanisation effrénée ou aux industries), certains « mots de saison » ne trouvent plus leur place dans les saisons qui les concernent. On assiste à un « écart entre le contenu de l’Almanach et la situation réelle », note Alain Kervern.

Alain Kervern, Haïkus et changement
climatique.Le regard des poètes japonais

Géorama, 98 pages, 12 euros.

« Les repères anciens peuvent être brouillés ». Il cite le cas du repiquage du riz avancé ou retardé en fonction de l’arrivée de hausses de température. Le réchauffement climatique provoque aussi le déplacement de certaines espèces animales. Le cas, par exemple, de la « cigale des ours », originaire du sud de l’archipel nippon, qui aime les températures élevées mais tend désormais à investir des espaces urbains plus au nord.

Autant dire que l’auteur de haïku, parce qu’il est sensible par définition aux phénomènes naturels et météorologiques, devient en quelque sorte la vigie ou le guetteur de tous les dérèglements en cours (et cela dépasse donc la seule question des « mots de saison »)

  

      Les yeux tournés vers l’île
où se déchaînent les cigales
le bébé apeuré

                                 Kurita Setsuko

 

      Tant de produits chimiques
se dissolvent en nous
vaporeux nuages des cerisiers en fleurs 

                                    Motomiya Tetsurô

 

      Au fond de la nuit
s’éteignent l’une après l’autre
les lucioles pour toujours 

                                Hosomi Ayako

 

 

Car les lucioles ont tendance à disparaître à cause de la prolifération d’éclairages artificiels.

 Ce rôle d’avant-garde du poète justifie-t-il pour autant que l’écriture de haïkus devienne en quelque sorte un acte militant. Pas certain, estime le haijin japonais Yasushi Nozu que Alain Kervern a sondé sur le sujet. Selon lui, « il est difficile et même contradictoire de s’inspirer en poésie » du thème du dérèglement climatique. Pourquoi ? « Parce que composer des haïkus sur ce thème, c’est exhaler une douleur plus qu’exprimer une émotion littéraire ». Yasushi Nozu note aussi que dans le haïku on transmet une émotion au lecteur « de façon indirecte ». Il rappelle qu’un bon haïku fonctionne « de façon allusive » (en contradiction avec un affirmation tranchée).

Alain Kervern tranche un peu lui-même le débat en prônant une forme de nouvel humanisme. « La menace de bouleversements à venir, écrit-il, nous apprend à vivre chaque instant avec une ferveur parfois oubliée » et « avec une attention plus vive à la fragilité et l’impermanence de ce qui nous entoure ». Parole de sage (breton) qui connaît sur le bout des doigts le rapport subtil que les poètes japonais entretiennent avec la nature.

Présentation de l’auteur




William Blake traduit par Jacques Darras

La longue préface de Jacques Darras permet de situer William Blake dans son époque, de prendre conscience du fait que sa poésie est singulière. Alors que la plupart des poètes pré-romantiques fuient la ville, lui reste à Londres. Jacques Darras souligne l’influence de Jacob Böhme, une filiation mystique visible dans Le Mariage du Ciel et de l’Enfer justement.
William Blake épie les merveilles visibles et invisibles : le silencieux refuge des nids, la lune qui sourit, les anges. On croise de nombreux enfants. Des adultes malheureux aussi : ramoneurs et soldats éreintés, prostituées malades. Les opposés attirent le poète. Ne parler que d’un pôle serait mentir.

This Angel, who is now become a Devil, is my particular friend : we often read the Bible together in its infernal or diabolical sense, which the world shall have if they behave well.
I have also : The Bible of Hell, which the world shall have whether they will or no.

Cet Ange, aujourd’hui devenu Démon, est mon ami favori, nous lisons très souvent la Bible ensemble dans son interprétation diabolique ou infernale, à laquelle le monde pourra accéder un jour s’il se conduit bien.
Je possède également une Bible de l’Enfer, que le monde aura, qu’il le souhaite ou non.

Le texte intitulé Prémisses d’innocence, écrit dix-sept ans après Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, s’est élevé sur les mêmes fondations.

To see a World in a Grain of Sand
And a Heaven in a Wild Flower :
Hold Infinity in the palm of your hand
And Eternity in an hour.[…] A Horse misusd upon the Road
Calls to Heaven for Human blood.
Each outcry of the hunted Hare
A fibre from the Brain does tear.[…] It is right it should be so :
Man was made for Joy § Woe,
And when this we rightly know
Thro the World we safely go.[…] Every Morn § every Night
Some are Born to sweet delight.
Some are Born to sweet delight,
Some are Born to Endless Night.

Découvrir l’Univers dans un Grain de Sable
Voir un Paradis dans la Fleur des Champs :
Contenir dans sa paume l’Infinissable
Lire l’Éternité dans une heure au cadran.[…] Cheval sur les routes qu’on maltraite
Exige que du sang d’homme il y ait dette.
Le moindre cri dans la gorge du Lièvre traqué
C’est fibre au Cerveau de l’Homme arrachée.[…] C’est bien normal qu’il en soit ainsi :
Qu’il y ait Joie § Pleurs dans la vie,
Et si une fois pour toutes tu le sais,
Au monde tu peux tranquillement aller.[…] Toutes les nuits § tous les matins
Naissent au plaisir les autres les uns.
Naissent au plaisir les autres les uns
Et d’autres à la nuit sans fin.

On trouvera dans ce recueil des aphorismes au travers desquels William Blake s’éloigne de la poésie et entre en dialogue avec les philosophes, des sortes de fables aussi.
Un petit lexique, à la fin de l’ouvrage, aide le lecteur à ne pas se perdre en chemin. Car William Blake a créé une véritable mythologie puis écrit de longs poèmes épiques : Le livre d’Urizen par exemple, l’envers de la Bible, l’histoire de la Chute. En voici un court passage, dans lequel il est question d’Enitharmon, déesse égoïste.

Coild within Enitharmon’s womb
The serpent grew, casting its scales ;
With sharp pangs the hissings began
To change to a grating cry.
Many sorrows and dismal throes
Many forms of fish, bird § beast,
Brought forth an Infant form
Where was a worm before.

Lové dans le ventre d’Enitharmon
Le serpent grandit, ses écailles muent ;
Ses sifflements affreusement aigus
Se changent en cris âpres.
Mille chagrins et convulsions horribles
Mille formes de poissons, bêtes § oiseaux
Façonnent, font naître une forme d’Enfant
Là où il n’y avait qu’un ver.

Cet enfant s’appelle Orc. Ce personnage sera le héros révolutionnaire de William Blake. En 1795, la problématique de la Révolution Française est très présente sur le sol de l’Angleterre monarchiste.

Si William Blake a longtemps été considéré comme pré-romantique, son œuvre est finalement assez indéfinissable, si ce n’est justement par sa nature changeante. En outre, William Blake a plusieurs cordes à son arc : il n’a pas écrit seulement mais dessiné, peint, et a aussi été graveur. Il avait quinze ans lorsqu’il a travaillé la première fois chez un graveur. Sept ans plus tard, il a été admis à l’Ecole de l’Académie royale. Et parallèlement à cette formation, il n’a cessé d’écrire et d’illustrer ses textes.




Camille Sova, Humeurs printanières, extraits

sous le souffle du vent des feux rouges s’accumulent
longs sont ces mois d’hiver où le matin décline

l’enfant a perdu la joie
il n’est plus qu’un être de tissus
qui se souvient du mouvement

même si la soif s’éloigne de lui
il y a encore de l’espoir

dans la terre les fleurs apparaissent
mais c’est dans le ciel que naissent les bourgeons

dans sa coquille l’enfant déplie ses visages

il sait qu’une averse arrive

II

les beaux jours naissent dans le même fleuve
puis chacun d’eux revient toucher la terre

dans tous les sens je le vois
les indésirables les autres les moindres beautés

cette fille par exemple qui rappelle le métal

allongée même debout elle apprend à sentir
la foudre les forêts
la partie de la maison réservée aux secours

quand elle pourra éclore
l’au-delà sera déjà en nous

la canopée peut-être s’accorde au désir
mais ne soigne pas les pulsations

après tout
l’organisme ne se baigne jamais deux fois
dans l’eau qui brille

III

l’herbe est triste
elle réalise l’impermanence de l’arbuste

elle dit « j’ai quelqu’un à perdre
c’est le genêt
en sa compagnie le jardin n’est jamais solitude
il est l’infini »

elle observe les bois
demain sera fait d’un existe plus
la fraicheur perdra

elle pense « je me sens comme l’être humain
inutile et obligée de survivre »

elle verse un rayon
un frisson se colle à son oreille

c’est le vide qui s’amuse

IV

« les chutes qui m’ont ouvert la voie se révèlent à la terre
j’aménage le cordon pour me faire funambule
c’est le réveil d’une autre lumière
je me sens enfin être un seuil germé
quelque chose qui a faim et qui part à la chasse »

je m’imagine penser ça
mais je ne suis pas l’avril qui arrive

moi
j’habite le monde
où pour faire sa cueillette il faut ses ciseaux

moi
si je change ma main en nuage
resurgit l’envie de pulsion de geste d’écran
d’effondrement

moi
je ne suis pas le printemps

V

au plus profond du tambour je descends avec la sauge
ensuite le monde change
c’est un pansement naturel

peut-elle avaler pour moi
les animaux du sommeil ?

regardez dans ma bouche
j’ai le deuil chronique

sur le chemin un détail et on doit partir

il faut que le cerisier meurt
pour qu’on éprouve l’été

un nichoir n’est pas une vraie question

seule la nuit est à l’abri du crépuscule

 

Présentation de l’auteur




Les Bonnes feuilles de PO&PSY : Federico GARCIA LORCA, “Polisseur d’étoiles”

Douze poèmes extraits de l'anthologie  Polisseur d'étoiles. Œuvre poétique complète, Traduite de l'espagnol par Danièle Faugeras, PO&PSY in extenso,  2016

 

MONDE

 

Angle éternel,
la terre et le ciel.

Avec bissectrice de vent.

Angle immense,
le chemin droit.
Avec bissectrice de désir.

Les parallèles se rencontrent
dans le baiser.
Ô cœur
sans écho !
En toi commence et finit
l’univers.

de "Autres poèmes du livre de "Suites""

 

***

 

 

PAYS

 

Jets d’eau des rêves
sans eaux

et sans fontaines !

On les voit du coin
de l’œil, jamais face
à face.

Comme toutes les choses
idéales, ils balancent
sur les marges pures
de la Mort.

 

                      de "Suites"

***

 

 

SPHÈRE

 

Fleuve et jet d'eau
c'est tout comme.

