Angèle Paoli, Le dernier rêve de Patinir

Cet ouvrage d’Angèle Paoli se consacre au peintre flamand Joachim Patinir (1483-1524) et à six de ses tableaux, conservés dans différents musées d’Europe. Paysage avec Saint Jérôme au Prado, Saint Jérôme dans le désert au Louvre, Le Passage du Styx au Prado, Paysage avec Saint Christophe à l’Escurial, au Paysage avec Saint Christophe portant l’Enfant Jésus peint avec son ami Quentin Metsys au musée de Flandres de Cassel, Paysage avec incendie de Sodome et Gomorrhe au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, Le repos pendant la fuite en Égypte, au Prado. Il faut entrer lentement dans le livre à la fois simple et ardu. Le livre écrit tantôt en vers, tantôt dans une prose libre, étonne par l’originalité de son approche.

Il ne s’agit pas ici de mener des analyses savantes ou des commentaires spéculatifs mais bien de se situer au cœur de l’intériorité des personnages. L’ermite Jérôme, le saint porteur de l’Enfant, le peintre Patinir, Joseph parlent et rêvent – la dimension onirique, comme souvent chez Angèle Paoli, traverse tout le livre. Les personnages sont dotés d’une voix propre qui n’est pas sans entrer en profonde osmose avec celle de la poète elle-même. Et, plus que jamais le terme de recueil prend ici son double sens de recueillement sur fond de silence propice à la méditation, à la poésie.

La composition en dix chapitres est extrêmement travaillée. Nous partons dans le premier chapitre vers un lointain appelé « Chalchis », magie du « nom de désert ancien » où s’exile Jérôme pour « méditer ». Répété à plusieurs reprises, le mot pourrait concerner tous les personnages du recueil qui sont de vrais solitaires et qui, chacun à leur façon, pratiquent une forme d’exercice spirituel.

Chalchis ad belum
ainsi la nomme Pline
l’historien

Quelque part
avant de filer plein Sud
vers Palmyre
la majestueuse
ses oasis
légendaires.

Angèle Paoli, Le dernier rêve de Patinir, éditions Henry, 120 pages, 10€.

Puis nous voici devant la hutte de Jérôme, au sein du paysage dans l’art duquel Patinir est passé maître. Rochers, falaises, ânes et chèvres sont là, imaginés par le peintre qui a peu voyagé et les peint d’après sa Flandre natale et la Meuse. « le désert rêvé / se fond en des paysages visionnaires/nimbés de bleu ».

Dans « Diptyque I », c’est la poète qui parle et évoque le paysage, le lion soigné par l’ermite Jérôme et sa vocation. Dépouillement, simplicité voulue et « dialogue avec le silence ». Ce silence est une dimension dans laquelle baigne tout le recueil. Jérôme, Christophe, Joseph, Patinir, la poète se parlent à eux-mêmes, non à autrui, et sur fond de silence. Dans une tessiture entre solitude et silence.

Puis, dans « Diptyque II », le peintre Patinir se livre à un monologue intérieur en prose autour de son œuvre Saint Jérôme dans le désert. Par-delà le paysage de montagne, c’est la tension entre la vie mondaine, dans le siècle, et la vie monastique qu’il livre ici : « Quel diable de dialogue se joue ici, sur les devants de la scène entre la dépouille cardinalice, évidée du corps auquel elle est destinée, et le modeste brun de bure qu’a revêtu l’ermite ? ». Patinir ne manque pas de mentionner la gamme chromatique de ses bleus qui est la marque originale de ses toiles.

Le chapitre « Styx » se consacre au thème de la traversée de l’âme, qui transite, emmenée par « Charon le nautonier de légende ». Est-ce la petite âme anonyme, la nôtre ou celle de la poète ? Ce chapitre en vers tient de l’examen de conscience sur la vie passée, ses illusions, ses amours, ses regrets. À l’heure de la mort la voix du poème se tourne vers la profondeur de l’être :

Longtemps tu t’es cru immortel
au-dessus de tout soupçon
indifférent au temps qui passe
à la maladie qui arrache des pleurs

Le Styx et l’Eden, la mythologie antique et l’Histoire sainte se fondent en des réseaux possibles d’images qui dessinent la quête spirituelle. Le chapitre « Christophe, Diptyque I » donne à entendre la voix du saint qui, en un flux de conscience en prose, fait retour sur lui-même. Sur sa laideur d’homme cynocéphale et sa stature de géant. Sur sa métamorphose qui le fait passer du Réprouvé au Christophore de la Légende dorée. L’évocation de son bâton et d’autres symboles projette la lueur sacrée du tableau conservé à l’Escurial. Dans le chapitre « Christophe, Diptyque II », consacré cette fois à une œuvre commune de Patinir avec Quentin Metsys, le saint poursuit son questionnement mystique à propos de ce Jésus enfant qu’il transporte :

« Suis-je son berger ou est-ce lui qui me conduit       jusqu’où ? ».

Avec le chapitre « Incendie », Angèle Paoli noue en une superbe surimpression l’incendie de Sodome et Gomorrhe et celui de la ville de Patinir, Dinant incendiée par Charles Le Téméraire. Vers et prose se mêlent dans ce poignant monologue de Patinir qui revient en pensée à sa ville, son enfance, à son père :

En huit jours le Téméraire
avait eu raison de la ville […] la ville fut rasée
mon père disparut
pour ne réapparaître
que bien des années
plus tard
plus muet qu’une tombe

Vient ensuite le chapitre « Intermède », Jérôme médite, rêve, explore, déchiffre, son lion paisible à ses côtés. Son rêve l’emporte vers la guerre et la folie meurtrière des hommes. Il est clair que l’on reconnaît ici, comme dans tout le recueil, l’aspiration au questionnement intérieur d’Angèle Paoli. Chez elle, également, les résonances s’orientent vers la spiritualité. Et son regard ne cesse de se mêler à celui du peintre dans le sentiment d’une proximité hors du temps. 

