Aytekin Karaçoban, Ce que Orphée contemporain disait lorsqu’il réparait sa lyre cassée

Ce que tu as été

Je ne voulais pas grand-chose.

Tu as été la gomme magique qui a effacé
de toutes mes photos
la peur sur le visage de mon enfance ;
tu as été, autant que possible,
au tournant de chaque voie qui s'ouvrait à nous,
la réponse à mon appel
qui était l’héritier de la recherche d'une autre langue.

Tu as été mon phare,
avec une autre analogie
gardien des navires ;
ma peur de heurter les rochers a disparu.

Tu as été mon aube
que j'ai retirée de ma nuit,
que j'ai placée dans mon horizon.

Tu as été la forme,
couverture de mon contenu. 

Tu as été ma ligne de haute tension,
transmettant le courant de sa langue à la mienne
dans mon univers humain
avec ses steppes, ses sommets, ses vallées.

Tu as été mon cours d’eau qui songeait d'aller
aux grappes d'étoiles sur les branches
avec le talisman de l'abondance
quand il tombait en cascade avec des applaudissements.

Je n’avais rien demandé de tout cela
sauf que tu ne sois pas mon bourreau.

Pourquoi

Pourquoi mon désir s’accroit-il,
juste au moment de tailler la vigne,
d'apprendre au temps de t'écrire,
de déployer un chemin de rêves sous ses pieds
pour qu'il apprenne aussi
à ne pas se contenter seulement
de sa science de traverser le réel ?
Pourquoi pas,
par exemple,
juste au moment où je glisse ma voiture
entre deux lignes dans le parking
ou bien au moment où je saisis le sourire forcé
de la vendeuse chez le boulanger ?

Pourquoi fondent les notes,
se tendent les voix
les heures deviennent lierres
dont les fibres tressent des cordes
quand j'attends une mélodie valable
de l'opéra à trois sous de la vie ?

Pourquoi l’envie de me mesurer avec l’ouragan de la foule,
de courir en hurlant se mêle-t-elle dans l’affaire
juste au moment où mon pied glisse sur la marche
et pourquoi pas
quand je regarde en colère dans mon fauteuil moelleux
les canons à eau déployés en plein hiver
pour repousser des migrants
qui tentent de traverser la frontière ?

Je fais semblant comme si ces heures n'existaient pas
comme si tu n’étais pas
mon abri,
mon refuge,
            mon sauveur
juste au moment où mon pied touche le sol.

Ma mémoire devient l’attrape-guêpe.
Partout le brouillard. 

Parle

Tu dois parler de quelque chose ;
parle que
je puisse te faire naître.

Par exemple, parle du champ marin à Zanzibar
où des femmes cueillent des algues,
parle, si tu veux, d’une femme
qui prépare le repas à cinq doigts au Kirghizistan
que je devienne le capitaine sur terre
du navire qui y va.

Parle de ton désespoir
quand la corde d'une turbulence de sens
passe soudain autour du cou de tes mots,
parle du mistral qui piétine les herbes du verbe
là où ton œil touche,
parle d’un pianiste maladroit
qui étrangle le clair de lune
dans la nuit des sonates.
Parle si tu veux de ton sommeil,
de ce puits plein de cauchemars ;
parle que
j’invente des histoires,
contre le lever du jour.

Parle de ta colère
car l'homme vole l'avenir de l'homme,
il rend étroit le monde pour lui aussi.
Tu dois parler de quelque chose
par exemple,
de charrue qui décore le jardin
ou du lancement d’un ticket de métro au Chili
comme un poids de boulet de canon
contre la figure de l’Etat.

Tu dois parler de quelque chose ;
parle que
je te fasse germer dans le sillon de la langue.

Nous trouverons

Nous trouverons un nouveau langage,
comme le vent habille les branches
au-delà des limites du silence
couvrant nos rêves de son souffle.
Un nouveau langage
qui ajoute des valeurs inconnues 
à l’équation de l'homme.
Un langage comme un faucon qui monte
dès que tu détaches la ficelle de ses griffes
pour inscrire sur ses plumes ce qu’il voit du haut.

 Nous trouverons un nouveau langage
qui nous apprend à lire le monde
à dépoussiérer le temps,
à le polir,
à savoir comment un soupir résume
la grandeur d'un regret. 

Nous trouverons, nous trouverons un nouveau langage
pareil à la corde qui relie à nos flancs 
une note au-delà des notes,
une dimension au-delà des dimensions.

Un langage 
qui à l'ombre de nos sens
exprime les uns après les autres
les mains ardentes des flammes, 
les secousses des rivières,
sans brûler,
sans détruire.
Généreux de son sourire,
réveillant de son toucher,
un langage que nous donnerons une voix ; 
n'aie pas peur, personne ne le supprimera. 

 Nous le trouverons.

Entre les murs 

Par où commencer ce poème
alors que je consacre au feu tout ce que je sais
sur l'autel où j'écris l'avenir ?

Sont érigés des gratte-ciels du capital
comme des couteaux qui creusent ma blessure
De là vient le rhinocéros de la colère
pour aiguiser sa corne dans mon squelette.
Le monde qui m'est promis
est un jeu d'ombres dans la lanterne magique.
Seuls des murs autour de moi.

Par où commencer ce poème ?
Est-ce par mordre en pleines dents la chair d'une belle journée
en regardant le sang de la mer,
en écoutant son cœur bleu couler dans nos veines ?
Même si nous ne connaissons pas le sens de tous ses mots,
Entre temps, nos mains trouvent-elles quelque chose à se dire ?
Est-ce le seul moyen de casser les ciseaux des distances
pour qu'ils ne coupent pas mes élans vers toi ?
Le remplit-on enfin du sens d'une phrase ?
un vide que la journée laisserait ?
Pas de mer quand tous mes sens sont en éveil
pas de cœur bleu
pas de mots, pas de dictionnaire,
nous n'avons pas de mains
Seuls les murs autour de moi.

Si je commence par dire « tu », une rivière folle,
cette couvée des phosphorescences broyées
me remplit, cogne contre mes parois.
Là, tu es la lumière rouge,
l’impasse,
l’horizon qui s’éloigne,
la faim blessée,
la tour renversée,
l’animal civilisé,
le vrai mensonge,
le poignard incrusté de sang,
l’univers à trou noir,
la baguette à double tranchant,
le mal de tête,
la gâchette tendue,
la pensée à pou
et moi j’écris un poème pour toi
dans le temps que je dérobe aux murs.

Par où commencer ce poème ?
Tous mes sens sont en éveil.
Seuls les murs autour de moi.

Présentation de l’auteur




Lili Frikh, Tu t’appelles comment et autres poèmes

Textes tirés de l'album Tu t'appelles comment fait en collaboration avec Brieuc Le Meur.

 

 

Lili ?
Oui
C’est toi qui écris ?
Non
Alors c’est moi ?
Non plus

 Alors c’est qui ?
                                                                                                                      tu m’entends là ?
Personne en particulier quelqu’un en général
Tu t’appelles comment

Quand tu dis Je alors tu dis quoi ?

Je
non plus
Je
Je ça dit pas
Je ça fait dire

Lili à Montpelier en 2015 - Brieuc Le Meur

on avait dit Chiens

c’est les Chiens    qu’on est obligé de rencontrer
pour voir autre chose
voir autre chose
c’est toujours
c’est toujours les bêtes qui accompagnent les hommes
c’est jamais les hommes qui accompagnent les hommes
c’est toujours les bêtes les monstres
qui sont là

 où personne ne va chercher personne

ma vie, la vie

c’est ma disposition d’esprit quand je suis libre
quand je prends des trains et des avions
j’fais ça
je décide
que la vie c’est ça
et ça et ça et ça et ça tu vois
et
je suis comme ça au départ
et je trouve la vie
comme ça
une
je trouve la vie comme ça
ma vie
la vie

c’est la dedans que je suis le plus
le mieux le plus libre
capable justement de parler
en dehors de tous les clichés un homme et une femme ça baise ben non
pas toujours   
ça peut mieux faire

 

Présentation de l’auteur




Bruno Doucey et Robert Lobet, Peindre les mots. Gestes d’artiste, voix de poètes

« Je ne réalise pas, à proprement parler, des livres d’artiste. Je compose en me promenant, entre l’encre et le papier, entre passé et présent, des livres patinés, fatigués avant même que d’être, mais d’autant plus émouvants que les craquements de leurs pages chantent à nos oreilles des bribes de souvenirs enfouis » note Robert Lobet dans ses Carnets d’atelier qui tiennent autant du laboratoire de sa création que du journal de ses voyages dont certains, comme celui initié en Égypte, furent fondateurs de toute sa réflexion au fil de sa quête artistique.

Retour aux gestes artistiques pour mieux explorer les voix des poètes, à travers l’élaboration de l’espace de la page, son atelier se révèle l’embarcation d’un explorateur, dans le portrait qu’en dresse le poète, romancier et éditeur Bruno Doucey : « Son visage pourrait être celui d’un marin ayant écumé les sept mers et les cinq océans. Ses mains, celles d’un cap-hornier rompu à tendre les cordages. Son torse, celui des êtres qui ne craignent pas les embruns. »     

Invitations aux voyages, les papiers de ses mains reposent alors « sur des séchoirs à claies comme les cartes marines des navigateurs », dans la géographie revisitée des contrées qu’il réinvente par la combinaison du trait et de la couleur, à la jonction de la mer et du soleil, rencontre-définition de l’Éternité rimbaldienne, dont des poètes de connivence des quatre points cardinaux prolongent les périples aux semelles de vent avant de revenir à l’endroit où les Ateliers de la Margeride servent de boussole, ceux dont l’écrivain Bruno Doucey rappelle l’apport dans le catalogue des compagnonnages premiers : « l’Égypte d’Andrée Chedid, la Camargue terraquée d’Alain Freixe, les embardées méditerranéennes de Frédéric Jacques Temple, les chemins métissés d’Imasango, la Catalogne portée jusqu’aux portes du Minnesota de Felip Costaglioli, sans omettre l’homme aux mille livres de Lucinges, Michel Butor, l’empathie de la romancière Murielle Szac pour les naufragés de notre temps, ou les archivoltes verbales de Marc-Henri Arfeux. »

 Bruno Doucey et Robert Lobet, Peindre les mots. Gestes d’artiste, voix de poètesÉditions Bruno Doucey, « Passage des arts », 144 pages, 29, 50 euros.

