Andrée Chédid, Rythmes

La jeunesse, les mouvements, l'exil, les voyages, la voix, les métamorphoses, la liberté, les rythmes : la vie. C'est bien une ode à la vie à laquelle nous convie Andrée Chédid, où l'horizon s'écarte en saisissant le temps à bras le corps.

Pourquoi parler quand on peut chanter, ce pourrait être le mot d'ordre de sa poésie, elle qui fut toujours au plus proche de l'hymne vital. 

Andrée Chedid, Rythmes, Gallimard, Poésie, décembre 2017.

 

Ici le cri et la tendresse ne sont plus contradictoires mais complémentaires, naviguant dans « l'estuaire des mots », même si nos rêves s'agrippent encore aux vieilles pierres, même si la vie sur Terre est aussi fragile qu'une herbe, même si nos mains ne savent plus retenir.

Notre cœur bat toujours au centre du soleil.

Cette réédition est augmentée de la préface de Jean-Pierre Siméon qui nous donne à voir, à sentir, à toucher plus qu'à analyser, exposant les nombreuses dimensions de l’œuvre d'Andrée Chédid, en rappelant « je suis multiple » qui, plus qu'une formule, pourrait être sa signature, faisant écho à la diversité humaine qui forme un kaléidoscope parfois magique, que notre époque simplificatrice a un peu trop oublié, nous éloignant ainsi de notre vérité profonde où la poésie, rivière souterraine, en est une des sources essentielles.

Le souffle d'Andrée Chédid est encore si doux et si puissant qu'il nous emporte sans que l'on puisse y résister, si loin et si près que c'est un voyage initiatique de toute une vie que nous parcourons, où la vieillesse est un ciel généreux qui côtoie la jeunesse.

Les fragments d’éternité que nous sommes nous poussent parfois au-delà du portail de notre finitude, nous faisant prendre conscience, par un retour au présent,  de la beauté de ce qui nous entoure. Ainsi l’ultime partie est celle de l’émerveillement, où le ruisseau du regard extérieur coule au milieu de l’envoûtement des astres, braises d’un feu primordial, quand les mots sont impuissants à capter la sensualité, la force et les rêves infinis, quand la lumière est matière et le silence le langage du temps. Être au présent pour voir l’aube qui éventre l’obscurité, se laisser éblouir par la vie et ses formes démultipliées, transgresser sans jamais dénaturer et caresser la grâce de l’eau, goûter la pulpe de l’innocence, ouvrir les sens et l’instinct aux sentiments les plus enfouis, en abandonnant les algorithmes mécaniques des grandes villes.

D’eau et d’étoiles, de terre et d’espace, au présent et à l’infini, fluide ou minéral, « à force de renaître, auréolé de rêve », c’est l’amour qui a le dernier mot.




Thierry Metz : La matière des mots

J'aime bien les échafaudages ; en rêvant un peu, en se laissant aller, on peut s'y perdre, s'oublier. Plus ils sont hauts, plus les instants de vertiges communiquent avec le présent, avec les mots d'en bas qui sont à l'origine du feu, du travail. Ce que dit un homme là-haut est fumée. Signe. Vrai souffle : sa voix ne fait qu'attiser. (Extrait du Journal d'un manœuvre)

Voilà ce que me souffle Thierry Metz dès lors que je commence l'écriture d'un texte qui voudrait dire ce que le poète est pour moi.

Je rêve d'une rencontre impossible entre Serge Prioul et Thierry Metz me dit souvent un de mes amis poète. Il me faut reconnaître que moi aussi. Je songe à quoi nous parlerions, le poète manœuvre et moi. De poésie ou de chantier ? De la poésie du quotidien sûrement ; celle qui naît avec les mots d'en bas. Celle-là qui tourne dans la tête du maçon-poète le regard dans l'ombre de la bétonneuse en action. Ce que dit un homme là-haut est fumée.

Thierry Metz est mort en avril 1997. Des suites de l'alcoolisme. Nul ne l'ignore. A une époque où je commençais à vraiment écrire. Survivant de la même maladie. Survivant. Sur vivant ! Voilà dit. Redit. Quand je lis, L'homme qui penche, son dernier recueil. Eux ne sortiront jamais d'ici mais, comme les morts, ils ne le savent pas. Que l'on a posé le pied sur la même ligne. Tout au bord. On s'entend.

Sauf à lire ces lignes, je ne suis jamais retourné dans les pavillons de Pontorson ou de Plougernevel. Alors ce poème terrible des couloirs, des fumoirs, des solitudes, est, quelque part, le mien.

Maçon à Lamacha - Barroso.

Si j'avais rencontré Thierry Metz, parce que tout cela m'a depuis lors pris à cœur, comment ne pas avoir envie de soutenir cet homme qui penche mais qui aussi, ai-je lu, se redresse. Aborder et gagner, dans tous les sens des verbes. Qui sauvent s'il en est. Encore des mots entre doute et conviction. Je suis le buveur d'eau depuis 1994. Un soir de vraie promesse à l'enfance. Entre ce soir de Noël-là et l'homme qui tombe de 1997, qu'aurions pu nous dire pour que la poésie soit gagnante ? Et la vie.

Il faut si peu de mots à sortir du chantier. Vincent, David. L'ombre des pierres. Pour qui, pour quoi, boit on ? Un ami buveur guéri, du temps de mes cures, me disait toujours, ne cherche pas pourquoi tu as bu, trouve pourquoi tu ne boiras plus. Avec ça, deux prénoms d'enfants qui se tiennent, pourquoi ne pas imaginer que Le mur est intact. Le maçon n'est lié qu'à ce qu'il fait. Et qui tient. Voilé par la mort. Que toute présence nous voile. (Derniers mots de L'homme qui penche).

Alors le manœuvre, le chantier, les outils de tailleurs de pierre, la solitude devant le mur et le verre d'eau, voilà ce qui m'a fait écrire ce recueil auquel j'ai donné le titre de Mirouault le mur. Le nom d'un village de mon pays Galo de Bretagne. 

Ramassage de la paille à Vila Chã da ribiera.

Un endroit où on voyait loin. La poésie, bien faite pour mirer haut. Les mots, en bâtissant le mur, je les ai trouvés dans les pierres et les aciers. Ecrits sur un angle ou le capot de la voiture.

Ecrits avec l'encre amie et le sable aussi des mains qui travaillent. Et même si cette poussière-là a goût d'amertume. Vainqueur qui n'en est pas. Mots soufflés par qui? Voilà des mots ciment de poème de Serge Prioul à toi, Thierry Metz.

Serge Prioul - Louvigné-du-Désert le 6 avril 2021.

 

Découpe des jambons à Negrões.

En attendant les pêcheurs - Mira-plage.

 

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Textes de Thierry Metz

 

 

 

Extrait de Le Grainetier - éditions Pierre Mainard - 2019

L'homme s'assoit et observe : c'est la posture de l'être. Tout d'abord il ne voit que sable immobile, dune
immuable : les plantations d'un soleil, l'annonce. Puis nait un muscle, un son, deux sons, trois, un rythme
sourd et lent mais robuste. Il sent, presque à ses pieds, le sable se soulever, se bossuer, couler lentement
autour de deux mains agiles. Le sons alors imite sa voix. Il pense. Rapidement apparaissent les bras, une
chevelure brune et fournie, un visage, un tronc, un corps nu.
                                                                    "Je suis l'acte de ton poème, dit-il.
                                                                    - Je suis le sens sacré de ton image, répond l'homme assis."
                                                                     Ils prennent la posture du regard et deviennent première forme des langages.

Je dirai avec Axelos : "Le Penser ne peut éviter de cueillir sur son chemin TOUS les signaux." Cette Promenade est le nom de l'Exode : une vision en marche. A chaque instant l'œil surprend les lumières d'un chantier. La brique, le ciment, les outils prennent les mains de l'homme, s'unissent en elles partout où l'Enjeu se substitue au premier regard. Ainsi les habitudes s'épanouissent grâce au rythme d'une innovation poétique. Le Conteur peut s'installer au centre de l'auditoire, retenir l'attention, et la faire naître à une vocation humaine. Il introduit l'Enjeu, sans le tenir bien sûr, mais le stimule à travers les parois du Monde.

Cordonnier à Sendim.

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Extrait de Poésies 1978 - 1997 - éditions Pierre Mainard 

Quelque chose a été atteint 
non pour le dépasser
mais pour l'atteindre encore - 
simple petite rose
du regard.
Où nous sommes 
où la rose est dite
et avec elle tout est toujours à convoquer
ce qui veut aussi nous atteindre
continue de se rapprocher
pointé seulement pointé
avec ce mot.

Il y a ce va-et-vient de petites choses
personne ne sait ce qui est étrange
personne ne sait ce qui est familier 
parce que là où une parole pourrait dire
il demeure toujours ce qu'elle prédit.

 

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La poésie se passe d'études
qu'elles soient hautes ou de marché
Elle peut se passer de mots
mais jamais
c'est le tailleur de pierre qui me l'a dit
de son métier

Gitans à Boticas.

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Douces feuillées
Je vous connais matinales
Vous régalez mes clairières
De songes et de pluies
Vous récitez le chant de plume
Et d'écaille - 
Lumière brutale soudaine où puise ma violence
L'épaule si longtemps captive de vos rigueurs
Se dégage et s'arrondit.
Je vous capte essentielles
Ardentes
En vous
Mes traversées
L'oiseau s'affine
Et passe.

 Je suis l'élagueur.

 

Paveur à Mirandella.

Tissage traditionnel à Sendim.

Thierry Metz, Le mot, parfois, va chercher es choses, Interprété par Lionel Mazari © Poésies - Thierry Metz - éditions Pierre Maynard.

Extrait de Dans l'ici d'un homme de Thierry Metz, publié dans "Poésies 1978-1997" aux éditions Pierre Maynard. Interprété par Lionel Mazari.

Présentation de l’auteur




Charles Baudelaire, Fusées, Mon cœur mis à nu et autres fragments posthumes

Voilà une édition admirable en tout point, documentée, précise, fouillée, scrupuleuse, qui donne toutes les informations nécessaires pour aborder ces fragments d’un livre seulement « rêvé », sans se lancer dans des interprétations forcées et réductrices, telles qu’il en existe beaucoup.

Les annexes (des textes en relation avec les différentes sections du volume) puis un dossier (chronologie, notice, bibliographie, notes, index des noms, des œuvres et des lieux, index des notions et des thèmes) sont d’incomparable outils si l’on veut entrer plus profondément dans l’œuvre. Le pari d’une telle édition était pourtant difficile à tenir, s’agissant de textes qui n’existent qu’à l’état de fragments ou de notes et que l’on a trop souvent rassemblés, en leur donnant une unité factice, sous le titre de Journaux intimes, alors même qu’ils ne suivent aucun ordre chronologique et qu’ils ne présentent généralement pas de date. Les traditions éditoriales sont rappelées et expliquées, comme cette autre, due à Poulet-Malassis, qui a classé et numéroté les feuillets, installant un ordre qui n’existait pas. André Guyaux a adopté ce classement, qui est devenu inévitable, mais le commente en détails et refuse « le contresens qui fait recourir dans le commentaire à des formules telles que « “la première fusée” ou le “début de Mon cœur mis à nu” ». Si les séries Fusées et Mon cœur mis à nu sont bien distinctes, la série Hygiène, quelques feuillets aux titres fluctuants, qui présentent toutefois le mot « hygiène », est difficile à identifier si bien qu’elle a souvent été rattachée à l’une des deux autres. A. Guyaux, sur la base d’arguments solides, en fait un tout autonome et adopte comme principe qu’il faut « éviter de donner au texte le caractère achevé qu’il n’a pas ».

