Daniel D. Marin

Daniel D. Marin est un « poète voyageur ». Roumain vivant en Italie après avoir séjourné et/ou vécu aux USA, à Rome, à Timisoara, à Valence (Espagne) et en Sardaigne, il vit depuis un an entre Padoue et Venise et écrit en roumain mais aussi en italien. Il est l’auteur de cinq recueils de poèmes et d’un journal de voyage.

Les textes qui suivent, à l’exception du dernier, font partie de son dernier livre, I corpi che non ci calzano mai a pennello (Des corps mal ajustés qui ne nous vont jamais) Interno Libri Edizioni, 2022, édité en Italie et en langue italienne, du recueil bilingue roumain/anglais paru en 2021 en Roumanie aux éditions Limes1. Un livre d’une bouleversante étrangeté. Daniel Marin nous fait pénétrer dans un monde à la fois réel et imaginaire qui pourrait nous rappeler Maupassant mais aussi Nerval : un univers surréaliste dans lequel est convié « l’innaturel dans le naturel », où le gris a la couleur des roses, une poésie « d'utopies minimalistes mais subversives » comme l'écrit Rodika Draghincescu dans sa note d'introduction. Les textes versifiés tiennent autant de la poésie, de la micronouvelle que du conte fantastique. Si le poète apparaît en tant que sujet dans quelques-uns d’entre eux, le plus souvent il se fond dans ses nombreux personnages, des êtres ordinaires auxquels il fait vivre des histoires extraordinaires, hommes et femmes solitaires et énigmatiques, au destin tragique, tributaires de « corps mal ajustés qui ne leur vont jamais », ne pouvant trouver leur place dans une société qui au pire, les méprise, au mieux les ignore.

Soirée poétique organisée par Biagio Vinella au Caffè Letterario Primo Piano, à Brescia, le 8.11.2012. Poèmes de Daniel D. Marin. Traduction du roumain par Anita Natascia Bernacchia.

Daniel D.Marin écrit sur son blog : « Qui rencontre les corps de mes personnages me rencontre moi-même ». Le poète pourrait bien être cet « homme sans visage » qui « invente des gens qu’il n’a jamais connus » …

Nous lirons également un passage de son journal sarde/américain, din România sunt doar eu, (de Roumanie il n’y a que moi), éditions Paralela 45, 2018.

 

L’uomo senza Volto

L’uomo senza Volto sta imparando come scrivere le sue memorie,
lui vaga sulla metro, sull’autobus, sul treno
portando volumi giganti di memorie, sfogliandoli,
accarezza le loro pagine e le legge
con una sorta di religiosità e poi costruisce
false memorie che in un breve momento
butterà giù sul foglio bianco quasi senza sforzo,
inventa persone che non ha mai
conosciuto, delle quali scrive
con profusione di dettagli nelle sue memorie,
inventa Paesi, città, quartieri
che ha attraversato o in cui ha abitato
e incontrato quelle persone incredibilmente interessanti
dai nomi esotici e dalle strane abitudini,
le fa interagire, inventa conflitti, situazioni senza via d’uscita,
a volte persino omicidi, descrive tutto
così dettagliatamente e senza sforzo.

L’homme sans visage

L’homme sans Visage apprend à écrire ses mémoires,
il erre dans le métro, le bus, le train
portant d’immenses livres de mémoires, les feuilletant,
il caresse leurs pages et les lit
avec une sorte de religiosité, puis il construit
de faux souvenirs qu’en un instant
il jettera sur la feuille blanche quasi sans effort,
il invente des gens qu’il n’a jamais
connus, sur lesquels il écrit
avec force détails dans ses mémoires,
il invente des Pays, des villes, des quartiers
qu’il a traversés ou dans lesquels il a habité
et rencontré des gens incroyablement intéressants
aux noms exotiques, aux habitudes étranges,
il les fait interagir, il invente des conflits, des situations sans issue,
parfois même des meurtres, il décrit tout
avec force détails et sans effort.

piccola creatura

 

questa piccola creatura che ti guarda con i suoi grandi occhi scuri,
che tu accarezzi con disperazione più che con l'amore
ed essa sta tranquilla con il muso appena socchiuso,
con la lingua rosa tra i canini bianchi, respirando a scatti

essa ti porta molto sollievo, tu le porti ancor maggiore sollievo,
una simbiosi efficace, lei vive per te,
tu vuoi solo scordarti e scordi tante cose quando l’accarezzi,
essa non ti chiede nulla anche se sembrerebbe sapere che qualcosa non va,
di sicuro ti chiederebbe, ma è meglio credere
nella sua discrezione e nella sua obbedienza di geisha

questa creatura con pelliccia e zanne
stavi per annegarla anni fa, eri solo un fanciullo confuso,
l’avevi messa in un sacchetto di plastica, a malapena respirava ancora,
e spinto da una curiosità morbosa
hai voluto vedere se non si era soffocata in qualcun modo,
poi hai cambiato idea così, senza saper bene perché

adesso stai bene o più o meno bene, comunque hai già dimenticato quasi tutto,
solo il giorno in cui un vortice pazzo ti aveva preso nello stesso fiume
ed essa era risalita dopo di te non lo scordi nemmeno nel sogno,
quando ti sogni bambino e creature mostruose
si beffano, chiedendoti minacciose “ma che Dio sarebbe questo gomitolo
solo pelliccia ed occhi” e se è buono da mangiare
e tu sorridi tranquillo in sogno rispondendo senza traccia di paura:
questa è la piccola creatura e adesso vi mangerà tutti quanti!

petite créature

cette petite créature qui te regarde avec ses grands yeux sombres,
que tu caresses plus par désespoir que par amour
et se tient tranquille, les narines à peine entrouvertes,
sa langue rose entre les canines blanches, la respiration saccadée

elle t’apporte un grand soulagement, toi tu lui en apporte encore plus
une symbiose efficace, elle vit pour toi,
tu veux juste t’oublier et tu oublies tant de choses quand tu la caresses,
elle ne te demande rien même si elle semble savoir que quelque chose ne va pas,
c’est sûr elle pourrait te le demander, mais mieux vaut croire
en sa discrétion et son obéissance de geisha

cette créature avec de la fourrure et des crocs,
tu allais la noyer, il y a longtemps, tu n’étais qu’un enfant désemparé,
tu l’avais mise dans un sac plastique, elle respirait encore, à peine,
et, poussé par une curiosité morbide,
tu as voulu voir en quelque sorte si elle ne s’était pas étouffée,
puis tu as changé d’avis, sans bien savoir pourquoi

maintenant tu vas bien ou plus ou moins bien, de toute façon tu as déjà presque tout oublié,
sauf le jour où un tourbillon fou t’avais emporté dans les mêmes flots
et elle était remontée après toi, tu ne l’oublies même pas en rêve,
quand tu te revois enfant et que des créatures monstrueuses
se moquent de toi, te demandant en te menaçant "mon Dieu c’est quoi cette pelote
juste de la fourrure et des yeux" et si elle est bonne à manger
et tu souris paisiblement dans ton rêve en répondant sans trace de peur :
c’est la petite créature et maintenant elle va tous vous dévorer !

 

tutta la sera

 

prima gli legarono le mani dietro la schiena
con una corda, lui rideva come un demente,
gli sputava sangue negli occhi e loro avevano paura,
così lo infilarono in un grosso sacco di plastica
che richiusero per bene, poi lo gettarono in fretta
in cantina. pregarono tre notti senza sosta per
la sua anima.

una sera, capitò che si ritrovassero
tutti quanti all’osteria. ridevano e l’alcool ne attenuò
l’intimo sgomento. allora portarono
i tavoli fuori, li collocarono uno accanto all’altro
come a un funerale e se la spassarono a quel modo
tutta la sera.

la mattina, le loro ombre penetravano
l’asfalto freddo e loro si guardavano l’uno
dall’altro, come se in qualche modo sapessero
che anche lui era stato lì
insieme a loro e aveva bevuto e se l’era spassata
al loro tavolo tutta la sera.

tout le soir

tout d’abord ils lui lièrent les mains dans le dos
avec une corde, lui riait comme un fou,
ses yeux étaient injectés de sang et ils avaient peur,
alors ils l’ont mis dans un grand sac en plastique
qu’ils refermèrent au mieux, puis le jetèrent à la hâte
dans la cave. ils prièrent trois nuits de suite pour 
son âme.

un soir, ils se retrouvèrent
tous ensemble au bistrot. Ils riaient et l’alcool émoussa
leur profond désarroi. alors ils transportèrent
les tables dehors, les placèrent les unes à côté des autres
comme pour des funérailles et prirent ainsi du bon temps
tout le soir.

le matin, leurs ombres pénétraient
l’asphalte froid et ils se regardaient les uns
les autres, comme si d’une certaine façon ils savaient
qu’il avait été là lui aussi
avec eux et qu’il avait bu et avait passé du bon temps
à leur table toute la nuit.

 

Tracagnotto 

 

in questo mattino assolato potrei forse incontrare
qualcuno d’importante se esco subito a passeggiare,
non sarebbe affatto una cattiva idea indossare il mio vestito migliore,
borbottò Tracagnotto, che era abbastanza tracagnotto
da meritarsi quel nomignolo

con un dito grassoccio raddrizzò gli occhiali che scivolavano sul naso,
si sistemò la giacca per coprire il panzone venerabile
e come se qualcuno gli avesse dato una gomitata
si ritrovò solo e sperduto in mezzo alla strada

e quanta gente gli passava accanto di fretta,
e come lo spingevano e neppure lo salutavano,
che orrore, proprio lui che proprio uno qualsiasi non è,
e come si affliggeva Tracagnotto, borbottando offeso imprecazioni
arrabbiato con tutti, persino con il mattino assolato

invano gli sorrideva divertita qualche fanciulla civettuola,
invano i raggi del sole gli accarezzavano soavi le guanciotte,
questa mattina mi va tutto per il verso storto,
decise Tracagnotto che capì di essere tanto tracagnotto
da risultare invisibile alla gente,
proprio io che proprio uno qualsiasi non sono,
abbassò lo sguardo in terra Tracagnotto e due grandi lacrime
gli scivolarono impudenti sulle guanciotte calde

e prese a correre tra la gente, ma avanzava a mala pena,
i suoi passi erano molto più minuti, solo che qualcuno, non si sa chi,
gli diede una spinta e Tracagnotto si ritrovò proprio sul ponte
a guardare l’acqua torbida come ipnotizzato,
mi butterò, nessuno mi rispetta, me, proprio me,
che proprio uno qualsiasi non sono, pensò Tracagnotto
e, fatti tre rapidi passi indietro, prese la rincorsa e saltò.

Tracagnotto3

en ce matin ensoleillé il se pourrait que je rencontre
quelqu’un d’important si je vais me promener tout de suite
en effet ce ne serait pas une mauvaise idée de porter mon plus bel habit,
marmonna Tracagnotto, qui était assez courtaud
pour mériter ce surnom

d’un doigt grassouillet il réajusta ses lunettes qui glissaient sur son nez,
arrangea sa veste pour recouvrir sa vénérable bedaine
et comme si quelqu’un l’avait poussé d’un coup de coude
il se retrouva seul et perdu au milieu de la route

et nombreux étaient les gens qui passaient à côté de lui à la hâte,
et le poussaient sans même le saluer,
quelle horreur, précisément lui qui justement n’était pas n’importe qui
et Tracagnotto s’affligeait, marmonnant des imprécations injurieuses
en colère contre tout le monde, même contre le matin ensoleillé

en vain quelque jeune fille coquette lui adressait un sourire, l’air amusé,
en vain les rayons du soleil lui caressaient délicieusement les joues,
ce matin, tout va de travers,
admis Tracagnotto se rendant compte qu’il était si petit
qu’il était devenu invisible pour les gens,
justement même moi, qui ne suis vraiment pas n’importe qui,
je baissait mon regard vers Tracagnotto à terre, et deux grandes larmes
glissèrent avec impudence sur ses joues chaudes

et il se mit à courir au milieu des gens, mais il avançait à grand peine,
ses pas étaient beaucoup plus menus, seulement voilà que quelqu’un, on ne sait pas qui,
le poussa et Tracagnotto se retrouva sur le pont
à regarder l’eau trouble, comme hypnotisé,
je vais sauter, personne ne me respecte, moi, précisément moi,
qui justement ne suis pas n’importe qui, pensa Tracagnotto
et, après trois pas en arrière, il s’élança et sauta.

 

il sacco

 

lo vedevo tutti i giorni dalla mattina alla tarda sera
con indosso vestiti prestati sporchi, rattoppati
che puzzavano da una posta di alcol scadente e urina,
portava sempre in spalla un sacco altrettanto rattoppato e sporco
in cui teneva forse i vestiti di ricambio e le vivande

dormiva sui sedili degli autobus che circolavano di notte
o direttamente sui marciapiedi se faceva bel tempo,
teneva il sacco sul petto mentre dormiva, era tutto quel che aveva,
non lasciava che nessuno toccasse il suo sacco
e anche se qualcuno lo toccava per sbaglio diventava matto,
diceva male parole, bestemmiava, sputava, si agitava

e alla fine glielo hanno rubato lo stesso, dopo una bella sbornia,
si è addormentato e al risveglio non sapeva più dov’era,
ha cercato il sacco ma nessuna traccia del sacco, “dove,
diavolo, è il mio sacco”, ha urlato alzandosi come una montagna,
nessuno gli ha risposto, la gente lo evitava e si faceva
i fatti suoi, “dove, diavolo, è il mio sacco”, ha urlato di nuovo

ma ha cercato invano il suo sacco un giorno intero e il giorno dopo
e tutti i giorni da allora in poi cerca il suo sacco
farfugliando “dove, diavolo, è il mio sacco”,
la sua voce si sente appena e dietro la schiena gli è cresciuta
un’enorme gobba coperta dalla giacca sporca e rattoppata,
una gobba che si accarezza la notte nel sonno farfugliando
“il mio sacco, ho trovato il mio sacco, andatevene al diavolo, ladri !”

le sac

Je le voyais tous les jours du matin au soir
portant des vêtements prêtés, sales et rapiécés
qui puaient l’alcool et l’urine à dix lieux à la ronde,
il portait toujours sur son épaule un sac également rapiécé et sale
où sans doute il mettait ses vêtements de rechange et de quoi se nourrir

il dormait sur les sièges des bus qui circulaient la nuit
ou directement sur les trottoirs quand il faisait beau,
il serrait le sac sur sa poitrine pendant qu’il dormait, c’était tout ce qu’il avait,
il ne laissait personne toucher à son sac
et si quelqu’un le touchait par erreur, il devenait fou,
il disait des mots grossiers, blasphémait, crachait, s’agitait

et en fin de compte on le lui a volé quand même, après une bonne gueule de bois,
il s’est endormi et à son réveil, il ne savait plus où il était,
il a cherché le sac mais aucune trace du sac, "où,
diable est mon sac", a-t-il hurlé en se dressant, énorme comme une montagne,
personne ne lui a répondu, les gens l’évitaient et se mêlaient
de leurs affaires, "où diable est mon sac", a-t-il crié de nouveau

mais en vain il a cherché son sac pendant un jour entier et aussi le lendemain
et tous les jours qui ont suivi, et depuis il cherche encore son sac  :
en bredouillant "Où diable est mon sac"
sa voix se fait à peine entendre et dans son dos a poussé
une énorme bosse sous la veste sale et rapiécée,
une bosse qu’il caresse la nuit dans son sommeil en bredouillant
"mon sac, j’ai retrouvé mon sac, allez au diable, voleurs !"

l'incisione

 

ho detto che io non ho il cuore
ma un cassetto pieno di vecchie mie foto

ho preso il bisturi dal tavolo
e con la mano ferma mi sono inciso il petto

loro si sono avvicinati al mio petto
hanno guardato dentro attraverso l'incisione perfetta
hanno guardato con curiosità ogni foto,
l'hanno voltata da una parte e dall’altra,
mi hanno domandato quando e dove l'avevo fatta,
ho dato a loro con gioia tutti i dettagli,
scuotevano con ammirazione le teste
frugando per ore con le dita febbrili
le mie foto fino a quando si sono annoiati
e sono andati via.

l’incision

j’ai dit que je n’avais pas de cœur
mais un tiroir rempli de vieilles photos 

j’ai pris le scalpel sur la table
et d’une main ferme je me suis incisé la poitrine

ils se sont approchés de ma poitrine
ont regardé à l’intérieur à travers l’incision parfaite

ils ont regardé avec curiosité chaque photo,
les ont retournées d’un côté et de l’autre,
m’ont demandé quand et où je les avais faites,
je leur ai donné avec joie tous les détails,
ils hochaient la tête avec admiration 
fouillant pendant des heures de leurs doigts fébriles
mes photos jusqu’à ce qu’ils finissent par s’ennuyer

et ils sont partis.

Journal sarde/américain

De Roumanie il n’y a que moi, éditions Paralela 45, 2018

Extrait traduit par Irène Duboeuf

Vai e non tornare più! Dopo la tua partenza, tutto cambierà, le persone saranno diverse, le persone saranno altre, se ritornerai nessuna ti riconoscerà. Tutti si faranno la stessa domanda: chi è quella persona che visita la nostra città? E' tutto vero in "Nuovo Cinema Paradiso"! Sono andato a vedere questo film all’Università. Alla fine, ho chiesto a Stefania e alla professoressa Zedda dove hanno girato le riprese. Konstantia (l'unica persona che ho riconosciuto quando sono entrato; gli altri erano qui da poco) è sparita, non l’ho più rivista all'uscita. Ho camminato da solo nella pioggia che cadeva adagio. Non ho aperto l'ombrello, anche se ce l'avevo nello zaino. Ho camminato piano per via Roma fino a piazza Italia, poi fino a piazza Castello, dove mi sono fermato prima di entrare in casa. Mi sono fermato per guardare dove abito in questo momento. Oggi.

Pars et ne reviens plus ! Après ton départ, tout changera, les gens seront différents, les gens seront autres, si tu reviens, personne ne te reconnaîtra. Tout le monde se posera la même question : qui est cette personne qui visite notre ville ? Tout est vrai dans " Cinema Paradiso" ! Je suis allé voir le film à l’Université. À la fin, j’ai demandé à Stefania et à la professeur Zedda où ils avaient réalisé le tournage. Konstantia (la seule personne que j’ai reconnue quand je suis entré; les autres étaient ici depuis peu) a disparu, je ne l’ai plus revue à la sortie. J’ai marché seul sous la pluie qui tombait lentement. Je n’ai pas ouvert mon parapluie, même si je l’avais dans mon sac à dos. J’ai marché lentement le long de la Via Roma jusqu’à Piazza Italia, puis jusqu’à Piazza Castello, où je me suis arrêté avant d’entrer dans la maison. Je me suis arrêté pour regarder où j’habite en ce moment. Aujourd’hui.

Notes

[1] Plusieurs poèmes de ce livre ont été lus dans le cadre du Festival artistique international (Poésie et arts visuels) de Venise en 2017. Par ailleurs, la première version de ce livre – un recueil de trente poèmes en anglais et italien – a été finaliste du prix « Bologne en lettres 2021 », section recueils inédits. 

Présentation de l’auteur




Anthologie de la poésie belge — 3

Ce dossier ne concerne que les poètes de langue française. Il est peu de poètes francophones qui ont des contacts avec l'autre langue et ses représentants.

Quelques initiatives toutefois sont à signaler : la création d'un POETE NATIONAL, décerné alternativement à un Néerlandophone et à un poète francophone ; la Maison de poésie d'Amay a édité ainsi plusieurs volumes bilingues.

Les poètes choisis ci-dessous ne revendiquent nullement leur langue comme outil linguistique de défense de sa propre langue mais comme l'expression d'une création langagière et d'un univers poétique.

Les thèmes, partageables avec tous les poètes d'aujourd'hui, ceux de France, de Suisse, d'Afrique ou du Québec, traversent les jalons de l'intimité, des liens sociaux, des valeurs humaines, du péril de la nature et des changements de société.

 

Mustafa Kör, le nouveau Poète National de Belgique, du 23 mars 2022 à la Journée Mondiale de la Poésie 2024. 

Yves Namur ainsi confie :

Je ne crois pas aux tiroirs géographiques, linguistiques ni même à cette fameuse belgitude dont on a tant parlé. Conséquence de cela, je ne sais où me situer en Belgique. Mes maîtres ont écrit en espagnol, allemand et français. Mes amitiés poétiques et mes échanges épistolaires me portent encore au Portugal, en Espagne, en Israël, etc.

La poésie (et je ne parle pas spécifiquement de la mienne) me semble inscrite au cœur du monde entier plutôt qu’enracinée dans quelques arpents de terre wallonnes. 

D'autres, comme Besschops, revendiquent des influences littéraires multiples :

Mes influences en poésie sont pour la plupart à chercher du côté de la prose : Hélène Bessette ; Noémi Lefebvre ; Elfriede Jelinek ; Réjean Ducharme ; Julio Cortázar ; Louis Calaferte ; Thomas Pinchon ; B.S. Johnson ; Pierre Senges ; Curzio Malaparte ; Antoine Volodine ; Robert Pinget ; Laura Vazquez ; Claude Simon ; Philippe Roth ; Nelly Arcan et bien d’autres. Néanmoins, quelques poétesses et poètes ravivent mes ardeurs, attisent mes fulgurances : Sandra Moussempès ; Christine Mainardi ; Mathieu Bénézet ; Amelia Rosselli ; Mathieu Messagier ; Cédric Demangeot ; Guy Viarre ; Charline Lambert ; Pierre Dancot ; Christophe Bruneel.