Le chapitre « Le rêve de Joseph », autour du tableau Le repos pendant la fuite en Égypte, ainsi que le dernier chapitre « Le dernier rêve de Patinir » laissent place au peintre qui rêve. Défilent ainsi l’exil en Égypte, le meurtre des enfants innocents sur ordre d’Hérode, la Vierge qui allaite « perdue dans ses songes », elle aussi. Un magnifique mouvement emporte ensemble le paysage de Bethléem et celui de « la Meuse originelle » cher à Patinir. Le recueil se clôt sur le songe de Patinir à l’agonie : « Où suis-je ? en Judée à Dinant à Anvers ? ». En ce puissant moment d’onirisme, Patinir convoque son portrait réalisé par Metsys, la Vierge, le désert de Syrie, la Meuse, les soldats romains, les bois des Flandres, « saint Jérôme quelque part sous les branchages », le géant Christophe. C’est la dimension de ce « paysage-monde à portée de pinceau » que requièrent les ultimes moments de la mort du peintre. Patinir entouré de ses créations, de ses créatures s’éteint dans un dernier souffle, se rappelant ce vers d’un poème latin, tiré de l’Histoire Auguste, écrit par l’empereur Hadrien au moment de mourir. « anima vagula blandula ». Le destin de cette « pauvre petite âme perdue », évoqué par Marguerite Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien et qui nous renvoie à notre lot à tous, à « la forme entière de l’humaine condition ».

Au bout du compte de ce récit-poème, Angèle Paoli, contemplatrice passionnée, épouse au plus près les paysages et le « je » des personnages du maître flamand. Elle pénètre leurs pensées, leurs questionnements. Elle glisse de l’une à l’autre de ces incarnations avec qui elle est en grande connivence. Au point qu’à certains moments ne sachant plus qui parle, d’elle ou de l’un d’eux, nous retrouvons le merveilleux repère qu’est l’inoubliable bleu du peintre qui ponctue tout le recueil. Avec Le dernier rêve de Patinir, Angèle Paoli, gagnée par le chant intérieur que ses toiles font monter en elle, se laisse remarquablement habiter par le peintre.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (47) : Jean-François Mathé

« Les mots, souvent, sont des yeux fermés / qui regardent la nuit en eux », écrivait Jean-François Mathé dans son très beau petit livre : Vu, vécu, approuvé, paru en 2019 aux éditions Le Silence qui roule. C'est dans cette nuit que le poète s'aventure, en appréhendant la nuit du dernier soir, celle qui clôt les paupières pour toujours.

Ainsi va est écrit dans la même tonalité. Le regret traverse les jours qui restent, avec le consentement que le titre même évoque. Ce sont, dit le poète, « les jours de rien », « de rien sans l’amour qui naguère ouvrait au matin fenêtres, volets, paupières, pour que puisse entrer plus d’amour encore. »

Mais le poète ne reste pas refermé sur lui-même. Il embrasse cette humanité qui l’entoure et qui vit, comme lui, comme nous, la soif de l’inconnu ou de l’invisible. A l’intersection « de tous les chemins », se tient l’auberge du poète et sa table ouverte, « rendez-vous des vagabonds, des égarés, des errants. »

Agrandissement des détails (extraits), recueil de poèmes de Jean-François Mathé publié aux éditions Rougerie (2007). Textes lus par Guy Allix.

Ils disent que tout est du vent, tout est changeant, qu’après les ruelles vient la plaine où l’on peut marcher en dormant avec les rêves de la nuit d’avant, qu’on est plus rêvé que vivant et qu’un jour, tout un chacun s’efface de la vitre où une main lasse esquisse un adieu sans émoi.

Mais il y a des « miettes de mystères et d’évidences », titre de l’avant-dernière partie, à recueillir encore. Jean-François Mathé aime cette heure où la nuit n’est  pas encore tout à fait noire, ce « gué » où il faut se risquer chaque soir. Sa poésie suggère une atmosphère d’attente et d’imminence avec les mots les plus simples, une retenue qui  frôle des présences sans pouvoir les cerner vraiment.

                 Chaque soir est un gué entre une berge abandonnée
                 une autre qui attend.
                 Au milieu du gué  on rassemble les ombres
                 en un seul vêtement dont il faut s’habiller
                 pour épouser la nuit,

                  puis on avance
                  comme si c’était soi qu’on allait quitter.

« Le seuil, on y est seul », dit un émouvant poème du début du livre. C’est la solitude devenue chant secret, parfois presque étouffé, que nous entendons dans cette voix. Elle résonne gravement, mais elle a cette chaleur, cette ardeur contenue, qui sont le signe du poète frère de tous.

Attendez, dit-on sur le seuil. Mais on voit que ce n’est qu’au soleil qu’on a parlé, à lui qui a fermé à clé sa porte sur les départs puis la rouvre sur les absences. Le seuil, on y est moins seul.

La poésie crépusculaire de Jean-François Mathé nous  accueille sur ce beau seuil et accomplit le miracle dont seul le véritable poète est capable : nous faire entrer dans le partage, souvent poignant, du plus libre et du plus lumineux, malgré la nuit.

                                                              

                 Jean-François Mathé, Ainsi va, 
                 Rougerie, 2022, 13 euros.

Présentation de l’auteur




Aurel Pantea, une voix à part de la poésie roumaine

Aurel Pantea est maître de conférence à l’Université d’Alba Iulia, en Roumanie. Il est né le 10 mars 1952 à Chețani, le département de Mureș. Pendant ses études à l’Université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca,  il a fait partie du comité de rédaction de la revue « Echinox ». La critique littéraire roumaine considère sa poésie comme représentative de celle de la génération littéraire des années 80, qui comprend des écrivains affirmés de cette période du siècle passé. Il a publié 11 recueils de poésie. Il écrit et publie aussi des articles de critique littéraire et des essais.

Sa poésie a été couronnée de nombreux prix dont le plus important, le Prix  « Mihai Eminescu » (2018). L’esprit critique a découvert dans sa poésie œuvre des traits neo-expressionnistes. L’unité de sa poésie tient dans l'exploration du côté sombre, caché,  des êtres et du réel. Il est aussi rédacteur en chef de la revue culturelle Discobolul qui paraît à Alba Iulia.

Extrait du livre d'Aurel Pantea Œuvres poétiques (Maison d'édition parallèle 45), auteur et voix : Aurel Pantea (C) ; compositeur musique & guitare : Silvan Stâncel www.silvanstancel.ro (C) ; studio : Moving Records - Production musicale et autres Movingrecords.

Poèmes extraits du recueil Le destructeur, Limes, 2012.

