Serge Pey, Notes sur la ponctuation et sa respiration

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Carole Carcillo Mesrobian & Alain Brissiaud, Octobre

Les poèmes de l’une et de l’autre pour un échange poétique et épistolaire qui  abolit le vide du temps et de la nuit. De questionnements en interrogations faire éclore l’essentiel, le poème.

Se donne à entendre la difficulté de se comprendre car l’essentiel est aussi dans ce qui ne peut se dire et qui se vit dans l’attente et l’absence :

Viendras-tu me chercher

il n’y a plus d’automne capable de tomber

les feuilles de ma peine

viendras-tu me chercher…

 

 

Carole Carcillo Mesrobian & Alain Brissiaud, Octobre, PhB éditions, 2021, 10 €.

Cette quête de l’autre se fond dans les paysages arides de l’automne et habite le silence :

 

Partout ailleurs

subsiste opaque

la densité sépulcrale

du silence

 

L’automne cette saison de transition entre l’été et l’hiver, entre le ravissement jubilatoire de la vie, du désir et la froideur hivernale recouverte du silence.

Au-delà de la quête amoureuse, une quête existentielle et ce constat, le monde est souvent inhabitable, si peu traversé d’amour car «  si fragile si pauvre est notre foi ». Le poète est bien «  funambule de papier » ; les mots pour tenter d’effacer le vide.

La nuit est très présente, la nuit de l’amour, la nuit du doute et de l’absence et les mots et la poésie toujours pour conjurer cette absence et s’y désaltérer.

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Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy

Courir avec Lucy, de Florence Saint-Roch est l’un des premiers recueils de la toute récente collection de poésie des éditions Invenit, nommé Déplacement. Une collection originale, sous forme de livres-carnets qui conjugue les mouvements du corps avec la poésie des mots, plus précisément qui explore comment l’écriture poétique se fait l’écho des perceptions, des sensations, des visons et émotions que provoque le déplacement des corps dans l’espace.

Florence Saint Roch nous emmène dans une course méditative et poétique sur les bords de l’étang de Saint-Omer. Son texte, magnifique, est une longue respiration, ininterrompue autant que fluide, que chaque lecteur peut rythmer à sa guise, selon son propre souffle de ponctuation. Le parcours est sublimé par les encres de chines et les pastels d’Élise Kasztelan.

Mais il y a un détail d’importance dans ce recueil. L’auteure ne court pas seule. Lucy, la plus célèbre des australopithèques qui vivait en Afrique il y a 3,18 millions d’années, s’est invitée dans la course : « je ne suis pas restée seule très longtemps Lucy oui Lucy vous avez bien lu est venue courir à mes côtés ne vous en déplaise et tant pis si je passe pour une cinglée ...c’est avec elle que je cours désormais » (8). Une rencontre à vrai dire inattendue, moment de grâce, d’humour et d’une vraie complicité qui laisse monter d’intimes messages à la surface des eaux de l’Aa et de l’awash. « Elle n’est pas un bon génie que je fais apparaître à volonté je ne la suscite pas c’est elle qui vient à moi comme si deux versants du monde allaient se rejoignant » précise l’auteure (45).

Pourquoi et comment est-elle arrivée là Lucy, sur les bords de l’étang de Saint-Omer ?

Premier indice incontestable et essentiel : son appartenance à une même famille, celle des homininés (16) « quand on court on est debout, c’est inscrit depuis la nuit des temps, et on n’y pense pas à chaque fois explique l’auteure émerveillée par le miracle d’une verticalité fondatrice, d’un « corps redressé » (32), qui avance par le surmontement de la chute et opère ce troublant face à face avec le vide.

Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy, éditions Invenit, Collection Déplacement, 60 pages, 13 euros.

Mais il y a, nous explique l’auteure, une fascination d’enfant qui fait retour, « Lucy avait illuminé les heures de mon enfance ...puis sans crier gare une vision d’antan surgit et là rien à faire, vous êtes rattrapés » (9).

Lucy, vient de loin, du passé, des temps premiers, des entres-monde. Elle courait sur les berges de la rivière Awash, et aujourd’hui, intrépide radieuse, souveraine, elle poursuit sa course le long du fleuve Aa, en son éternelle jeunesse, immortalisée par le fait qu’elle a déjà traversé la mort (18). Elle s’impose au temps. Dans la cadence persévérante de ses foulées, l’une devant l’autre, elle conjure l’équilibre, se prolongeant toujours un peu plus en avant d’elle-même. Toujours en avant.

Une ancêtre inspirante, une marathonienne modèle, « douée d’un génie particulier ». Il est vrai que les femmes ont mis du temps à s’imposer dans le monde de la course à pied. Avec elle, écrit la poète « éternelle mouvante au creux de la vie » (25), je courrais jusqu’au bout du monde, je ferai reculer la nuit » (24).

