Lu Ji, Wen Fu, Essai sur la littérature

Alexis Bernaut, traducteur de la version anglaise du Wen Fu de Lu Ji par Sam Hamill, poète américain proche de la Beat génération, revient dans l’avant-propos de sa version française sur des moments d’amitié qui l’ont lié à son aîné, disparu en 2018, et sur le sens initial et initiatique de l’expression chinoise « Wen Fu », inscrivant ainsi la double traduction par Sam Hamil, puis par lui-même, dans cette tradition fertile en renouveau : « Wen est l’un des plus anciens mots chinois, datant des temps chamaniques et des os oraculaires, il y a plus de trois mille ans. Il veut dire, à cette époque déjà, « art ».

Le fu, selon l’Encyclopaedia Universalis, est « un genre littéraire original dans la littérature chinoise, dont il est difficile de dire s’il se rattache, selon nos catégories occidentales, à la poésie ou à la prose ».

L’interprète français et réinventeur du texte ancien à la lumière des formules de son homologue américain revient donc aux origines de cet ars poetica asiatique comme à la source d’une tradition séculaire dont la transmission fait de chaque auteur intermédiaire un véritable écrivain, une référence dont l’autorité ou auctoritas, selon le terme latin, est ainsi recueillie dans « la transmission de l’esprit » de génération en génération, ce à quoi il ajoute : « Et l’une des fonctions de l’inscription du Mao Gong Ding est la passation – ou la translation – du souvenir d’un individu et de son lien avec l’empereur. Ainsi la traduction des textes. Et la traduction de ces traductions, une manière voire une tradition laquelle, elle non plus, ne date pas d’hier ».

Hommage en filigrane au poète américain affilié à la Beat génération en lien au poète chinois fondateur de ce petit traité sur la littérature dont la variété des conseils stylistiques se goûte à travers les âges comme des variations fragmentaires d’un même éloge à travers lequel l’ancienneté et la modernité à la fois lui confèrent une valeur intemporelle, celle-là même de l’éternité entraperçue de l’essence poétique. Emblématique de ce renouvellement perpétuel, c’est l’image de la hache taillée pour renaître sous les formes d’autres haches qui relie les trois hommes, Lu Ji, Sam Hamill et Alexis Bernaut…

Comme en témoigne sa réflexion de traducteur, ainsi se passe de témoin en témoin ce symbole d’un faire commun : « Cette métaphore est peut-être, dans l’histoire des lettres, la plus parlante quant à la manière dont la tradition informe le renouveau. Sam Hamill lui-même, qui n’oubliait jamais qu’auteur et autorité ont la même étymologie, la faisait sienne dans son long poème Triada paru en 1978, bien avant qu’il entreprenne de traduire le Wen Fu : « Et le vieux Ott avait une hachette, « Ça fait vingt ans que j’l’ai, qu’il disait, elle a eu une demi-douzaine de manches et j’ai dû changer trois fois la tête. » »

Lu Ji, Wen Fu, Essai sur la littérature, version de Sam Hamil, traduite de l’anglais (États-Unis) par Alexis Bernaut, Manifeste ! Éditions, Collection L’Envers du Temps, 56 pages, 7 euros.

Fulgurance sans cesse affûtée de la poésie au fil de l’histoire littéraire que narre Lu Ji dans son essai dont la trame des divers traités pourrait être reprise à son compte dans les rubriques d’un critique contemporain : Le premier geste, Le choix des mots, De l’harmonie, De la révision, De  l’originalité, Cinq critères, Le chef d’œuvre, etc. L’une des formules de conclusion exprime paradoxalement cette vitalité toujours renaissante de la créativité antique : « L’art des lettres vient comme la pluie des nuages ; il ranime l’esprit vital. »




Loïc Demey, Jour Huitième

Le huitième jour est symbole de recommencement, renaissance, premier jour après la semaine qui a précédé, premier jour après l'apocalypse. Et d'une forme d'apocalypse, il est question dans le livre de Loïc Demey. Il s'agit d'un récit poétique, qui se développe autour d'une catastrophe écologique. Il débute par un poème (retours à la ligne) jour premier ; s'ensuivent trois textes en prose, puis sur le même modèle, la même fréquence, jour deuxième,  trois textes en prose, etc. jusqu'au jour huitième qui clôt le livre.