Jean-Louis Massot relate ses premières découvertes :

Quand est venu l’envie d’écrire de la poésie, j’ai plongé dans Prévert, G.L Godeau, De Cornière, Follain, Carver, Brautigan et bien d’autres, des moins « anciens » aussi comme Lahu, Fano, Palumbo, Gellé, Josse, Emaz, Sautou, Izoard… C’est avec eux que j’ai compris que sujet, verbe, complément étaient suffisants pour écrire de la poésie. Si je devais préciser ma place dans la poésie belge ou la poésie tout court. Sans doute au fond de la classe près d’une fenêtre pour regarder la vie, le décor, le ciel, les gens et en parler le plus humblement possible »

Parlons-en  de ces influences, parfois massives. Y défilent les Char, Ponge, Michaux, Prévert, Celan, Pessoa, Ungaretti, Chavée, combien d'autres.

C'est toute la poésie du XXe qui serait à citer pour ces poètes grands lecteurs de leurs contemporains.

Dans le troisième volet  de ce dossier, qui paraît en ces pages sous forme de feuilleton, vous propose de découvrir la poésie de Martine Rouhart, Claude Donnay, David Besschops, Isabelle Bielecki, Timoteo Sergoï.

 

∗∗∗

DAVID BESSCHOPS

Mes influences en poésie sont pour la plupart à chercher du côté de la prose : Hélène Bessette ; Noémi Lefebvre ; Elfriede Jelinek ; Réjean Ducharme ; Julio Cortázar ; Louis Calaferte ; Thomas Pinchon ; B.S. Johnson ; Pierre Senges ; Curzio Malaparte ; Antoine Volodine ; Robert Pinget ; Laura Vazquez ; Claude Simon ; Philippe Roth ; Nelly Arcan et bien d’autres. Néanmoins, quelques poétesses et poètes ravivent mes ardeurs, attisent mes fulgurances : Sandra Moussempès ; Christine Mainardi ; Mathieu Bénézet ; Amelia Rosselli ; Mathieu Messagier ; Cédric Demangeot ; Guy Viarre ; Charline Lambert ; Pierre Dancot ; Christoph Bruneel…

Quant à cette écriture que l’on dit mienne, si je devais me livrer à l’exercice quasi comminatoire qui consiste à la prendre au filet d’une formule, je dirais qu’elle m’est avant tout l’acte d’arracher quelque chose à rien. Autrement dit, une lutte quasiment quotidienne contre l’insignifiance de la (ou de ma) vie.

SURSIS D’HYMENS

je me suis glissé dans le couloir de mes beaux-parents comme une lame dans son fourreau

ils m’avaient ouvert la porte oui je pénétrais le saint des saints

j’étais invité pour discuter du calibre de mon chibre et de la superficie de l’hymen à percer

une conversation entre adultes m’avaient-ils dits au téléphone

rapplique sans arme et sans peur nous t’accueillons chez nous

la compréhension est de notre côté depuis que notre fille est dans ton cœur

j’étais pas naïf mais l’incarcération pour détournement de mineure s’avérait être la face B du moment

y avait pas à zézayer

j’y suis allé la queue bien repassée mais tout de même à portée de réflexe

ému aux larmes ça n’a pas tenu longtemps

une fois franchi le seuil du séjour un poing m’explosait la bouche

les incisives plus tard dans le noir on ne les retrouverait plus

on appelle ça le trou noir dans la caboche

(celui dans la mâchoire, c’est une vue de l’esprit)

boum j’étais au sol percuté un coup de pied peut-être en sus dans les côtes flottantes je n’en sais rien

plus tard je l’assénerais à ma femme pour compenser

(c’est une autre histoire)

à ce moment-là j’étais allongé sur le tapis mon beau-père aboyant à sa femme d’aller chercher la carabine elle qui s’affaire farfouille dans leur gourbi

heureusement leur fille panique le décor était mal planté

elle saisi un téléphone

sa mère dare-dare tente de l’intercepter lui reprendre au lieu d’aller chercher la dite carabine

agrippe la prunelle de ses yeux par sa crinière rousse

et le téléphone s’envole

il chute et atteint une table en verre

la pulvérise

le fracas fait diversion

ma belle-doche lâche les cheveux de sa môme qui se précipite dehors

cavalcade à perdre haleine dans la rue

avec – détail cocasse – ses poches pleines de pièces de monnaie

essaimant du fric derrière elle

et sa mère qui tout en la poursuivant se penche pour le ramasser l’amasser se faire dans l’adversité un bas de laine

(aujourd’hui encore la tirelire qui le contient trône sur un bahut)

en désespoir de cause et revenue bredouille ma belle-mère enjoint à son mâle de me relâcher

ils me tueraient plus tard se résigneraient à faire avec moi

en attendant une vie absurde

toute à compter les jours qui précèdent le coup de fusil

j’ai deux tempes qui semblent faites pour ça

à croire que la vie m’a paré de deux voiles pour filtrer la haine

deux hymens en sursis

∗∗∗

CLAUDE DONNAY

Claude Donnay est poète – une quinzaine de recueils principalement à L’arbre à paroles et au Coudrier – romancier (4 romans chez M.E.O. dont le dernier en 2021, L’heure des olives) et éditeur de poésie (Bleu d’Encre Editions & Revue). Il vit dans la vallée de la Meuse.

tu retrouves la ville 
cette impatience d’avenues 
de ruelles où se perdent tes pas 
tu voyages 
dans un corps que tes mains 
racontent aux arbres des boulevards
tu te disperses et te réunis 

écrivant dans le blanc d’une robe 
le temps qui vacille 
au carrefour de la nuit 
tu es l’oiseau relié
à tous les bruits du monde
par le silence assourdissant 
de son chant 

 

le voyage n’a pas de terme 
pas de port ni de gare terminus 
la traversée entre les seuils des portes 
n’a pas de nom 
elle te disperse au-delà de toi-même 
dans les retranchements 
où tu courbes l’échine
pour éviter les pierres et les cris 

tu pars ou tu rentres sans aiguille ni aimant
appliqué à vivre entre les blessures  
les éclaboussures les mots tachés d’ombre 
et cette clarté qui te nourrit de ce peu  
pendu à ta manche comme l’espérance  
d’un commencement 

un enfant à naître
qui aurait ton regard 
quand le soleil se détache du ciel 
pour s’ajouter au chemin 

le fleuve coule en aveugle sous le ciel 
qui ne le quitte pas des yeux 
lui seul sait dans quel océan
se perdent tes larmes 

debout nez collé à la vitre froide    lisse 
à peine embuée par l’impatience dans ta bouche 

tu n’ouvres pas la fenêtre
mais la lumière du monde te prend à la gorge  
sans que tu en respires le parfum 

tu sais sa transparence
tu la touches du nez     de la langue 
tu voudrais boire le ciel 
pour en garder mémoire 
le jour où tes paupières tomberont 

et pour étancher  
cette soif qui te mord le ventre 
à chaque émerveillement       tu attends 
que la vie transpire du verre
pour éclairer l’éphémère où tu chemines 

tu retrouves la ville 
cette impatience d’avenues 
de ruelles où se perdent tes pas 
tu voyages 
dans un corps que tes mains
racontent aux arbres des boulevards
tu te disperses et te réunis 

écrivant dans le blanc d’une robe
le temps qui vacille 
au carrefour de la nuit 
tu es l’oiseau relié 
à tous les bruits du monde
par le silence assourdissant
de son chant 

∗∗∗

ISABELLE BIELECKI

Poète, romancière et dramaturge, Isabelle Bielecki est d’origine russo-polonaise. Sa famille s’installe en Belgique en 1948. Traductrice de formation elle a travaillé dans diverses entreprises internationales. Elle a publié une trilogie romanesque basée sur son histoire, plusieurs pièces de théâtre, huit recueils de poésie et créé un nouveau genre de poésie brève le stichou, avec lequel elle organise des ateliers d’écriture. Elle est membre de plusieurs cercles littéraires.

 

Je cherche mes mots

Des mots douceur de pluie, des mots couleur temps immobile

Je cherche les timides, les égarés dans quelque recoin du passé

Ceux qui me voulaient du bien et n’ont jamais su le dire

Je les cherche dans les livres des autres, sautant les pages,

Me glissant entre les lignes, me perdant et me noyant

Dans cette déferlante qui m’entraîne loin de ma quête

Certains me prennent par la main, je leur résiste ou je suis

D’autres me font trébucher, mordre la poussière

Quand tous dévalent sur moi, me piétinent en hordes sauvages

Avec armures, drapeaux et fanions, lances et flèches,

Fiers de leur puissance la gloire dans le regard posé sur l’horizon

Et moi, visage contre terre, je trouve le mien, là, je crois,

Sur la courbe brisée d’un brin d’herbe qui l’écrit dans le vent

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Donnez-moi un mot pour partir

Entre les gouttes

J’abandonne cahier, Bic et feutre

Sur la table du matin

Ils n’ont qu’à attendre mon retour

Depuis trop longtemps ils se taisent

-------------

Il est certains mots que j’aime d’amour

Comme « coquelicots », surtout en décembre

Quand ils hibernent entre les pages

Des livres pour enfant ou les encyclopédies

∗∗∗

SERGOÏ TIMOTEO

Charpentier des averses de Belgique, corps sans profession précise en partie constitué de viande pour chats, enfant de cinquante ans et demi, gâteau à la barbe de crème, Timotéo Sergoï se prend pour un médicament et tient son rire comme un drapeau dans la bataille. Partie infime de l'humanité grouillante, le voilà qui se prend pour un poète. Parfois. 

Plus tard, je serai un enfant avec de grands yeux noirs.

Plus tard, quand je serai grand, je serai un enfant avec de longs doigts très fins

pour m'accrocher aux arbres

Plus tard, je serai un enfant aussi sur une branche très haut, très haut, très haut

Plus tard, quand je serai enfant, je chanterai un air à chaque fois nouveau comme ça

Lalalalalèèèèère toute la terre Lalala foutue en l'air

Et j'aurai un petit bec

Avec des ailes beaucoup trop larges pour moi

Et puis des plumes, des tas de plumes, des centaines de plumes rouges

Pour écrire sur le ciel

Plus tard, je serai un enfant qui pourra s'envoler,

atterrir sur ton doigt,

et t'attendre trois jours.

Pas plus. Après, je devrai voyager.

Tu comprends?

Printemps 2020

Il y a un grand secret aux lunettes que je porte :

Tout signifie Ravage.

Le temps grignote à nos fenêtres,

et les odeurs ne font plus qu'une.

L'amour déjà perd ses pétales

Les enfants fument pour mourir

et tous nos cendriers sont pleins.

Tout signifie Patience

Le temps chuchote à nos horloges,

et les odeurs ne font plus qu'une

La rose claire de nos doigts

se consume et fait fumée blanche

Mais tous nos cendriers sont pleins.

Tout signifie Jouissance

Le temps est horloger hilare

et les odeurs ne font plus qu'une

Tous les linceuls sont de chez Dior

Et tous nos cœurs brûleront vite

Or, tous nos cendriers sont pleins.

Juillet 20, Wasseiges

- Je suis la pluie, dit-elle et il me faut un arbre. Il me faut un toit et il me faut ton pas.
Tu comprends ?

- Je serai celui-là, répond-il. Je serai donc un arbre. Il me faut un oiseau. Il me faudra
ton chant et tes griffes sur moi.Tu comprends ?

- Je serai celui-là, oui, je serai un oiseau. Il me faut un noyau.
J'ai besoin de son goût, j'ai besoin de sa pierre. Tu comprends ?

- Je serai celui-là. Je serai un noyau. Et il me faut un fruit. J'ai besoin de la chair, la
colère et la joie, tu comprends ?

-          Je serai celui-là.

∗∗∗

 MARTINE ROUHART

Née à Mons, en Belgique, Martine Rouhart a mené une carrière de juriste. Elle est Vice-Présidente de l’Association des Ecrivains Belges de langue française. Elle publie des poèmes et des chroniques de lecture dans des revues littéraires. Romancière (les deux derniers romans édités chez Murmure des Soirs en 2017 et 2020), elle publie aussi de la poésie (Le Coudrier, Bleu d’Encre, …

*

Il est déjà bien tard

et je ne sais pas prier

sinon

dans mes forêts

de silence

où je compte mes pas

convoque la lumière

et les ombres

amies

*

Le poème

refuge improvisé de nos matins battus de pluie

cabane au bord de l’eau qui éloigne la tristesse

surtout

ne perds pas

la clé

en chemin




Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Sabine Dewulf écrit sur le seuil d’une durée sans fin – elle aime l’oxymore qui unit des éléments opposés. Le participe présent, le titre en témoigne, allonge l’instant en le faisant durer. Son second livre à L’herbe qui tremble nous saisit sans nous emprisonner. L’œuvre brodée d’Ise qui l’a inspirée noue et dénoue les fils d’un espace libre qui révèle nos cauchemars et les assume.

La poète imprégnée de contes et de mythes ne pouvait qu’entrer de plain-pied dans l’univers de l’artiste.

Habitant le qui-vive est le poème suscité par une œuvre unique d’Ise. Son Porte-monde est constitué d’une tête surmontée d’une sphère, à moins que ce ne soit une sphère délivrant une tête. La sphère fait penser à ces anciennes mappemondes, avec des îles ou continents, des poissons suggérant l’élément maritime, des lignes indiquant des trajets, des limites ou des failles…

Le lien entre la sphère et la tête interroge : naissance d’un être ou création d’un monde imaginé ? Qui ou quoi commence ici ?

Comme l’enfantement prolongé, la naissance est continuée dans nos vies – dans le poème. « Je rêve de mon corps comme ventre de terre », confie le poème.

Sabine Dewulf accueille la parole, la poésie des autres (les épigraphes de deux figures tutélaires pour elle en témoignent : Pierre Dhainaut et Jules Supervielle, elle les connaît tous les deux sur le bout des doigts traceurs d’encre). « Il n’y a pas de corps / sauf ce qui donne à la respiration le poids d’une aile immense », écrit Pierre Dhainaut dont la parole ouvre le livre de façon énigmatique par cette respiration qu’on serait tenté d’associer à l’inspiration.

Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive, œuvre d’Ise, L’herbe qui tremble, 2022, 104 pages, 15€.

L’interrogation sur ce corps inexistant, ou si peu, rencontre le poids du souffle du poème ailé. Quant à la citation de Jules Supervielle, elle constate la naissance d’un je qui est le monde, plaine, montagne et neige comprises. L’auteur de La Fable du monde, à qui Sabine Dewulf a consacré plusieurs essais, avait revu la Genèse à sa façon dans ce recueil. Il avait aussi conté « Les premiers pas de l’univers » dans Le petit bois et autres contes. Nous sommes certainement ici dans une famille d’esprits, ceux qui n’oublient pas la force des contes de l’enfance et des mythes de notre espèce, qui laissent ouvertes les portes de l’imagination et de la rêverie, même si ce qui entre peut inquiéter ou effrayer.

Sabine Dewulf, dans ce nouveau volume, révèle cette écoute d’une voix intérieure, comme sortant de la bouche du visage de la broderie d’Ise reproduite au début du livre.

Naître fait partie d’un grand mouvement qui nous déborde mais que l’on peut, peut-être, initier :

Je veux naître !
(Cri puissant.) 

Ce cri, sur le seuil du livre, ce cri lance le poème et lui donne force par la certitude qu’il énonce au présent de l’exclamation. Le cri restera toujours sous-jacent, jusqu’à la fin du livre.

J’écris depuis ma soif,
dans l’élan de lumière
reversé sur la Terre.

Soudain, rien.

Quelle terreur
d’un foudroiement de loup
réenfouie sans cri,
dans le crâne scellée ? 

Tout l’enjeu du livre est présent dans le verbe « vivre », le poème est généré par cette certitude affirmée qui permet que soit enfin la vie. Le surgissement du passé adverbial, « |j|adis », accompagné du passé composé, témoigne de la rupture nécessaire avant que soit enclenché le processus d’écriture (de vie). Les métaphores (« le sac entier de ma déroute ») matérialisent cette avancée, le passé relégué n’entrave pas l’acte de liberté, il le fonde. Les vers en italique, en fin de poème dans ce début de recueil, concrétisent une rupture, le passage d’un état à un autre, ou peut-être une seconde voix qui commente ou répond :

Trop d’idées dans mon ciel
n’auront plus qu’à descendre.

Ce qui longtemps fut nommé précipice
est la bouche dormante où gît
une gueule mordante,

d’avant le cri.

Regarde : il n’est d’abîme
que dans l’attente d’une cime. 

La rime et la contiguïté sonore témoignent d’un renversement. Les vers en italique se distinguent par leur vertu conclusive et prospective. À l’impératif sans condition, la poète nous invite à souscrire. L’antithèse est non seulement résolue mais le passage par un premier état, le désastre, s’avère nécessaire au rebond. Rien n’est perdu. Jamais. Le silence, matérialisé par des espaces blancs sur la page, permet au lecteur la pause du souffle et l’appel d’air, « fil des souffles ». Grand vent sur « une corde rompue » : « Ma chance repose en ton geste esquissé. »

On dirait une sagesse proverbiale renversée pour établir une nouvelle forme de vérité reconnue car éprouvée – on dirait un nouveau monde après l’égarement.

Or « monde », repris du titre de l’œuvre d’Ise, revient dans le texte comme une clef qu’on façonne et forge. Le livre lui donne sa forme. Sa force. Sa capacité à ouvrir : « C’est maintenant que monde tourne » (activation par le poème).

Il s’agit de remédier à une dissociation douloureuse :

Où s’est perdu mon corps ?
Dans la frayeur sans rives.

L’autre initie le paradigme de la rencontre fertile, il suffit de peu dans cette poésie du geste et de l’attente pour qu’une chance soit saisie. Le thème du reflet et de la glace, de ce qui apparaît et s’efface, se répète et se dissocie, voisine le conte et la traversée d’un miroir subtil qui peut brouiller les pistes de retrouvailles avec soi-même. Le visage « retourne / conquérir un contour. » Est-ce celui du personnage du Mange Monde, est-ce celui de la narratrice ? Ils sont confondus en une même instance trouble et projetée dans un espace de libération et de conciliation :

Quelqu’une regarde étonnée
ma figure captive.

La lui offrant tu la délivres. 

L’équilibre à trouver (« tu supportes ce monde ») est celui d’un élément parmi d’autres : il semble que le poids levé soit celui de ses propres ailes entravées, celles d’un géant, elles ne peuvent s’alléger et s’affranchir que par le monde. Cet instrument de libération, ambivalent, révèle difficilement ce pouvoir à celle qui, « habitant le qui-vive », habite quelque chose d’abstrait. Ce « qui-vive » est-il celui du guetteur face au danger ou celui du veilleur espérant le jour ?

Cette situation périlleuse est-elle la condition de la révélation ? Elle porte un paradoxe, la stabilité du participe présent démentie par le nom composé qui révèle la vigilance accrue du guetteur et son œil qui traque le détail dans la mémoire et rassemble le monde de sa capacité fédératrice. L’appétit de vivre, « [m]es dents mordent la journée », soutient ces italiques à la terminaison du poème qui échafaudent ce monde où tenir. (On pourrait écrire un poème en rassemblant ces derniers vers : ils seraient le début du monde.)

La deuxième partie d’Habitant le qui-vive est celle du Minotaure : « Centre du labyrinthe ». Le premier poème met en scène un taureau et un torero avec cette question : « Lequel est je ? » Dans le labyrinthe, la poète serait-elle Ariane, Thésée ou le Minotaure ? Ici le fil ressemble à cette ligne qui divise les poèmes de cette section. Mais est-ce un fil, un trait, une ligne, une entaille, une cicatrice ?

Sur la pure intention, j’avance.

Ne croire aucune pensée.

Agis, garde mémoire de l’action,
mots secoués.

Progresse en dessous du vertige,
le pied dans la poussière.

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Du poème l’éclat. 

Ainsi avance le poème en quête d’être et de lumière par de courtes strophes (2 vers, parfois un seul) renversantes où il est question de mer et de mère, de corps et de cœur.

Ce qui a eu lieu peut être réparé, recousu dans l’œuvre brodée d’Ise, dans les vers libres de la poète, par l’œil fédérateur du cosmos qui allie perception et intuition. Le mouvement, montée/descente, peut correspondre à l’attraction du désastre (abîme et précipice associés dans le texte fondent la peur primale et terrible), le poème opère la métamorphose – l’élévation redevient possible par lui.

Présentation de l’auteur




Giovanna Iorio : l’effacement des distances

Préface d’ Elio Grasso - traduction de Marilyne Bertoncini

On pourrait parler des éventuelles différences entre exotisme et ésotérisme, c’est possible, sans affoler nos esprits déjà mis à rude épreuve, ou du moins irrités, dans notre ère unidimensionnelle. Des décrets absurdes nous y ont amenés Mais la poésie devrait se tenir à l’écart, tout au plus se contenter de traverser les siècles voire les millénaires, se contenter des pyramides égyptiennes et aztèques ou, par exemple, de la traduction de l'Odyssée par Emilio Villa. Et à ce point, j’ajouterais l’introduction de Giorgio Manganelli aux poèmes de Giulia Niccolai dans le lointain, mais pas très lointain, 1981.