Issue de tous ces paysages fantastiques, c’est à une danse des éléments que donne naissance la rencontre des voix de poètes et des gestes d’artiste dont les Écrits d’Alexandrie, ce premier voyage initiatique, forment le sésame sous la plume de Robert Lobet : « La pierre, le minéral, / Le signe, l’écriture, / L’encre, le papier, / L’espace, l’architecture, / Le temps, la mémoire. / Quel dessein nous gouverne ? / Autant d’éléments qui s’associent, se croisent et participent de ma démarche au fil des jours. » Dès lors pour souligner les titres des quatre chapitres élaborés par Bruno Doucey, ce sont sous le signe, la poétique ou l’imaginaire de ces quatre principes, pour reprendre la terminologie bachelardienne, que se donnent à découvrir les associations des arts et des lettres à l’œuvre dans tout ce parcours créatif : 1. Sur la pierre, 2. Par le feu, 3. Avec l’eau, 4. Dans un souffle. À l’instigation de son dessin architectonique, c’est vers le tremblement de « L’incessante mobilité des choses » dont son tracé se fait le sismographe, que les feuillets croisant vers poétiques et jets artistiques s’offrent aux regards.

Véritable éloge de l’homme à l’œuvre, la présentation de Robert Lobet par Bruno Doucey tire sa louange de l’acte artistique même envisagé dans sa méticulosité et dans sa diversité : « demandez-vous combien d’années lui ont été nécessaires pour apprendre à maîtriser les techniques traditionnelles mises en œuvre dans ses publications : typographie, sérigraphie, taille-douce, pointe sèche, collage, collagraphie, carborundum, insertion d’anciens imprimés ; voyez combien de métiers, parfois oubliés, sont tenus dans le creux de ces mains qui manipulent l’encre et le calame, le pinceau et les pigments, la lourde presse à bras et les cisailles -, et vous aurez une idée assez juste de ce qui se joue lorsqu’un artiste est à l’œuvre dans le monde qui est le nôtre. »

Justesse de l’engagement éthique de l’artisan pour sertir les mots, qui n’est que justice rendue à l’esthétique de sa gestuelle sans cesse redéployée de dessinateur, de graveur, de peintre, pour mieux exprimer la poétique des écrivains invités à ces explorations à deux des territoires du poème, à moins qu’il ne s’agisse d’un authentique dialogue entre deux aventuriers à la découverte d’un monde, à la croisée de leurs regards respectifs, tel celui surgissant comme un continent englouti, lors des « Fouilles » décrites par la grande complice Andrée Chédid : « Fouiller les sols / Jusqu’à saisir leur âme / Se déplacer dans l’espace / De notre terre / Face à l’infini cosmos / Se mouvoir d’un endroit / À l’autre / Faire face à l’énigme / Dans sa complexité / Épouser ses silences / Découvrir ses replis / Plonger dans ses lieux secrets / Pour accéder au mystère. »




Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Habitant le qui-vive ou devenir le corps traversant

D’une manière plus radicale encore que dans Et je suis sur la terre1, son premier recueil, Sabine Dewulf avance en sentinelle sur la crête vertigineuse d’un corps qu’elle ne reconnaît pas, qui n’est pas sien, qu’elle perçoit comme factice : « Où s’est perdu mon corps ? », écrit-elle p. 18, « Dans la frayeur sans rives. ».

Dans l’impérieux qui-vive poétique de ce deuxième recueil, elle pose la question même de l’incarnation et nous fait vivre une expérience au cours de laquelle le « saut de pensée hors de la forme » (p. 18) opère une séparation d’avec la membrane close du corps pour la considérer comme étrangère et douloureuse. Enceinte est le nœud à trancher, et porter, la chimère. Habitant le qui-vive procède en réalité d’une décorporation toute poétique, tendant vers un rapport au monde neuf, irrigué par un verbe incisif qui rêve de rondeur.

Corps est étêté. Tête est entêtée, bouleversée, portant son monde où ?   « au-dessus //  en-dessous // de la ligne d’épaules ? (p. 24). Cousant son chef-d’œuvre sur le fil de guet, la poétesse, recroquevillée en un « visage-langue » (p. 18), marchant sur elle-même, interrogeant « en l’ogre du miroir » (p. 23) sa présence suspecte, bataille à la recherche d’une corporalité nouvelle qui se définirait par une spatialité et une temporalité ouvertes, agrandies et plurielles. On ne dirait pas « je ne sais qui je suis », mais « je ne sais où je suis ». Or, pour rejoindre la vraie demeure de l’être au monde, il faudrait d’abord atterrir : « Laisse-toi redescendre » (p. 18). L’être vrai est toujours stabilis terrae chez Sabine Dewulf, sur le mode attributif, non sur le mode transitif indirect.

Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive, recueil paru aux Editions de L’Herbe qui tremble, mai 2022.

Il se dit tel dès l’exergue du recueil par le vers emprunté à La Fable du monde2 de Jules Supervielle, poète cher à la poétesse : « Je suis déjà la plaine au-delà du hasard ». Il se dit tel au terme d’une dramaturgie en trois actes qui doit aussi se lire comme parcours nécessaire hors du labyrinthe, son point central. Au terme de la catastrophe intime, on se réjouit de lire enfin ce vers où le réel est ressaisi : « Je suis fauteuil, assise en moi. » (p. 84).

Comment faire coïncider l’être et le corps ? Le recueil tisse ainsi l’histoire d’une malédiction intime et de sa levée. Il était une fois une enfant médusée dont le corps ne fut plus ce qu’il paraissait, habitant en intruse « une tête qui cogne » (p. 58), enfermée sous un masque : « Hurlante l’enfantine : on m’a volé le corps // dans ce ventre de fer, //contre moi je m’élance ! » (p. 44).  L’enfant interrogeait chaque jour sa face en le miroir : « Fit-elle naître ton visage ? », mais le miroir toujours mentait. Où était contenu le visage ? L’enfant rencontra un jour une fée du nom d’Ise qui lui posa l’énigme de son Porte-monde3 : « Lequel est Je » ? » (p. 39).  L’énigme était tapisserie figurant un visage aux yeux ronds, à la bouche, bref orifice comme perle de sang ; le visage portait le monde bleu ainsi qu’une coiffe,  à moins que le monde ne portât le visage, l’un cousu à l’autre, faisant corps. Le face à face avec le Porte-monde rompit le charme trompeur du miroir et initia l’écriture d’une mue rédemptrice à coups de fil et d’aiguille. Le visage énigmatique du Porte-monde, œuvre textile de l’artiste Ise que Sabine Dewulf situe à la naissance du recueil, figurant l’étonnement, l’inquiétude porteuse qui questionne, se révèle à la fois Méduse et son  opposé.

Le corps sac : demeurant emmurée – Le corps n’est au départ du recueil qu’une peau enclose sur une confusion pleine d’angoisse, un contour de chair qui a fait loi sur un malentendu : « l’empire du revers » (p. 26), nourri par l’illusion que l’être devait coïncider avec l’étroitesse de ce que Jules Supervielle nomme « le triste contenant » dans son poème « Le Corps »4. S’impose la métaphore du sac, forme informe où logent les mirages et que la poétesse porte comme un poids, forme régie par la mère à qui l’on demande des comptes : « j’ai affronté les yeux d’une mère défaite, // lui ai livré le sac entier de ma déroute. » (p. 17). Le sac, plus loin, se décline en caisse : « Je soupèse une caisse // tout au fond de la cave. » L’enceinte se démultiplie jusqu’à l’image forte du labyrinthe au centre du recueil, dont l’Ariane poétesse cherche « la porte [qui] baille » (p. 42). L’enceinte dépossède d’autant plus de soi que le corps se révèle une image grossièrement construite que la conscience poussant douloureusement ne demande qu’à excéder et à redéfinir. Comme dans Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, le « corps difficile » (p. 25) est en proie à d’effrayantes métamorphoses, à la chute et à la décapitation. Dans le miroir ogre, la poétesse a rencontré la Reine de cœur à la tête enflée : « ma face (…) // comme une montgolfière // jouissant de son rêve // dans la glace scellé. » (p. 23). En la tête séparée du corps étranger, qui « vole vers le globe // par la lune frôlé » (p. 25), c’est surtout la mémoire qui est enflée par la rumination : « tu pleus du gris sans larmes. » (p. 27). Avec des accents discrètement nervaliens, la poétesse déshéritée affirme : « Je suis l’attristée sans racine, // suspendue à la terre // : sans raison ni tempête. » (p. 26). L’urgence d’une naissance nouvelle se crie littéralement : « Je veux naître ! // (Cri puissant.) » (p. 16). Sortir de la poche est bel et bien la délivrance, renaître en tendant vers un « dehors plus proche que le sang » (p. 22), mais il faut d’abord faire taire la goule, la « gueule mordante »(p. 20).