 Loïc Demey débute à la manière biblique :

Au commencement le ciel
au commencement la terre
le haut le bas les ténèbres du ciel l'abîme sur terre
le rien l'absence le vide partout le noir parfait le chaos
l'endroit sonne creux personne juste terre juste ciel
terre de nuit noire liquide profonde recouvrante
de l'eau rien que de l'eau le noir sous un ciel ténébreux
la lumière soit jaune bonne blanche la lumière fut
la lumière pour séparer la nuit du jour
dénouer le jour et la nuit
lumière jour nuit noire obscure personne le vide rien
sur terre
au soir le matin
jour premier

Loïc Demey, Jour Huitième, Images de Rochegaussen, Cheyne Éditeur, 2022, 80 pages, 19 €.

Puis le monde tel que nous le connaissons apparaît : L'enfant pleure sa perruche envolée. / Par la porte de la cage à demi ouverte, vers la fenêtre entrebâillée sur la rue et la pluie qui tombe, tombe, depuis des jours que le ciel se comporte comme ça.

Le décor est planté, l'argument dévoilé : Elles ne ressemblent pas aux pluies que nous connaissons.[...] La montée des flots accule les bêtes contre la clôture. L'eau leur monte aux narines, les épuise puis les engloutit.

Car c'est l'inondation énorme, incoercible, comme en ont connue réellement plusieurs pays ces derniers mois. On songe aussi de manière inévitable au mythe du Déluge, dont la mention la plus ancienne se retrouve dans des textes sumériens, de nombreux siècles avant Jésus-Christ. Il a toutefois toujours valeur de punition : «  Cet homme fit le récit à Gilgamesh de la colère des grands dieux, qui avaient voulu dépeupler la Terre parce que les hommes, de plus en plus nombreux, faisaient un vacarme qui perturbait le repos des dieux. » De même, les catastrophes climatiques engendrées par l'homme lui sont châtiment :

Le torrent de boue cascade la ville, déracine les bancs et les panneaux publicitaires. Il emporte les abribus, retourne les voitures sont devenues des bateaux fous.

On notera l'emploi de mots rares, renforçant le sentiment d'étrangeté : une main qui pendille, Ils niflent puis reniflent (nifler signifie agacer, irriter, mais ici on supposera le jeu avec les mots), les rats d'égout se clapissent au grenier...

L'enfant qui apparaît dès le premier texte en prose sera le symbole d'innocence et de recommencement possible après la catastrophe. Personnage sans nom, archétype d'enfant. Où est passé l'enfant qui jouait juste à côté ? Nous appelons l'enfant ! l'enfant ! l'enfant ! se trouvait là, pourtant, à la tombée du sommeil.

Un autre personnage est sans nom lui aussi : l'autre. Il est par essence celui qu'on ignore voire qu'on déteste sans raison, figure du SDF (et plus tard, du sage), présent dès les premières pages, Reparu à crue de rivière […] Le bien parti qui eut la bonne idée de débarrasser le trottoir, le perron de l'église et les quelques marches devant la mairie, De s'effacer de nos yeux qui l'examinaient de travers […] L'autre, ainsi nous préférions l'appeler, afin de ne pas risquer entendre, au contour d'une phrase, son prénom.

Des protagonistes supplémentaires complètent le paysage dantesque : les animaux sauvages, s'imposant dans les lieux d'où on les avait chassés : Ils avancent à découvert et hument l'air, ressentent la présence puis hérissent les poils, Les animaux exhibent les crocs, les gencives, ils bavent, font des ruades.

Et plus loin :

Papillons.
Hannetons, blaireaux, crapauds.
Lièvres, cerfs et serpents se succèdent.
Du matin au matin prochain, une espèce après l'autre, sans se
mélanger. Sous notre nez au vent, ils ont investi nos rues, nos parcs et
nos ronds-points.
Un loup gris aussi, l'un de nous a crié. Sans en être sûr.
La nature au bonheur du vide, les animaux ont pris notre place.

Description du cataclysme et du comportements des hommes :

Il se tiennent en déséquilibre sur la crête de leur maison, s’agrippent à la cheminée, tanguent et quémandent du secours. », « Fougueux, nous déracinons des câbles et des tuyaux, Au moyen de nos mains, de nos ongles fendus, les doigts fléchis, râpés, ensanglantés, le sol nous fouillons. 

