Mircea Dan Duta — Corporalités (extraits)

Polyglotte et polygraphe, Mircea Dan Duta est un poète, poète roumain d’expression tchèque, né le 27 mai 1967 à Bucarest. Il est aussi critique de film, et traducteur -  en tchèque et slovaque, et de français et d’anglais : parmi les auteurs qu’il a traduits, on peut citer Václav Havel, Arnošt Lustig ou Jáchym Topol.  Son œuvre personnelle a été traduite en plus de 20 langues, il est publié dans des anthologies aux  USA, au Royaume Uni, en France, Espagne, Mexique, Mongolie, Inde, Bangladesh, Roumanie,, Moldavie, Hongrie, Bulgarie, Serbie, Indonésie, Pérou etc. et bien-sûr en Slovaquie et en Tchéquie. Enfin organisateur et producteur de programmes culturels, j’ai pu le rencontrer de façon virtuelle durant la pandémie, où les échanges via zoom ont permis de maintenir le contact avec la création et le monde extérieur.

C’est de ce monde extérieur que nous parlent les poèmes de Corporalité dont nous publions un extrait – un monde extérieur observé avec la fantaisie d’un regard décalé, qui en fait une indéchiffrable énigme. Autant que la pomme qui ouvre et clôt la sélection – pomme du jardin perdu d’Eden devenue chère dans l’Enfer du monde, ou pomme trompeuse, fruit d’un rêve érotique – de l’une à l’autre le locuteur de ces poèmes arpente un monde désenchanté et fantastique, comme le sont les rêves : transformation, déplacements, condensation, le lecteur est confronté à toutes les fantaisies de cet univers, dont on attend que le poète nous permette d’en  visiter davantage. Avec une ironie subtile et l’autodérision qu’il applique à ses vers, il livre une l critique sociale ou religieuse sous laquelle pointe la légèreté mélancolique qui produit aussi le poème des « non-baisers », tentatives à jamais ratées, dont seul un poète oublié pourra se faire l’écho. (mb)

.

traduction Jana Boxberger

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Citát z Adama Puslojiće

 

   Motto: Víš přece, jak mi chutnají jablka

Adam Puslojić *

 

Prý nás znovu vyhnali z nebes,

lásko moje.

Můj jmenovec Adam

to už dávno věděl.

Tehdy jsem mu to sice nevěřil,

ale dnes je to fakt.

Ovšem hada nech klidně spát

a žádná jablka už nekraď,

protože na této Zemi,

kam nás teď pošlou,

je jich dost,

a to jak hadů, tak jablek.

Jen abychom tam tentokrát

vydrželi trochu déle,

v pekle je totiž rozhřešení sice zdarma,

ale jablka stojí hrozně moc.

 

*Významný srbský básník (*1943)

Une citation d’Adam Puslojić

 

Motto: Tu sais bien combien j’aime les pommes

Adam Puslojić *

 

On dit, mon amour,

qu’on nous a encore chassés du ciel.

Adam, mon homonyme,

le savait depuis longtemps.

J’avoue qu’autrefois, je ne croyais pas ce qu’il

disait,

mais aujourd’hui, c’est incontestable.

Cependant, laisse le serpent dormir en paix

et ne vole plus les pommes,

car sur cette Terre,

où l’on va désormais nous envoyer,

on n’en manque pas,

ni de serpents, ni de pommes.

Espérons que cette fois-ci,

on nous y gardera un peu plus longtemps,

car, bien qu’en Enfer l’absolution soit gratuite,

les pommes y sont terriblement chères.

 

*Poète serbe de renom (*1943)

*

Dnes v Tesku

 

dnes v Tesku se všichni

lidé chovali zvláštně

dívali se na mě jako

kdybych obsazoval příliš moc

prostoru kolem sebe jako

kdybych dýchal příliš z jejich

kyslíku jako

kdybych odmítl zaplatit jejich

nákupy jako

kdybych mlčel jinak než

mluví oni

dnes v Tesku všichni

lidé nosí růžové džiny

baví se polsky a

kopou do koček

nakonec jsem si jednu

i koupil

stejně však to bylo

už zbytečné

Aujourd’hui au supermarché Tesco

 

aujourd'hui au Tesco tous les gens

se comportaient étrangement

ils me regardaient comme

si je prenais trop

d'espace autour de moi comme

si je respirais trop de leur

oxygène comme

si je refusais de leur payer

leurs courses comme

si je me taisais autrement

qu’ils ne parlaient

aujourd'hui au supermarché Tesco

tous les gens portaient des jeans roses

bavardaient en polonais et

donnaient des coup de pieds aux chats

j´ai fini par m´en

acheter un

pourtant c’était déjà

inutile

*

Citát k dopsání

 

Měním se,

ani nevím v co.

Rád bych tě vzal s sebou,

ani nevím kam.

Se srdcem na dlani

se mi třesou ruce.

Anebo že by to srdce ani nebylo moje?

Už dlouho (dávno) neočekávám,

aby se rozsvítilo, (že se rozsvítí, že se rozbřeskne)

slunce jsem zradil,

světlo prodal

za třicet střibrných a půl.

Drobné si nechám.

Une citation inachevée

 

Je me transforme,

sans savoir en quoi.

Je voudrais t’amener avec moi,

sans savoir où.

Avec le cœur offert sur la main tendue

qui tremble.

Mais si ce cœur n’était pas vraiment à moi ?

Il y a longtemps que je n’attends plus

que le jour se lève,

j’ai trahi le soleil,

vendu la lumière

pour trente deniers et demie.

Je garde la petite monnaie

*

Diktát č.43: Čínské výrobky – H

 

Byli nespokojení,

tak si stěžovali velkému bohu Yü-di

na příliš měkkou hlínu,

z níž je vytvořil.

Ten je poslechl,

pochopil, že jsou to zmetky,

a rozhodl se,

že z nich bude znovu hlína

dřív než z ostatních.

Dictée N° 43 : Produits chinois – H

 

Ils n’étaient pas contents,

alors ils se plaignirent au grand dieu Yü-di

de la glaise trop tendre

dont il les avait pétris.

Il les a écouta,

comprit que c’était des rebuts

et décida

d’en refaire de la glaise

avant les autres.

*

The Day Before You Came
(soap poetry - jedné dívce se zlatými vlasy)

 

Bylas tak krásná

bosá,

v dlouhých černých šatech

bez rukávů,

s dlouhými černými rovnými vlasy,

s bílou něžnou

až nebesky bledou tváří,

s dlouhýma štíhlýma nohama,

s tmavočervenými úzkými rty,

s jemnýma rukama

a tenkými pažemi,

s očima hořícíma 

vášní tvojí a bolestí mojí

a těžkým skřípajícím mlčením 

světa

ani mého, ani tvého.

Bylas tak krásná,

že jsem se bál 

na tebe i dívat,

jako kdyby mě tolik krásy

mohlo oslepit

jako v starých norských pohádkách.

Tys však přesně věděla,

kvůli čemu jsi přišla,

a tak nakonec jsme se vzali

a jeli vlakem na sever

jako v té staré písničce.

To nejdivnější je však,

že se mi černovlásky

nikdy nelíbily.

Tys mi však tehdy

v tu naši novomanželskou 

polární noc

rozluštila

i ten poslední 

zbytečný hlavolam:

'Já přece nejsem Agnetha.'

The Day Before You Came 
(soap poetry – pour une jeune fille aux cheveux d’or)

 

Tu étais si belle,

pieds nus,

dans une longue robe noire sans manches,

avec de longs cheveux noirs et lisses

et un visage blanc,

tendre et pâle comme sur une image sainte,

avec de longues jambes sveltes

et des fines lèvres rouge foncé,

avec des mains délicates

et des bras filiformes,

avec des yeux qui brûlaient

de ta passion et de ma douleur,

et du lourd silence grinçant

du monde

qui n’était ni le mien, ni le tien.

 

Tu étais si belle

que j’avais peur de te regarder,

comme si tant de beauté

pouvait me rendre aveugle,

comme dans de vieux contes de fées

norvégiens.

Mais tu savais très exactement

pourquoi tu étais venue,

alors nous finîmes par nous marier

et nous partîmes en train au Nord,

comme dans cette vieille chanson.

 

Ce qui est le plus étrange,

c’est que je n’ai jamais été attiré par les

brunes.

Mais au cours de notre première nuit de

noces polaires

tu trouvas la solution

même à la dernière énigme superflue,

en déclarant : « Mais je ne suis pas Agnethe,

voyons ! »

*

The Day After

 

Zdálo se mi,

že se miluju s fíkovníkem.

Líbal jsem jeho voňavé květy,

hladil jeho svěží poupata,

okouzlil mě svými

krásně tvarovanými nadzemními kořeny,

souložil jsem s jeho štíhlým kmenem.

Ale ráno, když jsems e probudil,

vedle mně jsi ležela ty,

kolem tebe had

a mezi námi jablko.

A teprvé tehdy jsem pochopil,

proč mi fíkovník v mém snu

nechtěl půjčit list.

The Day After

 

Je rêvais

que je faisais l’amour avec un figuier.

J’embrassais ses fleurs odorantes,

je caressais ses boutons frais,

j’étais subjugué par ses

élégantes racines aériennes,

je copulais avec son tronc svelte.

Mais le matin, à mon réveil,

c’est toi qui étais couchée à mes côtés

entourée d’un serpent,

et entre nous deux, une pomme.

Et ce n’est qu’à ce moment que j’ai compris

pourquoi le figuier dans mon rêve

ne voulait pas me prêter une feuille.

*

Les non-baisers

 

 Nous nous embrassons sans envie,

nous nous embrassons sans amour,

nous nous embrassons sans désir,

nous nous embrassons sans excitation,

nous nous embrassons sans nos langues,

nous nous embrassons sans nos lèvres,

nous nous embrassons sans nos bouches,

nous nous embrassons  sans nos yeux,

nous nous embrassons sans nos joues,

nous nous embrassons sans les formes,

nous nous embrassons sans les visages,

nous nous embrassons sans imagination,

nous nous embrassons sans fantaisie,

nous nous embrassons sans images,

nous nous embrassons sans la réalité,

nous nous embrassons sans Dichtung,

nous nous embrassons sans Warheit,

nous nous embrassons sans les baisers,

nous nous embrassons sans nous embrasser,

nous nous embrassons sans embrasser,

alors jamais personne ne s’aperçoit que l’on s’embrasse,

nulle part personne ne voit que l’on  s’embrasse,

personne ne l’entend

et ne le sent,

même pas nous,

et c’est pour ça

que jamais personne nulle part

ne décrira nos baisers,

sauf un poète oublié qui,

lui-même, n’a jamais nulle part embrassé

personne, donc, au moins,

il nous inventera, nous, un couple

qui essaie de s’embrasser

comme lui essaie d’écrire un poème

.

.

.