Pas de lamentation ni de pose chez Sabine Dewulf, dont le verbe et la voix procèdent d’une humilité qui les définit entièrement. Une gravité toute naturelle qui refuse de se dire trop haut quand elle dit, parole neuve, l’emboîtement paradoxal de l’immensité dans la finitude du corps : « Parfois la gorge se resserre. // Ni boule, ni nœud, // ce sont images étrangères. // Juste un passage plus étroit où l’air // poursuit son va-et-vient. » (p. 70). « J’ai giflé l’air aux joues flottantes,//le sang circule. » : on aimerait les citer tous, ces vers magnifiques de pudeur et d’évidence (au sens cartésien). Chaque vers de Sabine Dewulf est « ce pas de justesse » (p. 57) qui progresse vers l’issue, « l’espace bleu » du monde, « la ronde des forêts » (p. 17). Ce pas de justesse, économe de moyen jusqu’à l’épure de l’os rongé et blanc, est la force créatrice même, poésie pure, qui commande à la fois l’appréhension du paysage intérieur et la vision du dehors.

Une nouvelle genèse : « Je rêve de mon corps comme ventre de terre »  - Dans ce recueil admirable, Sabine Dewulf écrit sa propre fable du monde. Il ne s’agit pas d’ignorer le corps difficile, le ventre de fer ni de les transpercer de flèches, mais d’en ouvrir les fenêtres, d’y faire passer l’air, de déplacer la ligne surtout qui les circonscrit. C’est l’incertitude de la membrane qui est douloureuse : « Je grave à l’arme d’or // la limite où les fantômes meurent, // où commence le corps. // Ligne close entre l’ombre // et ces doigts qui respirent. » (p. 50). Pourtant, le chaos est inhérent à toute genèse : « la bouche dormante » (p. 20) doit alors énoncer pour tout remettre à sa juste place. L’énonciation se fait très vite performative : « Que le gouffre se comble ! » (p. 19). A l’écoute, à l’affût de la défaillance en elle, la poétesse choisit de nommer pour retrouver la consonance de son être, qui ne se revendique pas, loin de là, personnel : « Aucun nom ne le signe. // Qu’importe, si ces lignes s’enlacent à la chair du monde. » (p. 19). Divers modes de l’énonciation se combinent pour redéfinir les mesures ontologiques et faire advenir le corps rêvé, dont le régime serait ouverture et partage. Le premier poème s’écrit au conditionnel, mode de l’innocence enfantine : « L’air y respirerait, //les eaux enfanteraient douceur, //les mains s’endormiraient // comme feuilles, …» (p. 15). Il dessine la « plaine pleine » et rédemptrice. L’humilité de la terre est appelée, et avec elle l’éloge du bas stable contre la folie des cimes : « m’est apparue la plaine // sous l’abîme cachée, // soudaine inespérée, // si blanche et solide. // Le sol et le lit. » (p. 63). L’impératif s’entend aussi, le plus souvent dans les pieds de poèmes en italiques qui figurent le régime de la « face essentielle » à laquelle aspire la poétesse. C’est l’impératif de la voix spirituelle qui guide le mouvement de libération : « Laisse-toi redescendre » (p. 18), « Laisse l’œil s’agrandir »(p. 19), « Regarde ses doigts de pacotille» (p. 44), « Tiens ton jour allumé » (p. 65). La voix impérative et conciliante du sage qui envisage le vit-sage spacieux. Les pieds de poèmes en italiques, parfois séparés du corps du poème par une ligne matérialisée, veillent constamment à faire redescendre la tête-vessie outrée des fausses croyances. Il n’est pas anodin que ces italiques disparaissent dans la dernière partie du recueil qui est celui de la réconciliation de l’être et du corps. Ces italiques mises seules bout à bout forment d’ailleurs un vrai poème de la joie, une joie à la Matisse, ronde et lumineuse, la simplicité dans ses courbes : « Tout bas l’éclat frissonne. Partout l’espace bleu, la ronde des forêts. Bris de chaînes, // fil des souffles. Cet air nous sommes. » Joie qui ne serait que spatialité et temporalité sereines. Nouvelle corporalité jointe aux éléments terrestres.

Par où l’être peut-il s’échapper pour rejoindre la plaine qui agrandira le corps ? Parfois par un « chas d’aiguille » (p. 68) qui est moins que le jour, car rien n’est jamais acquis. Par les yeux surtout, « seules fêlures de notre peau »5, dit encore Supervielle. Car l’œil sait le passage, l’œil participe de la connaissance, il est « œuf de clarté où circulent // sans trêve les eaux. » (p. 28). L’œil et la main, la main tendue surtout : « Sonne l’heure de l’œil. // Les doigts tâtent dans l’air //flambeaux de feuilles. » (p. 31). Je songe ici particulièrement à ce vers de Paul Eluard, extrait de Poésie ininterrompue (1946) : « Et moi, les mains ouvertes comme des yeux. ». Il semble que l’œil et la main soient de nature à transformer la perception que nous nous faisons de notre corps, à réformer ce que Paul Schilder nomme le schéma corporel dans son ouvrage L’Image du corps, paru en 1935. Le recueil de Sabine Dewulf nous invite à envisager le corps non pas comme un corset du comportement et de la relation, mais comme un mouvement dynamique fait de perceptions-actions, plastique et malléable, réactualisé en permanence. Ce mouvement est celui d’une conscience incarnée : « Laisse l’œil s’agrandir // qui transporte la sphère. » (p. 19). Ou encore : « Mon œil est descendu // en plein corps, navire battant. // La terre me traverse, // l’air me respire. » (p. 91). L’œil prolonge et ouvre le corps en un espace neuf : « L’œil enveloppe mon corps. // Être, une ronde blancheur. » (p. 84).

Le corps traversant : non plus porter, mais transporter – Et si donc le corps n’était pas la triste enceinte enfermant l’être dans le puits que notre conscience seule a formé ? Et si le corps était la membrane poreuse aux vagues du monde ? « Le corps d’ailes » (p 65) ? Loin d’être un simple enregistrement du monde extérieur, la cognition telle que l’envisage Sabine Dewulf au fil de son recueil se construit dans un partage entre l’organisme intérieur et son environnement. La voie de la réconciliation réside bien dans une conception incarnée de la cognition. Se laisser traverser par le monde et les autres dans une perception apaisée : « Doucement dans la peau de la peur. // Un frisson d’épiderme // décolle la pensée. // L’illusion  fait naufrage. // J’habite nos visages. // Sur ma scène une foule // laisse les voix reconnaître // le cours de nos rivières. (p. 86). La réconciliation réside dans la perception agrandie d’un corps traversant aux « Jambes d’air traversées » (p. 84). Au terme du recueil, l’image du corps s’impose fluide et dynamique, sans contour dessiné, sans limite fixée, poreuse et osmotique, désinhibant le dedans, inhibant le dehors sans poids, ou du moins, le poids remis à sa place, « plus basse ». (p. 84) : « Je plonge sans mesure // dans le rythme qui porte, // précisément ici, // devant le miroir blanc où l’image s’oublie, // écoute. // Frémir suffit. » (p. 71). Être engrossée par le monde et qu’importe si l’enfant vient du dedans ou du dehors, « [Des] corps traversés d’ombre » (p. 73) ou de « L’île » (p. 74)6. L’image du corps n’est pas une propriété privée, mais un espace empathique : « Tu es l’espace où le monde s’écoule. » (p. 43). Revenons un instant à l’usage des modes verbaux dans le recueil : ceux qui frappent en priorité sont le participe présent du titre et l’infinitif, notamment dans la dernière partie du recueil : « Boire l’odeur de nuit. » (p. 31), « Clore la cicatrice et rendre l’air à l’air, // étendre le large… » (p. 52), « Enfin me tenir à distance » (p. 64), « rire dans l’âtre du cœur. » (p. 70), « Coïncider avec le souffle de l’eau » (p. 80), « Enraciner pensée aimante » (p. 82), « Lentement regagner la vallée. » (p. 84). Le verbe de la réconciliation emprunte chez Sabine Dewulf le mode impersonnel qui agrandit l’espace et le temps : « Prendre le corps à bras-le-corps // sans son sujet » (p. 79). Dans le Porte-monde d’Ise, la poétesse a retrouvé son visage qui se reflète dans ceux des autres sans distinction. L’impersonnel se conjugue au pluriel : « Si spacieux nos visages ». (p. 15). Spatialité neuve, temporalité qui n’est plus douleur. Ainsi, la poétesse peut conclure par ces derniers vers très forts : « Assise dans le ventre, // mobile des heures, // ici ferai mémoire du vivant. » Non plus rupture, mais élan, éclat du Participe présent(e) ! Un recueil à fréquenter régulièrement tant il est juste.

Notes

[1] Et je suis sur la terre, paru aux Editions de L’Herbe qui tremble (2020)

[2] La Fable du monde, Jules Supervielle, « Le Chaos et la Création » (1938), p. 25, Poésie Gallimard.

[3] Porte-monde, œuvre textile de l’artiste Ise (2018), qui a, ainsi que le précise Sabine Dewulf au seuil de son recueil, « suscité la naissance de ce livre ».

[4] « Le Corps », dans « Nocturne en plein jour », La Fable du monde, Jules Supervielle. Se référer aussi au premier poème de « Nocturne en plein jour » pour mieux saisir le propos de Sabine Dewulf : « Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines // Où l’on périt de soif auprès de fausses fontaines ».

[5] Poème « Le Corps » dans « Nocturne en plein jour », La Fable du monde, Jules Supervielle.

