Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres — Les étranges aventures quérant

La première fois que j’ai vu et entendu Claude Favre dire sa poésie, c’était pendant le festival des Voix Vives à Lodève, dans les locaux de l’association 22 montée des poètes, là où se déroulait ce qui faisait figure de festival off, et ce, plusieurs années de suite. À chaque fois j’avais l’impression d’un tremblement de terre sous mes pieds, d’un uppercut dans la poitrine. Quelque chose dans la marge du paysage poétique institutionnel débordait, et réclamait une juste place.

Rappelons quelques titres de la bibliographie de Claude Favre, titres frappants qui disent bien l’endroit d’où elle parle, qui expriment la force et la fragilité (regardées comme dérisoires sans doute par certain-e-s) de l’entreprise commencée par Claude Favre il y a déjà des années :

  • Nos langues pour des prunes, Éditions 22 (montée) des poètes, 2006
  • L'Atelier du pneu, éditions 22 (montée des poètes), 2007
  • Métiers de bouche, ijkl, Ink, 2013
  • Vrac conversations, Éditions de l'Attente, 2013
  • R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, 2014
  • Crever les toits, etc. – suivi de Déplacements, septembre 2016,Les Presses du réel, Al Dante, collection Pli, 2018
  • Sur l'échelle danser, Série discrète, 2021
Considérée comme la Janis Joplin de la poésie francophone (Sabine Huynh, diacritik), Claude Favre s’ouvre un chemin de poésie radical, sans compromis. La ponctuation est le plus souvent rare, l’écriture essayant de suivre le rythme, parfois endiablé, de l’indignation, d’où la disparition de certains éléments de la phrase.
D’où la répétition de mots sur lesquels sa pensée bute pour les pulvériser, sur lesquels notre imagination se déchire. Une langue qui reflète les violences commises par les humains et qu’endure l’ensemble du vivant sur notre planète.

Claude Favre, ceux qui vont par les étranges terresles étranges aventures quérantéditions Lanskine 2022, 86 pages, 14 euros.

Le livre s’ouvre sur quelques précisions concernant ce que Chrétien de Troyes nomment ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant. Il s’agira donc d’une quête du graal, avec des chevaliers aux nobles principes. Puis vient une citation de Malcom Lowry tiré de Au-dessous du volcan : « Je n’ai pas de maison, seulement de l’ombre ». La quête se fera donc dans une certaine obscurité, ou bien invisibilité, souterraine, dans les marges, quête voulue, cherchée ou imposée, et nous découvrirons au cours de la lecture quelles en sont les modalités : colonialisme, impérialisme, politiques libérales capitalistes (considérant les pauvres comme défaillants, non méritants), ou encore dictatures, charia islamique et conflits religieux,  ….

Grosso modo, « l’histoire » se résume à ceci, exprimé page 57 : « Il y aurait eu une guerre. Et nous perdions des morts ». La guerre, on la sait économique, géopolitique, larvée, armée, nucléaire, chirurgicale etc. … À force de violence, de racisme, de sexisme, de génocides, de déportations, de cruauté, de cynisme, d’égoïsme, on reste sidéré, on reste coi, muet, démuni, ne sachant plus comment raconter, témoigner, dire ce qui dépasse l’entendement. L’« histoire » s’emballe, les sociétés humaines régies par, basées sur le principe du profit, s’emballent. Cet emballement broie (vies gachées, volées, foutues), écrase sur son passage : « sous le galop d’un cheval siècle devenu fou, fou.»

« N’imagine » nous indique Claude Favre. En effet pour conserver un peu de paix intérieure, ou pour se garder une « bonne conscience », mieux vaut se faire aveugle, sourd et muet, mieux vaut ignorer ce qui se passe dans le monde et se couler dans l’opinion mainstream. Mais en suggérant de ne pas imaginer tout en inventoriant les misères endurées par les plus faibles, les plus pauvres, les plus démunis partis en quête de liberté, elle nous force justement à imaginer ! Et une fois faites les élucubrations, notre mission serait de dire, parler, dénoncer le sort réservé aux migrants, aux réfugiés (dont les noms ressemblent à « Loin de c’est loin »), aux différents, aux nés sous X, aux esclaves, aux oubliés, aux laisser pour compte de la société, des nations, de l’humanité à peine digne de ce qualificatif qui sous-tend des qualités de bonté, d’empathie, de compréhension.

« Te souviens-tu » continue Claude Favre, qui utilise tour à tour une langue savante et populaire. Une langue dont on trace l’origine, une langue imprégnée des siècles passés quand Marot ou Rabelais usaient du mot silence au féminin, ainsi qu’elle le reprend, comme un refrain : « en grande silence », (et dans son silence féminisé on entend la dignité, on voit la tête haute). Une langue qui fait la place à d’autres langues : syriaque, arménien, berbère, égyptien, géorgien, et toutes apportent leur beauté, leur richesse car véhiculant une autre compréhension du monde.

Dans ce recueil Claude Favre se montre parfois aphoristique, elle édicte des théorèmes, rédige des maximes :

Donner un nom calme les craintes. 

Qui possède une langue ne se perd pas. 

Qui possède une langue n’a pas besoin de frontières. 

Les histoires vraies sont les scories des mythes. 

À l’envers, signifie aussi à l’égard de. 

Javert, né au fond d’une prison haïssait la bohême. 

Donner un nom est un champ de fouille. 

Parfois elle donne des définitions : 

  • Frontières : «  ça dans l’œil qui oscille, dans le nerf de la langue aussi. »
  • Héros : « l’homme qui donne la mort.»
  • Le chagrin à 15 ans : « un litre de mauvais whisky »

Au détour des errances on rencontre Ossip et Nadejda Mandelstam dans les plaines de Voronèj, mais aussi les silhouettes de François Villon, de Charlie Parker, de Chaplin, de Chris Marker, de Rithy Panh. Et par l’emploi du verbe danser, du mot danse, nous comprenons que Claude Favre y entend la vie, son élan, son énergie, la spontanéité heureuse de qui aime vivre, désinhibé, libre.  Bien souvent les chapitres commencent par un impératif, ou bien par un verbe à l’infinitif ayant valeur d’impératif. La succession de ces verbes donne une suite d’injonctions incohérentes, contradictoires, et cela rend bien l’état d’insecte désorienté dans lequel les humains sont aujourd’hui, avec la sensation d’être enfermés derrière une vitre, cherchant à s’échapper. Page 24, Claude Favre rassemble ces verbes, puis tire comme une première conclusion : 

        Imagine. Souviens-toi. Oublie. Souviens-toi. Parle. Tais-toi. N’y comprends plus rien. Mais imagine.
Certaines nuits du souvenir, les mots ont le sommeil léger. 

ET : « Que deviennent les mots jamais pensés. Jamais entendus » Dans ces deux interrogations résident les questions essentielles. Celles qui peuvent mener à l’utopie, à l’espoir, celles qui sans idéologie s’adressent tout simplement à l’intelligence du cœur. Celles qui mènent à comprendre que sur cette planète terre, tout le vivant est interdépendant et que le mal qui arrive à l’un entraîne un mal pour l’autre, à plus ou moins brève échéance. Nous savons aujourd’hui tous et toutes que désormais il est urgent de repenser les modes de vie, les modes de penser, les façons d’être ensemble.  Que cette réinvention risque bien d’être notre quête du graal en ce 21ème siècle, et qui sait au cours des suivants : « On raconte qu’il existerait un peuple qui réinventa la géographie, par d’étranges rêves de traversées [..] Un peuple sans nom. D’étrange patience, ardente et sans traces. »

Comme Claude Favre, au bout de cette lecture vous conviendrez que : « Les questions glissent des cadavres ». Et c’est la raison pour laquelle il faut continuer d’en poser, pour ne pas oublier, pour rendre hommage aux morts. Pour rendre leur humanité aux errants, aux dépossédés, car nous dit Claude Favre, et c’est sa dernière phrase : « Et leurs lèvres remuent et ceux qui fuient sont beaux. » … Alors ne nous reste plus qu’à prendre notre courage à deux mains, à prendre notre langue, à écrire, et fuyons, toutes et tous, fuyons la logique de ce monde fou, fou.

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Étienne Faure, Vol en V : AILES POUR E

Le livre est posé sur l’herbe du jardin. Vol en V sous les chants d’oiseaux. Il faut bien qu’il se patine… Ah, pas encore de taches de café ; ni annotations, au crayon mots soulignés ; tout au plus sur la dernière, blanche, ai-je reporté certains numéros de pages – un bon nombre.

 

Dix heures du matin, 30 degrés à l’ombre, Plein sud dirait Étienne Faure ; les hirondelles plongent, à vitesse grand V, happer un moustique (merci !), boire une goutte d’eau turquoise dans la piscine (il y a une piscine). Huit soleils brillent entre les pages 83 à 90 : des huitains, bien sûr, lumineux, voyageurs, le dernier « cou coupé » comme il (ne) se doit (pas).