Traduction de Sonia Elvireanu

Pour Katia

                                               

Les gens dans la rue, comme tu les sens, comme une pâte,

secrétés par une impulsion sans niveau, éloignés et terriblement inhumains,

avec des voix sortant d’un état

déplorable de l’imagination, ils sont la fin, le jour mort, la réalité sans appels,

faite de choses de dehors,

tu les trouves parmi les morts, tu les regardes avec de vieilles envies, ils apparaissent

dans le flux ophidien des sens, dans les contorsions, les apparitions embuées,

comme les sens longtemps non-exercés,

il vient un moment où tu as honte de ton propre corps, quand tu ne supportes plus

la lumière sur ta peau, quand de tes bras glisse

une bête qui abandonne,

le monde en nous, si on pouvait le soulever avec nos veines,

si on pouvait, dans l’impudeur, ressentir des clapotis et des tons

en résorption,

on regarderait avec notre peau,

on revient à la matière pure, sans lèvres,

avec de la terre et des propositions dans la bouche,

on devient un avec le mot de passe noir,

au début d’un jour qui ne peut plus naître,

après des transactions défigurantes les visages produisent

une lumière illicite, comme le milieu du jour des morts, là,

une terre ondulée comme l’émotion

nous dit notre vrai nom

   

***

 

Biographies éjaculées,

des voix sorties d’une bouche éfondrée, je reste dans mon propre âge

comme dans une corde,  mes veines et mes propositions sont des cordes,

un soleil coule dans les fins des langages.

Les instincts fument, des chœurs de femmes,

la mort passe et s’oublie.

Regarder au cœur du mal, là

il n’y a pas de cœur, seule une sérénité sulfureuse,

elle mange mon poème

                                                                  ***

 

 

Un vieil homme s’installe en moi, il occupe peu à peu tous les coins,

pour l’instant on vit ensemble, on a les mêmes vices, on aime les mêmes femmes,

mais il grandit des choses auxquelles je renonce, à certains moments,

quand le langage même a une ombre, j’entends des souffles fatigués

et alors je dis :

Mon Dieu me digère, mon Dieu a faim,

mon Dieu se drogue, mon Dieu insulte, il ne fait pas de raisonnements,

c’est un type direct, il te crache au visage, souffre,  ses langages immédiats sont

le mépris, l’amour, la vengeance,

il ne fait pas de politique, il la supporte et la défie, mon Dieu reste avec tous les

putains,

il reste avec les poissons et il les aime tous, et il dit que tous ressusciteront, et tous

auront un peu moins peur quand ils mourront, mon Dieu fait tous les jours

des exercices de mort et de ressuscitation sur ma peau, et je l’aime follement,

encore faut-il aimer, n’est-ce pas,

de mon Dieu la plupart parle avec supériorité, c’est un

Dieu plus difficilement à supporter, parce que, parfois, il pue,

et en plus, il a beaucoup de morts sur Sa grande conscience, et tous ne sont pas réconciliés,

mon Dieu me ressemble, il peut être laid et agressif, il est vraiment violent

et vicieux, en parlant de lui je le fais comme moi, ce serait un péché, mais

c’est ainsi que je le sens plus près, il naît dans mes faiblesses, d’habitude,

le rien y habite ou quelque chose si désintéressée de signification,

que ça ressemble à rien, mais il aime mon rien,

ça m’a toujours ébahi, il sait que mon rien

est la semance du destructeur qui veut me connaître muet

***

 

                                             À Cis et au berger Ioan Moldovan

Le grain de la conscience de la mort tombe profondément en nous,

toi et moi, nous sommes très loin et nous regardons

les champs de blé et les moissonneurs,

dans la grande mort la débauche augmente

la fleur prédatrice

***

                                                                   

Aujourd’hui, j’ai vu mon cœur, il battait très loin,

il me semblait que ce n’était pas mon cœur, à côté, près d’un appareil sofistiqué,

la femme médecin  aux yeux bleus m’a laissé écouter un instant

ses rythmes, j’ai entendu de gros torrents et un sifflement,

le temps se tourmentait en grandes fleuves, ce serait vrai,

a dit la femme médecin, si on était au milieu,

si on revenait dans son cœur, on verrait les souterrains

d’où vient le destructeur

 

 

 

Récital au Gala de la poésie roumaine contemporaine Alba Iulia en 2016.




Alberto Manzoli, le mythe au coeur de la poésie

traduction et présentation de Marilyne Bertoncini

 

Réduite à deux lignes, accompagnant sa photo,  sur le site des éditons Tapirulan qui publient le poète, la biographie de ce dernier annonce :

 Né n'importe où en 1962, Alberto Manzoli vit et travaille à Parme. Méfiant et Scorpion, il préfère lire lui-même ses vers en public. En ce moment, il vous regarde avec méfiance. »

Sa poésie, primée à diverses reprises,  est publiée en revue et dans des anthologies, il participe au jury d’un concours littéraire, il est aussi l’auteur de préfaces, d’essais (sur le Futurisme en particulier, de monologues et textes dramatiques, et d’adaptations d’auteurs anglophones (Philip Larkin,  Sam Shepard, Derek Walcott).

Mais lui ne livrera pas plus que les deux lignes de sa biographie officielle :  c’est une personne secrète, présente mais discrète – car  contrairement à bien des poètes aspirant à la notoriété, notamment à travers les réseaux sociaux, Alberto Manzoni est réticent à se montrer, conscient que l’œuvre est ce qui importe. Il  l’a fait pourtant  auprès de Lucia de Ioana, sur La Repubblica (je lui dois les citations d’Alberto Manzoli), où il parle à cœur ouvert de son travail d’écriture, de l’importance dans sa vie de la poésie découverte dans l’enfance, devenue essentielle avec son premier achat, Les Fleurs du Mal : « Baudelaire a été pour moi, comme je crois qu'il l'a été pour beaucoup, mon guide vers la poésie. Dès lors, les choses ont simplement commencé à se produire ». Baudelaire, un modèle « dont il faut vite s'éloigner, dit-il – lui préférant «  Dante, la poésie épique nordique et les Gilgamesh, les modernes : Sandro Penna, pour sa grâce foudroyante, Anna Achmatova, pour le don de la tragédie, Fernando Pessoa, pour le don de l'agitation, le calme roi des labyrinthes, Jorge Luis Borges, et l'imagiste Pound. Si je crois que peut-être, pour se limiter au 20e siècle, le poète parfait est Federico Garcia Lorca, qui a réussi à combiner le maximum de popularité avec le maximum de magistère poétique. »  .

C’est tardivement qu’Alberto Manzoli, grand lecteur de poésie « entre en écriture « parce que « la poésie est le seul moyen que je connaisse pour lever la tête de la mangeoire. Regarder par-dessus le bord de l'assiette, voir ce qu'il y a au-delà la haie. Ou du moins, s'imaginer qu'il y a quelque chose ».