Mircea Dan Duta lit "Les Non-baisers" dans la version originale tchèque et en anglais au cours de International Poetry Festival, 6th edition, 2020, Rahovec, Kosovo




Constantin Cavafy (1903), Les Fenêtres, Joseph Brodsky (1963), Fenêtres

Introduction et traduction de Chantal Bizzini

LE POÈTE, LES FENÊTRES ET LE MONDE

Cavafy et Brodsky, étonnante alliance de deux poètes aux destins dissemblables, ayant vécu dans des pays éloignés, et écrit en des moments différents1.

Nous entrons, par leurs poèmes, dans un espace où le temps est arrêté. Un intérieur, une intériorité, éloignés du monde par l'absence d'ouvertures ou l'avancée de la boue, de la pluie et de la nuit. Les fenêtres de Cavafy lui demeurent introuvables, celles de Brodsky sont comme d'un camp retranché. La menace d'une tyrannie pèse. Celle de la lumière qui pénètre partout et met tout à jour, ou de la boue, alliée à la pluie et à l'obscurité, qui recouvrent tout dans leur lent glissement.

L'être de Cavafy erre dans l'obscurité à la recherche de fenêtres, dans l'espoir d'une consolation, d'une solution. Puis il renonce à se laisser aveugler par la lumière d'une révélation terrifiante, et accepte le destin d'un Dédale ou d'un Minotaure, enfermé dans son labyrinthe.

Les fenêtres de la maison de Brodsky ouvrent au dehors, sur des assaillants informes. À l'intérieur, les choses prennent vie dans l'obscurité qui vient. Ces choses s'apprêtent à livrer bataille contre la boue envahissante, contre la pluie et la nuit. L'homme n'y participera pas. Ce vieil homme, aveugle déjà, puisqu'il ferme les yeux, voit le monde, si loin qu'il n'est qu'un songe, se refléter sous ses paupières closes.

Constantin Cavafy (1927) © CC/Cavafy Archive Onassis Foundation.

Cavafy et Brodsky créent un monde qui a ses lois propres et dont ils sont à la fois présents et absents. Où se cachent-ils et pourquoi ? Leur peine semble s'atténuer dans une confession proche d'un art poétique. Il s'agirait, peut-être, de transcender les souffrances de la pleine conscience de soi. Conscience qui, comme le dit Walter Pater, apparaît comme une forme de nécessaire incarcération. 

toute la portée de l'observation est rapetissée dans la chambre étroite de l'esprit individuel. L'expérience, déjà réduite à un groupe d'impressions, est encerclée pour chacun de nous de ce mur épais de personnalité, à travers lequel aucune voix réelle n'a percé pour se faire un chemin vers nous, ou nous mener vers ce dont nous ne pouvons que supposer être dénués. Chacune de ces impressions est l'impression que l'individu se fait dans son isolement, chaque esprit gardant comme en prisonnier solitaire son propre rêve d'un monde.

Pater, W., La Renaissance: études d'art et de poésie (1873).2

C'est en cherchant à surmonter l'aliénation décrite dans des poèmes comme "Les Fenêtres"3, que Cavafy s'attachera, par ses vers, à élever l'Alexandrie mythique des Ptolémées. Lorsqu'ainsi sa ville aura acquis une valeur esthétique, il pourra enfin la regarder, l'aimer4. La perte sera compensée alors par la recréation du passé. Nous touchons au tragique à la charnière du poème, lorsque l'espoir se mue en acceptation de la perte, due à la propre incapacité du personnage ou du poète.

Dans son élégie moderne ni subjective, ni autobiographique, Brodsky pose peut-être un post-scriptum à un désastre5. Ayant, lui aussi, perdu le monde, il le garde, comme un trésor de mémoire, et se résigne à un combat qu'il ne livrera pas.

Joseph Brodsky.

Ces deux poètes semblent s'être emmurés loin d'un monde d'après l'Apocalypse, loin d'une civilisation qui s'est détruite elle-même.

∗∗∗

Les Fenêtres, Constantin Cavafy (1903)

"Τα Παράθυρα", Κωνσταντίνος Καβάφης (1903)
(Από τα Ποιήματα 1897-1933)

Σ’ αυτές τες σκοτεινές κάμαρες, που περνώ
μέρες βαριές, επάνω κάτω τριγυρνώ
για νά ’βρω τα παράθυρα. — Όταν ανοίξει
ένα παράθυρο θα ’ναι παρηγορία. —
Μα τα παράθυρα δεν βρίσκονται, ή δεν μπορώ
να τά ’βρω. Και καλύτερα ίσως να μην τα βρω.
Ίσως το φως θα ’ναι μια νέα τυραννία.
Ποιος ξέρει τι καινούρια πράγματα θα δείξει.

"Les Fenêtres", Constantin Cavafy (1903)
(Tiré de Poèmes 1897-1933)

Dans ces pièces obscures, où je passe
des jours oppressants, j’erre sans trêve
pour trouver les fenêtres. – En ouvrir
une me serait consolation. –
Mais les fenêtres sont introuvables, ou bien je ne puis,
moi, les trouver. Et mieux vaut peut-être n’en pas trouver.
La lumière serait une tyrannie nouvelle.
Et qui sait ce qu’elle révélerait d’inconnu.

Photographie de Chantal Bizzini.

∗∗∗

Fenêtres, Joseph Brodsky (1963)

 

 

Joseph Brodsky à la fenêtre de son appartement de Leningrad, en 1963.6

"Окна", Иосиф Бродский (1963)

Дом на отшибе сдерживает грязь,
растущую в пространстве одиноком,
с которым он поддерживает связь
посредством дыма и посредством окон
Глядят шкафы на хлюпающий сад,
от страха створки мысленно сужают.
Три лампы настороженно висят.
Но стекла ничего не выражают.
Хоть, может быть, и это вещество
способно на сочувствие к предметам,
они совсем не зеркало того,
что чудится шкафам и табуретам.
И только с наступленьем темноты
они в какой-то мере сообщают
армаде наступающей воды,
что комнаты борьбы не прекращают;
что ей торжествовать причины нет,
хотя бы все крыльцо заняли лужи;
что здесь, в дому, еще сверкает свет,
 хотя темно, совсем темно снаружи...
- но не тогда, когда молчун, старик,
 во сне он видит при погасшем свете
 окрестный мир, который в этот миг
плывет в его опущенные веки.

"Fenêtres", Joseph Brodsky (1963)

La maison à l’écart, résiste à la boue,
estompée dans l’étendue solitaire,
à laquelle elle est liée
par sa fumée, et la vue de sa fenêtre.
Les armoires regardent le jardin détrempé,
de peur, leurs battants, en pensée, rétrécissent.
Les trois lampes suspendues sont sur leur garde.
Mais les vitres n’expriment rien.
Sinon, peut-être, en étant de matière
douée de sympathie pour ces objets,
dont elles ne sont nullement les miroirs,
et qui semblent des armoires, ou des tabourets.
Et ce n’est que lors de l’offensive de l’obscurité
que, pour ainsi dire, elles déclarent
à une armada d’eau en marche,
qu’elles n’abandonnent pas le combat de la chambre ;
qu’elle n’a nulle raison de chanter victoire,
bien que des flaques inondent le perron ;
et qu’ici, dans la maison, brille la lumière,
tandis qu’au dehors il fait sombre, très sombre…
mais s’il est silencieux, le vieil homme,
c’est qu’en songe, il voit, dans la pénombre,
le monde alentour, en cet instant,
flotter sous ses paupières baissées.

Photographie de Chantal Bizzini.

∗∗∗

ANNEXE

Ο ίδιος ο Καβάφης γράφει για τα Παράθυρα, τα εξής : Constantin Cafafy, lui-même, à propos des "Fenêtres", écrit ces mots7 :

«Αι δυσκολίαι της ζωής. Τα καημένα συμβεβηκότα κ’ αι συνήθεια σχηματίζουν ένα σκότος ηθικόν (τες σκοτεινές κάμαρες), το οποίον προσπαθούμε να φωτίσουμε αναζητούντες αίτια και αρχάς (τα παράθυρα). Κι αποτυγχάνομεν, διότι τα αίτια μένουν κρυμμένα ένεκα της παρελεύσεως πολλού χρόνου και της μεσολαβήσεως πολλών περιστάσεων, αι δε αρχαί, εφαρμοζόμεναι εις τα παρόντα πράγματα, εις τα παρελθόντα, κ’ εις τας υποσχέσεις τα οποίας τα παρόντα δημιουργούν δια το μέλλον, φαίνονται πότε αντιφατικαί και πότε ακατάλληλοι. Κάποτε δε δύναταί τις να υποθέση ότι είναι καλύτερο ότι η έρευνα, κυρίως η περί τα αίτια, μένει ανεπιτυχής, διότι επιτυγχάνουσα ήθελεν ίσως δείξει πλείστα σφάλματα και πλείστην, αναγκαστικήν, αλλ’ ανυπόφορον εν τω μεγάλω φωτί, ασχημίαν και απρέπειαν».

“Les difficultés de la vie. De mauvais compromis et de mauvaises habitudes forment une obscurité morale (les pièces obscures), le fait que nous essayions de faire la lumière sur les causes et les commencements (les fenêtres). Et nous échouons, parce que les causes nous restent cachées en raison du temps long qui s’est écoulé et de la nécessaire prise en compte de circonstances multiples, et celles qui sont anciennes, appliquées au présent, au passé et aux promesses du présent pour l'avenir, semblent tantôt contradictoires, tantôt inappropriées. Auparavant, vous ne pouviez supposer qu'il valait mieux que la recherche, et en particulier celle des causes, restât infructueuse, voulant parvenir à montrer d’une part vos erreurs, et, d’autre part, que vous aviez été forcés à les commettre, mais insupportables sont, dans la pleine lumière, la laideur et l'indécence."

Notes

[1] Constantin Cavafy, poète grec, est né le 29 avril 1863 à Alexandrie, en Égypte, et mort le 29 avril 1933, dans la même ville. Joseph Brodsky, poète russe, est né à Léningrad le 24 mai 1940 et mort à New York le 28 janvier 1996.

En 1977, Joseph Brodsky a écrit un texte sur Cavafy intitulé "Du côté de Cavafy". Эссе "On  Cavafy's Side" опубликовано в журнале "The New York  Review  of Books" (February 1977), в русском  переводе  Алексея Лосева -- в  парижском журнале "Эхо" (1978, N° 2).

[2] "the whole scope of observation is dwarfed into the narrow chamber of the individual mind. Experience, already reduced to a group of impressions, is ringed round for each one of us by that thick wall of personality through which no real voice has ever pierced on its way to us, or from us to that which we can only conjecture to be without. Every one of those impressions is the impression of the individual in his isolation, each mind keeping as a solitary prisoner its own dream of a world". (Pater, 1980: 187-188.) PATER, W. 1980. The Renaissance: Studies in Art and Poetry (1873). Berkeley : The University of California Press. Cité par S. D. Kapsalis, dans "Privileged Moments: Cavafy's Autobiographical Inventions", Journal of the Hellenic Diaspora, VOL. X, Nos. 1 & 2 SPRING-SUMMER 1983. Traduction personnelle.

[3] mais également les poèmes "Murailles", et "La Ville".

[4] Peter Bien. "Cavafy's Three-Phase Development Into Detachment", Journal of the Hellenic Diaspora, VOL. X, Nos. 1 & 2 SPRING-SUMMER 1983.