Mais également, sans se départir du propos, des moments de pure poésie :

Ainsi le ciel ainsi la terre
achevés finis définis
le contenu le contenant
révolus la conception le déploiement
l'accomplissement de la création
la satisfaction du travail bien fait
au repos mérité une relâche un répit
une accalmie avant la hausse des eaux
des fléaux des températures
l’œuvre défaite par la conquête effrénée
le très le trop exagérément
puiser extraire augmenter agrandir
à outrance tirer sur la corde tendue
qui flanche plie fléchit
menace de se fendre
nous redoutions le manque
c'est l'excès qui nous accable
au soir le matin
jour septième

Comme une évidence, l'enfant et l'autre s'allient, sont le modèle.

L'enfant cueille du petit bois, récolte des brindilles balayées par le vent sous la charmille et à l'encoignure des murets.
L'autre écorce une branche, taille de menus copeaux au fil de son couteau.Il défeuille un journal, déchire le papier.
Prépare un foyer.

L'autre est celui qui sait, qui a une parole prophétique.

La nature se trouvait grande et nous l'avons rendue immense, il dit en passant et repassant devant nous.
Tenez, l'autre propose.
Voici le feu que l'enfant nous tend à bout de torche. Recevez-le et donnez-lui un nid d'herbes sèches, un enclos rond cerclé de roches.
[…] Avec patience nourrissez-le. Permettez-lui de pousser, lentement de grandir.
[…] Prenez le feu, l'autre annonce. Et n'oubliez pas qu'il est vivant.

L'inconséquence des hommes est pointée, depuis le cataclysme dont ils sont à l'origine jusqu'à leur aveuglement.

Le brouillard a couvert le feu s'est éteint.
Je savais, dit l'enfant, que vous n'en prendriez pas soin, que toujours vous agissez de cette façon. De faire, de prétendre, de penser que tout pourra sans cesse s'arranger.

Si l'ensemble a une tonalité sombre à l'instar des désastres qui frappent déjà notre planète, la fin du livre propose une lueur, certes nuancée.

L'inondation reflue, se replie.
[…] En nous, le sauvage a repoussé.
A réfuté le mythe premier, fondateur et déjà destructeur.
[…] Les chaleurs extrêmes, les submersions et débordements, l'automne en été, les hivers printaniers.
[…] Au milieu de la chaussée, l'enfant est penché sur une fissure. Dans cette entaille, une graine a roulé. Une plante a grandi.
Le long de sa tige grimpe une coccinelle.
Surgit une mésange qui capture l'insecte dans son bec. L'enfant s'exclame, heureux. Court et saute dans les bras de l'autre.
L'enfant rit.
Les oiseaux sont revenus.

Le livre est habilement construit, l'écriture inventive sans dérouter. De la Genèse à l'anéantissement, avec une possible résurrection, cet ouvrage constitue une déclinaison poétique des maux qui affligent notre monde et une forme de réflexion en filigrane qui méritent qu'on les découvre ainsi que les belles interventions plastiques qui le jalonnent.

Présentation de l’auteur

Loïc Demey

Loïc Demey est professeur d’Education Physique et Sportive dans un collège. Il vit en Lorraine.

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Bibliographie

Je, d'un accident ou d'amour, Cheyne éditeur.

D'un cœur léger, Cheyne éditeur.

Aux amours, Buchet Chastel.

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Loïc Demey, Jour Huitième

Le huitième jour est symbole de recommencement, renaissance, premier jour après la semaine qui a précédé, premier jour après l'apocalypse. Et d'une forme d'apocalypse, il est question dans le livre de Loïc Demey. [...]




Giuseppe Penone, Respirer l’ombre

Respirer l'ombre se lit par cercles concentriques, une strate en meut une autre et c'est l'ensemble du texte qui respire à mesure. À l'image du règne végétal auquel son travail de sculpteur prend source et appui depuis plus de cinquante ans, les écrits de Giuseppe Penone constituent un corps souple, labile et cohérent mais jamais achevé, toujours en cours, en croissance.

Respirer l'ombre est donc un processus bien plus qu'un projet d'écriture, est en fait une part du processus global à l'œuvre dans le travail de Giuseppe Penone. Et de même que la  totalité de ses réalisations respirent ensemble, à l'instar des cellules d'un unique organisme, les travaux les plus récents venant à la fois déployer et réactualiser les premiers gestes de l'artiste, le recueil de ses textes présente une sorte de circulation interne multiple et continue. Et ce dont le lecteur devient le témoin semble, moins que le développement ou l'accompagnement d'une trajectoire de création, l'opération même des flux et des porosités sans cesse interrogés par Giuseppe Penone.