S’il publie, c’est  de façon sélective – et lente – d’où une production rare – soutenue par la présence d’un vieux téléphone sur la table de chevet, en guise de carnet sur lequel il note les pensées des franges du sommeil – des « illuminations » suivies de beaucoup de travail : « J'envie les génies qui écrivent un chef-d'œuvre en cinq minutes. Je ne suis pas un génie, et je dois travailler dur ». Quand j’écris, confie-t-il à Lucia de Ioanna, « toute l'œuvre, toute la fabrication, pour reprendre une expression du Caravage, toute la valeur réside dans la traduction de la prise de vue photographique, du regard, de la vue en une vision centrifuge, d'éloignement de le sujet, pas différent de celui de Paul Gauguin. Le poème part d'un point connu et défini (“toujours me fut chère cette colline solitaire” écrit Giacomo Leopardi) (sempre caro mi fu quest'ermo colle et aborde à un rivage totalement inconnu, à l’océan qu’on découvre en écrivant".

De cette traversée de la Mare Incognita de l’écriture surgisse des textes surprenants de modernité et de classicisme dont témoignent les 6 poèmes inédits qu’il nous a confiés, choisissant de les inscrire sous l’égide de L’homme de Lisbonne, pour nous emmener dans un voyage à travers temps et mythe, aux origines de la poésie, dans la Mésopotamie de l'épopée de Gilgamesh, qu'il rend infiniment présente, qu'il fait vibrer comme des instants de vie quotidienne transcendés par la mémoire.

L'uomo di Lisbona

                              (a Mário de Sá-Carneiro)

 

Severo è il sogno, la realtà mediocre,

coltivo l'arte di dimenticare.

Il mondo esterno era inutile e strano,

così ho fatto di me un intero mondo,

e ora senza occhi contemplo le strade e

i passanti, tempo privo di suono,

statua di un falso dio erosa al vento.

Sono qualcosa tra me stesso e il nulla,

un mare basso bugiardo di schiuma,

un sogno immenso risvegliato in nebbia,

e nel mio labirinto mi son perso,

e poco importa se oggi o da sempre,

tutto si spegne in silenzi di piume.

Severo è il sogno, e la realtà si spezza:

ricordo, credo, una famiglia a pranzo

nell'oro di domeniche dissolte,

pallida pace assorta, e la finestra

che passa l'aria tenera di giugno.

Da casa a volte si sentiva il treno.

L'homme de Lisbonne

(à Mario de Sá-Carneiro)

 

Exigeant est le rêve, médiocre la réalité,

Je cultive l'art d’oublier.

Le monde extérieur était bizarre et inutile,

alors je me suis fait tout un monde de moi-même,

et maintenant sans yeux je contemple les rues et

les passants, temps  dépourvu de son,

statue d'un faux dieu érodée par le vent.

Je suis quelque chose entre moi et le rien,

une mer basse à l’écume menteuse,

un rêve immense réveillé dans le brouillard,

et je me suis perdu dedans mon labyrinthe,

et peu importe si ce jour ou depuis toujours,

tout s'éteint dans des silences de plumes.

Exigeant est le rêve, et la réalité se brise :

Je me souviens, je crois, d'une famille au déjeuner

dans l'or de dimanches dissous,

pâle paix absorbée, et la fenêtre

qui offre l'air tendre de juin.

Parfois, de la maison, on entendait le train.

Australopithecus sapiens sapiens

 

Mi muovo qui, in assenza di tempo,

scostando i rami per cogliere i frutti,

e uova e nidi e poi di tanto in tanto

scimmie minori, quando ci riusciamo,

da spartire con le femmine a terra.

Non prendo mai più di quanto mi serve.

Ogni tanto, poi, mi fermo su un ramo,

e il mio sguardo sereno si distende

sopra l’immensa cupola smeraldo

fresca e pulita di recente pioggia,

e al richiamo gioioso degli uccelli,

a questo soffio gentile di dentro,

io mi domando se esiste davvero,

se ciò che alcuni chiamano la morte

non abbia regno che sull’apparenza,

e non sia solo un mutare di forme,

dal minerale al vegetale e oltre

poi, tutto daccapo, e tutto di nuovo,

col cuore in gola, affannato e felice,

questo scendere e salire dal ramo

che non si spezza e che non avvizzisce,

la mammella sempre verde di latte

che non distingue tra figli e figliastri.

 

Ignoro tutto, a parte la foresta.

Così mi pare di sapere tutto

quello che esiste da sapere al mondo,

soltanto gli alberi, i ruscelli, i sassi,

tutta la vita che ci nuota dentro,

che vola, striscia o canta nel mattino,

e che non chiede null’altro che vita.

Questo io so che è la cosa giusta

Se esiste un altro mondo, è sbagliato.

Australopithèque sapiens sapiens

 

Je me déplace ici, en absence de temps,

écartant les branches pour récolter les fruits,

et des œufs et des nids, et puis de temps en temps

de plus petits singes, quand on y parvient,

à partager avec les femelles au sol.

Je ne prends jamais plus que ce dont j'ai besoin.

De temps en temps, je m'arrête sur une branche,

et mon regard serein s’éloigne

par-delà l'immense dôme d'émeraude

frais et propre de la pluie récente,

et au chant joyeux des oiseaux,

à ce doux souffle de l'intérieur,

Je me demande si tout cela existe vraiment,

si ce que certains appellent la mort

ne règne que sur l'apparence,

et ne soit rien de plus qu’un changement de formes,

du minéral au végétal et au-delà

encore, de nouveau tout et toujours,

le cœur dans la gorge, à bout de souffle, heureux,

ce descendre et monter de la branche

qui ne se brise pas et qui ne se dessèche,

le sein toujours vert de lait

qui ne distingue pas entre fils et bâtards.

 

J'ignore tout, sauf la forêt.

Ainsi j'ai l'impression de tout savoir

De ce qu'il y a à savoir dans le monde,

juste les arbres, les ruisseaux, les pierres,

toute la vie qui nage en nous,

qui vole, rampe ou chante le matin,

et ne demande rien de plus que la vie.

Je sais que c'est la chose juste.

S'il existe un autre monde, il est faux.

La dea bianca

 

L’arancia è un frutto d’acqua, e nell’arancia

ogni spicchio trova la sua ragione,

il posto esatto del suo stare al mondo,

sotto il materno velo che lo nutre.

Così è la melagrana, il fico verde

di cui mi adorno e che di me ragiona,

ed ogni mite frutto di stagione

racconta la pienezza senza sfregio

del mio silenzio, del mio dire chiaro,

la neve che non si converte in acqua,

quando sui colli scivola il disgelo.