Les deux femmes s'accordent l'une à l'autre, l’une pour l’autre, dans un partage de l’effort, par l’épreuve d’une solidarité́ silencieuse, recueillie, on pourrait dire méditative : « Lucy ne dit mot et pourtant les méandres de nos pensées se croisent, sa présence à mes côtés me réconforte comme si en son silence elle répondait de moi ». Coude à coude, elles recommencent le même circuit, rive gauche, rive droite, elles longent successivement les deux bras du fleuve a la sortie d’Arques, une même boucle de 15km jamais close, bien au contraire, qui ne cesse de s’ouvrir sur une multitude de nouveaux chemins, d’activer « des circuits encore inemployés » (46). « Je ne tourne pas en rond », écrit la poète, « courir m’ouvre en permanence le paysage déplace les lignes redistribue les contours on croit connaître par cœur pourtant l’oeil sans cesse se laisse surprendre lacis de reflets mouvements des feuillages fantaisie d’oiseaux jeudi après-midi se constitue un immense répertoire de sensations déclinaisons subtiles ou flagrantes recompositions vraies je ne me lasse jamais Lucy c’est sûr donne à mes foulées une valeur ajoutée. (41).  Les sentiers foisonnent de ressentis inédits et d’images nouvelles. « D’une séance de course à pied je ne reviens jamais bredouille ». Sur les rives de l’Aa, la pêche est particulièrement fructueuse en « pensées frétillantes et petits poissons d’argent » (38).

Au-delà de ses légendaires bienfaits physio-psychologiques de « bien-être », d’évacuation des tensions et sans doute au travers d’eux, la course est ici métaphore d’un cheminement existentiel. Au sens d'un voyage, d’une traversée de l’espace, sans aucun doute d’un voyage initiatique en direction de l’infini, en ouverture vers les mondes qui nous débordent.  L’auteure décrit ces moments d’éblouissement (46), qui, si on les réfère à l’expérience de la transe, représentent un passage vers un état autre : « quand je cours avec Lucy je m’inscris à la naissance du vibratoire, au commencement de l’énergie » (37). Être en transe, c’est être traversé » écrit la danseuse Mathilde Monnier et par là même, c’est traverser un réel encore inconnu de nous-même, et ainsi prendre la mesure d’une part invisible en soi, en même temps que d’un invisible dans le monde1. Aux côtés de Lucy, l’auteure est traversée d’émotions tellement inattendues qu’elle les croirait venues d’autres vies que la sienne (46), « elle m’emmène au-delà de moi-même » écrit-elle, «me fait voir du pays » (63). Et si personne ne la voit c’est parce qu’elle évolue « dans une autre dimension, une réalité contiguë un espace parallèle invisible et incontestable » (57). C’est bien cette dimension que traduit et célèbre cette course-transe avec Lucy, dans la répétition rythmée des foulées qui en frappant le sol produisent un répertoire de percussions envoûtant et incantatoire. Cette mystérieuse musique, si vivante, favorise un état de réceptivité, une aptitude à créer, à accueillir cet autre/ailleurs, qui échappe et s’échappe. Fragilité d’une présence qui en se mêlant à la brillance argentée de l’eau, pose sur le paysage parcouru une mystérieuse lumière, un mouvement de renouveau que traduit magnifiquement l’écriture de ce texte. Une écriture qui fait vibrer le corps des mots à l’unisson des corps physiques, qui prend le temps, s’allonge et qui, paradoxalement bondit à grandes enjambées, non pas dans la précipitation, mais dans une progression vers la clarté.N’est-ce pas la force du désir et de l’écriture poétique ?

Esprit d’ancêtre, double littéraire, ou peut-être sublimité innommable, peu importe le terme, Lucy diffuse, irradie, de toute sa puissance universelle, représentant cet « invincible élan qui porte haut les femmes depuis la nuit des temps » (22). Pour Florence Saint Roch « courir avec Lucy » est un rendez-vous nécessaire, un lien premier, exceptionnel, une sorte d’alliance créatrice profonde avec cet autre, ce double féminin. L’étendue symbolique, temporelle et poétique que tracent leurs déplacements révèle une expérience existentielle des plus essentielles : s’approprier son monde, s’enraciner en lui, en choisir les directions et fondamentalement habiter sensoriellement son propre espace intime : « Plus je cours, plus j’apprends quelle femme je suis » confie l’auteure. « Grâce à Lucy je me dessine plus nettement le chemin possible m’apparaît je prends confiance et courage » (41).

Une telle expérience de liberté est en soi un partage : « Lucy je la partage avec toutes les femmes que j’aime » (64). Déjà l’auteure organise autour de son texte des manifestations qui couplent la course et la lecture, sous formes de performances de revendication de la dignité des femmes, de dénonciation de ce qui l’entrave, l’empêche et la maltraite, plus radicalement des féminicides. Ainsi le rassemblement « courir sa chance » qui a eu lieu récemment à Saint-Omer en mai 2022. D’autres sont en préparation.

Courir et écrire depuis les rives de l’Aa pour écouter et entendre l’autre, l’autre côté des choses, traverser les versants méconnus du monde, pour faire la clarté sur les obscurités et « reverticaliser » ce qui en l’être ne peut plus (ou pas encore) se tenir droit.

Note

1. Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, avec la participation de Denis Claire, Allitérations, Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005. Cf Christine Durif-Bruckert, Transes traditionnelles, Transes profanes,  In Christine Durif-Bruckert, Transes, Ouvrage collectif, Paris, Classiques Garnier, 2021.

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Marc Delouze, La Divine pandémie

Il faut lire « La Divine Pandémie », de Marc Delouze (éditions AEthalidés, 17 €), ouvrage très original et étonnant, au sens où il surprend le lecteur à chaque détour de page.