Ainsi peut-on entrer en n'importe quel endroit du livre et d'emblée toucher le travail en cours, parce qu'à aucun moment le geste de dire ne perd la sensation, parce qu'à aucun moment la parole ne perd son caractère parlant et qu'ainsi la langue opère dans son entièreté, à la fois poétique et réflexive, évoquant, convoquant et organisant la matière qui lui donne vie et sens. Les textes sont au présent. Les dates sont mélangées. Le processus continue.

Respirer l'ombre, c'est comme toucher un corps qui a la même température que la nôtre écrit Penone en 1998, et en effet lire ce recueil induit sans l'expliquer la sensation de l'univers plastique de l'artiste, en même temps que la connaissance de cet univers n'a rien d'une condition d'entrée dans le texte tant sa puissance d'évocation est immédiatement fonctionnelle. 

Giuseppe Penone, Respirer l'ombre, traduction Mireille Coste, Camille Gendrault, les éditions Beaux-arts de Paris, 2008, 30 €.

Le poète André du Bouchet interpelait ainsi ses outils de travail : Si vous êtes des mots, parlez! Les mots de Penone parlent, ils donnent forme autant qu'ils sont impactés, comme la peau qui à la fois reçoit et transmet, informe et transforme. Ils conservent l'empreinte d'une main de sculpteur, donnant à sentir ce qui sent, ce qu'est le sentir, dans la familiarité des forces de gravité et de résistance.

Depuis plus de cinquante ans, Penone palpe une zone infime et infinie, l'intuition d'un corps au contact d'un autre corps, le geste fondateur et maintes fois revisité de maintes façons, celui de tout son corps de très jeune homme embrassant le tronc d'un arbre et pariant sur le temps pour éprouver, donner à voir, prolonger les épaisseurs impliquées et implicites de ce contact premier. L'oeuvre est intitulée : L'arbre se souviendra du contact. Le sculpteur a 22 ans et écrit :

la main s'enfonce dans le tronc de l'arbre qui,
par la vitesse de sa croissance et la plasticité de sa matière,
est l'élément fluide idéal pour être modelé.

On peut qualifier le travail de Penone, on peut en retracer le cours, rappeler l'Arte povera comme contexte d'émergence et de déploiement, et suivre la maturation d'un artiste profondément engagé dans et par son questionnement des sens (voir l'invisible, la surface interne des paupières par exemple ; donner forme à l'intangible, comme le souffle) et des processus vitaux (croissance et circulation, notamment végétales). Rien n'est séparé chez Penone, et c'est à cette matrice que se forme l'écriture. Il le dit dès 1969 : Le sens de mes écrits est incomplet si on ne les lit par en pensant à mes œuvres. Mais aucune porte ne ferme les autres, et il est certainement légitime de se laisser entrer dans les textes de Penone sans rien connaître (encore) de l'oeuvre en devenir.

Un bon sentier, c'est celui qui se perd dans le marquis
qui se referme d'un coup avec ses arbustes
sur le dos du promeneur sans nous dire
si c'est lui qui le trace
le premier ou le dernier
de ceux qui l'ont parcouru.
Le sentier disparu est celui qu'il faut prendre,
le but est de perdre le sentier pour le retrouver et le reparcourir.
C'est pourquoi il faut préserver la forêt vierge, les arbustes,
le sous-bois, le brouillard.
La précision du sentier bien tracé est stérile.
Trouver le sentier, le parcourir, le sonder en écartant les ronces,
c'est la sculpture.

 

Présentation de l’auteur

Giuseppe Penone

L'artiste contemporain italien Giuseppe Penone naît à Garessio (province de Cuneo) le 3 avril 1947.

Son œuvre est marquée par l’emploi de matériaux comme le bois, le marbre, la résine végétale, le bronze ou la graphite. Dès 1966 Giuseppe Penone débute une série d'interventions sur les arbres intitulée "Alpi marittimes". Il est associé au mouvement de l'Arte Povera, qui décrit une attitude (plutôt qu'un mouvement à part entière) qui prône - dès la fin des années 60 - le retour de l'art à l'essentiel en engageant notamment une réflexion sur la relation entre nature et culture.