Sono misura che sorpassa il segno,

e in me non c’è mai stata la frattura,

mai l’esplosione verso il mondo esterno;

intatta io racchiudo l’universo,

e custodisco il mondo e a te lo dono,

a te che innocente mi hai raggiunto.

Nelle tue mani calde, goffe e buone

affido l’uovo che non si è mai schiuso.

Come spiegarti, caro, come dirti

che dal mio grembo deserto di figli

nascono insieme i giorni e le comete,

e boschi e laghi su cui passa il vento,

e prati di rugiada, e in fondo al piano

città che si risvegliano al mattino,

col primo carro che esce nella nebbia.

Tu dormi e non sai nulla, il tuo dormire

ha il soffio dell’agnello che ha lattato.

Riposa ancora, caro, non ti tocco.

Sono pronta, sono nuda, e ti aspetto.

La déesse blanche

 

L'orange est un fruit d’eau, et dans l'orange

chaque quartier trouve sa justification,

la place exacte de son être au monde,

sous le voile maternel qui le nourrit.

Ainsi est la grenade, la figue verte

dont je me pare et qui parle de moi,

et tous les doux fruits de saison

racontent la plénitude sans cicatrices

de mon silence, de mes paroles claires,

la neige qui ne devient pas eau,

quand le dégel glisse sur les collines.

Je suis la mesure qui dépasse le signe,

et en moi jamais il n’y eut de fracture,

jamais l'explosion vers le monde extérieur ;

intacte c’est moi qui contiens l'univers,

et je garde le monde et à toi je le donne,

à toi qui innocent m’a rejointe.

Entre tes mains chaudes, maladroites et bonnes

Je confie l'œuf qui n'a jamais éclos.

Comment t’expliquer, mon cher, comment te dire

que de mon ventre aride d'enfants

naissent en même temps les jours et les comètes,

et des bois et des lacs sur lesquels le vent passe,

et des prairies de rosée, et au fond de la plaine

des villes qui le matin s’éveillent,

avec le premier char qui sort dans le brouillard.

Tu dors et ne sais rien, ton sommeil

a l'haleine de l'agneau qui vient d’allaiter.

Repose-toi, mon cher, je ne te touche pas.

Je suis prête, je suis nue et je t'attends.

Monologo di Tammuz il pastore

 

Quanto è distante il cielo dalla terra?

Non molto forse, se io qui, supino,

disteso in mezzo all’erba appena nata,

la testa volta indietro alla collina,

guardo le greggi pendere dal prato,

nette contro l’azzurro che si stampa,

come le nubi quando cambia il tempo.

E in questo volo basso e rovesciato

sta forse tutto il trucco delle cose,

che sembrano banali, e sono sacre:

il letto, le scodelle, l’acqua, il fuoco,

l’erba e l’agnello che consuma l’erba,

e il ferro che alla fine chiude entrambi.

E tutti quei silenzi e spazi vuoti

in cui mi formo come la giuncata

che metto ad asciugare nei cestini

e sgoccia a notte, lenta, sulla paglia,

e la fatica ancora, e il pane duro

che riconforta la mia quiete all’ombra,

quando il Leone infuria e insieme al gregge

mastico adagio, gli occhi fissi al mare.

È il mio mondo, evidente e segreto,

vasto quanto la ronda del mio abbraccio.

Lo tengo insieme con sangue e sudore e

nessun filosofo, nessun poeta

è il benvenuto qui. Basta la vita,

la sola vita è già preghiera e canto.

E il canto si fa più dolce e disteso

quando alla sera, assieme ai pochi amici

ci raccontiamo la nostra giornata,

beviamo in pace un bicchiere di vino,

e in pace ognuno torna alla sua casa.

Qui il rito si ripete: a mani giunte

sorreggo la scodella con la zuppa,

poi vado al lavatoio e spengo il lume.

E un po’ più tardi, dopo il primo sonno,

la rapazzola sotto la finestra

si schiara al primo raggio della luna

che va sorgendo quieta tra i cipressi.

In breve la mia attesa avrà il suo scopo,

il gatto si spaventa e fa la gobba,

sotto la tela sento le tue forme

lievitare come soffice pane.

Domani devi dare l’acqua ai porri,

zappare le patate e dargli il verde.

So che sai questo, e molto altro ancora,

di cose che non potrò mai capire,

e non mi dirai mai, e non mi offendo;

e so che non ti offendi, se un pastore

a notte alta dorme ancora un poco.

Monologue de Tammuz le berger

 

Combien y a-t-il du ciel à la terre ?

pas grand-chose peut-être si, allongé ici,

le dos au milieu de l'herbe à peine née,

la tête tournée vers la colline là derrière,

Je regarde les troupeaux suspendus dans le pré,

précis contre l’azur qui s’imprime,

comme les nuages lorsque change le temps.

Et dans ce vol bas et inversé

Se trouve peut-être toute la magie des choses,

qui semblent anodines, et sont sacrées :

le lit, les bols, l'eau, le feu,

l'herbe et l'agneau qui mange l'herbe,

et le fer à la fin qui interrompt les deux.

Et tous ces silences et ces espaces vides

dans lequel je me forme comme la jonchée

que je mets à sécher dans les paniers

et qui s'égoutte lentement sur la paille la nuit,

et la fatigue encore, et le pain dur

qui réconforte mon calme à l'ombre,

quand le Lion fait rage et qu’avec le troupeau

Je mâche lentement, les yeux fixés sur la mer.

C'est mon monde, évident et secret,

vaste comme l’ étreinte de mon bras.

Je le maintiens avec sang et sueur et

aucun philosophe, aucun poète

n’est bienvenu ici. La vie suffit,

la vie seule est déjà prière et chant.

Et le chant devient plus doux et détendu

quand le soir, avec quelques amis

on se raconte notre journée,

buvons un verre de vin en paix,

et en paix chacun rentre chez soi.

Ici le rituel se répète : mains jointes

Je tiens le bol avec la soupe,

puis je vais au lavoir et j'éteins la lumière.

Et un peu plus tard, après le premier sommeil,

la paillasse sous la fenêtre

s'éclaircit au premier rayon de lune

qui s'élève tranquillement parmi les cyprès.

Sous peu mon attente atteindra son but,

le chat a peur et arque l’échine,

sous la toile je sens tes formes

lever comme un pain moelleux.