Marc Delouze pratique avec une facilité apparente la prosodie classique (on trouve dans ce recueil des sonnets parfaits) jusque dans les 70 alexandrins de sa liste de remerciements, véritable performance à noter. D’habitude, j’avoue que cela me désarçonne, mais, ici « ça coule tout seul » et, appliqué à un sujet d’actualité, n’a aucun caractère « vieillot ».

Le plus grand mérite de ces poèmes me semble être de donner à entendre plusieurs voix en écho, plusieurs avis différents concernant cette pandémie, puisque Marc envoyait ses textes à une liste de correspondants réguliers qui lui répondaient, affirmant ainsi une volonté viscérale de partage, de contact maintenu envers et contre tout via la poésie. Oui, nous étions « tous devenus semblablement uniques. »

1 mort + 1 mort + 1 mort
10 morts + 10 morts + 10 morts
100 morts + 100 morts + 100 morts
et des milliers + des milliers + des milliers
on entend on écoute la radio les nouvelles
on s’habitue on s’y attend on espère même :
quel record aujourd’hui ?
qui le détiendra ?

                                   ∗

 Enfin la mort nous parle, enfin nous l’écoutons,
Enfin elle n’est plus ce vaguement peut-être… 

Marc Delouze, La Divine Pandémie, éditions AEthalidés, 128 pages, 17 €.

Toujours guidé par sa volonté de partage, Marc Delouze cite des extraits de « La Divine Comédie » de Dante, Enfer, Purgatoire ou Paradis, et de nombreux poètes comme Gil Jouanard : « Écrire est devenu la seule façon concrète de continuer à respirer au fond de soi-même quand la réalité du monde s’est éboulée sur nos illusions d’enfance » et Bernard Noël, qu'il a bien connu : « pavé de mots pavé de rien / au jour le jour va le chemin / on invente du quelque part ».

Mais revenons aux mots de Marc Delouze qui conclut :

Le virus a écrit mon poème
Le masque sur ma bouche a écrit mon poème
Le silence des rues a écrit mon poème
La plage et le port interdits ont écrit mon poème
Le vent qui à Fécamp dans la nuit du 20 au 21 octobre 2021 a écrit mon poème à la vitesse de 175 km/h… 

Oui, le (les) virus, le dérèglement climatique, notre planète « bousillée ». Et maintenant une guerre de plus dans le monde.

Écrivons, lisons… Il ne restera peut-être pas grand-chose de notre civilisation, comme d’autres avant la nôtre. L’homme est apparu sur terre il y a relativement peu de temps. Animal agressif et capable de détruire son milieu naturel, prendra-t-il conscience des risques qui le guettent ou continuera-t-il à faire l’autruche ?

Bruno Latour, cité par Marc Delouze, écrit :

Pour le dire brutalement / nous ne pouvons pas continuer à croire à l’ancien futur / si nous voulons avoir un avenir. 

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Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien

Je souffle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « lettre au père » et un livre-tombeau qui pourrait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froidefond et  Delphine Rumeau à travers leur volume consacré aux Tombeaux poétiques et artistiques (2020). Il pose des questions essentielles sur le rapport de la poésie à la mémoire et au deuil.

Fait singulier, ce livre ne dévoile que peu à peu l’identité du mort. Celui-ci est d’abord un centre vide, autour duquel gravite l’écriture et où le lecteur peut projeter ses propres figures de disparus. Le lien entre la poète et le lecteur s’en trouve intensifié. Mais peu à peu nous devinons l’identité du mort par de plus en plus d’indices disséminés : le mort se révèle être le père, comme le suggèrent par exemple la primauté de l’enfance dans le livre et le lien entre le prénom du père dans la dédicace (« à Claude et Françoise Lévesque ») et le mot « claudique » qui traverse le livre, à déchiffrer toujours jusque dans le tremblé de l’infinitésimal et du non -dit.

Cette mort atteint de plein fouet l’enfance : « Fini les fées, / fini le bois du conte à Noyers. » (p.44). Les jeux de l’enfance, la montée dans les arbres (« Tu disais ‘arbre’, j’entendais / réduite la syllabe du jour. / Nous grimpions Le souffle manquait. », p. 53) et la « marelle (« Parce que géant sur la marelle / toi si haut, moi plus bas », p.113), sont révolus. Si désormais « l’enfance est une arme douloureuse » (p.74), le paysage de cette enfance aux « Andelys » (p. 74), auquel le livre ne cesse de revenir comme à un aimant, porte les marques d’un drame intime.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, L’herbe qui tremble, 2022, 18 euros.

L’unité de lieu, comme dans la tragédie, resserre encore ce drame. Indissociable du livre est la « falaise » de l’enfance, qui est prise dans un mouvement de chute (« La falaise a craqué, craie vive d’un feu sans flamme », p.82, « La falaise, (…) / s’effondre », p.107) que l’être lui-même épouse : « La falaise tombait, / je la suivais » (p.67). Autre lieu crucial du paysage de l’enfance, la Seine, paisible seulement en « apparence » (p. 23), entraîne elle aussi la chute mentale de l’être : « Je tombe, je frissonne, j’ai vu la Seine / au plus fort de février, j’ai chu » (p. 81). Tout se passe comme si le deuil avait décomposé le paysage : « La Seine / Les Andelys / n’existent plus, / couverts/ par la mer de notre silence » (p.124). Au-delà du paysage, c’est l’espace-temps de l’origine qui est bouleversé : « Des morceaux de temps / détachés (en fractions) / s’écartent de l’origine » (p. 47). La perte a ici une dimension cosmique. A l’heure du deuil, il est éternellement « minuit », noir : « Toujours minuit, toujours, maintenant parcouru/ d’étoiles disparues » (p. 26).