Du monde entier, dommage, le titre est déjà pris. Mais c’est bien le cas, une attention exacte : le monde est là, devant nous, nous est donné, à prendre tel qu’il est, tel qu’il fut, compliqué, changeant, insaisissable, et pourtant le meilleur possible, n’est-ce pas. C’est peut-être ce que pensent les dieux, oui, les dieux eux-mêmes, confinés dans leur cambuse, jeunes et vieux fatigués aux premiers vers du livre,

mansardés par l’amour et le temps qui passe,
à boire un glass le soir aux fenêtres rousses

(p. 11) : l’incipit donne le ton. Les Muses existent. On les reconnaît parfois. Entre les lignes et les longitudes… latitudes…

 

Etienne Faure, Vol en V, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 144 pages, 16 €.

Le monde est divers, les poètes l’habitent, comme et quand ils peuvent. Celui-ci pratique de longue date un art du dépaysement qui doit moins aux pays traversés qu’à un rythme, un allant donné par la musique des mots, et qui change selon le lieu et le temps, Suisse, Irlande et Hongrie sous la pluie (pp. 52-53), Espagne, hémisphère sud, si je me souviens bien déjà abordé (ne fût-ce que par le titre) en 2018 dans Tête en bas. Oui, les mots prennent des sens étranges selon les lieux où on les entend, les prononce, et puis, peut-être, les écrit.

 Alors revenons à Paris. Étienne Faure est un arpenteur infatigable du onzième arrondissement, où il vit, et de ses alentours. Certes il glane quelquefois (retour de glane, p. 26) des fragments de beauté urbaine sur la rive gauche, ou dans le mouvement des gares (La vie bon train, 2013) ; tout de même il exerce de préférence à l’Est, au Nord-Est pour être précis, traversant, souvent, le Père-Lachaise où il lui arrive de pique-niquer entre amis

– et c’était la guinguette au cimetière,
les morts rajeunissaient à cette approche

(p. 125) : façon, peut-être, de concilier à la manière de Walter Benjamin la flânerie parisienne et l’Histoire, non loin du Mur des Fédérés

– il faudrait, cette vie, la revivre aux premiers bourgeons
du printemps, voir renaître la Commune,
rectifier Versailles… (p. 117)

 Car l’Histoire est là, toujours. Un sommet du livre est atteint dans le chapitre intitulé Jours de repos, comportant onze poèmes. Le premier, qui porte ce titre, est terrifiant de douleur et de désinvolture : il ne faut avoir peur de rien pour relier ainsi, avec une ironie glaçante mais aussi avec une grande tendresse, après une escapade au cimetière de Picpus – autrefois un jardin – les têtes coupées de la Terreur et le goût sucré

des poires prometteuses, parfumées, fondantes
– des louises-bonnes, des comices, des williams, des conférences,
taillées en espaliers le long des murs de l’enclos
où furent ensevelis les corps sans tête en thermidor –
si juteuses. (p. 115)

L’air de rien Étienne Faure a de ces fulgurances qui vous brisent le cœur. Une aïeule perdue, le temps a passé, mais sa montre marche toujours, « je l’ai remontée ce matin » (p. 27, sur les pas de Florentina). Le pendule indique l’Est, penchant ancien, retour à l’enfance, aux souvenirs. Il se peut que le lieu de ces souvenirs, et souvenirs de souvenirs se situe, sur la carte, vieille carte qui ne cesse de changer, aux frontières de la Pologne et de l’Ukraine. Il n’y avait rien là de prémonitoire, seulement

les croix en bois dans le jardin
plantées comme s’il en poussait après la pluie

et les moineaux, wróbel, « diaspora sur les places anciennes » ferment le livre et l’ouvrent à la fois (pp. 131-134).

Toujours les titres sont à lire à la fin, c’est une manière de re-désorienter, si l’on ose dire, le lecteur dans la forêt des mots, poèmes en une seule phrase, chacun sur l’espace d’une page, pas toujours facile à suivre, et que le titre alors explicite… parfois. Dans la lignée des proses denses, mais légères de son recueil précédent, Et puis prendre l’air, Étienne Faure a voulu s’en donner, de l’air, et nous en donner en variant les formats : souvent plus brefs, et jusqu’à un (pas deux : un : il ne faut pas exagérer) haiku, dans l’ensemble Dix flaques (pp. 63-66), sobrement introspectif :

Vue des flaques, inversée la vie
sombre en profonds vertiges…

On découvrira aussi des mouvements plus amples, ainsi les deux poèmes de Traversée à pied où se fait jour une liberté nouvelle. Bien d’autres pages, m’a-t-il semblé, se ressentent de ce style direct, avec un rien d’insolence. Le premier et le plus long de ces deux textes, Rétablissement secteur nord-est (pp. 93-95) pourrait bien avoir été écrit du premier jet ! Il m’a fait penser l’espace d’un instant, un long instant, et tant mieux si c’est un contresens, à – j’y reviens – Blaise Cendrars.

Le temps n’est pas bonnard, on dirait qu’il va tomber
des cordes, des curés, des bobards du ciel antique jusqu’à
la fin du monde, puis le bleu revient, je savais bien,
c’est l’heure
de sortir.

La poésie devient danse, on s’envole avec les oiseaux sous le signe du vent et de la vie.

Qui, quoi d’autre enfin ? Des chats, vieux compagnons. Page 31, derrière la vitre, le poète metempsycosé considère (sceptique, amusé) le monde avec ces yeux-là, jaune vert, félin.

 

 

 

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Le bruit des mots : entretien avec Marie Étienne et Jacques Darras

Cette série d'entretien dont voici la première édition est organisé par Anne de Commines, Carole Mesrobian, Éric Sivry et Patrice Cazelles, en partenariat avec Recours au poème. Marie Étienne et Jacques Darras étaient venus tout spécialement pour évoquer respectivement Sommeil de l'ange et Le Cœur maritime de la Maye, face au public de l'Atelier Matreselva le 24 juin 2022. Ils ont répondu à quelques questions, entrecoupées de lectures, et, surtout, ce qui constitue la particularité de ces rencontres, ont dialogué avec le public auquel une grand place est réservée puisque ce qui importe c'est ce lien et ces échanges tissés grâce à  l'espace laissé autant par la topographie (ils étaient entourés par les auditeurs) que dans les échanges possibles auxquels une grande place est dédiée. 




Isabelle Solari, Poèmes de l’attente

Poète discrète, Isabelle Solari est par ailleurs éditrice. Poèmes de l’attente est son deuxième recueil. Structuré en trois parties dont deux sont introduites par des distiques respectivement de Claudel et de Péguy, ses Poèmes de l’attente, offrande ou chant de grâce, rayonnent d’une éblouissante et confiante intériorité. Ainsi : Offrande du jour « J’ai porté le commencement du jour / dans des mains de neige // comme une enfant ».

Chaque poème, précédé d’un titre comme pour indiquer la tonalité, va à l’essentiel, qui dessine une ligne pure, nous maintenant sur une crête : Harde matinale « Comme des chevreuils / lancés au galop // ainsi va la vie ». L’ensemble se déploie en un chant qui prend sa source dans la blessure enfouie qu’est la perte d’un enfant « La vraie vie est cachée / comment la partager ? », blessure qu’apprivoise « l’oiseau intérieur », transmutée en beauté, le véritable visage de l’amour. L’expérience lumineuse de la blessure, que transfigure l’ange de Rilke qui « va doucement / vers le tranchant innocent des douleurs », devient chant d’amour dédié à l’époux, au père, à la mère, à l’enfant et, à travers eux, au « Tout Autre ». La poésie d’Isabelle Solari est lecture spirituelle du quotidien, union avec les aimés, disparus avec lesquels le dialogue ne cesse pas : « Tous ces êtres / en moi / qui vivent / et demandent l’obole » ou bien vivants : « La parole / est un don // tu l’as reçu» et par-dessus tout avec l’Unique, « l’Ami de tous les jours ». Cette proximité qu’elle partage avec nous ouvre la porte d’un espace plus grand que nous : Vastitude « Comme une implosion / intérieure // Déploiement de l’âme. », comme le don de l’Oiseau intérieur.

Isabelle Solari, Poèmes de l'attente, Ad Solem, 2022, 110 pages, 17 €.

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Pierre Dhainaut : QUESTIONS À ISABELLE LÉVESQUE

Pierre Dhainaut s'entretient avec Isabelle Lévesque à propos de Je souffle, et rien. paru cette année aux éditions L'Herbe qui tremble.

Pierre Dhainaut : Ne devrions-nous pas découvrir sans intermédiaire les livres de poèmes ? Les tiens, sur la quatrième de couverture, ne proposent qu’un extrait. En revanche, des épigraphes les introduisent, que tu empruntes à des auteurs qui te sont chers puisqu’ils reviennent souvent, Apollinaire, par exemple, Thierry Metz et dans Je souffle, et rien. Éric Sautou : quelle importance leur accordes-tu ? Est-ce que tu explicites avec elles l’appartenance à une lignée ?

