Nul travestissement en vérité, Dominique Sampiero est un poète « cash ». « Il transgresse savamment mais innocemment. Le langage est un vaisseau et le poète son pirate, son pire acte. » (P.8) De quoi en effet tomber à la renverse ! Tant l’intrusion du critique engage à la plus grande prudence de lecture. « Que je sois vivant ou mort, je suis en face d’un réel qui organise mes absences passées et à venir ». (P.9) Je reprendrais cette formule plus tard tant elle me parait essentielle dans la compréhension du présent ouvrage.
Chez Sampiero, vouloir vivre est une contradiction différée !
Ainsi le ton est-il donné, d’un « Homme Habité », qui se fiche pas mal « du vouloir vivre », à l’inverse de courir après une mort qu’il connaît trop bien. Car le poète semble éprouver la vie comme une mort presque certaine ou bien alors d’écrire fortuitement et discrètement que la mort elle-même est plus réelle que la vie. Non qu’il faille croire que toute mort, détruit toutes formes d’illusions secondaires et passagères, mais plutôt qu’elle trouve la vie ridicule parfois et soudainement obsolète, dès lors que l’on côtoie allègrement ses « propres cadavres ambulants ». « Le Réel est une croyance – jusqu’au jour où il cogne ». (P.9) Et lorsqu’il se met à cogner (dur), c’est tout un monde, le monde, qui s’étiole et se fracture... Aussi envers et contre tout, le poète n’est jamais dupe, « son Réel », ne ressemble à aucun autre, il est LUI – et même « si le vaste reste simple » ; pourquoi en serait-il être autrement d’ailleurs ? Nul besoin de clôture factice et inutile afin de trouver le bon refuge à la survie. « L’inachevé respire entre les cailloux d’un repos imaginaire ». (P.13) Belle contradiction une fois de plus, qui se veut à la fois remède et poison, re-commencement et pourrissement. Or Dominique Sampiero a appris a dompter les éléments, au « cœur » d’une sagesse impénétrable, celle qui ne trompe pas sur le sens du monde, probable et improbable, ouvert et fermé, mais jamais vraiment tout-à-fait-amical. Ici on ne se souvient que des cailloux, érigés maladroitement en « pierre tombale », mais méfions-nous là encore de ce qui ressemble à une sombre invitation ! « Ici on se souvient des voyages sous le ciel et du corps archaïque du désir ». (P.15) Car chez LUI, le corps reste un absolu à conquérir ; par le désir alors ? Fut-il volontairement archaïque. Eh bien pas sûr justement ! Pour Sampiero, le désir n’est pas nécessairement une juste révélation de l’entendement Hégélien, oserais-je dire, mais plutôt le contraire admissible d’un faux consentement « qui se pose sur les mains ». A ce stade on pourra toujours penser que « Par ce ralenti de l’invisible et du cri, le ciel et la boue se marouflent l’un contre l’autre puis, médités à l’envers, se souvient de quelque chose sans arriver à le nommer ». (‘P19), car si l’approche encombrée de l’Autre ne semble pas très loin, les références sont nombreuses dans ce recueil de la présence humaine même intelligemment camouflée, le dehors dans le dedans semble vouloir faire exception. « Le chant est resté figé sur place, ahuri de lucidité.» (P.20) et plus loin encore, « J’ai vécu un mot qui a crevé mon espace d’un trou noir. Que je sois vivant ou mort, je suis en face d’un réel qui organise mes absences passées et à venir ». (P.21) On peut alors considérer sans guère de contre-sens que le fameux trou noir considère le Réel comme une accidentation intentionnelle de la pensée toujours solitaire et sans pour autant prétendre à une vacuité magistrale, Ainsi il semble presque évident, « qu’une brèche dans l’écart se fissure pour apparaître ». Nous y sommes arrivés finalement ! « La fissure », est bien le « lieu de la mémoire » du poète – mais un tiers lieu. Une friche qui ne demande qu’à être habitée, réhabilitée sans contrainte. Les espaces naturels ont besoin d’une grande liberté pour exprimer leurs désaccords. « Figure insoupçonnée, invérifiable, dont nous sommes harcelés par l’intuition ». (P.25) Et cette intuition là n’a rien de vraiment solvable, car elle agit en surimpression. Elle, ne fait que glisser lentement, afin de donner naissance au risque. Et la réponse est donnée de manière presque brutale, « Quel démon mal foutu nous fait croire que les cailloux de l’invisible nous lapident à chaque fois que nous doutons ? » (P.26)
Toute grâce même révélée demeure abstraite et insondable !