Tous deux
vont aux étoiles.

Pic et ravin
c'est tout comme.
Tous deux,
l’ombre les couvre.

 

poème écarté de "Suites"

 

 

***

 

 

MEMENTO

 

Quand nous mourrons
nous emporterons

une série de vues
du ciel.

(Ciels d’aube
et ciels nocturnes.)

Bien qu’on m’ait dit
que mort
on n’a
d'autre souvenir
que celui d’un ciel d’été,
un ciel noir
ébranlé
par le vent.

                         de "Suites"

 

 

***

 

 

CLAIR D'HORLOGE

 

Je m'assis
dans une clairière du temps.

C’était un havre
de silence,
d’un blanc
silence,
formidable arène
où les étoiles
affrontaient les douze chiffres noirs
flottants.

 

de "Premières chansons"

 

 

***

 

 

LA GRANDE TRISTESSE

 

Tu ne peux te contempler
dans la mer.

Tes regards se brisent
comme des tiges de lumière.
Nuit de la terre.

 

                  de "Suites"

 

 

***

 

 

ADIEUX

 

Je me dirai adieu
au carrefour

pour m'engager sur le chemin
de mon âme.

Réveillant souvenirs
et mauvais moments
j’arriverai au petit verger
de ma chanson blanche
et me mettrai à trembler comme
l’étoile du matin

 

de "Suites"

 

 

***

 

 

SOMMET

 

Quand j'atteindrai le sommet…

(Ô cœur désolé,
Saint Sébastien en Cupidon.)

Quand j’atteindrai le sommet…

Laissez-moi chanter !
Parce que tant que je chanterai
je ne verrai pas les sombres tertres
ni les troupeaux
qui dans les profondeurs vont
sans pâtres.

Tant que je chanterai,
je verrai l’unique étoile
qui n’existe pas.

Quand j’atteindrai le sommet…
en chantant.

 

                           de "Suites"

 

 

***

 

 

ET ENSUITE

 

Les labyrinthes
que crée le temps

se dissipent.

(Il ne reste que
le désert.)

Le cœur,
source du désir,
se dissipe.

(Il ne reste que
le désert.)

L’illusion de l’aurore
et des baisers
se dissipent.

Il ne reste que
le désert.
Un onduleux
désert.

 

de "Poèmes du Cante Jondo"

 

 

***

 

 

ELEGIE DU SILENCE

 

Juillet 1920

 

Silence, où mènes-tu
Ton cristal tout embué

De rires, de paroles
Et des sanglots de l’arbre ?
Comment laves-tu, silence,
La rosée des chansons
Et les taches sonores
Que les mers lointaines
Laissent sur la blancheur
Sereine de ta cape ?
Qui ferme tes blessures
Quand au-dessus des champs
Quelque vieille noria
Plante son dard indolent
Dans ton cristal immense ?
Où vas-tu si te blessent
Les cloches au couchant
Et troublent ton eau dormante
Les volées de couplets
Et le grand bruit doré
Qui tombe en sanglotant
Sur les monts azurés ?
L’air coupant de l’hiver
Met ton azur en pièces,
Et tes haies vives se brisent
Sous la plainte retenue
D’une froide fontaine.
Où que tu poses tes mains,
Tu trouves l’épine du rire
Ou bien le brûlant coup
De corne de la passion.
Si tu vas vers les astres,
Le bourdon solennel
Des oiseaux de l’azur
Rompt le bel équilibre
De ton crâne caché.
Et toi qui fuis le son
Tu es le son lui-même,
Fantôme d’harmonie,
Fumée de cri et chant.
Tu t’en viens pour nous dire
Par les nuits obscures
La parole infinie
Sans souffle et sans lèvres.
Tout perforé d’étoiles
Et mûri de musique,
Où mènes-tu, silence,
Ta douleur surhumaine
Douleur d’être captif
De la toile mélodique,
Aveugle à jamais, dès
Lors, ta source sacrée ?
Aujourd’hui tes ondes,
Troubles de pensée, emportent
La cendre sonore et
La douleur de jadis.
Les échos de ces cris
À jamais en allés.
Le vacarme lointain
De la mer, momifié.
Si Jehovah s’endort,
Monte sur son trône brillant,
Casse-lui sur la tête
Une étoile éteinte,
Et finis-en avec
L’éternelle musique,
L’harmonie sonore
De la lumière, et puis
Reviens à la source
Où dans la nuit pérenne
D’avant Dieu et le Temps
Calme tu jaillissais.

 

                       de "Livre de poèmes"

 

 

***

 

 

UN CRI VERS ROME

 

Depuis la tour du Chrysler Building

 

Des pommes légèrement blessées
par de fines épées d’argent,

des nuages déchirés par une main de corail
qui porte sur le dos une amande de feu,
des poissons d’arsenic ainsi que des requins,
des requins comme des larmes pour aveugler une foule,
des roses qui blessent
et des aiguilles placées dans les canaux du sang,
des mondes ennemis et des amours couverts de vers
tomberont sur toi. Tomberont sur la grande coupole
qu’enduisent d’huile les langues militaires,
où un homme compisse une éblouissante colombe
en crachant du charbon concassé
entouré de milliers de clochettes.
Parce qu’il n’est plus personne pour partager pain et vin,
plus personne pour cultiver des herbes dans la bouche du mort,
plus personne pour ouvrir les draps du repos,
plus personne pour déplorer les blessures des éléphants.
Il n’y a plus qu’un million de forgerons
à forger des chaînes pour les enfants à venir.
Il n’y a plus qu’un million de menuisiers
qui fabriquent des cercueils sans croix.
Il n’y a plus qu’une foule gémissante
qui s’ouvre la chemise dans l’attente de la balle.
L’homme qui méprise la colombe devait parler,
devait crier tout nu au milieu des colonnes
et se faire une piqûre pour attraper la lèpre,
et verser des larmes assez terribles
pour dissoudre ses anneaux et ses téléphones de diamant.
Mais l’homme vêtu de blanc
ignore le mystère de l’épi,
ignore le gémissement de la parturiente,
ignore que le Christ peut encore donner de l’eau,
ignore que l’argent brûle le prodige du baiser
et donne le sang de l’agneau au bec idiot du faisan.
Les maîtres montrent aux enfants
une lumière merveilleuse qui vient de la montagne ;
mais à l’arrivée ce n’est que ramas de cloaques
où vocifèrent les nymphes obscures du choléra.
Les maîtres indiquent avec dévotion les énormes coupoles embaumées,
mais dessous les statues il n’y a pas d’amour,
il n’y a pas d’amour sous les yeux de cristal immuable.
L’amour est dans les chairs crevassées par la soif,
dans la hutte minuscule qui lutte contre l’inondation ;
l’amour est dans les fosses où luttent les serpents de la faim,
dans la triste mer qui berce les cadavres des mouettes
et dans le très obscur baiser lancinant sous les oreillers.
Mais le vieillard aux mains diaphanes
dira : amour, amour, amour,
acclamé par des millions de moribonds.
Dira : amour, amour, amour,
dans son drap d’or frémissant de tendresse ;
dira : paix, paix, paix,
parmi cliquetis de lames et mèches de dynamite.
Dira : amour, amour, amour,
jusqu’à ce que ses lèvres deviennent d’argent.
Pendant ce temps, pendant ce temps, ah ! pendant ce temps,
les nègres qui vident les crachoirs,
les enfants qui tremblent sous la terreur blème des directeurs,
les femmes noyées dans les huiles minérales,
la foule au marteau, au violon ou au nuage,
doit crier même si on lui éclate la cervelle sur le mur,
doit crier devant les coupoles,
doit crier folle de feu,
doit crier folle de neige,
doit crier, la tête pleine d’excréments,
doit crier comme toutes les nuits réunies,
doit crier avec sa voix si déchirée
jusqu’à ce que les villes tremblent comme des fillettes
et que s’ouvrent les prisons de l’huile et de la musique.
Parce que nous voulons notre pain quotidien,
fleur d’alisier et pérenne tendresse égrenée,
parce que nous voulons que s’accomplisse la volonté de la Terre
qui accorde à tous ses fruits.

de "Poète à New York"

 

 

***

 

THAMAR ET AMNON

 

La lune tourne dans le ciel
au-dessus des terres sans eau

cependant que l’été sème
ses rumeurs de tigre et flamme.
Par-dessus les toitures
des nerfs de métal tintaient.
Un friselis d’air venait
avec les bêlements de laine.
La terre s’offre couverte
de blessures cicatrisées,
ou frémissante d’aigus
cautères de lumières blanches.

 

                     *

Thamar était à rêver
d’oiseaux dedans sa gorge,

au son de frais tambourins,
et de cithares lunées.
Son corps nu comme en suspens,
acéré nord de palmier,
veut des flocons pour son ventre,
et du grésil pour son dos.
Thamar était à chanter,
dévêtue sur la terrasse.
Ses pieds étaient entourés
de cinq colombes glacées.
Amnon, au physique délié,
de la tour la regardait,
l’aine baignée d’écume,
et la barbe oscillante.
Son corps nu illuminé
s’étendait sur la terrasse,
avec entre les dents le bruit
d’une flèche tout juste fichée.
Amnon tout à regarder
la lune ronde et basse,
vit en la lune les seins
fermes à souhait de sa sœur.

 

                      *

Amnon à trois heures et demie
s’étendit dessus son lit.

La chambre tout entière souffrait
avec ses yeux remplis d’ailes.
La lumière massive enfouit
les bourgs dans le sable fauve,
ou découvre un éphémère
corail de roses et dahlias.
L’eau de puits entravée
sourd en silence dans les jarres.
Parmi la mousse des troncs
dressé le cobra chante.
Amnon gémit sur la toile
très fraîche de sa couche.
Et le lierre du frisson
couvre sa chair embrasée.
Thamar entra silencieuse
dans la chambre qui fit silence,
couleur de veine et Danube,
trouble de traces lointaines.
Thamar, efface-moi les yeux
avec ton aube étale.
Les filaments de mon sang
font sur ta jupe des volants.
Laisse-moi tranquille, mon frère.
Tes baisers sur mon dos sont
comme un double essaim flûté
de guêpes et de brises légères.
Thamar, sur tes seins dressés
il y a deux poissons qui m’appellent,
et au bout de tes doigts bruit
une rumeur de rose recluse.

 

                   *

Les cent chevaux du roi
dans la cour hennissaient.

Soleil pluriel résistait
la minceur de la treille.
Il lui saisit les cheveux,
il lui déchire la chemise.
De tièdes coraux dessinent
des rus sur la blonde carte.

 

                    *

Oh ! quels cris on entendait
au-dessus des maisons !