[6] Les deux poèmes des pages 73 et 74 sont dédiés respectivement à Marie et à Daïrine, les deux filles de l’auteure.

Présentation de l’auteur




Quentin Baffreau, D’hier soir

1.

A l’ombre de la chandelle
Le marron pâlit

Les cailloux de sang de l’automne
Frappent
Aux fenêtres dépouillées

J’ai peur
J’ai froid
Je ne peux pas

2.

Un matin
Il y eut le bruit d’un papier que l’on froisse

Ouvrant les yeux, nous
Sommes devenus muets

Nos yeux ouverts sur le grand noir :
L’argus piégé dans un verre obscur,

Entre deux briques, le ciel,
Une rose cernée de marbre rose,
La douce-amère sous le joug du soleil

Nos muses, des murs,
Des lointaines prisons,
Des horizons carcéraux

Il y eut aussi
Ces deux hivers
Et d’autres,
Moins silencieux

Il eût fallu
Que la neige fonde,
Que les cendres absorbées,
Que la chair des noms
Soient adressées,
Par nos lèvres noires, creuses,
Que le silence soit rendu

3.

Sur le bas-côté,
L’horizon bleuâtre
Bridé par d’obscures lignes
Tournées vers l’enfer

La mue humaine
A perte de vue
Semble un ciel embourbé,
Un diamant de poussière

D’hier, l’horizon était un sac d’orange
Sur un vélo qui passait,
Un infini de poche,
Des livres dans une chambre,
Et dans cette chambre
Une fleur blanche à la fenêtre

Aussi reculé
Que les bogues d’automnes,
Qu’une fleur de muguet dans les ombres

Ton sourire, toujours
Un pli de boue,
Une pluie qui va d’est en ouest,
M’accompagnait vers quelques gouffres de fleur

De nuit sur le chemin,
Le visage creusé
Du soir, ton visage
En grève noire de sourire

De nuit sur le chemin
Aux ongles noirs de la terre :
L’inavouable séjour

Chaos bleu du soir
Je serais mort
S’il ne m’avait ravi
Aux serres de la seule vue

Quelques morceaux de miroir
Sous des pas. Aux prières crissaient
Le silex noir et proche,
Le noir grouillement des rêves
Dans une haie flammée

Epars reflets sous les bottes
Trouées de l’écriture
Que les astres étiolaient, silencieux

D’une vague impossible, d’une rive amère, ces mots sont passés des pâles cailloux du ruisseau jusqu’au coquelicot au rebord de la nuit ; une réponse à l’ombre : que la mort soit une réponse, que demain soit la maison, une voix sans savoir, et ce visage entre les murs, et ce visage étreint de brume et de feuillage.

4.

Désert de veiller au silence
L’effort du mot
Vacille

Les murmures de la braise
A l’heure du chant cadet,
A l’heure des bûches blêmes
Et des bouquets pourpres

Je fuis

Des cailloux blancs
Sous une robe rouge sang

Sur la barque rosée du rameau
Sous une pluie fine de cendre

Vers un sourire

Une ruine ajoutée à l’histoire

Mais je n’ai fait, ce soir-là, qu’effleurer

L’autre sourire,
Plus opaque, plus tardif,
Porteur d’une rumeur
Plus sombre qu’une fenêtre d’été

Le voir
Je ne peux

Mais un sifflement dans un brasier,
Un éclat au-dessus du gouffre

5.

Je regardais le ciel
Et ses ombres sur la terre

Les averses gâtaient mes fruits
Mais ce n’était pas grave

Je les laissais tomber
Comme des étoiles dans l’herbe

Vous les regardiez comme on regarde
Les yeux ou le sourire
De quelqu’un qui s’en va,
Vous regardiez cette chute bénite,
Vous souriiez au sourire d’été de cette ruine

Les tertres qu’ils formaient
Etaient comme autant de fêtes,
Autant de concerts dans les squares en fleurs,
C’était leur dernière danse
Avant d’être cueilli par la mort
Jusqu’aux prochaines chansons de mai
Des étoiles sous un pommier
Comme des refrains de feu

J’ai peur et froid, je ne peux pas. La nuit m’ouvre son regard noir, mes doigts s’y posent sans y laisser leur ombre, à pas de loup, comme un duvet, comme une fleur sur un banc de neige. Parfois, avec le tranchant emprunté d’une étoile, je coupe les plis de ses pages brunes. Mais son cœur est de craie et s’écrit avec du vent, et c’est moi qu’elle coupe, et c’est moi qu’elle brûle, et comme l’éphémère, entre jour et nuit, je ne peux, de ce peu de lumière.

Présentation de l’auteur




Robert Lobet : les Éditions De La Margeride, lieu du poème

Robert Lobet est un artiste et un créateur de livres, c'est à dire un éditeur, un imprimeur, et un poète qui écrit avec des images, près des mots de ceux qu'il accompagne, ou qui l'accompagnent, dans la création de livres d'artistes qu'il publie aux Editions De La Margeride, sa maison d'édition, créée en 2001. Ce travail de mise en résonance des mots et de l'image opère un syncrétisme artistique qui révèle les potentialités infinies de ces deux vecteurs que sont le langage et la représentation picturale. C'est pour déployer ces univers sémantiques et les offrir aux autres, à tous, qu'il continue ce chemin de travail et de questionnement. Il a accepté de répondre à nos questions, et nous l'en remercions vivement.

Qu’est-ce qu’un livre d’artiste ? A-t-il des caractéristiques particulières ?
Un livre d’artiste est un livre qui fait intervenir un texte poétique, et le travail plastique (dessin, peinture ou gravure) d’un artiste. L’écrivain et historien d’art Yves Peyré dans son ouvrage Peinture et poésie parle d’images en résonance avec le texte, ce ne sont pas des illustrations. Dans un livre d’artiste on crée des images en fonction d’émotions liées au texte. Il s’agit toujours d’une évocation, selon la thématique des textes choisis. Il faut qu'il y ait une adéquation entre le projet littéraire, poétique, et la création plastique.
Pour réaliser un livre d’artiste il faut une qualité de fabrication, de papier, et des œuvres originales qui peuvent être des dessins, des gravures, des peintures… Le tirage est assez réduit, parfois quelques exemplaires seulement. Le soin apporté à la composition, l’originalité de la mise en page et du format participent à l’harmonie de l’ensemble. En ce qui me concerne je travaille essentiellement avec des auteurs contemporains, français ou étrangers. J’imprime en typographie à l'ancienne, c'est à dire avec des caractères en plomb, ce qu'on appelle le plomb mobile, ou en sérigraphie.  Je suis devenu mon propre imprimeur en me constituant une petite imprimerie traditionnelle.
Qu’est-ce qu’un livre de bibliophilie ?
Tous les livres d’artiste entrent dans le domaine de la bibliophilie. Cela n’exclut pas de diversifier ces créations en les présentant en différentes collections.

Sabine Huynh, Robert Lobet, Loin du rivage, collection Passerelle, accompagné d'une peinture en double page et cinq dessins à l'encre au fil du texte. Estampage en couverture, 52 pages, 51 exemplaires numérotés et signés, 40 €.

Aux Éditions de la Margeride dans la collection Tirages de tête je propose entre 7 et 9 exemplaires, un papier vélin, plusieurs peintures ou gravures et en général le livre est présenté dans un coffret. Il peut y avoir aussi des livres uniques ou manuscrits.
Toutefois, depuis très longtemps j'ai souhaité que les livres soient accessibles à un public le plus large possible. C’est la raison pour laquelle j’ai créé d'autres collections : collection Passerelle, ou bien encore Les îles inconnues. Dans toutes les collections des Éditions de la Margeride, je reste dans la tradition du livre d'artiste, en m’étant donné les moyens de diffuser des ouvrages de qualité.
Il y a des œuvres originales dans tous vos livres d'artiste ?
Mon statut professionnel est celui d’un artiste, je ne suis pas un éditeur au sens commercial, donc je diffuse mes créations. Je fais toutes les images qui accompagnent les poèmes. J'imagine un nouveau dispositif à chaque fois.
Il y a des œuvres originales dans tous mes livres. Le poète Salah Stétié avec qui j’avais évoqué la question de la diffusion pour la parution d’Avant-livre, m’avait dit « Robert vos livres sont magnifiques mais il faudrait que ce poème soit diffusé un peu plus largement ! » A l'époque j'en avais tiré 27 exemplaires qui se sont retrouvés entre les mains soit des bibliothèques soit d'amateurs fortunés… Son idée me plaisait, il fallait se donner les moyens de la mettre en pratique d’où les collections Passerelle et les îles inconnues.

Marie Alloy, Robert Lobet, Duo de rives, Editions De La Margeride, collection Les îles inconnues, accompagné d'une peinture en leporello, recto-verso, Couverture peinte, 42 exemplaires numérotés et signés, 30 €.

Dans la collection « Passerelle » j’ai voulu proposer des livres entre 20 et 40 €.
Le tirage se situe entre 40 et 50 exemplaires et dans chaque livre il y a une intervention en couverture avec une à plusieurs œuvres originales à l’intérieur.
C’est le poème qui guide mon travail. Par exemple, pour le dernier livre que j'ai publié, avec Sabine Huynh, en cinquante exemplaires, il y a une peinture en double page à l’intérieur, et 5 dessins en regard du texte. En ceci je suis vraiment atypique.
Ces livres sont des écrins très particuliers. La diffusion est réduite, 50 exemplaires pour une édition de poésie c'est peu, mais ce sont des livres qui ont une présence différente. Les gens qui achètent un livre d'artiste aux Éditions De La Margeride ont un coup de cœur. Ils achètent un livre qu’ils vont conserver et il occupera une place un peu particulière parce qu’ils l’ont trouvé beau, qu’il les a touchés. Les images peuvent être dépliées, présentées comme une installation dans leur bibliothèque… C'est un rapport à la fois personnel et symbolique, plus fort qu'avec un livre « ordinaire », et je ne critique pas les livres « ordinaires » j'en achète et j'en ai beaucoup. C’est un rapport différent.