Le lointain ou le proche sont perçus différemment selon les générations. Attention, j'appartiens à la génération à laquelle peut plaire l’odeur de la poudre et même générer des étincelles de bonne qualité. Certains diraient « procédons dans l'ordre », mais là ce n'est pas possible, il ne s'agit évidemment pas de lectures désordonnées c'est clair, tout au plus de lectures quotidiennes vaguement improvisées comme quand on promène un chien, et ce qu'on appelle hasard prend l'initiative. Les allusions à certains écrivains, cependant, ne sont pas accidentelles, ni l'attaque de cette note. En se promenant, on peut goûter à différents types de sols, surtout si on habite à la campagne, où certaines formations rocheuses sont vraiment dépaysantes. Elles inspirent des pensées clairement ésotériques, orientées vers quelque chose de spirituel. Des formes extérieures exotiques, car nous y portent des lectures d’enfance, quand un père posait Cristal Pensant de Sturgeon, La Cité, de Simak et les Chroniques martiennesde Bradbury sur la table de chevet. Quel est le rapport de tout ceci avec la poésie, avec la lecture des fragments (je ne sais comment les appeler autrement) de Giovanna Iorio ? La diffusion des pensées à un certain âge permet de voyager dans le temps, de voir des choses qui ne se sont pas encore produites ou de retrouver ce qui semblait perdu dans un passé lointain. Et on  tombe follement amoureux des scènes bien faites, de pages qui se laissent feuilleter comme des papillons au bord de l’eau, tant que le temps nous portera vers des époques futures où tout est prêt, et réuni, pour l'aventure. Voilà un excellent point de départ pour cultiver la pertinence visuelle et concrète des noms cités et de l'auteur du livret ici présent. Désormais le futur est devenu contemporain, plus adulte peut-être (probablement pas), et il nous permet donc de faire des allers-retours sans nous soucier de technique, pour apprécier les merveilles jadis prophétiques qui,  aujourd'hui indiquent autant de  cartes, de feuillets volants,  doté d’une réelle vivacité. Incidents domestiques et du quartier, discours de voyage qui s'écrivent avant même d'être écrits. L'invisible en dessous de moi est la façon dont Giovanna indique ce qui semble ne pas s’être passé, comme si le monde était inépuisable. Cette façon de feindre que rien ne se passe fait ressurgir des lieux et des univers fantastiques dans lesquels on pourrait vivre. Une sorte d'hommage à petites touches en peu de pages, mais suffisantes pour maintenir vivants les  jeux d'enfance et de la mâturité avec toujours la crainte que le refuge ne soit débusqué et détruit. Le livret que vous lisez pourrait-il être sentimental ? 

Ou la subtile introduction à une méditation vespérale,  en robe de chambre, en attendant une nuit propédeutique ? Questions posthumes. L'autrice a sans doute pris grand soin de ne pas les poser, tandis que les délicats rouages ​​de son esprit tournaient délicatement sur eux-mêmes. Dans chaque élément,  un secret, rien à quoi s’attacher, juste un vague soupçon de détachement curatif, la simple indication de géographies rares et de dates calendaires tenues cachées mais perceptibles encore. Car,  tant que l'univers continue de s'étendre, quelque chose qui a eu lieu continue de propager son propre rayonnement. Mais à quel point une tasse de café dont le liquide ressemble au ciel est-elle ésotérique ? L'interrogation reste figée dans le fragment, enrichie par le regard peut-être un peu inquiet, mais claire comme le flanc d'un navire sous les tropiques.

La Grande Bellezza/La grande beauté, installation sonore dans les bois de Giovanna Iorio.

Ce sont elles, les ailes parfumées de la femme-papillon quand elle se posent sur le papier sans jamais se demander combien de temps elles vivront au soleil avant de racornir. Il y aura tout au plus un rayon de poussière chaque fois que nous sentirons la solitude affamée nous mordre, et que les voitures traverseront la desolation row qui évoque Dylan. Des poussières toujours, voyez-vous, puisque ceux de mon âge sont émus devant de belles nouvelles générations comme s'il n'y avait pas de Docteur Bloodmoney et autres dystopies qui ne font pas rire. Qui sait si les jeunes savent ce que signifie Bikini, en plus du fameux maillot de bain. Pendant ce temps, la femme papillon ferme les yeux et sent la mer.

Tout se tient quand on lit l'article en question. La lumière change les contours des pensées. A bien y réfléchir, c'est justement la lumière qui transforme les 26 fragments en mémoire, une lumière qui éloigne les poisons de l'espèce, au prix même de quelques éclairs nostalgiques, et on imagine toutes les inventions dont j'ai parlé plus haut : reprise de récits d'enfance quand surgit le nouveau avec de petites touches et quelques coups de coude. Nous ne résolvons pas le mystère, tout comme ce fin livret (fin dans tous les sens) : cela n'aurait aucun sens pas plus que de décrypter l'horaire des trains. L'horaire et les 26 fragments sont utiles, chacune à sa manière. Il me semble y voir une série de cas délibérement posés là, car il est vrai qu'on ne jette jamais rien, et il est vrai aussi que la poésie se trouve dans les coins des livres et des maisons, dans les bibliothèques paternelles et les auteurs qu’on ne cessera jamais d’aimer.

Giovanna Iorio, Poeti senza parole, Poésie sans parole, traduction et voix de Marilyne Bertoncini.

Alors amusez-vous à trouver vos plaisirs dans le livret de Giovanna, même parmi les astérisques placés entre un fragment et le suivant. Il est probable que se trouvent là les mouvements d'ailes les plus intéressants de la femme papillon. Parce qu'ils sont là pour unir toutes les distances.

maybe it wanted to end that tortuous thought a path as far as the house of smooth stones where the sound of things is softer

peut-être cette pensée tortueuse voulait-elle finir chemin s’éloignant vers la maison de pierres lisses où le bruit des choses est plus doux

*

if I close my eyes I’m not in this room anymore I listen to the house’s bones suddenly I’m white made smooth in the light it flows over things and over my voice if I close my eyes

si je ferme les yeux je ne suis plus dans cette pièce j'écoute les os de la maison je blanchis lissée par la lumière elle coule sur les choses et sur ma voix si je ferme les yeux

*

my heart is tired the sound of a drop in a gutter it could do better than this little nail that scratches on the glass it asks to go out it asks to come in

mon coeur est fatigué le bruit d'une goutte d’eau dans une gouttière il pourrait mieux faire que ce petit ongle qui gratte à la vitre demandant à sortir demandant à entrer

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a light blue coffee cup on the table might be the sky I push my lips out over the precipice I remain suspended on the sounds

sur la table une fine tasse bleue pourrait être le ciel je pose mes lèvres sur le précipice et reste suspendue au-dessus des sons

*

I’ve come to wait in a church the only house that is open apart from a bar and I’m not hungry outside there’s the noise of cars that flow who knows where if I close my eyes maybe you hear the sea the light comes in through ogival windows and shines it changes the contours of thoughts the face of the saints brightens now

Je suis venu attendre dans une église la seule maison ouverte à part un bar et je n'ai pas faim dehors il y a le bruit des voitures qui roulent qui sait où si je ferme les yeux peut-être qu’on entend la mer la lumière rayonne à travers des vitraux en ogive et change le contour des  pensées, le visage des saints maintenant s’illumine

*

today I’m driving slowly and looking at things they flow alongside me fast and there’s a slowness in me in my heart a laziness maybe this is how the body heals a vessel anchored to the gaze I remain entangled to things a falcon follows me I see its shadow on the asphalt I drive slowly

aujourd'hui je roule lentement et regarde les choses s’écoulent rapides à côté de moi et en moi il y a une lenteur dans le coeur une paresse peut-être ainsi le corps guérit-il un vaisseau à l'ancre du regard, je reste mêlée aux choses un faucon me suit je vois son ombre sur l'asphalte je roule lentement

*

idle and white a rose ignores the imminent storm I’d gone out so much sleep in your bent neck I need to get free from these images something hurries from the very heart of things I am a child who plays the flute because every earthly instant is a crossroads oh saint of the scorched restored hands teach me to recite the lines of Yves Bonnefoy at random

oisive et blanche une rose ignore l'orage imminent j'étais sorti tant de sommeil dans ton cou penché je dois me libérer de ces images quelque chose accourt du fond même des choses je suis un enfant qui joue de la flûte parce que chaque instant terrestre est un carrefour ô sainte aux mains brûlées ravivées apprends-moi à réciter au hasard les vers d'Yves Bonnefoy

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the delicate scent of butterfly wings on my fingers I confess to not believing in time magic carpet hidden figures two different parts of the design and that visitors stumble over anyway the greatest joy of the absence of time is when I find rare butterflies and plants and the ecstasy another thing that’s hard to explain being one with sun and stone and the wind that leafs through Nabokov

le parfum subtil des ailes de papillon sur mes doigts j'avoue ne pas croire au temps signes cachés de tapis magique deux parties différentes du dessin et qu’ils trébuchent  les visiteurs de toute façon la plus grande joie de l'absence de temps est de trouver papillons et plantes rares et l’extase autre chose encore difficile à expliquer ne faire qu’un avec le soleil et la pierre et le vent qui feuillette Nabokov

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we have a second memory the thread of which runs through the drunken hours a pair of trousers and a torn shirt as along an incandescent chain wine is the symbol of blood theLumbarda grapevines put down roots in sandy earth the dust had parched our throats the satyr has a preference for scenes like this there are situations in which the profound sense of the most familiar words suddenly becomes clear cistern we’re not at all amazed by the wonderful they’re still alive the Heroes’ mother islands they flower again each year

nous avons une seconde mémoire dont le fil court le long des heures d'ivresse une paire de pantalon et une chemise déchirée comme le long d'une chaîne incandescente le vin est le symbole du sang les vignes de  Lumbarda  s’enracinent dans la terre sablonneuse la poussière nous avait desséché la gorge le satyre préfère des scènes comme celle-ci il y a des situations dans lesquelles le sens profond des mots les plus familiers devient soudain manifeste contient le merveilleux ne suscite en nous nulle surprise elles sont toujours vivantes les îles mères des Héros elles refleurissent chaque année

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you realise from the sound of these words that time is cracked in front of the sky a glimpse of another unbroken sky nothing is left but removing layers to the motionless air sound after sound revealing the mute expanse of providential sense the echo of a thunder arrives

tu t’aperçois au son de ces mots que le temps est fêlé devant le ciel s’entrevoit un autre ciel intact il ne reste qu’à retirer des couches à l'air immobile son après son révéler la muette étendue du sens providentiel arrive l'écho d'un tonnerre

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the thin sound of the grass the sigh of a gate the pensiveness of a fence the gentle eyes of a herd suddenly the race of time stumbles on hares’ black holes

le bruit ténu de l'herbe le soupir d'un portail la rêverie d'une clôture les yeux doux d'un troupeau soudain la course du temps trébuche sur les trous noirs des lièvres

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an angel fell in the middle of nothing the sky evaporated the fish were left at the bottom of a glass the eyes of whoever watches the flightless wings unarmed are salty a man dressed in black picks up white rain in a hat he offers feathers to passersby he writes on walls

un ange est tombé au milieu de rien le ciel s'est évaporé sont restés les poissons au fond d'un verre salés les yeux de  qui désarmé regarde les ailes sans vol un homme vêtu de noir recueille une pluie blanche dans un chapeau il offre des plumes aux passants il écrit sur les murs

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a fox is asleep in the dark of fragile bones the silence is bristly it has the red fur of a wild animal

un renard dort dans l'obscurité des os fragiles le silence est hirsute il a la fourrure rousse d'un animal sauvage

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do not deceive time you have to show it the way the road that goes ahead you must not let it turn back again it has followed me and now it plays outside with the last light of the day it loosens the sun’s rays among the old houses like a braid

ne trompe pas le temps tu dois lui montrer le chemin la route qui avance tu ne dois pas le laisser revenir en arrière  il m'a suivi et maintenant il joue dehors avec la dernière lueur du jour il dénoue les rayons du soleil entre les vieilles maisons comme une tresse

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listen to the night closed inside of a walnut it sounds like a shell that falls in the nothingness

écoute la nuit enfermée dans une noix elle sonne comme une coquille qui tombe dans le vide

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my grandma would call it the sick sun a nearly extinguished will-o’-the-

wisp in the mirror of a lake I feel like towelling it dry and sticking it back in the sky the recovered sun of light dissolves on my shadow life is this stain on the wall witness our vanishing

ma grand-mère l'appelait le soleil malade un feu-follet presqu’éteint dans le miroir d'un lac j'ai envie de le sécher avec un chiffon et de le replacer dans le ciel soleil guéri. La lumière se dissout sur mon ombre la vie est cette tache sur le mur témoin de notre disparition

*

the colour of time is white each one of you did well emptiness is to be hoped for thoughts no longer have weight and nothing happens the night’s experiment does not need gravity I am the feather accompanying

blanche est la couleur du temps vous avez bien fait le vide est désirable les pensées n'ont plus de poids et rien ne se passe l'expérience de la nuit n'a pas besoin de gravité je suis la plume qui accompagne la pierre tombant ensemble cherchant le fond du jour

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the dark colour of roses warns us the winter has thorns the day drags in the rose garden with its crown poor christ

A la couleur sombre des roses on comprend que l'hiver a des épines le jour rampe dans la roseraie avec sa couronne pauvre christ

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if I had not had breasts I would have fed you on dew have placed a leaf’s green upon your lips but milk is white for a reason we’re unaware of we entrust to its whiteness the cry in the cradle

si je n'avais pas eu de seins je t'aurais nourri de rosée aurais mis le vert d’une feuille sur tes lèvres mais le lait est blanc pour une raison que l’on ignore à sa candeur on confie le cri dans le berceau

*

and if the world ceased to exist tomorrow but only the sky and the swallows I’d be the rocking thread from one nothingness to the other I unite distances

et si demain le monde cessait d'exister sauf le ciel et les hirondelles je serais le fil qui balance d'un néant à l'autre je joins les distances

*

now I can unite the invisible underneath me the breath of a fish that brushes the rocks an ancient bone and a crab is scuttling backwards it shows me a fragile mechanism memory to close one’s eyes to pray in reverse

maintenant je peux unir l’invisible sous moi le souffle d'un poisson qui effleure les rochers un vieil os et un crabe recule et me montre un fragile mécanisme le souvenir fermer les yeux prier à l'envers

*

and if I lived amidst these yellow flowers and if I breathed to the rhythm of the bushes I deceived a butterfly the most ingenuous of all it brushed my shoulder

et si je vivais parmi ces fleurs jaunes et si je respirais au rythme des buissons j’ai trompé un papillon le plus ingénu de tous m’a effleuré l'épaule

*

there’s a party of crickets along the path and the world goes quiet the stones are warm do not disturb its song let’s cross it in silence

il y a une fête de grillons le long du chemin et le monde se tait les pierres sont chaudes n’en dérangez pas le chant traversons le en silence

*

it freezes the voice the last winter

se fige la voix au dernier hiver

Présentation de l’auteur




Pour une étude de la poésie d’Etty Hillesum

Cette étude est publiée dans le dernier chapitre d'Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés, paru aux éditions L'Enfance des arbres.

 

« La beauté séduit la chair pour obtenir
 la permission de passer jusqu’à l’âme »

 Simone Weil

Le journal d’Etty Hillesum n’était pas destiné à la postérité. Elle n’en a entrepris l’écriture que pour elle-même. La confirmation indirecte en est apportée par ce qu’elle confie le 21 novembre 1941 : « j’espère qu’un moment viendra dans ma vie où je serai seule avec moi-même et avec une feuille de papier. Mais je redoute aussi ce moment où je ne ferai rien d’autre qu’écrire. » D’où cette si douce impression d’intimité vraie à le lire.

Si nous pouvons désormais lire ce texte, c’est grâce à une chaîne d’événements où la volonté de quelques-uns tient certes une grande place mais d’où le hasard et la chance ne sont pas absents. Du reste, de la déportation de son auteure en 1943 jusqu’à la première publication de ses onze cahiers, près de quarante ans durent s’écouler. Ce journal fut rédigé par une âme éprise de vérité et à qui son psychologue avait conseillé cet exercice quotidien. La toute première phrase semble garder trace de ce moment, véritable passage de soi à soi grâce à l’élan transmis par un tiers. « Eh bien, allons-y ! Moment pénible, presque insurmontable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon esprit à un candide morceau de papier réglé ».

L’auteure de ces lignes ne prête pas attention à la forme comme un ou une qui écrirait ses mémoires ou même un journal et qui ne pourrait ignorer que son écrit sera probablement publié et donc lu, soit en raison de son intention clairement établie en l’instant de l’écriture de le proposer à l’édition, soit en raison d’une notoriété, voire d’une célébrité déjà acquise.

Olivier Risser, Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés, L'Enfance des arbres, 2022, 17 €.

Aussi, la langue qu’on lit dans le journal d’Etty Hillesum peut être considérée comme sa langue naturelle et spontanée, sans calcul ni affectation, sans artifices ni petits arrangements. C’est du moins ma conviction. L’auteure ne cherche pas à faire joli ni à émouvoir un quelconque lectorat, elle écrit avec soin et cherche les mots, les phrases, les formules correspondant le mieux à la coloration que prend son cœur au gré des jours et de ses méditations. Elle emploie les mots avec grâce parce que c’est ainsi qu’elle pense et qu’elle aime.

Ce journal n’est pas d’abord écrit pour elle-même, il est écrit uniquement pour elle-même et si la jeune femme se livre pour elle-même comme objet d’étude, elle le fait sous la forme d’un dialogue à la fois doux et sans concession. Ce qui me frappe, c’est ce tout qui refuse à la fois la complaisance et la dureté, cette vérité de ton entre exigence et confiance, cette douceur qui accepte la remontrance. C’est le respect de soi sans le narcissisme, la quête de vérité sans l’enfermement sur ses propres vérités.

A force d’étudier le journal d’Etty Hillesum et ses lettres, je me suis adressé cette réflexion même si - je l’avoue - tout attentif au fond du propos, j’ai mis un temps certain pour m’en rendre conscient : « que c’est bien écrit ! ». Et c’est là ce que je voudrais partager dans ces notes sur la poésie d’Etty.1

Elle aurait souhaité écrire et donc être publiée non pas seulement pour elle mais avant tout pour les autres. Elle nourrissait un projet d’écriture dont le titre devait être La fille qui ne savait pas

s’agenouiller2 : « cette évolution en moi, l’évolution de la fille qui a appris à s’agenouiller, je voudrais lui donner forme dans toutes ses nuances »3 avec une idée très haute de l’écriture : « L’homme est décidément une créature étrange. Que de choses j’aimerais écrire ! Quelque part, au fond de moi s’ouvre un atelier où des Titans reforgent le monde ». Pour elle, on ne pouvait écrire que si l’on avait vraiment quelque chose à dire et surtout à apporter aux autres. Lisons ce passage si éclairant : « Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J’aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour ». La transmission comme raison de l’écriture !4 Pour elle, on ne pouvait non plus écrire avant d’y être prêt. Elle notait avec humour : « Zut, mais enfin, pourquoi est-ce que je ne sais pas écrire ? » et d’ajouter cette espérance qui fend le cœur quand on connaît la suite des événements : « un jour, ‘‘quand je serai grande’’, je suis sûre que je saurai écrire »5. Apprendre à écrire devait passer, selon elle, par une véritable ascèse : « La détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu’elle en devient irréelle (…) situations totalement grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire, j’y arriverai peut-être approximativement dans une dizaine d’années .6 Consciente de son « talent » à « déchiffrer la vie », elle se sait des « obligations » et ne méconnaît pas le long et patient travail à entreprendre d’abord sur soi : « c’est toujours pareil : on voudrait d’emblée écrire des choses surprenantes ou géniales, on a honte de ses banalités. Pourtant, si dans ma vie, à ce moment de ma vie, j’ai un devoir véritable, c’est bien d’écrire, de noter, de fixer » et s’il est évidemment ici question de son journal, ce dernier ne sera qu’un matériau pour un récit à venir : « Je devrai tout de même ménager tôt ou tard de discrets points d’ancrage dans mon récit », récit qui nécessitera « force » et « patience »7.

Au onzième et dernier cahier, Etty écrit encore : « Il faut que je me mette enfin à écrire sérieusement. Mais je dois commencer par m’imposer une discipline de vie ». L’écriture n’est pas et ne saurait jamais être de divertissement, de loisir. Elle doit exprimer « ce qui importe vraiment » et si l’on a mille choses à écrire, « peut-être en laisser de côté 999 » avant de prendre la plume. L’écriture, enfin, doit engager toute la vie. Puisqu’Etty a tant lu et tant aimé Rilke, on peut noter à ce propos un conseil que cet auteur adresse au jeune poète qui peut être éclairant sur la manière dont elle-même pouvait concevoir l’acte d’écriture : « Rentrez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire ; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’à l’endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir »8.

Qu’elle possède et travaille ce talent à parler de la vie, à transmettre ce sentiment de vie, c’est évident. Il convient aussitôt d’ajouter qu’un véritable talent littéraire se montre à l’œuvre tout au long de son journal et dans sa correspondance. Les quelques lignes à suivre voudraient parvenir à le faire entrevoir.

*
*     *

Avant de tenter cette amorce - ou plutôt proposition - d’étude de la poésie d’Etty dans laquelle nous nous intéresserons plus particulièrement à quelques figures de style qui me semblent revenir le plus souvent sous la plume de l’auteure, je propose que nous nous arrêtions un instant pour lire ou relire les définitions de celles que nous allons étudier.