Isabelle Lévesque : Extraire un ou plusieurs vers d’un poème, c’est lui accorder l’autonomie et revendiquer l’éclat pour une partie seule d’un tout dont on prive ce fragment. Or j’aime les fragments, l’idée que quelque chose de séparé existe, continue, autrement. La séparation, souvent éprouvée comme erreur ou arrachement, devient chance. Ce retournement fait sens. Je veux louer tout ce qui change, évolue, se transforme. L’extraction exprime cette chance sans empêcher de courir vers le tout, pour le reconstituer – avec cette idée chère : rien n’est perdu.
Les extraits que je choisis pour les épigraphes révèlent une double appartenance : je ne cite que les poètes que je lis assidûment (depuis longtemps le plus souvent et pour toujours). Et puis l’extrait devenu essentiel se révèle dans une existence propre : il est pour nos yeux avant que le livre débute, seuil ou guide. Aussi bien il s’efface – le lecteur choisit de le faire sien pour lire ou pas. Une fois les poèmes devenus livre, je ne maîtrise plus rien. Le lecteur décide de tout.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien. peintures de Fabrice Rebeyrolle, postface de Jean-Marc Sourdillon, éditions L'Herbe qui tremble, 152 pages, 2022.

Je choisis les épigraphes après la composition du livre, en lien étroit avec lui et avec le premier poème en particulier. C’est l’une des portes – elles sont multiples. Sur le seuil de deux livres, j’ai ainsi cité Caroline Sagot Duvauroux : « avec l’allégresse cependant et l’audace qui est la grâce / des herbes au bord des précipices »
Ces vers me semblaient dépasser le cadre d’un seul livre : toute une poétique.
Je ne me sens pas appartenir à une lignée de poètes, d’ailleurs j’aime des textes très différents et je peux aussi ressentir le besoin d’aller plutôt vers certains textes ou d’autres suivant ce que je vis, suivant les publications aussi. Stéphane Mirambeau, republiant Terre de Thierry Metz aux éditions Pierre Mainard, m’a conduit de nouveau vers ce livre de Thierry Metz. Il y a plus de dix ans, j’étais restée des mois dans son œuvre pour publier, avec Daniel Martinez dans Diérèse, des inédits du poète (deux numéros spéciaux de la revue en fait). Rien n’épuise la lecture de ce livre et, le relisant, je constatais que je pourrais simplement, pour chacun de mes livres, choisir un extrait de celui-là. Chaque lecture intense emporte mon adhésion, ma ferveur. Les épigraphes restent aussi l’expression d’une reconnaissance – comme peut l’être l’écriture d’un article.
Nous pourrions tout aussi bien découvrir les livres sans épigraphe : le lien n’est pas de dépendance, il est affectif et propose une piste sémantique. Il vient en plus, de surcroît. Pour mes livres, en tout cas, je ne ressens aucune des épigraphes comme consubstantielle mais j’aime adresser ces signes sur leur seuil.
Pierre Dhainaut : La plupart de tes livres viennent d’une fracture, d’une absence : Chemin des centaurées (2019) et En découdre (2021) s’adressaient à l’être aimé qui n’est plus là, voici Je souffle, et rien. où tu dialogues avec ton père, nous t’y suivons à partir d’un 9 septembre, date de sa mort, jusqu’au printemps de l’année suivante. Il a, pour reprendre une expression de Roland Barthes, l’apparence d’un « journal de deuil », au temps présent, mais quand l’as-tu écrit, immédiatement ou beaucoup plus tard, pour lutter contre l’oubli, je cite encore Barthes, en érigeant un « monument » ? (Le tombeau était jadis un genre poétique.) Voulais-tu, selon la formule consacrée, faire ton deuil ?
Isabelle Lévesque : Je suis née, je crois, avec la certitude que quelque chose manque. Cela, je ne le déplore pas (j’écris). Je ne cherche pas à combler ce manque, je l’exprime. Il n’est pas vain – ni dans la vie ni dans les poèmes. Toutes sortes de choses me relient à ce manque, ce sont des sources inépuisables : plonger dans un champ de coquelicots, l’ivresse qui en résulte et me dit de recommencer… Écrire des poèmes occupe la même place : unique, cruciale. Et cela me semble lié à la porosité. Tout m’atteint, me fait écrire. Cela sans borne, sans limite. Avec la langue, c’est un combat, une immersion, un bonheur. Je suis comme je vis en écrivant, sans les barrières que je m’impose dans la vie courante.
Sans protection mais avec le poème comme flambeau. On peut déborder en écrivant. Sur ce terrain, tout se joue, peut commencer et recommencer. En se déplaçant légèrement, en éprouvant toujours, que le poème exprime une quête inextinguible et le partage qui en résulte, avec ceux qui aiment la poésie et nous sont proches, apaise ou enthousiasme, les deux, ensemble, sûrement.
Ta rive incertaine promise, tout ce qui
nous retient en un point de nuit, je l’invente.
Tu signes chaque page au lieu vivant du poème.
 Je l’écris pour toi, il existe. S’il se perd,
il reste ton sillage insoumis, la barque pleine
de naufragés. Tu l’occupes. 
Je suis avec les vivants comme avec les morts : chacun a sa place et l’espace du texte est suffisamment poreux lui aussi pour laisser entrer qui se manifeste. Mon père y entre souvent, c’est un espace réservé en quelque sorte comme certains de nos lieux d’enfance que je parcourais avec lui et où je le retrouve encore. Je m’adresse souvent à lui mais tu as raison, c’est la première fois qu’un livre lui est consacré. Avec lui, d’autres personnes aimées entrent dans Je souffle, et rien. Mes enfants et ma mère en particulier. La famille y est présente dans le lieu fondateur, Les Andelys (son fleuve, sa craie, un espace réel qui peut devenir symbolique). Fabrice Rebeyrolle s’y est consacré dans ce livre en travaillant des lignes et des matières qui incarnent simultanément lieux et êtres chers. Je ne crois pas  cependant qu’il faille explorer les aspects autobiographiques des poèmes. Seule compte l’appropriation du texte par le lecteur. Tout l’espace du poème lui est donné dans l’espoir qu’il fasse siens les vers. L’écriture de Je souffle, et rien. est bien loin de l’événement selon le calendrier. Ce n’est pas un tombeau avec ce que cela comporte de définitif. Ici, maintenant, rien n’est clos. Il existe une frontière sur laquelle les vivants et les morts se touchent. D’ailleurs le Journal de deuil de Roland Barthes est inachevé, tout comme le Tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé.
Pierre Dhainaut : Tes livres sont inséparables de certains lieux qu’ils évoquent, qu’ils ne nomment pas forcément, Je souffle, et rien. se déroule aux Andelys. Dans une note à la fin d’Ossature du silence (2012) déjà dédiée à tes parents et illustrée par des encres de Claude Lévesque, tu avais dit : « L’écriture naît aux Andelys. » Le fleuve, la falaise, le château, certaines rues et certains quartiers de la ville, tout est précisé, pourquoi ? Un mot revient en permanence, « ici », quelle valeur a-t-il ?
Isabelle Lévesque : Il est vrai que j’utilise peu de noms de lieux, mais que ce soit pour Les Andelys, ou pour la Bretagne parfois, un nom s’impose. Ainsi, Meurdrac, nom de la rue où nous habitions avec ma famille. Peut-être les noms de lieu reviennent-ils plus souvent lorsque l’enfance entre dans le poème. Les Andelys, c’est cela, un territoire précis qui a laissé des traces de calcaire et d’eau douce mêlées. Ce sont des promenades et des passerelles entre des lieux différents, la ville, le bord de Seine et les bois alentour. Et certains noms cognent avec leurs sonorités : « Meurdrac », un tel nom, si on le décompose, force la mélancolie et la rêverie pour s’extraire de périphéries restreintes, douloureuses ou autobiographiques. Comment brise-t-on le cadre d’un nom terrible - d’un lieu ou du temps ? Comment ne pas écrire ?
Dans ma main, un trait de craie effacé
sur le bitume de Meurdrac. La pluie
lave le passé. Tu le prends,
c’est une fleur de centaurée. Je m’éloigne,
c’est toi qui restes. 
« Ici », cet adverbe que tu aimes aussi, est au cœur de ce processus. Il est très ouvert (j’avais donné ce titre « Ici aux Andelys » à l’une des parties du livre que nous avons publié ensemble à L’herbe qui tremble, La grande année). Cet adverbe transcende les références précises à un lieu, il est franchissement de l’impossible, exhortation à la conquête, une conquête humble, dirai-je, celle d’un affranchissement. Écrire, c’est être libre, déjà. Et on ne peut réduire ce mot à ces deux syllabes – sans cesse il recommence, à rebours parfois, se redéfinit. Naître est son principe.
Pierre Dhainaut : Écrire, aller vont ensemble avec toi, mais marcher ne te suffit pas, tu cours, tu apparais à travers Je souffle, et rien. sans cesse en mouvement. Mais ce qui me frappe, ce n’est pas tant l’intensité du livre, voire sa violence, elle s’impose, que dans l’épilogue une tonalité difficile à définir, renoncement ? apaisement ? Au terme de la si longue descente dans les ténèbres surgit, comme dans les contes initiatiques, la fleur sublime qui est présente en chacun de tes livres, je relis le distique qui occupe à lui seul la page ultime : « Alors fière je lève ce verre vide : // le coquelicot joindra sa parure au vent. » De quoi es-tu « fière » ? :
Isabelle Lévesque : Je ne suis pas si fière en réalité, simplement debout, face aux falaises – tu sais qu’il faut si peu au coquelicot pour paraître, dans une faille parfois.
Aller, courir permet de rester au plus près de ce qui manque – ce manque ontologique que j’ai évoqué. Il s’agissait pour moi, avec ce livre peut-être, d’accepter d’être séparée car cette séparation insurmontable pose les retrouvailles. J’écris pour renouer l’impossible à la réalité. Le perdu, une fois vécu comme tel, n’est pas sans perspective – le principe de transformation lui donne une place nouvelle. Accepter le point final du titre après ce « rien » qui est défini par le livre, c’est retrouver. Le lien par le poème, dans le poème ne peut être dissous. L’écriture et l’éternité sont vouées l’une à l’autre – je l’éprouve en écrivant comme en lisant les poètes.
L’écriture tend un fil entre des choses qui apparemment s’excluent, c’est sa manière de vivre les frontières. On peut se souvenir de Beckett dans L’innommable qui affirme : « [I]l faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent […] » On peut lire la fin du poème comme un défi même si le verre est vide. Place alors pour le coquelicot fragile qui déploie cette fragilité (l’assume).
Pierre Dhainaut : La phrase qui sert de titre au livre a un caractère implacable que nous ne pouvons oublier (elle figurera encore deux fois dans le texte) puisqu’elle associe phonétiquement le souffle de la vie et de la poésie à la souffrance, et comme si l’évidence du « rien » ne suffisait pas tu ajoutes au titre même, à la manière des imprimeurs d’autrefois, le point décidément final, fatal. Comment concilies-tu la phrase qui désigne ton livre et celle par laquelle il ne veut pas se fermer ?
Isabelle Lévesque : Il faut dire que faisant rimer « final » et « fatal », tu rencontres une part vive encore en moi de fureur et de feu. Si tout brûle, que cela soit total et définitif car alors tout est pur. Recommencer devient nécessaire et possible. J’aime cet absolu. Je souffle, et rien. sonne ainsi. Père envolé, disparu. Il est entré dans le poème. Dans l’essor du poème, il devient, il n’est pas enfermé puisque tout bouge : le lecteur fera le chemin jusqu’au cœur du poème. Chacun insufflera sa vie. Le défi modeste de la fin, c’est bien sûr le poème. Cela ne me console pas, je ne le souhaite pas. Et cela rejoint aussi ce que j’exprime à ce propos dans les questions qui précèdent. « Rien », c’est quelque chose – défini par le livre.
Pierre Dhainaut : Un livre d’une telle ampleur a dû être élaboré ou pour mieux dire porté au cours de nombreuses années. Tu n’indiques jamais les dates d’écriture, mais tu as publié en revues plusieurs extraits, certains depuis longtemps. As-tu procédé par à-coups ou de façon continue ? As-tu multiplié les fragments avant de les reprendre ? Tes livres sont bien des livres, non de simples recueils, comment travailles-tu ?
Isabelle Lévesque : J’écris les poèmes en continu, sans d’abord penser à un livre à venir. Cela est vrai pour chacun des livres publiés jusqu’à aujourd’hui. Quand je décide d’en constituer un, je le fais en prélevant dans un ensemble de textes écrits sur une même période le plus souvent. Alors je construis. Les poèmes ou fragments d’abord placés dans l’ordre chronologique d’écriture pourront être déplacés, coupés, transformés. C’est un travail complexe et délicat. Les textes ne sont pas datés parce qu’ils doivent constituer un continuum, un seul poème. C’est un flux ininterrompu, comme dans un roman. Peu importe que certains textes qui se jouxtent n’aient pas été écrits en même temps, ce qui compte, c’est le fil suivi par le livre.

