Comme pour nous habituer à douter. Mais nous sommes prévenu-e-s : ce texte est postérieur à un voyage déjà effectué, il tente « l’aventure de la réplique ». Il serait comme le prolongement du journal précédemment paru, pas forcément qu’il se révèle incomplet, mais parce que certaines choses digérées et que d’autres hantent encore et s’invitent dans l’après.
Le premier texte intitulé brat i sestra, qui se traduit par frère et sœur au singulier, (brat n’étant peut-être pas le morveux, le sale gosse que l’anglais signifie, quoique … ! ), semble commencer par présenter deux personnages : une sœur dont le frère aîné est parti loin (« si loin d’ici » répété comme un refrain pendant les premières pages) … Hongrie, Tchécoslovaquie … Frère et sœur au singulier mais on entend le pluriel, frères et sœurs humains, ce que nous sommes tous sur cette terre et pourtant, bien trop souvent ennemis, y compris quand nous partageons culture et langue. Une sœur que l’on rencontre à six ans … puis la Yougoslavie explose et les conflits se durcissent … la sœur devient Beris.
Le deuxième texte accompagne Beris dans sa vie quotidienne, vie de femme effectuant les diverses tâches ménagères, jusqu’au jardin où son rapport à la terre est métaphore du rapport à l’écriture. L’injonction à la patience, la tension de l’attente est palpable grâce au rythme donné au texte :
aucune lèvre à bouger mais le sang
à faire des tours de son sang
Puis on suit Beris dans ses déplacements, elle prend le train, rencontre Seka, elle croise une femme maigre de noir vêtue … Cependant Beris est aussi dans un train à Morlaix, en Bretagne… un an a passé… mais l’empreinte de la Croatie est profonde, mais les souvenirs l’y ramènent avec ses anecdotes.
Et est-ce que ce sont bien des souvenirs ?
Le livre de Lou Raoul est un livre du déplacement, qu’il soit géographique ou qu’il soit à l’intérieur de soi (« je deviens et je m’étonne »). Il est fait de phrases sans ponctuation, souvent laissées en suspens que le lecteur a le loisir de terminer selon sa sensibilité et sa compréhension des éléments observés, décrits. Dans ce « récit » l’ordre des mots est comme bousculé, soit à cause de l’émotion, soit à cause du heurt inévitable entre réalité et fiction, soit encore pour obéir aux règles d’une autre langue dont il faut faire entendre la logique grammaticale.
Livre des réminiscences où certains fuient la guerre, quittent leurs villages, leurs maisons, y reviennent en rêves, en pensées ou physiquement. Livre comme un film documentaire qui essaierait de tenir et montrer ensemble divers lieux, mais aussi le passé et le présent. Les temps ont été tellement bousculés dans la psyché des humains qu’ils en gardent un sentiment de vertige. Livre dans lequel l’étrangeté travaille au sein de la familiarité grâce à la façon remarquable dont Lou Raoul nous présente les choses vues, les faits rapportés. Nous avons entre les mains le livre des « si », livre des conditions et de l’affirmation. Avec ces « si » le lecteur(trice) ne peut que se poser la question de la véracité du témoignage, des témoignages en général. Quand les faits sont trop horribles pour l’imagination, pour leur sensibilité, les humains ont tendance à penser qu’on abuse de leur crédulité. Et pourtant on le sait, certaines actions humaines défient l’entendement. Devant le « si », il est possible d’entendre, bien souvent, un « et » … et si… ? » Et si les choses ne se passaient pas, ne s’étaient pas passées comme elles sont proposées par écrit… la question de la manipulation de l’information chatouille alors nos consciences, bien éprouvées à notre époque! Comment faire la différence entre les fake news, le révisionnisme, les exagérations, les dédales où s’égare la mémoire, sa restitution des faits toujours partielle sinon partiale, comment appréhender la vérité nue ?
« Si » … un oui, un je vous assure, mais comme dans un rêve. Beris va, rencontre, observe, et aurait besoin qu’on la pince pour être certaine qu’elle vit bien ce qu’elle voit. Ce si, cette incertitude, ce conditionnel en forme d’affirmation nous confond bien un peu, mais si l’auteure hésite quelques temps, elle conclue sur :
il y a des témoins des témoignages des traces
à ça s’est bien passé je réponds oui
La guerre en ex-Yougoslavie renvoie à la seconde guerre mondiale côté sol français, quand posséder et cultiver un jardin, on y revient, pouvait être gage de survie.
Et si ! Beris écrit, un avatar de Lou Raoul sans doute, et si, elle revient de Croatie :
elle peut sourire et marcher vers la maison dont les murs bientôt seront rouges au soleil du
matin
si elle sait sa main
sur un visage
poser
et si elle sait encore aimer
Dans la dernière partie du livre la langue serbo-croate n’apparaît plus. Partie intitulée Beris Timber comme pour signifier le bois dont on est fait. Timber comme charpente. « je suis Beris Timber » en est le leitmotiv. Beris à la campagne, aimant, communiant avec la nature, mais aussi Beris au milieu de ronces, menacée de déchirements, où démêler, désintriquer est difficile… une situation métaphore de l’auteure, captive de deux pays, de deux langues ou plus, captive des histoires, des drames, des souvenirs, il faudrait s’en désencombrer (« jeter ceci à la fosse ») comme le cauchemar du petit frère qui par son apparition permet de relier début du livre et sa fin, frère et sœur de nouveau convoqués, pas les mêmes mais qu’importe.
Le nom de Beris Timber fait écho aux nombreux noms d’emprunt qu’un militaire franco-serbe a dû utiliser pour échapper aux poursuites du tribunal international, tour à tour condamné, puis acquitté… Alors en effet, il est bien question de « comme si », de « et si », « comme vous comme pour moi » ajoute Lou Raoul qui pour la première fois s’adresse à son lecteur(trice). Un mot de la fin qui laisse sur sa faim, qui encourage chacun à fouiller en soi les nombreux autres qu’il (elle) peut, qu’il(elle) sait également être.
Second jardin est donc un livre qui encourage à en savoir plus sur l’humain, ses meilleurs et ses pires, ailleurs ou ici, là-bas ou tout près. Notre esprit est capable de souplesse, capable de ces grands écarts. Et si l’on y gagnait une forme de santé. Ou bien si la lucidité, en était la récompense ? … certes blessure (la plus rapprochée du soleil disait René Char). À vous de voir, à vous de lire, à vous de vous laisser désorienter entre France et Croatie, pour mieux comprendre qui vous êtes !