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Bibliographie

  • 1968 : Alpi Marittime - L'albero ricorderà il contatto [Alpes-Maritimes - L'arbre se souviendra du contact]. Documentation photographique de l'action (l'artiste enserre à bras le corps un tronc sur fond de neige. Le contour de son corps a été tracé par une tige de fer clouée dans l'écorce.)
  • 1968-après 1969 : Alpi Marittime - Continuerà a crescere tranne che in quel punto [Alpes-Maritimes - Il poursuivra sa croissance sauf en ce point]. Document photographique de l'action. (L'artiste empoigne un jeune tronc. Il répète ce geste avec une main de fer forgé. Dans les versions suivantes : avec un bronze produit par le moulage de sa main. Le métal est « absorbé » par l'arbre.)
  • 1969-après 1970 : Alberi [Arbres]. Poutres décortiquées suivant un anneau de croissance qui mettent en lumière, chaque fois, un jeune tronc avec le départ de ses branches.
  • 1970-après 1971 : Rovesciare i propri occhi [Retourner ses propres yeux]. Photographie documentant l'action: lentilles de contact-miroirs.
  • 1974-après 1975 : Pressione [Pression]. Fusain sur mur, dimensions déterminées par l'espace de l'installation. (Reproduction monumentale par l'artiste d'un détail de sa peau.
  • 1977 : Patate [Pommes de terre]. Empreintes de fragments de son visage occupées par des pommes de terre lors de leur développement, puis transférées dans le bronze doré et disposées dans un monceau de pommes de terre, dimensions déterminées par l'espace de l'installation.
  • 1978 : Soffio [Souffle]. Terres cuites, de 72 à 158 cm de haut. Dans cette série Penone construit avec de l’argile un moulage de son corps, puis il monte au colombin une « urne », et y ajoute l'empreinte interne de sa bouche au sommet, comme en train de souffler.
  • 1998-après 1999 : Respirare l'ombra [Respirer l'ombre] Cages métalliques contenant des feuilles (laurier, thé… selon les versions), bronze doré à la feuille représentant l'appareil respiratoire de l'homme au moyen de « feuilles » , dimensions déterminées par l'espace de l'installation.
  • 1986 : Verde del bosco [Vert du bois]. Frottage de feuilles et couleurs végétales sur toile, 264 x 583 cm.
  • 1999 : L'albero delle vocali [L'Arbre des voyelles]. Moulage en bronze d'un chêne de 30 mètres de long, lettres de bronze, plantations.
  • 2001 : Elevazione [Élévation]. Bronze, 4 aulnes et 1 hêtre. 9 x 5,50 x 5,60 m. Rotterdam. Les cinq arbres, en grandissant, en arriveront à envelopper le support métallique de l'arbre de bronze. Les arbres vivants « porteront » alors l'arbre de métal par ses racines.
  • 2005 : Spine d'acacia - contatto, maggio 2005 [Épines d'acacia - contact, mai 2005]. Toile, soie, épines d'acacia. 12 éléments de 100 x 120 cm : dim. totales : 300 x 480 cm. Chaque épine correspond à un point sombre sur fond de soie blanche dans cette monumentale représentation des lèvres de l'artiste.
  • 2008-après 2008 : Sigillo [Sceau]. Version de 2012 : marbre blanc de Carrare, 54 éléments de 135 x 90 x 3 cm : soit 19,80 x 4,05 m. et un cylindre : D. 47,5 x L. 303 cm, installation au Château de Versailles en 2013.
  • 2009 : Propagazione, 2009 [Propogation, 2009]En 2009, dans le cadre d'une commande publique, il a réalisé pour la Chalcographie du Louvre une gravure au vernis mou et à l'eau-forte intitulée Propagazione.
  • 2014 : Avvolgere la terra [Envelopper la terre]. Quatorze œuvres au mur : plaques d'aluminium à la surface irrégulière et convexe, dimensions variables (env. 40 x 50 x 10 cm) avec en leur centre une terre cuite. Chaque fois, G. Penone a comprimé dans sa main une petite boule de terre qui a été cuite ensuite.
  • 2016 : Arbre à pierre, Dinard, villa Greystones, collection François Pinault.