Pierre Dhainaut : De plus en plus tu collabores avec tes amis peintres soit pour des livres ou des manuscrits d’artiste, soit pour des éditions courantes, Jean-Gilles Badaire, Christian Gardair, Marie Alloy, Caroline François-Rubino... De nouveau Fabrice Rebeyrolle t’accompagne, il t’a donné neuf magnifiques vues de la falaise au gré des heures et des saisons. Quel rôle désirais-tu qu’il joue à tes côtés ? Quand tu écris, penses-tu à des images peintes ?
Isabelle Lévesque : Je ne pense à des images peintes que lorsque je me laisse inspirer par elles pour certains projets dans lesquels les œuvres existent avant mon écriture comme, récemment, des chemins de Caroline François-Rubino ou des femmes voilées de Fabrice Rebeyrolle.
J’aime ces rencontres avec les peintres et, quand j’ai commencé à publier mes poèmes, j’y aspirais. Je rêvais, par exemple, d’un livre avec Christian Gardair dont j’avais découvert les œuvres sur internet (sur le site de Jean-Michel Maulpoix). La rencontre s’est faite et s’est concrétisée avec Nous le temps l’oubli et une exposition dans une galerie parisienne. De même, pour Fabrice Rebeyrolle, j’ai aimé ses œuvres et l’ai contacté en lui adressant des poèmes. Nous travaillons sur un projet lié aux fleurs pour une exposition prévue en 2022. Ce sont des projets enthousiasmants et j’aime porter un livre avec un artiste qui fait une lecture particulière (jamais littérale) des poèmes. Je connaissais un petit peu Marie Alloy lorsque je lui ai proposé de travailler sur Le fil de givre, publié par Alain Gorius (Al Manar) et nous avons continué à travailler ensemble pour un livre d’hommage au poète Jean-Philippe Salabreuil, Ni loin ni plus jamais, publié par Le silence qui roule. J’ai aussi eu la chance de participer avec ces artistes à plusieurs livres originaux publiés à très peu d’exemplaires, un exemplaire unique parfois avec Fabrice Rebeyrolle.
Pierre Dhainaut : J’entends tes poèmes, ce sont des compositions musicales. Tu choisis les mots en fonction de leurs pouvoirs sonores, les vers s’imposent par leur rythme, élans, ruptures et reprises, tu bâtis des ensembles puissants et précaires, mobiles, et le silence importe. Je le sais pour t’avoir écoutée, tu aimes lire à haute voix. Or, à ma connaissance, tu ne te réfères jamais aux musiciens. Y en a-t-il qui te sont nécessaires au point de t’inspirer ?
Isabelle Lévesque : La portée sonore du poème est essentielle. Les mots surgissent, je crois, au gré de leur portée onirique et de leur capacité rythmique. Je dis, j’articule les mots à voix haute lorsque je compose un livre et je les entends lorsque j’écris. Le poème est une partition : on peut chanter, cesser de le faire, entendre le heurt des consonnes et les silences en écrivant. J’y suis sensible pour écrire et pour lire.
Je change je chante j’emporte
les mots vivants qui tremblent
à la surface du poème
inventé par le fleuve, toujours même. 
Mais je ne puis dire que certains musiciens m’inspirent pour écrire – ce qui est le cas pour les peintres. Cela va ensemble, la musique et le poème. Dans mes poèmes, je ne me réfère effectivement pas à des musiciens, ni même à des poètes (en dehors des épigraphes, je n’utilise pas de citations).
Dans la vie, j’aime les ritournelles, les refrains des chansons populaires : je chante souvent en marchant, en conduisant et je crois que ce fond sonore avec lequel je vis n’est pas indissociable du poème.
Pour la musique classique ou le jazz, j’en écoute parfois aussi, en particulier quand j’écris un article sur un livre dans lequel l’auteur évoque un morceau. J’ai ainsi écouté par exemple le Winterreise de Schubert avec Véronique Wauthier (Traverso – L’herbe qui tremble, 2019), les Leçons de ténèbres de Guillaume de Machaut avec Véronique Daine (Extraction de la peur – L’herbe qui tremble, 2016), des œuvres de Giacinto Scelsi avec Pierre Chappuis (Dans la lumière sourde de ce jardin – Corti, 2016) ou  encore des chansons de Billie Holiday avec Emmanuel Laugier (ltmw – Nous, 2013). Tu vois, c’est varié et parfois surprenant pour moi. Tu m’as aussi toi-même récemment incitée à écouter les Concerts brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach.
Si ton instrument préféré est la flûte, pour moi c’est le violoncelle, si proche de la voix humaine. J’aime d’ailleurs beaucoup les suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. J’ai entendu Fabrice Rebeyrolle en jouer une, c’est un excellent musicien.
Pierre Dhainaut : Toi qui as préparé tant d’entretiens avec des poètes et des peintres, acceptes-tu volontiers de répondre à des questions ? Il doit bien y en avoir une que tu aurais souhaité que je te pose, que j’ai oubliée ?
Isabelle Lévesque : Je l’ai fait volontiers, plusieurs fois déjà, en répondant aux questions de Sabine Dewulf ou Guillaume Richez. Avec plaisir à chaque fois. J’ai toujours envie que l’on m’interroge sur les poèmes des autres, que cette part ne soit pas oubliée. Il me plaît d’hésiter entre Thierry Metz, Eric Sautou et Caroline Sagot Duvauroux. J’aime lire les poèmes, tu le sais, et je garde un souvenir très vif de la lecture à voix haute à Bordeaux, Toulouse ou Charleville-Mézières. Lire les poèmes de Thierry Metz dans les années 2010 m’a donné le goût de lire mes propres poèmes.