[5] L'automne 1963 et les premiers mois de 1964 furent très durs pour Brodsky. Sa relation avec Marina Basmanova approchait de sa fin. Et, en ce moment de vulnérabilité, il devenait la cible de plusieurs groupes aux intérêts différents : la police idéologique de Nikita Khrouchtchev, la police de Leningrad au zèle ambitieux, ainsi que les réactionnaires de l'Union des Écrivains. Voir Лев Владимирович Лосев. Иосиф Бродский. Опыт литературной биографии. — М.: Мол. гвардия, 2006./Lev Loseff. Joseph Brodsky - A Literary Life, Yale University Press (2011).

[6] Photo de son père A. I. Brodsky.

[7] Voir le document recto-verso : "Handwritten notes on the poem “The Windows” in ink, on both sides of a sheet of paper", ainsi que le manuscrit du poème sur le site : https://cavafy.onassis.org/

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Sabatier (Robert)

Poète et romancier né à Paris en 1923, mort en 2012, connu principalement par le grand public pour la série des romans d’Olivier (Les Allumettes suédoises, Trois sucettes à la menthe, Les Noisettes sauvages, Les Fillettes chantantes, David et Olivier, Olivier et ses amis, Olivier 1940, Les Trompettes guerrières). Apprenti dans l’imprimerie de son oncle puis employé aux Presses universitaires de France, fondateur d’une revue de poésie, directeur littéraire des éditions Albin Michel, il est élu à l’Académie Goncourt en 1971.

Lorsqu’on pense à Robert Sabatier, on pense d’abord aux Allumettes suédoises, à l’enfant de Montmartre et de Saugues, on pense à la rue Labat, lieu de sa naissance, à la rue Bachelet, à la place du Tertre, à ce livre autobiographique qui commence par ces mots : Éblouissante était ma rue. On pense à sa vie de Poulbot dévalant les pentes de Montmartre, aux boutiques et aux petits commerces des années 1930, à l’animation du quartier, aux odeurs, aux marchands ambulants, aux colporteurs, à la musique et aux couleurs. On pense aussi au décès de sa mère, la belle Virginie (Marie), qui tenait une mercerie rue Labat, découverte morte dans son lit au petit matin, alors que le jeune Olivier (Robert) n’avait pas douze ans et dont il évoquera le souvenir dans son roman David et Olivier.

L’enfant touché par l’aile de la mort
Ne parle plus. […]


À son côté, sa mère devient givre
Et lui, croyant à un simple sommeil
Veille sur elle1.

 

Interview de Robert SABATIER, 6 octobre 1971, qui après avoir été refusé au prix Goncourt, vient d'être élu académicien de ce même prix . Images d'archive INA Institut National de l'Audiovisuel.

On pense à cet orphelin qui a perdu ses parents un 1er mai, à quatre ans d’intervalle, et qui ne cessera, par la suite, d’adopter le double regard de l’enfant et de l’adulte, de se voir comme s’il était son propre fils, regrettant presque que la mort n’ait pas voulu de lui plus tôt. Il pensa à son père, à sa mère. Ils étaient morts et lui vivait. Était-ce juste2L’enfant sera moitié et double à la fois, portant sa mère en son corps comme une part de lui-même. J’allais vivre alors qu’un être était mort en moi, que j’étais son cercueil de bois mort3. La série des Olivier a été entourée par nombre d’autres récits : Dessin sur un trottoir, Les Enfants de l’été, Les Années secrètes de la vie d’un homme, Le Cygne noir, Le Sourire aux lèvres, Le Cordonnier de la rue triste, etc. Le romancier à succès a écrasé le poète auquel on pense moins, et c’est regrettable. Pourtant, Robert Sabatier est venu à la littérature par la poésie. Il l’évoque d’ailleurs en ces termes : Ce balancement si frêle du poème / que je porte à la proue extrême de mon art4. Dans L’Oiseau de demain, il affirme même : La poésie est seule certitude. Né au 75, rue Labat, féru de lecture, il apprendra que Verlaine habitait jadis Montmartre, 14, rue Nicolet, juste derrière chez lui. Pour lui, la poésie est l’expression la plus haute de la pensée humaine. […] Le poème doit créer dans les premiers vers le silence dans lequel on l’entendra5.

Robert Sabatier, Le Cordonnier de la rue triste, Editions Albin Michel, 20 décembre 2012.

Dans son roman Les Enfants de l’été, il ira jusqu’à inventer un monde imaginaire où tout se paie avec des billets-poèmes. J’ai rencontré Robert Sabatier à trois reprises. La première fois en 1995, à la Fnac de Clermont-Ferrand où il présentait son dernier roman, puis lors d’un nouveau forum dans cette même ville en 1997. Robert Sabatier avait une prédilection pour Clermont-Ferrand, ayant effectué son service militaire à la caserne d’Assas, au 92e R.I. et fréquenté assidûment, à cette époque, la librairie Combes, rue Saint-Hérem. Il reviendra d’ailleurs à plusieurs reprises dans cette librairie, dès qu’il sera connu du grand public. J’avais apporté l’un de ses recueils de poèmes que je souhaitais lui faire dédicacer. Lorsqu’il a vu se glisser devant lui sa poésie, il a levé lentement les yeux vers moi, légèrement interdit, mais ô combien rayonnant, et a murmuré plus qu’il n’a prononcé ces mots : « Mes poèmes !... » J’imagine qu’on lui demandait rarement de se déplacer pour dédicacer ses recueils poétiques. Tout au plus se trouvaient-ils, comme au Salon du livre de Brive où je le rencontrai une dernière fois en 2005, à côté de ses romans, légèrement en retrait, accompagnant des ouvrages à gros tirage. Et pourtant ! Si Robert Sabatier est incontestablement un grand romancier, n’occultons pas sa plume de versificateur. Il est en effet l’auteur, entre autres, de plus de dix recueils de poèmes, ajoutés à une formidable Histoire de la poésie française en neuf volumes, d’un État princier (essai sur le langage poétique), d’un Dictionnaire de la mort, d’un Livre de la déraison souriante (aphorismes), et d’un Diogène philosophique inclassable. Auteur enfin de mémoires posthumes, qui nous transportent dans son intimité et sa vie publique : Je vous quitte en vous embrasant bien fort, chez Albin Michel. Robert Sabatier à qui j’ai écrit à plusieurs reprises, et qui m’a répondu de son écriture fine, de celle qui interroge, qui m’a fait découvrir la poésie contemporaine, la poésie qui sort du corps, du cœur, la poésie réparatrice. Oui : Écrire moins pour laisser des traces que pour en retrouver6.

J’avoue m’être ennuyée à la lecture de romans tels que Le Cygne noir ou Le Sourire aux lèvres, alors que j’ai été captivée par ses ouvrages autobiographiques (toute la série des Olivier). J’aurai la même impression concernant les livres d’Amélie Nothomb, également éditée chez Albin Michel : on aime quand l’auteur se raconte, on apprécie moins quand il n’est pas véritablement présent dans ses mots. J’ai ainsi été littéralement subjuguée par ses poèmes, parcourus pour la première fois lorsque j’étais étudiante. Si ses romans sont vendus à des millions d’exemplaires et souvent portés à l’écran, ils ne possèdent pas, cependant, l’intensité de ses poèmes. Des décasyllabes en vers blancs, la plupart du temps, qui osent tout bouleverser, même la mort :

Je n’écris pas, je traduis mon silence
pour me trahir et pour me délivrer
de l’âpre mort qui n’est pas l’autre monde7.

Au nombre de ceux-ci : Les Fêtes solaires, Dédicace d’un navire, Les Poisons délectables, Les Châteaux de millions d’années, Icare, L’Oiseau de demain, Lecture, Écriture, Les Masques et le miroir. Plus de huit cents poèmes entièrement repris dans ses Œuvres poétiques complètes, toujours chez Albin Michel, recueil que j’emporterais avec moi si je ne devais sauvegarder que quelques ouvrages précieux de ma bibliothèque. Robert Sabatier n’affirme-t-il pas lui-même qu’ayant des dizaines de traductions de ses romans, celles de ses vers valent pour lui plus que toutes les autres ? Robert Sabatier, auteur à succès, dont les poèmes ont été couronnés par le Grand Prix de l’Académie française, le prix Antonin Artaud, le prix Guillaume Apollinaire et le prix international Guillevic, mais qui interroge pourtant :

Est-il un homme au monde
pour exister sans tous les mots de l’autre8 ?

Ces mots qui seuls le comprendront et à l’intérieur desquels il n’aura de cesse de trouver refuge :

Car je suis chair, et livre est la parure
Où je me cache. Et nul ne trouvera
Le seul secret que je cache en mes pages9.

Et qui affirme :

Depuis longtemps, pour retrouver mes traces,
j’écris, j’écris, je ne sais plus qu’écrire
et je me perds en me cherchant toujours.

Je suis issu de tant de pages blanches
qu’il faut noircir pour défier le Temps,
cet encrier des plumes fugitives10.

Robert Sabatier venu à l’écriture après avoir découvert la lecture auprès de son oncle et de sa tante : Comme les livres naguère, en un instant l’écriture m’appela11. Qui conçoit le mot comme une parturition : Lui qui m’enfante et dont je me crois père12. Qui donne le la dans le titre de son premier recueil, Les Fêtes solaires, paru en 1955 : l’ensemble de ses poèmes sera éternellement placé sous le signe du soleil, le soleil éclatant de l’enfance : Parler soleil. Je ne sais d’autre langue13. Lui-même n’est-il pas un bel enfant solaire ? Tous ses vers évoqueront l’enfance, les arbres et les oiseaux, des oiseaux qui, las de voler, deviennent ses propres paroles. Sa poésie célèbrera les fêtes du soleil. Elle chantera, enfantera d’une lucidité nostalgique. De figues et de grands bols de lait. Mais Robert Sabatier, blessé d’enfance, un oiseau dans les mains14, habitera toujours sa souffrance, une jeunesse meurtrie par la mort :

Mon cœur avait cessé de suivre le soleil
Et se cachait en moi peureux comme un oiseau […]


J’habitais ma blessure et dormais dans ses lèvres15.

Robert Sabatier dont la majeure partie des poèmes est à la première personne du singulier. Qui parle à sa vie, la tutoie, puis s’adresse à lui-même, regardant son reflet dans une psyché, affirmant se confier au miroir, mais n’étant pas Narcisse pour autant. Qui personnifie et dépersonnifie une solitude mélancolique dans laquelle on ne fait que retrouver l’enfant solaire qu’il a été.

Je traverse ma vie
Avec mon nom d’enfant16.

Robert Sabatier qui répète éternellement les mots soleil, écriture, arbres, escaliers, mère, mort, silence, orfèvre, paraphe, aède (Sois l’aède effaré du Pourquoi17), mais surtout le mot oiseau, un mot tellement puissant qu’il en fera même un verbe (Le verbe oiseau contient tant de voyelles18) et le titre de l’un de ses recueils : L’Oiseau de demain !