Le livre, qui est tout entier une adresse à l’autre manquant, pourrait se placer sous le signe de la définition du lyrisme par Martine Broda : le lyrisme est « une adresse à l’Autre donné comme essentiellement manquant » (L’amour du nom). Le « manque » est d’ailleurs le centre générateur du livre : « Matin, réveil. Pas pareil, / tu es cru, crûment/ -manquant » (p.80). Le couplage des mots « Pas pareil », qui donne à entendre le signifiant « papa », contribue à aider le lecteur à identifier le mort au père. Tout au long du livre, le tutoiement scande l’adresse au mort, qui est prise dans un mouvement de rapprochements rêvés (« A Noël où je suis née, / presse-moi contre ton cœur », p. 94) et d’éloignements répétés : « Tu t’éloignes » (p.21) … « Blessé, tu t’éloignes » (p.42) … « Tu t’éloignes / et je cours » (p.67). Parfois l’éloignement est vertical et s’identifie à un « enfoncement », d’autant plus intense qu’il est souligné par le couplage du maitre mot « enfance » et du mot « enfonces » : « Là au pied de l’arbre, sous les feuilles d’or / tu t’enfonces » (p.32). Le père lui-même redevient parfois l’enfant qu’il a été : « Tu es l’enfant blessé, / genoux écorchés, tu es l’abandonné » (p.29). Dans l’adresse au père, le chiffre 9 est une clé indissociable du mouvement d’éloignement. Désignerait-il le jour de la mort : « Tu t’éloignes. Oublier le chiffre 9 » (p.21) ? Peu à peu s’esquisse avec délicatesse, en filigrane, un portrait du père : « ta voix grave » (p.30), « ta barbe inchangée « (p.81), « ta barbe de sel » ( p.102) . Mais sans cesse le portrait se dérobe : « c’est toi, forme-fumée » (p.24). Cela n’empêche pas la poète de toujours « courir » derrière le père et d’inventer des « rendez-vous » secrets près des « falaises » de l’enfance : « Alors je cours, cent fois je cours. // Je cours, / j’invente un rendez-vous. // Falaise ! » (p.47). Mais le « rendez-vous » n’a jamais lieu : « Je me penche. A 18 heures/ le soleil s’est couché (je pleurais). / Tu n’es pas venu » (p.67). Tout le livre est tendu vers le pronom « nous », incarnation verbale de la fusion impossible : « nous s’est dispersé à l’instant » (p. 80). Cependant le « je » ne renonce pas à son désir de créer des rituels de signes (« ton anagramme trace ici / une suite de signes au nom d’étoile », p. 32) parfois à vocation résurrectionnelle : « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître » (p. 54).  Une discrète présence du mythe d’Orphée et d’Eurydice, mise en relief aussi dans la très belle postface de Jean Marc Sourdillon, approfondit encore le livre, comme le suggèrent le titre de la quatrième partie « Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit » (p. 85) et la répétition de la formule « Ne te retourne pas » (p. 93, 94, 123, 124). On pourrait lire aussi une présence en sous-œuvre des mythes de la métamorphose (Ovide) : « Le corbeau (…) Est-ce toi perché ? » (p.97). Même si parfois le « je » joue avec l’idée d’un « leurre » de la mort (« Nous sommes arrivés (ton trépas n’est qu’un leurre ) », p. 58), cherche à l’« oublier » (« J’ai oublié que tu meurs, j’ai oublié / que ta langue de signes / ne saurait percer le jour », p. 59) ou voudrait que tout ne soit qu’un « rêve » ( « Je t’embrasse, j’ai perdu / la réalité, elle file sur les rêves », p. 58), c’est « l’éloignement » qui s’impose à la fin, sans recours ni retour, dans une esquisse du mythe de la barque funéraire antique : « Je fais des doigts une barque, / tu es le fleuve qui s’éloigne » (p. 124).

Face à l’absence irréductible du père, que peut le « je » sinon « écrire » sans répit : « Ici j’écris » (p.123) ? La poète imagine parfois, dans un semi-songe, que le père signe les poèmes : « Tu signes chaque page au lieu vivant du poème. / Je l’écris pour toi, il existe » (p.28). L’écriture se décline de plusieurs façons, tout d’abord sous la forme du verbe « souffler » qui rythme le livre : du titre répété (« Je souffle, et rien ») aux formules scandées « je souffle » (p.18, 33, 50, 68), où « je souffle » (p.68) peut être couplé avec « tu souffres » (p.67), selon un travail déjà suggéré de l’écriture par couplages. Ecrire peut prendre aussi la forme répétée du verbe chanter (« je chante j’emporte / les mots vivants qui tremblent / à la surface du poème » (p. 23), qui, dans l’ascendant progressif de la dissonance, risque de se retourner en « je chante-faux » (p.75), voire en « je crie » (« je crie, je secoue les voyelles / de ton nom ressuscité », p. 82). Le mutisme hante la poète : « Les consonnes trébuchent sous ma langue muette » (p.104). Mais elle se ressaisit toujours, jusque dans le poème terminal, où elle semble trinquer avec le mort : « Alors fière je lève ce verre vide : / le coquelicot joindra sa parure au vent » (p. 127). La beauté de ce livre-tombeau tient aussi à ce qu’il parvient à être léger, parfois presque aérien, comme en apesanteur, sous le signe de l’image séminale du « coquelicot » et d’une langue respirée.