Quelle profusion de poignards
et de tuniques lacérées.
Par les escaliers tristes
des esclaves montent et descendent.
Pistons et cuisses jouent
sous les nuages arrêtés.
Tout à l’entour de Thamar
crient des vierges gitanes
et d’autres recueillent les gouttes
de sa fleur martyrisée.
Des linges blancs s’empourprent
dans les chambres fermées.
Pampres et poissons échangent
des rumeurs de tiède aurore.

 

                  *

Violeur rempli de fureur,
Amnon fuit sur son cheval.

Du haut des murs et des tours
des Noirs lui décochent des flèches.
Et quand les quatre sabots
ne furent plus que quatre échos,
David avec des ciseaux
coupa les cordes de sa harpe.

                       de "Romancero gitan"

 

 

***




Bilal Moullan, Noyé et autres poèmes

J'ai marché jusqu'au bord de la mer, là où la
rivière, glacée par la plage de galet, se déverse
dans un torrent doux-salé.
J'ai cru qu'à l'embouchure tout prendrait un
sens. Dieu, l'univers. Et même toi. Je me suis
allongé dans le lit de la rivière, le roulis des
vagues me berçait en s'écrasant à mes pieds...
Et j'ai regardé le ciel en attendant la fin du monde.
Un pêcheur a sorti un poisson de l'eau. Plus
loin, un rire a percé le ronronnement des
vagues. Une femme a posé sa tête sur l'épaule
de son partenaire. Et moi ? Et moi je ne me suis
même pas noyé.
J'ai  fini par regarder en arrière. J'étais loin.
J'aurais voulu mourir ici. Me noyer sans le faire
exprès. Qu'on me pleure, qu'on se rappelle de
moi comme de celui qui était si brave, si triste,
qui a tout essayé. Avant d'aller tout gâcher.
Et j'ai rebrousé chemin. Sain et sauf, juste
mouillé. La rivière n'a rien gardé de moi. Ni
l'empreinte de mes pas, ni ma pisse, ni les galets
que  j'ai ricoché. La mer avait tout emporté. La
vie  reprenait son cours.

Papillons de nuit

on s'est réveillé
en défaisant les plis
du matin
ceux qui ont fait les ombres
de la nuit

la tresse enroulée de nos corps
enjambés dans les draps
de mes bras

les entrelacs de nos cils
où dorment encore
des restes de noir

un battement
et s'envolent
les derniers papillons de nuit

 

Le paravent

Son regard se perdait
au-délà du paravent.

Discrètement, je le contournais pour voir ce qu'elle scrutait ainsi. Rien.
Rien de visible. Pas pour moi. Elle regardait le bois.
A travers le bois.
L'autre versant du paravent,
celui où l'on met de côté les choses invisibles à soi-même
qui réaparaissent de temps en temps
dans les regards absents.

Ses yeux étaient rivés à l'intérieur.

Parfois ils tressaillaient de droite à gauche
comme si elle commandait de cet imperceptible mouvement des ordres à des objets secrets.

 

Aux jours meilleurs

quel est le prix
de ces sourires charnus
bouffis
qui déforment tes traits
ravagent ton visage
du poids du bonheur

il pèse sur toi quand tu ris

comme l'amant passager
qui a servi à  noyer
la solitude

personne ne voit
les cicatrices
que laissent les sacrifices
offerts aux jours meilleurs
et le rire que tu portes
comme un creux

 

Tout brûler

je crois qu'il faudra tout brûler
mon amour
tout
pas seulement les téléphones la télé le canapé
tout
la maison la voiture
les papiers surtout
je crois qu'il faut tout brûler mon amour
tout
on dira aux enfants que  c'est un jeu
on dansera
je ne sais pas
on leur dira que c'est pour Dieu
un feu de joie
ils nous en voudront pas
il faut  tout brûler mon amour
sinon on vieillira
le cul bordé par la télé
à soutenir les discours de ceux qui font tout
pour empêcher que les autres aient
ce qu'on n'a jamais su prendre
on peut tout recommencer
se réinventer
mais il faut tout brûler mon amour
tout

 

Présentation de l’auteur




Une ouverture vers la poésie algérienne

Quand la nuit se brise est le superbe titre d’une anthologie consacrée à la poésie algérienne venant de paraître aux éditions du Seuil, en collection de poche Points. Elle reprend celle parue en 2004 aux éditions Autres Temps. Un grand œuvre orchestré par Abdelmadjid Kaouah, lui-même poète. Une cinquantaine de poètes de différentes générations et notoriétés sont convoqués.

De différents engagements aussi. Le volume commence par un panorama de la poésie algérienne en son histoire, en son lien avec la Guerre d’Algérie et en sa situation actuelle : 70 pages très intéressantes qui permettent à la béotienne de se faire une idée, même si ce panorama est centré, comment faire autrement, sur la Guerre d’Algérie. Précisons qu’il s’agit d’une anthologie de la poésie algérienne francophone. On y rencontre des poètes célèbres (Kateb Yacine, Jean Sénac…) et des voix plus rares, parfois éphémères. On peut diviser la présentation de Abdelmadjid Kaouah entre un avant et un après la Guerre d’Algérie.

Du fait de l’oralité, comme dans tout le bassin Méditerranéen, une Mare Nostrum dont nombre de politiques contemporains en France feraient bien de se souvenir, la poésie a existé très tôt dans ce que nous avons coutume d’appeler le Maghreb. 

Quand la nuit se brise. Anthologie de poésie
algérienne
, Points, collection points poésie,
304 pages, 7,80 €.

C’était la poésie des conteurs et des trouvères – les troubadours de l’orient. À ce propos, Kaouah rappelle la belle formule d’Amrouche qui parlait de la poésie des clairchantants. Une poésie partagée entre la transmission de la culture traditionnelle, de l’histoire réelle ou mythique des groupes ethniques, et la vie du quotidien. Et dire ce qui suit n’est pas parler pour mémoire : cette poésie ancienne a laissé des traces dans l’écriture poétique contemporaine, elle est présence dans le substrat de la poésie algérienne qui s’écrit. Une autre influence de « l’avant » provient de la confrontation : terre d’invasion, de conflits, l’Algérie a toujours connu cette confrontation. Vue de France, l’affrontement le plus évident est celui qui commence en 1830 quand la « conquête française » bouleverse l’histoire de ce bout d’Afrique. Ainsi, la poésie en Algérie sera toujours poésie de la confrontation avec autrui, mais un autre dont la présence pose des questions politiques, sociales et économiques. La poésie est ici chant de résistance presque par nature.

C’est pourquoi, au début du 20e siècle, le rapport à la France se complique : la colonisation est une ennemie, pas de doute là-dessus, mais les colons deviennent – en tant que représentants de la République des droits de l’homme – une source d’influence et d’inspiration. Il y a alors deux France aux yeux des poètes algériens, celle qui domine et celle dont la substance révolutionnaire porte l’espérance. La conséquence immédiate la plus importante consiste à se saisir de la langue française dans l’écriture de la poésie de la résistance algérienne. Naît alors une véritable poésie algérienne avec la parution en 1934 du recueil de Jean Amrouche, Étoile secrète :

 

Qui me dira le destin de ces paroles d’inconnu,
De quoi sont-elles messagères ?
De qui suis-je le messager ?

 

Jean Amrouche est incontestablement une personnalité hors pair de cette histoire, tant par sa poésie attachée à la patrie algérienne, le versant de la résistance, que par sa quête d’une source sans doute plus primordiale, plus poétiquement fondamentale, celle d’une langue originelle des hommes, recherche qui par sa transcendance et son aspect sacré touche au plus profond de l’homme, de ce qui l’ancre / l’encre dans le réel.

Approche alors la poésie de la guerre d’indépendance. Elle se met en place dès la deuxième guerre mondiale. Ici, la personnalité de Jean Sénac est incontournable et Kaouah écrit de belles pages au sujet du poète, inlassable défenseur de la poésie algérienne. Ce moment de la poésie algérienne est celui de l’investissement complet dans le combat pour l’indépendance, accompagné d’une réalité qui fait débat, avec le temps, celle d’une poésie mise au service du politique. Vaste question. Il y a cependant des poèmes poignants en leur universalité, ainsi La complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père de Ismaël Aït Djafer :

 

Je me demande, moi
À quoi ça sert
Les barrages qui barrent
Et les routes bien tracées
Et les camions qui écrasent les petites
Yasmina de neuf ans
En roulant entre les estomacs à air comprimé
Et les peaux en papier d’emballage.
J’étais là, quand le
Camion l’a écrasée
Et que le sang a giclé
Le sang.
Et alors, là, je ne raconte pas…
Je laisse aux gens qui ont déjà vu un camion
Écraser un bonhomme et du sang
Gicler
Le privilège de se rappeler
L’horreur
Et le dégoût et la fuite lâche
Devant un cadavre
Surtout devant le cadavre d’une
Petite fille innocente…

 

Ainsi Kaouah montre que le combat pour l’indépendance fut aussi une « insurrection de l’esprit ». Sous l’impulsion de Sénac, dès 1946, parait la revue Forge qui publie entre autres Kateb Yacine, Mohammed Dib ou Ahmed Smaïli. Et Dib publie son roman l’Incendie. Roman dont l’influence indirecte se prolonge, de mon point de vue, jusqu’aux Incendies actuels du dramaturge libanais Wadji Mouawad. Puis Sénac réunit ce qui est épars dans Le Soleil sous les armes : c’est l’affirmation, comme sous l’occupation en France, que la poésie est une arme de résistance. Alors, selon Kaouah : « La parole des poètes a pour objet de multiples objectifs : renouer avec la mémoire embrumée par des décennies de léthargie, redessiner le visage de la patrie, promouvoir sa liberté et enfin poser les jalons d’un avenir fraternel ». Les poètes sont alors divers, entre ceux qui construisent une œuvre durable et ceux dont la poésie n’apparaît que dans ce moment. Il y a des voix comme celles de Kateb Yacine, Taleb Ahmed, Malika O’Lasen, Boualem Taïbi.