Fusées - Mon cœur mis à nu et autres fragments posthumes Édition d'André Guyaux Nouvelle édition Collection Folio classique (n° 6092), Gallimard

Charles Baudelaire, Fusées - Mon cœur mis à nu et autres fragments posthumes, Collection Folio classique (n° 6092), Gallimard

Le volume projeté, destiné à rassembler les trois séries est, selon l’expression de Baudelaire à sa mère, un « livre de rancunes », sous le double patronage d’Edgar Poe et de Joseph de Maistre. Les thèmes abordés sont constants de l’une à l’autre. Ils se déclinent avant tout en termes de « contre », contre le progrès en particulier : « la croyance au progrès est une doctrine de paresseux ». Baudelaire, admirateur du poète, déteste pourtant le Hugo qui le prône. Comment le progrès pourrait-il exister quand le mal est omniprésent ? Dans l’amour évidemment, ce qui explique l’intérêt pour Les Liaisons dangereuses : « La volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal ». Mais c’est plus profondément la question du péché qui le retient, dans la ligne de Joseph de Maistre. Contre Jean-Jacques Rousseau (« Jean-Jacques – auteur sentimental et infâme », écrit-il dans De quelques préjugés contemporains, qui figurent aussi dans le volume, avec des Notes précieuses et des Notes sur Les Liaisons dangereuses), Baudelaire affirme que l’homme n’est pas bon mais d’une « indestructible, éternelle, universelle et ingénieuse férocité ». C’est là moins une réflexion morale que métaphysique ou plutôt théologique car c’est la question du péché, dont l’homme porte les « traces » si bien que nul n’est innocent, et surtout celle de la chute, dont le rire et le plaisir sont un signe, qui préoccupent Baudelaire. La chute, à ses yeux, est un mystère : « la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ? » Il n’y a d’ailleurs « d’intéressant sur la Terre que les Religions » auxquelles ne s’oppose pas la superstition qui est, paradoxalement, « le réservoir de toutes les vérités ». Autre constante, la critique de la femme : comme le commerce, « la femme est naturelle, c’est-à-dire abominable », elle est le « le contraire du dandy ». Baudelaire n’a pas de mot assez dur pour la « femme Sand », « cette latrine ». « Le bon sens », « le cœur », dont il faut se méfier, nul plus que la femme, le peuple et le mauvais poète, qui croit à « l’inspiration », ne les incarnent. La question du Beau revient souvent : « J’ai trouvé la définition du Beau, – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. » Et encore : « Le mystère, le regret, sont aussi des caractères du Beau », en association avec le Malheur. L’écrivain, c’est celui qui a un « coup d’œil individuel », puis une « tournure d’esprit satanique ».

Au centre de la réflexion, se situe en effet l’individu, qui seul pourrait connaître le progrès : « Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. » Mais l’individu Baudelaire est pris entre des tendances contradictoires et lutte pour substituer à la menace de la « vaporisation » du moi la « centralisation », c’est-à-dire la concentration. La méthode, l’hygiène prônées reposent en grande partie sur le travail, malédiction inévitable et seule ressource à la proscratination et au spleen : « Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser », affirmation que Musset, que Baudelaire détestait et qu’il qualifiait de paresseux, aurait pourtant pu prononcer. Le taedium vitae, et l’acédie, ne sont pas seulement la maladie des moines.

Si la concentration est difficile à atteindre en ce qui concerne le moi qui se disperse, elle caractérise au moins le style, qui est celui de la maxime. Pas de véritable confidence sur soi, mais une suite de réflexions sous forme d’aphorismes, souvent paradoxaux et provocants, empreints d’une férocité souvent ironique : « Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux », « Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles », « Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin de régner »… On pourrait les multiplier. Toutes révèlent une profonde souffrance et un mal-être, si bien que si ces pièces qui offrent un intérêt littéraire et intellectuel essentiel et suscitent la réflexion, entraînent aussi l’émotion devant un poète torturé, en proie à la souffrance et au mal-être, à la « colère » et à la « tristesse », pour reprendre ses mots. Colère et tristesse, n’est-ce pas notre lot quotidien ?




Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922)

 

 

Or, un arbre monta…((Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922), in Poésie, traduction de Maurice Betz, éd. Emile-Paul frères, Paris, 1942.))

 

 

Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

  Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,

 — refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.

 

Presque une enfant… 

 

Presque une enfant, et qui sortait
de ce bonheur uni du chant et de la lyre,
et brillait, claire, dans ses voiles printaniers,
et se faisait un lit dans mon oreille.  

Elle dormait en moi. Tout était son sommeil.
Les arbres jamais admirés, et ce sensible
lointain, et le pré un jour senti,
et tout étonnement qui me prenait moi-même.

Elle dormait le monde. Dieu poète,
comment la parfis-tu pour qu’elle n’eût désir
d’abord d’être éveillée ? Elle parut, dormit.

Où est sa mort ? Ah ! ce motif,
l’inventerai-je avant que mon chant se dévore ?
Où sombre-t-elle, hors de moi ?... Une enfant presque…

 

 

 

Un dieu le peut… 

 

Un dieu le peut. Mais comment, dis,
l’homme le suivrait-il sur son étroite lyre ?
Son esprit se bifurque. Au carrefour de deux
Chemins du cœur il n’est nul temple d’Apollon.

Le chant que tu enseignes n’est point désir :
ni un espoir, enfin comblé, de prétendant.
Chanter c’est être. C’est au dieu facile.
Mais quand sommes-nous ? Et quand

met-il en nous la terre et les étoiles ?
Non, ce n’est rien d’aimer, jeune homme, même si
ta voix force ta bouche, — mais apprends

à oublier le sursaut de ton cri. Il passe.
Chanter vraiment, ah ! c’est un autre souffle.
Un souffle autour de rien. Un vol en Dieu. Un vent.

 

 

 

 

 

Est-il d’ici ? 

 

Est-il d’ici ? Non, des deux
empires naquit sa vaste nature.
Plus adroitement ploierait le saule
quiconque eût d’abord connu ses racines.  

En vous couchant, ne laissez sur la table
ni pain ni lait ; cela tire les morts.
Mais lui, l’enchanteur, lui, qu’il mêle
sous la douceur de sa paupière  

leur apparence à tout ce qu’il a vu !
Que la magie du talisman, de la fumeterre
lui soit plus vraie que le clair rapport !  

L’image valable, rien ne peut la lui détruire,
qu’elle soit en chambres, qu’elle soit en tombeaux,
qu’il chante la bague, la boucle, ou bien le broc.

 

 

 

Célébrer, c’est cela… 

 

Célébrer, c’est cela ! Elu pour célébrer,
il jaillit tel le minerai des pierres
muettes. Son cœur, ô pressoir éphémère
d’un vin que l’homme ne peut épuiser.

Aucune mort n’atteint sa voix inextinguible
lorsqu’il est soulevé par l’exemple divin.
Tout se fait vigne et tout devient raisin,
mûrit au cœur de son midi sensible.  

Ni dans leurs sarcophages, les rois en pourriture,
ni l’ombre, projetée sur la terre, des dieux
ne sauraient démentir son bienheureux transport.

Il est parmi les messages qui durent,
qui par delà les portiques des morts
lèvent des coupes pleines de fruits glorieux.

 

 

Il n’est que dans l’espace… 

 

Il n’est que dans l’espace où l’on célèbre, que la plainte
peut marcher, la nymphe de la source pleurée,
veillant afin que ce qui de nous se condense
sur le même rocher demeure transparent  

qui porte les autels et les portiques.
Vois, sur ses épaules tranquilles naître
l’aube de sa conscience d’être
la plus jeune parmi les sœurs dans l’âme.

Le bonheur sait et le désir avoue, —
la plainte seule apprend encore ; ses mains de jeune fille
comptent des nuits durant l’ancien désastre.

Mais tout à coup, d’un geste oblique et inexpert,
elle tient pourtant une constellation de notre voix
dans le ciel que son haleine ne trouble pas.

 

 

Antiquité romaine orphée musicien charmant les animaux.

 

Seul qui éleva sa lyre… 

 

Seul qui éleva sa lyre
au milieu des ombres,
peut en pressentant
rendre l’hommage infini.

Seul qui avec les morts 
a mangé du pavot, du leur,
n’égarera pas même
le son le plus léger.

Le mirage dans l’étang
a beau parfois se troubler ;
connais l’image.

Dans l’empire double
les voix se font
tendres et éternelles.

 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes… 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes,
je vous salue, antiques sarcophages
que l’eau heureuse des jours romains
parcourt en chanson pèlerine.  

Ou ces autres, aussi ouverts que l’œil
d’un pâtre joyeux qui s’éveille,
— dedans pleins de silence et de lamiers —
d’où s’échappaient des phalènes enivrés ;

toutes celles que l’on arrache au doute
je les salue, bouches rouvertes,
mais qui ont su déjà ce que taire veut dire.

Le savons-nous, amis ? Ne le savons-nous point ?
L’heure hésitante forme l’un et l’autre
dans le visage humain.

 

 

Pomme ronde… 

 

Pomme ronde, poire, banane
et groseille… Tout cela parle
de vie, de mort dans la bouche. Je sens…
Lisez plutôt sur le visage de l’enfant

lorsqu’il mord dans ces fruits. Oui, ceci vient de loin.
Sentez-vous l’ineffable dans votre bouche ?
Là où étaient des mots coulent des découvertes,
comme affranchies soudain de la pulpe du fruit.  

Osez dire ce que vous nommez pomme.
Cette douceur qui d’abord se concentre,
puis, tandis qu’on l’éprouve, doucement érigée,

se fait clarté, lumière, transparence.
Son sens est double : terre et soleil.
Expérience, toucher : ô joie immense !

 

Nous côtoyons la fleur… 

 

Nous côtoyons la fleur, le fruit, la vigne,
et la saison n’est pas leur seul langage.
De l’ombre monte une évidence coloriée
qui a l’éclat, peut-être, de la jalousie

des morts dont se nourrit la terre.
Mais savons-nous quel est leur rôle en tout cela ?
Depuis longtemps c’est leur manière
de traverser le sol de cette libre moelle.

Mais savoir : le font-ils de leur plein gré ?
Ce fruit, œuvre de lourds esclaves,
se tend-il vers nous, maîtres, comme un poing serré ?  

Sont-ils les maîtres qui près des racines dorment,
et, de leur superflu, daignent nous accorder
cet entre-deux muet de force et de baisers ?

 

 

 

 

 

Dansez l’orange… 

 

Retenez-le — ah, ce goût ! — qui s’échappe.
— Sourde musique : un murmure en cadence, —
Jeunes filles, vous, chaudes, jeunes filles, muettes,
du fruit éprouvé exécutez la danse !

Dansez l’orange. Qui peut oublier
comme de sa douceur se défendait le fruit,
en soi-même fondant. Vous l’avez possédé,
en vous exquisément vous l’avez converti.

Dansez l’orange. Ce pays plus chaud,
projetez-le : qu’elle rayonne, mûre,
dans l’air natal. Dévoilez, embrasées,

tous ses parfums, pour créer le rapport
avec l’écorce pure et rebelle,
avec le suc dont l’heureuse ruisselle.

 

 

 

 

Portrait de Rainer Maria Rilke par Westhoff, 1901.

 

 

Toi, mon ami… 

                                                             s’adresse à un chien 

Toi, mon ami, tu es solitaire, car…
Nous nous approprions par des mots et des gestes
le monde peu à peu : sans doute n’est-ce
que sa plus dangereuse et sa plus faible part.

Qui désigne du doigt une odeur ? —
Pourtant des forces qui nous menaçaient
tu en flaires beaucoup. — Les morts, tu les connais ;
les sorts et maléfices te font peur.

Vois, il s’agit qu’ensemble nous supportions 
ce monde morcelé, comme s’il était tout.
A t’aider j’aurai peine. Et garde-toi surtout

de m’implanter dans ton cœur. Trop tôt je grandirais.
Mais prenant la main de mon maître, je dirai :
Seigner, voici. C’est Esaü dans sa toison.

 

 

 

L’ancêtre, au fond… 

 

L’ancêtre, au fond, enchevêtré,
source et racine
secrète de tous ceux
qui jamais ne le virent.

Cor de chasse, cimier,
sentences de barbons,
haines de frères,
femmes telles des violons…

Rameau contre rameau serré ;
aucun n’est libre…
Un seul ! ah ! monte, monte…

Combien d’abord se rompent.
Celui-là seul, très haut,
se ploie en lyre.

 

 

 

 

Mais, ô maître, que te vouer… 

 

Mais, ô maître, que te vouer, à toi
qui enseignas l’ouïe aux créatures ? —
Mon souvenir de ce jour de printemps :
un soir, en Russie — un cheval…

De là-bas, du bourg, venait l’étalon blanc,
traînant son piquet à l’entrave,
pour être seul dans la nuit sur les près ;
ah ! comme battait sa crinière bouclée

sur l’encolure, à la cadence hardie
d’un galop grossièrement contenu !
Et de son sang fougueux, quelles sources jaillies !