Que garde-t-on en soi de ce livre sinon surtout son « énigme », accrue par la magie mate et rêche des peintures de Fabrice Rebeyrolle, qui elles aussi étreignent ce que Rimbaud appellerait la « réalité rugueuse » : « L’ombre (…) se dissipe et scelle / l’énigme » (p.23) ? Le livre entier, poèmes et peintures, ressemble à cette « lapidaire encoche / dans le calcaire » (p.92) de la falaise d’enfance. La force d’énigme est décuplée par le travail d’une écriture elliptique (au sens étymologique de ce mot : « elleipsis », le « manque »), signe distinctif d’Isabelle Lévesque. Les blancs typographiques et les césures accroissent encore parfois l’énigme de vers laconiques et inachevés : « Il semble que tu -    »  (p.91) … « toi tu      » (p. 99) … « Tu murmures (dans ma tête     tu ) » (p.126). Dans ses méandres, le livre est comme cette île sur la Seine : « La Seine abrite une île (un mystère) » (p.127). Le verbe « souffler », du titre à ses nombreuses reprises incantatoires, est l’incarnation verbale de ce « mystère » auquel est confrontée l’écriture dans son face-à-face avec le secret et la mort, qui s’ouvre sur le « rien » : « Alors je souffle / deux doigts de mystère, / une lettre nue, fragile et grave » (p. 18) … Je souffle, et rien. Reste au lecteur à recueillir de ses mains ce « souffle » « fragile » et ce « rien », qui scintillent dans l’intervalle entre les mots.

                                                                                             

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Dans une autre demeure….. Une poésie bien vivante !

Notre confrère et chroniqueur Jean-Luc Favre Reymond, vient de faire paraître, une cartographie de la poésie française et francophone contemporaine, intitulée, « Dans une autre demeure », un titre qui n’est pas anodin, et qui porte de la moitié du XXème siècle jusqu’à nos jours.

Un premier volume imposant, il y en aura deux voire trois, de 487 pages, avec une préface de Frédéric-Gaêl Theuriau, directeur du Centre d’Etudes Supérieures de la littérature de Tours, et spécialiste de la poésie contemporaine. Au total 132 poètes « radiographiés » parmi lesquels Marie-Claire Bancquart, Georges Emmanuel Clancier, Charles Juliet, Michel Houellebecq, Jean Grosjean, Michel Deguy, Bernard Noël, Lorand Gaspar, Marcelin Pleynet, Jean Portante, Esther Telermann etc… Des noms inscrits durablement dans le catalogue de la poésie française contemporaine, avec également 42 poètes publiés ; des textes inédits pour la plupart, à raison de 5 à 13 pages consacrées à chaque auteur, une démarche quelque peu inédite en la matière ; en règle générale les anthologies n’accordent pas plus de trois pages à chaque poète. Des pointures bien évidemment pour ne citer, que Marc Alyn, Jacques Ancet, Gabrielle Althen, Max Alhau, Claudine Bohi, Pascal Boulanger, Hélène Dorion,  Alain Duault, Jean Pérol, Sylvestre Clancier, Jean Orizet, Charles Pennequin, Eric Poindron, Richard Rognet,,  des auteurs moins connus mais tout aussi talentueux, Camille Aubaude,  Marc Delouze, Guillaume Decourt, Christophe Dauphin, Stéphane Lambert, Perrine Le  Querec,  Carole Mesrobian, Marilyne Bertoncini, Béatrice Marchal etc… afin de créer non seulement un équilibre respectable entre les générations – aussi bien que mettre en avant la diversité des imaginaires poétiques de notre époque.

Dans une autre demeure, Cartographie de la poésie française et francophone contemporaine, établie par Jean-Luc Farre Reymond, 5 sens éditions, 487 pages, 23 euros.

D’ailleurs l’auteur précise qu’il ne s’agit pas d’une anthologie traditionnelle à proprement parler, ni d’un dictionnaire, mais plutôt d’une géo poétique ouverte sur le monde, sans classification arbitraire, ni droit d’entrée. « J’ai flirté avec mon imaginaire personnel, lisant et relisant tous les poètes qui figurent dans ce premier volume, et je ne voulais surtout pas être entravé par des contraintes trop lourdes issues du genre , car cela aurait été ennuyeux aussi bien pour moi que pour le lecteur », rappelle l’auteur . « La poésie doit demeurer libre de se manifester là où elle doit finalement se produire, hors contrôle en quelque sorte. La plupart de ces poètes se sont imposés naturellement d’eux-mêmes. Je les ai volontairement accueillis, sans me soucier de leur appartenance. Certes certains d’entre eux sont de grande renommée, avec des œuvres souvent d’une rare exigence et d’une belle longévité ». La question de l’œuvre est en effet très importante, car elle délimite des contours, mais pas forcément des cadres. Il n’empêche qu’elles sont perceptibles et reconnaissables parce qu’elles agissent directement sur le mental, et vous happent totalement. « Alors ce premier tome est un pari sur le présent et le futur ». Il s’insinue dans une trame et dans la durée. D’ailleurs l’auteur n’en est pas à son premier coup d’essai, comme en témoigne une première anthologie des jeunes poètes français et francophones, en collaboration avec Matthias Vincenot, publiée en 2001 et rééditée en 2004,  sous le prestigieux label France Culture  et qui avait obtenu un vif succès auprès du public. Gageons que le présent ouvrage obtienne le même écho.