Et Sampiero, connaît bien tous ces démons, il en a fait l’inventaire laborieux tout au long de son œuvre, à tel point que l’on peut croire naïvement que le poète ne doute de plus rien comme « une grâce du psaume blanc » (P.27) écrit-il comme une sorte d’avertissement et de pleine certitude. Qu’est-ce donc que cette grâce là, dont le sens originel n’est pas complètement révélé et encore moins en adéquation avec le ciel ? La grâce pour Sampiero est un artéfact ou tout bonnement une vitre sans tain, « sans rédemption ». « Mettre debout un champ ne prouve rien d’autre que le passage qu’il ouvre dans son format », (P.28) « On l’éventre jusqu’au suintement, on attend de voir perler le goutte à goutte de l’instant » (P.29). Ou bien encore, « En lacérant le papier, on se libère de tous les livres écrits en trop » (P.29) - un sacrifice en quelque sorte « sans le regard de Dieu ». Ici la conscience s’avère fulgurante, car elle finit par cogner dur dans l’imaginaire du poète. Elle ne le lâche pas ! Le poète devient la proie de sa propre hantise compulsive et rongeuse de l’intérieur comme de l’extérieur, il peut à peine la nommer, encore moins la dissoudre dans l’oubli. « Comme d’une phrase capable de nous guérir de la carnation » (P.30), « ce tutoiement en forme de miroir, vers l’inconnu, cette deuxième peau que l’infini a déposée ici pour nous, en attendant d’en savoir plus définitivement » (P.34). Comme « une grâce réfractaire aux évangiles » (P.34). Sampiero lui n’a jamais connu la grâce, elle ne lui a jamais été promise ou accordée, au même titre que ce tutoiement presque indicible, dans lequel le poète aimerait se réconforter, ou du-moins se conforter un peu face au monde qui lui échappe encore et encore ! Un monde qui parfois prend l’apparence de la traitrise, car il n’a rien à offrir de clairement apparent, « Ni ange, ni dieu, juste une couleur cherchant un centre, le révélant à l’intérieur de celui qui la scrute. » (P.35). Or cette couleur, n’est pas clairement donnée, elle fait défaut à l’adhérence du poète à son monde, une couleur finalement qui se cherche dans un trou noir, sans être capable à un moment donné de la quête d’exprimer « sa pleine puissance », car de l’existant, elle ne sait rien d’autre que « la sortie du corps avant le corps » (P.37), le corps impossible à expulser, qui va du dehors au-dedans et du dedans au dehors, presque inconsciemment ; rivé à toute forme d’enfermement.
Cette fois-ci le tour est joué presque malencontreusement !
Aussi toute la complexité du présent recueil vient du fait qu’il ne révèle rien d’autre qu’un existant inachevé, que le poète a lui-même souhaité pour se dédouaner de son ivresse perpétuelle et inassouvie. Une drôle de mise en scène de l’inconscient poétique, où la métaphore joue inévitablement un double jeu. Une métaphore presque sournoise, qui a elle-même choisi son format, sans se soucier du réceptacle. « Si nous. Si seuls » (P.40) affirme encore le poète qui a fini par renoncer. « Nous sommes infirmes, et infinis. Nous boitons entre le néant et le ciel, le monstre et le saint, la flaque et l’étoile » (P.41). Or le boiteux, n’est-il celui pas cet être maudit dans le monde d’avant et dans celui d ‘après, et qui porte en lui le revers de l’existence malchanceuse, comme un sombre artifice, auquel le poète ne peut pas donner de nom. Et même si l’œuvre nous épuise et nous façonne » (P.42) nous permet –elle finalement de rester debout, dans la plus « élégante dignité » ? On peut en effet en douter….