Celui-là, oui, sentait les étendues immenses,
Il entendait, chantait, — ton cycle de légendes
était fermé en lui.
                         Son image, prends-la.

 

 

 

 

Nous dérivons… 

 

Nous dérivons.
Mais le pas du temps
n’est pas tant
dans ce qui dure.

Tout ce hâtif
passera tôt ;
car seul vaut
ce qui, en demeurant, nous initie.  

Garçons, ne jetez le cœur
ni dans l’élan
ni dans l’essor.  

Tout est reposé :
ombre et clarté,
livre et fleur.

 

 

 

 

 

Respirer, invisible poème… 

 

Respirer, invisible poème.
Toujours autour de moi,
d’espace pur échange. Contrepoids
où rythmiquement m’accomplit mon haleine.

Unique vague dont je sois
la mer progressive ;
plus économe de toutes les mers possibles, —
gain d’espace.  

Combien de ces lieux innombrables
étaient déjà en moi ? Maints vents
sont comme mon fils.

Me reconnais-tu, air, encore plein de lieux miens tantôt ?
Toi qui fus l’écorce lisse,
la courbe et la feuille de mes mots.

 

 

Comme un maître, parfois… 

 

Comme un maître, parfois, la feuille,
vite approchée, du seul trait véritable délivre,
ainsi, souvent, les miroirs recueillent
le saint, l’unique sourire des jeunes filles,

lorsqu’elles essaient le matin, toutes seules,
ou dans l’éclat des lumières serviables.
Et sur l’haleine de leurs vrais visages
ne tombe plus tard qu’un reflet.

Combien d’yeux ont regardé, un jour,
brûler et s’éteindre longtemps le feu sous la cendre :
regards de la vie, perdus pour toujours !

Ah ! de la terre qui connaît les pertes ?
Seul qui, d’une voix à la gloire pourtant ouverte,
chanterait le cœur né au tout.

 

 

Miroirs 

 

Miroirs, jamais encor savamment l’on n’a dit
ce qu’en votre essence vous êtes.
Invervalles du temps,
combles de trous, tels des tamis.

Vous gaspillez encor la salle vide
au crépuscule, profonds comme un bois.
Et le lustre traverse ainsi qu’une ramure
de cerf votre aire inaccessible.

Vous êtes quelques fois pleins de peinture.
Plusieurs semblent passés en vous, —
d’autres, vous les laissiez aller, farouches.

Mais la plus belle restera,
jusqu’à ce que dans ses joues lisses,
clair et défait, pénètre le narcisse.

 

Francois Gerard, Orpheus tries-hold Eurydice.

 

Devance tous les adieux… 

 

Devance tous les adieux, comme s’ils étaient
derrière toi, ainsi que l’hiver qui justement s’éloigne.
Car parmi les hivers il en est un si long
qu’en hivernant ton cœur aura surmonté tout.

Sois toujours mort en Eurydice — en chantant de plus en plus, monte,
remonte en célébrant dans le rapport pur.
Ici, parmi ceux qui s’en vont, sois, dans l’empire des fuites,
sois un verre qui vibre et qui dans son chant déjà s’est brisé.  

Sois — et connais en même temps la condition du non-être,
l’infinie profondeur de ta vibration intime,
c’est qu’en une seule fois tu l’accomplisses toute.

Aux réserves dépensées et aux couvantes, aux muettes
réserves de la nature, à ses sommes ineffables,
ajoute-toi en jubilant, — et détruis le nombre.

 

 

 

 

Bouche de la fontaine 

 

Bouche de la fontaine, ô bouche généreuse,
disant inépuisablement la même eau pure.
Masque de marbre devant la figure
de l’eau ruisselante. Et d’en arrière  

les aqueducs s’en viennent. De loin.
Longeant les tombes, des pentes de l’Apennin
ils t’apportent ce chant qu’ensuite
laisse couler ton vieux menton noirci

dans l’auge ouverte. Oreille endormie,
oreille en marbre dans laquelle
tu murmures toujours…

Oreille de la terre. Elle ne parle donc
jamais qu’à elle-même ? Et quand s’interpose la cruche,
il lui semble que tu l’interromps.

 

 

O viens et va… 

 

O viens et va. Toi, presque enfant, achève
pour un instant la forme de tes pas :
pure constellation de l’une de ces danses
par quoi la nature, sourde ordonnatrice,

un jour est surpassée. Car elle ne se mut,
pleinement attentive, que lorsque Orphée chanta.
D’un autre temps encor tu étais remuée,
à peine un peu surprise, quand un arbre, lentement,  

pensait à marcher avec toi d’après son ouïe.
Tu savais encor l’endroit où la lyre
se levait, résonnant — la montée inouïe.

Pour elle tu tentais ces pas si beaux,
dans l’espoir qu’un jour vers la fête sans nuage
se tourneraient la marche de l’ami et son visage.

 

 

 

 

 

Sens, tranquille ami… 

 

Sens, tranquille ami de tant de larges,
combien ton haleine accroît encor l’espace.
Dans les poutres des clochers obscurs,
laisse-toi sonner. Ce qui t’épuise

devient fort par cette nourriture.
Va et viens dans la métamorphose.
Quelle est ta plus pénible expérience ?
S’il te semble amer de boire, fais-toi vin.

Sois dans cette nuit de démesure
la force magique au carrefour des sens,
et le sens de leur rencontre singulière.

Que si le destin terrestre un jour t’oublie,
à la calme terre, dis : je coule.
A l’eau vive, dis : je suis.

 

Présentation de l’auteur




Eurydice et Orphée, Initiation et Transgression

Les mythes fondateurs habitent notre inconscient. Ils œuvrent en nous dans des processus d’émergence qui peuvent nous révéler à nous-mêmes au moment où nous en prenons conscience. Selon les cultures, ils prennent différentes formulations et colorations mais souvent, amour, mort et renaissance y forment une trilogie fondatrice.

Trois siècles avant notre ère, Evhémère soutenait que les dieux grecs étaient des héros ou de grands hommes divinisés après leur mort. Peut-être arrive-t-il que le mythe se forme à partir d’une légende, elle-même ancrée dans le passé sur un élément historique, un personnage réel, une aventure vécue ? Quoi qu’il en soit, le mythe est d’une certaine façon le fruit du temps, et ne peut s’y réduire : la poésie ou la seule ferveur, qu’avivent un besoin d’absolu, le hissent sur un plan symbolique, voire sacré. Et la légende devient mythe lorsqu’elle rencontre (obtient ?) sa dimension d’éternité. Pour Claude Lévi-Strauss : « la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. » (Anthropologie structurale, 1958). Les mythes apparaissent dans le déroulement du temps des humains, tout en restant intemporels. Ils sont actuels dès qu’ils sont revivifiés. Les figures des dieux et divinités y sont des présences cosmogoniques opérantes, leurs actes ayant fonction de modèle.

La promesse d'Eurydice. ©Anny Pelouze

Des mythes actifs, c’est le point de vue que je souhaite partager ici, déjà remarquablement traduit par le poète Octavio Paz : « Pour que les symboles soient réellement eux-mêmes, il est indispensable qu’ils cessent de symboliser, qu’ils deviennent sensibles, c’est-à-dire des créatures vivantes et non des emblèmes de musée » (essai introductif aux Fragments d’un voyage immobile de Fernando Pessoa, Payot 1990).

Pour aborder un mythe, il me semble qu’il nous faut d’abord passer par l’allégorie de la caverne de Platon (La République, VII). C’est renforcer l’idée qu’un mythe ne se dévoile pas avant qu’un niveau de conscience suffisant soit atteint. Pour rappeler rapidement cette allégorie : dans la caverne, des prisonniers sont enchaînés près d’un mur. Ce qu’ils voient et assimilent à la ‘réalité’ extérieure ne sont en fait que les mouvements des ombres projetées sur ce mur à travers les flammes d’un feu situé à l’entrée de la caverne. Pour ces prisonniers, attachés et rivés à ce qu’ils perçoivent, la réalité est celle de ces ombres en mouvement. Distinct d’eux par son niveau de conscience, le philosophe pressent, comprend, que le vrai monde n’est pas le monde sensible, occulté par celui de l’apparence et du reflet imparfait, mais celui des Idées. Il ne se satisfait pas de ces simulacres, saisit la nécessité de sortir de l’illusion, se libère des liens qui le maintiennent en erreur, se retourne et part en quête de la réalité. Il est celui qui a contacté la liberté intérieure qui est sienne, dont il sait qu’elle est la plus puissante et l’essentielle liberté. Platon dit aussi que si on libérait un prisonnier non préparé pour le retourner vers la lumière, il ne pourrait pas la supporter, trop ébloui et déstabilisé.

Pour avancer intérieurement, pour s’approcher du réel, étape après étape, accepter de tout remettre en question, il faut se ‘dé-chaîner’, ôter soi-même les chaînes qui nous entravent, se ‘dé-voiler’, se dépouiller des fausses identités accolées par nous-mêmes, par les autres ou la société, se ‘dés-encombrer’ de fausses mémoires, de faux devoirs. Cela pour retrouver le chemin de qui je suis dans mon entièreté, pour naître à soi-même. Demander de l’aide chaque fois que nécessaire, avec discernement, sans perdre sa liberté, afin d’engager ce retournement, cette metanoïade l’être, pour accueillir en nous quelque chose d’encore plus grand que ce que nous connaissions de nous. Ne pas oublier que nous ressemblons à ces prisonniers et qu’une part de nous appelle cette libération…

Un mythe transcende le temps habituel, profane : il se place dans un temps sacralisé par le sens que nous lui permettons de porter. La perception du sacré ne procède pas de la rationalité mais bien d’une mise en vibration de la sensibilité, d’un accord de fréquence pour qui ouvre le champ de résonance. Le mythe s’enrichit d’un regard neuf, vivifié par chaque nouvelle création ; ses interprétations sont autant de facettes qui présentent, suggèrent ou provoquent. Sa capacité apparaît protéiforme, perceptible depuis de nombreux angles de vision, de compréhension. Ce lieu privilégié de l’imaginaire, collectif autant que personnel, se dévoile dans des conditions spécifiques, telles les initiations sur le chemin de celles et ceux en quête de sens, dans des climats propices que sont des événements majeurs de vie : une rencontre fondatrice, un songe, un voyage, un deuil marquant... Les étapes, les degrés du cheminement intérieur, qui se doublent souvent d’un déplacement extérieur, procèdent déjà de l’initiation dont la fonction est de relier les passages personnels au collectif, générant un rôle spécifique (passager ou durable), une tâche ou mission particulière à y accomplir au sein du cosmos.

Avec ce Printemps des poètes de Solliès-Pont, issu de l’enthousiasme du poète Georges de Rivas, nous sommes dans l’orientation spécifique du mythe d’Eurydice et Orphée. Dans leur fertile, nous pouvons nous situer comme des ‘questeurs’ d’immortalité et de beauté, en nous approchant sincèrement (étymologiquement ‘ sans cire’, en écoute libérée) de leur alliance qui fascine et inspire les artistes.

 

Eurydice et Orphée : un mythe sans cesse revivifié

Le mythe d’Eurydice et d’Orphée nous est transmis de façon détaillée par les récits poétiques de Virgile puis d’Ovide. Leurs versions passent les siècles en influençant un grand nombre de créateurs.Cependant, dès le VIesiècle avant notre ère, et donc bien avant d’être rédigée par Virgile à l’aube de notre premier millénaire, existe la légende d’un Orphée musicien et Argonaute, qui charme par sa lyre-cithare les arbres, les humains, les rochers eux-mêmes. C’est cet Orphée archaïque que l’on retrouve peint, gravé ou fresqué, célébrant la naissance du monde. Les poètes antiques à la source de ces œuvres y privilégient l’humain dans son rapport au sacré, orientant le mythe d’Orphée vers une connexion cosmique au monde des dieux. Son chant est hymne cosmogonique et des courants religieux, s’enrichissant de cette beauté qui les rassemble, deviennent ‘orphiques’. A la suite de Dionysos, Orphée subjugue ces mouvements encore mal unifiés et les fait entrer dans le monde d’Eleusis et ses mystères.