La comparaison : elle met en miroir deux éléments (mots ou groupes de mots) et utilise le second pour représenter de façon plus concrète, plus explicite, plus sensible le premier.9

Dans une comparaison, on trouve donc un élément comparé et un élément comparant, tous deux reliés par ce qu’on nomme un outil de comparaison. Le sens réside bien entendu dans le choix du comparant.

Par exemple : ‘‘je nage comme un dauphin’’ n’a pas du tout le même sens que ‘‘je nage comme une pierre’’ et cette différence réside dans le choix du comparant.

René-Guy Cadou, dans sa Lettre à des amis perdus utilise une magnifique comparaison :

Vous étiez là je vous tenais
Comme un miroir entre mes mains

La métaphore : elle rapproche un comparant et un comparé mais sans outil de comparaison.10 On a coutume de dire qu’il s’agit d’une image qui « consiste à présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue »11.

Ainsi, je ne dirai pas « tes yeux sont bleus comme l’océan » (cela est une comparaison) mas je pourrai dire « tes yeux bleus sont un océan » ou je parlerai de « l’océan de tes yeux ».

Empruntons une métaphore aux deux derniers vers du même poème de Cadou :

Sous mon épaule il fait bien froid
Et j'ai des trous noirs dans les ailes

Le jeu sur les registres de langue : on a coutume de distinguer au moins trois registres de langue, nommés dans des grammaires plus anciennes des « niveaux de langue ». On trouve d’abord le registre familier (d’usage familier ou amical), le registre courant (celui de tous les jours) et enfin le registre soutenu. Passer sans transition d’un registre à un autre peut constituer un procédé littéraire remarquable.

La personnification : elle consiste à attribuer à des êtres non humains, des inanimés, ou même à des abstractions, des sentiments et des comportements humains12. Cela s’opère le plus souvent par l’emploi d’un adjectif ou d’un verbe.

Les derniers vers d’un poème de Hugo emploient un bien jolie personnification13 :

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour !

*
*    *

« Eh bien, allons-y ! Moment pénible, presque insurmontable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon esprit à un candide morceau de papier réglé ».

Toute la langue poétique du journal est presque déjà contenue dans cette première phrase.

Tout d’abord, cette adresse à soi-même par cet impératif à la première personne du pluriel « allons-y ». Ensuite, ce registre de langue qui instaure une proximité par son emprunt à l’oral dès l’ouverture « Eh bien » et qui côtoie un langage plus élaboré, dès après. L’utilisation d’une double métaphore « livrer le fond de mon esprit » et enfin cette discrète personnification indiquant déjà un lien d’amitié, un lien de parenté : « candide ». On pourrait ajouter -mais le texte en néerlandais devrait le confirmer - que ce mot joue sur le double sens de « candide », à la fois « naïf » et « vierge » (blanc).

Le texte invite chaque jour ces figures de style, ces procédés d’écriture dont il est tout animé. La personnification me semble la figure de style majoritairement employée. Sous la plume d’Etty, tout prend forme et vie, tout vibre, tout bat, tout combat et c’est là aussi ce qui rend la lecture de son journal si enthousiasmante, si vivante, si vivifiante, si stimulante.

Voici un relevé très loin d’être exhaustif14 :

Lecture d'un extrait du Journal d'etty Hillesum, par Anne-Laure cabot.

Personnifications :

P 1 J. « Et qu’un petit rhume de rien du tout me fasse voir une fois de plus le monde en noir ».
P 2 J « Au milieu de mes problèmes d’éthique, de vérité et de rapport à Dieu, surgit tout à coup un problème de mangeaille ».
P 3 J. « Les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante ».
P 4 J. « Je ne faisais que lutter contre une fatigue naturelle ».
P 5 J. « Dans toute vision du monde défendue consciemment se glisse une part d’imposture ».
P 6 J. « Un déferlement d’amour et de pitié a emporté avec lui toutes mes petites irritations ».
P 7 J. « Quand on a une certitude nouvelle dans la vie, il faut lui trouver un abri ».
P 8 J. « Mon corps est le réceptacle de multiples douleurs : emmagasinées dans tous les recoins, elles viennent affleurer chacune à leur tour ».
P 9 J. « Un moment de désespoir avait étouffé toute lumière en moi ».
P 10 J. « Les souvenirs m’ont assaillie par milliers ».
P 11 J. « Bonne nuit, crocus fatigués, petites pommes de pin ».
P 12 J. « Bonjour, petit crocus, il a gelé à moins 2 ».
P 13 J. « Et dans sa cruche de terre brune, mon rameau de marronnier implore le ciel en levant une foule d’élégantes petites mains blanches ».
P 14 J. « La vie est un tissu d’anecdotes qui attendent d’être contées par moi ».
P 15 J. « La journée recommence à vouloir m’échapper au galop, je vais m’efforcer de reprendre les rênes en main ».
P 16 J. « Toutes les détresses et les solitudes nocturnes d’une humanité souffrante traversent soudain mon humble cœur et l’emplissent d’une douleur nauséeuse ».
P 17 J. « D’un large coup d’ailes, un petit morceau d’éternité vient me survoler ».
P 1 L. « Trop de choses, ici, fondent sur vous à la fois ».
P 2 L. « Mon stylo ne dispose pas d’accents assez graves pour vous donner une image tant soit peu fidèle de ces convois ».
P 3 L. « les lignes suivantes ont coulé de mon stylo, dans mes pattes de mouche illisibles ».
P 4 L. « Je saute tout de suite sur une phrase qui m’envoie un clin d’œil séducteur ».

Métaphores :

M 1 J. « J’ai fait une véritable toilette morale ».
M 2 J. « Je puise régulièrement des forces aux sources les plus cachées et les plus sécrètes qui sont en moi ».
M 3 J. « « la source intérieure où je m’abreuve ».
M 4 J. « Il y a en moi un puits très profond ».
M 5 J. « Toute ma tendresse, l’intensité de mes émotions, la houle de ce lac, de cette mer, de cet océan de l’âme, je voudrais les déverser en cataracte dans un seul
poème ».
M 1 L. « Je me dis souvent que la seule chose qu’on puisse vraiment faire, c’est de laisser s’écouler de toutes parts le peu de bonté que l’on a en soi ».
M 2 L. « on doit aussi briser sa tristesse, sinon son niveau monte à chaque instant comme celui d’eaux en crue et elle finit par inonder les champs qu’on a eu tant de peine à cultiver ».

Comparaisons :

C 1 J. « j’avais le crâne pris comme dans un étau ».
C 2 J. « Fatiguée, découragée et usée comme une vieille fille ».
C 3 J. « Je me suis trouvée comme un ivrogne autour de la patinoire ».
C 4 J. « Je suis exactement comme un disque de phonographe ».
C 5 J. « Les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante ».

Jeux sur les registres de langue :

R 1 J. « Ma fille, ma fille, au travail cette fois ou je t’aplatis ».
R 2 J. « Je finirais neurasthénique professionnelle si je restais longtemps ici ».
R 3 J. « D’abord passage par la salle de bains pour repeindre la façade trop pâle ».
R 4 J. « Folle que tu es ! Cesse de te triturer les méninges. De t’étirer de tout ton long dans un mot ».
R 5 J. « je voudrais te demander de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte ! »
R 6 J. « Bonne nuit maintenant, je sens que le sommeil me fait dérailler ».

Une des faiblesses de ce relevé réside dans son manque de classement rigoureux. D’autre part, des morceaux de phrases auraient mérité de se trouver dans deux listes à la fois. Essayons toutefois, sans nous perdre dans les détails, de faire émerger quelques grandes lignes qui nous tiennent à cœur.

 Les personnifications octroient un statut aux émotions, aux choses, aux événements. Même s’il est bien banal d’écrire cela à propos de personnifications, il s’agit, pour Etty, de donner vie à tout un monde sans s’en faire le centre. Admettre que tout vit, que tout s’appelle à la vie. Ainsi de ce « petit rhume » qui arrive avec un air de rien du tout mais aux pouvoirs insoupçonnés parce que celle qui le reçoit n’est pas assez armée. Ainsi de cette « certitude » à qui il faut trouver « une place » de même qu’une voyageuse arrivée sans prévenir dans la maison qu’on devrait loger dans quelque pièce. Ainsi de ce petit morceau d’éternité emportant Etty tel un oiseau qui l’inviterait à le suivre et comment ici ne pas se plaire à citer le psaume 62 (H63) « je crie de joie à l’ombre de tes ailes » ?

Mais ces personnifications permettent aussi à leur auteure de mettre sa propre souffrance à distance. Ainsi du « stylo » ne possédant pas « assez d’accents graves » (jeu de mots si profond) ainsi et déjà du « rhume » qualifié de « petit » et affublé d’un « rien du tout ». Il arrive que les personnifications affirment au contraire cette détresse sans perdre la poésie des jours et de la vie. Ainsi de ces « douleurs » qui viennent « affleurer », ainsi de ce « moment de désespoir », voyageur cette fois importun.

Etty se sert aussi de ces personnifications pour mettre le monde en fête. Ainsi de ces « crocus » qu’on salue, ainsi de cette phrase qui « envoie un clin d’œil ». Ainsi de ce « tissu d’anecdotes » qui appelle les contes. Ainsi de « ces lignes » qui « coulent » et viennent s’intercaler « dans » des « pattes de mouche ». Ainsi et peut-être surtout d’une branche de marronnier, devenu « rameau » de vie, communauté priante qui tend les mains vers le ciel (P 13 J).

Enfin, et j’ai envie d’ajouter surtout, à bien prêter attention au champ lexical, on voit que pour Etty tout se présente comme un combat, une lutte, un jeu de forces et d’énergie15. Un rapide relevé suffira à nous en convaincre :

P 2 J. « Au milieu (…) surgit tout à coup un problème.
P3J. « assaillent parfois comme une vermine mordante ».
P 4 J. « Je ne faisais que lutter »
P 5 J. « se glisse une part d’imposture ».
P 8 J. « elles viennent affleurer chacune à leur tour ».
P 9 J. « avait étouffé ».
P 10 J. « Les souvenirs m’ont assaillie par milliers »
P 15 J. « recommence à vouloir m’échapper au galop, je vais m’efforcer »
P 1 J. « traversent soudain mon humble cœur »
P 1 L. « fondent sur vous ».

A l’appui de cette idée, on peut citer ce passage du journal ( 8 décembre 1941) : « Se concentrer cependant, étudier et saisir la réalité la plus visible pour lui arracher la vraie réalité, qu’elle cache » et cet autre : « je ne me déroberai à aucun des orages qui fondront sur moi dans cette vie, je soutiendrai le choc avec le meilleur de mes forces » (2 décembre 1941) ou encore ce dernier : Mon Dieu, donne-moi la force, pas seulement la force spirituelle mais aussi la forcephysique.(…). Je te suis reconnaissante de m’avoir arrachée à la paix de ce bureau pour me jeter au milieu de la souffrance… » (22 juillet 1942).

Les métaphores que j’ai choisies ont en commun l’élément liquide16 : « source », puits », « abreuve », et, en une sorte de gradation, « lac », « mer », « océan ». Dans des images qui font de cet élément une véritable énergie en réserve autant qu’en mouvement, Etty apporte aussi l’idée d’étendue, d’une étendue qui tend vers l’infini. Déjà, à sa façon, l’idée de toilette (M1J) amène celle de l’eau comme élément de purification.

De même, cette idée de laisser « s’écouler » la bonté comme s’écoule l’eau d’une source. La belle métaphore filée (M2L) nous montre que l’eau peut être associée à l’idée de submersion et de noyade et ainsi devenir cette force destructrice qui empêche à la vie de s’épanouir.

 

D’autres métaphores tentent de donner une coloration moins sinistre à Westerbork. On peut les trouver surtout dans certaines lettres car Etty a certainement à cœur de ‘‘ préserver’’ ses correspondants : « Eh oui, mes enfants, me revoilà au perchoir : cet après-midi, pour changer, je suis tombée dans les pommes » ou comme ici « essayons tout de même de produire une lettre d’un coup de baguette magique », et là : « je vais me hâter de déchaîner une petite bacchanale épistolaire ». Toutefois, la souffrance qui se laisse deviner derrière l’humour nous fend le cœur : « je pense que je ne tarderai pas à devoir rentrer pour me faire achever dans un abattoir de première classe, je ne vaux rien, j’en suis si triste, il y aurait tant à faire ici, mais j’ai quelque chose de détraqué ». Le dernier mot de ce passage permet une transition aisée pour évoquer les jeux sur les registres de langue.

Les jeux sur les registres de langue - les comparaisons C 2 J ou C 3 J dans le choix du comparant aussi bien que l’expression « abattoir de première classe » - confirment qu’Etty se plaît souvent à instaurer une sorte de distance avec elle-même grâce au recours à l’autodérision, manière de se prendre pour objet (d’étude) comme plus haut par ce « quelque chose de détraqué »17 et cela même, voire surtout quand elle s’adresse à elle-même en utilisant le pronom « tu ». On peut voir dans une phrase toute simple telle que « Ma fille, ma fille, au travail cette fois ou je t’aplatis » toute une poésie de la vie. Cette façon de s’admonester gentiment et de ne pas trop se prendre au sérieux (« ma fille » répétée : enfance) est rafraîchissante et quand Etty termine par une menace impossible à mettre à exécution, c’est encore plus amusant d’autant que le registre de langue et l’image empruntée pour n’avoir aucune prétention (« je t’aplatis ») n’en demeurent pas moins très visuels et riches d’évocations possibles.

Il en va de même en R 3 J avec l’image triviale de la « façade » pour parler de son propre « visage » où l’auteure montre qu’elle sait s’amuser de son apparence ou quand elle confie à son journal, le 7 juillet 1942 espérer que sa vessie soit « retapée » sans quoi elle sera « une rude gêneuse pour les entassements humains ». Parfois, le registre de langue prend un accent plus sérieusement attentif aux défauts moraux ou intellectuels : « cesse de t’étirer de tout ton long dans un mot » sonne comme un rappel à l’ordre contre la tentation nombriliste. Cette métaphore est également très visuelle. La formulation volontairement terre à terre permet de… revenir sur terre, de cesser de se perdre dans des méandres de pensées. « je voudrais te demander de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte ! » fournit un bel exemple d’humour à froid. La tête de linotte figure celle qui oublie tout. Ici, on peut supposer que la jeune femme a tout simplement oublié d’arrêter de se regarder dans la glace. Tout de suite après, le passage revient au « je » et semble confesser : « Il m’arrive de me trouver jolie » avant de montrer qu’elle n’est pas dupe tout de même « même si c’est dû à la lumière tamisée de la salle de bains ». Cette phrase, chef-d’œuvre, d’autodérision représente une véritable pépite d’humour.

Chemin de traverse, diffusée sur RCF radio, 2022.

Parfois, le mélange des registres de langue surprend et produit tout à la fois une véritable émotion parce qu’il nous montre qu’Etty vit un quotidien banal d’une jeune fille banale dans des conditions malheureusement peu banales. Ainsi, quand le 16 juillet 1942, elle écrit : « j’espère être un ferment de paix dans cette maison de fous », elle emploie une très belle métaphore « ferment de paix » suivie d’une image à la formulation bien plus triviale « maison de fous ».

Au terme d’une notre esquisse d’étude à peine ébauchée, je précise à nouveau que cette dernière, loin d’épuiser le sujet de la poésie d’Etty, se contente tout juste de l’aborder. Elle n’a ni la prétention ni la légitimité de tirer des conclusions dernières sur l’emploi des métaphores ni même sur le champ lexical de la lutte.18 Du reste, ce qu’affirme Etty à propos de la vie, à savoir qu’ « on ne saurait [l’]enfermer (…) dans quelques formules », est sûrement vrai de grands écrits comme son journal. Une étude plus longue, plus poussée, plus sérieuse, plus systématique pourrait apporter des renseignements bien plus construits et bien plus utiles. Un travail d’une telle envergure constituerait un éclairage supplémentaire et intéressant quant au cheminement de cette jeune femme éprise de vérité et de la beauté du monde.

Notes

[1] Sylvie Germain propose une autre observation, très intéressante, à savoir que le rapport au langage d’Etty Hillesum « évolue au même rythme que sa relation aux autres, au monde extérieur autant qu’à son univers intérieur », Etty Hillesum.

[2] Journal, 21 novembre 1941.

[3] Journal, 22 novembre 1941.

[4] Cela vaut pareillement pour la lecture. Lire pour ‘’être transmis’’. Le 15 juillet 1941 : « Un fait que je veux retenir pour les moments difficiles et avoir toujours à ‘‘portée de main’’ : Dostoïevski a passé quatre ans au bagne en Sibérie avec la Bible pour toute lecture. On ne le laissait jamais seul et les conditions d’hygiène étaient des plus sommaires ».

[5] Journal, 11 décembre 1941.

[6] Lettre du 8 juillet 1943.

[7] Journal, 30 septembre 1941 et Journal, 13 avril 1942.

[8] Lettres à un jeune poète.

[9] Figures de style, Axelle Beth et Elsa Marpeau.

[10] Ibid.

[11] Dictionnaire de poétique, Michèle Aquien

[12] Ibid.

[13] Il s’agit ici plus précisément d’une prosopopée car le poète donne la parole à l’araignée, « la vilaine bête » et à l’ortie, « la mauvaise herbe ». Cf. Les Contemplations, Livre III, poème 27.

[14] P = personnifications ; M = métaphores ; C = comparaisons ; R = jeux de registres. J = journal (citations puisées dans le journal) et L = lettres (citations puisées dans les lettres).

[15] Spier avait bien raison de voir en sa toute nouvelle et jeune patiente une « énigme pour lui » quand il dut constater son énergie mentale.

[16]  Le journal contient aussi de belles métaphores empruntées au monde végétal et forestier dont celle-ci, profonde leçon de vie : "tâche de vivre avec les trois arbres qui sont en face de chez toi comme si c'était une forêt" (27 juin 1942).

[17] On trouve également dans un autre passage du journal : « Pourtant, il y a quelque chose qui cloche chez moi », 23 novembre 1941

[18] Une autre faiblesse de cette esquisse est de ne puiser qu’à la traduction française sans pouvoir se nourrir du texte dans sa version originale.

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie des « Native American » : Gwen Westerman, ou comment simplicité plus humilité mènent à une éclatante reconnaissance

Est-ce un effet de la nomination par Joe Biden de Deb Haaland (Laguna Pueblo) au ministère de l’intérieur ? Peut-être ! La nomination a été annoncée le 9 septembre 2021 au centre des humanités du Minnesota, à Saint-Paul la capitale de l’état, ville collée à Minneapolis, de l’autre côté de la rivière Minnesota (Mnisota Wakpa en langue Dakota) qui est un affluent du Mississipi.

Troisième à obtenir le titre mais première poète « Native American » à être nommée poète lauréat de l’état du Minnesota, Gwen Nell Westerman est Sioux Dakota, membre de la communauté des Sisseton Wahpeton, mais aussi citoyenne de la nation Cherokee par sa mère. Elle vit, ainsi que ses ancêtres Dakota (membres de la grande nation des Sioux), dans le sud de l’état du Minnesota (Mni=eau+sota) un mot qui signifie soit « turbid waters », eaux troubles ou marécageuses, soit
« sky-tinted waters », eaux reflétant la couleur du ciel). Elle vit donc dans les hautes herbes des prairies, l’une des villes emblématiques de cette région étant Mankato, lieu où furent pendus 36 guerriers Dakota le 26 décembre 18.., pour s’être révolté contre le vol des territoires et le non-respect des traités, à une époque où les Indiens mourraient littéralement de faim.
Elle parle et écrit en langue Dakota. En plus d’être poète, elle est une artiste plasticienne remarquée pour ses « quilts », un art textile traditionnel qu’elle expose régulièrement et qui font partie de collections permanentes de galeries et musées.

L'artiste et poétesse Ribbonwork Gwen Westerman partage ses expériences en tant qu'artiste en résidence amérindienne (NAAIR) à la Minnesota Historical Society. 

Avant d’enseigner dans le département d’Anglais de l’université de Mankato (littérature américaine et dans incluse dans cette catégorie la littérature amérindienne), elle a exercé des petits boulots tels que serveuse, relectrice, livreuse de sandwiches… Ayant obtenu un doctorat, elle a embrassé la carrière universitaire avec succès,  se voyant décerner le titre de professeur distinguée aussi bien pour son travail universitaire que pour ses activités artistiques. Elle a appris à coudre dès son plus jeune âge, était capable de se fabriquer ses habits à l’âge de 12 ans, mais elle n’a réellement commencé à réaliser des œuvres d’art dérivés de l’art du quilt (se traduit par courtepointe, un mélange d’assemblage façon patchwork et de composition traditionnelle, de broderie et de perlage) qu’à l’âge de 40 ans.  Pour Gwen c’est un autre moyen de raconter des histoires. Il s’agit de coudre et d’assembler des morceaux de tissus pour raconter des histoires de la même façon qu’écrire c’est assembler des mots pour créer des images qui raconteront des histoires, pour elle le procédé est très semblable.
Les poèmes de Gwen sont publiés dans de nombreuses revues et anthologies dont the Norton Anthology of Native Nations Poetry (2020); et  New Poets of Native Nations (Graywolf Press, 2018). Son recueil  Follow the Blackbirds (2013) est édité par Michigan State University Press. Par ailleurs Gwen a écrit des livres concernant l’histoire des Indiens Dakota et de leurs terres, par exemple le remarqué Mni Sota Makoce: The Land of the Dakota (Mni Sota Makoce : la terre des Dakotas qui a reçu le prix Minnesota Book Award en 2013 et le prix d’histoire Hognander en 2014). Elle a également écrit Dakota in Minnesota (2018, Minnesota Historical Society Press). Lors de la cérémonie de nomination, à St-Paul, l’adjointe du gouverneur Peggy Flanagan, membre de la tribu des Objiwa (famille de la grande nation des Indiens Anishinaabe, a déclaré avoir nommé Gwen Westerman dans cette mission « car les Indiens sont encore là, nous avons toujours été ici, nous y étions avant que l’état du Minnesota soit ce qu’il est devenu, et nous continuerons d’y être et de participer au futur de cet état.