Expositions récentes

  • 1997 : Carré d'Art, Nîmes.
  • 2000 : « Epiphanies », Cathédrale d'Evry, Evry.
  • 2004 : Centre Pompidou.
  • 2011 : « Des veines, au ciel, ouvertes », au Grand-Hornu.
  • 2012 : dOCUMENTA (13), à Cassel.
  • 2012 : « Intersecting Gaze », Gagosian Gallery, Londres.
  • 2013 : « Ideas of Stone », Madison Square Park, New York.
  • 2013 : Château de Versailles.
  • 2014 : Main Room, Arsenal Contemporary, Montreal.
  • 2014 : « Circling », Gagosian Gallery, London.
  • 2014 : Installment 2: The Collection, Fondation Louis Vuitton, Paris.
  • 2014 / 2015 : Musée de Grenoble.
  • 2015 : « Being the River, Repeating the Forest », Nasher Sculpture Center, Dallas.
  • 2015 : « New Skin », Aïshti Foundation, Beirut.
  • 2016 : « Leaves of Stone », Gagosian Gallery, Central, Hong Kong.
  • 2016 : « J’eus, J’aurai, Je n’ai », Galerie Marian Goodman, Paris.
  • 2017 : Palazzo della Civiltà Italiana, Rome.
  • 2018-19 : Yorkshire Sculpture Park.
  • 2022 : Couvent Sainte-Marie de La Tourette.
  • 2022-2023 : rétrospective d’œuvres données au Centre Pompidou.

    Distinctions

    • 2001 : Prix Schock dans la catégorie Arts visuels.
    • 2010 : Chevalier de la Légion d'honneur Chevalier de la Légion d'honneur.
    • 2014 : Praemium Imperiale dans la catégorie Sculpture.
    • 2018 : Doctorat honoris causa de l'Université Brown en Fine Arts.
    • 2022 : Membre de l'Académie des Beaux-Arts.

Poèmes choisis

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Max Alhau, Entretenir le feu

Le titre du dernier recueil de Max Alhau résume à lui seul toute la démarche de ce poète au long cours et qui n’a jamais cessé, de livre en livre, d’entretenir effectivement son feu intérieur. Il nous le partage encore ici même, dans un élan de générosité qui ne se dément pas et demeure reconnaissable entre tous. Et c’est bien la marque d’un grand poète que de délivrer une musique qui, aussi discrète soit-elle, n’en est pas moins le meilleur guide pour réenchanter un lecteur trop souvent contraint aux fadeurs de l’horizon éditorial du moment.

On l’aura compris, l’époque manque de souffle, de fond. Pas l’auteur du présent livre, à l’écart du tumulte mais étonnamment présent au monde :

À l’intérieur de soi
on demeure à l’affut
d’images froissées,
de saisons en marge
ou même oubliées.

On est ainsi spectateur
de l’invisible, attentif
à ces riens que l’on frôle
sans le savoir.

Max Alhau, Entretenir le feu, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 104 p, 17€.

Cette attention portée, ce goût de l’intériorité sont les chemins les plus courts vers la poésie sans retour de Max Alhau. Les précédents recueils nous ont rendus familiers de cette quête permanente du silence et de la mémoire. Il semble qu’on écrive toujours le même livre. Certes. Surtout lorsqu’on est allé droit à l’essentiel et que plus rien n’est nécessaire à part s’approcher toujours et encore de ce centre, de cet axe du monde, à travers le paysage, le quotidien et l’absence. Cette dernière reste d’ailleurs comme à l’accoutumée la ligne de force du recueil. Elle sous-tend l’ossature des poèmes en vers ou en prose comme en filigrane. La poésie, c’est vivre en marge du silence, pour reprendre le titre de la seconde section du livre. Thème et variations, donc. Max Alhau prend le parti de faire évoluer son verbe dans une sorte d’atonalité pleine de détours, au rythme d’une marche toujours plus intérieure et sans illusions :

     Sur une terre abandonnée on trouvera un jour asile. Les saisons, les jours n’auront
plus cours.
    On dira que les mots ont été déportés vers un ailleurs imprévisible.
    Ce sera sous couvert de l’imaginaire que l’on se mettra en route pour un destin sans conséquence.

Le présent et rien d’autre. Moissonner les instants. Ni pour le meilleur ni pour le pire, mais pour l’éphémère, qui est sans doute la seule éternité qui vaille :

Nous attendons à l’écart, à proximité de l’infini ou de l’éternité dont nous doutons parfaitement.

Pas davantage d’espoir en une quelconque issue à notre condition humaine :

Tu explores chaque jour ce labyrinthe dont nulle Ariane ne viendra te délivrer.