Jacques Heurgon, dans son Orphée et Eurydice avant Virgile (1932), considère cette période et développe l’argument d’un Orphée primordial solitaire : « c'est le mage inspiré que Polygnote avait peint, dès 450 [av. JC], sur les murs de la Leschè de Delphes, dans le bocage de Perséphone. Il est là, vêtu à la grecque, assis sur un tertre, touchant de la main gauche les cordes de sa cithare et de la droite les branches du saule contre lequel il est appuyé. Autour de lui, Patrocle, Ajax, Méléagre, et Marsyas, et Charon : point d'Eurydice. »Et ailleurs : « Il n'est pas impossible de montrer, par l'examen chronologique des documents, qu'il a existé, et sans doute dès le début, au moins deux versions distinctes du mythe d'Orphée et d'Eurydice, et qu'elles ont cheminé parallèlement, avec plus ou moins d'éclat, jusqu'à ce que l'autorité de Virgile ait imposé celle de son choix à la postérité. »

L'Oracle Orphee ©Anny Pelouze

Au IIIesiècle avant notre ère, ‘la femme d’Orphée’ reçoit une première identité : Hermésianax de Colophon la nomme Argiopè, ‘à la voix claire’. Et c’est au Iersiècle avant notre ère que le Pseudo-Moschos la dénomme Eurydice, ‘qui rend la justice au loin’. Bien que ce second prénom reste assez générique (depuis plus de trois siècles il est porté par de multiples autres femmes-épouses de la mythologie grecque : celles de Nestor, Enée, Créon…), Eurydice commence, en tant que telle, à participer au mythe d’Orphée.  

Lorsque Diodore de Sicile compile les fables et les mythes antiques (vers – 30), il y reprend la légende d’Orphée, chantre au pouvoir magique, et sa descente au royaume d’Hadès pour y chercher son épouse : « Pour l'amour de sa femme il eut l'incroyable audace de descendre chez Hadès et, ayant séduit par ses chants Perséphone, il la persuada de seconder ses desseins et de le laisser emmener sa femme morte ». Une fois encore, cette épouse reste anonyme et sa seconde mort n’est pas mentionnée.

C’est Virgile qui, dans ses Géorgiques (vers – 30), tire définitivement Eurydice de l’anonymat et rassemble les différents aspects d’Orphée autour de son amour unique pour elle. Sur le thème de leur aventure tragique, renforçant l’aspect dramatique par une seconde mort d’Eurydice, il apporte au mythe un nouvel élément majeur. Dans les Bucoliques, quelques années auparavant, Virgile citait déjà Orphée en tant que poète divin, mais c’est dans ce traité d’apiculture (Géorgiques IV, 450-557) qu’il développe, sous le discours de Protée, le drame du poète-musicien et de son épouse Eurydice. Réel et surnaturel se mêlent – mais toute démarcation n’est-elle pas illusoire ? Par deux fois la mort tragique de la jeune nymphe puis celle, suppliciale, d’Orphée, scellent la vengeance des dieux pour les transgressions qu’il a commises envers leurs lois.« Jusqu’à Virgile, Orphée triomphe. Depuis Virgile, il échoue […] C’est Virgile qui, pour des raisons littéraires qu’on pourrait facilement imaginer, a substitué de sa pleine autorité, à la tradition du succès, la tradition de l’échec. Or, Virgile n’invente pas. Son art poétique se résume en deux mots : agôn [joute oratoire] et contamination. Comme tout vrai classique, il dédaigne ce que nous appelons l’originalité. Seulement il aime rajeunir les traditions banales en les recoupant avec des fables plus obscures. Son travail propre, en fait, consiste à réconcilier et harmoniser des mythes ennemis. » (Jacques Heurgon, Orphée et Eurydice avant Virgile).

Puis, à l’orée de notre premier millénaire, Ovide dans les Métamorphoses humanise Orphée, resté chez Virgile un demi-dieu habitué à être satisfait dans ses désirs. Il le situe dans un temps antérieur à la guerre de Troie, vivant en Thrace dans les collines du Rhodope. Surtout, il le dépeint moins subversif : si le chantre apaise Hadès et Perséphone, c’est autant par la compassion qu’il éveille en eux que par ses chants magnifiques et magiques. Il reconnait être soumis à la mort et c’est en amant éploré qu’il demande un sursis de vie avec sa jeune femme : « Après que le chantre du Rhodope l’eut suffisamment pleurée dans les airs supérieurs, pour ne pas rester sans tenter de gagner aussi les ombres, il osa descendre par la porte du Ténare jusqu’au Styx » (MétamorphosesX, 11 à 49).

Rives. ©Anny Pelouze

Orphée et Ovide semblent partager un même souffle poétique. Le récit épique de la genèse du monde et des mythes fondateurs fait alliance avec le style élégiaque des souffrances d’Orphée et d’Eurydice. L’harmonie cosmique que le chantre divin a tant servie résonne avec la jonction ovidienne de deux discours poétiques, épique et élégiaque, qui pourraient pourtant se contrarier.

Après Virgile (Iersiècle avant notre ère), Ovide (début Iersiècle), viennent Sénèque (milieu Iersiècle), le Pseudo-Apollodore (IIesiècle)… Tous reprennent fidèlement la trame virgilienne. C’est ainsi que le mythe se revivifie dans le temps : il continue d’être revisité, très longtemps après l’Orphée archaïque et probablement solitaire, bien encore après l’alchimie Eurydice-Orphée célébrée par Virgile. Les siècles passent et le mythe y puise prodigieusement une jouvence renouvelée, par ses multiples déclinaisons, réinventions, réécritures. Il demeure symbole, en quelque sorte réénergisé, de ces deux parts d’un même Etre divino-humain autant que symbole de l’extraordinaire puissance de la Poésie.

Au Moyen Age, Virgile et Ovide deviennent des auteurs majeurs dans la culture occidentale : considérés comme des prophètes, leur œuvre est soumise à exégèse au même degré que la Bible ; ainsi Virgile est-il désigné comme flor de clergie. A la Renaissance, les découvertes archéologiques inspirent les artistes, qui relisent les textes antiques : Orphée, chantre apollonien, devient l’archétype très représenté de l’artiste idéal, à la fois poète, musicien, philosophe. Au XVIesiècle (cf. Emilie Bleschet : Les représentations du mythe d’Orphée du XVIe au XIXesiècle, Univ. Lyon 2, 2016), du Bellay voit en lui un ‘poète divin’, l’inspiré connaissant la désespérance, doté d’une extrême sensibilité artistique et affective. De même pour Ronsard, Orphée représente la puissance de la poésie et de l’intermédiaire par lequel s’expriment les muses et donc la voix d’Apollon. Au XVIesiècle encore, Jean de Montlyard voit en Orphée un sage ‘convoiteur de justice’, inventeur de la civilisation, des cités et des lois, son Eurydice figurant l’équité, comme l’une des traductions de son nom l’indique.

Au XIXe siècle, les Romantiques, refusant le classicisme autant que le rationalisme, privilégient Orphée : artiste en marge, chantre inspiré et refusant l’ordre divin, médiateur entre les humains et les dieux. Théâtre, musique, poésie, danse, prennent souffle dans le mythe, pour de nombreuses interprétations de plus en plus libérées des textes antiques. Paul Valéry a vingt ans lorsqu’il écrit : « Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée ! – Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée – se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire ! »

L’Orphée du XXesiècle est essentiellement l’archétype du poète. Son amour pour Eurydice et sa catabase sont transposés allégoriquement : un poète est avant tout amoureux de la Poésie. De grandes œuvres, qui nécessiteraient d’être chacune évoquée, forgent l’imaginaire de nos générations avec notamment une filmographie particulièrement riche, mais aussi le manga japonais…

L'experience imprévue. ©Anny Pelouze

Orphée, une nouvelle orientation de la quête héroïque

Amour, mort, renaissance, cette trilogie fondatrice déjà soulignée est caractéristique d’Eurydice et Orphée. Et ici, comme souvent, au centre du triangle se trouve la beauté. Eurydice et Orphée est, par essence, l’un des mythes les plus directement reliés à la culture poétique universelle. Précisons que le ‘beau’ n’est pas forcément l’esthétique, aujourd’hui controversée par ceux qui n’associent plus nécessairement à l’art les valeurs platoniciennes du beau, du vrai, du bien. N’étant ni celle du ‘joli’ ni de ‘l’agréable’, fréquemment synonymes de banalité, l’expérience du beau fait souvent irruption : imprévue, elle apporte avec elle un sentiment d’étrangeté exaltante qui nous fait voir, entendre ou ressentir ‘autrement’. « Le beau est toujours bizarre… », écrit Baudelaire dans ses Curiosités esthétiques.

Orphée est issu d’une lignée prestigieuse : fils d’Œagre, roi de Thrace, et de Calliope, muse de la poésie héroïque et de l’éloquence, il est par ailleurs fils spirituel d’Apollon, dieu de la lumière, dieu des arts et conducteur des muses qui y président, consulté pour ses pouvoirs de guérison, par l’intermédiaire de la Pythie, dans son sanctuaire de Delphes.

Ainsi Orphée reçoit-il tous les dons par sa seule naissance. Parmi eux la kithara, lyre-cithare à sept cordes qu’Apollon a précédemment troquée avec Hermès contre un caducée. Les sept cordes représentent symboliquement les sept planètes ; la lyre d’Apollon figure l’harmonie cosmique, célèbre le cosmos en tant que l’Un primordial, source où tout s’origine et où tout retourne. Orphée en enrichit subtilement les sons, en lui ajoutant deux autres cordes en hommage aux neuf muses, dont la plus éminente : sa mère Calliope. Et cette lyre à nulle autre pareille, catastérisée à la mort d’Orphée, sera identifiée par Ptolémée à l’une de ses 48 constellations... Lorsqu’Orphée en joue en accompagnant son chant, le Cosmos entier s’incline devant lui, les arbres se déplacent et se rapprochent. Les animaux féroces eux-mêmes viennent l’écouter, captivés par l’enchantement – au sens du chant/charme magique qui est le sien – par lequel il séduit, conduit vers lui. Rien ne lui résiste, rien ne saurait donc lui résister ?

Il est acteur de l’harmonie. Pour Hésiode (VIIIe siècle avant notre ère) et les Grecs anciens, Cosmos est harmonie, qui limite et oriente la béance de l’initial Chaos. Après Chaos apparaissent Gaïa la féconde, Tartare le ténébreux, Eros force de mouvement et d’engendrement. Il y a personnification, déification de ces entités antagonistes. Cet équilibre cosmos/chaos est lui-même un medium essentiel, garant de la vie. C’est cet équilibre qu’entretient Orphée en tant que poète. Les personnages des épopées, je pense notamment à Gilgamesh, dans une autre culture et civilisation, illustrent eux aussi et presqu’invariablement cette balance, cette oscillation, cette lutte souvent, destinées au réajustement permanent entre deux orientations, deux pôles. Ces pôles en tension sont reliés par un point central, une frontière non visible où l’énergie, commune aux deux, s’inverse.

Cependant, bien que hautement mythique, Orphée ne se comporte pas comme un héros au sens classique du personnage au cœur de l’épopée.

Il ne combat pas avec armes ni force corporelle, ne conquiert aucune terre, aucun peuple. Tout au long de son chant, c’est l’amour qui mobilise. C’est l’amour qui appelle Orphée dans l’union, la catabase au risque de la mort. C’est l’amour qu’il invoque pour convaincre le couple puissant formé par Perséphone et Hadès : « Si le récit d’un rapt ancien n’est pas une fable mensongère, vous aussi, l’Amour vous a unis » (Métamorphoses, X 25-39). De la descente dans les Enfers d’Eurydice puis d’Orphée, je retiens un élément symbolique central : l’Amour entre dans le lieu des ombres et des châtiments, il en franchit le seuil avec détermination et, avec lui, la lumière qui l’accompagne. A partir de cette entrée dépouillée de toute peur, pleinement décidée, les Enfers ne seront plus les mêmes ; ils auront été visités – en partie transfigurés ? – par un amour plus fort que la mort. La mort, la ré-animation, puis la seconde mort d’Eurydice, perçues sur ce plan de compréhension prennent alors un éclairage qui enrichit encore la résonance de ce mythe : l’aventure d’Eurydice-Orphée est celle de la victoire de l’harmonie sur le chaos. Preuve ontologique de la puissance de notre intériorité. Le récit lui-même est pacificateur, inversant les caractères habituels du peuple des Enfers : les dieux y connaissent sensibilité et émotion, les supplices des condamnés qu’Orphée y croise s’interrompent.