Lors de la célébration virtuelle, An Evening Celebrating the Mississippi River : Our Healing River, le 30 septembre 2021, le Dr Gwen Westerman, poète officiel du Minnesota, a partagé ce poème.

Une grande part de ce qui fait qui nous sommes vient des arts, de nos paroles. C’est la poésie. C’est de raconter des histoires. C’est cela qui fait ce que nous sommes en profondeur. Je suis très heureuse que les citoyens du Minnesota aient la chance de faire connaissance avec Glen Westerman qui sera leur poète : une femme Dakota qui montrera le chemin». Quant à Gwen, elle a déclaré vouloir : “ as a Dakota woman, to be a presence for healing and understanding and sharing more knowledge and information about our people, all of our people, in the state of Minnesota because we all love this land.” (En tant que femme Dakota, être une présence de guérison et de compréhension, partager plus de connaissances et d’informations au sujet des habitants de notre état du Minnesota, tous nos habitants car nous aimons tous cette terre.) Lors d’une lecture en 2018, en l’honneur du fleuve Mississipi, elle a aussi déclaré : Je me tiens ici aujourd’hui en tant que femme Dakota, au 21ième siècle. Je ne devrais pas être ici. Nous avons survécu à la tempête, aux feux de prairie, aux guerres, aux déclarations d’Alexander Ramsey selon lesquelles nous devrions être tous exterminés ou conduits en dehors des frontières de cet état pour toujours. Mais je me tiens ici aujourd’hui devant vous en tant que femme Dakota. Ces propos illustrent parfaitement les thèmes chers aux auteurs Indiens d’Amérique : ils célèbrent la survie et veulent transmettre leur histoire, leurs cultures, aux générations qui suivront ainsi que leurs ancêtres l’ont fait, malgré les épreuves et les drames. C’est une force extraordinaire qui les anime et les rend résilients, qui les rend comme invincibles face aux politiques d’anéantissement qui continuent encore de les menacer, eux et leurs terres. Son rôle en tant que poète lauréat sera de sensibiliser à la poésie les jeunes, les populations défavorisées et marginalisées, leur offrir la possibilité d’apprécier la poésie, les inciter à la lecture, d’ouvrir des chemins intérieurs, d’y puiser des enseignements, de s’exprimer à leur tour, mais aussi de faire éclore des talents, de mettre en avant d’autres auteurs dans l’état du Minnesota.

Gwen dit qu’elle écrit depuis aussi longtemps qu’elle peut en avoir le souvenir, qu’elle est toujours en train d’observer ce qui se passe et ce qui l’entoure, qu’elle adore raconter des histoires et que c’est ce qu’elle fait fondamentalement, que la poésie est pour elle la façon la plus directe et la plus facile de le faire. Elle n’a pas de routine d’écriture, elle écrit quand quelque chose la frappe, des brouillons griffonnés sur des bouts de papier, des enveloppes trouvées dans son sac. Comme beaucoup d’autres auteurs Indiens Contemporains, elle manie l’humour et l’ironie afin de montrer et dénoncer les pratiques colonialistes, des dérives de la société américaine qui veut se donner bonne conscience mais n’en continue pas moins d’exploiter tout ce qui est exploitable pour en tirer profit, continue de méconnaître l’histoire et les droits des Nations Indiennes, continue d’être aveugle, inconsciente du mal et de l’agression constante qu’elle inflige aux populations « indigènes ». En voici un exemple, poème inclus dans l’anthologie New Poets of Native Nations, intitulé  Dakota Homecoming.

 

      Retour à mon pays Dakota

Nous sommes tellement honorés

          que tu sois ici, dirent-ils.

Nous savons que c’est

          ton pays, dirent-ils.

Le prix d’entrée

          est de cinq dollars, dirent-ils.

Voici ton badge

          pour l’évènement, dirent-ils.

Cela compte beaucoup pour nous que

          tu sois là, dirent-ils.

Nous voulons écrire

          une lettre d’excuse, dirent-ils.

Dis-nous ce qu’il faut dire.

 

Gwen pratique une poésie sans prétention, directe, adressée et désireuse de partager les valeurs de sa culture, les traditions, afin qu’elles soient comprises par les non-Indiens. Poésie engagée et sans détour, elle n’hésite pas à mêler anglais et Dakota, et le lecteur alors peut expérimenter ce que les Indiens savent : l’énergie, la vibration des mots en langue Dakota et toute différente, et cela apporte une autre dimension au poème, en plus d’affirmer que les langues Indiennes ne sont pas mortes et qu’il convient d’honorer la beauté de ses langues. Voici un poème intitulé « reliés », qui donne un aperçu du rapport au monde et aux autres qu’entretiennent les Indiens d’Amérique :

 

                                    

      Reliés

Voici mon give-away—
            non parce que je ne le veux
plus,
pas parce que c’est démodé
ou
cassé ou
inutile parce qu’ayant perdu
            son couvercle ou l’un de ses boutons,
pas parce que je ne comprends pas
             la « valeur » des choses,
ceci est mon give-away—
parce que j’ai suffisamment
       pour partager avec vous
parce que on m’a tellement
      offert
           santé amour bonheur
           douleur chagrin peur
à partager du fond du cœur
dans un monde où les mots peuvent être
sans signification quand ils viennent
seulement du mental.
Ceci est mon give-away —
pour toucher ce qui est  bon en toi
avec des mots que ton cœur peut entendre
comme des vaguelettes quand un caillou est
jeté dans l’eau
elles se dirigent vers l’extérieur grandissent
plus larges et en rejoignent d’autres.
Tu es fort.
Tu es gentil.
Tu es beau.
Ceci est mon give-away. 
     Wopida ye.   
          Wopida ye.
                Wopida ye1.

 

Une autre façon de penser et de visualiser l’interdépendance et les réseaux qui constituent les sociétés Indiennes, pour dire leur relation et leur connaissance étroite de leur environnement, et ce au-delà de leurs territoires ancestraux, nous est offerte dans le poème qui suit dont le titre original est De Wakpa Taŋka Odowaŋ / Song for the Mississippi River.

 

 

      De Wakpa Taŋka Odowaŋ / Chant pour le fleuve Mississipi
      20 Septembre 2018

Bien avant Femme Louisiane et Homme Mississipi.

Avant Vieil Homme Rivière.
            Avant Barbotte dans l’Eau.

Bien avant Schoolcraft2 et verItascaput3.
            Avant frère Hennepin et St. Anthony,
            Avant Misi Ziibi.
Bien avant Hernando de Soto.
Otakaheya
Au commencement,
Dakota Makoce
c’était un lieu Dakota
.
L’eau était pure.
L’eau était wakaŋ.
Sacrée.
mni
pejuta tokaheya heca.
L’eau était
L’eau est
notre premier remède.

L’eau faisait partie du territoire.
Et donc partie des gens.

Et à cet endroit,

Nous avons prospérer.

Depuis Bdote,
où le Mni Sota Wakpa se jette
dans le Wakpa Taŋka,
nous avons suivi les rivières,
les voies d’eau connectées,
les modes de vie connectés,
Itokaġa
au sud vers ḢeMniCaŋ et
Bde Iṡtamni, le “Lac des Larmes.”
Waziyata
Vers le nord la Grosse Rivière
nous emmenait à Owamniyomni
le tourbillon créé par ḢaḢa Wakpa
les eaux courbes des chutes. 
Nous connaissions l’élévation et la chute de la rivière,

les canaux et les gorges,
chaque méandre, chaque zone inondable,
depuis Bde Wakaŋ jusqu’à Mniti
Mille Lacs jusqu’au Lake of the Woods,
Rainy Lake jusqu’à Thunder Bay,
où nos tumulus funéraires demeurent.
Wiyoḣpeyata
vers l’ouest jusqu’au Saskatchewan
le début de la Churchill River,
au long de la Ballantyne River,
nommée Puatsipi par les Crees—
            rivière Dakota.
Vers Bdote, le commencement
du Mississippi du Nord
et du Little Minnesota.
Là se trouvaient nos voies d’eau
et nos modes de vie.
Notre médecine.
Et nous aussi, voulons chanter
un chant pour l’eau,
un chant pour wakpa taŋka
alors nous écoutons 
nous écoutons  
écoutons 
et puis  
sur le bord d’un rêve    
les chants arrivent.  
Condensés de brouillard   
comme des gouttes de rosée sur les roseaux,
ils se forment très clairement.
Murmurant au travers des feuilles,
des voix hautes s’élèvent,
dérivent au-delà de la nuit  
jusqu’à l’aube silencieuse,  
et chantent.
            Hekta ehaŋna ded uŋtipi.
            Heuŋ he ohiŋni uŋkiksuyapi kte.
            Aŋpetu dena ded uŋtipi.
            Heca ohiŋni uŋdowaŋpi kte.
            Mni

            Mni pejuta
            Mni wiconi
            Mni wakaŋ
Sur l’air immobile du matin,
ils arrivent, 
connectés reliés par  
les souvenirs 
connectés par
l’eau.

 

Dans son recueil Follow the Blackbirds  (Suis les étourneaux) Gwen construit, reconstruit avec des mots, un monde qui reflète le passé, le présent et le futur des Indiens Dakota.  Le langage employé est simple mais sensible, émouvant. L’auteure écrit depuis le monde Dakota, mêle son expérience personnelle, singulière, avec le sentiment collectif de nostalgie, d’attente, d’aspiration. Elle évoque les problèmes familiaux, d’environnement, la communauté Dakota et parfois elle se permet un humour tranchant afin de critiquer avec acuité et mordant, les travers de la société dominante. Elle n’évite pas de parler du passé douloureux, non plus que l’avenir qui sera ponctué de luttes et de combats pour conserver les territoires Dakota, ceux qui restent après colonisation, à la communauté, ainsi que leur culture. Ce livre fait la part belle à la notion de place dans le monde, au sentiment d’appartenance, à la relation entretenue avec une terre de naissance, elle célèbre les plaines, leurs hautes herbes, elle exprime, explique comment  la vue de celles-ci la connecte à quelque chose de puissant qui va au-delà de l’histoire et de la mémoire. Utilisant l’anglais comme le Dakota, elle montre combien la force du langage est un élément clé de la survie et elle chante la puissance des sons et des mots.

Comme dit en introduction, Gwen Westerman en plus d’être poète est une artiste plasticienne qui utilise les traditions du quilt pour réaliser de grandes pièces exposées dans des musées. Voici quelques poèmes accompagnant ses œuvres plastiques de tissu (broderie, tissage, perlage, couture) exposées au musée d’arts de l’université Gustaphe Adolphus en 2021. Cette exposition porte le titre de From This Hands  (Fait de ces mains).

La première pièce est intitulée Wiyohpeyata / To the West

 

Nous sommes
                        porteuses de rêves
nous portons les enfants
ces fardeaux portés
avec espoir
et recueillement
sous la gravité
de la responsabilité
histoire et
amour
pas culpabilité
amour
et espoir
pour ceux qui
rêverons
et partagerons
ces fardeaux nés
nous n’abandonnons pas
de bon gré
                  mais attirons et repoussons
équilibre et partage
plus forts
par ce lien
d’amour

 

Voici un deuxième poème, intitulé 38

 

38

Nous nous levons
ensemble
chantons
nos prières
à l’unisson
écoutez-nous

nous sommes
ici
debout
au centre
regardez-nous

nous faisons
ceci
aujourd’hui afin que
notre peuple
vive encore
demain

nous offrons nos
mains
d’êtres humains
souvenez-vous
de nous

 

Le troisième poème, Wicaŋhpi Heciya Taŋhan Unhipi / We Came From the Stars (Nous arrivions des étoiles) nous montre combien les Dakotas, et avec eux les Indiens d’Amérique, se sentent reliés au cosmos :

 

La nucléosynthèse stellaire
qui explique
d’où toute chose

dans notre univers

est venue selon les astrophysiciens qui

ne découvrirent que récemment la constante cosmologique permettant
l’explication
de notre univers
Notre histoire de la création nous dit que nous sommes venus des étoiles en cet endroit : Bdote4, où le Minnesota et le Mississipi convergent,
ce fut notre voyage le long de Wanagi Caŋku5,

dans notre univers,

que des astronomes plus tard appelèrent la voie lactée qui maintenant disparaît
dans la lueur excessive de millions et de millions de lumières urbaines.
Nous les premiers habitants de cet endroit

dans notre univers,

sommes les Wicaŋhpi Oyate, Peuple des Etoiles
et nous resterons ici aussi longtemps que
nous pourrons nous reconnaître

dans les étoiles

 

Voici un autre poème, faisant partie de cette exposition From his Hands, intitulé Hena uŋkiksuyapi (nous sommes le peuple des étoiles) et qui complète ce sentiment fort d’identité et d’appartenance à un ordre plus grand que le terrestre, à savoir le cosmique.

 

Nous sommes le peuple des étoiles, Wicaŋhpi Oyate heuŋtaŋhaŋpi
Notre héritage est aussi varié aussi présent, aussi absent, que
les étoiles au ciel. Dans la lumière vive du jour, nous ne
voyons qu’une étoile, notre soleil, mais les autres
ne sont pas parties. Au crépuscule, elles
réapparaissent. Les lumières de la ville
peuvent les obscurcir mais elles
ne sont pas parties.
Notre point de
référence
voile
ou
éclaircit
notre vision.
Pour créer de la beauté
à partir de la tragédie, guérir
du trauma n’est pas une lutte pour
la suprématie d’une histoire unique
mais un procédé de nouvelles compréhensions
qui évolue comme nous évoluons. Car où réside
« la vraie mémoire » ? Notre passé est enregistré dans
notre mode de vie, dans nos traditions et dans les cœurs
battants de notre peuple. Nos histoires brillent comme des étoiles

et nous nous en souvenons.

La poétesse Gwen Nell Westerman lit des extraits de son livre Follow the Blackbirds, We are Star People, au centre Wisdom Ways le 6 avril 2018.

Pour finir avec l’exposition, en regard d’une œuvre plastique intitulé Tree of life (arbre de vie) composée de mains dessinant une sorte de cactus ou d’arbuste, voici un poème intitulé Root Words (mots racines), poème qui fait partie du recueil Follow the Black Birds.

 

Mots racines

La prairies
les herbes
ont des
racines
deux fois
plus longues
qu’elles ne
sont hautes
profonds
ancrages
qui les stabilisent
contre les vents incessants
balayant les plaines. Leurs racines
s’enfoncent sous la terre
desséchée par         chaleur et froid
et se nourrissent        des restes d’une
vaste mer                intérieure
qui grouillait         des sons de
la vie il y a longtemps.
Notre                 langue
                 est comme les                herbes de la prairie        
survivant                          aux feux des
missionnaires                  et leurs dieux,
aux flots de                  mots anglais,
à la sécheresse,              grandissante
en des lieux               inattendus
comme si                    elle
      n’était                        jamais partie.
Makoce kiŋ                  etaŋha
uŋhipi                         ikce
       wicasta                  tehikapi
    Dakota                       iapi
       teuŋhiŋdapi

 

Voici à présent un poème récent que Gwen a lu lors d’un passage sur la chaîne de télévision Indian Coubtry Today à l’occasion de sa nomination de poète lauréat de l’état du Minnesota, elle était interviewée par Mark Trahant, le rédacteur en chef de Indian Country Today, d’origine Shoshone-Bannock :

 

Respire profondément et chante

Nous chantons pour les moules
nous les loutres et les castors,
les grenouilles et les libellules
les oiseaux aquatiques et les locustelles
les coyotes aussi.

Nous respirons profondément
et nous chantons pour les moules.

Nous sommes les poumons du Mississipi
notre fleuve, pollué par les égouts
et les eaux usées,
asséché et endigué,
grêlé de zones mortes à cause de produits chimiques et teintures,
bordé par les rives de la destruction,

notre fleuve :
une voie de migration majeure,  
il coule jusqu’à nos cœurs,
les a traversés pendant des siècles et des siècles
bien au-delà de la mémoire
au travers de terres marécageuses et de bras morts
de communautés et d’économies
ravagées par des espèces invasives
des humains envahissants.
La dégradation de l’environnement
a coulé jusqu’à nos cœurs
notre fleuve
il vient à nous
il nous fait signe
nos rêves coulent et le suivent.

Donc nous chantons pour les moules
nous les loutres et les castors,
les grenouilles et les libellules,
les oiseaux aquatiques et les locustelles,
les coyotes aussi.

Nous respirons profondément
et nous chantons pour les moules
qui sont les sentinelles silencieuses de notre fleuve,
elles retiennent nos histoires et la douleur
de notre fleuve
celles d’il y a quarante, soixante-dix, deux-cents ans
comme les arbres au-dessus d’elles sur les rives
de notre fleuve
les anneaux des coquilles de moules sont les
archives de notre environnement
et de notre fleuve
ils enregistrent la résilience et les luttes
la restauration des plaines inondables et
des fonds du fleuve
la restauration de la santé et des cœurs.
Comment guérir notre fleuve
sans nous guérir nous-mêmes ?
Notre fleuve
nous fait écho
nous soutient
nos rêves coulent et le suivent
ses eaux nous façonnent
nous étreignent
et sont notre principal remède.

Donc nous chantons pour les moules
nous les loutres et les castors,
les grenouilles et les libellules,
les oiseaux aquatiques et les locustelles,
les coyotes aussi.

Respire profondément et chante avec nous
pour les moules
et nous chanterons pour toi.

 

À la fin de cet exposé, vous aurez compris que Gwen Westerman incarne parfaitement les valeurs de sa communauté Sioux Dakota, comme celles plus largement des Indiens d’Amérique. Tout en restant humble et simple, sans artifices spectaculaires, sans arrogance, sans tapage médiatique, elle s’engage à faire du monde un endroit où vivre en harmonie, sans oublier ce qui nous lie à la terre et au cosmos, et pour cela qu’elle soit remerciée.  

Notes

  1. Give-away, (parfois aussi nommée cérémonie du Potlatch), est une cérémonie traditionnelle pratiquée dans les tribus Indiennes, cérémonie de remerciement parce que bénéficiant d’une relative abondance, cérémonie de redistribution puisqu’abondance non égale pour tous, symbole de solidarité et d’entre-aide, elle vise également à faire que les humains se détachent des biens matériels, se suffisent d’un minimum vital. Ce rituel à visée de croissance spirituelle, permet de faire grandir les personnes afin d’un jour mériter l’adjectif d’humain, conscient de son interdépendance avec la création entière. Wopida signifie merci en langue Dakota, le suffixe ye ponctue les phrases est employé quand c’est une femme qui parle. (N.d.T.).

2. Henry Rowe Schoolcraft, né en 1793 et mort en 1864, était un géographe, géologue et ethnologue américain qui étudia les Indiens d’Amérique et «        découvrit » la source du Mississipi à savoir le lac Itasca. L’épouse de Schoolcraft était férue de légendes amérindiennes et c’est grâce à ces légendes partagées avec son mari qu’est né le poème épique de Longfellow, The song of Hiawatha.  Misi Ziibi : nom donné à la partie supérieure (nord de l’état du Minnesota) par les Indiens Ojibwa.

3. verItascaput (latin) : True Head, terme qui désigne le début d’une rivière ou d’un fleuve, ici en l’occurrence le lac Itasca.  Mni = eau, Mni wiconi=l’eau c’est la vie      Mni Wakan=l’eau est sacrée  Mni pejuta=l’eau noire, le café.

4. Pour les Indiens Sioux Dakota, le mot Bdote signifie confluence, et par extension c’est l’endroit où rivières et humains sont venus ensemble depuis au moins dix mille ans. Bdote est une étendue, un paysage central pour l’identité des Dakotas et est considéré comme un lieu sacré. Cette zone appelée Bdote contient plusieurs endroits importants pour les Indiens Dakota tels que Wakan Tipi (Carver's Cave, la grotte Carver), Mni Owe Sni (Coldwater Spring, Source d’eau froide), and Oheyawahi (Pilot Knob, poignée de pilote).

5. Caŋku Wanaġi, “the spirit road,” c’est-à-dire en langue Dakota, (comme Lakota et Nakota), le chemin spirituel. Il est dit que les esprits des Indiens Dakotas descendirent de la Caŋku Wanaġi, qui fut créée à partir des étoiles de la voie lactée et quand ils arrivèrent sur terre, le créateur façonnant le premier humain avec l’argile de Maka Ina, la Terre Mère. Les humains alors formaient le Oceti Ṡakowiŋ, The People of the Seven Council Fires, le peuple des sept feux du conseil, une société organisée de façon à refléter son origine sacrée. Les Indiens Dakota pensent que l’embouchure de la rivière Minnesota est le centre de la terre et que les Dakotas occupent la porte qui ouvre sur le monde de l’ouest. (À l’échelle du continent nord-américain, ils n’ont pas tort !).