Robert Sabatier raconte son enfance à Montmartre, 25 avril 1986, INA Culture.

C’est l’oiseau symbole de liberté, les mésanges ou les martinets des Noisettes sauvages qu’il découvre à Saugues, dans le village de ses grands-parents paternels, les hirondelles de sa maison de Saint-Geniès, dans le Vaucluse, ex-Comtat Venaissin, les « oiseaux-fruits » des Enfants de l’été, les « oiseaux-paradoxes » semés un peu partout dans Dessin sur un trottoir, les pigeons ramiers de sa terrasse du 68, boulevard Exelmans, plus tard. Ce sont les oiseaux dans la mythologie, l’âme des disparus, l’oiseau compensation des infirmités. Ce sont des rêves récurrents où par un seul battement des mains devenues ailes, je m’élevais au-dessus de la terre19... Robert Sabatier a lu les auteurs grecs et latins : Ovide et ses Métamorphoses planent sur tous ses textes. Il divinise la nature, dans une sorte de panthéisme où il serait tous les éléments de la création, se métamorphosant, glissant du minéral à la faune et à la flore, étant lui et l’autre, dans un dualisme où la terre et les espèces animales se confondent, le tout dans une élégie fertile où le mot devient également arbre, animal, comme dans un bestiaire ou une fable. Sous sa plume, les animaux, les arbres, les fleurs prennent vie, adoptent des attitudes ou parlent comme s’ils étaient des êtres humains. C’est Léda et la métamorphose de Zeus en cygne. C’est aussi la métamorphose de sa peur de la mort. Si Robert Sabatier use ainsi de mille projections anthropomorphiques, il cherche un langage pour se traduire et rien ne semble jamais y suffire. Ses zoologies le fascinent : il s’imagine un corps à la fois faune et flore. Mais si le poème est psyché, il est surtout masque, celui que Robert (Alain dans Alain et le nègre, Olivier dans la série du roman d’Olivier, l’Escrivain dans Les Enfants de l’été, Julien dans Le Lit de la merveille) ne cesse de mettre puis d’enlever, celui qui se reflète dans son recueil Les Masques et le Miroir. Il est le masque qui cache l’enfant qu’il fut, celui qu’il n’est plus. Je compris que je devais me dédoubler, créer un personnage, l’aimer comme si j’étais son père20. L’enfant qui continue à porter l’adulte qui ne parvient pas à être, et qui lui prête sa plume : Nous sommes nés de la même écriture21. Qui marche sur ses propres traces, assidûment, voyageur des mots à la recherche de lui-même, du temps qui passe. Auprès duquel il trouve refuge. Robert Sabatier vu à travers une vitre : la vitrauphanie de l’enfance. Qui sonde : Existe-t-il en nous un gêne de l’enfance, celui qui nous préserverait à travers tous nos âges22 ? Qui souffre et interroge : Qu’attendez-vous d’un homme qui s’éveille / d’un jeune conte où des enfants sont morts23 ?

Que dira-t-il quand il me reverra,
lui toujours jeune – un mort ne vieillit pas —
et moi si vieux ? Il me prendra la main.
Nous marcherons dans une aube blafarde,
mon jeune père et son si vieil enfant24.

Celle de Marie, sa mère, décédée quatre ans plus tard, et qu’il ne cessera de rechercher (Ollie, la mère et Allen, l’enfant dans La Mort du figuier). Sa mère partout présente. 

Je fus sans mère. Il pleuvait de la boue.
La neige noire étouffait tous mes cris,
mais je rêvais d’aubes phénoménales.

J’ai transformé mon enfance en soleil,
mon écriture en nouvelle mémoire.
Je fus sans mère et j’en eus cent mille autres
par chaque mot qui la ressuscitait25.

Mais également les cicatrices d’une douloureuse séparation, celle de sa première femme et de son jeune fils, qui le conduisit au bord du suicide et dont il souffrira toute sa vie. Robert Sabatier qui essaie de se libérer d’une certaine fatalité :

Et je m’évade où je m’attends moi-même,
Portant les mots de l’enfant que je fus26.

Robert Sabatier est toujours en quête de l’absent. La recherche romancée d’un père disparu, dans Le Cygne noir, se termine par les retrouvailles avec sa mère. Dans Icare, il amorce une chute, celle de l’oiseau qui a trop volé et qui se brûle les ailes. Beaucoup de références mythologiques et de renvois à des philosophes de l’Antiquité : Thalès, Héraclite, Virgile… Comment ne pas penser à ce Diogène qui verra le jour, quelques années plus tard ? Icare, fils de l’architecte athénien Dédale, prisonnier du labyrinthe qu’a construit à l’origine son père pour enfermer le Minotaure, tentera de s’échapper au moyen des ailes en plumes et en cire fabriquées par son père. Ivre de liberté, tel un oiseau, il s’approchera trop du soleil qui fera fondre ses ailes. Icare périra précipité dans la mer. C’est la chute, celle de l’oiseau dont les ailes de cire ont fondu, celle de Babel, le langage de l’enfance qui s’effondre :

Éloigne-toi. L’oiseau n’a plus de sol.
Icare dit ses grâces au soleil27.

La mort de l’enfance lui a enlevé ses oiseaux (Dites, que sont les oiseaux devenus28 ?). Une mort autodestruction, violente, qui a fait tant de dégâts en lui qu’elle en arrive même à tuer ces beaux oiseaux qui le personnifient. Se remémore-t-il le pigeon qu’il avait blessé avec sa fronde, lorsqu’il était enfant, et dont il raconte l’histoire dans le premier chapitre d’Olivier et ses amis ? Il est fatigué de souffrir, de porter son enfance à bout de bras :

Je vous dirai le temps de l’agonie
Toute une enfance29.

Robert Sabatier chantait par la voix de l’oiseau, parlait en lui. Sans ses ailes, il devient infirme. Il n’a plus que la plume du poète pour voler, une plume exutoire : On écrit pour extraire de soi l’enterré vif qui appelle à l’aide30. Il voudrait un corps délivré de l’absence. Il se résigne à vivre sans ailes : Les nids détruits seront ma sépulture31. Le petit Olivier des Allumettes suédoises a perdu sa liberté. Après le décès de sa mère, il est adopté momentanément par son demi-frère, Édouard, de quatorze ans son aîné, puis par un oncle et une tante qui l’emmènent dans leur appartement cossu de Paris. Que Montmartre et la rue Labat lui semblent loin ! Perdues, ses ailes de titi parisien dévalant les pentes du Sacré-Cœur, perdue, cette chère liberté à laquelle il tenait tant ! Et tous ces amis qu’il ne reverra plus, auprès desquels il avait tant appris : Riri, Loulou, Capdeverre, Albertine, la belle Mado… Dans Trois sucettes à la menthe il va devoir réinventer toute son existence, se remettre continuellement en question. On voit ici l’oiseau, intermédiaire entre la terre et le ciel, l’oiseau élément de l’air, symbole céleste de liberté. C’est l’esprit du rêveur : la notion d’indépendance tronquée. Il est las d’être assailli de remords, de ne pas trouver la sortie de son labyrinthe. Il n’est qu’enchevêtrement de pensées inextricables qui ne lui apportent aucune sérénité. Le voici mains nues, mains vides, être écorché, portant son crucifix en son corps : Mon état est celui d’un convalescent. Je guéris de ma rue32. Mais Robert Sabatier, qui se dit alors sans cicatrices, toute plaie étant à jamais ouverte, est aussi le phénix qui renaît perpétuellement de ses cendres. Il apprend à ressortir vivant de ses abîmes, lui-même épargné par le feu qu’il déclenche involontairement dans un cagibi, lorsqu’il a douze ans, avec des allumettes suédoises. L’oiseau d’Icare n’est donc pas totalement mort :

L’oiseau de nuit, l’oiseau dont le plumage
Détruit le feu se glisse contre moi33.

Il peut, dès lors, selon ses propres phrases, lui le poète fait du sel de ses larmes, faire de sa souffrance un palais pour mieux nous recevoir. Oui, cette enfance, ces morts qu’il portait sont devenus colombes, et il ouvre grand la cage. L’oiseau lui a apporté les mots : des heures passées dans les bibliothèques ou dans son lit, lorsqu’il était petit, lisant à la lumière d’une lampe de poche. C’est l’heure d’autres métamorphoses.

L’oiseau : alchimie des métamorphoses de l’âme. Son double est encore présent, dont il ne parvient toujours pas à découvrir l’identité. Est-il frère siamois, ami, sosie ? Est-il fantôme, adversaire ? Robert ? Olivier ? Est-il la nymphe Écho, condamnée à ne répéter que les derniers mots entendus et qui meurt de chagrin après le décès de Narcisse ? Sont-ce des morts infiltrés dans sa vie, indésirables, mais aimés, qui exercent sur lui une sorte de fascination ? La difficulté est d’accoucher un monde vivant d’un monde mort, de l’arracher à la contagion du cadavre34. Il est épuisé : Enfant, dis-moi : ce jeu de cache-cache finira-t-il35 ? Il ne sait plus ce qu’il cherche, il sait seulement qu’il a appris à vivre avec cet autre lui, cet hôte inconnu, et ne veut donc pas qu’on coupe le fil qui les relie :

Je lui pardonne – il est si difficile
de vivre à deux dans un seul corps mortel36.

L’oiseau lui a offert la lecture, l’écriture, deux termes dont il fera les titres de nouveaux recueils. Dans Écriture, il s’interroge sur l’acte d’écrire : pourquoi écrit-il et quel message a-t-il réussi à transmettre ? Quel mot contient tous les autres ? Ne s’est-il pas contredit ? Je n’aimerais pas qu’un poète ne se contredît jamais. Il oublierait nécessairement d’exprimer une part de lui-même. Il resterait incomplet. Il serait à l’image d’un jour qui nierait sa nuit, d’une nuit qui nierait son jour. Sans contradictions, pas d’unification, pas de réconciliation de l’homme à l’homme. Les deux images qui se ressembleront le plus seront des images apparemment contradictoires37. Ne trouvant pas de réponses à ses questions, il demande qu’on l’efface. Les dés sont jetés : il a fait semblant de vivre. Dans Les Masques et le Miroir, paru en 1998, le temps a fui entre ses doigts, la vieillesse et la solitude se sont installées, la plupart de ses camarades ont disparu. On repense à toutes les personnes qui ont parsemé sa route, à commencer par Gaston Bachelard, croisé quand il travaillait aux PUF, puis Jacques Prévert, à la terrasse du Café de Flore. À ses amis Georges Conchon, Hervé Bazin, Maurice Fombeure, Charles Le Quintrec, Alain Bosquet, Supervielle, Luc Bérimont, Miguel-Angel Asturias, Antoine Blondin, Ionesco, Bernard Pivot, René Char. À Lorand Gaspar, ce poète que j’affectionne aussi tout particulièrement, et qu’il rencontra en 1988 à la terrasse du Café des Nattes, à Sidi Bou Saïd (Tunisie), alors qu’il terminait sa monumentale Histoire de la poésie française. Sa seconde épouse, la peintre et auteur Christiane Lesparre, est morte. Sa demeure de Saint-Geniès, dans le Comtat Venaissin, est vendue. Lui qui aimait tant s’installer aux terrasses des cafés, déjeuner dans des petits bistrots ou des brasseries parisiennes, se retrouve seul dans son appartement du boulevard Exelmans.