Orphée échoue, aussi. Lui, habitué à unifier les mondes, découvre l’échec en perdant son Eurydice juste à la frontière des mondes, celle qui sépare les vivants et les morts. Et sa tête finira par échouer... sur un rivage de Lesbos.

Il en devient presque un anti-héros, qui ne cherche pas à prouver sa capacité, dont la quête mène au contraire à la rencontre de l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile et magnifique. Il part d’un plan céleste et descend dans les aventures et mésaventures de l’incarnation. Sa recherche quitte la projection habituelle dont les humains parent leurs dieux et demi-dieux. J’oserais volontiers dire que sa royauté et son royaume ne sont pas de ce monde… La nature vient à lui, les Enfers lui accordent un passage libre sans qu’il ait à réaliser une quelconque mise à l’épreuve. Sa mission est de témoigner de la Beauté, qu’il chante et joue sur sa lyre. Orphée, anti-héros car véritable musicien, anti-héros car poète d’exception, anti-héros car capable d’amour si sensible qu’il touche les humains. Alors ces humains s’y reconnaissent et peuvent projeter sur lui leurs propres égarements, leur refus de la mort en tant que fin, leur quête d’amour absolu, éternel, et aussi leur courage de continuer, continuer encore lorsque l’aventure devient aride, risquée, effrayante. Car, malgré ce qu’en dit Platon, Orphée n’est pas un lâche : il n’accepte pas aveuglément le destin lorsque celui-ci le frappe d’une épreuve implacable par la mort d’Eurydice. En provoquant les dieux, c’est au Destin lui-même qu’il s’oppose. Orphée ne se résigne jamais ! Il ose, transgresse sans violence, avec élégance, et le tribut sera à la mesure du courage accompli. Mais invoquer l’amour plutôt que le courage pouvait paraître étrange dans la Grèce antique...

Et puis cette terrifiante initiation par la descente vers les Enfers, lorsqu’il outrepasse l’absolue interdiction faite à tous d’y pénétrer. Il désobéit pour venir y supplier les dieux chtoniens de lui rendre sa bien-aimée. Il accepte de tout quitter pour aller demander à Perséphone et Hadès l’autorisation de la ramener vers le monde des vivants. Pour montrer sa motivation profonde, il prend soin de préciser que ce n’est pas le désir de voir le sombre Tartare qui le fait descendre dans ce lieu.

En cette étape qui est probablement la plus décisive pour lui, Orphée n’est déjà plus le même lorsque sa prière devient supplication ; il implore le couple divin de façon si prégnante que Perséphone et Hadès, réputés impitoyables, finissent par lui accorder sa demande. Cette catabase marquera notre imaginaire et notre sensibilité affective. A ce moment, le nouvel Orphée commence à apparaître. Lui qui contemplait les cieux, accomplit sa metanoïa et, par elle, sa complétude : « Il n’existe pas de lumière sans ombre » (C. G. Jung, L’âme et la vie, 1963).

Genèse. ©Anny Pelouze

Eurydice, féminin de lumière

L’artiste en Orphée, lorsqu’il rencontre Eurydice, est captivé par sa beauté. Cependant sa subtilité, ses dons, sa propre beauté ne sauraient le placer sous le joug d’une simple beauté plastique. Il sait, ressent qu’elle est une nymphe particulière. Et dès l’instant où il en devient amoureux, son art de chantre divin se relie à elle, dans les prémices d’un amour neuf, absolu.

Loin d’être née d’une royale lignée, Eurydice est une Dryade, une nymphe des arbres. Bien que secondaire, elle est une divinité mais la différence d’origine entre eux est grande. D’elle, on ne connaît aucune ascendance car, Dryade, elle n’a pas de filiation. Elle se différenciera de quelques autres nymphes, comme les Néréides de la mer ou les Oréades des montagnes, en entrant à jamais dans le mythe d’Orphée.

Le ‘destin’ des nymphes, si souvent simple récréation des dieux, n’entre pas dans la mémoire des légendes. Elles sont là pour la joliesse, comme le sont les fleurs dans un paysage, et pour divertir les dieux. Beaucoup d’entre elles, pour leur échapper, doivent choisir de se transformer et demeurer dans une autre apparence que la leur. Ceci explique (sans que jamais les Grecs anciens ne pensent à le justifier ! ) qu’Aristée, un demi-dieu fils d’Apollon et de la nymphe Cyrène et dont le nom signifie pourtant ‘le meilleur’, poursuive Eurydice en ne suivant que son désir ; quoi de plus naturel pour lui ? Et quand, plus tard il pleure, alors que par sa brutalité il a conduit involontairement Eurydice vers la Mort, ce n’est nullement par culpabilité ou remords mais sur lui-même et la mort de ses abeilles car, comme le lui révèle le devin Tirésias, « les Nymphes avec qui Eurydice menait des chœurs au fond des bois sacrés ont lancé la mort sur tes abeilles » (Géorgiques IV). Aristée trouve son sort bien injuste : comment lui,demi-dieu, n’a-t-il été protégé d’un tel fléau ? Le récit de Tirésias révèle le drame advenu : « Eurydice fuyant devant toi courait éperdue sur les bords du fleuve ; elle ne vit pas à ses pieds – l’infortunée qui en devait mourir ! – une hydre immense, cachée sous les hautes herbes de la rive. Soudain le chœur des Dryades ses compagnes remplit au loin les montagnes de ses cris ; les sommets du Rhodope en gémirent ; les cimes du Pangée, la terre de Rhésus aimée de Mars, les Gètes, I’Hèbre et Orithyie en pleurèrent. Orphée, le triste Orphée, charmant avec sa lyre les douleurs du veuvage, seul sur la rive déserte ne chantait que toi, chère épouse, toi quand venait le jour, toi quand revenait la nuit » (Virgile, Géorgiques IV). Et le devin somme Aristée d’honorer les mânes d’Eurydice et Orphée par des sacrifices, qui lui vaudront de retrouver de nouveaux essaims.

Aristée, Orphée, tous deux reliés à Apollon en tant que fils charnel et fils spirituel. Pourtant Aristée fait ici œuvre dionysiaque : pulsion des sens, instrument de déstabilisation de l’harmonie d’une noce apollinienne, créateur de chaos menant Orphée à descendre dans les Enfers pour y rechercher la lumineuse Eurydice. Cet événement dont l’aspect tragique va croître est un rappel qu’à défaut de complémentarité, une alternance est nécessaire à l’équilibre entre ombre et lumière, désordre et harmonie, sensualité et spiritualité.

Si l’on envisage l’aventure dramatique d’Eurydice en tant que ‘personne’, Aristée n’est pas l’unique responsable car une question se pose d’évidence : pourquoi donc est-elle, le jour de ses noces, à errer ainsi seule dans la campagne ? Mais où est donc Orphée ?

Eurydice, anima d’Orphée

Dans L’homme et ses symboles (1964), Jung parle de « cet élément féminin dans chaque homme que j’ai appelé l’anima ». Pour lui, cette représentation féminine au sein de l’imaginaire de l’homme a son pendant chez la femme sous le nom d'animus.

Une vision symbolique permet de reconnaître Eurydice et Orphée comme les deux parts d’un même symbole et non pas des entités distinctes. Symbole, celui du sumbolon grec, en cela qu’ils sont Un, que le destin agi par les dieux brise à dessein, en cela que leur séparation n’est qu’apparente et que chaque partie reprend place dans leur Unité originelle au jour venu des véritables noces.

Subtilité, douceur, harmonie… Orphée porte en lui cette dimension spirituelle que la rencontre avec Eurydice va permettre d’accomplir. Devenant l’unique amour d’Orphée, elle le complète et le rassemble : « Symbole du désir d’harmonisation et de concentration créatrice, Eurydice se trouve ainsi opposée à la multiplication dionysiaque des désirs, aux Ménades et, sur le plan concret, à la multitude des femmes secrètement désirées » (Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, 1966).

En tant qu’anima d’Orphée, Eurydice ne peut que s’effacer progressivement, à chaque étape de son évolution intérieure, jusqu’à n’être plus qu’un souffle qui se libère de son corps pour rejoindre le monde invisible. Orphée a accompli avec Eurydice, par elle et en elle, la part de ce féminin intérieur qui les élève. Eurydice, chantée par les poètes, initiatrice à l’amour-don, réanimée de sa première mort par l’amour d’Orphée, ne disparaît qu’après avoir accompli ‘ce pour quoi’ elle a pris forme en une incarnation. Leurs noces spirituelles vont ouvrir une porte de lumière, un plan hors espace et temps, une vibration haute dont les sons de la lyre sont les annonciateurs.

Orphée préfigure, dans l’imaginaire de la légende devenue mythe, l’attente d’un verbe céleste qu’un Enseigneur, lumineux et humble de cœur, apportera à l’humanité. Il ouvre le possible de l’impossible.

Eurydice, silence et acceptation

Comme le souligne Marilyne Bertoncini, Eurydice représente le silence. Si elle prononce peu de paroles, c’est qu’elle est désencombrée d’un mental qui envisagerait toutes sortes de projets pour échapper à son destin. Eurydice est don, écoute, non-jugement. Dans le texte d’Ovide, elle reste muette même lorsque, provoquant sa deuxième mort, Orphée, son bien-aimé qui la guide vers la sortie des Enfers en marchant devant elle, se retourne. Alors, saisie de surprise et certainement d’effroi car elle connaît la sentence impitoyable, « elle ne proféra aucune plainte contre son époux ». Et Ovide d’ajouter : « de quoi se plaindrait-elle en effet, sinon de ce qu’il l’aimât ? » (Métamorphoses, X). C’est dire que l’Eurydice d’Ovide est habitée d’une confiance sans faille.

Virgile, dans son Chant IV des Géorgiques, ouvre la parole d’Eurydice pour cet instant ultime : « Elle alors : Quel est donc, dit-elle, cet accès de folie, qui m’a perdue, malheureuse que je suis, et qui t’a perdu, toi, Orphée ? Voici que pour la seconde fois les destins cruels me rappellent en arrière et que le sommeil ferme mes yeux flottants. Adieu à présent ; je suis emportée dans la nuit immense qui m’entoure et je tends des paumes sans force, moi, hélas, qui ne suis plus tienne. » A cet instant du retournement d’Orphée, Eurydice initiatrice, accomplie en tant que part d’Orphée, se révèle avant de s’effacer.

Silences et sons ont besoin d’alternance, l’écoute relaie la parole et le chant. Contrepoint de l’aède divin possédant le don de tous les sons, Eurydice est la part d’écoute d’Orphée, tout comme sa lyre est sa part sonore. Eurydice ‘est’ silence, Orphée ‘est’ son et lyre que la présence d’Eurydice magnifie. Ainsi vibrant d’amour pour elle, il acquiert la capacité surnaturelle de pénétrer dans les Enfers.

Silence… et acceptation. Cette approche d’Eurydice peut nous faire envisager que, dès le départ, elle accepte son destin. Le jour même des noces, nous dit Ovide, il n’y a pas eu de bons augures ni de vraie célébration car les paroles consacrées n’ont pas été prononcées par Hyménée.

Dans les récits fondateurs du mythe, à aucun moment elle ne se rebelle : ni dans sa première mort, ni même à l’instant de sa seconde mort où définitivement, cette fois, elle est reprise par l’hadès. Elle s’estompe, s’évanouit... mais ne se révolte pas. Nous le constatons même dans la parole que Virgile lui a donnée brièvement : la protestation est si faible qu’elle en devient question sans réponse. Elle « tend des paumes sans force ».

Un texte contemporain de Virgile (Culex de l’Appendix Vergiliana, vers – 40) dit aussi l’obéissance silencieuse d’Eurydice et dénonce l’impatience d’Orphée : « Elle qui n’avait que trop éprouvé la sévérité des Mânes, suivait le chemin prescrit ; elle ne retourna point les yeux vers l’intérieur, ni n’anéantit, en parlant, les dons de la déesse. Mais c’est toi, plus cruel, ô cruel Orphée, qui cherchant à l’embrasser, violas les ordres divins. »

Eurydice l’acceptante, féminin du silence intérieur, du don total. Tout donner, tout aimer, vivre sa mort, sa descente, en espérer la remontée sous la guidance d’Orphée, lâcher cet espoir et vivre sa seconde mort en sachant qu’elle est définitive. Véritablement ‘vivre sa mort’ car elle entre, pleinement consciente, dans le processus qui la fait disparaître aux yeux d’Orphée et du monde ; présence au présent, adhésion à l’instant. Elle est accomplie en tant qu’animad’Orphée, d’Orphée qui accomplit lui aussi son destin, sa légende, pour devenir un mythe d’une puissance toujours opérante.