Abdelmadjid Kaouah ne laisse pas de questions de côté, en particulier celle de la langue. Pourquoi une poésie algérienne de langue française ? L’architecte de cette anthologie donne des pistes dans la suite de sa présentation. Il en vient ensuite à la notion de révolution et au lien entre celle-ci et les poètes. Il y a en Algérie des poètes de la révolution comme il y avait en France des poètes de la résistance, pour le meilleur et parfois… le moins bon. C’est le temps de la poésie de l’après. Dès 1962 la poésie occupe une place importante dans la vie algérienne, elle se fait connaître aussi grâce à l’anthologie Seghers de Denise Barrat (Espoir et paroles, 1963). Le poète est au service de la transformation révolutionnaire. Jean Sénac est alors à la pointe de cette conception de la poésie. Une conception qui ne fait pas l’unanimité et subit même les critiques de Kateb Yacine. Il y a donc deux versants de la poésie algérienne durant cette période. Auxquels s’ajoute le développement d’une poésie en langue arabe. Après 1965, les choses évoluent et un Jean Sénac développe à son tour une critique de la mainmise de l’Etat sur l’art et la culture publiant des poésies critiques, telles que celle de Ahmed Azeggagh :

 

Arrêtez

Arrêtez de célébrer les massacres
Arrêtez de célébrer des noms
Arrêtez de célébrer des fantômes
Arrêtez de célébrer des dates
Arrêtez de célébrer l’histoire
La jeunesse trop jeune à votre goût
Insouciante et consciente
Sait

Depuis le temps que vous battez le rappel
Des souvenirs le Soldat Inconnu le Mausolée de X
Le machin de Y le cimetière de Z
Depuis le temps que vous écrivez les jours
Du calendrier avec du sang coagulé
Délayé
Délayé par les circonstances de la Circonstance
Ce sang coagulé
Venin de la haine
Levain du racisme
Je suis né en Allemagne nazie et moi en Amérique
Noir et moi en Afrique basanée et moi je suis
Pied-noir et moi Juif et moi on m’appelait Bicot
On en a marre de vos histoires et vos Idées
Elles
Rebuteraient tous les rats écumeurs de poubelles
Elle
N’oublie jamais la jeunesse malgré
Sa grande jeunesse mais
Elle a horreur des horreurs

Et les enfants d’aujourd’hui
Et ceux qui naîtront demain
Ne vous demandent rien
Laissez-nous laissez-les vivre
En paix
Sur cet îlot de l’univers
L’univers seule patrie

 

Il s’agit d’une « nouvelle poésie » qui se constitue autour de Sénac jusqu’à sa mort en 1973, Sénac poète assassiné, et qui sous la censure et les pressions exprime sa révolte contre le devenir de l’Algérie. Ce sont les poètes de l’Anthologie de la nouvelle poésie algérienne publiée par Jean Sénac en 1970. Ils sont neuf et évoquent toutes les questions, y compris les questions religieuses et sexuelles. Ainsi, Youcef Sebti et la Nuit de noces :

 

Il a mis la clef dans la serrure
il a frappé avec violence
il a poussé la porte avec violence
il est entré
il a marché
il a soulevé le voile
il ma relevé la tête
il m’a ricané au nez
il m’a déshabillée
il ne m’a rien dit
il a cassé le miroir
il a tout fait
il a très vite fait
il est sorti
il avait bu
et moi j’ai pris les draps
entre mes dents
et je me suis évanouie.

 

Colonisation, guerre, combat pour l’indépendance, révolution, Etat directeur et censure… et cependant la poésie poursuit son chemin de transgression. En Algérie, malgré les interdictions, puis les difficultés matérielles. L’assassinat de poètes dans les années 90 ou l’exil, à l’image de Salima Aït-Mohamed. Qui s’en étonnera ? N’est-ce pas… la poésie ? Et Kaouah de conclure :

« Après l’indépendance, elle continua à subir les aléas de l’édition. A l’alibi commercial invoqué par les maisons d’édition étatiques, des motifs de censure politique se sont superposés, contraignant cette poésie à recourir une fois de plus à l’étranger, d’où la faiblesse de sa diffusion nationale. Les expériences d’auto-édition tentées en Algérie témoignent cependant d’un ancrage certain mais fragile.

Dans les années 90, la poésie algérienne de langue française a connu de nouvelles possibilités, avec l’exil de nombreux poètes en France. Enfin, depuis les années 2000, l’édition au pays bénéficie d’un essor notable avec la création de centaines de maisons d’édition ». L’auteur est optimiste. Une autre opinion s’entend exprimer parfois ainsi : « L’Algérie n’aime pas ses poètes ». Elle contient sa part d’humour. Pour ma part, je n’ai pas d’opinion. La poésie est, elle est là, dans les pages de cette belle anthologie.




Poésie syrienne, Mon corps est mon pays

Porte-paroles d'une génération, les poètes syriens ont, par nécessité, revendiqué les droits du peuple face à un régime totalitaire. Ils sont encore  et plus que jamais mobilisés. De par son histoire, et les figures incontournables qui ont incarné les grands mouvements de cet art, la poésie syrienne a permis un renouvellement du genre hors de ses frontières. Beaucoup d'artistes sont aujourd'hui réfugiés politiques. Qu'il s'agisse de femmes ou d'hommes, ils n'ont pas hésité à porter une parole engagée pour la liberté certes d'expression mais pas seulement... Ils revendiquent un des droits humains les plus élémentaires : évoluer dans une société porteuse de bien être et d'avenir pour tous.  

Adonis, Arabesques sur papier de vers, collage.

Saleh Diab souligne que les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans la modernisation de la poésie arabe.  Les catégorisations qu'il a opérées dans son Anthologie de la poésie syrienne,  distinguent la poésie verticale, classique à la métrique stricte, la poésie libre, dont les règles sont moins contraignantes, et le poème en prose. Il faut souligner que ces étapes correspondent à une dynamique universelle  qui a rythmé l’évolution de toute littérature : un passage des contraintes formelles ou sémantiques  à la liberté de création des supports d’expression artistique. Ce mouvement d’émancipation progressive, que communément nous nommons modernité, ne peut être dissocié du contexte politique. L’évocation du totalitarisme, de la guerre, de la résistance, demande l’invention d’une langue particulière.

Ainsi que l'a énoncé  Saleh Diab, dans son analyse, la période dite classique laisse place à une émancipation progressive. Les formes se délient, les sujets abordés le sont dans une langue qui intègre de plus en plus l’évocation du quotidien. La poésie libre et le poème en prose font l’objet d’une catégorisation mise en place par Saleh Diab, qui distingue trois « modernités »… La première est représentée par deux poètes d’Alep, Al-Asadi et Muyassar, dont l’œuvre permet une transition entre la prose poétique et le poème en prose. La deuxième modernité gravite autour de la revue Sh’ir, fondée à Beyrouth en 1957.

Elle est représentée par deux types de poésie, une poésie visionnaire, incarnée principalement par Adonis, et un courant, avec Al-Maghut et Qabbani, qui rend à la langue sa dimension émotionnelle et valorise l'évocation du quotidien convoqué dans une langue courante. Mais celui qui rompt avec la versification est Al-Maghut.

Il faut donc saluer l'immense travail réalisé par Saleh Diab, à qui nous devons un travail incommensurable. Universitaire et poète, il propose non seulement des catégorisations qui rendent compte d'une inscription de l'histoire littéraire de son pays dans une visée évolutive, mais il permet au lecteur français de découvrir de grands poètes inconnus jusqu'alors...

Saleh Dieb, Anthologie de la poésie syrienne,
Le Castor Astral

Ainsi, parallèlement au développement d'une libération formelle, les thématiques abordées sont vastes. Les éléments de la vie quotidienne et le rapport à la terre y sont les mêmes que ceux qui guident la mise en scène du  corps : ils sont vecteurs de sensations, de sentiments, et d'un rapport au sacré qui les transfigurent. Dans la poésie orientale, les perceptions sont d’abord celles offertes par la matière, dont elle révèle le lien puissant avec dieu. La posture du poète est alors celle d'un voyant, d'un témoin, d'un homme sage. Et il est aussi celui qui porte la parole de son peuple et qui dénonce, à travers l'évocation de la terre, de l'exode, de la guerre, de la femme et du sentiment amoureux, les abus d'un pouvoir totalitaire.

Ces poètes permettent l’essor d’une modernité formelle mais aussi sémantique : Le poème porte des préoccupations politiques et sociales qui remettent en question les fondements de la société traditionnelle. Tous, à l’exception de Qabbani, appartiennent au Parti national socialiste syrien.

 

shi'r, numéro 21, volume 6, hiver 1982. 

Voie est donc ouverte pour que s’incarne ce que Saleh Diab appelle la troisième modernité. Des poètes comme Al-Hamid, Monzer Masri, produisent une poésie ancrée sur le quotidien et leurs textes intègrent les préoccupations politiques et sociales. Appartenant à la gauche communiste, ils permettent d'éclore à la jeune génération des poètes de l’université d’Alep des année 80. Ils reprennent le flambeau d’une poésie du quotidien, engagée et militante. Ils fondent le Forum littéraire qui joue un rôle essentiel dans l’évolution des formes poétique syriennes. Ils organisent des rencontres et des débats, et permettent à diverses sensibilités poétiques de se croiser, d’expérimenter et de donner naissance à un renouveau qui reste porteur d’une parole politique libératoire.

Le rôle de poète, celui de l'artiste, est resté celui de guide, de résistant, de porte voix d'un peuple opprimé. Il est engagé dans ce combat pour la liberté. La résistance se porte plus que jamais dans le poème. Aujourd’hui, Adonis et d’autres poursuivent leur combat.

 

A leur côté, la résistance féminine porte elle aussi des visages emblématiques : Samar Yazbek a publié plusieurs recueils. Elle allie le combat pour la libération de sa terre à celui qu’elle incarne pour que les femmes recouvrent les droits les plus élémentaires en Syrie : conduire, étudier, travailler, vivre libres. Aïcha Arnaout vit en France, d’où elle porte toujours la parole de sa génération de femmes dont le destin est condamné par le pouvoir en place. Hala Mohammad poète romancière et cinéaste est elle aussi réfugiée… Et combien d’autres, réfugiées, emprisonnées... Razan Suleiman...!

Qu'ils soient déportés, réfugiés, ou disparus, les poètes syriens ne se taisent pas, ils luttent avec leur arme, les mots, et ce qu'ils représentent de dignité et de courage. Alors, offrons  l'espace du silence à Adonis :

Mon corps est mon pays((Adonis, Mon corps est mon pays, in Mémoire du vent, traduction André Velter, NRF, coll. poésie, ed Gallimard.))

 

 

Je rêve au nom de l'herbe,
quand le pain devient enfer,
quand les feuilles sèches en leur ancien livre
deviennent cité de terreur,
je rêve au nom de la glaise
pour abolir les ruines, recouvrir le temps,
pour appeler le secours du souffle premier
récupérer ma flûte la première
et changer de parole.

Après les cendres de l'univers,
le rêve est la couleur et l'arc de la couleur,
il secoue ce temps qui dort dans l'épaisseur du givre,
muet comme un clou,
et le verse comme une urne
et l'abandonne au feu, à l'instant bondissant
du germe des âges et l'avancée des enfants -
et portent l'étincelle, la lumière.