 

C’est le moment du doute. C’est l’ignorance de ce qui va arriver, de l’après. C’est l’heure du retour sur soi-même, du bilan : C’est lorsque l’on croit se fuir qu’on se précède38. Il avoue n’être jamais parvenu à guérir de son enfance :

Ne pas guérir, ne jamais guérir de son enfance est la seule guérison possible au mal de l’homme39.

C’est l’heure de la quête de Dieu, ce Dieu-là qu’on ne lui a pas appris, mais qu’il a néanmoins découvert dans la Bible ou lors de visites d’églises. L’idée de Dieu le troublait. Parce que son père ne l’avait pas voulu, il n’avait pas reçu l’éducation de l’Église40. Il revoit le chapelet de sa grand-mère, à Saugues, pense à la Vierge Marie, aux anges, à saint François d’Assise, à saint Jean de la Croix, à l’âme, au santonnier des Enfants de l’été : Pourtant je prie et ne sais qui je prie41. Il se nomme Un mécréant qui n’est pas assuré de l’être tout à fait42, se plaisant à raconter qu’il a été baptisé deux fois, la première fois par sa mère, en cachette de son père, la seconde pour son mariage, alors qu’il croyait ne jamais avoir été baptisé. Ce Dieu sur lequel il ne souhaite pas être interrogé, préférant répondre par un silence plutôt que par des explications dérisoires : Et si ma poésie, si peu religieuse, était une manière de prier43 ? Il pense alors à la poésie comme gage d’immortalité, sachant que seule le mort lui apportera la réponse qu’il n’a jamais obtenue :

Je trouverai mon visage, le vrai
au seul moment de la touche finale44.

Comment exprimer ce que les mots de Robert Sabatier ont accompli en moi ? Toute mon écriture a été transformée. Oui, il y a des rencontres, des fusions littéraires qui s’opèrent imperceptiblement, des bouleversements intellectuels et affectifs. Il y a ces vers, qui restent éternellement gravés en moi :

D’un être à l’autre il est long le chemin.
Déjà celui de parvenir à soi-même
Suppose un temps bien plus long que la vie45.

Ces interrogations, ces doutes, ces souffrances, et ces phrases blessées, qui ne sont jamais qu’introspection, besoin de se connaître pour arriver à l’autre.

Tout ce parcours, ces ères, ces conquêtes
pour revenir à son point de départ
dans un chaos de mots à la dérive46.

Robert Sabatier et son éternelle pipe au coin de la bouche, avenant, qui avoue aimer profondément les gens, qu’ils soient amis ou lecteurs. Qui interroge, toujours, qui se cherche dans une enfance brisée (Dis-moi qui tu fuis, je te dirai qui tu es47), dans la joie pourtant du gamin de Paris ou de celui de Saugues, travaillant aux côtés de son grand-père auvergnat. Robert Sabatier dont j’ai lu et relu les poèmes, inlassablement. Avec qui j’ai aimé parcourir les rues de Montmartre, avec le petit Olivier ou, plus tard, lorsqu’il hantait les bouquinistes et les librairies du Quartier Latin ! Dans ces mots qui se répètent, reviennent :

Je gravissais l’escalier de pierre
de livre en livre et je te rejoignais,
toi le plus pur, l’orfèvre de tes mots
sur ce sommet qui dominait le monde48.

Ces respirations :

Je regardais marcher solennelle ma prose
Et j’enviais ses pas, je me voulais lumière
Et plus encore : au moins soleil ou griffe ou glose49.

Robert Sabatier éternel, intemporel, né dans chacun de ses mots. Qui croit s’écrire et qui n’est qu’écriture. Robert Sabatier résilience. 

Des mots, des mots, voilà ce que je laisse.
Ils sont à vous, ils ne sont plus à moi50.

Notes 

[1] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[2] Robert SABATIER, Trois sucettes à la menthe, éditions ALBIN MICHEL, 1972.

[3] Robert SABATIER, Le Lit de la merveille, éditions ALBIN Michel, 1997.

[4] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[5] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[6] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[7] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[8] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[9] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[10] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[11] Robert SABATIER, Le Lit de la merveille, éditions ALBIN Michel, 1997.

[12] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[13] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[14] Robert SABATIER, Les Fêtes solaires, éditions ALBIN MICHEL, 1955.

[15] Robert SABATIER, Les Fêtes solaires, éditions ALBIN MICHEL, 1955.

[16] Robert SABATIER, L’Oiseau de demain, éditions ALBIN MICHEL, 1981.

[17] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[18] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[19] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[20] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[21] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[22] Robert SABATIER, Le Sourire aux lèvres, éditions ALBIN MICHEL, 2000.

[23] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[24] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[25] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[26] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[27] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[28] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[29] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[30] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[31] Robert SABATIER, L’Oiseau de demain, éditions ALBIN MICHEL, 1981.

[32] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[33] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[34] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[35] Robert SABATIER, 14 poèmes inédits, in Œuvres poétiques complètes, éditions ALBIN MICHEL, 2005.

[36] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[37] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[38] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[39] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[40] Robert SABATIER, Les Trompettes guerrières, éditions ALBIN MICHEL, 2007.

[41] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[42] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[43] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[44] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[45] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[46] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[47] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[48] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[49] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[50] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

Présentation de l’auteur




Yvon Le Men, prix Paul-Verlaine

Le poète breton Yvon Le Men vient d’obtenir le Prix Paul-Verlaine, Prix de poésie de   l’Académie française, prix annuel constitué en 1994 par le regroupement des Fondations Valentine Petresco de Wolmar et Anthony Valabrègue.

Yvon Le Men est récompensé pour deux de ses livres publiés en 2021. Le premier est La baie vitrée publié chez Bruno Doucey, livre dans lequel il évoque son expérience personnelle du confinement et qui a été présenté dans Recours au poème le 6 septembre 2021. Le deuxième s’intitule « A perte de ciel » et a été publié chez Bayard. Il est consacré à l’admiration que voue le poète au Mont saint-Michel.

Yvon Le Men (né en 1953) avait obtenu en 2019 le prix Goncourt de la poésie. Auteur d’une œuvre importante (poèmes, récits, essais…), il dit sur scène ses poèmes dans des récitals qui l’ont fait connaître largement au-delà de la Bretagne. Aujourd’hui, de sa rencontre avec le musicien multi-instrumentiste Nicolas Repac est né un spectacle et un CD publié aux Edition Kerig, intitulé « Lampe Tempête »  où l’on retrouve des extraits de  La baie vitrée  et de  A perte de ciel ».

Version longue de la rencontre avec Yvon Le Men, qui a eu lieu le 6 mai 2009 à la librairie Dialogues à Brest, à l'occasion de la parution du livre Si tu me quittes, je m'en vais (éditions Flammarion).

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A perte de ciel

L’épopée du Mont Saint-Michel sous la plume d’un poète : la démarche ne manque pas d’originalité. Mais Yvon Le Men va, ici, bien au-delà de son propre émerveillement devant la Merveille. C’est à un véritable pèlerinage spirituel qu’il nous convie, dont il est le principal acteur.

On ne compte dans ce livre le nombre de portes d’entrée au Mont Saint-Michel. Yvon Le Men les multiplie à souhait nous invitant à la fois à méditer sur ce lieu exceptionnel et à parcourir, dans son sillage, divers épisodes de sa propre vie. Lui qui est passé de la « foi du charbonnier » (celle de son enfance trégoroise) aux interrogations d’ordre métaphysique qui sont les siennes aujourd’hui. « Il faudrait que chacun vide sa propre abbaye/pour la remplir de ses chants et de ses rêves d’abbaye », écrit-il.  « Il faudrait /que tout monte en nous/quand on monte vers le Mont ».

Yvon Le Men gagné par la foi ? Après les Exercices d’incroyance de Gérard Le Gouic (Gallimard) assisterait-on ici à une forme « d’Exercices de croyance » de la part du poète breton (publié pour l’occasion par un éditeur catholique) ? Ce n’est pas si simple, même si Yvon Le Men n’a jamais caché sa quête d’une forme de transcendance. On connaît notamment les liens qui l’attachaient au poète juif Claude Vigée (qu’il évoque d’ailleurs dans ce livre) ou encore à Xavier Grall, à propos duquel il écrit : « Ensemble nous cherchions/lui Dieu/moi eux/les hommes et les femmes filles et fils de Dieu ». N’a-t-il pas aussi parmi ses amis le poète Gilles Baudry, « frère en l’abbaye de Landévennec/où je me rends une fois par an » ?

Yvon Le Men tourne donc autour du Mont – au risque de le perdre, parfois, un peu de vue – pour revisiter ses propres croyances (au sens large du terme) et introduire dans son livre des textes venus d’éminentes personnalités de l’Eglise. Il en est ainsi des prières à l’archange saint Michel, reprises fidèlement, écrites par Saint Bonaventure, saint Louis de Gonzague, Léon XII et même le pape François.

Yvon Le Men, A perte de ciel, Bayard 2021, 196 pages, 16,90 euros.

L’occasion aussi d’évoquer les figures de saint Colomban ou de saint Yves que l’on célèbre à Tréguier dans son Trégor natal. Evoquant les moines copistes comme ceux qui vécurent au Mont, il écrit : « Si j’avais été moine (…) j’aurais recopié/cet hymne sur le paradis de saint Ephrem de Syrie : « Personne n’y travaille/car chacun n’y a faim/personne n’y vieillit/car personne n’y meurt ».

On le voit. Ce livre est un patchwork de confessions, de réminiscences, de tranches d’histoire personnelle. Le poète n’évoque-t-il pas, à nouveau, les doigts des cantonniers (comme l’était son père) ou les yeux des couturières (comme l’était sa mère) ? Le Mont, dans sa magnificence surplombe le récit poétique en miettes de sa propre existence et devient le lieu d’une quête inassouvie, d’un vrai pèlerinage ascensionnel.

Le Men parle d’une « possibilité d’éternité » à propos d’un lieu qui lui était apparu pour la première fois, quand il était gamin, sur le calendrier des Postes et qu’il revisite cette fois par l’imagination «parce que je pouvais plus m’y rendre en vrai, avec le corps, entouré qu’il était, comme nous tous, de la pandémie, de la maladie, de la mort peut-être ». Et s’il fallait « s’inventer une seconde demeure », le poète breton fait même cet aveu : « Elle est/elle serait le Mont-Saint-Michel/comme un escalier que je prendrais pour le ciel ».

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Yvon Le Men derrière sa baie vitrée1

Un poète dans le confinement. Comme beaucoup d’écrivains, Yvon Le Men évoque ici son expérience personnelle de mise à l’écart forcé du monde lors des premiers mois de la pandémie. Le voici derrière la baie vitrée de sa maison de Lannion avec cette peur « de tomber dans la maladie / comme on tombe dans un cauchemar ». Mais le poète sait aussi nous mener ailleurs.