Si nous la rencontrons aujourd’hui avec autant d’intérêt, voire de passion, chez les artistes qui la célèbrent, c’est qu’elle-même, par son âme, son être subtil, a accompli une véritable ascension au sens où elle est céleste à jamais. Présente, elle l’est quand Virgile ou Ovide témoignent d’elle, présente elle demeure.

Initiation

J’ai donné à cette intervention le titre « initiation et transgression » : une initiation est le processus selon lequel on transmet et selon lequel on reçoit. Elle procède d’un accompagnement plutôt que d’un enseignement, car elle n’est possible que lorsque la personne initiée est prête à laisser émerger quelque chose de nouveau en elle. Cet accompagnement est aussi, souvent, l’inscription dans une reliance à un groupe partageant une même orientation de pensée, un certain savoir et, surtout, une pratique commune. Ici, ‘pratique’ est à entendre au sens d’expérimentation complémentaire à la pensée. Très souvent, un rituel acte cette étape essentielle et transformatrice. L’initiation est inséparable de la notion de ‘passage’. En référence à elle, existe un avant et un après, non seulement pour l’initié(e) mais également pour le groupe qui l’accueille, en son compagnonnage par exemple. Elle est une étape de vie et peut être précédée ou suivie d’autres initiations. Avec chacune d’elles, s’inscrit plus profondément une sorte d’adieu au vieux monde en soi pour aller vers la suite du chemin, accomplir un destin, une individuation selon le terme psychanalytique désignant, chez Carl Gustav Jung, un processus de prise de conscience de l'individualité profonde.

Des initiations, Orphée en a reçu de multiples, déjà par sa naissance extraordinaire en tant que fils d’un roi et d’une muse. L’initiation au monde divin s’est faite dès sa naissance par la filiation spirituelle reçue d’Apollon.Voyageur, il est initié aux mystères de Samothrace et à ceux d’Osiris en Egypte. Lui-même est initiateur : sur la nef Argo, construite avec les chênes des bois de Dodone qu’il a en-chantés, il donne aux rameurs la juste cadence, calme les flots, apaise ses compagnons, les protège des Sirènes et les initie aux mystères de Samothrace.

Par sa capacité exceptionnelle à faire mouvoir le Cosmos par sa voix et sa lyre, il est naturellement initié aux mystères de l’Harmonie qui le régit. C’est donc qu’il ‘est mouvement’ pour pouvoir entrer en relation subtile avec l’univers. Quand les oiseaux et les animaux sauvages viennent à lui, ce n’est pas par captation, mais par harmonisation. Participant à l’accord, tout est ensemble, ajusté, en écoute, tout est en paix.

L’initiation suivante est celle de son amour pour Eurydice. En elle, il rencontre son ‘face’ à ‘face’, sa résonance à la fois distincte et de même fréquence. Un face-à-face qui rapidement va être interrompu par la mort d’Eurydice. Orphée, demi-dieu et donc promis à la félicité, habitué à générer l’harmonie, célébrer la vie et la beauté, ne peut accepter que la Mort lui ravisse celle qui est devenue l’autre part révélée de lui-même, son vivant et inconditionnel miroir, acquis, aimant. Il y a quelque chose de Narcisse et Écho dans ce ‘visage-à-visage’ de créatures qui ne sont pas, ou pas seulement, humaines.

Transgression

La flamme divine d’Orphée lui permet de recevoir plusieurs initiations et, par là même, lui donne de pouvoir les transgresser : il enfreint déjà la coutume en étant absent lorsqu’Eurydice est poursuivie par Aristée et meurt, le jour même de leurs noces. A sa mort il rompt aussi la règle des demi-dieux en ne rejoignant pas, sans elle, les îles élyséennes où ils séjournent après leur trépas.

Transgression surtout, lorsqu’en entrant dans les Enfers, il outrepasse un interdit absolu. Dans la mythologie grecque, très peu de héros y ont pénétré, aucun de son plein gré : Héraclès, quand, couvert de la peau du lion de Némée et pour le dernier de ses travaux (forcés, puisqu’il y a été condamné par la Pythie et mis au service d’Eurysthée), il descend maîtriser et capturer Cerbère, effrayant le passeur Charon et libérant Thésée au passage ; Psyché à laquelle Artémis, par jalousie et sous le prétexte d’entretenir sa beauté, enjoint d’aller aux Enfers chercher un flacon ; Perséphone elle-même, qu’Hadès a enlevée pour l’épouser, enjeu d’un contrat entre lui et Déméter, et qui passe une moitié de chaque année dans les abîmes. Un autre héros, Ulysse, ne se rend pas dans les lieux infernaux mais en convoque les âmes du devin Tirésias et d’Achille, grâce à la magie de Circé.

Parmi les héros transgresseurs auxquels il s’apparente, Orphée est de ceux qui ignorent la séparation entre le monde des morts et celui des vivants et le seul à le faire pour sa bien-aimée. Il est aussi celui qui ne parvient pas à respecter sa promesse. Nous l’avons dit, il se place dans une posture plutôt originale, celle d’un héros anti-classique, un héros d’un genre nouveau qui révèle un archétype masculin autre, et dont l’empreinte traversera les siècles.

Potentiellement, transgresser est créer une ouverture, pour le meilleur ou le pire. Qu’il gagne ou qu’il perde, Orphée ouvre, franchit seuils et limites! En cela, le mythe d’Orphée est l’une des plus proches représentations symboliques de l’artiste. L’artiste authentique est celle-celui qui peut tout remettre en question, passant de moments de grande inspiration, où tout est donné, à d’autres où tout est retiré, comme dans une partie perdue. Grandes oscillations, rythmes du Vivant. L’artiste affirme et doute, descend dans ses enfers, voit autrement l’art, lui-même et le monde, remonte en secousses brutales... L’intranquillité est son état intérieur.

Et Orphée se retourne…

Lorsque, grâce à l’accord obtenu des dieux chthoniens, Orphée remonte des Enfers pour guider Eurydice vers sa libération, que se passe-t-il en lui, qui le fasse se retourner et la perdre définitivement ?

Ce retournement peut-il être une véritable erreur, malgré le si crucial enjeu que représentent la vie d’Eurydice et l’unité qu’elle forme avec lui ? Virgile (Géorgiques, IV) présente l’acte d’Orphée comme un accès de folie : « Déjà, revenant sur ses pas, il avait échappé à tous les périls, et Eurydice lui étant rendue s’en venait aux souffles d’en haut en marchant derrière son mari (car telle était la loi fixée par Proserpine), quand un accès de démence subite s’empara de l’imprudent amant ». Amoureuse impatience : une sorte de démence particulière aux yeux des sages, la passion, le ferait-t-elle se retourner pour voir si Eurydice est bien là à le suivre pour être ramenée vers la lumière ? Peut-être.

Ovide (Métamorphoses, X) y voit plutôt de la peur : « Orphée, tremblant qu’Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entrainé par l’amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s’efforçant d’être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l’air inconsistant. » Laisserait-t-il le doute s’immiscer en lui ? Doute de la parole de Perséphone qui pourrait avoir rusé pour garder celle qu’il est venu réclamer comme son bien ? Peut-être. Ou s’agit-il d’un acte manqué ? Comme l’écrit encore Paul Diel: « Seul un amour vrai et profond aurait pu inspirer à Orphée la maîtrise de soi, la force de ressusciter Eurydice ». Craindrait-il de se lier à jamais en ressuscitant Eurydice ?

Autre possibilité pour ce regard en arrière, où il nous faut revenir à l’interdit de Perséphone : pour Ovide, « Orphée du Rhodope la reçoit [Eurydice] mais avec elle aussi l’interdiction de porter ses regards derrière lui, avant d’être sorti des vallées de l’Averne ; sinon le présent sera vain. » (Métamorphoses X, 50). L’inexorable loi d’Hadès concerne à la fois Eurydice et Orphée ; et si nous relisons l’extrait précédent du Culex, elle est double : garder le silence, et garder le regard droit vers la lumière extérieure :« Elle […] suivait le chemin prescrit ; elle ne retourna point les yeux vers l’intérieur, ni n’anéantit, en parlant, les dons de la déesse. » Ou, dans une autre traduction :« Eurydice y consent : de l'enfer redouté, prévoyant les arrêts et la sévérité, suivant un tendre époux sous l'infernale voûte, d'un pas obéissant elle observe sa route. Elle se garde bien de détourner les yeux, de corrompre d'un mot un bienfait précieux : toi seul, cruel Orphée ! oui, toi seul qu'elle adore, si l'arrêt est barbare, es plus barbare encore ! Hélas ! pour un baiser tu violes ta foi, et trahis de Pluton l'inexorable loi ! Noble amour, qui devais trouver des dieux sensibles, et fléchir les enfers, s'ils n'étaient inflexibles». L’interdit ne porte pas sur le fait de se regarder l’un l’autre, mais de se retourner, de tourner le regard vers l’intérieur des Enfers qu’ils s’apprêtent à quitter et qu’ils n’auraient jamais dû voir. Ne pas regarder en arrière, ne pas voir ce que l’on ne doit pas voir du monde divin, se voiler la face… ces lois reviennent dans tous les récits où le secret, le non-dévoilement est récurrent. En se retournant, Orphée accomplit son destin mythique : humain et divin, il dépasse l’interdit et dévoile les mystères. Si cette dernière transgression est peut-être l’effet de son amoureuse impatience, elle acte un impressionnant et irréversible dévoilement pour l’humanité.

Orphée se retourne. Si l’on y songe, que serait devenue l’histoire d’Eurydice et Orphée sortis des Enfers, célébrant joyeusement leurs noces, vivant comblés et ayant ensuite beaucoup d’enfants ? L’adage dit que les gens heureux… n’ont point de légende !

Ce n’est pas le bonheur tranquille que cherche Orphée, habitué à l’exception depuis sa naissance. Ce n’est probablement pas cela non plus que cherche Eurydice, nymphe pour laquelle les projets humains ne sont probablement pas si motivants.

Mort et accomplissement d’Orphée

La seconde mort d’Eurydice signe définitivement la fin de la vie enchantée et radieuse d’Orphée. Avec elle, c’est une part de beauté pure, entière, qui est détruite, niée. Amoureux et veuf, inconsolablement, Orphée continue sa vie. « Que faire ? où porter ses pas, après s'être vu deux fois ravir son épouse ? Par quels pleurs émouvoir les Mânes, par quelles paroles les Divinités ? Elle, déjà froide, voguait dans la barque Stygienne. On conte qu'il pleura durant sept mois entiers sous une roche aérienne, aux bords du Strymon désert, charmant les tigres et entraînant les chênes avec son chant » (Virgile, Les Géorgiques, IV 500). Sa vie après la perte d’Eurydice, certains auteurs la disent définitivement chaste, quand pour d’autres il devient l’un des instaurateurs de la pédérastie, acceptant le désir mais refusant la souffrance liée à la perte d’une femme aimée. « Orphée s’était dérobé à toutes les séductions des femmes, soit parce que leur amour lui avait été funeste, soit parce qu’il avait engagé sa foi. Beaucoup pourtant brûlaient de s’unir au poète, beaucoup souffrirent d’être repoussées. Et ce fut lui aussi dont les chants apprirent aux peuples de Thrace à reporter leur amour sur de jeunes garçons » (Métamorphoses,X 80).

C’est par ce rejet des femmes que Virgile comme Ovide expliquent la mort d’Orphée sous le courroux des Ménades : « Les mères des Cicones, voyant dans cet hommage une marque de mépris, déchirèrent le jeune homme au milieu des sacrifices offerts aux dieux et des orgies du Bacchus nocturne, et dispersèrent au loin dans les champs ses membres en lambeaux. Même alors, comme sa tête, arrachée de son col de marbre, roulait au milieu du gouffre, emportée par l'Hèbre œagrien, "Eurydice !" criaient encore sa voix et sa langue glacée, "Ah ! malheureuse Eurydice !" tandis que sa vie fuyait, et, tout le long du fleuve, les rives répétaient en écho : "Eurydice ! " » (Géorgiques, IV 520).