Demain il faut arroser les poireaux,

biner les pommes de terre et leur donner du vert.

Je sais que tu sais cela, et plus encore,

des choses que jamais je ne comprendrai,

et jamais tu ne me les diras, et je ne m’offense pas;

et je sais que tu n'es pas offensée, si un berger

au cœur de la nuit dort encore un peu.

Lamento di Enkidu

 

Gilgamesh ordinò al cacciatore:

“Va’, e porta la prostituta Shamhat con te.

Quando gli animali selvaggi si recheranno all’abbeverata,

falla spogliare, fa’ che mostri il suo sesso.

Enkidu la vedrà, le si avvicinerà,

e allora i suoi stessi animali, quelli con cui è cresciuto,

non lo riconosceranno più.”.

 

 

La lepre. Il toro. L’ape e il leone:

le grandi anime sono capaci

di grandi silenzi e grandi segreti.

Sarà per questo forse che al ricordo

dei giorni andati, quando ero divino,

quando scorreva senza distinzione

la vita tra me e ciò che non ero,

il cuore mi si stringe come un pugno;

e allora grido, e il grido cade in nulla,

la mandria fugge ancora e mi abbandona.

Io, Enkidu, ero uno di loro:

e nei tramonti e nei mattini immensi

ero silenzio e sogno e alba certa,

avevo i loro occhi e la visione,

e in dono un mondo di pascoli e rivi.

Adesso non sono più nulla: gemo,

ridotto a forma umana senza scampo,

ad un pensiero conforme e banale;

e al passo di un inverno che si guasta

contemplo l’acqua pura del disgelo,

e il folto dei comignoli sul tetto

a sfidare la luce che si allunga

verso frontiere franche, mentre insieme

quieti alla nostra fine scivoliamo.

E in questo scarto tra rumore e suono,

seduto sul gradino presso all’uscio,

mondando le insalate per la cena,

ricordo il fuoco della mia potenza,

quando correvo assieme al vento caldo

piegando a terra le erbe con l’amore

più crudo e nel mio corpo trionfante

era la mia certezza e il mio destino.

 

Poi, nel bagliore di un giorno assetato,

senza che avessi sospetto o sentore,

venne la bella. Sapeva di rose.

Complainte d'Enkidou

 

Gilgamesh ordonna au chasseur :

"Va, et emmène la prostituée Shamhat avec toi.

Quand les animaux sauvages viendront à l’abreuvoir,

fais-la se déshabiller, laisse-la montrer son sexe.

Enkidu la verra, il s'approchera d'elle,

alors ses propres animaux, ceux avec qui il a grandi,

ne le reconnaîtront plus. ».

 

 

Le lièvre. Le taureau. L'abeille et le lion :

les grandes âmes sont capables

de grands silences et de grands secrets.

C'est peut-être pour cela que la mémoire

des jours passés, quand j'étais divin,

quand coulait sans distinction

la vie entre moi et ce que je n'étais pas,

mon cœur se serre comme un poing ;

alors je pleure, et le cri tombe dans le néant,

le troupeau à nouveau s'enfuit à et m'abandonne.

Moi, Enkidu, j'étais l'un d'entre eux :

et dans les couchants et les matins immenses

J'étais silence et rêve et aube certaine,

J'avais leurs yeux et leur vision,

et le don d’un monde de pâtures et de rivières.

Maintenant je ne suis plus rien : je gémis,

réduit à une forme humaine sans issue,

à une pensée conformiste et banale ;

et au passage d'un hiver qui se gâte

Je contemple l'eau pure du dégel,

et la forêt de cheminées sur le toit

défiant la lumière qui s'étire

vers des frontières ouvertes, tandis qu'ensemble

calmes vers notre fin nous sombrons.

Et dans cet écart entre le bruit et le son,

assis sur le pas de la porte,

nettoyant les salades pour le repas du soir,

Je me souviens du feu de ma puissance,

quand je courais avec le vent chaud

pliant les herbes au sol de l’amour

le plus cru et que dans mon corps triomphant

étaient ma certitude et mon destin.

 

Puis, dans la lueur d'un jour assoiffé,

sans que je m'en doute ou que je m'en aperçoive,

vint la belle. Et un parfum de rose.

Lamento di Gilgamesh

 

Di colui che vide ogni cosa  voglio narrare al mondo;

di colui che apprese e che fu esperto in tutte le cose. (…).

Vide ciò che era segreto, scoprì ciò che era celato,

e riportò indietro storie di prima del diluvio.

Percorse vie lontane finché, stremato, trovò la pace.

Sin–leqe–unninni, prologo del Racconto di Gilgamesh

 

Non c’è partenza che non mi assomigli,

nel vuoto delle stanze abbandonate.

Ho visto l’alba sopra le montagne

nelle foreste odorose di cedri,

e poi il giorno diventare vecchio,

e non rispondere alla mia domanda.

Conosco l’arte occulta del serpente,

ma come lui non so cambiare pelle,

quando a ponente si affaccia il mattino.

E tutta questa scienza a che mi serve?

L’innocenza è lontana e mi deride,

così come lontana è la pienezza

che mi credevo di acciuffare in corsa,

come la lepre il cane. Insomma, niente,

c’è più verità in un mazzo di fiori

che in tutti i libri di filosofia,

il mondo parla semplice e pulito,

e noi non lo ascoltiamo, questo è il punto.

In un paese al di là del vento

riposa l’ombra della mia speranza,

e tra noi due sta, tenera e paziente,

la quotidiana anomalia dei giorni.

Così mi siedo e aspetto, sulla torre

il fiato soffocante del deserto

mi porta a tratti il richiamo di un cane,

mi dice quanto è solido il silenzio,

quanto profondo il buio sulle case.

Io sono il re di un regno che ho lasciato,

non resta che il mio corpo solamente e

non c’è viandante, non c’è mietitore

che non invidi perché non è me.

Ad uno ad uno vedo nel vallone

spegnersi i fuochi nei campi e sulle aie.

Anche stanotte, placida e serena,

sui mari quieti, sopra le pianure,

la luna aggira il mondo e voi dormite.

Complainte de Gilgamesh

 

De celui qui a tout vu, je veux parler au monde ;

de celui qui apprit et fut expert en toute chose.(…).

Il vit ce qui était secret, trouva ce qui était caché,

et ramena des histoires d'avant le déluge.

Il parcourut des routes lointaines jusqu'à ce que, épuisé, il trouve enfin la paix.