Ecriture lapidaire. Deux vers, trois vers, puis un blanc, puis de nouveau deux vers, un vers… Comme pour témoigner de cette vie en miettes que le/la Covid nous a imposée. Yvon Le Men nous parle de sa « maison enroulée autour de ses fenêtres », des fenêtres qui deviennent des hublots pour accéder à une nature environnante faisant comme si de rien n’était. Car les oiseaux sont bien là,  tout à leurs occupations (« la peur donne des ailes mais seulement aux oiseaux »), mais aussi les fleurs du mois de mars, sans oublier ses deux pommiers « côte à côte / branches à fleurs ».

Le poète a tout le temps de contempler, de s’émerveiller. Sa baie vitrée – comme le nom l’indique – ouvre de larges perspectives. Elle lui permet d’élargir la focale, sauf quand les volets roulants se bloquent et qu’il se trouve brutalement « confiné dans le confinement ». Heureusement un artisan viendra. « J’avais besoin de ses mains ». Opportune visite d’un réparateur accueilli comme le Messie. « J’avais besoin / de quelqu’un / d’un besoin d’humanité ». Besoin, aussi, du « pain de mots / produit de première nécessité » dont il est provisoirement privé quand il casse accidentellement son téléphone.

Yvon Le Men, La baie vitrée, éditions Bruno Doucey,  153 pages, 16 euros.

Mais le poète n’est pas là pour s’apitoyer sur son cas personnel. Il sait que le drame s’installe aux alentours. « La vieille dame qui est morte / hier // n’a pas vu la clochette / seule // parmi les primevères ». Cette mortalité galopante (« les morts débordent ») le ramène à une expérience intime de la mort à travers la figure d’un père trop tôt disparu. Mais s’il se met à l’écoute d’un passé douloureux, il ne se cantonne pas pour autant à son pré-carré trégorois. Le voici en correspondance avec un ami chinois. « J’étais inquiet pour lui / hier // Il est inquiet pour moi/aujourd’hui. »

Elargissant encore plus son champ de vision, Yvon Le Men nous fait envisager notre belle planète bleue (aujourd’hui bien abimée) à travers le regard de spationautes. L’art de prendre de la hauteur. Et il cite Jean-Loup Chrétien parlant de notre planète terre : « Seul un enfant dans son innocence pourrait appréhender la pureté et la splendeur de cette vision ». C’est, sans aucun doute, cet émerveillement que le poète nous invite, en dépit de tout, à retrouver. Et si la pandémie en était l’occasion ! Au fond, laver notre regard sur le monde pour que, à l’image de son ami poète Claude Vigée, récemment disparu, on sache écouter chanter le rouge-gorge « dans l’amandier / invisible ».

Note

  1. Article de Pierre Tanguy publié sur Recours au poème en septembre 2021.

∗∗∗

 

Ma langue est poésie : Yvon Le Men, Massimo Dean, Chris Ames, Les Cafés littéraires : Festival Saint-Malo Étonnants Voyageurs 2022 Du 4 au 6 juin 2022, toute l'actualité littéraire des derniers mois. En compagnie de Maette Chantrel et de Pascal Jourdana.

Image de Une © Frank Loriou.




Le centième numéro de Traction-Brabant

La revue poétique Traction-Brabant a fêté en septembre 2022 son centième numéro. Mais faut-il encore revenir sur l’appellation « revue poétique ». Patrice Maltaverne, qui dirige Traction-Brabant depuis 2004, le définit plutôt comme un « fanzine d'écriture, de poésie et autres textes courts ».

Un fanzine est un type de publication à tirage limité, très en vogue aux États-Unis et en Amérique Latine, qui met en avant des créations littéraires et artistiques émergentes. Il se caractérise souvent par un engagement politique et esthétique fort.

Dans l’esprit des fanzines, Traction-Brabant revendique une volonté de « faire circuler [...] une poésie pas trop classique ni trop molle ». Ce numéro cent est fidèle à ce programme. Détournez le regard, amants du vers classique ! Ces pages sont occupées par une contestation des formes traditionnelles de la poésie. Le titre du premier poème que nous y lisons, signé Sébastien Kwiek, le montre bien : « Les mots sont moches ». La publication nage ainsi à contre-courant, que ce soit dans ses contributions poétiques ou graphiques.

Le poème de Julien Boutreux adhère aussi à cet esprit éclectique, mélangeant constamment des imaginaires tantôt mythologiques, tantôt scientifiques ; des registres tantôt littéraires, tantôt familiers. Ainsi nous y retrouvons un « Léviathan de tungstène » côtoyant un « vieil Ulysse [...] / sur son 31 ».

 

Traction-Brabant n°100 « Je le 100 bien ! », ed. de Patrice Maltaverne, Association Le Citron Gare. Septembre 2022, non paginé, 3€.

Enfin, quoique les dessins de Pierre Vella occupent une place de choix, les nombreuses créations graphiques entre ces pages répondent également à un esprit de variété et d’étonnement. Peintures, photographies, collages illustrent Traction-Brabant. Une mention spéciale à ce que nous appellerons volontiers un poème-dessin à la manière de Man Ray réalisé par Michelle Caussat qui signe également une prose à la fin du numéro.




Gustave Roud, Œuvres complètes

Un coffret de 4 volumes, 5120 pages, 88 photos couleurs et de très nombreuses illustrations en noir et blanc (car Gustave Roud était aussi photographe). Les œuvres complètes du grand poète suisse, décédé en 1976, sont publiées sous la direction de Claire Jacquier et Daniel Magetti par les éditions Zoé.

Une heureuse initiative permettant de regrouper ses œuvres poétiques (dix recueils de poésie entre 1927 et 1972), ses traductions (notamment de Novalis, Holderlin, Rilke, Trakl…), son journal (1916-1976) ainsi que les articles ou études critiques que Roud a consacrés, tout au long de sa vie, à des poètes, écrivains ou peintres et qui ont été publiés par des journaux ou revues suisses.

« Gustave Roud regarde la nature à l’œil nu et la nature ne le distrait pas », disait de lui Jean Paulhan en 1957. Ce marcheur impénitent, parcourant sans relâche les champs et les collines du Haut-Jorat (au nord-est de Lausanne, dans le canton de Vaud), est l’auteur d’une prose lyrique envoûtante qui témoignera, de bout en bout, de sa relation intime avec le vivant et l’élémentaire : les fleurs, les arbres, les oiseaux, les étangs, les rivières… au cœur d’un monde rural que la modernité n’a pas épargné : « Des vergers aux forêts, tout un cloisonnement de haies, jadis, donnait refuge aux oiseaux. Où trouvent-ils retraite, maintenant qu’un immense espace nu rayé de jeune blé, taché d’orge laineuse, unit les villages épars ? », écrivait-il le 18 décembre 1941 dans la revue L’illustré.

Le poète allie deux perceptions de la vie et du monde. D’une part un sentiment aigu de la précarité de nos existences, de la mort, de la disparition (à l’image de cette civilisation paysanne qui brille de ses derniers feux). D’autre part, le sentiment de la beauté du monde et de la présence, autour de nous, de miettes de paradis. Gustave Roud  avait, en effet, repris à son compte la fameuse injonction de Novalis : « Le paradis est dispersé sur toute la terre et nous ne le reconnaissons plus, il faut en réunir les traits épars ». 

Gustave Roud,  Œuvres complètes, éditions Zoe, 5120 pages, 85 euros, 90 CHF.             

Au cœur de son entreprise poétique, il y a, fondamentalement, cette quête de signes et de messages qui lui donnent la certitude d’un accès au paradis. « A la fois chant du monde et méditation sur la fin de la ruralité traditionnelle, la poésie de Roud apparaît aujourd’hui comme précurseur des écritures contemporaines qui tentent de renouer le lien défait entre l’humain, son habitat terrestre et les vies qui le peuplent », n’hésitent pas affirmer les instigateurs de la publication de ses œuvres complètes.

Ce regard « familier » sur les disparus, mais aussi cet appétit pour le « dehors », pour la nature dans ses expressions les plus diverses, on le trouve en permanence chez Roud. « Merveille de pureté cette matinée où j’avance à travers les prairies multicolores, les ombres fraîches, les feuillages (…) les fleurs se tendent vers moi comme des corps affamés de tendresse », note-t-il dans Essai pour un paradis (1932). Dans son livre Requiem (1967) où il évoque la mort de sa mère et le deuil, le poète écrit : « Je pose un pas toujours plus lent dans le sentier des signes qu’un seul frémissement de feuilles effarouche. J’apprivoise les plus furtives présences ».

S’il a vécu solitaire, Gustave Roud a su multiplier les rencontres en allant à la découverte des œuvres des autres. Qu’il s’agisse d’auteurs dont il cultivait l’amitié (Jaccottet, Chessex…) ou d’artistes dont il a parlé avec  bonheur. « En cherchant à cerner le rapport particulier que les artistes abordés entretiennent avec le monde, l’auteur questionne sa propre position et, à travers ces cas spécifiques, il médite sur le processus créatif en général. Rendre compte d’expériences esthétiques nourrit la démarche du poète et l’exercice de la poésie infléchit en retour son regard sur les œuvres d’autrui », note Bruno Pellegrino dans la présentation des hommages, articles et études critiques que Roud a consacrés à des poètes, à des écrivains et des peintres.

Plus de 45 ans après la mort du poète, ce coffret des œuvres complètes (dans une édition critique) est là pour nous rappeler la place majeure tenue par Gustave Roud dans la vie culturelle de son époque. Elle justice à un œuvre lyrique majeure dans la poésie francophone du XXe siècle.

 

 

Présentation de l’auteur




Nathalie Swan, L’Exigence de la chair

L’exigence de la chair ou l’ardent poétique

14 septembre 2022. La Chouette Librairie, Lille. Nathalie Swan se tient fébrile sur sa chaise, les joues rosées, son recueil entre les mains comme un jeune oiseau au cœur palpitant. Son sourire désarmé est accueil.




Les rangées de lecteurs venus assister à sa première fois se forment encore. J’ouvre au hasard le recueil que j’ai acheté la veille sans avoir pu le lire :

entre mes cuisses tu te déverrouilles et cognes ma transparence

l’été m’atteint

entre l’étoilé de mes lèvres tu te vides (p. 37)

J’ouvre une autre page comme on soulèverait un pli de chair, pudiquement :

gros de nuages tes bras soulèvent mon ciel

mes feuilles s’endorment sur ton arbre

lui murmurent l’irrespirable de la vie (p. 59)




Nathalie Swan, L’Exigence de la chair, Editions de Corlevour, 2022. 