Et, chez Ovide : « L'une d'elles secoue sa chevelure dans l'air léger : "Le voilà, le voilà, celui qui nous méprise !", dit-elle » (Métamorphoses, XI 7). Longtemps, elles mènent le combat d’une cacophonie furieuse contre l’euphonie de la musique orphique. Longtemps, le chant du poète apollinien affaiblit leurs traits, l'accord de la voix et de la lyre domine les pierres et tient envoûtées les forces dionysiaques de la nature. Mais les hurlements des Bacchantes finissent par couvrir les sons harmonieux : « alors à la fin les pierres ont pris la couleur rouge du sang du chantre qu’elles n’entendaient plus. » (XI, 18-19). « Il tendait les mains et alors pour la première fois, ses paroles restaient sans effet et sa voix ne touchait plus rien ni personne. Les femmes sacrilèges l'achèvent et, ô Jupiter, par cette bouche écoutée des rochers et comprise par les bêtes sauvages, son âme s'est exhalée et s'est éloignée dans le vent » (XI, 39-43).

Les membres du corps d’Orphée « gisent dispersés ». Sa tête tombée dans l’Hèbre est ainsi portée jusqu’à la Mer Egée. Sa lyre, emportée elle aussi, tant ils sont inséparables, et glissant au milieu du fleuve, fait entendre des plaintes auxquelles les rives répondent par les leurs. La tête d’Orphée, échouée sur un rivage de la Mer Egée, continue à dire, inlassablement, le nom d’Eurydice. Pour Ovide, le chant, la poésie d’Orphée survivent par sa lyre et sa tête échouées à Lesbos, haut lieu de poésie. La poésie est immortelle.

Aristée puis Orphée sont responsables des deux morts d’Eurydice : le masculin la tue deux fois. A l’inverse, le féminin tue Orphée lorsque la furie de femmes, Ménades grecques ou Bacchantes romaines, accomplit le diasparagmos des fêtes dionysiaques. Mort suppliciale à partir de laquelle la vie légendaire du chantre divin, accompagné en guidance inversée par l’âme d’Eurydice, fonde le mythe. Musique céleste contre discorde du bruit. Dans cette joute sans fin répétée entre Cosmos et Chaos on peut lire aussi ce terrible combat intérieur, l’affrontement symbolique de deux polarités : notre conscience apollinienne de l’individualité et notre sentiment dionysiaque de la reliance à l’ensemble. Le psychanalyste Giorgio Giaccardi (Cahiers jungiens de psychanalyse, 127, 2008) présente ainsi ces modes d’irruption du numineux : « Les êtres vivants saisis par Dionysos ne sont plus des individus et peuvent ainsi participer d’une énergie primordiale […] qui, parce qu’elle est inépuisable, peut aller jusqu’à sacrifier ses meilleurs éléments». Et la numinosité apollinienne est « vécue comme venant d’en haut, tant par le respect mêlé de peur qu’elle inspire que par ses aspects terrifiants. La créativité apollinienne exerce une fascination sur les humains par son caractère olympien et spirituel et elle surgit d’en haut et de loin quand elle frappe ceux qui la rejettent. » Il présente également plusieurs écueils : pour le premier, « en libérant temporairement les individus de leur moi, l’expérience dionysiaque satisfait aussi la tendance humaine à rejeter leurs responsabilités ». Le comportement d’Aristée en est une illustration. Et pour l’autre mode, « ce qui peut être fatal, ce n’est pas seulement de ne pas reconnaître Apollon mais c’est aussi le fait de s’y identifier de façon unilatérale ».

Cette version ancienne de la mort d’Orphée est la plus retenue par les poètes de l’Antiquité. Des versions alternatives content son suicide, causé par l’échec de sa remontée des Enfers. D’autres le disent foudroyé par Zeus : le citharède a révélé aux hommes les Mystères, passant outre l’interdiction des dieux de divulguer les vérités cachées aux humains, aux non-initiés. Il est châtié pour cette impardonnable révélation.

Par sa vision du mythe, Ovide permet ensuite à Orphée de retrouver Eurydice aux Enfers : dans son récit, alors qu’un serpent s’apprête à mordre la tête échouée du bien-aimé d’Eurydice, « Apollon paraît, et prévient cet outrage »,changeant le serpent en pierre : « ses mâchoires figées se durcissent, telles qu’elles étaient largement écartées. L’ombre d’Orphée descend sous la terre ; les lieux qu’il avait vus auparavant, il les reconnait tous ; il parcourt, en quête d’Eurydice, les champs réservés aux âmes pieuses, il la trouve, il la serre passionnément dans ses bras. Là, tantôt ils errent tous deux, réglant leur pas l’un sur l’autre, tantôt elle le précède et il la suit, tantôt, marchant le premier, il la devance ; et Orphée, en toute sécurité, se retourne pour regarder son Eurydice. » (Métamorphoses, XI 61-65). La descente à la rencontre de sa propre ombre, parachève dans le monde des mânes la réunification des deux parties du symbole qu’elle et lui recomposent à jamais.

Le supplice d’Orphée en fait un martyr (étymologiquement : témoin) de l’amour unificateur, par la beauté et la noblesse de la relation avec Eurydice dans la vie et la mort, en une quête absolue. Cocteau, commentant son Orphée, porte ce sacrifice à un niveau ontologique : « La Mort d'un poète doit se sacrifier pour le rendre immortel… »

 A la fois Orphée et Eurydice, à la fois épopée et élégie

Orphée-dieu devenu homme rencontre cruellement la limite de son extraordinaire pouvoir de charme et d’harmonisation : dès que les sons de sa lyre et de son chant sont couverts par la cacophonie féroce des Bacchantes, dès qu’il n’est plus ‘audible’, il perd ce pouvoir. Alors, il rencontre la fragilité de l’humain, la difficulté à se faire entendre, lui dont le rôle est d’être pacificateur, harmonisateur. C’est dire l’actualité toujours vive de son mythe…

Il n’a pas vaincu la mort et n’a jamais cherché à le faire, mais seulement à différer celle d’Eurydice, pour que son épouse ne soit pas qu’une promesse de vie mais vie pleine et accomplie, ‘vie bonne’ comme disent les anciens grecs. Lui qui témoigne de l’Un, de la reliance cosmique, est paradoxalement bidimensionnel : en tant qu’incarné, il aime, chante la beauté, jubile, puis souffre l’inhumaine séparation par la mort d’Eurydice, ose tout pour la retrouver en bravant les dangers, risque tout, y compris les privilèges liés à son ascendance demi-divine et sa filiation apollinienne. S’il franchit les portes de l’Hadès, c’est avec la conviction profonde qu’en toute justice Eurydice doit être délivrée et rendue à la lumière, cette lumière dans laquelle il est habitué à être libre. L’amour pour son épouse lui apprend, dans une traversée d’intense souffrance, ce qu’est l’échec, ce qu’est l’expérience crucifiante de tout perdre. Déchu de sa confiance en lui, il meurt à son tour, harcelé par la fureur et mutilé, sacrifié par le chaos qu’il a repoussé tant de fois. Rien ne lui est épargné, à l’image d’Eurydice dont la jeune vie est cueillie par deux fois. Impitoyable sanction pour, peut-être, un regard d’impatience amoureuse… mais l’éternité leur est acquise par la seule force de leur rencontre.

Orphée-dieu, compagnon d’épopée des héros voyageurs, qui enchante et harmonise la nature. Orphée et Eurydice amoureux, qui descendent et apportent la lumière jusque dans les ténèbres. Orphée devenu homme, figure de la douleur dont la souffrance sera partout chantée.

Et, incessamment, Orphée poète.

Souffrance et gloire, élégie et épopée, la dualité d’Orphée est encore à lire comme une réflexion sur la poésie.

Orphée a au moins trois visages : l’amoureux, le poète, le prophète. Il est aussi chantre, magicien, aventurier, pacificateur, législateur, civilisateur, inventeur, médiateur, fondateur de culte, comme le présentent A. Béague, J. Boulogne, A. Deremetz et F. Toulze dans Les visages d’Orphée (1998). Et si nousconcevons Eurydice en tant que sa part de silence et d’écoute, émergent alors les deux reflets d’un même être, androgyne, complet. La seconde mort d’Eurydice signe l’entrée d’Orphée dans l’accomplissement de son Etre. Le miroir disparait. C’est probablement de ce moment crucial qu’émerge la création de l’orphisme. Car Orphée ressort transformé, unifié, des Enfers. Subtilement, l’initiatrice Eurydice, depuis leur rencontre et jusqu’au bout de leur aventure mythique, l’aidant à s’orienter, le guidant vers lui-même, vers son accomplissement et ce qu’il transmet aux humains, notamment à travers l’approche mystique à laquelle adhèrent les orphistes. Mais de cela je parlerai une autre fois…

La Poésie dont Virgile nous dit allégoriquement l’immortalité, a besoin de la voix, de l’écriture, du trait, des formes, des images et des notes des artistes que les mythes inspirent et auxquels ils rendent un souffle vivifié. L’être ré-unifié ‘Eurydice-Orphée’, ambassade de la Poésie, infiniment !

Si ce mythe traverse deux millénaires par ses résurgences, artistiques essentiellement, c’est que son message porté aux humains est hautement opérant. Eurydice et Orphée, deux parts d’un même être dans sa complétude, rejoints par leur rencontre dans la toute lumière qu’ils emportent dans leur descente aux Enfers, au profond de l’ombre, et qui œuvrent en initiés au chemin d’éternité. Lequel, laquelle des deux messagers de l’amour absolu serait l’âme de l’autre ? S’il est toutefois une réponse, elle est intérieure et silencieuse à qui s’approche au plus près d’eux. Témoin de leur ascension, la lyre stellaire du musicien-poète que la nymphe inspire scintille pour longtemps encore…




Guillaume Apollinaire — Quelques poèmes du temps de guerre

Calligramme Apollinaire Lou © Domaine public

C’est

 

C’est la réalité des photos qui sont sur mon cœur que je veux
Cette réalité seule elle seule et rien d’autre
Mon cœur le répète sans cesse comme une bouche d’orateur et le redit
À chaque battement
Toutes les autres images du monde sont fausses
Elles n’ont pas d’autre apparence que celle des fantômes
Le monde singulier qui m’entoure métallique végétal
Souterrain
Ô vie qui aspire le soleil matinal
Cet univers singulièrement orné d’artifices
N’est-ce point quelque œuvre de sorcellerie
Comme on pouvait l’étudier autrefois
À Tolède
Où fut l’école diabolique la plus illustre
Et moi j’ai sur moi un univers plus précis plus certain
Fait à ton image

(Poèmes à Lou)

 

*

À travers l’Europe

A M. Ch.

 

Rotsoge
Ton visage écarlate ton biplan transformable en
hydroplan
Ta maison ronde où il nage un hareng saur
Il me faut la clef des paupières
Heureusement que nous avons vu M Panado
Et nous somme tranquille de ce côté-là
Qu’est-ce que tu vois mon vieux M.D…
90 ou 324 un homme en l’air un veau qui regarde à
travers le ventre de sa mère

J’ai cherché longtemps sur les routes
Tant d’yeux sont clos au bord des routes
Le vent fait pleurer les saussaies
Ouvre ouvre ouvre ouvre ouvre
Regarde mais regarde donc
Le vieux se lave les pieds dans la cuvette
Una volta ho inteso dire chè vuoi
je me mis à pleurer en me souvenant de vos enfances

Et toi tu me montres un violet
épouvantable
Ce petit tableau où il y a une voiture
m’a rappelé le jour
Un jour fait de morceaux mauves
jaunes bleus verts et rouges
Où je m’en allais à la campagne
avec une charmante cheminée
tenant sa chienne en laisse
Il n’y en a plus tu n’as plus ton petit
mirliton
La cheminée fume loin de moi des
cigarettes russes
La chienne aboie contre les lilas
La veilleuse est consumée
Sur la robe on chu des pétales
Deux anneaux près des sandales
Au soleil se sont allumés
Mais tes cheveux sont le trolley
À travers l’Europe vêtue de petits
feux multicolores

(Ondes, Calligrammes 1918)

Marc Chagall, Hommage à Apollinaire, 1911 env.