Sin – leqe – unninni, prologue du Conte de Gilgamesh

 

Il n'y a départ qui ne me ressemble,

dans le vide des chambres abandonnées.

J'ai vu l’aube sur les montagnes

dans les odorantes forêts de cèdres,

et puis j’ai vu vieillir le jour,

sans réponse à ma question.

Je connais l'art occulte du serpent,

mais je ne sais comme lui changer de peau,

quand au ponent  se montre le matin.

Et toute cette science à quoi me sert-elle ?

L'innocence est loin et se moque de moi,

De même que la plénitude

que je croyais saisir dans ma course

comme le lièvre le chien. Bref, rien,

il y a plus de vérité dans un bouquet de fleurs

que dans tous les livres de philosophie,

le monde parle simple et net,

et nous ne l'écoutons pas, c'est le problème.

Dans un pays d’au-delà du vent

repose l'ombre de mon espoir,

et entre nous deux se tient, tendre et patiente,

l'anomalie quotidienne des jours.

Ainsi je m'assois et j'attends, sur la tour

le souffle étouffant du désert

m’apporte parfois l'appel d'un chien,

me dit à quel point le silence est solide,

combien profonde la nuit sur les maisons.

Je suis le roi d'un royaume que j'ai quitté,

Il ne me reste rien que mon corps et

il n'y a voyageur, il n'y a moissonneur

que tu n'envies car il n’est pas moi.

Un par un je vois dans la vallée

S’éteindre les feux des champs et sur les aires de battage.

Même ce soir, placide et sereine,

sur les mers tranquilles, sur les plaines,

la lune fait le tour du monde et vous dormez.




Metin Cengiz, La Guerre et autres poèmes

Partout nous sentons l’odeur de la guerre
rien que son nom nous la fait monter au nez
de loin comme l’odeur du pain frais.
Comme si d’aucuns se battaient en notre sein
la vie éprouve la mort avec son arme
en faisant couler le sang des mots.
Les écrans sont si proches du ciel
qu’il est impossible de ne pas voir Dieu
en passant d’un front à l’autre.

Mon fils dit : « Je crois que Dieu est devenu fou
ne peut être à ce point son propre ennemi
même celui qui court après sa raison ».
Je me demande un instant ce qu’est la raison.
J’ai presque envie de m'asseoir sur une chaise
et boire encore du raki jusqu’à l’ivresse.
Peut-être retrouverai-je alors ma bague 
cadeau de ma femme dans une nuit scintillante
que j’ai perdue parmi les cailloux.

Adieu mon amour d’enfance.
Adieu mon enfance.

Bonjour Dieu

CONNAÎTRE

L’infini est là où commence la fin
Aride, j’ignorais ta chaleur
Je suis un roi de Perse plongé dans ses rêves
En quête de campagnes, de contrées, de frontières
Toi mon règne dans mon propre pays
Mon père seul m’avait parlé de tout cela
Qui m’avait tout appris, ce qu’est une frontière, un pays, une expédition
Comment les cavaliers se lancent à l’assaut
Ce qui succède au son du clairon
Les loups par exemple n’attaquent jamais une armée
Les animaux ont très peur des hommes en nombre
Puis tu as commencé à me montrer les insectes
Ce qu’est la religion ce qu’est Dieu et comment on prie
C’est aussi toi qui m’as fixé des limites
Ce sont des lettres aux yeux de Dieu
Des noms et des qualités pour les hommes
Des allumettes qu’on allume pour le plaisir
Mais tu m’as défendu de jouer avec les limites
De ce jour-là dès que je vois une paire de jambes
Je dis que s’ébranlent mes notions de limites
Tout à coup se prépare une expédition
Or moi je suis un roi de Perse
Je ne puis mettre mon pays en péril
D’autres rois existent, d’autres pays
Or moi j’ai des révolutions à faire
C’est cela connaître ta chaleur
J’ignore ce qu’est vivre, mais tuer est défendu

DÉSERT

Je suis un voyageur d’images
Je cherche mon jumeau sur les chemins
Tout le monde me reconnaît à ma chemise ensanglantée
Des champs de vignobles pleins de récolte
Des cours d’eau abondants au milieu de la verdure
Des filles au firmament comme des étoiles
Cette forêt de visions si profonde
Je suis entouré par des amis
Sur notre table des plats et des fruits
Quel bel éclat de rire argentin
Mais des voix mortes résonnent à mes oreilles
Le jumeau de chacun est mort, le mien est au loin
Ils me jettent au feu quelquefois
Ils me maudissent me chassent de leurs villes
Je mendie des mots pour assouvir ma faim
Au moment de s’accomplir le sortilège est rompu
La chaleur me rôtit le froid me brûle
Je m’étrangle moi-même au lieu de mon jumeau
Je remets toutes les pierres à leur place
Devant moi s’étend un désert sans fin
Les gens en route ainsi que des crânes
Où le soleil viendrait s’abreuver
Je découvre enfin ma propre image
Le désert était la route qui se prolonge en nous
Et chaque vision n’était qu’une oasis

ELI

Eli, Eli, lama sabachtani *
Cela doit être ainsi, disent les écritures
Que cette coupe passe par moi, que ta volonté soit faite
Que des roses m’imprègnent de la tête aux pieds
Comprenne qui lira. Malins comme des serpents
Naïfs comme des colombes soient-ils
Que les morts enterrent les morts
Que nul ne pose aucune question, qu’on laisse passer un moment
À chaque jour suffit sa peine
Les lys des champs ne chantent ni ne travaillent
Comment cacher une ville au sommet d’une montagne
Vous êtes le sel de la terre, si le sel perd sa saveur
Comment la lui rendra-t-on ? Aux pieds il sera foulé
Or moi je chassais les chasseurs d’hommes
Et je disais : l’homme ne vivra pas que de pain
Mais aussi de paroles sortant de la bouche de Dieu

Le rideau se déchire, la terre tremble, les rochers se fendent
Les tombes s’ouvrent, de leur sommeil tant de morts se relèvent

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » : dernières paroles de Jésus de Nazareth sur la croix.