Frappée. Je suis frappée par l’abandon total autant que par l’innocence audacieuse avec lesquels Nathalie Swan nous ouvre son intime, nous offre la violence de son désir et l’ardeur amoureuse qui fait battre son sang. Le recueil blanc est peau qui ressent et s’excite au jardin de l’amour. Dans un Eden d’avant la Chute, d’avant la nudité honteuse et flagellée, tout à l’écoute de son silence intérieur, la poétesse nous jette au visage des éclosions de fleurs qui ne connaissent pas l’indécence, sa joie à sa peine mêlée, la beauté en éclats de deux chairs traversées par le monde et devenant corps infini, accouplé sous un ciel qui est aussi solitude. Le sexe de géants aux yeux de bleuets, au cœur froissé de coquelicots. Elle nous ravit enfin par l’invention d’une langue dans la saison de sève, langue ardente qui pourrait résoudre in fine l’aporie de l’érotisation de la chair, dont la finitude intrinsèque se heurte toujours au serment des amants1.

A l’austérité presque janséniste du titre répond une urgence de vivre et une volonté de « faire frissonner l’amour », là « où tant d’amour a manqué » (p. 25). Car c’est une intense déclaration d’amour que ce recueil, une ode à l’amant, et à nous tous qui nous sommes séparés de la chair. C’est un don libre de soi que nous fait Nathalie Swan quand, dit-elle ce soir-là à La Chouette Librairie, « elle met en mouvement le vide qu’est le désir » contre le « Désert » (p. 22) de l’absence. Enivrez-moi, dit la chair désirante dans sa révolte.

Besogner les mots avec la langue

A une écriture qui assècherait le vers, la poétesse oppose la chair tiède et salée des mots, fouille les plis d’une écriture désirante et toute séminale, lancine le verbe, encore et encore :

mon axe creusé d’encore

culmine sur le chemin bleu de ta lumière

tes paumes m’acoquinent

ta langue m’ensevelit au-dedans de toi

le tréfonds de mes déchirures se ravit

des spasmes de vagues

         s’éventrent (p. 36)

Il y a quelque chose d’un laborieux qui se cherche dans ses vers, n’élimine rien de sa patience aimante, accueille la surprise et cherche son plaisir, tend de toute sa bouche vers le jaillissement de l’image inouïe qui saisit toujours par sa grâce simple et nouvelle :

l’élan de ton ruisseau se dresse

         abrite ton corps dans ma parole (p. 81)

Autour de la métaphore qui se détache singulière et où git l’instinct de la beauté : « Tu saccades mon point d’aube » (p. 47), s’expriment aussi l’instinct grégaire des mots de la chair, leur excroissance luxuriante qui répond à l’appel de la vie. Les mots se reprennent, ne se mâchent pas, sont retournés, changent de posture dans le vers et donnent à voir des copulations monstrueuses, toutes rabelaisiennes : « ta comète bombarde ma planète de succulences / le rouge de mes pommes d’amour ravagées fonce // les traversées en sourdine de ton nœud / m’arrachent des éboulis imprononçables / me forent d’euphorie / strient mon azur » (p. 62). Complément du nom du nom du nom jusqu’au fer rouge du plaisir : « l’odeur des fraisiers de tes mots respire le pas de loup / du velours / sur le fuseau horaire du battement de ton cœur… » (p. 43). Froissement, friction des mots, péché de chair, gourmandise et dévoration, tendresse de la prostituée qui se donne sans gain, plus sainte que chasteté triomphante. On est touché(e) par cette nécessité de la besogne qui est amour infini, langue libre et assoiffée : « et le sans-vie circule loin de nous » (p. 14) ; « que le sel de la vie s’en aille / qu’on m’enlève les ailes / mais jamais être descellée de ton amour » (p. 64).

Le répertoire amoureux est riche et entre tout entier dans l’enceinte du recueil comme un cheval de Troie : à l’hypocoristique des amants et bluettes d’un cœur d’enfant : « braconne mon lilas / donne à mon arc-en-ciel la couleur de tes rêves » (p. 19) ; « d’une seule bougie illuminer l’immensité de l’amour » (p. 21) ; « je pense à toi / mon lieu de vie » (p. 100) se mêle le verbe plus cru des alcôves du désir qui est comme Création du monde sortant du Chaos : « tes mains sont le levain de mon désir » (p. 49 ) ; « ton épée cambre ma colonne ruisselante et déchirée » (p. 66) ; « la droiture de ton arbre (…) / burine la béance à sa source » (p. 16) ; « mon effervescence chaude s’écartèle / ma flamme suffoque » (p. 31) ; « mon ciel se penche / tu laboures ma terre / (…) dans mon devenir frôlé / ton plein se vide » (p. 35) ; « que le lit tâche d’écumer ta main sur le tronc qui m’arrache / sous mes yeux notre noyade avale ton regard tout entier » (p. 58). Dans le lèvre à lèvre et la vitalité du verbe, la chair qui dit – trobar – trouve et invente aussi, bousculant les catégories grammaticales de l’amour « honnête » dans un nouveau fin ‘Amor où l’étreinte charnelle n’est ni retardée ni mise à distance et « réchauffe l’indicible » : « ton regard me falaise » (p. 79) ; « ma chair s’oasit à ton franchissement » (p. 30) ; «  mes vaisseaux s’extrasystolent sous tes mains » (p. 20) ; « mes lèvres respirent le longuement de ta peau » (p. 38) ; « le touche-touche au plein du cœur » (p. 15) ; «tu me rages de vivre » (p. 49) ; «le printemps grimpe ma colonne d’air et ses trous noirs » (p. 115) ; « le décousu de mes mots pique au cœur le pas perdu de la joie » (p. 111) ; « Je suis le lieu où tu déposes ton désir liquidé » (p. 38). La part sauvage, asociale du désir, que les civilités de l’art d’aimer n’ont su apprivoiser, se livre dans les assauts d’un épique amoureux et les folâtries qui touchent toutefois de sincérité enfantine : « de mon ventre tu arraches un bouquet de violettes » (p. 12) ; « rends-les plus beaux qu’un incendie de roses » (p. 33). 

La langue poétique de Nathalie Swan est animée d’une ardente pulsion de vie et sujette à toutes les métamorphoses d’une vigueur printanière : « du fond de mon interstice à mains nues / je ponce tes ronces » (p. 13). On ne peut s’empêcher d’y lire l’abrasif « Ronce ard ».

Une vie à bras le corps

Dans un vertigineux blason où le corps célébré devient monde dans le monde, les poèmes de Nathalie Swan épuisent toutes les prépositions du couple, écartelées entre le « sans toi » et « l’auprès de toi, face à toi, sous toi, à toi, en toi » : le « moi » et le « toi » dans toutes les variations de l’intime s’accostent  jusqu’à « s’oublier pour se perdre l’un dans l’autre » (p. 103). Qui est qui ? Qui donne à l’autre ? Qui reçoit quand s’ouvrent deux chairs ? « pour mendier tes explosions je t’affame » (p. 30) ; « tes yeux s’ouvrent dans le fermé des miens » (p. 13) ; « tes bras me rassemblent où vacille la vie » (p. 14) ; « ta peau fait comprendre de près / vivre » (p. 114) ; « ton visage et ta voix sont dans mon tu » (p. 34) : car le « tu » de l’amant vit dans le silence de la chair, auquel la poétesse donne voix. Dans les angles morts des corps accouplés où la vie prend en embuscade, l’oubli qui ramène et l’absorption qui redonne sont généreux entre l’amant-ruche et l’amante-fleur : « ton absence affairée de pollen / bourdonne aux oreilles du silence » (p. 15) ; « la rosée monte l’échelle du souffle » (p. 93) ; « tes mains empruntent à ma peau / la marque de tes paumes / (…) / tu recueilles mon aube pour donner forme à tes dislocations » (p. 41). Le régime des corps est l’effraction qui ne craint pas de perdre son intact. Vie est violence consentie : « égratigner tes brèches / attaquer tes parois / donner l’espace à la lumière » (p. 71) pour lutter contre l’émiettement, l’éparpillement et l’hostilité de la solitude : « Intensément tu contiens / ton amour dans ma chair / il prend corps. » (p. 70) ; « tes doigts touchent l’éparpillement des grains de ma peau / pour agonir en déchirures toute la démence bleue du ciel / se coulissent en dévoration. » (p. 31).

L’espace se fait chair qui se creuse et s’emplit ; le corps devient paysage : « au carrefour de ma surface / se cogne le où-tu-n’es-pas du paysage » (p. 26) ; « sous les mousses de ton corps / nos volontés se sourient / nos sourires se veulent » (p. 82). Et les corps accouplés dans les postures fantasques qu’autorise la chair se renouent au monde et à l’expansion de la matière, deviennent île qui étonne le monde lui-même, en régit les lois et le réenchante : « j’éboule les saisons » (p. 81) ;  « le plus fragile de nos creux susurre le silence / à l’oreille des pierres » (p. 99) ; « la nudité dégrafée du cœur / rend à l’absence le palpable des ronces » (p. 101) ; « de la bordure de la nuit je soustrais la béance » (p. 113) ;  « tu mouilles la lumière » (p. 116) ; « ton centre pur assassine le plein du jour / (…) / le ciel sur ton épaule ouvre la nuit » (p. 83) ; « ton arbre sèche les larmes du vent » (p. 16). Dans la chambre enclose, le monde s’agrandit dans la surprise et la plénitude : «le goût profond du matin hésite » (p. 29) ; « ta sève pousse le printemps à s’étonner de la lumière » (p. 24) jusqu’à l’extase qui dépossède et initie à l’être : « mon visage devient alors plus lointain que moi » (p. 38) ; « où es-tu ailleurs quand tout entier tu étais avec moi » (p. 40) ; « ma plaine neigeuse se fonde de silence » (p. 73) ; « l’horizon regarde nos visages superposés » (p. 20). Chaque caresse ouvre l’immensité ; toute lumière est désir, telle est l’exigence de la chair. 

Poème infini en sa tournure de chair-mots, Nathalie Swan reprend inlassablement l’étreinte charnelle en chacune de ses pages, redit en chacune le grand amour en la chair, remonte à la source de la joie pour vaincre la finitude de toute érotisation : « ton oubli se réfugie dans le ventre de ma mémoire » (p. 108). Elle atteint à la transcendance d’une transsubstantiation poétique : « Ceci est mon corps » sans notion de durée, toujours commencement par le Verbe : « te rencontrer c’est la peine d’exister » (p. 88).      

La Cathédrale du désir

La passion amoureuse déplace le sacré dans l’orbite de la chair. La chair exige en silence de « vivre sur le champ » (p. 39) dans un recueillement et un don de soi, une éternité du maintenant qui est « grâce de l’instant ». Citant Jacques Dupin et déplorant l’effacement du corps dans la philosophie occidentale, Nathalie Swan martelait ce soir-là à la Chouette Librairie : « on ne peut être dans l’impiété à la vie » 

effractionne la chapelle pointée dans notre ciel

le chat de tes vitraux caresse ma lumière

et m’aiguille de couleurs  (p. 19)

Ou plus loin : 

les brisures crissent jusqu’au ciel

les cris des vitraux des cathédrales

 

aux abords de mon silence

se rassemble ta nécessité pour éprouver

là où je t’accoste

où tant d’amour a manqué  (p. 25)

La joie vaut morale qui sanctifie la chair et donne accès au mystère de l’autre : « ta ferveur rudoie mon visage / gravit l’instant » (p. 84) ; « sur les veines de ta peau s’ouvre mon horizon / s’y déchire l’énigme de ton azur » (p. 109) ; « la lumière des moments à tes côtés touche la grâce de l’instant » (p. 24) ; « au centre de notre histoire une fièvre faite d’enfance / l’intranquillité du printemps y flamboie / l’avenir serein s’excite sous tes mains / la nuit se fait calme et fragile » (p. 55). 