Chevaux de frise

 

Pendant le blanc et nocturne novembre
Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie
Vieillissaient encore sous la neige
Et semblaient à peine des chevaux de frise
Entourés de vagues de fils de fer
Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps
Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent
                Les fleurs de l’amour

Pendant le blanc et nocturne novembre
Tandis que chantaient épouvantablement les obus
Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient
                Leurs mortelles odeurs
Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine
La neige met de pâles fleurs sur les arbres
       Et toisonne d’hermine les chevaux de frise
                 Que l’on voit partout
                          Abandonnés et sinistres
                                    Chevaux muets
       Non chevaux barbes mais barbelés
           Et je les anime tout soudain
       En troupeau de jolis chevaux pies
Qui vont vers toi comme de blanches vagues
                   Sur la Méditerranée
            Et t’apportent mon amour
Roselys ô panthère ô colombes étoile bleue
                        Ô Madeleine
Je t’aime avec délices
Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches
Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent
Si je songe à tes seins le Paraclet descend
         Ô double colombe de ta poitrine
Et vient délier ma langue de poète
         Pour te redire
         Je t’aime
Ton visage est un bouquet de fleurs
    Aujourd’hui je te vois non Panthère
                                Mais Toutefleur
Et je te respire ô ma Toutefleur
Tous les lys montent en toi comme des cantiques d’amour et d’allégresse
Et ces chants qui s’envolent vers toi
                          M’emportent à ton côté
                     Dans ton bel Orient où les lys
Se changent en palmiers qui de leurs belles mains
Me font signe de venir
La fusée s’épanouit fleur nocturne
             Quand il fait noir
Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses
De larmes heureuses que la joie fait couler
       Et je t’aime comme tu m’aimes
                     Madeleine

 

(poème à Madeleine, 18 novembre 1915)

*

Liens

 

Cordes faites de cris

Sons de cloches à travers l’Europe

Siècles pendus

Rails qui ligotez les nations

Nous ne sommes que deux ou trois hommes

Libres de tous liens

Donnons-nous la main

Violente pluie qui peigne les fumées

Cordes

Cordes tissées

Câbles sous-marins

Tours de Babel changées en ponts

Araignées-Pontifes

Tous les amoureux qu’un seul lien a liés

D’autres liens plus ténus

Blancs rayons de lumière

Cordes et Concorde

J’écris seulement pour vous exalter

Ô sens ô sens chéris

Ennemis du souvenir

Ennemis du désir

Ennemis du regret

Ennemis des larmes

Ennemis de tout ce que j’aime encore

(Ondes, Calligrammes 1918)

Giorgio de Chirico,
portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire, 1914

 

*

 

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12 POÈMES DE JEAN ROUSSELOT choisis par Christophe Dauphin

 

MIRACLE

Miracle d’être en vie
Et d’avoir saigné
D’être un homme sans parents
Pourvu de mots pour le dire

Miracle d’avoir des mains de chair
Et que tout continue
Au niveau du drap rêche et du cheveu perdu :
Mes remords plantés en moi
Comme les feux d’un navire
Et mes muscles qui conspirent
Dans les puits rouges de ma voix

Douceur d’apprendre que ma mort
N’est qu’on oiseau perché sur mes éclats de rire
Qu’elle me doit son grain
Qu’elle est encore ma vie.

  (Poème extrait de Le Poète restitué, Le Pain blanc éd., 1941).

JUIN
(Extrait)

À Gabriel Audisio
(..)
Deux pierres scellées,
Une main de suie,
La treille brûlée,
Un bras qui supplie…

Du fond des temps, la Mort aspirait la Démence.
Contre ses dents serrées écumaient les plateaux.
Les routes, les enclos barbouillés de romance
Tournoyaient à la grille ainsi que des couteaux.
Fracassés, l'os à nu, barbelés de racines,
De sources éclatées, de coutres importuns,
Infernal quel typhon, de sa poigne d'airain,
Les matait, les pressait, les poussait dans l'abîme ?
Quel ange, sans trompette et sans drapés pesants,
Avait posé le pied sur les terriers de glaise,
Les chaumes ébréchés qu'épellent les faisans,
Les couchants qu'une vitre accroche à la cimaise
Et, sitôt descendu dans la vieille chaleur
Qui plaque notre souffle au flanc roux de la terre,
Fouillant comme l'on fouille au hasard des viscères.
Avait tranché le chanvre, invisible au haleur,
Qui depuis toujours noue aux vignes les herbages,
Le chemin qui chevrote au tartre des villages,
Le cotre à l'aventure aux marges du jusant,
Les pavois de l'automne aux seigles frémissants,
Et fait soudain la nuit sur une forcerie
Où l'homme était le cerf et l'ange la furie ?

(…)
Deux pierres scellées,
Une main de suie,
La treille brûlée,
Un bras qui supplie…

Vint le glas. Descendit l'Archange et sa fureur.
Sur les berges du sang, giflées d'ailes de fer,
Au fronton des manoirs, désuets sous l'éclair,
À quoi pouvait servir qu'il fût encor des fleurs ?
Lui-même, le soleil, pouvait-il n'être encore
Qu'un grand liseur tournant les pages sur les monts
Alors que les plasmas s'ouvraient au nécrophore
Et que l'air apprenait son travail au poumon ?
Regard, étais-tu fait pour guider dans la fange
La foule en noirs caillots fuyant la pluie de feu ?
Main de femme, était-il écrit dans ta louange
Qu'un jour tu brandirais le fanal et l'épieu ?

(…)
Deux pierres scellées,
Une main de suie,
La treille brûlée,
Un bras qui supplie…
De lourdes fleurs de chair couronnent les murailles
Comme les étendards atroces de l'été.
Entre les chevaux morts, les canons démâtés,
L'habitude en lambeaux cherche son attirail…
Mais, sans hâle, une plaie saignante à son côté,
Un grand corps ténébreux s'avance à sa rencontre
Et, tous deux s'épaulant, marchent dans la clarté
Vers la bête de feu que masquent les décombres.
Et peut-être demain le monstre terrassé
Contraint de regagner les fonds boueux de l'âme,
Le Verbe, renaissant comme l'herbe aux fossés,
Nous rendra-t-il les clefs fragiles de la fable ?

     (Poème extrait de Le Sang du ciel, Seghers, 1944).

LE PAIN SE FAIT LA NUIT

         à Jean Bouhier

La nuit, dans des faubourgs délayés par la pluie,
J’ai marché sur l’asphalte avec des inconnus
Qui tenaient bon, qui se taisaient
Qui m’acceptaient tel que je suis.
Le jour venu, j’ai vu des hommes par milliers,
Sans mot dire, comme des plantes,
Recouvrir la marelle inerte de la terre
Et celle, absurde, de mes songes.

Et j’ai senti que je germais dans ce silence,
Qu’on attendait mon grain, que je n’étais pas seul
Puisque j’avais des mains pour prendre et pour donner.

Depuis, je ne sais plus si j’écris un poème
Ou si je fais aller la cloche de mon cœur
Sous l’océan des mots gâtés par la mémoire,

Mais je sais que ma voix est faite pour l’oreille
Et qu’on l’entend, comme j’entends chanter sous terre
Le boulanger blafard qui fait son pain la nuit.

*

Pour les hommes, pas d’autre église que ce pain
Qu’on prend à bras-le-corps comme une fiancée.
Elle aura pour vitraux les losanges du blé,
Le rouge ce sera celui de vos yeux rouges,
Repasseuses ! Vigies ! Gens des mines ! Le bleu
Celui de vos mains bleues de veines et de peines,
Mères flétries, maçons qui mangez sur le pouce,
Laboureurs, tâcherons, vieux chevaux de retour
Qui marchez pesamment au bras du petit jour.

*

J’ai vu des hommes par milliers comme des plantes.
Mais libres de mourir ou d’imposer au ciel
La fédération immense de leurs sèves
Et je les ai choisis, qui choisissaient eux-mêmes
L’Inespéré, dès lors qu’ils me tendaient la main.

C’était l’aurore et nous allions manger le pain
Qu’on fait la nuit – comme l’amour et les poèmes.

   (Poème extrait de Il n’y a pas d’exil, Seghers, 1954).

LE FOUR

Et toi, ma mère, ma favorite aux mains râpeuses, dont je mettais les bas, les nuits où j’étais seul, quel emblème veux-tu que je pose sur toi, quel blason noir ou bleu ?
Dans ma bouche l’acier rouille comme tes côtes sous la terre et la pensée dans les livres. Ni moins ni plus vite. Je pourrais encore... J’aurais encore le temps...
Mais tout ça, c’est du poème. Nada ! Voilà ce que tu es, petite sœur, ici-bas et ailleurs, alors que moi je bouge encore et m’émeus encore, parfois, pour de la soie.
« Encore ». Je ne vois pas de mot qui puisse te faire plus mal que celui-là. Prends-le quand même. Habille-t’en. Rien ne sera fini de toi tout à fait tant que je pourrai leur dire que c’est toi, cette odeur de suie, de prune et de froment, qui s’obstine depuis quarante ans dans le four abandonné d’où la fourche retire, chaque été, des paquets de serpents.
Oui, tu peux vivre encore un bout de temps. Autant que moi, mon enfant. Et moi te demander des choses, moi ton aîné pourtant.
Tu sais, je pourrais bien creuser la mine avec mes ongles, ils me diraient toujours que je me ménage. Tu sais, ils n’ont meilleur amusement que de me perdre dans leurs forêts. Fais quelque chose, si tu le peux, avant que le four s’écroule sur nous deux.

       (Poème extrait de Hors d’Eau, éd. Chambelland, 1968).

DIRE AU PLUS PRÈS

Dire au plus près la chose
En fait une autre

Nous devrions hurler
Plutôt que choisir
Et agencer

Les chaufourniers le savent
Qui vendent plus cher que chaux vive
L’azur de leurs erreurs.

*

Rapporter exactement
Les réponses
Inintelligibles mais superbes

Que trompant les espions
Les geishas
Et les seconds couteaux
De la douleur

Nous avons réussi à obtenir
De sa propre bouche

Nous donne une absurde
Mais véritable joie

*

En vain tâcherons-nous
De parfaire
L’alibi de la beauté

Nous ne laisserons de nous
Que contrefaçons
Plus ou moins mauvaises

Pourtant s’il y avait
Un grand quelqu’un capable
Et soucieux
D’analyser le sang qui en dégoutte
Il verrait bien que c’est le nôtre.

(Poèmes extraits de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).

CHARON

Donne-lui ou ne lui donne pas
Charon qui est au Smic à présent
Te passera de même

Avec tes paquets d’herbe fraîche
Et de seins roses
De menus coups de théâtre
Et d’insomnies pour des prunes

Il ne te sera demandé
Que de lui sourire
Ou de lui faire compliment
D’être resté si vert

Au besoin fais-lui tâter
Ton biceps flétri
Pour qu’il s’en moque

Surtout laisse-le ignorer
Que c’est toi qui as creusé sa barque
Avec tes dents
Tout au long de ta vie
Et que le tabac qu’il chique
A poussé dans tes bronches.

(Poème extrait de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).

BOIS MORT

Pour Alain Morin

Comme l’ombre se ressource dans le feu
La tourterelle dans les cendres
L’été dans le pain
La mémoire dans la lave
La solitude dans le couteau
La beauté dans l’outil fracassé
L’idée de Dieu dans la pupille en creux des statues

Je me ressource dans mon bois mort
En m’arrangeant pour n’y pas voir
Les clous rouillés qui prouvent
Que d’autres que moi-même
Ont travaillé à me détruire

J’y dis le droit pour soulager mes juges
J’y lampe la sanie de mes pseudo vertus
J’y envagine ce qu’il reste
De mon amour du monde.

(Poème extrait de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).

PAIN D’ANGOISSE

Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.

Pascal
Terrifié par les hurlements
De douleur et de volupté
Des galaxies qui se dévorent en copulant
Dans les coins d’ombre de l’éternité
Comme le font les sentiments
Dans les bas-fonds de la pensée

Appelle angoisse ou pain
Sinon parole
Cette matière sans matière
Que le poème en toi pétrit

Ayant ou non fait une croix dessus
N’en mange que tout juste
Ce qu’il te faut pour en mourir

Ne la retourne pas sur la table des mots
Cela porte malheur

Ne la piétine pas dans le ruisseau du sang
D’autres en manquent.

(Poème extrait de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).

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