Présentation de l’auteur




Chaque jour ausculter

J’ai beau faire. C’est toujours par là qu’il me faut passer pour retrouver ma joie intacte, lumineuse, pliée comme un ciel, au fond de mes poches, azuréen, clair comme le plus clair de mes regards : lire.

Petit livre blanc. Et rouge. Bordé de noir tel un crépuscule dans les blés. Editions la Boucherie littéraire. J’ai entre les mains une vie passée de 9 heures à 22 heures, si, si, je vous assure, pendant la pandémie c’était ce rythme-là, et même encore aujourd’hui, au chevet de la douleur, de nos saignements accidentels ou menstruels, maux de tête et de dents, courbatures, infections virales, et autres blagues en tout genre.

Les mains d’un homme entre les miennes, entre les vôtres, chaudes, chaleureuses, page à page, diagnostique arrachant ou cueillant une à une les mauvaises herbes de la maladie pour les poser comme des fleurs dans le vase de notre empathie.

Et surtout ses yeux dans les nôtres lisant derrière nos peurs, nos gestes, l’envers de notre vie. Un peu de beauté arrachée à notre silence comme une douce épine.

On a perdu les numéros des pages. Un souffle les détache du mot à mot de ces poèmes comme une envie de dépasser le temps de la mort, de la douleur.

C’est rare l’intimité d’un médecin offerts à la page blanche du poème. Très. On ne sait jamais ce qu’il pense, celui qui panse nos blessures par son assurance, son écoute, sa chaleur humaine, rassurante.

Est-il de marbre ? Ce livre nous dit non. Sa présence aussi est de frissons, de doutes, d’émerveillement pour le courage, la frivolité, la désinvolture, l’hypocondrie, le déni, la lutte ou l’effondrement de ses patients derrière le masque de celui qui sait.

Jean-Luc Catoir, Chaque jour ausculter, La Boucherie littéraire, collection Sur le billot, 2022, 78 pages, 13 €.

Des souffrances comme une collection de papillon sur le mur d’une chambre. Embaumés avec la tendresse de celui qui soigne, même le chancre de l’oubli.

Imaginez le regard, la patience acharnée de celui qui après chaque consultation griffonne en pensée dans sa tête comme une image, un instantané de ce qu’il vient de vivre, une vérité de l’instant qu’il ne veut pas perdre, et qui l’a touchée en plein cœur.

Pourtant
il faut bien dire
à cette femme en pleurs
que la maladie
de celui qu’elle aime
aura le dessus 

Chaque mot cherche la pudeur. Chaque poème à approcher les moments les plus délicats d’une auscultation. On pleure, on rit, on se retrouve dans cette ressemblance des petits instants de consultations que l’on a tous vécus. Les dénouements heureux. Les hontes avouées en secret à celui qui saura quoi en faire. Et comment les dénouer.

On se retrouve nez à nez avec une humanité qui se bat, essaie de survivre. Entre fou-rire et larmes. Mais qu’ils sont beaux les patients, ceux que l’on appelle les patients justement, tellement impatients parfois, dans les yeux de leur docteur.

Antoine Gallardo, il fallait oser, premier lecteur de cette série de poèmes en miroir, nous offre par ce choix éditorial exceptionnel, un ensemble de textes brefs d’une qualité rare par sa sobriété, sa concision et la densité de ses images.

Ces petits éclairs nous guérissent de l’indifférence froide de la médecine pour qui, parfois, nous ne sommes que des numéros de sécurité sociale.

C’est grâce à ce genre de publications précises et précieuses que l’on aime à croire que « La poésie sauve le monde ». Comme elle a aidé à rester debout certaines âmes revenues des camps de concentration pendant la grande guerre. Les hommes attendent de l’histoire qu’elle leur raconte leur propre histoire devenue poème devenue baume devenu lueur d’espoir.

Guérir de quoi ? De ce que notre corps ingurgite par le trop  plein de travail, la mal bouffe, la solitude infinie des abandonnés, le manque d’amour, la surproduction et la surconsommation, la dévastation des glaciers et des forêts ? Tous les corps parlent de cela. C’est universel. Et quoi encore ? Guérir de l’ego ? De la peur de mourir ?

Celui qui fut dans notre enfance la figure forte et charismatique, intime du médecin de famille, mélange sous nos yeux «  médecine et poésie, poésie et médecine. Les patients, on l’espère s’en portent mieux, la poésie, on ne sait pas. » avoue-t-il. Avec humour en plus.

Vous ne savez rien du regard et des émotions de votre généraliste, non très vague et général qui finalement ne veut plus rien dire. C’est bien cette profondeur que vous allez découvrir tendrement ici. Avec le traitement que nous espérons et que je vous souhaite à tous. Un poème. Un poème parmi ceux-là, à lire comme le remède universel de notre ennui et de notre peur d’aimer.

Ordonnance médicale

Une heure au minimum, avant les repas, et trois fois par jour de lecture poétique, à voix haute ou à voix basse, assis dans le fauteuil blanc comme neige du bureau, ou allongé dans le grand lit mauve de la chambre d’amis, fenêtre légèrement entrouverte à l’air du dehors, profitant du petit courant d’air frais entre le livre et la vitre, un cercle de café noir au fond d’une tasse grise et paisible, suivre des yeux le déroulé méticuleux des pages écrites pour cet apprivoisement des doigts et des lèvres, ne penser à rien d’autre, embrassant la douceur de ce pollen collé comme un baiser à notre bouche, ruminer, savourer, avaler lentement à longues gorgées, avec des fourmillements dans le ventre, dans la tête, des vertiges agréables comme ceux du désir, jusqu’à laisser tomber en poussière toutes nos pensées, tous nos soucis, voilà ce qui peut nous sauver de la grippe de l’indifférence, du cancer des préjugés et de tous les Alzheimer de la trahison.




Sébastien Coccoz, Écrivant chemin

L'un à l'autre
où que tu sois
apostrophé
sur des chemins
de terre
où les ombres
se couchent
à force d'inventions

L'un à l'autre
en ces lieux
d'une fois
qui nous tissent
et nous lient
par des anneaux
imaginés

L'un à l'autre
par le toucher
des multiples
regards
qui patientent
au seuil
de nos paupières

L'un à l'autre
par nos paroles
offertes
comme des secours
établis
qui jalonneront
nos solitudes

L'un à l'autre
sans rien
qui nous délivre
des aubes
de nos rencontres

L'un à l'autre
enlaçant
l'heure dernière

L'un à l'autre
menant
jusqu'à nos noms

L'un à l'autre
survivant

∗∗

Ici s'invite
en mon absence
la vie introuvée

dans le partage d'une ombre et d'une lumière
où la vie et la mort s'entrouvrent avec la même évidence

Présences qu'aucun crible ne conserve

Vibrato de cordes et de hautbois jamais entendu

Imagine un arbre qui se délesterait
d'une branche morte

ou un mur qui s'effrite
dans les longues journées de son abandon

C'est une lutte des feuilles et du vent
pour recueillir tout le silence
présent dans les heures quelconques

Je comprends cet humble secret qu'une ronce murmure

Je le tairai 
C'est loyal 

On ne trahit pas la parole des eaux vives et des mousses 

Sait-on si elles cessaient 
ce que nous conserverions de notre propre mystère

Forêt conforme à mon amour 
réalité où j'appuie le front de mes vouloirs 

 

∗∗

Quoi qu'il arrive
la vision de l'existence tient dans un mot
de la taille d'une offrande

par tes yeux bleus ou noirs

Comme une maison pour attendre
que toute vie devienne

Je maintiendrai cet éveil en moi
par des insomnies répétées

Espoir qui restera à la fenêtre
guette un combattant qui revient de la bataille

Car il n'a pas de tombeau il faut qu'il vive

O volontaire
O météore

Sous tes pas ce sont nos bouches qui te nomment
à seule fin de dissiper un malentendu

∗∗

 

Notre propre chemin est une parole 
suivie d'un acte 

Bien sûr c'est l'assurance de n'arriver nulle part 
qu'au sommet de notre force invisible 

Voici donc un monde qui n'existe que dans le contour de notre regard 

J'écris pour en raconter les possibles au-delà 
sans jamais m'éloigner de mon intuition qui me sert de boussole 

La seule incertitude est le lieu où enterrer le retour 

 

∗∗

Entre ciel et terre est l'horizon 

Entre toi et moi aussi 

C'est la raison pour laquelle 
nous n'emportons jamais rien
quand nous partons 

Tout est dans le regard que tu maintiens posé 
sur les territoires que j'invente 

Et où je vais est ton visage 

 




Revue Dissonances n°42, mai 2022

Si on ne connaissait pas les subtilités ou les choix radicaux de Dissonance, on s’étonnerait du présent numéro au style plutôt funéraire : fond noir et lettres dorées à l’appui. Une contre-illustration dans la lignée dissonante ?