Je me suis lavé les mains de ma vie
fragile comme un papillon,
j'ai réconcilié l'éternité et l'éphémère
pour déserter les jours, pour accueillir les jours,
les pétrir comme du pain, les purifier des rouilles
de l'histoire et de la parole,
pour me glisser dans leurs châles
comme une chaleur ou un symbole,
car il est dans mon sang une éternité de captive,
une éternité d'expiation colportée par ma mort
et autour de ma face une civilisation en agonie.

Me voilà pareil au fleuve
et je ne sais comment en tenir les rivages
moi qui ne sais rien excepté la source
l'errance où vient le soleil comme une jument rouge
voyante du bonheur du malheur, devin ou lion
un aigle qui dort comme un collier
au front de l'éternité.
.

 

 

 




6 poètes ukrainiens

photo en une : La Tour de David (détail), Marc Chagall, 1972, musée national Marc Chagall - ©photo mbp

.

La situation inédite et dramatique de l’Ukraine nous amène à modifier le sommaire de ce numéro de Recours au poème, et à consacrer ce focus à des poètes ukrainiens, en signe de solidarité pour la liberté.

La littérature ukrainienne a une longue tradition qui remonte au XIe siècle. L'un de ses poètes les plus connus est Taras Shevchenko du XIXe siècle, qui a commencé par une poésie lyrique  romantique, avant de passer à des poèmes plus sombres sur l'histoire ukrainienne. La poésie et l'histoire sont encore étroitement liées dans l'Ukraine contemporaine, où la poésie vit sous une grande diversité de styles, allant des rimes aux vers libres, et des recueils imprimés au slam et à la performance. Les bouleversements politiques du pays, ces dernières décennies (de la révolution de Maïdan à l'annexion de la Crimée par la Russie, à la guerre du Donbass), avait amené l’éclosion d’une poésie audacieuse et directement politique, avec des lectures et des représentations souvent très suivies.

La sélectionque nous présentons avait été réalisée le 11 September 2020 par Paula Erizanu et Yury Zavadskyde, pour la revue the calvert journal, dans une traduction anglaise dont je suis partie pour vous présenter ces textes, et ces poètes dont on souhaite que la voix libre continue de s’élever contre le bruit des chars et des canons. Parce que la poésie est le dernier recours de l’esprit et de l’humain, face à la violence et la barbarie.

Alors je vais en parler 

Serhiy Zhadan – d'après la trad. en anglais  de John Hennessy et  Ostap Kin

 

Alors je vais en parler :

de l'œil vert d'un démon dans le ciel coloré.

Un œil qui épie en marge du sommeil d'un enfant.

L'œil d'un malade dont l'excitation remplace la peur.

Tout avait commencé avec de la musique,

avec des cicatrices laissées par les chansons

entendues lors des noces d'automne avec d'autres enfants de mon âge.

Les adultes qui jouaient de la musique.

L'âge adulte défini par cela - la capacité de jouer de la musique.

Comme si quelque note nouvelle, responsable du bonheur,

apparaissait dans la voix,

comme si ce talent était inné en l’homme :

être à la fois chasseur et chanteur.

La musique est le souffle caramel des femmes,

la chevelure au parfum de tabac d'hommes qui mélancoliques

se préparent au combat au couteau contre le démon

qui vient de gâcher la noce.

La musique en-deça du mur du cimetière.

Les fleurs qui poussent dans les poches des femmes,

Les écoliers qui jettent un œil furtif dans les chambres de la mort.

Les sentiers les plus battus mènent au cimetière et à l'eau.

Tu ne caches que les choses les plus précieuses dans le sol—

l'arme qui mûrit de colère,

les coeurs en porcelaine des parents qui sonneront

comme les chansons d'une chorale d'écoliers.

Je vais en parler—

des instruments à vent de l'angoisse,

de la cérémonie de noce aussi  mémorable

que l’entrée à Jérusalem.

Régle le rythme brisé du psaume de la pluie

sur ton coeur.

Des hommes dansent comme ils éteignent

un feu de steppe avec leurs bottes.

Des femmes s'accrochent à leurs hommes dans la danse

comme si elles refusaient de les laisser partir en guerre.

Ukraine de l’est, fin du deuxième millénaire.

Le monde déborde de musique et de feu.

Dans l'obscurité, s’élèvent la voix de poissons volants et d’animaux chanteurs.

Depuis, presque  tous ceux qui s’étaient mariés sont morts.

Depuis, les parents des gens de mon âge sont morts.

Depuis, la plupart des héros sont morts.

Le ciel se déploie, amer comme dans les romans de Gogol.

En écho, le chant des moissonneurs au travail

En écho, la musique de ceux dans les champs charrient des pierres.

En écho, sans arrêt.

Serhyi Zhadan (Serhiy1 Viktorovytch Jadan) né le 23 août 1974, à Starobilsk , est l’un des piliers de la littérature ukrainienne post-soviétique. L’œuvre de ZHadan a fortement marqué les générations des lecteurs grandis dans les années 1990-2010 en lui assurant une exceptionnelle notoriété dans son pays, avant tout auprès des jeunes adultes.

Ses œuvres font l'objet de traductions en plusieurs langues européennes.

*

l'automne commence par un détail insignifiant

Ella Yevtushenko, traduit d'après le texte anglais de  Yury Zavadsky

 

l'automne commence par un détail insignifiant : des clés oubliées dans une autre ville, les pièces d'argent de la toux dans la gorge, une tasse de thé turc,

des pièces de monnaie en cuivre, de l’eau dans la batterie,

la grêle,

Je ne l'ai pas senti, et il est déjà là, un chat errant se blottissant, se frottant les pattes

laissant sur les jeans des feuilles fanées

ce n'est que par une nuit aussi pluvieuse qu'on peut frapper à la porte du balcon, ce n'est que par une nuit aussi pluvieuse qu'on peut l’ouvrir

mais ce qui se dresse derrière dépendra du cinglé  endormi pendant sa garde sous la fenêtre, ou des pins qui déchirent l'ourlet des nuages.

et de la foudre répétant le motif des veines sur vos tempes.

l'automne commence par quelque chose d'enfantin —cela  frappe à la porte et s'enfuit ; Je veux lire au lit toute la journée; tu es enveloppé comme une momie, une humide gaze de brume —

et cela continue avec quelque chose d’ancien : cela  ne boit pas d'alcool, un diamant de froid palpite dans ses genoux

et ainsi de suite - à chaque fois - et à chaque fois c'est le premier sujet de conversation

comme s'il n'y avait rien de plus important que cet automne, mouillé comme un matin sous une croûte prématurément arrachée

cela vole le temps des conversations de travail, intercepte une vague de commérages, se couche avec un chat errant sur le balcon, où des tas de secrets auraient dû s’assembler.

l'automne nous pousse à la cuisine pour allumer la bouilloire

l'automne commence par un détail insignifiant, mais grandit rapidement comme les enfants des autres

un peu d'hiver sortira de son ventre froid, la neige couvrira nos êtres momifiés, figés en un demi-mot

puis plus personne ne frappera à la fenêtre du balcon au cœur de la nuit

et puis il y a le risque général de cesser d'exister pendant un certain temps

Née en 1996, à Kiev, Ella Yevtushenko est une poète, traductrice et musicienne ukrainienne.
Elle traduit de la poésie, des romans et des essais du français et de l’anglais.
Elle dirige depuis mars 2019 sur la chaîne telegram une émission sur la traduction, « Ella au pays des mots ».
Elle a publié un premier recueil acclamé, Lichtung, et a remporté plusieurs concours de poésie en Ukraine.

*

U1 (You)

 Dmytro Lazutkin , traduit d'après la version anglaise de  Yury Zavadsky

 

le ciel se rapproche

quand les avions biplaces atterrissent sur l'eau

dans la baie de Vancouver

des dizaines de petits bourdons de fer semblent bavarder entre eux :

J'ai vu le dos des baleines sauter par-dessus l'océan

J'ai tiré le surfer du ravin

J'ai parlé à la voile quand elle changeait de cap

seuls toi et moi ne savons rien de l'essentiel

et d'énormes albatros ont volé notre déjeuner

pendant que nous nous embrassions sur les pommes de pin

en scrutant la brume de la baie

les oiseaux ont déchiré notre nourriture

car ce n'est pas seulement du pain

qui respire au ralenti

et pas non plus les frites…

toutefois

une libération

peut être la continuation d'une compression

et un tatouage sur ton cou

j'y ai fait une croix du bout de ma langue

puis nous avons regardé les volleyeurs de décembre

c'est un hiver chaud

et ils flamboient

ne restent que des sujets colorés

ils jettent leurs vestes sur le sable

et j'ai regardé chaque balle rebondir

en te serrant plus fort

comme le soleil embrasse la queue d'une salamandre

comme le regard enivré du pêcheur embrasse les filets trop secs

et les fumeurs de shit  convergent vers les buissons de magnolia

pour respirer respirer respirer

cet océan froid dans lequel toutes les réponses reposent sur des crochets

nos questions

ce vent calme

qui rapproche les îles du rivage

et le chinois sérieux tentant d'arrêter le temps

s'infiltrant entre leurs bâtons

et des lumières brunes  chassant de leurs nids les ratons laveurs

et à ta douce demande sur la façon de prononcer correctement le nom de mon pays

J'ai dit:

eh bien

apprends

la première lettre -

U

note :
1 - le titre est intraduisible – la lettre "u" se lit comme "you", mais aussi comme l'initiale du nom "Ukraine", souvent mal prononcé

Dmytro Lazutkin,  est né en novembre 1978 à Kiev. Là, il est diplômé des écoles de mathématiques et de musique. Il a fait ses études supérieures à l'Université technique nationale et plus tard à l'Université internationale de Kiev. Il a travaillé comme ingénieur métallurgiste, entraîneur de karaté, journaliste, présentateur de l'émission télévisée "Dans le monde des arts martiaux" et commentateur sportif.
Il est l'auteur de plusieurs recueils de poésie,  slameur,  et  parolier de chansons

*

L'Amour à Kiev

Natalka Bilotserkivets, trad. d'après la version anglaise d'Andrew Sorokowsky

 

C’est plus terrible l’amour à Kiev que

De splendides passions vénitiennes. Des papillons

Volent légères taches lumineuses en forme de chandelle -

Les brillantes ailes des chenilles mortes s'enflamment !

Et le printemps a allumé les bougies des châtaignes !