Robert Lobet et Michel Butor, Les vivants et les morts, 2007, Editions De La Margeride, accompagné d'une peinture originale, Collage et peinture en couverture, 26 exemplaires numérotés et signés.

Cette relation singulière au livre existe aussi pour les auteurs. Le contact avec le lecteur mais aussi le rapport à l'écriture est modifié. Très souvent , des personnes me font part de leur émotion, de leur bonheur, et me disent « vous savez grâce à vos livres je suis devenu collectionneur », ou bien « j’ai découvert un auteur » … Ces exemples sont très nombreux.
Pourquoi avoir choisi de publier des livres d’artistes ?
J’ai choisi le livre d'artiste pour cette dialectique, pour l'objet signifiant et magnifique. J’ai toujours été attiré par les livres, notamment les livres anciens, la calligraphie, la typographie… D'aussi loin que je me souvienne le livre a toujours été un objet attirant, un objet de fascination.
Connivences 7, Coffret, Editions De La Margeride, version présentée en coffret cuir avec incrustation, comporte un exemplaire accompagné d’une aquarelle originale, coffret réalisé par Claude Adélaïde Brémond, Arles, 260 €.
Les livres d’artistes que vous proposez aux Éditions de La Margeride sont tous créés à deux, vous et un auteur. Est-ce que cette relation nourrit votre activité d’artiste et d’éditeur ?
Le fait d'aller à la rencontre d'une personnalité, d'une œuvre, de la découvrir, d'être non plus dans la solitude de l'atelier mais dans une dimension d'échange et de partage est enrichissant et permet de créer des liens avec la plupart de mes auteurs. Ils m'ont apporté leur sensibilité, leur originalité. Souvent je pense à des gens comme Andrée Chedid et Michel Butor, avec lesquels j’ai eu des échanges passionnants.
La parution d’un livre d’artiste est parfois associée à un évènement. Il y a quelques années j’ai créé une collection qui s’intitule « Connivences », des livres qui se situent entre revue de poésie et livre d'artiste, quelque chose d'un peu hybride. Le premier numéro était en lien avec un festival de poésie à Rome, un autre avec la Réserve Nationale de Camargue, ou bien encore avec la Médiathèque de Quimper, la Marine Nationale…

Marianne Cohn, Bruno Doucey, Robert Lobet, Marianne, Kaddish pour Marianne Cohn, Editions De La Margeride, accompagné de trois peintures en pages intérieures et une en couverture, avec l'unique poème connu de Marianne Cohn accompagné par les textes de Bruno Doucey, 2019, 7 exemplaires numérotés et signés. Épuisé.

Comment choisissez-vous les poètes ?
J’ai du mal à travailler avec des textes qui sont très abstraits. Lorsque je reçois un projet, le processus est très souvent le même : le texte suscite en moi l'idée du livre. Avec ce poème ou ces poèmes je vais faire tel format, je vais travailler une technique ou l’autre, et surtout je vois très vite les images possibles.
Comment sont « fabriqués » vos livres ? Pouvez-vous évoquer votre art, qui regroupe deux savoir-faire, celui de l’imprimeur et celui de l’éditeur ?

LES "PAROLES GELÉES" d'Yves Namur, Editions De La Margeride, 2015, 12 compositions typographiques avec lettres plomb et bois, une peinture à l'encre de chine, couverture peinte, 9 exemplaires numérotés et signés par les auteurs, 400 €.

J’ai été amené à résoudre des questions à la fois liées à la création et aux contraintes inhérentes pour arriver à un résultat satisfaisant. Ensuite il y a des contraintes matérielles, y compris financières, qui m'ont amené à imprimer moi-même pour pouvoir faire ce que je voulais, comme je voulais, avec la qualité que je souhaitais et au moment où je le souhaitais. Parce que les livres d'artistes sont souvent des objets atypiques. Par exemple vous avez des papiers qui ne passent pas dans une presse d'imprimerie moderne, vous avez des formats aussi qui sont compliqués. J’ai donc pris le parti de tout faire moi-même. Mon matériel d’imprimerie me permet, que ce soit en sérigraphie, ou en typographie, d'être autonome. C'est un avantage financier, et un avantage en termes de liberté de création. Cela représente beaucoup de travail, c'est un peu le revers de la médaille…

Marc-Henri Arfeux, Suspens du visiteur, Editions De La Margeride, 2012, texte manuscrit par Robert Lobet accompagné de quatre peintures à l'encre  et acrylique, peinture en couverture, 5 exemplaires numérotés et signés, 180 €.

Combien faut-il de temps pour fabriquer un livre en prenant en compte que vous réalisez les illustrations ?
Je compte en général un mois et demi pour un titre tiré à une quarantaine d’exemplaires, entre le moment où je commence et le moment où je présente les photos du livre sur le site internet. J'ai beau me dire ça va aller plus vite… non, ça ne va pas plus vite, ça ne va jamais plus vite.
Existe-t-il des salons ou des lieux d’exposition pour ce genre de productions ? Quel public est touché par les livres d’artistes et par qui sont-ils achetés et lus ?
Tous les publics sont intéressés par le livre d’artiste, enfants et adultes, collectionneurs ou amateurs, passionnés de poésie ou intéressés par les arts graphiques.
Nous faisons effectivement beaucoup de salons en France et à l'étranger. Pour vous donner une idée cette année nous avons participé à 11 manifestations. Nous rentrons tout juste du Festival des Sources Poétiques en Lozère. En novembre nous serons à Paris pour le salon Pages, de bibliophilie contemporaine, au Palais de la femme. Les médiathèques et bibliothèques sont nos interlocuteurs privilégiés. Cette année j'ai présenté une exposition à la Médiathèque du Carré d'art de Nîmes tout l'été, et une exposition au Manoir des livres-Archipel Butor à Lucinges en Savoie. Ces deux manifestations ont touché plusieurs milliers de personnes, et pas uniquement des gens qui s’intéressent au livre d’artiste. J’ai présenté au Carré d'art des sculptures, des livres, des peintures, des gravures. C'est cet ensemble-là, cette diversité, qui interpelle le public. J’ai pu faire de nombreuses rencontres, et l’émotion était palpable. Des personnes venues de tous horizons m'ont dit « cette exposition nous a procuré du bonheur, il y a de la douceur, de l'harmonie ». C’est la plus belle récompense.

Depuis des décennies vous publiez et défendez ces productions rares et précieuses. Pourquoi cet engagement ?

Il y a le fait de défendre la poésie, en la présentant sous une forme originale, qui lui permet d’exister de façon différente en marge des circuits classiques de diffusion et de distribution. Parce que je pense que la poésie, les textes poétiques, portent un message, une vision du monde unique, qui ne s'exprimerait pas, où très différemment, sous une autre forme littéraire. J’aime les formes courtes, les textes percutants, et je me rends compte que ça fonctionne, et que cela peut avoir une importance quasi vitale pour le lecteur. Donc il y a une nécessité dans ce travail de création.
Pouvez-vous donner des exemples de vos productions remarquables, que nous présenterions à nos lecteurs ?
Je souhaiterais parler de quelques livres et auteurs avec qui je travaille.
Felip Costaglioli avec qui j’ai fait le plus de livres d’artiste, le dernier étant Amnésie au jardin, dans la collection Tirages de tête.
Corinne Hoex, autrice belge, dernier titre : Les ombres , collections Tirages de tête et Passerelle.
Dans la collection Les îles inconnues, Marie Alloy, Duo de rives, Mathieu Gimenez, Prendre terre, deux exemples d’une première publication aux Éditions de la Margeride.
Bien entendu je pense à tous les autres poètes avec qui depuis vingt ans je partage cette aventure et qui m’ont fait confiance.
Quelles seront vos actions futures, les expositions prévues, vos prochaines publications ? D’autres collections en préparation ?
En ce moment je travaille la peinture et le dessin, et c’est important. L’hiver est une période de réflexion. Je vais certainement publier deux jeunes auteurs, pour le printemps. Ils sont en phase avec leur temps, avec leurs doutes, avec des questionnements propres à leur jeunesse et à notre société en crise.

Photo de couverture, Michel Butor, Sous-Bois, Editions De La Margeride, 2013, texte manuscrit par l'auteur accompagné de quatre peintures à l'encre et acrylique, peinture en couverture, 7 exemplaires numérotés et signés.

Robert Lobet, 20 ans de poésie, Ville de Nîmes.




Par-delà le noir — Pierre Soulages

Pierre Soulages, dont le seul nom est souvent confondu avec le verbe « soulager », vient du latin « sol agens » - soleil agissant. Belle étymologie qui inscrit la peinture de l’artiste dans une quête de la lumière. Le regard que nous portons sur la peinture de Pierre Soulages, s’attachant à illustrer la subjectivité de ces racines latines, se déploiera en trois points. Tout d’abord, la parfaite maîtrise d’un vocabulaire technique qui caractérise l’œuvre et la pensée du peintre. Ensuite, l’émergence d’une constante : le noir comme une obsession à laquelle Pierre Soulages demeure fidèle. Enfin, la création de l’outrenoir comme synthèse de sa démarche si poétique de capture de la lumière par la couleur qui pourrait sembler, de prime abord, sa négation. Ainsi, le « soleil agissant » aura fait jaillir son éclat des ténèbres mêmes.