Quoiqu’il en soit, les « sans-dents » et les «  fafs » sont aujourd’hui désormais  invités à boire le champagne pour l’anniversaire des vingt ans de cette revue, invités  à remplir la coupe sans préciser la marque du vin proposé cette vague de l’humour noir ? Sabrons donc sans sabre ! Après avoir également sabré le champagne et multiplié les extravagants alléluia, les auteurs de ce numéro 42 ont su abandonner leurs délires à l’écriture. La muse éthylique propose une belle cuvée ! Un bonheur à déguster avant l’ivresse. Les lecteurs éméchés participent au banquet. Pourquoi pas moi en lisant ?

Ainsi les chiens et les écrivains éthylisés (néologisme) « lapent » déjà  le champagne renversé sur le tapis - Etienne Michelet et Côme Fredaigue, découvrent la « neuro mâchoire inférieure vidée ou presque des dents du fond (..) des yeux noirs démentent aussitôt, regard abimé, vertige dans lequel, elle pourrait nous entraîner » (Côme Fredaigue). Les élucubrations plaisantes et débordantes d’excès sont agrémentées par les élégantes illustrations pointillistes d’Anne Mathurin, confortant le thème alcoolisé de la rédaction, le symbole du champagne : « la frontière s’estompe entre sa tradition, son image raffinée, son gout subtil et la vulgarité de l’excès, à la nôtre ! ». Brigitte Fontaine, elle,  décrit le « décorum voilé de noir et d’or (évocation de l’énigmatique couverture peut-être sans certitude qui s’appelle l’aurore) ».

Dissonances #42, Champagne, mai 2022, 56 pages, 7 euros.

Où sont les « profondeurs pétillantes où plus rien n’existe ? Hors de ces « profondeurs pétillantes » hormis, « le fameux péril jaune » selon Rigodon de Céline…

Traversant le rideau de mégots et de cendre, un auteur se souvient (Arthur Le Reste- Juliard) du discours tenu en 1974 par le poète Odysséas Elytis. Ce poète, coutumier du poète Brautigan, connu pour ses excès de bar, révèle à la fois son amour du champagne tout en lui opposant son animosité envers les buveurs, les invités réunis pour le Nobel, des « pompeux snobinards » ! ... Il est vrai que malgré les choix de cette médiocre année 1974 - Johnson et Martison - auront autant de place dans l’histoire de la littérature « que deux glaçons creux vers les courants chauds avec leur petite ombrelle en papier plantée dans le cul » !!! Et nous, lecteurs et lectrices, versons-nous vite une coupe de champagne pour la route ! Mea culpa au champagne !

Dissonances lance déjà le prochain thème du numéro 43 « trans ». Je transpire déjà, transpercée par l’urgence de rendre la copie trans avant la date-butoir du 24 juillet…  Il me faudra ingurgiter au minimum un jeroboam avant ; à moins que le moine bénédictin transsexuel… Dom Pérignon n’ épouse enfin la transgenre, une Veuve Clicquot  !!! Mumm !




Nouveaux délits, Revue de poésie vive, Numéro 72

Cathy Garcia Canalès, la « Coupable responsable » de cette revue se voulant délibérément « délictueuse » nous prévient dès la première page, elle se trouve du côté des « poètes voyants, des poètes pythies, des poètes monstres. » Elle le reconnaît, néanmoins, « ce genre d’écriture n’est pas à la mode » quant au poète !

« Pauvre poète (…) s’il se tait, il devient fou ; s’il parle, on le prend pour un fou. Ce poète est excessif et peu vendeur (…) Il sait et il ne sait rien. Il est l’ignorant qui ne peut jouir de son ignorance (…) il est un vivant mort autant de fois qu’il aura fallu pour se dépouiller jusqu’à l’os (…) Il partage ses visions, se fait conteur, éclaireur, compagnon. » Car « Il s’agit de guérir » et de « briser les maléfices », de dénoncer ce qui nous fait du mal. C’est dire à quel point le ou la poète renversent la table du monde, permettant une « transvaluation des valeurs » pour parler comme Nietzsche. S’ils semblent excessifs dans leurs cris c’est qu’ils s’affrontent à un monde qui l’est, de fait, dans le mal.

Nouveaux Délits n°72,
Avril 2022, 7 €.

On ne sera donc pas étonné que la revue se termine par la recension d’un ouvrage d’Anouk Grinberg sur l’Art Brut, valorisé enfin par Jean Dubuffet et les poètes surréalistes : « Alors que la vie elle-même est démente, qui de nous peut dire où se trouve la folie ? » cette citation de Cervantès clôturant la revue comme les « poètes voyants » l’avaient ouverte.

Une mention particulière pour les textes de Michel Woelffle, inspirés par « la mort d’Isabelle », un parcours, une méditation autour de tout ce que peut inspirer l’absence, le silence, la présence, peut-être, d’une âme sans le corps. Et une très belle image, au terme de ce voyage intérieur, celle d’un nid contenant quatre oisillons dans la bouche ouverte d’un mort, lequel devient, peu à peu un arbre. J’ai rarement autant ressenti cette impression de liberté subjective qu’en lisant cette suite de textes, tantôt en vers, tantôt en prose, mais toujours tournés vers cette « autre » vie qu’est la mort. La poésie seule peut tenter non pas de percer, mais d’approcher ses mystères. Et dans la « bio » qu’il tente, Michel Woelffle avoue préférer « le silence propice à l’inspiration et écrire quand la paresse le (lui) permet. »

Cette revue appelle à la « justesse » d’une parole, moins à l’engagement pour de justes causes comme le sort des migrants que la mer engloutit, par exemple, même si Anne Marie Bernad en fait le thème central de sa contribution, qu’à ce dégagement du prosaïque quotidien pour cerner et dire l’Étranger essentiel. « Quotidien d’une étoile / Ma tâche accomplie / Je rentre chez moi / Le corps criblé de météores » (Jérémy Semet). Ou bien encore, cette vanité de la poésie, devant l’univers :

Défaite du poème

Il te faudra admettre finalement

que le poème n’est rien face à la Mer

(Vincent Calvet)

J’ai particulièrement aimé, dans cette revue, les « commentaires » au bas de chaque page, prolongeant, contredisant parfois le texte disposé en leur centre :

En voici un exemple :

« Maléfice

Aux portes des granges

Les chouettes clouées

Ailes écartées (…) »

(Odile Steffan-Guillaume)

Auquel répond en bas de page :

« Elle a décloué le hibou qui était sur la porte,

Remis en place ses os brisés

Lissé ses plumes,

Lui a fait reprendre son chant »

(Sandrine Davin)

J’aime la modestie du format, ainsi que celle des intervenants, comme Stéphane Mongellaz qui avoue « Aujourd’hui, à 42 ans, je commence à confronter le possible intérêt de mes textes à la réalité du lecteur ». Il y a toujours, dans ces textes, des moments d’intensité poétique étonnants :

Demain le raisin

jugulaires pleines

mordra son propre jus.

Moi

(…)

Lassé des cycles

que répète l’ivresse

j’assècherai ma gorge

d’un caillot de sang. 

∗∗

Dehors existe, je l’ai vu 

(Perle Vallens)




La ponctuation, du point final au point d’infini : entretien avec Eric Poindron.

Conteur, créateur de contes, poète, auteur de plus d'une quarantaine de livres, éditeur, collectionneur, scénariste, metteur en scène, Eric Poindron, en plus de tout ceci,  invente des signes de ponctuation ! Il est vrai que pour exprimer la palette immense de ce qu'il perçoit à travers le prisme de ces multiples approches et talents, il faut sans aucun doute élargir la gamme de ces caractères qui participent pleinement à l'élaboration sémantique des textes. C'est donc à lui que nous avons posé ces quelques questions, auxquelles il a si gentiment accepté de répondre.