Le goût tendre du rouge à lèvres à deux sous,

L'audacieuse innocence des minijupes,

Et ces coupes de cheveux qui ne sont pas parfaites  -

Pourtant l'image, la mémoire et les signes nous émeuvent toujours...

Tragiquement évidents, comme le dernier hit.

Tu mourras ici du couteau d'un scélérat,

Ton sang se répandra comme la rouille dans une

Audi flambant neuve dans une ruelle de Tartarka.

Ici, tu plongeras d'un balcon, dans le ciel,

tête baissée vers ton sale petit Paris

Avec un chemisier d’un blanc de  secrétaire.

Tu ne sais pas reconnaître un mariage d’un décès…

Car l'amour à Kiev est plus terrible que

Les concepts du nouveau communisme : des spectres

Émergent dans les nuits ivres

Du Mont Chauve, ils tiennent dans leurs mains

des drapeaux rouges et des pots de rouges géraniums.

Tu mourras ici du couteau d'un scélérat,

Ici tu plongeras d'un balcon, dans le ciel, dans

Une Audi flambant neuve d'une ruelle de Tartarka

Tête baissée vers ton sale petit Paris

Ton sang se répandra comme la rouille

sur une blouse d’un blanc de secrétaire.

Natalka Bilotserkivets est une poète, rédactrice et traductrice de renom. Ses poèmes sont traduits dans une douzaine de langues européennes et figurent dans diverses anthologies. Natalka Bilotserkivets est née le 8 novembre 1954 dans la région de Summy. En 1976, elle est diplômée du Département de philologie de l'Université de Kiev. Depuis 1986, elle travaille pour le magazine "Culture ukrainienne" ("Українська культура").

*

[Ne m'embrasse pas sur le front comme un cadavre]

 Yulia Musakovska; traduit d'après la version anglaise de Yury Zavadsky

 

Ne m'embrasse pas sur le front comme un cadavre

disons, presque deux fois flétri, et même les lunettes et les yeux.

Médicaments mêlés aux sucreries, les pages du livre aussi jaunes que sa peau.

Il déverse quelques-unes de ses précieuses histoires dans l'espace vide.

Je vois tous les protagonistes comme de vieilles connaissances.
Des officiers du KGB accroupis sur le même lit d'hôpital, avec des chaussures hongroises brillantes -
pour celles-ci, on pouvait tuer. Le regard est moqueur.

Il a dit, ces Beatles, ce département de langues étrangères, ne vous feront aucun bien.

Tout cela est réservé à l’élite, ce n’est pas pour les orphelins, pour les parents pauvres.

Et il s'est caché comme du fromage dans du beurre, tranquillement, comme une souris.

Nous avons attrapé des gens comme vous dans les ruelles, coupé leurs racines.

Les gens respectables appréciaient cela, c’était respecté.

Ce serait pour leur fils. Pour un logiciel de combat, pour de la viande vivante.

Je vois aussi cette femme, sa bouche vermeille de travers. Ses

jambes d'araignée, d’éclat de porcelaine, d’outils métalliques.

Un appartement moisi avec des plafonds trop hauts.

Mais lui, je le vois plus clairement que tous - fort, avec une guitare.

Les yeux grands ouverts et les pouces dans les poches de son jean.

Avec des milliers de pages de livre stockées dans sa mémoire.

Avec un visage ouvert sur le monde. Vers l'eau sombre et profonde.

Pas pour une fille, pas pour une querelle -

pour la libre portée des armes,

pour une haute vague haute, pas portée sur l'épaule.

Yuliya Musakovska est née en 1982 à Lviv, en Ukraine. Poéte et traductrice, elle a publié quatre recueils de poèmes, Exhaling, Inhaling (2010), Masks (2011), Hunting the Silence (2014) et Men, Women and Children (2015). Ses travaux ont été publiés dans de nombreux magazines, almanachs et anthologies, traduits en anglais, allemand, suédois, lituanien, hébreu, polonais, bulgare, russe.
Yuliya traduit de la poésie du suédois et a publié ses traductions de Tomas Tranströmer. Elle traduit également la poésie ukrainienne moderne en anglais (publiée dans l'anthologie bilingue de la poésie ukrainienne Lettres d'Ukraine, 2016).

*

la communication

 Yury Zavadsky, trad. française à partir de celle de l'auteur.

 

Bizarre comme les sentiments dépendent de la tension artérielle.

L'électricité dans mon corps m'empêche de rester sur place.

Et, malgré tout, je m"efforce de ne pas bouger.

Mes doigts courent nerveusement sur le clavier.

Puis les vers inégaux deviennent des rêves diurnes.

Tes textos me pourchassent.

Je n'ai pas envie de me taire, mais je n'ai rien à te dire.

Le temps est révolu,  aucune pilule ne peut le ramener.

Reste seulement une désagréable fatigue quand ce temps est passé.

La nuit et le rêve troublant dont on ne peut se souvenir.

Il me semble que je suis heureux

je sens la chaleur de ta présence

et tes doigts si proches.

O, ces jours sans racines comme mes poèmes

m'emplissent d'alcool.

Aujourd'hui, toute la journée est un matin.

Une brume froide, ses gouttelettes  en suspension.

L'espace vide de l'automne.

Il me semble que je suis heureux à côté de toi,

jamais je ne me suis senti aussi confiant et calme.

J'hésite si tout va si bien,

cependant, quand ces jours seront passés,

je m'en souviendra

comme des jours les meilleurs

- Ferme les yeux et détends-toi,  tu le sens ?

- C'est l'automne et sa mélancolie sur nous.

- Juste moi et ma crise intermittente.

Yury Zavaedsky est né à Ternopil, en Ukraine, en 1981. Titulaire d'un doctorat en théorie de la littérature, il est aussi poète, traducteur, critique littéraire, interprète, bruitiste et éditeur.




Maïakovski, Un nuage en pantalon

Figure emblématique du modernisme russe dont la créativité croise la révolution de 1917, Vladimir Vladimirovitch Maïakovski mourut à 37 ans le 14 avril 1930, en se tirant une balle dans la poitrine. 

Son introduction à un poème des derniers mois de sa vie, « À pleine voix », se veut une adresse directe à la postérité semblant boucler la portée de son écrit initial de 1914 à l'occasion d'une tournée du mouvement futuriste à Odessa intitulé « Un nuage en pantalon » : « Honorés / camarades de demain ! / Grouillant / dans la m... fossile / de notre temps, / étudiant les ténèbres de nos jours, / peut-être / chercherez-vous / qui je fus. »

Ce souci de s'exposer dans sa vérité, en porteur du verbe jusqu'à son incandescence, travaille déjà l'écriture de sa tétralogie alors qu'il rencontre Maria Denissova. Prescience de son propre malheur, tragédie futuriste, par son expérience des maux traversés et sa profusion des mots jetés en pâture, dans une recherche avant-gardiste des formes nouvelles, tournant le dos tant aux clichés du poétique qu'à un lyrisme trop conventionnel, ce poème premier témoigne d'un monde intérieur tourmenté, accouchant ses monstres et ses chimères, et habité par la ferme volonté de rénover le langage poétique...

Maïakovski, Un nuage en pantalon, traduit par Elena Bagno et Valentina Chepiga, Vibration Éditions.

Comme le suggère Elena Truuts, dans sa préface à la nouvelle traduction de ce texte majeur par Elena Bagno et Valentina Chepiga, c'est à se demander si derrière quelques vers  visionnaires ne se cache l'intuition de la fin tragique de leur créateur ? « Et quand le nombre de mes années / aura achevé son ère - / des millions de gouttes de sang joncheront l'allée / vers la maison de mon père. » Mais si la destinée demeure funeste quel éclat avait le feu poétique qui embrasait son cœur ! Avec un goût prononcé pour la provocation, l'ardent jeune homme s'y dépeint en Christ moderne ou en « treizième apôtre », titre alors envisagé, prompt à bousculer les facilités de pensée et l'avachissement des habitudes de ses contemporains, pour mieux leur opposer son chemin, mêlant dans une même écriture agit-prop et mysticisme, ce qui décloisonne le regard rétrospectif porté sur cette œuvre singulière du XX ème siècle qui ne saurait se réduire à un simple endoctrinement communiste...

Vladimir Maïakovsky, Un nuage en pantalon, prologue.

Dès les premiers vers, le choix des traductrices de donner une forme versifiée restitue par son art de la rime la vigueur de la musicalité et l'audace du ton adoptés par le jeune chantre d'une Marie, figure où l'on retrouve tant la rencontre amoureuse de Maria  Denissova que la divine Vierge ou la sensuelle Marie Madeleine, et reproduit avec justesse le choc du regard de l'écrivain avec le conformisme de son temps, ainsi du « cerveau ramolli » exprimant un « cœur démoli » à l'image de celui, desséché, de certains hommes de son époque, ainsi que de l'objectivité bourgeoise et clinquante du « canapé luisant » à laquelle répond son rire « insolent » : « Votre pensée / qui rêvasse sur un cerveau ramolli, / comme un laquais aux chairs flasques sur son canapé luisant, / je la taquinerai avec un lambeau de cœur démoli ; / à satiété je me moquerai, caustique et insolent. »

Vladimir Maïakovski, Adolescent.

Par le mordant de son trait d'esprit, le jeune insurgé paraît ainsi répondre d'emblée à la question-reproche que la censure adressa à ce dernier en 1915, après avoir supprimé six pages et rejeté le titre premier « Le treizième apôtre » : « Comment avez-vous pu unir le lyrisme à la grossièreté ? » Par son goût des contrastes, par sa manière provocatrice, le poète russe a su donner à entendre un lyrisme nouveau, celui de la dissonance aux extravagances déroutantes...  C'est cette dimension essentielle de sa poésie que Valentina Chepiga et Elena Bagno ont rendu avec brio par leur travail minutieux ! En effet, la longueur des vers, le choix des assonances et autres échos sonores illustrent à merveille la poétique de cet auteur « à pleine voix » ! Et qui se livre à l'exercice de déclamer à voix haute la traduction nouvelle, retrouvera, pour reprendre les formules de l'avant-propos de Florian Voutev, à la fois « résonance harmonieuse » et « entrechoquement brutal »...

Vladimir Maïakovski, Ecoutez, lecture du poème en russe et en français, par Anna Gichkina.

Ainsi en est-il, par exemple, de l'avant-dernier couplet du prologue, qui explicite le titre de cette déchirante et néanmoins revigorante tétralogie, charge critique avec la docilité désormais attendue de tout un chacun astreint au miroir des apparences et des convenances : « Voulez-vous / que je sois de viande fou - / et comme un ciel qui change de tons - / voulez-vous / que je sois impeccablement doux, / pas un homme, mais – un nuage en pantalon ! ».