Un vocabulaire technique

 

Peinture, gravure, bronzes, vitraux, Pierre Soulages aura déployé au fil de son œuvre un vocabulaire technique très étendu, sans jamais viser la prouesse, plaçant cette dernière au service de l’art, autrement dit de la forme adéquate à son but : capturer la lumière… Dès ses tout premiers textes pour présenter une exposition, en 1948, l’artiste ne prête pas d’intention, de sens indiqué à sa peinture définie plutôt comme une manifestation d « un ensemble de formes […] sur lequel viennent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête. »

Mais il n’oublie pas l’essentiel : « Dans ce qu’elle a d’essentiel la peinture est une humanisation du monde. » C’est qu’il ne perd pas de vue la dimension poétique de son travail, tant dans l’exposition de sa peinture que dans le regard qui la parcourt : « Dans cette manière de peindre, la liberté de l’artiste étant à chaque instant en jeu, le tableau lui-même est un engagement total, témoignage poétique du monde dont on abandonne la validité au spectateur. » (Réalisme et réalité, 1950).

Sa peinture, pour commencer par elle, se définit comme une recherche d’un espace en propre : « je pense qu’une peinture vraiment vécue, sans contrainte arbitraire, sans parti pris artificiel, tient compte de l’espace qui est le nôtre, précisément en créant le sien propre. » (L’espace, 1953). Et cette quête s’avère elle-même poétique du peintre qui découvre ce qu’il recherche dans l’acte même de peindre : « Je veux dire que j’apprends vraiment ce que je cherche qu’en peignant. L’espace est évidemment mêlé à cette expérience, mais cela d’une manière qui, parce qu’elle n’obéit pas à une théorie préétablie comme la perspective, m’est impossible à prévoir, trop liée qu’elle est à la poésie que je veux voir se faire jour sur ma toile et qui est fonction de tous les autres éléments de la peinture.

Cette démarche, cette expérience est pour moi une chose vivante et le vivant ne se laisse point disséquer. » (L’espace, 1953). Cette exigence passe par le dialogue entre ce qui apparaît sur la toile et les réactions du peintre : « Je ne travaille pas en état de transe ; je contrôle. Je contrôle et je laisse aller. » (La dynamique de l’acte créateur, 1973) Sa peinture se veut une défiance à l’égard de l’image et de ses significations parce qu’elle reconnaît les qualités propres à la peinture. Ainsi, évoquant un lavis de femme vêtue à demi couchée, il affirme : « Ce lavis a été pour moi la révélation que des formes venues d’un pinceau, d’une encre et d’un papier pouvaient créer un espace, une lumière, un rythme autonome. Vivant indépendamment de l’image, elles apportaient autre chose, elles ouvraient ainsi la peinture à d’autres voies. » (Image et signification, 1984).

Ce sont ces autres voies vers lesquelles se tourne la peinture de Pierre Soulages : « Très tôt j’ai pratiqué une peinture qui abandonnait l’image, et que je n’ai jamais considérée comme un langage (au sens où un langage transmet une signification). Ni image ni langage. » (Image et signification, 1984) Ce à quoi, il ajoute : « Dans cette voie, j’ai rencontré avec joie un écho dans un vieux texte du début du millénaire. C’est un poème de Guillaume d’Aquitaine, un des premiers troubadours, qui commence ainsi :

           Je ferai un poème sur le pur néant
           Il ne sera ni sur moi, ni sur quelqu’un d’autre
           Ni sur l’amour, ni sur la jeunesse
            …
           Ni sur rien d’autre
           Je l’ai fait en dormant sur un cheval

Le poème se développe et se termine par ce qui m’a paru important et que je trouve, en ce qui concerne la signification, d’une modernité bouleversante :

            Mon poème est fait, je ne sais sur quoi
            Je le transmettrai à celui
            Qui le transmettra par quelqu’un d’autre
            Là-bas vers l’Anjou
            Pour qu’il me transmette de son étui la contre-clé

(La contre-clé, c’est la deuxième clé qu’il faut pour ouvrir certains coffres, avec une seule, rien ne s’ouvre.)

C’est une façon voisine de comprendre l’œuvre d’art dont la vie est faite aussi par ceux qui la voient.

Il ne s’agit pas de sens caché, de sens secret (le secret est donné d’avance, est connu au moins par celui qui le cache, peut se déchiffrer). Ici, il s’agit du mystère.

J’ai la conviction que la peinture est ce qu’écrire était pour Mallarmé :

           Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur.
           Qui l’accomplit, intégralement, se retranche. » (Image et signification, 1984)

Ce retranchement dans l’œuvre d’art ne s’accomplit pas uniquement avec des matériaux nobles. Ainsi le peintre recourt-il au matériau pauvre du brou de noix pour en dire la richesse : « Il y a des peintures dont une grande part de la force tient – plus qu’à la matière picturale proprement dite – au matériau employé : un matériau ayant une existence propre issue de sa qualité concrète, tels que toile de sac (Saccos, Burri), asphalte – mêlée ou non à des gravillons -, mortiers, sable…

On pourrait penser que le brou de noix – matériau pauvre – appartient à cette catégorie, mais ce n’est pas le cas puisque c’est pour ses qualités picturales qu’il est employé : relations entre la fluidité et la viscosité, la transparence et l’opacité, et aussi pour la qualité des contours de la forme peinte : nette, grumeleuse, floue, d’où naît en relation avec le fond, une lumière picturale, créée par le contraste ou par la réflexion de la lumière sur le tableau. » (« Brou de noix », 1999)

Explorateur de techniques nouvelles, Pierre Soulages se lança en 1951 dans la gravure avec un vrai sens de l’innovation : « Oui. Dès le début, j’ai cherché – enfin je n’ai pas vraiment cherché – parce qu’à partir du moment où l’on touche à des matériaux comme les vernis, les acides, le cuivre, la résine, le grain de résine, le sucre, enfin à toute cette « cuisine », on est conduit à quelque chose de propre à la gravure, on n’a pas à le chercher. On le rencontre dans le travail qui est celui du graveur à l’eau-forte.

Quand on part avec l’idée de quelque chose que l’on veut faire, où retrouver, ce quelque chose étant ce que l’on a fait en peinture… On se limite. Alors que, effectivement, dès mes débuts, pas tout à fait, mais presque, je me suis livré à des choix qui portaient sur les propositions venant des vernis, de l’acide, de la protection et de la corrosion, puisque la protection et la corrosion sont les deux termes d’un dialogue qui s’engage quand on grave à l’eau-forte. » (« Sur la gravure », 1974)

Le peintre maniera les bronzes mais en tant que peintre, non en tant que sculpteur, précise-t-il : « La troisième dimension fonde la sculpture en tant que telle et dans ce sens ces bronzes ne sont pas des sculptures. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont des plaques plutôt que des volumes. La raison en est que l’espace qui leur est propre naît de la lumière et non d’une troisième dimension. Travail de peintre plus que de sculpteur. La lumière y est en jeu, mais ici mobile et changeante sur les parties polies, éclats conjugués ou opposés au sombre toujours fixe des parties gravées. » (« La troisième dimension… »)

Toujours dans son désir de capturer la lumière, dans sa translucidité et sa qualité, lorsque l’artiste travailla sur les vitraux, son engagement impliqua la recherche d’un matériau verrier qui fût une véritable épopée guidé par un seul objectif : « Je voulais obtenir cette translucidité mais garder lisses les faces des verres pour avoir un faible indice de salissabilité. » Ainsi peinture, brou de noix, gravure, bronze, vitraux, toute la palette du vocabulaire technique de Pierre Soulages aura été maniée dans cette quête d’absolu, de lumière.

 

Une constante : le noir

 

À la simple question formulée par Charles Juliet dans son Entretien avec Pierre Soulages : « Connaissez-vous les raisons pour lesquelles vous aimez à ce point le noir ? », le peintre répond par l’absolu d’un « parce que… » : « Sûrement pas pour des raisons symboliques, mais je crois, pour des raisons picturales. Tout d’abord une remarque. En peinture, on ne peut parler du noir sans sa forme, sa dimension, sa matière, en l’isolant du tableau. Ou alors on s’engage dans les généralités, on parle d’une abstraction : le noir. (Une couleur agit sur nous par toutes ses qualités physiques : transparence, opacité, brillance, matité, texture, forme, dimension, etc.) Mais si on reste dans les généralités, on peut dire que le noir est une constante de mon expérience de la peinture depuis mes débuts, depuis quarante ans que j’expose.

Et alors, à la question : « Pourquoi j’aime à ce point le noir ? », la seule réponse – qui inclut sans doute autant les raisons tapies au plus obscur de moi-même que les pouvoirs picturaux de cette couleur – c’est : parce que… »

Poursuivons l’échange en compagnie de Charles Juliet et Pierre Soulages :

En n’utilisant que cette couleur, ne vous privez-vous pas de toutes celles que vous éliminez ?

Je n’ai rien éliminé, c’est le contraire : le noir, c’est une couleur violente, elle s’est imposée, elle a dominé, c’est la couleur d’origine.

Vous cantonner à une seule couleur, ce n’est donc pas vous restreindre ?

Sûrement pas. Pour moi, le noir, c’est un excès, une passion.

Le noir est associé aux ténèbres, aux gouffres, aux puissances de mort. Vous ne le vivez donc pas comme tel ?

Quand on écrit avec de l’encre noire, ce n’est pas forcément une lettre de condoléances.

Est-ce qu’il n’est pas d’une certaine manière paradoxal de vouloir faire sourdre la lumière à partir du noir, couleur qui est la plus éloignée de la lumière ?