Éric Poindron, comment définirais-tu la ponctuation ?
Répondre à une question aussi vertigineuse est un travail d’équilibriste. Avec modestie, je crois que la ponctuation est une affaire de morale. La morale que nous nous devons. Comme une oscillation entre le souffle et la raison ou la dignité et la musique de l’esprit. Jadis, il existait une expression qui disait : « donner un soufflet à Ronsard » et qui signifie « faire une faute contre la langue » ou maltraiter la langue. L’expression a disparu et c’est peut-être tant mieux car il faudrait aujourd’hui presque l’utiliser à chaque coin de phrase tant la langue est rudoyée.
La ponctuation, ce sont à peine quelques petits signes mystérieux et misérables, un peu comme les pièces d’échec, inertes, et de bois, qui ne demandent qu’à prendre vie. Les échecs sont une science combinatoire et, du reste, une succession bien ordonnée et donnant naissance à un coup de maître est appelé « un prix de beauté ». Il en est ainsi et aussi avec la ponctuation qu’il faudrait surnommer « la discrète ».
La ponctuation est une rivière délicate, comme cet instant qui coule « un tout petit enclos de garde-barrière, couvrant une maisonnette de jardinier, treillageant le mur de la rustique auberge. », comme l'écrit printanière et si joliment Colette. Là est l'enjeu ; l’équilibre ; chacun peut essayer de s’y frotter.  C’est une épreuve de funambulisme.
Qui, comme Pierre Reverdy, peut prétendre écrire une confession parfaite : « En ce temps-là, le charbon était devenu aussi précieux et rare que des pépites d’or et j’écrivais dans un grenier où la neige en tombant par les interstices du toit, devenait bleue. »

Eric Poindron, Jack et la ponctuation, Les lectures de Chantalou.

La ponctuation, tout comme la typographie ou l'orthotypographie, est ma « grande affaire », mon obsession ou l’une de mes obsessions. J’ai toujours aimé les coulisses et la ponctuation est une affaire de coulisse. George Brummel, dit « Beau Brummel » énonçait que l’élégance était l’art de ne pas se faire remarquer. La ponctuation c’est peut-être ça : l’élégance qui ne se fait pas remarquer. Le regretté Gilles Lapouge, styliste incomparable et discret, disait que c’était le « style ». Travailler avec Gilles Lapouge et le voir corriger un texte était une épreuve de rigueur et d’enchantement. Une manière de gentilhomme de « ne pas y toucher ». Gilles déplaçait ou ôtait parfait une simple virgule et une phrase qui semblait toute laconique prenait son envol ou le droit chemin.
 Peut-on dire que la ponctuation joue le même rôle, produit les mêmes effets, dans la prose et dans la poésie ?
Nous savons que depuis l’admirable Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertand, texte poétique en prose qui influença Baudelaire, que les cartes ont été rebattues et que la poésie se fond dans la prose chez le prosateur exigeant.
Tout d’abord, qu’est-ce que la prose et qu’est-ce que la poésie ? J’ai toujours cru qu’un grand prosateur était avant tout ou en même temps un poète.
J’avais dit un jour à Pierre Michon « Toi qui es un poète tout entier et en majesté pourquoi n'écris-tu pas de poésie ? » et Pierre m’avait répondu : « J’écris de la poésie, en quelque sorte, tu vois bien. C’est parce que j’aime indistinctement les chiens et les loups, comme tu le fais. »
La poésie est sans enjeu, c’est pourquoi elle peut devenir un laboratoire d’expérimentation. Aussi chacun y va de son petit établi de manitou ou de chimiste. Les réussites sont plus ou moins lumineuses mais qu’importe puisque la poésie est une expérience, un chemin, une destination, et non un diplôme ou une date d’arrivée et climatisée.
Les fantômes de l'enfance, les « oiseaux Pihis » et apollinariens, l'âme de Lord Byron, la Mitteleuropa & la poésie de Borges, toutes ces sciences inexactes. Ou quelque chose comme ça.
Une anecdote : Au début de sa carrière d'écrivain, Pierre Loti commençait souvent sa phrase par des points de suspension ; ce que lui reprochait son éditeur. « Non, Ça ne se fait pas », se lamentait ce dernier. Ce qui n'empêcha nullement Loti d'entrer à l'Académie française.
Une autre anecdote, célèbre cette fois : Baudelaire corrigeant les épreuves de Les Fleurs du mal et précisant à la fin d’un vers (Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,) « Je tiens absolument à cette virgule. »
Une dernière anecdote, esthétique cette fois : Jules Denis écrit dans sa Grammaire typographique que « Le tiret, par son allure, a quelque chose d’élégant. […] Il n’a pas, comme sa congénère la parenthèse, le profil bedonnant qui vous arrête au passage. ».
Quels sont les poètes qui pour toi ont joué ou jouent avec la ponctuation de manière significative, ceux pour lesquels l’emploi de la ponctuation est déterminant, qui se sont appropriés ces signes pour les faire entrer dans le fonctionnement poétique de la langue ?
Le modèle c’est Apollinaire qui décide de sacrifier toute la ponctuation dans Alcools et donne naissance à un nouveau texte, à une modernité, et invente ainsi une nouvelle ponctuation. Avec Apollinaire, la messe est dite. Et chantée. Jamais un jour sans Apollinaire.
J’ai à ce propos une histoire émouvante. Nous avons vendu avec ma compagne, voilà quelques années, une édition originale de Calligrammes d’Apollinaire chez Artcurial. Tirage de tête, avec envoi à son ami René X – le nom de famille était à peine lisible –, gravure originale de Picasso et, surtout, correction d'un adjectif sur le livre de la main d'Apollinaire. La main et l’encre du poète sur son livre avant de le tendre à l’ami. La main dans la main du poète, donc.

Eric Poindron, Comment vivre en poète, préface de Chalélie Couture, Le Castor Astral, 2019, 137 pages, 15 €.

Apollinaire avait écrit : « Souci de la beauté et non de la Gloire » et au moment d’offrir le livre, il raye « la beauté » qu’il remplace par « l’être parfait ». Dans le bureau d’Artcurial, devant l’expert en gant blanc, ma compagne m’a demandé si j’étais bien certain de vouloir vendre le livre. J’ai hésité, un peu, à peine quelques secondes et lui ai répondu : « Oui, ça fera un nouvel heureux ».  Jeu de mains, jeux de poètes. Attention, un poète peut toujours en cacher un autre, point d’exclamation qui était autrefois appelé « point d’admiration » !
J’ai cité Reverdy mais je pourrai aussi évoquer mon cher André Hardellet que je lis presque chaque jour. « Il se leva, s'approcha de la fenêtre couverte de buée. De la rue, elle devait produire un halo rose et Masson se rappelait, au temps de sa misère, l'hiver, la fascination exercée par ces lumières qui signifiaient un repas, un feu, une nuit à couvert - ces vies frôlées mais jamais surprises dans leur déroulement secret derrière les murs et les vitres troubles. », écrit-il comme par magie dans Le Seuil du jardin.
J’échange aussi avec mon ami précieux Jérôme Leroy, poète tout aussi précieux – lisez par exemple son Nager vers la Norvège à la Table Ronde, lisez toute sa poésie – avec qui nous avons de longues conversations sur les poètes oubliés, sur le choix des majuscules et bien sûr, sur la ponctuation qui doit se faire discrète comme l’amitié qui ne devrait jamais être à prouver.
Ce matin encore, j’avais une très longue conversation avec CharlElie Couture, poète-chanteur, poète-rock, poète-poète et « Renaissance man » à propos de la lettre capitale qu’il souhaitait, à raison, imposer à certains noms commun (Vérité, par exemple mais pas seulement) afin d’en accentuer l’énergie et pourquoi pas la métaphysique – mœurs que, du reste, utilisait les moines de jadis. Et CharlElie, qui est aussi un poète oral, qu’il chante ou qu’il déclame, m’expliquait à quel point cette capitale fortifiait son texte.
J’aimerais aussi saluer Nicolas Bouvier qui n’était aucunement un « écrivain voyageur » mais seulement un écrivain et un tout aussi grand poète qui maniait à l’oral savamment la langue comme s’il avait imaginé une ponctuation propre et envoutante lorsqu’il racontait.
Enfin, je suis très sensible aux « blancs » ou aux espaces chez mon cher Pascal Quignard
(« Prendre la parole, dire je, poser le temps sont la même chose. [...] ») et encore davantage à ses récurrences d’astérisques qui chez lui deviennent ponctuation, respiration, réflexion, œuvre ouverte. Pascal se promène à travers certains siècles comme s’il était chez lui puisqu’il est chez lui et l’astérisque est sa complice dans ces voyages d’outre-temps.
L’astérisque est pour moi un véritable « signe ponctuation » que j’ai utilisé dans de nombreux livres et notamment dans Le Fou & la licorne ou Le Voyageur inachevé.
Tu as inventé des signes de ponctuation. Peux-tu nous les présenter, nous les montrer ?
J’ai inventé des signes de ponctuation et j’en invente encore mais souvent, ils sont invisibles ou moraux. Ils sont bien présents pourtant, afin de me donner un cap ou une direction, un peu comme Umberto Eco nous explique dans Apostille au Nom de la rose qu’il a inventé des moines et des existences de moines qui n’ont pas pris corps dans son récit mais qu’il lui fallait inventer pour donner vie à son récit et imaginer ainsi le bon fonctionnement de son abbaye. En somme, mes inventions, c’est un contrat avec moi.
J’ai inventé ainsi le « Point libellule » qui doit rendre légère une phrase, le point Delta – ∂ ou ∆ – qui vient sacraliser une phrase géographique, océanique ou borgesienne. Sans oublier les points de soupir, de mélancolie ou de nostalgie.
Il reste à inventer le « point melliflu » quand la phrase est généreuse comme le miel en conscience, le « point arcquencin » qui donnerait à la phrase la lumière et l’éclat de l’arc-en-ciel, le point adamantin ou le « point conjectural » lorsqu’un propos est fondé sur des suppositions, ce qui est le propre de l’écriture – ¿–
Qu’est-ce qui a motivé ces inventions ? Qu’est-ce que ces nouveaux signes apportent au texte, qu’il soit poétique ou en prose ?
Dans sa préface à L’Autre, le même, Borges écrit « Curieuse destinée, que celle de l’écrivain. À ses débuts, il est baroque, vaniteusement baroque et au fil des ans il peut atteindre, si les astres sont favorables, non pas la simplicité, ce qui n’est rien, mais une complexité modeste et secrète. »
En somme la motivation est ici. Il s’agit d’explorer ou de s’approcher du précipice de la phrase. Il faut « échafauder » et quand l’échafaudage s’écroule, il faut recommencer. Ou simplifier.
Quant aux nouveaux signes, ou signes imaginés, je crois qu’ils n’apportent rien au texte mais ça m’amuse de m’amuser.