Vladimir Maïakovski, Le Poète est un ouvrier.

Présentation de l’auteur




John Donne : Lettres, Être et amour

Lettres d’amour, amour des lettres, amour de l’Être, l’Être et l’amour

S’il est un âge qui s’est ingénié à conjuguer cette formule à tous les modes, c’est bien, pour ce qui est de l’Angleterre, celui qui chevauche le XVIe finissant et le XVIIe naissant. Sous les règnes d’Elisabeth et de James, premiers du nom. 

John Donne par Isaac Oliver (CC Wikipedia)

John Donne par Isaac Oliver (CC Wikipedia)

Si Shakespeare (1564-1616) a dominé cette période aux yeux des siècles suivants, il a fallu attendre 1931 pour que T. S. Eliot rafraîchisse les mémoires, et rappelle qu’avait existé un certain John Donne (1572-1633) longtemps relégué dans la catégorie des Métaphysiques (à cause de leur non-conformisme en matière de conventions littéraires et morales, de rythme et d’images) par Samuel Johnson, pape littéraire de la grande époque classique qui suivit, et qui les accusait, entre autres, de produire des vers au lieu d’écrire de la poésie. Donne pousse l’audace jusqu’à faire preuve d’humour, ce que Legouis et Cazamian, en 1924, jugeaient « vulgaire, surprenant, ridicule ». L’Université a nourri des générations d’étudiants de ces préjugés conformistes. John Donne avait trois siècles et demi d’avance. Le célèbre Guibillon, manuel de textes choisis à l’usage des classes préparatoires et études de licence, paru, lui aussi, en 1931, l’ignora jusqu’à sa 17e édition.

Augmentée d’un chapitre sur la littérature du 20e siècle, la référence à T.S Eliot s’y voit agrémentée d’une note de cinq lignes concernant Donne :

His poetry is of a high order, though he is prodigal of conceits (thoughts and expressions intended to be striking, but rather far-fetched).   

L’amende est à peine honorable. Cazamian ne fera guère mieux en publiant (avec traduction) cinq poèmes dans une anthologie en 1946.

  Donne, comme tout élève doué de son temps, passe par Oxford (à 12 ans, en école préparatoire) et par Cambridge (1588-89 ?) pour y faire ses humanités puis son droit. Il ne peut s’acheminer vers le clergé (il est de famille catholique) et, de plus, cette voie n’est pas la sienne. Il prend ses distances et le large en se portant notamment volontaire pour une expédition navale menée par Essex contre les Espagnols, grands rivaux de l’époque (1596 ?). En 1597, il devient secrétaire du Lord Keeper (Gardien du Sceau Privé, cinquième personnage du Royaume).

  En 1601, à trente-six ans donc, élu Membre du Parlement, il séduit et épouse en secret la nièce (âgée de dix-sept ans) de ce haut personnage, ce qui lui vaut emprisonnement et années de galère, au figuré, bien sûr. Elle portera douze enfants avant de décéder en 1617. Il n’écrira plus jamais de poèmes d’amour. Mais vivre vaut bien une messe : il se rapproche de l’Église, cette fois-ci anglicane et la seule possible. Il accède à la prêtrise en 1615, devient Doyen de Saint-Paul en 1621. Ses sermons lui vaudront la célébrité.

  Ses poèmes, dont les premiers remontent à 1593, ne seront publiés que deux ans après sa mort (en 1635). Ils sont de deux ordres : les profanes et les religieux. Les poèmes d’amour ici traduits peuvent être lus, dans cet ordre (notre choix), comme autant de lettres :

  • Lettre d’invitation à l’exercice d’amour, adressée à sa maîtresse allant au lit : «To his Mistress Going to Bed », in Elegies.
  • Lettre d’admonestation au soleil, qui vient éveiller et dénicher les amants : « The Sun Rising », in Songs and Sonnets.
  • Lettre à Saint Valentin, patron des amoureux  (qu’il substitue à Cupidon), et au jeune couple tout à ses ardeurs renaissantes (qu’il assimile au Phénix) : «An Epithalamion, or Marriage Song on the Lady Elizabeth and Count Palatine being Married on St Valentine’s Day » in Epithalamions.
  • Lettre au sage, c’est-à-dire à lui-même, en interrogation sur la femme et l’amour :  « Song (Go and Catch a Falling Star) », in Songs and Sonnets.
  • Lettre à l’Amour, enfin fait chair : « Air and Angels », Songs and Sonnets.
  • Lettre à l’aimée, à la vie, à la mort : « The Anniversary », Song and Sonnets.
  • Lettre au monde, indifférent ou hostile aux amants, à l’amour :  « The Canonization », Songs and Sonnets.

Poèmes de John Donne traduits par Jean Migrenne

À sa maîtresse allant au lit

Belle amie, mon ardeur du repos a fait foin,
Le manque de besogne m’a mis en besoin.
Face à face, les jouteurs bien souvent se lassent,
Par trop longtemps braqués sans que rien ne se passe.
Ôte ta ceinture au zodiaque pareille,
Bouclée sur des orbes de plus grande merveille.
Défais ce plastron qui te pare de brillants,
Que tous les guette-au-trou en aient pour leur argent.
Dégrafe ta breloque, fais que son harmonie
M’annonce qu’est venue l’heure où tu vas au lit.
Ôte ce corset bandé qui me rend jaloux,
Toujours reste tendu, pourtant si près de tout.
Ta robe glisse sur des trésors magnifiques,
Comme descend le jour sur un pré de colchiques.
Ôte ce bandeau, tout de fils entrelacé,
Montre tes cheveux en diadème tressés.
Ôte ces chaussures pour, de pied ferme, entrer
Dans ce lit moelleux, temple à l’amour consacré.
C’est drapés de blanc que les messagers divins
Descendaient visiter le monde des humains.
Ange tu es là, beauté digne des houris
Au ciel de Mahomet ; blanc le linceul aussi
Du spectre malin qui nous hérisse le poil,
Mais nous savons bien ce que redressent tes voiles.
     Autorise mes mains à courir tout leur saoul
Devant et derrière, entre, et dessus et dessous.
Tu es mon nouveau monde, Ô toi mon Amérique
Où mon amour est roi et mon pouvoir n’abdique,
Ma mine précieuse et aussi mon empire.
Mon bonheur est sans nom d’ainsi te découvrir.
Je ne suis que plus libre, prisonnier de toi,
Là où ma main se pose je scelle mon droit.
    Nudité absolue, source de toute joie !
Si l’âme est sans corps, le corps d’être nu se doit,
Pour goûter à ces joies. Atalante a ses pommes,
La femme les gemmes jetées aux yeux des hommes,
Afin que ceux du fol lui fassent perdre l’âme,
Attaché au clinquant et aveugle à la femme.
Ainsi toutes les femmes sont enluminures,
Contes pour le commun sous de gaies couvertures.
Mystères elles sont : la faveur n’est donnée
De les lire, par leur grâce prédestinée,
Qu’à nous seuls leurs élus. Et puisqu’il m’est permis,
Ouvre-toi généreusement tout comme si
J’étais sage-femme ; ôte un voile d’innocence,
Superflu plus encor que serait pénitence.
    Que t’instruise ma nudité ; alors, en somme,
N’aie d’autre couverture que celle d’un homme.
 

 

Le soleil se lève

          Vieux guette-au-trou, pourquoi, fichu soleil,
           Venir ainsi nous dénicher ?
Fenêtre ou bien rideau ne pouvant nous cacher,
Faut-il qu'à tes saisons nos amours s'appareillent ?
           Va-t’en morigéner, cuistre imbécile,
           L'apprenti grincheux, l'écolier lambin ;
       Va dire à la cour que le Roi chasse au matin ;
       Mène aux moissons les insectes serviles ;
Il n'est de saisons pour l'amour constant :
Heures, jours et mois lui sont guenilles du temps.

           Ta force vénérable, ton orgueil
           La mettrait-elle en tes rayons,
J'irais la réduire, pour elle, en lumignon !
Mais je n'entends la priver du moindre clin d'œil.
           Si ses yeux n'ont pas aveuglé les tiens,
           Pars, et reviens me dire demain soir
       Si, plutôt qu'aux Indes où tu crus les y voir,
       L'or, les épices, ne sont à ma main.
Et si d'hier tu recherchais les rois,
On t'enverrait les trouver, tous, au lit, chez moi.

           Si je suis tous princes, elle tous royaumes,
           Rien ne saurait exister d'autre.
Les princes ne font que nous singer : face aux nôtres,
Richesses font oripeau et honneur fantôme.
           Toi, vieux soleil, tu n'as qu'un seul bonheur
           Dans l'univers sur nous deux concentré :
       Ménage ta vieillesse et veuille administrer
       Ta chaleur au monde en chauffant nos cœurs.
Briller pour nous, c'est briller pour la terre :
Notre couche est ton centre et nos murs sont ta sphère.

 

 

Épithalame

Poème composé à l’occasion de l’union de la fille de Jacques I à l’Électeur Palatin, célébrée le jour de la Saint-Valentin((14 février 1613. Le traducteur a apposé sa dernière touche quatre siècles après  (par calendrier grégorien interposé), le 14 février 2013)).

Salut à toi, Valentin, saint Évêque célébré,
              Dont le diocèse est l’air tout entier
              Où chante le concert de tes ouailles,
Oiseaux tout autant que volailles,
              Qui chaque année conjoins
La lyrique alouette, la grave tourterelle,
Le moineau qui périt pour la bagatelle,
L’ami du foyer à jabot de carmin,
              Qui du merle tout autant fais le bonheur
Que du chardonneret ou du martin-pêcheur ;
Le coq hardi dans la basse-cour se redresse
Et vole dans les plumes de sa maîtresse.
Ce jour brille d’un feu qui pourrait, oh combien,
Raviver ton brandon, mon vieux Valentin.
 
Jusqu’alors tu enflammais d’amours multipliées
              Alouettes, fauvettes, tourterelles appariées,
              Mais de tout cela rien n’a de prix
Car en ce jour deux phénix tu maries,
              Tu fais que la chandelle voie
Ce que jamais soleil ne vit, ce que jamais l’Arche
(De toute gent à ailes ou pattes cage et parc,)
N’abrita : sur leur couche réunis, grâce à toi,
              Deux phénix, poitrine contre sein,
Nid l’un pour l’autre chacun,
Où brûle un tel feu qu’en naîtront
Jeunes phénix et qu’en parents ils survivront,
Dont l’amour et l’ardeur exempts de tout déclin
Ta fête toute l’année célèbreront, Ô Valentin.
 