 

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Julien Farges & Valéry Molet, Fermeture ajournée des zones d’ombre

Le titre en lui-même semble paradoxal : une fermeture pourrait-elle ne pas être vraiment fermée ? Alors que dire d’une fermeture de l’ombre ? Ou de l’ombre d’une fermeture, de son ajournement ? Dans quel sens prendre ajournée (repoussée comme une décision ou bien ajoutée de jours) ? S’il y a des zones d’ombres, n’y a-t-il pas, par juxtaposition, des zones de lumière ? Ce télescopage n’est pas que dans le titre — déjà tout un programme poético-philosophique —, on l’a aussi dans les textes proposés.

L’idée originelle du livre a fait naître un petit volume original qu’on pourrait qualifier — si l’expression n’était pas devenue un lieu commun — d’OLNI (Objet Littéraire Non Identifiable). Dans Fermeture ajournée des zones d’ombre, il n’y a pas d’espace pour les lieux communs. Serait-ce alors le résultat d’un jeu oulipien ? Peut-être, puisqu’il y existe au moins une contrainte. Ou bien un jeu surréaliste ? Peut-être aussi, puisqu’il s’agit de poésie et de hasard.

Tout part d’un défi lancé par un éditeur à deux auteurs, le philosophe Julien Farges et le poète Valéry Molet. Le premier est chercheur au CNRS, spécialiste de la pensée d’Edmund Husserl. Le second a publié des nouvelles, des poésies et des essais. « Écrivez, leur a-t-il demandé, chacun de votre côté et sans vous consulter ». Cet étrange pari aurait pu donner un arrimage mal fichu. Mais le résultat est étonnant. Au fil des pages, un paysage défile sous les yeux du lecteur comme celui vu d’un train qui court en bord de mer : points de vue, lumières et cadrages alternent. Tout varie et tout est lié. 

Julien Farges & Valéry Molet, Fermeture ajournée des zones d’ombre, Editions Sans Escale - 112 pages - 13 €.

On passe du poème Les Baisers à une réflexion sur le Mythe de l’externalité. Écrit par Julien Farges, Alter ego est encadré par deux poèmes composés par Valéry Molet : Joseph, mon vor v zakone et Joseph. Le lecteur pourrait s’attendre, de la part d’un expert en phénoménologie, à un corpus théorique ou à des notions étanches pour les non-initiés. Il n’en est rien : les courts textes de Julien Farges abordent avec limpidité des sujets rendus par lui évidents. Quant à Valéry Molet, jusqu’à présent connu pour ses textes désabusés et caustiques, il se découvre avec des poèmes plus intimes, plus inquiets, plus tendres que d’habitude. Ma belle et la mort en est un exemple :

Quand je serai assez lâche pour mourir,
Ton ombre s’assiéra sur la mienne
Pour radier ma faiblesse.

Lorsque le sable incendiera mon iris,
Tes mains déblaieront ce puits à l’allure
Infidèle de cercueil.

Alors, cette rencontre entre la poésie et la philosophie, est-elle réussie ?  Oui, sans aucun doute. Le hasard a bien fait les choses, parce que ce n’est pas totalement du hasard : les deux auteurs sont proches et l’objet du livre reste la poésie. Un ensemble à deux voix qui dit la poésie et explique notre rapport à la poésie. D’ailleurs le recueil se termine (et là il n’y a plus de hasard), avec une tentative de définition de la Poésie.

« En fait, seul le langage est poétique. Car la poésie est d’abord quelque chose qui arrive aux mots : c’est à fleur de mot que se rencontre cette profondeur qu’on est toujours (et trop aisément, peut-être) disposé à lui reconnaître. Elle n’est au fond rien d’autre qu’un état du langage, un état qui se justifie et se reconquiert dans chaque poème et qui, chez le poète, s’alimente à une expérience singulière du monde. »




Jean-Marie Corbusier, Comme une neige d’avril

Traces sur la neige de la parole…

Comme une neige d'avril  : le nouveau livre de Jean-Marie Corbusier interroge le sens de l’écriture, poétique certes mais, au-delà, celle de toute écriture signifiante.

La neige est ici la métaphore de la page blanche ou celle des mots qui y tombent, lentement, tels des flocons fragiles et éphémères. Des intervalles de blanc, des interstices s’ouvrent laissant ainsi sourdre des silences :

 

Parole

en tant que support

étrangère à ma voix

 

Le poète questionne ici le paradoxe de l’écriture : la neige efface la neige, la chose dite disparaît dans le dire qui la nomme (Je dis neige et elle a disparu) : alors, qu’effectue donc cette inscription quasi volatile ?

Jean-Marie Corbusier, Comme une neige d'avril, La Lettre volée, Bruxelles, 2022, 105 pages, 17 €.