Cela peut sembler paradoxal, mais je ne le vois pas ainsi.

On a l’habitude de penser le noir, ou comme une uniformité sombre, ou comme l’élément le plus efficace d’un contraste. Contraste mettant en évidence, intensifiant, des valeurs ou des couleurs plus claires.

Un jour, le noir avait recouvert presque toute la toile, il n’y avait plus de peinture en quelque sorte, plus de blancs ni de couleurs vivant du contraste, mais, dans cet excès, j’ai vu naître la négation du noir : les différences de matière, de texture, captant ou refusant la lumière, créaient des valeurs et des couleurs particulières, une qualité de lumière et d’espace qui excitait mon désir de peindre… Je me suis engagé dans cette voie, j’y trouve toujours des ouvertures nouvelles.

Il n’y a eu aucune volonté délibérée de faire sourdre la lumière du noir, cela s’est imposé pendant que je peignais.

Il y a deux ans, lors de mon exposition rétrospective à Tokyo, le professeur Akiyama vint me dire que ces toiles l’impressionnaient et touchaient profondément l’âme orientale. Il m’apprit qu’à l’époque Edo déjà, l’art de certaines laques, sur de petites dimensions, reposait sur la lumière naissant des sillons du pinceau. C’est ce qui, en japonais, se nomme « hakémè ». Ainsi une ancienne culture avait fondé un art sur le même principe. 

La toile est parcourue par des stries. Et ces stries ont des orientations différentes.

Ce sont elles qui dynamisent la surface. Et elles n’ont rien de commun avec la régularité mécanique du peigne cubiste.

Ici une large brosse creuse dans la pâte une multiplicité de fins sillons inégaux aux reflets de valeurs différentes. Sous le regard, par mélange optique, il se crée une qualité spécifique de gris colorés : ces gris n’imitent pas une lumière, ils sont cette lumière.

A ces stries, s’opposent parfois des surfaces lisses, des à-plats, des effacements, ruptures et silences : un rythme.

L’organisation de la toile dépend entre autres de l’orientation des stries, des inégalités de la matière. Selon la lumière reçue, le lieu d’où l’on regarde, certaines surfaces claires passent au sombre, et réciproquement, mais toujours dans un même ordre et un même désordre propre à chaque tableau. Les tensions, les équilibres, les dynamisations demeurent, la peinture naît sous le regard, au moment même du regard. »

Ainsi comme l’affirme plus haut Pierre Soulages, si la constante est le noir : « L’outil n’est pas le noir, c’est la lumière » : « Ce sont des toiles peintes avec le même noir, oui, mais ce ne sont pas pour autant des monochromes noirs – ni pour celui qui regarde vraiment, ni pour moi – puisque, quand je les fais, je suis guidé par des valeurs différentes, celles-là mêmes qu’engendre la lumière réfléchie par la matière du noir. Je les vois apparaître en me déplaçant sans cesse devant la toile pendant que je peins, et de ces valeurs qui changent sous le regard, viennent les décisions à prendre. L’outil n’est pas le noir, c’est la lumière. »

Une invitation à aller par-delà le noir, vers l’outrenoir.

 

L'outrenoir

 

Dans un texte daté de 2005, intitulé « Du noir à l’outrenoir », Pierre Soulages se fait d’abord l’historien du noir aux origines de l’humanité : « Le noir est antérieur à la lumière. Avant la lumière, le monde et les choses étaient dans la plus totale obscurité. Avec la lumière sont nées les couleurs. Le noir leur est antérieur. Antérieur aussi pour chacun de nous, avant de naître, « avant d’avoir vu le jour ». Ces notions d’origine sont profondément enfouies en nous. Est-ce pour ces raisons que le noir nous atteint si puissamment ?

Il y a trois cent vingt siècles dès les origines connues de la peinture, et pendant des milliers d’années, des hommes allaient sous terre, dans le noir absolu des grottes, pour peindre et peindre avec du noir. Couleur fondamentale, le noir est aussi une couleur d’origine de la peinture. »

Puis, en tant que peintre, l’artiste met en garde, par sa pratique, contre les abus de langage dans le recours à la couleur « noir » : « Le mot qui désigne une couleur ne rend pas compte de ce qu’elle est réellement. Il laisse ignorer l’éclat ou la matité, la transparence ou l’opacité, l’état de surface, lisse, striée, rugueux… Et aussi la forme, angulaire, arrondie… Il nous cache sa dimension, et sa quantité. Toutes choses qui en changent la qualité, « un kilo de vert est plus vert que 100 gr. du même vert », disait Gauguin, les peintres savent qu’il en est ainsi pour toutes les couleurs. Une peinture entièrement faite, par exemple, avec un même pot de noir, est un ensemble vaste et complexe. De cet ensemble, dimension, états de surface, direction des traces s’il y en a, opacités, transparences, matité, reflets de la couleur, et leurs relations avec ce qui les avoisine, etc. dépendent la lumière, le rythme, l’espace de la toile, et son action sur le regardeur. L’appeler noire c’est dissocier l’ensemble, l’amputer, le réduire, le détruire. C’est voir avec ce que l’on a dans la tête et pas avec les yeux. »

Pierre Soulages rappelle donc que ce sont ces qualités concrètes qui agissent dans l’art de la peinture : « D’elles proviennent nos relations sensuelles et mentales avec les couleurs, mêlées dans notre imaginaire au toucher, au goût, à l’odorat, à toute notre expérience du monde et des choses. » Or nous sommes enclins à faire du nom d’une couleur une abstraction, mais sur laquelle se font « les significations conventionnelles, parfois contradictoires. » : « Le noir est ici signe de deuil, de malheur, ailleurs c’est le blanc, mais il y a aussi chez nous des noirs de fête, de luxe tout autant que d’austérité monastique, de solennité officielle mais aussi de révolte et d’anarchie. » Mais le peintre précise : « L’art vit à l’écart de ce type de significations. Réduite à ce signe (qui parfois a été son prétexte), réduite à la communication, l’œuvre cesserait d’être de l’art. Ses pouvoirs artistiques naissent de sa singularité, de ce qu’elle est concrètement. Les sens venant se faire et se défaire sur elle dépendent à la fois de la chose qu’elle est, de son auteur et du regardeur. Sa réalité d’œuvre d’art réside dans ce triple rapport, elle est par conséquent mouvante, différente selon les regardeurs, les cultures, les époques. »

Enfin, l’artiste se livre sur le lien intime qu’il noue avec cette couleur : « J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs et lorsqu’il illumine les plus obscures, il leur confère une grandeur sombre. Le noir a des possibilités insoupçonnées et, attentif à ce que j’ignore, je vais à leur rencontre.

Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la négation du noir. Les différences de texture réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre. – J’aime que cette couleur violente incite à l’intériorisation -. Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D’autant plus intense dans ses effets qu’elle émane de la plus grande absence de lumière. Je me suis engagé dans cette voie, j’y trouve toujours des ouvertures nouvelles. »

De là vient la généalogie de l’Outrenoir : « Ces peintures ont d’abord été appelées Noir-Lumière désignant ainsi une lumière inséparable du noir qui la reflète.

Pour ne pas les limiter à un phénomène optique j’ai inventé le mot Outrenoir, au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir et, comme Outre-Rhin et Outre-Manche désignent un autre pays, Outrenoir désigne aussi un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir. » (Préface au Dictionnaire des mots et expressions de couleur : le noir, de Annie Mollard-Desfour, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 2005)

 

Saisir la lumière

 

Le vocabulaire technique déployé par Pierre Soulages ne contient cette constante : le noir poussée jusqu’à l’Outrenoir que dans le désir de capturer la lumière. Dès lors l’aventure des vitraux de Conques ne forme pas un épisode périphérique mais une réinvention de ce désir de saisir la lumière : « Oui, et j’ai souvent dit : c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche… L’œuvre dépend d’un projet et aussi de ce qu’il advient d’imprévu plus ou moins sciemment. Je cherchais à moduler la luminosité dans chaque surface. Un jour, à Conques, j’ai installé une fenêtre avec mes essais de verre incolore et d’une translucidité variée. Vues de l’intérieur, les parties où la lumière du jour passait plus librement paraissaient bleutées. Celles où la lumière passait moins prenaient un ton chaud, plutôt orangé (la complémentaire du bleu). Partant d’un verre totalement incolore je rencontrai le chromatisme.

Vues de l’extérieur, les parties bleutées, celles où la lumière passait, apparaissaient sombres. Et les autres, celles où il manquait le bleu à l’intérieur, étaient bleutées à l’extérieur puisqu’elles reflétaient la lumière naturelle. À ce moment-là, j’ai compris que j’allais faire des vitraux qui seraient vus aussi du dehors, ce qui était nouveau. Tout cela à partir d’un verre incolore ! Et comme c’était la même lumière que recevaient les pierres, cela ne pouvait qu’être dans l’harmonie, à tous moments. » Harmonie de la lumière, cet absolu, par-delà le noir…

France Culture, Hors-champs, 2011, Laure Adler, Entretien avec Pierre Soulages.

Image de une : © Fred Dugit / Maxppp.




Du Livre Pauvre au Livre d’Artiste : la poésie visuelle de Ghislaine Lejard

Ghislaine Lejard est une artiste accomplie : elle est poète de l’image, et des mots, critique d’art et littéraire, et irremplaçable créatrice de Livres Pauvres, qu’elle réalise depuis des années avec des poètes dont le nom n’est pas inconnu, et qu'elle expose et promeut. Généreuse et active elle est l’auteure d’une œuvre protéiforme qui s’édifie autour de ce fil directeur : magnifier et enrichir la réalité, dont elle restitue la dimension archétypale, grâce à son travail autour de l'image, mis en œuvre dans sa création de collages. Autant dire que l’Art dans son acception la plus pure guide l’élaboration d’une œuvre qui n'est pas prête d'achever ses métamorphoses, car elle suit l'évanescence de nos représentations, et les mutations paradigmatiques et conceptuelles que ce support kaléidoscopique exprime parce que vecteur de polysémie. 