Seigneur je te remercie

Seigneur, je te remercie
Pour les fruits et les légumes
Pour le pain pour le vin pour le raki
Pour les vieilleries de notre maison
Pour le lit, pour la couette
Pour la nourriture consistante
Pour le jour pour la nuit
Pour les étoiles s’ouvrant dans la nuit
Pour la lune au regard lascif
Pour les enfants sifflant la lune
Pour tout Seigneur oui pour tout
Même pour la misère qui nous accable
Et surtout Seigneur pour mon amour
Pour ses baisers ses embrassements
Parce qu’elle sent comme le matin
Pour son teint pour ses cheveux
Seigneur je te remercie
Mais ne nous envie pas je t’en prie
Parce que tu n’as plus ce que tu donnes
Surtout ne nous empoisonne pas la vie
Tu peux te retourner vers le passé
Et voir un peu tout ce qui advient
Puis nous te prions humblement
Ne parle pas d’angoisse à notre place

Ces cinq poèmes ont été publiés pour la première fois dans le livre nommé Hayat ve Şiir (Vie et poésie)

 

 

Présentation de l’auteur




Romain Fustier, Terre — mer

le vent sinistre dans les peupliers – elle

associe depuis toujours ce bruit à un
malheur, quelque catastrophe qu’il présage

– mon poème aux pavillons d’oreilles fines
saisit cette menace, cette inquiétude

longeant le canal : les écluses retiennent
l’eau, les sons qui se combinent – ça sent le

bois pourri, le feu de bois dans la forêt
qu’elle imagine – nous entendons au loin

des chiens de chasseurs, puis la mélancolie
arrive sur nous par bouffées, intervalles

– elle paraît s’échapper de la bouche même
des arbres que je chausse de baskets, à

qui j’enfile son blouson pour cheminer

                                                                 ] Vaux

un joli petit bruit – nous rebroussons tous

chemin creux devant ce qu’elle a pris pour une
source, qui s’avère rétrospectivement

un reste de ruisseau se perdant parmi
la prairie – avons croqué dans la galette

du crépuscule un ou deux quarts d’heure plus
tard : le ciel émiettait sa lumière sur

la cime crénelée des arbres, marchait
sur les forêts – tout était sauvagerie

calme autour, tranquillité irradiant cette
terre qu’aucune métaphore ne par-

vient à croquer – il n’en est guère resté
la nuit tombée – ces souvenirs secrets, quelques

cupules, et des glands au fond d’une poche

                                                                          ] Beissat

les oiseaux qui vont boire partent pour la

baignade – ma petite a lâché la phrase
précédente, ou un propos y ressemblant de-

puis la voiture, levant les yeux au ciel
dont un menu morceau a émergé entre

les immeubles, derrière le pare-brise
– elle a remarqué que les freux chaque soir

descendent à la rivière, à la brune en
ville, venus des côtes qui la surplombent

où ils retourneront – les berges deviennent
la bouche du monde s’abreuvant d’eau : quel

pays merveilleux s’est ouvert entre les
deux lèvres de ma fillette – elle en étrenne

l’histoire, éteignant ces néons clignotants

                                                                           ] Montluçon

nous serons allés, nous croirions à la mer

pour un peu – les lumières du port sur la
berge opposée sont celles du parking de

l’étang, pas les reflets de celles de la
station balnéaire que nous fantasmions

– nous longeons la berge, nous la longeons : j’en
suis longé à mon tour, poursuivant tout droit

pour gagner le pont de bois franchissant le
ruisseau – les bords sont des limites dont nous

ne connaissons pas la limite : l’eau re-
prend son cours telle la vie après la digue

dont l’éclusier a ouvert les vannes – je
reviens près de l’école de voile où j’a-

vais rendez-vous, plein de cet écoulement

                                                                          ] Étang de Sault

des bouts de neige sur le pré, restes de

chutes de la semaine – j’écris depuis
l’intérieur de mon vécu sans que je sois

en capacité de faire autrement, fuir
mon tempérament – ces reliquats sur le

sol en haut de la côte réveillent quelles
rêveries, sont les débris de quels instants

dont je croise les ruines, j’exhume les
vestiges, virant à gauche – l’eau de fonte

s’écoule dans l’herbe qui servira de
nourriture au bétail : les vaches dans le

pâturage s’en gorgeront jusqu’aux sexes
– ça sentait la betterave fourragère

tout à l’heure – la vie respire, charnelle

                                                                       ] Les Réaux

Présentation de l’auteur




Fabien Marquet, Le Poète anonyme (Poèmes de la dernière modernité), extrait

Descendre.
En quel lieu sûr descendre.

Pour recevoir un legs des lumières vives.
Pour que flashs
Ou manchettes
Écrans publicitaires – avec leur lot de pixels
Dernier Cri –
Ne laissent plus sur la rétine
Qu'un souvenir d'ahuri...

Oui
Pour un crâne perforé                                                         
Le jour passe
Les épaules s’affaissent
Le corps     vidé
Ne tient plus que par la tête – sans qu'on sache comment –
Suspendu comme un poids
Il avance...

*

Lumière de ma lampe économe lumière molle ma lampe

Quelle idée de lait ce soir renfermes-tu donc ?
Quelle Puissance nourricière gît derrière ta paroi ?
Je chuchote
– Pour ne pas te froisser –
Et la musique à tes côtés monte vers toi
Et redescend afin de te bercer
Lumière de ma lampe économe lumière molle...

*                                                                            

Le soir
Autour de nous les premières lumières s’allument écrasées
Par le ciel nocturne
Sur le bitume encore fumeux

Quelque part
L'orage gronde
Comme un ouvrier
Tout noir de poix

Mais on sait déjà que la terre va pleurer ses eaux perdues
La radio
Est à deux doigts d'annoncer la naissance d'une catastrophe
Ou d'une révolution

Ouf ! Quelle journée...

Tant de bruits qui ont passé en rafale
De soleils virulents
Dans le clapotement des sirènes :

Le cœur a perdu pied dans un mirage d'asphalte...

A l'autre bout
La main tremblote                                                 

*

Rien à midi
Pas même sa lumière blanche et mauvaise
Qui a fait de moi
Sa bête somnolente

Par l’air dense ce soir
Le monde avec elle pourra transiter
Et venir se presser

Sensible au bord d’une mémoire béante
Que j’aurai devant moi – occupé à fouir...
Fouir
Et à me dérober

Peut-être ferai-je bouger les lignes...

∗                                                                                                                                        

Écoute-le... maintenant
Il passe sur la route et se démultiplie
Grondant tout feu tout flammes
Dans une embardée

Se perd comme un tonneau
Au roulement de tambour

Puis il disparaît...

Sous les dernières gouttes
Les feuilles lasses tout à l'heure crépitantes
A laisser interdit
Fabriquent un bruit moelleux :

Le temps a été sec et lourd
Caniculaire

 Le Poète anonyme (Poèmes de la dernière modernité), éditions Unicité 2022

Présentation de l’auteur