L’effacement, l’absence, la disparition s’inscrivent et perdurent mais à peine puisque d’autres mots, toujours, surviennent et connaîtront le même destin. Pour l’être humain il n’y a de présence qu’en doublure de ce qui, dans le même temps, la nie :

Poème à ma main

qui continue sans moi

au plus haut de lui

blancheur dans le lointain

Ce qui est effacé demeure par sa disparition même. Le poème se situe toujours dans une présence-absence, dans un entre-deux, entre ce qui est dit et ce qui a disparu par le dire, le passage furtif de l’énonciation. C’est la neige et c’est avril, c’est donc le printemps. Le blanc, qui advient tel un symbole de séparation et de perte, éclaire le bleu de la lumière poétique qui, elle, continue de rayonner malgré l’effacement des choses :

Neige où j’ai buté

comme ce qui cesse

 

dès que j’aurai dit

Et le poète y passe par sa propre perte (je me suis vu effacé), par la perte du poème (poème perdu) qui, cependant, sur la page laisse des signes, comme des traces de pas sur la neige… Le livre raconte le cheminement d’une écriture qui, bien que le rien persiste, déroule son rythme d’avancée envers et contre tout (Dans la langue dévêtue le pas sonne clair). Et le sens qui éclot se dérobe, chassé par la multitude des significations qui tombent les unes après les autres. Ce surplus de sens efface le sens, crée comme un vide ; mais c’est un vide actif qui appelle une parole au secours :

Dire est une séparation

                                      échecs qui s’accumulent

Les échecs, les ratés consubstantiels à tout acte de dire. Car la parole n’est pas la langue (Langue que la parole menace) dont la trame semble remplir l’espace et empêcher le trouage par le réel. Il faut que l’avènement d’une parole soit déchirant, qu’il fracture le filet du langage. La parole tombe et s’élève à la fois tel le mouvement d’un oracle qui sanctionne la présence de notre être-là parmi les lambeaux, les fragments d’un monde qui vacille sur ses fondements :

Rien

quelque chose

rien

 

écrire

                                       j’écris

L’écriture de Corbusier est fragmentaire, elle laisse vivre l’espace et nous pouvons par ces trouées reprendre notre marche, laissant des marques qui disent notre destination sur la voie perpétuelle du dire. Comme une neige d'avril rejoint ainsi l’universel de ce qui nous constitue en tant qu’humain : la capacité de dire à travers même l’impossibilité et la précarité apparente de celle-ci : Ce qui est atteint nul ne le saura et comme atteint aura disparu.




Néant rose, Le manifeste poétique de Dana Shishmanian

la poésie elle mange de tout / c’est une omnivore / une porcine

Un livre chasse l’autre ? Ce n’est pourtant pas parce que Dana Shishmanian vient de sortir un nouveau recueil (Le Sens magnétique, L’Harmattan) qu’il faut oublier le précédent, le surprenant Néant rose (2017 chez le même éditeur). Un titre en forme d’oxymore (encore que : qui pourrait affirmer que le néant n’est pas rose ?).

Le contenu, quoi qu’il en soit, est tout aussi surprenant que le titre, comme en témoigne – simple exemple – ce passage conclusif d’un poème, celui où apparaît justement le « néant rose » mais dans une syntaxe inédite, puisque on est tenté d’interpréter « rose » non comme un adjectif mais comme la troisième personne du singulier à l’indicatif présent d’un hypothétique verbe « roser » (roser comme arroser !).

Là où néant rose une fleur sculptée dans son parfum un nid couvé par l’œuf d’un coq nocturne et à demain dit la poule retournant sa veste quand sort de son chapeau non non pas un lapin mais éternellement et à jamais frais le pain de ce jour.

A-t-on déjà remarqué, à ce propos, que le « manifeste-synthèse » de Guillaume Apollinaire intitulé L’Antitradition futuriste (1913), après un « Mer...De… » aux professeurs, pédagogues, etc. se termine par un « Rose » aux Marinetti, Picasso, etc., ce qui témoigne déjà d’un usage inusité du mot (ici le substantif) « rose » ?

Alors que l’étrange recueil de D. Shishmanian, qui juxtapose en toute poésie et avec plus qu’une pointe de surréalisme une éphéméride, des contes urbains et des haïkus, a déjà fait l’objet de plusieurs recensions (1), c’est justement son caractère de manifeste – insuffisamment souligné jusqu’ici à notre gré – que nous voudrions évoquer.

En-deçà des différences formelles, notre art poétique conjugue deux grandes traditions. L’une, illustrée par exemple par le Ronsard des Amours s’intéresse principalement aux tourments de l’âme. Elle est lyrique, élégiaque, souvent chagrine. L’autre est celle des poètes satiriques, davantage tournés vers le monde extérieur, quoique souvent aussi d’une humeur chagrine. C’est que, en effet, que l’on se regarde soi ou que l’on contemple le monde, il n’y a pas tellement d’occasions de se réjouir.

Les poètes passent souvent d’un registre à l’autre. Voir le Victor Hugo des « Pauvres gens » (La Légende des siècles) et celui de « Demain dès l’aube » (Les Contemplations). C’est également le cas de notre poétesse qui évoque quelque part son mal d’amour 

quartier désert café dormant et moi au bord d’un précipice / sans fond douleur sans fond amour sans fin

mais elle ne s’y attarde pas. D’ailleurs, à l’en croire selon un autre poème

cuisiner et mourir / d’amour – quelle différence après coup…

Apollinaire, encore lui, est revenu à plusieurs reprises sur sa conception de ce que devait être la poésie moderne, en particulier dans un article du Mercure de France, « L’Esprit nouveau et les poètes » (1918). Si son mot d’ordre de « machiner le monde » n’a guère eu d’écho, D. Shishmanian se retrouve toute entière dans ce propos du rescapé de Quatorze : la « liberté [des poètes] ne peut pas être moins grande que celle d’un journal quotidien qui traite dans une seule feuille des matières les plus diverses ».