Ghislaine Lejard, Livre 8.

Le collage est par nature une superposition de strates référentielles. Il n’y a pas une image, mais des fragments d’images qui se superposent pour en former une autre. Ainsi à la sémantique offerte par cette composition faite d’éléments intrinsèquement signifiants s’ajoute celle de chacun de ces morceaux. Les collages de Ghislaine Lejard à partir desquels sont composés les textes qui dans cette rencontre texte et image font les Livres Pauvres sont élaborés de cette manière, en agençant des bribes de représentations et des plages de couleur.
La forme donnée aux parties assemblées convoque les éléments d’une mimésis dont la sémantique se renouvelle sans cesse parce qu’elle s’appuie sur l’implicite contenu dans ce dispositif même qu’est le collage, composition qui laisse apparaitre différents mouvements, lieux, visages, archétypes… Ces superpositions permettent de dépasser toute illusion référentielle dans le même temps qu’elles les convoquent simultanément, ouvrant comme des fenêtres sur d’infinies représentations évoquées par les couches additionnées de papier sur lequel se greffent différentes représentations. Métaphore, synecdoque, allégorie, tout opère comme dans la systémique d’interprétation des rêves, par condensation et déplacement, créant une multitude d’effeuillages possibles du sens, racontant les passages calendaires itératifs mais aussi l’immuabilité des éléments représentés par glissement ou superposition.
Autant d’images dans un déploiement kaléidoscopique qui participent de cette élaboration sédimentaire. Le collage est donc dans cette acception de démultiplication sémantique et de brouillage référentiel vecteur de sens inédits particulièrement propice à supporter l’écriture poétique. Cette dernière opère de manière similaire. En juxtaposant des mots de manière fortuite, qu’il s’agisse d’une mise en œuvre paradigmatique ou syntagmatique, elle ouvre le signe à d’autres acceptions que celles usuelles qu’opère son emploi pragmatique opéré dans la langue.

Ghislaine Lejard, Carnet de voyage.

Elle crée des images elle aussi, aptes, comme celles élaborées par les collages, à motiver l’imaginaire et à supporter la création de significations inédites, tout comme l’image formée d’images laisse apparaître des sens renouvelés, jamais similaires et ouverts à chaque fois à une réception différente. La production du poème suit la posture de l’artiste et rend compte de ces multiples étapes vectrices de polysémie, ainsi que de l’acte de création lui-même. Ouvert aux sens réitérés et mettant à jour  la dimension illocutoire de la représentation,  chacun rend compte  de cet acte intuitif et solidement ancré sur des savoirs faire qu’est le geste de l’artiste ou le travail du poète qui cisèle la langue.

Livre Pauvre réalisé avec Yves Baudry, collection L-3-V.

Livre Pauvre réalisé avec Jean-Joubert, collection Pierre Ecrite, Livres Pauvres, de Daniel Leuwers.

Les mouvements du texte suivent celui des images, pour non pas l’illustrer mais pour ouvrir à des lectures renouvelées de l’ensemble, tantôt le poème est vecteur de la démultiplication sémantique de l’image, tantôt les collages ouvrent à la réception du poème en venant motiver le surgissement d’images crées par le travail de la langue. En ce sens, dans cette multiplicité sémantique, le collage et le poème déstructurent l’univocité des représentations, et amènent à la création d’un sens inattendu autant qu’inédit, à chaque fois renouvelé.

Christian-Bulting, collection L3V.

Gregoire Devin, collection Medaillons de Daniel-Leuwers.

Le travail de la langue opéré par le poème donne lieu à la création de couches sémantiques infinies pour rendre compte de ce que fait le collage qui lui-même est une poésie de l’image.

Les œuvres réalisées par Ghislaine Lejard ouvrent vers des univers inédits, grâce à une mise en œuvre de cette poétique de l'image, opérée à travers  la  complémentarité qu'elle suscite par rapprochement ou confrontation, du poème, et du collage qui par nature exprime la polysémie d'une polysémie.

La Comédie humaine, Balzac, collage de Ghislaine Lejard.

Le vitrail de Matisse, Ghislaine Lejard.

Hommage à Chaissac, Ghislaine Lejard.




Avis de naissance ! Carabosse, une nouvelle revue de poésie

Ce numéro #1, Nos corps manifestes, est beau ! Ne nous perdons pas dans des périphrases stériles, tout comme ce fascicule ne prend pas de gants pour montrer l'épaisseur du monde poétique. Toute vêtue de noir et blanc, ce bébé déjà grand ne perd pas une miette de la place que proposent ses pages remplies de textes et d'illustrations.

Revue au féminin, "Revue à sensibilité féministe et poétique", qui problématise  la place et l'identité des femmes, et particulièrement des femmes créatrices, et Dieu sait qu'il y a encore tant à dire, et à faire, Elisa Darnal et Adeline Miermont-Giustinati se sont entourées de la photographe Jeanne Guerrier et de la conceptrice graphique Aurore Chapon. Cela donne 34 pages de pur bonheur, pensé comme

...un laboratoire poétique, c'est à dire un espace à habiter, qui se compose en permanence et témoigne de pratiques diverses.

Ouverture donc, servie par une présentation qui explicite le choix du nom de la revue, Carabosse, le fée glauque et glam ? suivi par un édito tissé de prose poétique entrecoupée de vers d'Adeline Miermont-Giustinati. 

Ce tout premier numéro met donc l'accent sur le corps des femmes, sur ces archétypes pesants qu'elles portent encore aujourd'hui, et qui façonnent malheureusement toujours leur inscription dans le monde.

Revue Carabosse, #n°1, Nos corps manifestes, 37 pages, 8 €, https://www.carabosse.online

Pour ce premier numéro, nous commencerons par explorer un territoire sensible, celui d’un corps féminin loin de la muse ou du fantasme. Longtemps dépossédées de leur image, les femmes s’émancipent encore difficilement de la dictature orchestrée par l’industrie et la publicité. L’obsession de l’apparence réduit à des représentations hypersexuées et truquées et le cantonne à être un objet de désir. 

Besoin absolu et présence nécessaire de l’intime ! Dire la relation complexe qui s’instaure avec son propre corps, fait se rejoindre le littéraire et le politique.

Corps écrit, puisqu’on parle de lui, corps écrivant puisqu’il se dit. Générateur et producteur d’une parole poétique, comment le corps des femmes est-il pris en charge par les voix de poétesses aux accents multiples ? Nous ne ferons que poser quelques jalons dans le foisonnement d’une langue poétique qui se redéfinit sans cesse et cherche à dessiner les contours du sujet-corps, chair féminine éprise, mais refusant de se laisser accaparer au détriment de son désir propre.

 

Au féminin, donc, des Notes de lecture, une Causerie avec Laure Limongi, et de la poésie, visuelle aussi, car il faut saluer la qualité des illustration qui rythment les textes, se superposent, haussent le ton en même temps que les mots pour dire que la poésie, la littérature, et l'art, au féminin, n'a rien de plus ni de moins que tout ceci au masculin, juste pareils, semblables, les identités disparaissent là où exister s'énonce. 




Revue Contre-allées — revue de poésie contemporaine, n°46, automne 2022

Contre-Allées, menée de main de maître par Amandine  Marembert et Romain Fustier, énonce, en prologue, à travers la voix de ce dernier, "La poésie, c'est tenir le coup". Et il faut le dire, elle nous donne de quoi "tenir bon", dans ce numéro d'automne. Ce "Carnet de voyage", titre du poème liminaire signé par l'invité de ce numéro, Alain Duault, ouvre au lecteur un espace de pure poésie, dans lequel les textes signés par des noms que l'on a plaisir à retrouver occupent un espace immaculé, sur la page A3 de ce petit fascicule de belle facture.

Ludovic Degroote, Samuel Martin-Boche, Valérie Canat de Chizy, Florentine Vieilly-Eymard, Patrick Argenté, et Alain Duault, invité de cet automne 2022 :

Tu t'en vas parce que tu as peur tu ne veux plus de cris
De ton pays jeté aux chiens tu veux danser avec les fous
Tu ne veux plus des yeux épuisés de sang dans ton pays

Revue Contre-allées, revue de poésie contemporaine, n°46, automne 2022, 47 pages, 5 €.

A côté de ces poèmes, suivis d'une biliographie de l'auteur concerné, les pages sont ponctuées par des entretiens, à commencer par celui de l'invité Alain Duault qui suit immédiatement ses poèmes. La rédaction a également recueilli les propos de Christian Degoutte, Guy Perrocheau, et Jean-Marc Bourg éditeur, pour sa maison  Faï Fioc.

Il est également possible de lire quelques extraits des livres présents dans la rubrique "Livres reçus", qui au lieu de publier une lecture de ces derniers permet au lecteur de disposer d'un extrait, ce qui est merveille, et qui s'inscrit dans la ligne éditoriale choisie, qui est celle d'une sobriété qui sied parfaitement à la poésie, qui n'a besoin que d'elle-même pour faire sens.

Une lecture termine ce volume : Romain Fustier rend compte du Chœur maritime de la Maye de Jacques Darras.

Une douce et grande promenade donc, avec des escales dans de multiples univers, pour ce numéro que l'on a plaisir à recevoir, à parcourir, à habiter.