Lève-toi Phénix, éclipse le soleil, belle Épousée
              Par ton propre amour attisée,
              Que ton œil rayonne d’une chaleur
Source pour tout volatile de belle humeur.
              Lève-toi, belle Épousée, rappelle
De ses cassettes diverses ton firmament,
Pare-toi de tes rubis, perles et diamants,
Que ces étoiles qui te constellent
              Fassent connaître à tous que si succombe
Une grande Princesse, ce n’est pas pour la tombe ;
Comète nouvelle, présage pour nous de merveille,
Tu trouveras en telle révélation ta pareille.
Puisque aujourd’hui tu brilles en ton nouvel écrin,
Que des hommes le premier jour soit ta fête, Valentin.
 
Approche-toi, viens : gloire qui s’assemble
              À flamme sœur lui ressemble ;
              Forme avec ton Frederick
L’unité double inséparable et magnifique.
              Pas plus ne saurait dualité
Diviser la grandeur de l’infini,
Que partir ce qui est uni.
Telle en sa grandeur, inséparable est votre unité ;
              Va-t’en où se tient l’Évêque maintenant,
Qui vous unira d’une façon, mais seulement
D’une ; et lorsque vous ne ferez, mariés,
Qu’une seule chair, mains et cœurs liés,
Un seul nœud désormais sera votre lien,
Après celui de Monseigneur, ou de l’Évêque Valentin.
 
Mais qu’a donc le soleil pour suspendre son cours,
              Aujourd’hui plus que d’autres jours ?
              Serait-ce pour accaparer leur lumière,
Si profuse ici qu’il en reste en arrière ?
              Et pourquoi, vous deux, aller si lentement,
Montrer si peu de hâte à disparaître ?
N’auriez-vous souci que paraître,
Vous offrir aux regards si solennellement ?
              Le festin, truffé de gloutonnes lenteurs,
Se consomme, on en vante les saveurs,
La féerie tarde, m’est avis, et ne se terminera
Qu’à l’aube, quand le coq la dispersera.
Hélas, si l’on en croit le rite ancien,
Une nuit et un jour te sont consacrés, Ô Valentin ?
 
Tout dure encore malgré la nuit venue ; l’obstacle
              Est l’étiquette qui te donne en spectacle.
              Tant de dames d’atour te manipulent
Comme si elles démontaient leur pendule,
              Affairées qu’elles sont tout autour de toi ;
L’Épousée doit sortir pour entrer dans le lit,
De sa parure nuptiale avant le bonsoir dit
Telle d’un corps une âme que personne ne voit,
               La voici couchée, mais à quoi bon ?
Le protocole encore… mais où est-il donc ?
Le voici qui plonge de sphère en sphère,
De draps en bras, jusqu’au cœur du mystère,
Afin que ta fête soit célébrée jusqu’au matin ;
Le jour n’en était que la veille, Ô Valentin.

Elle illumine, ici couchée en soleil,
              L’astre qu’il est d’un éclat sans pareil,
              Mais lune elle est autant que lui soleil, et l’un
Restitue autant que l’autre abandonne, chacun
              Pourtant reconnaît sa dette,
Mais ils ont tant d’or, et bon argent, qu’à cœur-joie
Ils les dépensent sans compter ; nul ne doit
Rien à l’autre, nul n’épargne et rien ne les arrête ;
              Traite sans retenue est honorée, sans quittance,
Leur dette est livre de mutuelle reconnaissance ;
Payer, donner, prêter, rien jamais chez eux
Ne fait obstacle à l’échange généreux.
Tous tes moineaux et tourterelles ne sont rien,
Tant ardeur et amour brillent en ces deux-là, Valentin.
 Ce que ce couple de phénix vient d’accomplir
              Permets à la Nature de se rétablir,
              Car ne faisant plus qu’un à eux deux,
Ils ont ravivé l’unique phénix dans leurs jeux.
              Reposez-vous enfin, et tant que le soleil dormira,
Les satyres que nous sommes veilleront,
La clarté naîtra de vos yeux quand ils s’ouvriront,
Seule tolérée car votre visage elle éclairera ;
              D’aucuns près de vous, à mots couverts,
Parieront par quelle main le rideau sera ouvert,
Le gagnant sera celui qui aura deviné
De quel côté du lit le jour sera né ;
Résultat : passé neuf heures demain matin
Jusque-là, c’est toujours la Saint-Valentin.
 

 

Chanson

Pars, va-t’en à la pêche au météore,
  Faire un enfant à une mandragore ;
Dis-moi où trouver les neiges d’antan,
  Qui a mis sabot de bouc à Satan ;
Donne-moi d’ouïr le chant des sirènes,
  Garde-moi des jalousies qui nous viennent,
              Fais que j’apprenne
              Quel est ce vent
Qui mène un homme de bien à bon port.
 
   Si de l’étrange il t’est donné la trame,
  Si l’invisible s’ouvre à ton sésame,
Pars pour dix mille nuits, dix mille jours,
  Et viens me dire, à l’heure du retour,
Sage vieillard à la tête chenue,
  Les mystères que, là-bas, tu connus,
              Jurer que femme,
             Belle toujours
Et fidèle autant, est non avenue.
 
Mais s’il en est une, parle-moi vrai :
   Au pays du tendre je partirai ;
Ou plutôt non, je renonce au voyage,
  Ne serait-ce qu’en proche voisinage,
Car si tu la savais alors fidèle,
  Si ta lettre aujourd’hui la trouvait telle,
              Je sais bien qu’elle
              En tromperait
Deux, trois, le temps de mon pèlerinage.
 
 

 

Entre air et ange

 Par deux, par trois fois tu avais été
Celle que j’aimais sans nom ni visage ;
Simple voix ou vague flamme, les Anges
Souvent sont aimés, qui nous ont hantés ;
    Mais vint ce jour où, dans tes parages,
J’ai vu, en gloire, idéal et beauté.
    Et puisque de mon âme faite chair,
Fors toute autre action, l’amour peut naître,
    L’enfant, ni plus éthéré que sa mère,
Ni moins charnel encor ne saurait être.
    L’amour se doit de me faire connaître
     Tout de toi ; fort maintenant de savoir
Qu’il prend forme en ton corps, je veux croire
Qu’en lèvre, en œil et front je peux l’y voir.
 
Tandis qu’ainsi je lestais mon amour,
Pour n’en voguer que plus certainement,
De trésors qui défient l’entendement,
Mon choix s’est avéré beaucoup trop lourd.
     Vouloir que chaque cheveu mêmement
Soit aimé n’est pas bon gage d’amour ;
     Pas plus dans l’idéal que dans l’extrême,
Ou dans mille feux, l’amour ne prospère ;
     Et si ton amour est pur, ou vaut même
Visage et ailes d’ange, presque d’air,
      Alors, de mon amour, il sera sphère ;
      Ce qui toujours restera en balance
Entre air et ange n’est que différence,
Entre homme et femme, et d’amour la nuance.
 

 

 L’anniversaire

 Tous les souverains, tous leurs favoris,
     Toute gloire d’honneur, beauté, esprit,
Tout passe, même le maître des temps,
Notre soleil, plus jeune d’un an
Quand toi et moi avions fait connaissance :
Le lot de toute chose est décadence,
     À une exception près : notre amour
Que nul hier, nul lendemain n’entourent,
À nous adonné qui lui donnons libre cours,
Attaché à vivre comme au tout premier jour.
 
     Deux tombes devront séparer nos corps :
     Une seule nous conjoindrait encore.
Tels d’autres princes nous devrons quitter
(Car princes l’un pour l’autre aurons été)
Au trépas ces yeux de doux pleurs souvent
Salés, ces oreilles nourries de serments.
     Lors les âmes où l’amour est à vie
(Le reste à terme) en auront usufruit,
Ou alors d’un amour bien supérieur à lui
Quand l’âme désertera sa tombe périe.
 
     Lors notre bonheur absolu sera,
     Mais égal aux autres il restera.
Rois sur terre nous sommes et seulement
Nous, de rois mêmes sujets nullement.
Nul trône n’est plus sûr, car trahison
Ne pourrait naître qu’en notre union.
     Faisons fi des vrais et des faux effrois,
À noble amour et vie donnons trois fois
Vingt années, vivons les toutes mois après mois
Nous qui depuis deux ans sommes rois.

 

 

La canonisation

Accordez-moi, de grâce, licence d’aimer :
    Gaussez-vous de ma goutte, raillez ma tremblote,
Riez de mes poils gris, de ma déconfiture ;
    Courez vous cultiver, allez vous remplumer,
       Soyez bien en cour, léchez bien les bottes,
       Auprès des grands faites bonne figure ;
Admirez le Roi sur vos écus, face à face,
    Tout à votre soûl, et grand bien vous fasse,
    Autant m’accordez licence d’aimer.
 
Qui, par malheur, ai-je jamais lésé d’aimer ?
    Combien de galions sombrent sous mes soupirs ?
Dites-moi quels domaines mes larmes inondent ?
    Quel hâtif printemps ai-je empêché de germer ?
       Quand mes veines m’ardent à en périr
       Ce feu tue-t-il d’autres gens dans le monde ?
Les procès sont légion, autant que les guerres,
    Plaideurs et soldats sont à leur affaire,
    Et nous à la nôtre, qui est d’aimer.
 
Vôtre est l’art de nommer quand le nôtre est d’aimer ;
    Dites-moi chandelle et baptisez-la bombyx,
L’un pour l’autre brûlant, la mort est notre vœu ;
     Aigle et tourterelle nous aimons nous nommer,
       Et pour corser l’énigme du phénix.
       L’unique en double renaît de nos feux,
Des deux, masculin, féminin, neutre unité.
    Canonisés : morts puis ressuscités,
    Tant profond est le mystère d’aimer.
 
Vivre d’amour, à défaut de mourir d’aimer,
    Nous prive d’épitaphe, mais notre légende
De poèmes aussi bien deviendra sujet ;
    Nous ferons du sonnet notre chambre à rimer
       Si d’histoire nous ne sommes provende ;
       Le plus beau vase cinéraire sied
Autant qu’un monument aux restes des plus grands
     Dans ces cantiques nous reconnaissant
     Saints parmi les saints à force d’aimer,
 
Tous nous invoqueront : Saints qui fîtes d’aimer
    Un art pieux de vivre en ermites tranquilles ;
Corps hier en paix, mais aujourd’hui glorieux,
    Vous en qui l’âme du monde s’est abîmée,
       Qui êtes la cornue où se distillent
       (Comme en un miroir ou comme en vos yeux,
Où se concentrent tout incendiées en vous)
    Cours, villes et contrées, priez pour nous,
Que de là-haut nous vienne l’art d’aimer.