Dana Shishmlanian ne dit pas autre chose.

On s’épuise au bout de cent de mille poèmes / sa substance propre tant machouillée devient fade […] alors on s’enrichit des vies des autres / des morts des autres

Des morts des autres, en effet, comme celle du suicidé du métro qui lui inspira l'un des poèmes les plus bouleversants du recueil (« Accident grave de voyageur »).

Apollinaire écrivait aussi : « les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai ». Et chez D. Shishmanian : 

manger et boire se mouvoir baiser cracher / c’est cela l’humaine aventure

Dana Shishmanian, Néant rose, L'Harmattan, 2017, 118 pages, 14 euros.

La poétesse ne recule pas devant les mots crus : le vrai jusqu’au bout ! De toute façon, ajoute-t-elle,

La poésie n’a que faire / de votre politiquement correct / traduit en censure

Et le vers, bien sûr, doit être « libre »

et pas de rime c’est obsolète / on est affranchi à vie on est poète / contemporain

Au-delà de ces considérations sur ce qui peut ou doit être fait se pose la question de comment le faire.

Oublie tes poèmes / t’entêter ne sert à rien ; à chacun sa peine

Ce n’est donc pas tant le labeur qui compte que de savoir saisir l’inspiration quand elle vient

Dépêche t’arrête pas / la fente est brève – glisse tes mots

Avec ce qu’il faut d’autodérision

tes poèmes noirs décapités – / des ailes inutiles

mais l’espoir, tout de même, qu’il en restera quelque chose

Tes mots que valent-ils ? / Rien pour toi. Mais sais-tu quand / ils germent ? Laisse les choir...

Les poèmes de D. Shishmanian racontent des histoires, parfois drôles comme celui nommé « Samedi » qui fait intervenir un ogre et les cloches de Noël, plus souvent mélancoliques (mais le monde… voir plus haut). Elle nous propose aussi, sans en avoir l’air, une réflexion sur l’art poétique et – mais cela mériterait un autre article – une philosophie de la vie.

Présentation de l’auteur




Lea Nagy, Attente permanente et autres poèmes

Nous bégayons tous, chacun à notre façon.
Lea Nagy

 

L’une des moitiés du lit est vide.
Le coussin y repose pourtant,
la couverture pliée avec soin,
et la serviette, au bout du lit.
Cela provoque toujours de l’attente
en moi,
comme si à tout instant
déboulait quelqu’un,
ici,
dans cet appartement,
où je passe mes vacances d’été,
et il se lancerait,
ce quelqu’un,
il déplierait la couette pliée
avec soin,
et se coucherait dessus, juste comme ça,
pendant que l’une des moitiés du lit reste vide.

∗∗

Feu rouge

 La peur, une partie de moi élémentaire.
En quelque sorte, les trams clignotant
dehors le sont aussi.
Des gens y sont assis,
je les vois flous,
leurs contours,
comme
cette fille
ronge ses ongles,
feuillette des papiers,
puis regarde sa montre,
soupire.
Le tram démarre,
devant le feu rouge
resté là un temps.

La fille se rongeant les ongles reste en moi,
La partie élémentaire de sa peur. 

Le tram est à l’arrêt.

 

∗∗

Il n’avait qu’un seul but

Une chauve-souris vole au-dessus des sphères.
Le labyrinthe terrestre s’est installé sous la bête.
Dans le dédale, tout ce qui bouge
paraissait minime et sans couleur.
Des points transparents,
sans destination,
et même
sans direction.
La petite bête n’avait qu’un but :
voler au-dessus de l’univers
comme organisme noir ébène,
pendant que tout reste éclatant,
dans ce jeu sans issue.

 

∗∗

Rétrécissement

 Le chat est arrivé.
La lumière de la porte-fenêtre
lui scinde le visage en deux.

 Il grimpe sur la tête chauve de son maître.
Il se fait les griffes sur son dessus-de-tête,
dans l’ivresse de la nuit glaciale.

 La bête grandit dangereusement.
Alors que le chauve ne fait que rétrécir.

 

∗∗

Seulement un moment

Le pêcheur passe par là.
Il s’équilibre sur un buisson épineux.

Le temps s’arrête.
Seulement un moment.

Tout. 

La lune commence à luire.
Elle tourne toute seule.

Des cigales se cachent dans la poche du pêcheur.

Un vieux trompettiste dans un coin du cimetière.
Il se met à jouer à l’aube.

Le ciel change d’allure.
Des fourmis se pressent sous le banc en bois.

Une petite fille chantonne toute seule.
La mer a délavé sa robe blanche.

Sa mère la cherche depuis des jours.
Dans deux mondes différents.
Séparés de quelques mètres.

Elles se parlent à travers des tunnels.

Le vieux a attrapé un poisson.
Il a glissé dans le port salé.
S’écrasant sur son pied gauche.

Fendu en trois.

Les larmes de la petite fille dans les blessures.
Le pêcheur s’exclame.
Ils s’exclament ensemble.
Dans une barque qui tangue.
Un moment seulement.

 

Présentation de l’auteur