Présentation de l’auteur




Marcher entre les mots : Les territoires du blanc chez André du Bouchet et Kenneth White

L’œuvre importante du poète André du Bouchet (1924-2001) comme celle de Kenneth White poète né en écosse en 1936 relève de ce que l’on appelle les « écritures blanches » (« le monde blanc » selon l’expression de Kenneth White).  

Autrement dit, c’est dans les espaces blancs, les ponctuations elliptiques de toutes sortes que passent les pas des deux poètes marcheurs, c’est-à-dire par les vides, par ce qui excède le langage ou ne se dit que par l’intervalle et l’espacement entre les mots.

Afin de mettre en lumière l’émergence du caractère de cette poésie, et d’en éprouver la dimension poétique, Christine Durif-Bruckert interroge la disposition typographique des mots sur la page dans la poésie d’André du Bouchet, disposition à travers laquelle un langage tente de se constituer, dans son rapport complice autant qu’au travers de ses liens d’étrangeté au réel.  Marc-Henri Arfeux quant à lui explore la manière dont Kenneth White fait varier la notion de ponctuation, du signe grammatical le plus souvent absent ou raréfié, à l’art de signaler ou souligner musicalement voire silencieusement selon les cas, jusqu’au vide, qui là encore ouvre l’espace du poème entre et au-delà des mots.

Ces deux poètes, de façon tout à fait singulière, nous invitent à faire l’expérience de la re-création, voire de l’invention d’une langue inédite, autre langue dans notre propre langue, aux limites même de la langue française. Ils éclairent avec acuité la démarche poétique de ces écritures.æ

La poésie d’André du Bouchet : une marche à travers la langue

L’écriture poétique d’André du Bouchet n’en finit pas de moduler son cours, de faire varier les dispositions des mots, d’en chercher les emplacements sur la page blanche, de se heurter aux accidents et fractures qui en défigurent l’harmonie.

Par son errance, cette parole chaotique, énigmatique inquiète autant qu’elle bouleverse. Elle nous hante, semble vouloir nous happer, nous aspirer. La lecture, très visuelle, ne cesse d’en transformer les formes vertigineuses sans jamais les épuiser. Pourtant elle nous vivifie comme si elle nous donnait « l’air soudain », ou encore creusait « cette profondeur, cette surface dont un champ compose l’aile » (Dans la chaleur vacante, Gallimard, 1961, 2017). Comme si, encore, elle nous livrait les secrets d’un étrange parcours initiatique vers le poème.

Voilà ce qui fait l’allure (dans le double sens de la temporalité et de la forme) d’un poème de André du Bouchet : la présence massive des blancs, l’agencement aéré des espaces que l’on regarde comme autant d’éclats, de fragments, de blocs qui se réduisent à un simple groupe nominal. Ces séquences verbales semblent flotter, perdues, déliées d’elle-même.

Le lecteur y trouve peu de ponctuations, des points sans effets d’interruption, qui quelquefois même précèdent la phrase, quelques tirets incongrus, qui déstabilisent les attentes conventionnelles. On ressent profondément ce rythme très particulier de discontinuité, de dispersion et de coupures, horizontales, verticales ou encore obliques, où se brise et renait perpétuellement la géographie et l’unité du poème. L’absence de verbe, les contradictions audacieuses et les redites insistantes rajoutent un sentiment d’étrangeté, venant pulvériser, quelquefois jusqu’à la caricature, la notion même de phrases et les logiques de l’articulation et du déplacement syntaxique.

L’écriture est dépouillée, immédiatement inspirée des plateaux du Vexin ou des montagnes drômoises que le poète parcourait inlassablement. Elle suit le chemin de la marche tout en liant le langage à ce monde de l’élémentaire.

Fragment de l’inédit publié dans Ecritures contemporainesspécial André du Bouchet dans André Du Bouchet, la parole libre et son mouvement, article de Jean-Marie Corbusier dans Recours au poème.

Comme il marche physiquement à travers le monde et ses éléments les plus concrets André du Bouchet marche à travers la langue », dit Maldiney lors de l’émission radiophonique. Si vous êtes de mots..., (FC, 1998). Le mouvement du corps en marche et celui de la parole en écriture sont en reflet, noués par ce désir de contact intime (d’adhésion profonde) avec l’air1, le vent, la lumière et le feu, mais encore la pierre, la neige, le glacier et toute une matière première dont le poète éprouve les forces vitales et les abîmes : « Un chemin, comme un torrent sans souffle. Je prête mon souffle aux pierres. J’avance, avec de l’ombre sur les épaules. (« Le moteur blanc », Dans la chaleur vacante, 77).

Il avait toujours sur lui un carnet notant sur le vif ce qu’il voyait ou ce qui lui traversait l’esprit, « des perceptions très précises, souvent griffonnées, notées de façon illisible, ce qui donnait lieu à un précipité de mots, l’histoire se transformait en accident verbal « (entretien avec Alain Veinstein, Du jour au lendemain, FC, 11 mars 1984).).

Le poète dépose sur les pages de ses carnets ce qui vient du sol, de la terre, de dessous ses pas. « Rien n’est à inventer, il n’y a qu’à dire ce que l’on voit », disait-il. Puis, dans l’après-coup, il revient sur les notes de ses carnets pour les travailler et en redéployer la mise en page2, cherchant à saisir, à retrouver, le moment vif et incertain de leur surgissement et l’instant de leur « arrachement » au monde. 

Du bord de la faux, André Du Bouchet lu par Olivier Martinaud.

Mais face à l’immensité aride de cet insaisissable, les langues « bégaient » comme il le formule dans L’infini et l’inachevé (Postface de L’œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent, consacré à Victor Hugo, Seghers, 2001). Le poème bègue, « s’arrache à ses/lointains, le nouveau sol ajouré/Jusqu’à ce sol habité sous le pas, /qui tarit – sous le pas seulement (Ou le soleil, Gallimard, 1961, 2017, 124-125).Par l’acte même de la lecture, le lecteur marche avec le poète, marque tous les arrêts dans le mouvement indéterminé de l’interruption, de la brisure, quelquefois du hachage. Avec lui, il s’immerge dans les souffles du réel, « de l’air qui claque ». Il butte sur les mottes de terre, foule les « morceaux d’air », respire « les éclats de la poussière ». Les grands trous de lumière, les champs de neige glacée, d’un blanc illimité ou les éclairs d’orage dirigent l’occupation arythmique de l’espace, ralentissent, figent ou précipitent les mots, effilochent et redistribuent les moments d’éclaircie, et ainsi désserrent ou resserrent les blocs compacts de l’obstacle.  

 

LA NUIT, c’est....

...dire...entendre....      ce qui sur le pas brille,
Par instants crisse, espacé....

(« Poussière sculptée », l’ajour)

 

Ainsi dans l’irréductible « contact mot/monde » se dessinent les lignes d’écriture qui se perdent et se disloquent dans l’espace, comme « la membrure du feu/le feu/dont je vois/la tête/les membres blancs. ».  (« Le Moteur blanc », Dans la chaleur Vacante).

Liberté du vent, retour du vent ressourçant les multiples directions et dilutions du sens. Sensation éprouvée à l’instant du pas, du poids du corps et de ses empreintes sur le sol. Le poème s’est emparé de la totalité de la page blanche, entre son centre et les pourtours, jusqu’au mur de l’indicible. La blancheur entière est absorbée dans le poème, devient elle-même présence active, énergie et moteur : « Un glissement se produit aussitôt à l’intérieur de cette parole dont nous n’avions jusque-là pu prendre en charge que l’action intérimaire, et dans la patience – l’atonie même – qui en constitue aussi un soubassement. (« Image parvenue à son terme inquiet », Dans la chaleur Vacante, 114).

"Sang", André du Bouchet lu par l'auteur.

L’écriture de cette marche physique-existentielle s’apparente alors aux traces d'une fuite en avant, d’une déchirure qui s’ouvre et se résout inlassablement dans la gloire éphémère et le repli des mots. Ainsi se dévoile des lambeaux d’inconnu au point même de l’éclosion et du décrochement, de l’ascension et de la chute (semblable au mécanisme incertain du pied qui se lève, enjambe le vide et retombe).

Elle progresse dans la typographie du réel, se pose sur l’oubli, émerge de sa propre disparition (son blanchiment) sitôt qu’elle s’énonce : « j’oublie … la parole en déplacement/s’oublie »,

 

par cela même
qui,
au fur et à mesure
qu’elle s’énonce, lui
sera
soustrait …

(« Hercule Segers », L’Incohérence, Paris, P.O.L, 1979)

Étrange tension de la langue entre cette énergie bouleversante et ce qui l’immobilise, la suspend, et maintient son ouverture. « L’absence qui me tient lieu de souffle recommence à tomber sur les papiers comme de la neige. La nuit apparaît, J’écris aussi loin que possible de moi » écrit le poète (« Météore », Dans la chaleur vacante, p 38). Cette poésie en marche porte le poème toujours en avant. Un poème qui jamais ne conclue, nourrissant depuis une intime préoccupation de l’infini ce désir poétique à jamais assoiffé : « Rien ne désaltère mon pas » (« Cession », Dans la chaleur vacante, 106). « Si un mot est écrit, la terre suit », disait-il en 2011 lors de son entretien avec Alain Veinstein, « La terre est en marche, elle est appelée par le mot, qui est passé en avant de son sens », au-devant de soi.

Dans l’exigence même de cette marche poétique, les mots s’allègent, se déchargent de tout surplus, de toute information événementielle et biographique. Une poésie élaguée et intemporelle : « je reprends ce chemin qui commence avant moi/comme un feu en place dans l’air immobile, /l’air qui tournoie au-dessus du chemin. /Tout a disparu. La chaleur déjà ». (« Face de la chaleur », Dans la chaleur vacante, 87). Le poète est dans la recherche d’un commencement, d’un recommencement qui aurait vocation de retour vers la matrice des choses, « en pleine terre », « dans le corps de la terre », au point originaire et muet (blanc) du monde et de la langue.

 

                                                                                                                                                                                                                                       un pas, et
la route ira où j’ai été.

(l’Ajour, 137)

L’origine n’est-elle pas cette dimension perdue, cet autre versant des choses qui se réfléchit dans la masse du poème, et que spatialise et temporalise la composition des espaces et ponctuations :

 

                                   Cette contradiction chatoyante,
                                   Cette clef

                                               dans l’espace blanc                                              

 

                                               entrer, sortir 

                                   - c’est le même pas 

 (Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1956, Le bruit du Temps, 2011, 222)

Trou de l’abime, passage étroit du néant, pourtant ouvert et libre. La langue ne discourt pas. Elle est parole, au vif de l’écart, de la faille insurmontable, entre les choses et les mots : « ... parole – non : cela, la parole, elle seule, le dit, scindant... » (« Porteur d’un livre dans la montagne », Ou le soleil, 206). Une parole qui avance et n’aboutit pas, puisant éternellement et universellement aux éléments matriciels, aux premiers temps obscurs, sans doute les plus irréductibles. Elle ne s’alourdit d’aucun savoir, mais le reconquiert sensiblement, sensoriellement au cœur même de ce qui le fonde : son effondrement.

Poésie d’une beauté absolue, si émouvante de nous lier ainsi picturalement et métaphysiquement au monde, débordée de part en part, déportée d’un point à l’autre, sans bord ni bordures, qui broie littéralement les coques rigides ou mélodieuses du langage, et libère depuis la source désirante, les fluidités et limpidités de l’intarissable.

De battement en fracture, de liaisons en césure, elle respire (et aspire) les volumes d’air autant qu’elle en trace les contours en forme de paysage. Le blanc est alors la marque présente, la présence du mot qui encore vient de s’absenter, de s’échapper, et qui toujours fait retour :

"...et tel", André Du Bouchet lecture de Pierre Chappuis.

                                                                                                                                                                                                                                                            L’air –

sans atteindre au sol, seulement- sous la foulée,
revient »,

(Ou le Soleil, 127)

De page en page, les errances et glissements ponctuent le souffle du poète marcheur, du poète guetteur et chercheur de l’infini et de l’imprononçable dont les étreintes et séparations sont, dans son écriture, poussées à l’extrême. Parce que le point d’ancrage de toute sa poésie est le vide, « ce vide qui fait avancer, que l’on cherche à combler et que l’on ne peut pas combler » (Entretien avec Alain Veinstein).

La terre et sa ponctuation paradoxale chez Kenneth White

Comme nombre de poètes contemporains, Kenneth White n’use guère de la ponctuation traditionnelle composée de signes comme les virgules, les points, les points-virgules, etc., laissant librement flotter le poème et se multiplier éventuellement les jeux du sens qu’autorise une telle oscillation grammaticale. Mais, chez ce grand voyageur qui sait associer les divers rythmes du nomadisme aux pures stases contemplatives, l’absence de la ponctuation classique prend un sens très particulier, en ce qu’elle permet aux textes eux-mêmes de pérégriner, le plus souvent hors des routes communes, en retrouvant sur tous les continents des traces immémoriales, humaines, terrestres et maritimes et plus généralement cosmiques. A cette disposition s’ajoute un flottement second dû à la liberté des intervalles : les interlignes, d’ampleur parfois variable, laissent circuler une respiration qui semble à la fois une onde et une ouverture en perspective des paysages, comme dans Autrefois, à Novgorod : « Dans la nuit des temps/ je fus yukagir/ peut-être samoyède// plus tard je fus slave// ensuite scandinave/ murman de Mourmansk » (Les archives du littoral, p.75, Mercure de France, 2011). A cette irrégularité des vides correspond tout au long du poème celle des strophes, tantôt en tercets, tantôt en distiques, tantôt formée d’un seul vers isolé qui demeure en suspens dans le vide comme un flocon de neige. Ce dispositif aléatoire - on trouve aussi des quatrains et un quintil - établit une autre forme de ponctuation, qu’on pourrait dire seconde en ce qu’elle échappe aux signes grammaticaux qui nous sont familiers, faisant jouer la formulation poétique dans des espaces plus ou moins indéfinis qui ne sont pas sans évoquer la notion de monde flottant que l’auteur reprend d’ailleurs à son compte dans le titre de l’un de ses recueils, Scènes d’un monde flottant, (Grasset, 1983).

Dans Autrefois, à Novgorod, cette liberté verbale et grammaticale suggère admirablement l’errance à travers les siècles, les villes et les peuples et les identités qui en résultent, sans que la cohérence du dire soit compromise. Bien au contraire, elle nous tient d’autant plus en haleine, donnant un sentiment de puissante oralité, comme si un barde proférait le poème.

Ailleurs, dans le même recueil, l’absence de la ponctuation habituelle permet d’établir une forme de narrativité dont le but est, non seulement de faire circuler le texte selon les pas de l’auteur nomade, mais aussi d’embrasser l’objet du poème, en l’occurrence une île.

Ainsi, Le logos sur l’île de Lewis, tient à la fois de la tentative de description d’un paysage, de l’énumération scientifique à la Jules Verne et même en un certain sens du guide de voyage pour happy few en territoire d’exception : « Pour une idée générale/ du pays du gneiss/ ces finisterres de pierre/ on peut marcher, disons/ depuis le Gairloch jusqu’au cap de la Colère / via Scourie// mais pour se plonger/ dans le complexe lithologique lewisien/ le meilleur point de départ/ est Stornoway/ d’où l’on peut voyager vers le nord (…) dans les milieux scientifiques/ on parle de/ gneiss à pyroxène/ gneiss à hornblende/ gneiss à biotite// mais le mot final sur le gneiss est ceci/ c’est une roche ignée/ après une métamorphose » (Les archives du littoral, p.83). On aura remarqué l’inattendue virgule du quatrième vers, seule de son espèce et purement rhétorique qui souligne le ton oral et déclamatoire du poème, à mi-chemin de la prose descriptive et du lyrisme. La véritable ponctuation est d’ailleurs ici de renvoi, vers après vers, d’un texte qui pourrait être celui d’un conférencier si le travail musical, aussi sensible en traduction française que dans le texte originel, ne faisait onduler la formulation entre plusieurs fréquences poétiques.

Cette technique de déstabilisation du sol narratif au profit d’une tresse verbale en apesanteur peut aussi donner au texte une forme de puissance visionnaire dont témoigne ici le déroulement continu des éléments concrets que sont différents types de poissons formant une multitude captivante sur les étals d’un marché : « Coup d’œil sur le marché aux poissons : / le soleil rouge faut chatoyer/ les gros yeux, les brèmes, les raies/ les requins, les barracudas et les serpents de mer/ alors qu’une fumée bleue monte des bâtons d’encens » (Scènes d’un monde flottant, p.39, Bernard Grasset, 1983).

Ici encore n’apparaît qu’un seul signe de ponctuation dont la fonction essentielle semble celle d’une vanne libérant le flux de la parole dans un grouillement de noms qui sont chacun l’équivalent verbal de l’animal désigné, selon une forme de cratylisme fécond des listes vertigineuses. Le premier vers est comme un titre intérieur au poème que les deux points isolent et relient à la richesse élémentaire qui en jaillit. La ponctuation est ici moins grammaticale que purement rythmique et sonore, ce qui se sent davantage encore dans la version originelle du poème : « Fish market look see :/ the red sun glistens/ on big-eyes, bream, manta rays/ shark, barracuda, sea-snake/ while blue smoke rises from joss sticks » (id, p.38). L’absence de signes syntaxiques accentue l’impression enivrante de continuum d’ailleurs soulignée par la manière dont la fumée d’encens relaie celui-ci de sa propre spirale. On pourrait dire que la ponctuation n’est autre le poème lui-même tel qu’il se propage, entre en échos et reflets qui ne cessent de le relancer.

Ailleurs, cette absence des marqueurs conventionnels permet de donner à la parole poétique une pulsation incantatoire qui en fait l’équivalent d’un tambour, d’une psalmodie haletante et d’une transe : « J’ai revêtu une multitude d’aspects/ avant d’acquérir ma forme définitive/ il m’en souvient très clairement » (Celtie récits de voyages, chants druidiques, poèmes d’ermites, in Territoires chamaniques, p.29, Editions Héros-Limite, 2007).

Manuscrit de Kenneth White, La voie de l’Ermite, 27 juin 2018.

Après les trois vers liminaires qui sont l’équivalent de l’exposition d’un thème dans ses principes fondamentaux et incluent à ce titre la même ponctuation finale de deux points que tout à l’heure, le texte va pouvoir dérouler d’un seul élan halluciné son axe de scansion dont l’absence de toute ponctuation - à l’exception d’une unique virgule médiane dans le dixième vers dont l’exception lui donne précisément une valeur  de battement et de reprise du souffle - permet de libérer l’énergie au fur et à mesure des retours cyclique de « j’ai été ». C’est justement cette anaphore qui constitue la ponctuation, au sens purement rythmique du terme : « j’ai été une lance étroite et dorée/ j’ai été goutte de pluie dans les airs/ j’ai été la plus profonde des étoiles/ j’ai été le mot parmi les lettres/ j’ai été livre dans l’origine/ J’ai été lumière de la lampe/ pendant une année et demie/ j’ai été un immense pont jeté sur trois fjords/ j’ai été chemin, j’ai été l’aigle/ j’ai été bateau de pêcheur sur la mer/ j’ai été cordée d’une harpe/ j’ai été arbre au bois mystérieux/  j’ai été formé/ par les fleurs de l’ortie/ par l’eau du neuvième flot ». Le texte maintient ensuite sa pulsation en faisant légèrement varier la formule introductive de chaque vers jusqu’aux derniers mots où enfin un point final pourra clore le rituel chamanique du poème  : « j’ai joué dans la nuit/ j’ai dormi dans l’aurore/ (…) j’ai erré longtemps sur la terre/ avant d’être habile dans les sciences/ j’ai erré, j’ai marché/ j’ai dormi dans cent îles/ je me suis agité dans cent villes. » (p.29-30). Entretemps, l’auteur aura ménagé des intervalles réguliers entre des strophes de longueur irrégulière, ralentissant progressivement le rythme de la transe poétique qui s’achève précisément sur le passé composé : « je me suis agité », faisant penser à la formule conclusive de tout discours chez les amérindiens étatsuniens : « J’ai dit ! »  Ponctuer, une fois de plus, signifie créer un corps verbal dépouillé de signes inutiles pour mieux laisser monter et s’étendre sans limite l’énergie fondamentale que le poète, tel un sourcier ou un yogi est allé capter au plus profond de l’être.

Il arrive également que l’ébullition vitale du lieu et son immédiate portée métaphysique soient ponctuées de vides quasiment musicaux, lesquels induisent d’imprévisibles décalages à l’intérieur du poème. C’est le cas dans Lumière abrupte sur le cap breton (in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, p.129, Poésie/Gallimard, 2007) :

bouillonnements blancs des vagues
                                    confusion des commencements
                        dissolution et amplitude
le vide est plénitude

et les goélands
                    font jaillir leurs cris spontanés 

A l’opposé, l’absence presque totale des signes de ponctuation peut installer le calme et les blancs de larges espaces. Ainsi au début de la partie de Territoires chamaniques intitulée Le monde blanc et dont la première séquence se nomme Celtie, les textes sont répartis comme de menus fragments de territoires ou des îlots à l’intérieur de vastes pages aux trois quarts vides, le format presque carré du livre (17 de largeur sur 19 cm de longueur) contribuant à cette impression spatiale, particulièrement quand on tient une double page bien ouverte devant soi, contre une table ou sur ses genoux.   Ainsi, pour les page 27-28, nous avons à gauche en haut de la page 27 le tercet suivant : « Quand vivaient Finn et les Fianna/ landes et rivages/ leurs étaient plus chers que l’église », tandis que la page 29 est occupée, en haut par un quatrain : « Aux calendes d’hiver/ maigres sont les cerfs/ jaunes sont les cimes des bouleaux/ déserte la maison d’été. »,  et presque dix lignes en-dessous, par un tercet : « Maintenant c’est l’hiver/ la mer est pâle/ le perchoir des goélands est en colère. », la moitié inférieure de la page demeurant vide. C’est encore une forme de ponctuation, mais cette fois par le silence et un vide très largement ouvert qui évoque même par cinesthésie, du fait du velouté de la page, une étendue de neige. Isolés les uns des autres, les trois poèmes viennent buter sur le menu piquet de leur point qui les arrime au coeur de ce grand vide.