Eric Poindron, Crayonner le noir, Les lectures de Chantalou.

Souvenons-nous que la ponctuation n’est qu’une convention et qu’autrefois les Moines copistes ponctuaient à leur jolie ou loufoque manière. Durant le Moyen Âge, il n’était pas rare que l’on mette un Z au lieu d’un S au pluriel de certains mots. Toutefois cette orthographe étonnante était due uniquement aux copistes qui trouvaient que, pour leurs manuscrits, les lettres à queue étaient d’un effet plus agréable que les lettres courtes. Alors, les moines substituaient volontiers les premières aux secondes, surtout à la fin des phraseZ. C’est une simplification, bien sûr.
Puis les imprimeurs ont pris la main, parfois au désarroi ou à l’ire des auteurs.
Aurais-tu des exemples de l’emploi de ces signes que tu as inventés ?
J'ai retrouvé un poème inédit de Jorge Luis Borges (point conjectural) ¿
Traduit pour la première fois en 1987
Et retraduit par mes soins  (point melliflu)
– Je vous l'offrirai demain
dans une autre traduction –
Il y est question d'instruments de mesures rares
De ponctuations inconnus (point arcquencin)
De sciences inexactes
D'une inconnue à plusieurs inconnus aussi
Et du temps qui joue au plus malin
Je vous l'offrirai demain
Quelle en sera la traduction
Pour ne pas le perdre
Mais pour qu'il ne soit pas reconnu
je l'ai recopié sans signature
Sur un mur secret du monastère de Ségriès (point Delta)
À Moustiers-Sainte-Marie, Haute-Provence
Au coeur des lavandes
Cette cachotterie est ma boite clandestin / mon « livre feint »
Un secret se cache en pleine lumière comme le sait Jean Cocteau (point Delta)
Quand vous entrez dans le monastère il faut prendre à droite
Suivre le chemin qui bifurque ¿
Via Borgesiana  ∆
Puis se débrouiller ¿
Il faut toujours semer des indices et des sables ≈ (point océanique)
Ubiquistes ∆
Pour l'heure, je suis le seul à savoir où il se cache
Avec Borges ∆
Qui nous fait croire qu'il sait presque tout
Allez savoir avec Borges ∆ ¿
Il est une autre histoire qui m’enchante, c’est celle d’un petit diable qui joua bien des tours aux textes, à la ponctuation et même à la typographie.
L’imaginaire monastique a su inventer, par – ou avec – facétie, un démon particulier, appelé Titivillus, et parfois « Tytyvillus », « Tutivillus », « Tutuvillus », afin d’excuser les erreurs et les fautes des moines calligrapheZ.
La répétitivité de la tâche des moines copistes occasionnait des erreurs et les mots étaient mutilés, déplacés, mal orthographiés ou tout simplement absents, et il fallait rappeler aux moines leur pêché d’inattention.
Ainsi ces derniers faisaient porter la responsabilité́ de leurs erreurs à ce petit diable, et se dédouanaient en écrivant au dos de leur copie : « Titivillus m’a fait faire cette faute. » ou « Ce n'est pas moi, c'est Titivillus ! »
Il apparaît la première fois dans le Tractatus de penitentia, écrit vers 1285 par John de Galles qui ajoute : « Quacque die mille / Vicibus sarcinat ille. » Chaque jour, Titivillus devait trouver assez d’erreurs pour remplir son sac mille fois ; erreurs que le démon apportait au diable. Chaque erreur, comme un péché, était dûment enregistrée dans un livre face au nom du moine qui l’avait commise, afin qu’il soit énoncé le jour du Jugement dernier.
Et les moines de s’exclamer avant la moindre faute : « Puisse Titivillus ne pas remplir trop sa besace ! »
Même s’il disparaît peu à peu à la Renaissance, Titivillus demeurera longtemps dans l’imaginaire collectif puisque Shakespeare l’évoque dans le deuxième acte de son "Henri IV" et qu’au siècle dernier, le très sérieux dictionnaire de référence "The Oxford English Dictionary", mentionnait encore son nom dans une note de bas de page.
Est-ce que certains signes de ponctuation sont encore à inventer, selon toi ?
Avant d’inventer encore et encore, il est des combats qu'il ne faudrait jamais perdre ; celui en faveur du point-virgule en est un.
Ambigu pour certains, archaïque pour d'autres et cher à Pierre Michon, le point-virgule est pourtant un compagnon précieux. Chimérique ou à l'intuition musicale, ce signe discret est l'allié de la description ou du souvenir ; il est discret comme un effacement ; une dignité ou un repli sur soi. Le point est un sabre au clair qui tranche le propos quand le point-virgule est un effleurement ; une grâce à peine masquée.
Et s'il venait à disparaître, il nous faudrait alors remettre en vigueur le point de soupir ; une coquetterie délicate et typographique à imaginer ; comme un soupir – comme en musique ou un pont vénitien – car nous ne sommes jamais à un soupir près ; ou prêts.
Et si nous inventions le point de champagne °°° ?¿ Etc cætera.
J’aurais aimé que L’esperluette, &, qui fut autrefois la vingt-septième lettre de l’alphabet, fut une ponctuation. & tout comme la feuille Aldine ❦ qui demeure ma coquetterie.
Vers la fin du XVe siècle, Alde Manuce, imprimeur, libraire, éditeur, vénitien, et humaniste imagine les poinçons de la feuille de vigne. ❦ Il fixe ainsi un motif souvent aléatoire que l’on réalisait à la main. Ainsi naît la feuille aldine, une feuille typographique élégante & délicate parée de sarments ondulés de différentes tailles.
La feuille aldine sera déclinée à l'envi par les typographes et vivra ses belles heures au siècle de l’Humanisme.
Si vous êtes un humaniste, faites confiance à la feuille aldine, ce petit coeur qui sait battre au gré des mots vivants et des pages. ❦
« Et cetera desunt » est une locution adverbiale nous venant du latin médiéval qui signifie « et les autres choses manquent » ou « et le reste est omis » ; car, ainsi que nous le savons, et comme nous le redoutons, ni le livre, ni la vie, ne sauraient être exhaustifs. ❦
Et l'histoire de la  ponctuation, insaisissable, demeure à écrire encore, ainsi une lanterne sourde, vacillante et d'infortune ∆
Il nous faut inventer chaque jour de nouvelles ponctuations, métaphysiques, des points de miracle et des points d'ange. Aussi chaque jour J'écris des bouts d'extase en me bagarrant avec la ponctuation – et garde mes ratures pour moi ; et hop, au coffre qui est un modeste coffre de bois.

Image de Une : © Laurent Méliz 

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