Le premier recueil de Nathalie Swan, plein de ferveur amoureuse, se fait cathédrale, où le silence autour de la lumière des mots a la densité et le mystère de la chair, chair blanche des crucifiés et des martyrs heureux peints sur les vitraux : 

sur ta croix s’ouvrent mes bras

le fond de ton cri monte en colonnes de lumière

tes crachats incrustés d’éclats

la clairière de mon intime reçoit ta rage (p. 107)







 




Présentation de l’auteur




Sonia Elvireanu, Ensoleillement au cœur du silence

je marche sur tes traces / sur le sentier de tes mots

Le confinement a été pour beaucoup une occasion rare de se tourner vers l’essentiel, de se retrouver, de s’écrire parfois. Le nouveau recueil de Sonia Elvireanu, en édition bilingue avec les traductions en italien par Giuliano Ladolfi, porte ainsi la trace des journées de solitude obligée.

Derrière les fenêtres, on regarde un mur, / on discute avec le béton d’en face pour tout paysage / dans la vapeur du café du matin

Cette période fut aussi celle des longues marches dans la campagne pour tous ceux qui le pouvaient.

Je marche avec piété dans / le vert silence de la solitude

La solitude, le silence, le recueillement : tout est dit dans ces deux vers. Ce recueil est comme irrigué par la foi en un Autre qui n’est jamais nommé mais dont on sent la présence quand il n’est pas directement convoqué.

La voix du poète s’élève comme une offrande, / l’autre descend d’un Sommet invisible

Sonia Elvireanu, Ensoleillements au cœur du silence – Scintillii nel cuore del silenzio, bilingue français-italien, traductions Giuliano Ladolfi, Borgomanero, Giuliano Ladolfi editore, 2022, 264 p., 18 €.

Deux voix qui « confondent leurs murmures en prière » : on ne saurait être plus explicite.

Les poèmes sont le plus souvent brefs, parfois très courts comme des haïkus.

Chevaux blancs / dans la prairie / fleurie // l’éclat / de l’argile / céleste

Parfois plus longs comme celui intitulé « La feuille comme une mare blanche » qui commence par le court extrait d’une lettre de Mme de Sévigné à sa fille, le 30 avril 1867, où la marquise parle du confinement (déjà !) auquel elle a dû se soumettre en raison d’une épidémie de « flagèle ». Le poème se poursuit, le 30 avril 2020, par la lettre que la marquise aurait pu écrire sur le même thème (« nous t’enverrons un masque blanc, c’est en vogue à la Cour », etc.).

Le thème dominant du recueil demeure néanmoins la nature, thème de prédilection de Sonia Elvireanu, poétesse lyrique par excellence. Ses textes décrivent les sensations qui la traversent au cours de ses promenades. Elle écrit sous leur influence, sous le coup de l’émotion, au gré de ses rencontres dans la nature – pommiers, figuiers ou simples papillons blancs – qui reviennent à de nombreuses reprises dans le recueil. A lire ses poèmes, on est d’abord frappé par leur spontanéité. C’est une âme qui s’émerveille et qui s’épanche.

La nature est aussi un truchement pour se connecter à « l’Autre » jamais réellement présent mais qui n’est pas loin et qui écoute.

Je me suis retirée dans ma solitude / pour être près de toi, / te chercher et te parler

La poésie de S. Elvireanu est fraîche et spontanée. Qu’elle nous parle de pommes, de chevaux ou de « la myrrhe de l’amour », c’est toujours elle qui se laisse découvrir. Sans la moindre impudeur puisque c’est seulement des secrets de son âme dont elle nous livre la clé. 

Présentation de l’auteur




Pierre d’attente (élément d’un discord)

Le terme de « discord » qui apparaît dans le sous-titre du livre semble important pour l’auteur, puisqu’on le retrouve dans le titre d’un premier volume paru ailleurs : « Le Grand Discord ».

Le dictionnaire de l’Académie française nous donne de ce mot la définition suivante : « réfection de l’ancien français descort, « brouille », déverbal de descorder ». En musique, qui sonne faux, discordant. Commentaire : le mot est « vieilli ou litt. »

Littéraire, en effet, dans le mauvais sens du terme. Esthétisant. Pourquoi cette vieillerie alors que la langue de Didier Gambert est résolument moderne, en rien poétisante ? Je prends cette esthétisation pour la mise à distance d’une violence radicale qui parcourt la première partie du livre ; d’autant plus pressante qu’elle se trouve refoulée, comprimée sous ce bel atour.

« Pierre d’attente » : on pourrait prêter à ce titre une jolie brume poétique… alors que c’est un terme technique. En architecture, c’est une pierre faisant saillie à l’extrémité d’un mur, pour faire liaison avec une autre construction à venir.

Ainsi tout est posé dès le titre : il y a discord, et l’attente d’un accord.

On ne pouvait mieux attendre d’un érudit éditeur d’auteurs oubliés du siècle des Lumières, tel l’impertinent Henri-Joseph Dulaurens.

La première moitié du livre commence par une partie titrée « Poème cruel », suivie de « Discorde », « Brisure » … que résume cet extrait du premier poème bâti suivant la métaphore de l’aimant, dont les pôles se repoussent dès qu’ils sont tous les deux également  nord, ou sud :

Didier Gambert, Pierre d’attente (élément d’un discord), Éditions Sans escale, 2022, 120 pages, 13 €.

 

Mais si d’un choc d’une fracture d’une blessure
la haine entre eux s’installe
d’un horizon à l’autre
on les verra se fuir
se rejeter
d’un pôle à l’autre
se défier s’éviter
sans que jamais
la victoire 

Entre eux se décide

La suite est une déclinaison de ces deux mots posés : fracture, haine. L’une et l’autre se trouvent fracturés, défigurés, « c’est d’abord ça » :

visage de lit défait
draps mal tirés fin de partie
visage qui n’a pas d’yeux
ou cousus d’un épais fil de fer qui le fait saigner
et plus loin
silence en lame de couteau
qui tient lieu de visage

Il ne s’agit pas d’une perte seulement affective, c’est le corps lui-même qui est attaqué, défait de sa peau, « écorché sublime » dit le poète qui n’est pas plus épargné :

alors tu te rappelles œil encore gonflé
de toutes les visions des paradis perdus
que tu es bien cet être
mauvais
qu’on écrase comme une mouche sur une vitre
sans plus y penser

Donc pas d’appel désespéré (plein d’espoir puisqu’on appelle encore), pas de plainte destinée à émouvoir l’objet de l’amour, pas de douce nostalgie, le désaccord a fait exploser un monde entier. Nous voici au cœur de l’irréparable qui survient quand l’une ignore l’autre, radicalement. Alors ne subsistent, si l’on peut dire, que la destruction de l’une dans la colère et la disparition de soi dans l’affliction. On parle rarement de ce drame avec cette intensité.

Il faut donc tout reconstruire. C’est l’objet de la seconde moitié du livre, qui s’ouvre sur des « Méditations sur les espaces », et commence ainsi :

bénie soit
l’ombre unique
de l’arbre
dans le paysage dévasté
par cette guerre  

Voici que l’arbre acquiert une vertu tutélaire. Tous les arbres, les tilleuls, les sureaux  les frênes, leurs cimes mouvantes telles des houles laissent entrevoir un monde dénué de drame…

Dans une suite de courtes scènes sensuellement décrites, comme autant d’épiphanies, le monde est progressivement rendu au poète. La mer en Bretagne tout d’abord, « la rencontre du sel de l’eau de la terre et du vent ». Puis « Là-haut » :

Se purifier dans l’effort
franchir le col
là où le vent joue de la lyre
dans les câbles du télésiège

Après avoir retrouvé une stature avec l’arbre debout, s’être baigné dans l’eau régénératrice, avoir conquis les terres les plus hautes, le poète est prêt à redescendre dans les plaines. Ce qu’il nomme l’« Ailleurs » : il lui faut passer par des villes qui lui sont étrangères, Nantes, Passau, Karlsruhe, Valence,  Barcelone, Gand, pour fréquenter à nouveau l’humanité, et écrire :

Passé la frontière 

tout s’éclaircit
le froid purifie l’air
et l’on crierait

Merci
                     Merci

Je suppose que le parcours que j’ai ici  reconstruit n’était pas intentionnel, il ne serait dû qu’à mon interprétation. Il n’empêche : je fais confiance à l’inconscient du poète pour avoir dessiné cette résurgence suite au naufrage.

On aura saisi dans mes citations les qualités d’écriture de Didier Gambert : chacun des poèmes est dicté par une sensation, le sens émane d’un réel qui nous est rendu dans une langue à la fois simple, évidemment concrète, et pourtant chargée de discrètes réminiscences littéraires. L’auteur n’a-t-il pas avoué qu’il avait en ligne de mire un poème de Maurice Scève (1505-1569) quand il écrivit son « Poème cruel » ? On le sait, la Délie fut dédiée à une femme aimée d'un amour impossible.

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Gilles Lades, Ouvrière durée

Gilles Lades est un poète aussi discret que les paysages qu’il affectionne et qui ont façonné son verbe depuis longtemps. L’intimité du terroir et celle de sa poésie se confondent en un même mouvement, qui est aussi celui de l’intime.

Page à page, au fil des mots inclinés vers le soir, nous entrons dans un autre temps, celui de la patience et de la lumière intérieure. Nous sommes d’emblée invités à une longue confrontation avec ce qui nous dépasse. Avec ce qui prolonge l’instant et le pas solitaire dans la montagne ou sur la lande. Gilles Lades est un veilleur aux sens affûtés. Chaque mot est pesé avec soin avant d’être déposé sur la page. Il s’agit de défricher un peu d’espace et de temps, pour saisir l’esprit du lieu et se rendre intensément présent aux choses. Certes, s’il est des ombres irréductibles dans l’esprit du poète comme en toute âme humaine, un irrépressible besoin d’être au monde traverse l’ouvrage, comme une lumière promise depuis toujours, depuis le premier mot. Guetteur solitaire, Gilles Lades libère les forces latentes du poème, jusque dans l’emprise du soir, jusqu’au face à face avec lui-même, jusqu’à l’heure indivise de la résonance avec l’infini. Ce sont les voix de la vie à l’œuvre que révèle cette poésie précise et belle. Sincère, authentique. Essentielle. Comme ce qui passe et demeure à la fois, tant l’obstiné frisson de l’herbe que la marche inquiète dans un instant vierge de mots, aux prises avec l’ouvrage insatiable des heures. Poésie sans mesure, offerte jusqu’à faire don de l’impossible, tout au bout de l’attente. Celle de Gilles Lades, qui est comme une grâce. Une trouée dans les ténèbres du monde.

Gilles Lades, Ouvrière durée, Le Silence qui roule, 2021, 104 p, 15 €.

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