Leur brièveté et cette répartition si particulière, dont on devine qu’elle ne doit rien à une simple commodité typographique et éditoriale, donnent l’impression qu’ils sont eux-mêmes des variations du silence, comme des chantonnements discrets, à la manière de comptines, de courts mantras ou des chants murmurés de Stimmung, pièce a capella pour voix d’homme composée par Karlheinz Stockhausen à la fin des années 1960. S’agit-il de trois poèmes distincts, de trois états d’un même poème réparti sur deux pages, de strophes nomades au sein d’un tout sans véritable bordure ? Tout cela à la fois, sans doute. Reste qu’ici, ce sont les textes qui ponctuent le champ ouvert de la blancheur, et non l’inverse comme c’était le cas tout à l’heure. N’oublions pas que la notion d’étendue blanche s’inscrit dans le patronyme du poète et que, parmi ses zones favorites de pérégrination, figurent justement nombre de pays orientés vers le nord mythique de la neige et des glaces, de sorte que les blancs inclus dans les poèmes sont aussi bien des territoires qu’une signature, une forme de blason par l’ellipse de tout signe.

 

Le chemin vers l’arbre. 6 pointes sèches imprimées à la suite sur deux feuilles d’Arches, l’ensemble 28,5 × 151 cm. 3 ex. accompagnés dans les marges supérieures d’un texte manuscrit de Kenneth White, 1993.

Ce principe de rareté peut aller encore plus loin, dans un poème qui atteste lui aussi de cette symbolique personnelle. Il s’agit de l’admirable Matin de neige à Montréal (in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, p.59, op. cit.) :

Certains poèmes n’ont pas de titre
ce titre n’a pas de poème

tout est là, dehors. 

L’objet du poème échappe au langage, il l’excède de sa présence absence dans une outre langue uniquement tissée d’un silence de neige. Il se glisse entre les mots, sépare de sa béante plénitude le distique initial et le dernier vers isolé sur sa frontière avec l’extériorité. Le langage bascule d’un bloc : titre et poème, désolidarisés l’un de l’autre et de toute désignation, qu’elle soit simplement allusive ou descriptive selon les enlacements d’une tentative de mimesis verbale des êtres et des choses. Ici les mots ponctuent seulement leur effacement et si l’auteur introduit une virgule et un point dans le dernier vers, ce n’est pas pour recomposer une phrase grammaticalement complète et en cela satisfaisante aux yeux des règles. Le premier mot « tout » manque en effet du « T « majuscule qu’il devrait comporter. La virgule et le point ont donc une autre fonction : introduire eux aussi des vides significatifs dans la sobre formulation, comme des silences entre les paroles rares d’un maître zen qui désignerait du doigt l’extériorité simultanément pleine et vide, et se tairait ensuite, sans la moindre emphase, parce que tout a été dit, que tout est là, sous nos yeux, dans l’ici du monde ouvert. Telle est la dernière ponctuation évidente et mystérieuse du poème, qui fait glisser le shôji du silence sur la parfaite blancheur à l’infini.

Conclusion

Tous deux marcheurs, l’un arpentant sans cesse les mêmes fragments de territoires avec inépuisable obstination, l’autre allant et venant sur les cinq continents, en véritable nomade planétaire qui n’a pas moins, lui aussi, ses tropismes fondateurs en quelques zones privilégiées du globe, André du Bouchet et Kenneth White témoignent du monde par une certaine façon d’altérer le langage. Si le premier cherche à saisir la terre dans un dépôt verbal le plus épuré possible, libéré des logiques rhétoriques de la langue, le second obtient ce contact essentiel par une forme de lâcher prise qui n’exclut pas nécessairement la densité du flux lyrique, afin d’atteindre l’énergie pure de l’être au lieu de la domestiquer et la guider dans les canaux conventionnels de l’expression. Toutefois, son écriture emprunte aussi très souvent les moyens de l’ellipse et de la mise à distance, lui permettant d’isoler et faire vibrer les constellations de sens dans de grands espaces blancs à la démesure des horizons dont il s’enivre. Ainsi, là où André du Bouchet cherche à exprimer la terre, physique et métaphysique, par des creusements, et des pulvérisations donnant au blanc valeur d’attente, d’affirmation du sol et d’ajustement du langage à sa nature élémentaire, Kenneth White déploie ce qu’il nomme une « géopoétique » où les formulations jouent le rôle de capteurs et de miroirs de ce qui par nature excède inévitablement tout langage et le provoque. Dans les deux cas, la poésie consiste dans la mise en œuvre d’une certaine impossibilité méthodologique infiniment plus créatrice que le serait l’excessive confiance d’un discours impérial toujours certain de rendre compte de la réalité et la figeant dans un ensemble de paramètre linguistiques pour cette raison précise qu’il la réduit à l’état de sujet d’étude quantifiable et rationnel. L’approche du vide, du blanc et du silence au centre des mots libérés des a priori de la syntaxe permet au contraire de transcender la parole poétique au profit d’une vérité mobile, toujours naissante, flexible, jamais définitive et cependant constamment proche du poète qui la cherche, à portée d’attention contemplative, tantôt grâce au tâtonnement des pas qui se risquent à épouser le sol, tantôt par le rayonnement pur de l’évidence en apesanteur au cœur même du mouvement. En ce sens, André du Bouchet et Kenneth White sont poètes des ponctuations sobres, raréfiées comme les touffes d’herbe sur une terre primordiale essentiellement tissée de vide et de silence où les mots ne sont plus que des poussières rassemblées, des envoûtements et les soudains dévoilements blancs de l’être à fleur de monde.

Notes

[1] Son premier recueil s’intitule air (1951).

[2] Les poèmes eux-mêmes tout comme ses recueils se sont transformés, décomposés/recomposés, tout au long des reprises de leurs diverses écritures et publications, voir le très beau livre de Michel Collot, André du Bouchet, une poésie en marche, l’Atelier contemporain, 2021.

[3] Notons ce point essentiel : André du Bouchet, dès sa plus jeune enfance entend, dans sa famille, parler le français, l’allemand et le russe. Notons également, en écho à une écriture de la rupture, l’exil de sa famille aux EU en 1941 qui s’inscrit dans la grande Rupture de l’Histoire.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




9 poèmes de Patrick Lane

Le poète Patrick Lane (http://www.patricklane.ca/), l’un des écrivains canadiens les plus renommés, est né à Nelson, en Colombie-Britannique le 26 mars 1939 et décédé le 7 mars 2019. Il  vivait avec sa compagne, la poétesse Lorna Crozier, près de Victoria. Lane, qui a grandi dans une famille ouvrière de cinq garçons et une fille, a commencé à publier ses premiers textes dans les années soixante, alors qu’il travaillait dans les camps de bûcherons, les petites villes et les mines du nord de la Colombie-Britannique (autodidacte, il a exercé mille métiers).

Pour lui, c’est alors une époque de nomadisme. Durant cette époque, il est marqué par de rudes épreuves et des traumatismes profonds (la mort en 1964 de son frère, le poète Red Lane, d’une hémorragie cérébrale, à l’âge de vingt-huit ans, ainsi que le meurtre par balle de son père en 1968). Il s’installe à Vancouver en 1965 où il se joint à d’autres artistes et écrivains pour donner naissance à une poésie canadienne qui ne répond pas aux diktats du monde universitaire. En 1966, dans cet état d’esprit, il crée la maison d’édition Very Stone House avec Bill Bissett et Seymour Mayne. En 1968, il dirige le recueil des œuvres de son frère, Collected Poems of Red Lane. Durant cette décennie, il publie aussi Letters from the Savage Mind (1966) et Separations (1969). En 1971, il décide de se dévouer entièrement à l’écriture et part pour l’Amérique du Sud où il vit durant deux ans. À son retour, il s’installe sur la côte ouest du Canada dans le petit village de pêcheurs de Pender Harbour. En 1978, il travaille à l’Université du Manitoba dans le cadre d’une résidence d’écriture, puis c’est la consécration avec Poems New and Selected, qui remporte le prix du Gouverneur général la même année. Il sera ensuite écrivain en résidence et professeur dans différentes universités canadiennes.
On lui doit de nombreux recueils de poésie : Poems, New & Selected (1978) ; The Measure (1981) ; Old Mother (1982) ; A Linen Crow, A Caftan Magpie (1984)  ; Selected Poems (1987) ; Milford & Me (1989), a collection of children’s poems; Winter (1990) ; Mortal Remains (1991) ; Too Spare, Too Fierce (1995) ; Selected Poems 1977-1997 (1997) ; The Bare Plum of Winter Rain (2000) ; Go Leaving Strange (2004) ; Witness: Selected Poems 1962–2010  (2010) et Washita (2014). Son récit biographique consacré à la méditation, à l’art et à la poésie, There is a Season: A Memoir in a Garden a paru en 2004 et ses deux romans, Red Dog Red Dog et Deep River Night, ont paru respectivement en 2009 et 2018. Il a également co-édité (avec Lorna Crozier) Breathing Fire (1995) et Breathing Fire II (2004), deux anthologies de poèmes écrits par de nouveaux poètes canadiens et Addicted: Notes From the Belly of the Beast (2001), une anthologie d’essais personnels consacrés à la dépendance à la drogue et à l’alcool. En 2011, Harbour Publishing, l’éditeur de poésie de longue date de Lane, publie l’énorme volume de 540 pages The Collected Poems of Patrick Lane, ouvrage qui figure parmi la demi-douzaine de livres de poésie canadienne les plus importants publiés au cours du dernier quart de siècle.

Patrick Lane est le récipiendaire de nombreux prix et a voyagé dans de nombreux pays pour présenter son œuvre : Angleterre, France, Tchécoslovaquie, Italie, Chine, Japon, Chili, Colombie, Yougoslavie, Pays-Bas, Afrique du Sud et Russie. Il a été nommé officier de l’Ordre du Canada en 2014 « pour ses réalisations en tant que voix influente de la poésie canadienne et pour avoir servi de mentor à la prochaine génération de poètes canadiens » (Le Devoir, 9 mars 2019).

Dans son récit biographique de 2004, There Is a Season, Lane confesse que c’est la poésie qui l’a aidé à survivre : « Je pense que c’est la poésie qui m’a empêché de me tuer ou de tuer les autres. » Un autre élément rédempteur dans sa vie est très certainement sa relation avec Lorna Crozier, sa compagne (après deux divorces dans ses jeunes années) et sa première lectrice. « J’ai toujours su que je vivais avec un poète », explique-t-elle. « Nous avons modelé nos vies autour de cette chose folle qui était le centre de notre existence et que vraiment peu de gens comprennent ou valorisent.1 »

 

Lorna Crozier, poète et lauréate du Prix du Gouverneur général, et Patrick Lane, lauréat du Prix de poésie Dorothy Livesay et du Prix du Gouverneur général reçoivent des doctorats honorifiques (Docteur en lettres) le 1er juin 2015 à l'Université McGill à Montréal.

La poésie de Lane se caractérise par un style imagé, direct et descriptif et traite de la rudesse des rapports de l’homme avec son environnement et ses semblables. Comme le déclare le romancier et écrivain de la Saskatchewan Guy Vanderhaeghe : « Bien qu’on se souvienne probablement mieux d’un homme qui a façonné certains des poèmes les plus magnifiques jamais écrits dans ce pays, [Lane] était également un brillant mémorialiste et romancier qui a exploré des terres inconnues, les endroits sombres du cœur humain, dans une prose parfaite. » Et Howard White, l’éditeur de Patrick Lane, d’ajouter : « Les gens parlent toujours des poèmes violents et des poèmes brutaux. [Mais] il a écrit certains des plus beaux poèmes d’amour de la poésie canadienne. Et il a également écrit une énorme quantité de poésie contemplative, en particulier dans ses dernières années, la seconde moitié de sa carrière.2 » Steven W. Beattie évoque aussi une facette de Patrick Lane qui résume parfaitement l’écrivain :

Vanderhaeghe se souvient d’une après-midi de 1982, lorsque Lane et Crozier lui rendirent visite peu après la publication de son premier livre. « Ce dont je me souviens le plus, c’est que Patrick a parlé des livres qui avaient compté pour lui. Au début, c’est son érudition qui m’a étonné, à quel point il avait lu et avec quelle profondeur. Mais peu à peu, j'ai eu l’impression qu’il essayait de me dire quelque chose d’important, que doucement, obliquement et généreusement, Patrick me faisait remarquer, jeune écrivain que j’étais, que ce dont je devais me souvenir, c’était que le poète sert le poème de manière désintéressée et que le romancier sert le roman avec altruisme3.

Patrick Lane est une voix importante de la poésie canadienne, comme l’écrit Steven W. Beattie : « C’est l’une des figures permanentes de la poésie canadienne, affirme l’éditeur de Harbour, Howard White. Il se tient aux côtés d'Al Purdy et Earle Birney et Margaret Atwood et P.K. Page. » Comme le dit Patrick Lane lui-même : « Mon pays n’existait pas dans les livres. J’ai dû l’imaginer.4 » Il suscite d’ailleurs toujours un très grand intérêt : des poèmes posthumes ont paru dans le volume 43.3 du magazine littéraire Exile (2020). On lira aussi le récit bouleversant de Lorna Crozier, Through the Garden, A Love Story (with cats), dans lequel elle raconte la vie qu’elle a eue avec Patrick Lane. De nombreuses traductions de textes de Patrick Lane (réalisées et présentées par Jean-Marcel Morlat) ont paru dans différentes revues au Québec, en Belgique et en France :

  • Histoire naturelle, Les Écrits (de l’Académie des lettres du Québec), no 154, Hiver 2019, pp. 27-33.
  • « Octobre », « Montagne blanche », «La prison de Calgary », « Le peu qu’il reste », Beauté (2000)), Europe, no 1103, « Jean Genet-Cédric Demangeot », mars 2020, pp. 273-275.
  • « Hiver de caribou », « Les enfants de Bogotá », « Montagne », « Conversation avec un poète de Huang-Chou », Les Cahiers de poésie (Collection dirigée par Joseph Ouaknine & Laurent Fels), Éditions Joseph Ouaknine, no 65 (mars 2021), pp. 77-86.
  • « L’artiste », « Chinook », « Langue des signes », « Au-dessus des lentes rivières », « L’enseignement de la poésie », Traversée, no 101, automne 2021.
  • « Le cri de la scierie », Le Sabord, no 119, septembre 2021.

∗∗∗

Des lettres

 

Je suis assis dans la solitude des lettres.
Les mots ne ralentissent pas le soleil.
Le ciel est dégagé à l’ouest.
Les nuages sont passés au-dessus de moi.
Leur soie filée pend
sur les os des montagnes Monashee.
Une pie vole dans le soleil.
Sa longue queue écrit trop vite
pour que je puisse interpréter. Sur mon bureau
une guêpe que j’ai tuée la semaine dernière
après qu’elle m’a piqué. Qui
rédigera son poème ?
J’avance vers ma quarantième année.
Les lettres restent sans réponses.
Le soleil glisse vers l’ouest
et à l’est les nuages s’effondrent
drapant de cristal
les bras ouverts des arbres. 

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 122.

 

Of Letters

 

I sit in the solitude of letters.
Words do not slow the sun.
The sky is clear in the west.
Clouds have passed over me.
Their spun silk hangs
on the bones of the Monashee.
His long tail writes too swiftly
for me to interpret. On my desk
a wasp I killed last week
after it stung me. Who
will write its poem?
I move toward my fortieth year.
Letters remain unanswered.
The sun slides into the west
and in the east clouds collapse
draping with crystal
the waiting arms of the trees.

 Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 122. 

 

Gare du Canadien-Pacifique — Winnipeg

 

Tu es assis et tes mains sont croisées
sur toi. Le café est triste, noir. Cette
catacombe est éclairée par la pâle mort
C’est une vieille chanson. Ce pays.
Ce pays était encore un espoir. 
C’est la gare du Canadien-Pacifique de Winnipeg,
11 h 30 et personne ne repart.
Les trains sont en retard. Les passagers attendent
que les marchandises de la nation passent.
Les gens se sont transformés en pierre, ne peuvent être
déplacés. Le café est noir. La nuit est loin
au-dessus de nous. L’acier défile dans le grondement
que l’on nomme destinations. Les barrières sont sombres.
Personne ne peut passer ici.
Il n’y a nul désir de passer. Quelqu’un
avec une lanterne hésite et poursuit son chemin.
La rivière de marbre blanc tourbillonne froide
au-dessous de nous. Elle est usée, usée par les pieds
d’une nation. Tes mains lourdes. Tes
doigts sont énormes, enflés par le 
fret des années. Ce pays
t’a traversé. L’homme à la
lanterne est assis à l’autre bout, attendant.
Si tu pouvais lever la tête je pourrais
sortir dans la nuit avec grâce. Diantre,
tu es vieux. L’hiver est au-dessus de nous. Roues
d’acier. Si tu pouvais lever la tête.
Triste noir. Marbre blanc.
Et les trains, les trains défilent.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 157-158.

 

CPR Station — Winnipeg

 

You sit and your hands are folded in
upon you. The coffee is bleak, black. This
catacomb is lighted with the pale death
our fathers called marble in their pride.
This is an old song. This country.
This country was still a hope.
It is the CPR station in Winnipeg,
11:30 and no one is leaving again.
The trains are late. The passengers wait
For the passing freight of the nation.
The people have turned to stone, cannot be
moved. The coffee is black. The night is far
above us. Steel passes over in the rumbling
called destinations. The gates are dark.
There is no passing here.
There is no desire to pass. Someone with
a lantern hesitates and moves on.
The river of white marble swirls cold
beneath us. It is worn, worn by the feet
of a nation. Your heavy hands. Your
fingers are huge, swollen with the
freight of years. This country has
travelled through you. The man with the
lantern sits in the far corner, waiting.
If you could lift your head I could go
out into the night with grace. O hell,
you are old. Winter is above us. Steel
wheels. If you could lift your head.
Bleak black. White marble.
And the trains, the trains pass over.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 157-158.

 

Nuit

 

Dans la pièce lumineuse où l’adagio d’Albiboni
joue ses infinies variations, mes amis,
les quelques personnes qui savent ce qu’est le silence
et connaissent la musique ressentie par
Alden Nowlan5 tandis que celui-ci avançait vers la mort
en trébuchant
seul, racontant des énormités contre les murs, je garde
le netsuke en ivoire et le fragment de carreau
bleu des thermes de Caracalla.
Lorsque je leur parle du musc de la fleur
qui a éclos durant une courte nuit estivale
ils comprennent. Le cactus chante pour moi.
J’ai ces choses à partager. L’éphémère
se meut parmi nous, aussi délicat que l’expression de Cavafy :
comme une musique qui s’éteint, au loin, dans la nuit.
Je pense à cette expression dans mon bureau, comment
elle se déplace parmi les choses qui m’appartiennent :
le lion de jade balafré que j’ai acheté pour rien à Xi’an,
la photographie silencieuse de mon père, celle prise en 1943
lorsqu’il était jeune,
et mes poèmes morcelés, ceux que l’on ne verra
jamais. Ceux-là, je les garde pour moi. Ils sont
l’autre silence, celui qui chante pour moi
lorsque mes amis sont partis et que la nuit
se déplace avec une extrême lenteur dans mes mains.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 265-266.

 

Night

 

In the bright room where Albiboni’s adagio
plays its endless variations, my friends,
the few who know what silence is
and know this music is the pain
Alden Nowlan felt as he stumbled toward death
alone, blundering against the walls, I keep
the ivory netsuke and the fragment of blue
tile from the baths of Caracalla.
When I tell them of the musk of the flower
that bloomed for one short night in summer
they understand. The cactus sings to me.
I have these things to share. The ephemeral
moves among us, delicate as Cavafy’s phrase:
like music that extinguished far-off night.
I think of that phrase in my study, how
it moves among the things that are mine:
the scarred jade lion I bought for nothing in Xian,
the photograph of my father, the quiet one taken
when he was young in 1943,
and my poems, the broken ones that will never
be seen. These I keep for myself. They are
the other silence, the one that sings to me
when my friends are gone and the night
moves with great slowness in my hands.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 265-266.

Le rêve dans le pavillon rouge6

 

Je ne puis trouver le symbole de la grue sur les boîtes d’encre
argentées. Ternies par la poussière elles gisent parmi
les chauve-souris de jade abimées et les lions éparpillés.
Aux murs pendent des robes des Qing.
Leurs coutures révèlent la danse
ternie des chrysanthèmes. Je cherche l’ancien
dans le fatras des dynasties. Une vieille femme
marche avec lenteur parmi les bibelots.
Elle a les pieds bandés. C’est la dernière illusion
d’un monde qui ne croit plus qu’une telle douleur est
belle. Ce que je veux rapporter de Chine
ne se trouve que dans mon rêve de la chambre rouge.
Honteux, je marche au milieu des foules dans la rue
où les jeunes femmes, aussi gaies que des oiseaux,
courent en riant parmi les arbres wutong.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 235.

 

The Dream of the Red Chamber

 

I cannot find the symbol of the crane on the silver
ink boxes. Tarnished with dust they lie among
the scarred jade bats and scattered lions.
On the walls hang dresses from the Ch’ing.
Their stitching reveals the faded
dance of chrysanthemums. I search for the ancient
in the clutter of dynasties. An old woman
walks with slowness among the curios.
Her feet are bound. They are the last illusion
in a world that no longer believes such pain is
beautiful. What I want to take back from China
is found only in my dream of the red chamber.
Ashamed, I walk into the crowds on the street
where young women, bright as birds,
run laughing among the wu t’ung trees.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 235.

 

Fragilité

 

Elle venait de Normandie, l’un de ces
villages de la basse Seine
où ils fabriquent le bon Calvados, de la sorte
que l’on trouve seulement là-bas. Elle était très petite.
Il se rappelle cela, les os de ses pieds
fragiles dans ses mains. Ils se sont rencontrés à Cuzco, la cité en pierre taillée,
et se sont quittés à la Carthagène avant 
l’arrivée des touristes, là où,
si on fermait les yeux et qu’on la humait
on pouvait se souvenir de Drake et de ses pillages,
de sa reine et de sa gloire. Elle avait les cheveux roux
et cette peau claire et pâle à travers laquelle on pouvait voir
la nuit dans la dernière des chandelles.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 305.

 

Fragility

 

She came from Normandy, one of those
villages on the Lower Seine
where they make the good Calvados, the kind
you can only find there. She was very small.
He remembers that, the bones of her feet
fragile in his hands. They met in Cuzco, the city of cut stone,
and parted in the Cartagena before
the tourists came, the one where,
if you closed your eyes and smelled it
you could remember Drake and his plundering,
his queen and glory. She had red hair
and that fair clear skin you can see through
at night in the last of the candles.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 305.

 

La boîte blanche

 

Dans la boîte blanche
que tu dissimules
une salamandre blanche
attend avec une flamme
dans ses menottes
Que le feu est brillant !
Que de temps son souffle
l’a entretenu !
Mais la boîte est fermée.
Pourquoi la gardes-tu fermée ?

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 329.

 

The White Box

 

In the white box
you keep hidden away
a white salamander
waits with a flame
in his small hands
How bright the fire!
How long his breath
has kept it alive!
But the box is closed.
Why do you keep it closed ?

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 329

  

La première fois

 

La première fois
que j’ai vu un poulet
courir sans tête
dans le jardin
j’ai voulu
le faire moi aussi
je désirais
tuer une chose
d’une manière si parfaite
qu’elle puisse vivre

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 337

 

The First Time

 

The first time
I saw a chicken
Run headless
across the yard
I wanted
to do it too
I wanted
to kill something
so perfectly
it would live

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 337

Le chant des macaronis

 

Je me souviens des macaronis
de la fin du mois
de la dernière semaine
lorsqu’il y avait si peu
J’ai inventé
Un chant pour les enfants
Le chant des macaronis !
Nous tournions
autour de la table,
riant et chantant.
Macaronis, Macaronis !
Maintenant je n’arrive pas
à faire fonctionner ce chant sur la page,
souvenez-vous juste
que nous riions tant.
Ma femme se tenait debout
au-dessus du métal gris
là où bouillaient les macaronis.
Elle ne chantait jamais ce chant.
Il était six heures du soir.
Les enfants criaient :
Chante-nous le chant des macaronis !
Et je chantais.
Un soir
j’ai chapardé trois tomates
dans le jardin de Monsieur Sagetti
et les ai laissé tomber
dans les volutes d’eau.
Ma femme.
Elle m’aimait.
Nous travaillions si dur
pour nous faire une vie.
Trois tomates.
J’en rêve toujours.
Nous étions, ce que l’on
appellerait maintenant, pauvres.
Mais lorsque nous dansions
autour de table,
mes fils et ma fille
unique dans mes mains
et que nous chantions le chant
des macaronis, mon Dieu, durant ce moment,
que nous étions heureux.
Et ma femme à la cuisinière grise
à l’aide de la cuillère déposait les boucles pâles et nues
dans chaque assiette
et ce soir-là
les fins fils
des trois tomates.
j’en rêve toujours,
Monsieur Sagetti, mort,
où que vous soyez,
je veux vous dire
que ce poème est pour vous.
Je suis désolé d’avoir chipé
vos tomates.
J’étais pauvre et je
désirais, pour mes enfants,
un peu plus.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 357-359.

 

The Macaroni song

 

I remember macaroni
the end of the month
the last week
when there was so little
I made up
a song for the children
The Macaroni Song!
Around the table
we would go,
laughing and singing.
Macaroni, Macaroni!
I can’t make the song
work now on the page,
just remember we
laughed so hard.
My wife stood
over the grey metal
where the macaroni boiled.
She never sang the song.
It was always six o’clock.
The children would cry:
Sing the Macaroni Song !
And I would sing.
One night
I stole three tomatoes
from Mister Sagetti’s garden
and dropped them
in the curl of water.
My wife.
She loved me.
We worked so hard
to make a life.
Three tomatoes.
I still dream of them.
We were, what you
would call now, poor.
But when we danced
around the table,
my sons and my one
daughter in my hands
and sang the Macaroni
Song, God, in that moment,
we were happy.
And my wife at the grey stove
spooned the pale bare curls
onto each plate
and that one night
the thin threads
of three tomatoes.
I still dream of them,
Mister Sagetti, dead,
wherever you are,
I want to say
this poem is for you.
I’m sorry I stole
your tomatoes.
I was poor and I
wanted, for my children,
a little more.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 357-359.

 

Le scellage

 

Ceci n’est que pour tes yeux. J’ai plié
le papier avec précision, un tiers et puis un autre,
et placé le parchemin dans son enveloppe. Ici
j’appose mon sceau. Je chauffe la cire mielleuse et la regarde,
goutte à goutte, jusqu’à ce qu’une mare liquide se forme sur le sceau,
puis je prends ma main pour en faire un poing
et, debout, appuie de tout mon corps
jusqu’à ce que ma maison se forme, mon sceau, mon insigne,
ma signature, ma marque de fabrique. Ce sont mes mots.
Tu es la seule pour laquelle je les
ai composés, dans le silence de ma chambre,
en pleine nuit, un mot et puis un autre,
et maintenant nulle autre que toi ne peut la décacheter.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 401.

 

The Sealing

 

This is for your eyes alone. I have folded
the paper precisely, one third and then another,
and placed the parchment in its envelope. Here
I place my seal. I heat the honeyed wax and watch it
drip by drip until it forms a liquid pool on the seal
and then I take my hand and make it into a fist
and, standing, press my whole body down
until my house is made here, my seal, my insignia,
my mark, my making. These are my words.
You are the one I have made
them for, in the quiet of my room,
in the dead of night, one word and then another,
and now no one can break it but you.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 401.

 

 

 

 

[1]Poète canadien (1933-1983). Auteur de Bread, Wine and Salt (1967) pour lequel il a obtenu le Prix du Gouverneur général.

[2]Le titre de ce poème est une allusion au roman du XVIIIe siècle, Le Rêve dans le pavillon rouge, de Cao Xueqin, l’un des chefs d’œuvre de la littérature chinoise. Son cinquième chapitre raconte le rêve du narrateur d’un pavillon rouge où est révélé le destin de nombre des personnages. Le symbole de la grue est associé à des traits positifs : bonheur, succès, chance, etc. La dynastie Ch’ing a pris fin en 1911. L’arbre wutong – connu en Amérique du nord comme Le Parasol chinois – est d’une beauté délicate et est associé à la chance et à la bénédiction. Le Rêve dans le pavillon rougedans une traduction de Jacqueline Alézaïs et Li Tche-houa (révisée par André Hormon) a été publiée dans la Pléiade (no 294), Gallimard, 1981.

Notes

[1] Steven W. Beattie, 2019, « “I think it was poetry that saved me from killing myself or killing others”: remembering Patrick Lane, 1939–2019 », Quill & Quire, 11 mars 2010. Récupéré sur https://quillandquire.com/omni/i-think-it-was-poetry-that-saved-me-from-killing-myself-or-killing-others-remembering-patrick-lane/

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] « Patrick Lane, Canadian Literature: A Quarterly of Criticism and Review. Récupéré sur https://canlit.ca/canlit_authors/patrick-lane/

[5] Poète canadien (1933-1983). Auteur de Bread, Wine and Salt (1967) pour lequel il a obtenu le Prix du Gouverneur général.

[6] Le titre de ce poème est une allusion au roman du XVIIIe siècle, Le Rêve dans le pavillon rouge, de Cao Xueqin, l’un des chefs d’œuvre de la littérature chinoise. Son cinquième chapitre raconte le rêve du narrateur d’un pavillon rouge où est révélé le destin de nombre des personnages. Le symbole de la grue est associé à des traits positifs : bonheur, succès, chance, etc. La dynastie Ch’ing a pris fin en 1911. L’arbre wutong – connu en Amérique du nord comme Le Parasol chinois – est d’une beauté délicate et est associé à la chance et à la bénédiction. Le Rêve dans le pavillon rouge dans une traduction de Jacqueline Alézaïs et Li Tche-houa (révisée par André Hormon) a été publiée dans la Pléiade (no 294), Gallimard, 1981.




Dans la lignée de Wisława Szymborska ? Une nouvelle voix de la poésie polonaise

Jeune poétesse polonaise, Krystyna Dąbrowska (née en 1979) a déjà publié cinq volumes de poésie et reçu trois prix prestigieux, le Prix Kościelski et le premier Prix Szymborska en 2013, puis le Prix littéraire de la ville de Varsovie en 2019. Photographe, diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie, elle traduit de l’anglais vers le polonais, notamment la poésie de Louise Glück et de Nuala ni Dhomhnaill. Depuis son début poétique en 2006, elle a été publiée dans de nombreuses revues et traduite en vingt langues. Cette année a vu la parution de son cinquième volume en polonais, Miasto z indu [La ville en indium], et son premier volume en anglais, Tideline [Bord de mer] qui contient des poèmes de ses quatre premiers volumes: Biuro podróży [L’Agence de voyage]; Białe krzesła [Les Chaises blanches]; Czas i przesłona [Temps et ouverture]; et Ścieżki dźwiękowe [Les Bandes sonores].

Plutôt que de suivre une école ou un style, Krystyna Dąbrowska aborde la poésie d’une façon tout à fait naturelle. Une image s’impose à elle, puis le poème apparaît de lui-même, au cours d’une promenade, en nageant. Nouveau-né, il a sa personnalité, sa forme et son rythme surprennent la poétesse. Né de l’observation des objets et des êtres qui nous entourent, il transforme les détails du quotidien, s’éloignant de la poésie concrète ou intime. Cette longue gestation entre distanciation et cordon ombilical sous-tend toute la démarche poétique de Krystyna Dąbrowska. Partant d’une expérience ponctuelle, le discours poétique s’applique à des questions existentielles telles la solitude, l’identité, et la survivance, s’étoffe de souvenirs vécus (personnellement ou indirectement à travers les lectures, les récits familiaux, et en général, l’acquis culturel) et devient une grande fresque collective, temporelle, et spatiale.

photo © Krzysztof Dubiel.

En tissant ce réseau physique, émotionnel, et métaphysique, Krystyna Dąbrowska fixe l’instantané en permanence poétique. Mais elle ne s’arrête pas là : l’on retrouve dans sa vision l’étonnemment émerveillé et malicieux d’un Erik Satie, et cette façon discrète dont Wisława Szymborska met le monde à l’envers. Ainsi nous apprenons à repenser les choses et les êtres par une poésie qui nous transforme en profondeur, et ajuste notre perspective presque à notre insu.

Ce contrepoint entre soi et l’autre pose la question de la relation à l’Autre. Le cordon ombilical invisible qui nous relie au monde extérieur, tel celui qui empêche un chien libre de toute entrave de s’éloigner du bord de la mer, exerce sur nous une attirance inévitable et mystérieuse. Fétus de paille, nous voyageons entre notre solitude et celle de l’Autre, entre le froid et le chaud, entre la lune et le soleil, voyage qui parfois nous accorde un parfait équilibre d’équinoxe.

Ni hermétiques ni anecdotiques, les poèmes de Krystyna Dąbrowska sont structurés comme des scènes de film ; ils nous imprègnent tout à la fois de l’image et du message. Qu’il s’agisse de vendre aux morts des billets de voyage vers les rêves des personnes aimées, de répondre aux « questions d’insécurité » des sites internet, ou d’appréhender la ville du Caire à travers sa population de chèvres, la poétesse recherche la simplicité qui caractérise les œuvres des grands artistes. Ses « scripts » conduisent à une multitude de corridors souterrains, palimpsestes et rhizomes.

Krystyna Dąbrowska, 'Spowiedź'.

À part « Bandes sonores » traduit par Isabelle Macor dans Po&sie (No. 170, 2019), cette présentation et les cinq traductions qui suivent sont les premières à présenter au public francophone l’œuvre de Krystyna Dąbrowska, que nous remercions ici pour sa gracieuse permission et collaboration.

∗∗∗

 

Textes traduits par Alice Catherine Carls

Les chaises blanches

 

Le quotidien en poésie se doit d’être comme ces chaises
en plastique blanc devant le mur des Lamentations.
C’est sur elles, non dans de somptueux fauteuils,
que prient les vieux rabbins
en touchant du front les pierres du mur.
D’ordinaires chaises en plastique  --
femmes et hommes s’y hissent pour
se voir au-dessus de la clôture qui les sépare.
Et la mère du jeune qui célèbre sa bar-mitzvah
monte sur une chaise et arrose de bonbons
son fils qui quitte l’enfance.
Le quotidien en poésie se doit d’être comme ces chaises
qui disparaissent pour faire place
au cercle de la danse le soir du Shabbat.

 

∗∗

Frère et soeur

 

Une vieille femme danse le flamenco.
Ses mouvements recèlent une ancienne légèreté.
Grande, maigre comme un héron bossu,
elle a une jupe à volants et des joues creuses.
La vieille femme exécute la danse d’une jeune fille
qui a été tuée pendant la guerre. Son numéro fini,
elle se démaquille, enlève sa perruque
et sa robe, enfile un pantalon, une veste
et devient celui qu’elle est hors scène:
un homme, le frère de la morte.
Le vieil homme rentre chez lui.
Des bribes du passé il s’est fait un cocon,
photos, affiches, coupures de journaux.
Tout autour, les robes qu’il coud:
oiseaux multicolores, exotiques.
Et le portrait de sa soeur – il y dépose des fleurs.
Célèbre couple de danseurs, adolescents
ils sillonnaient l’Europe avant la guerre.
Puis ce fut le ghetto, la fuite, la séparation.
Il s’était juré de survivre uniquement
pour l’incarner par la danse.
Le vieux danseur se fait du thé. Silence.
C’est l’heure où s’éteignent les lumières.
Il ira dormir dans un moment, mais tel qu’il est,
ni costume ni fard, il tape du pied devant la cuisine
au rythme du bruit sec des castagnettes.

 

∗∗

 

D’où regarder pour te voir?
De près ou de loin? Et depuis quelle époque?
Quand je recule en essayant de te saisir
de la tête aux pieds comme un tableau sur son chevalet,
je sens que c’est toi qui me toise,
me change, ajoute ou enlève la couleur.
Tantôt je te regarde dans les yeux, tantôt je regarde par tes yeux,
quand tu dors ou que je rêve à toi
je cherche de nouveau un détail – objet, geste, mot,
en attendant son éclosion-explosion qui sera toi.
Tant de points de vue, et moi au point mort,
entortillée dans le fil par lequel je voulais les lier.
Et je ne sais pas si tu es le fil                                
ou l’éclair du ciseau qui le coupe.

 

∗∗

Sculpture pour aveugles

 

Au musée d’art où règne le regard,
se trouvent des statues pour aveugles.
Les mêmes dont les visiteurs
ne peuvent s’approcher de trop près:
qu’un pied dépasse la ligne rouge,
qu’un nez s’avance vers le vide
du nez antique – et c’est l’alarme.               
Tu n’as que le droit de regarder jusqu’à devenir
les globes oculaires de pierre sur antennes
que l’on sort de la tête grecque marmoréenne
et que les aveugles regardent avec leurs doigts.
Ils touchent des cicatrices
sur le ventre de la jeune cycladienne,
un combat de dragons sur l’envers
d’un miroir coréen.
Ils reconstruisent ce qui est apparu mille ans
avant notre ère en disant: cruche, gobelet,
et en versant le vin.
Sorties des vitrines, enfilées sur des cordons,
des billes font tinter dans leurs mains
profits, pertes et transactions louches.
Un heurtoir leur prête son poids
et se souvient de la porte.

Essaie donc de l’ouvrir les yeux bandés –

 

∗∗

Hier j’ai vu un chien au bord de la mer

Hier j’ai vu un chien au bord de la mer,
un jeune chien noir que son élan entraînait dans l’eau
qu’il mordait et labourait puis dont il sortait furieusement
pour trotter au bord de l’eau, s’arrêter, avancer, toucher du nez
l’ourlet d’une vague, en humer prudemment le creux,
avançant une patte, jouant avec la mer et l’agaçant
comme s’il voulait provoquer un mastodonte.
Mets-lui sa laisse.
Pas nécessaire, la mer lui sert de laisse.
Hier j’ai vu un chien au bord de la mer:
il essayait de mordre la ligne argentée de l’eau,
revenait vers les dunes-décharges, galopait sur le parking.
Il avait à peine rattrappé un gobelet en papier sur la jetée
et déniché quelque chose de noir dans le sable –
que la mer l’attirait avec une secousse,
et le chien revenait en un clin d’oeil vers les vagues,
secouant les gouttes métalliques de son collier.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (46) : Paul de Roux

Il faut lire et relire Paul de Roux. « Je n'écris pas pour m'apporter des réponses mais pour être un peu moins mort par les questions que je me pose. », écrit-il en 1991 dans un de ses carnets.

Oui, ce sont des questions sans cesse reprises que les 5 volumes de carnets, les livres de poèmes, nous font entendre sur le ton inimitable d'une âme inquiète, sensible aux moindres variations de temps, aux froissements des feuillages, aux effleurements de la lumière. « Que cherchez-vous, ô mes inquiets  / battements de cœur ? » La réponse n'est qu'une nouvelle question, discrète, « entre deux mots » :

Tous les pas dans la rue
 pour les battements de cœur que l'on n'entend pas
-peut-être les aveugles entendent-ils avec les pas
de surprenantes expressions de ces passants inconnus
que nous non plus nous ne voyons pas
-assis à nos tables, buvant du thé, du vin
et de temps à autre, sur l'asphalte, un pas
fait reposer la tasse, le verre plus doucement peut-être
avec un silence entre deux mots.

 

 

Nul doute : Paul de Roux est le poète de l'impondérable, d'une solitude fragile, sensible à la voix presque inaudible de la terre, des heures de crépuscule, avec cette « lumière mouillée » qui semble les sertir miraculeusement, les rapprocher des peintures tant aimées du poète. Paul de Roux est un contemplatif toujours en alerte, « un homme perclus d'hésitations ». Mais ces hésitations se traduisent, et peut-être se conjurent, en des poèmes d'un long murmure, souvent d'une phrase unique.

Paul de Roux, Les Pas, Le Silence qui roule, 16 euros.

 

 Et leur chant s'insinue en nous, avec le sentiment que le tragique de cette vie bouge doucement sous la surface, parfois grise et dure, des saisons et des heures.

Ce nuage qui passait, il n'attendait pas
que tu sortes du bureau pour que tu lui accordes
un regard attentif, et les mains de cet homme
qui frémissaient sur la table bientôt seraient rigides
-tu ne pourrais les saisir qu'en vain, ces mains
qui n'avaient pas peut-être besoin d'être serrées
mais de s'ouvrir pour te remettre un gage
-le nuage n'avait pas besoin de toi, mais toi
tu aurais eu besoin de retrouver la ville
avec des yeux rafraîchis par un nuage.

Une toile impressionniste, peut-être, continuellement tissée, sans couture, allant des notes de journal intime aux poèmes composés avec un sens de la pure harmonie... Il faut tout lire, autant dire aller à la rencontre d'un poète qui se retrancha peu à peu, par la maladie, de notre monde, avant de le quitter tout à fait en 2016. Il faut saluer la réédition de ce livre par Le Silence qui roule. Et partir à la découverte de tous les autres livres ! Le poème se pose sur la page comme un pétale de rose, délicat, translucide, prêt à s'échapper, « au milieu de la journée », et c'est merveille.

 

Soudain, au milieu de la journée
la lumière baisse, et jusqu'au point où indistincts
et fantasmagoriques les objets se confondent
et cette lumière si basse est jaune, comme soufrée
bien que venue d'un ciel où les nuages, du gris au bleuté
ne laissent à leur lisière qu'une roseur infime
-elle semble plus livide ainsi que le serait toute blancheur
et tout ce ciel sur la ville forme une grande rose :
la rose de l'orage qui ne veut pas distendre ses pétales
puis insensiblement l'ardoise des toits se raie :
il pleut et aucune goutte n'est perceptible encore.