Mais néanmoins une sorte d’espérance diffuse, chevillée au cœur et à l’âme du poète comme en tout homme :

La lumière que tu attends n’est pas encore apparue.

La lumière du verbe, elle, si. Elle nous laisse à l’envi de quoi entretenir le feu, dans un instant sans limites et qui n’est autre que la vie elle-même.

Présentation de l’auteur




Gérard Bessière, De lumière et de vent

Des poèmes sur le seuil. Celui du grand passage entrevu par Gérard Bessière, aujourd’hui âgé de 95 ans. « Voici demain qui vient/dans l’ombre du mystère », nous dit, depuis sa retraite de Luzech au cœur du Quercy, le poète, ancien journaliste et exégète. Un émouvant recueil où « l’ombre de la nuit » côtoie « l’obstiné goût de vivre ».

Dans un précédent recueil, Au seuil du silence (Diabase, 2019), Gérard Bessière se disait déjà saisi de vertige au cœur du grand âge.  Mais s’il résistait à la peur, c’était grâce au silence qui montait en lui « comme la crue de la rivière en mars ». Il pouvait donc rester paisible et disponible, accueillant l’inconnu, cultivant « le goût du beau et tant d’autres conduites ou réalisations qui nous élèvent ». Quatre ans plus tard, après avoir publié entre temps Le titre brisé (Diabase, 2020) et L’intime lumière (Diabase, 2021), le voici plus que jamais au seuil du silence.

Pour dire ce qui l’anime aujourd’hui, Gérard Bessière a opté pour une versification « à l’ancienne » : des strophes de quatre vers sagement alignés sur la page, six syllabes par vers. Mais l’important n’est pas là car domine, de bout en bout, ce tremblement qui signe la véritable parole poétique. Tremblement d’émotion, mais aussi une forme de désarroi quand l’homme est gagné par « le vertige du vide ». Alors il appelle au secours « les visages aimés » ou les paysages de l’enfance. Fleurs, herbes, papillons, merles, écureuils et nuages investissent ses poèmes. Oui, dire le beau de ce monde que l’on s’apprête à quitter. Dans L’intime lumière Gérard Bessière avait déjà montré sa volonté de continuer à avancer dans l’inconnu à l’exemple du bourgeon qui « ne sait pas/que sa mort dans le noir/fera naître une rose/au soleil de demain ».

Gérard Bessière, De lumière et de vent, Diabase, 2023, 67 pages, 13 euros.

Mais aujourd’hui le monde s’est rétréci. Il a quitté sa maison « pour une petite chambre » où la vie va « finir en silence ».Cette fin de vie, nous raconte-t-il, est peuplée « de rêves et de cauchemards » (…) / Pourquoi faut-il souffrir / Dans l’attente inquiète / De l’instant de mourir ? ». Il s’interroge : « Les planches du cercueil / Où je reposerai / Sont-elles déjà sèches ? ».

Gérard Bessière, homme de foi, voit au-delà de sa mort corporelle. « L’infini nous visite », écrit-il. « L’horizon est en nous ». Il aspire à retrouver « D’innombrables aïeux / Eblouis de tendresse ». Et fait un vœu : « A l’heure de mourir / J’aimerais regarder // Un arbre qui frissonne / A la brise du soir ».

Présentation de l’auteur

Gérard Bessière

Gérard Bessière est prêtre, ancien aumônier national des Équipes enseignantes de la paroisse universitaire. Il a travaillé aux Éditions du Cerf de 1969 à 1988 et fut journaliste à l'hebdomadaire « La Vie » de 1975 à 1988.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie

Jésus : Le dieu inattendu
Frère François : Le Saint d'Assise
en t'attendant
Plume
Le Pape a disparu
Le pape meurt à Jérusalem
L'Enfant hérétique : Une traversée avec Jésus
Les volets du presbytère sont ouverts : 2 000 prêtres racontent
La ferveur du jour
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Possibles N°27 – Où va la littérature ?

Où va la littérature ? La quatrième de couverture de la revue trimestrielle, rédigée par Pierre Perrin, en trace la perspective, assez désenchantée : « L’étude de l’âme humaine par introspection, qui faisait le fond de la littérature, est dévastée ; l’histoire qui bégaie, balayée. L’urgence fait la turlutte au nombril. Alors que le sexe par nature est sans mémoire, la notion de genre ameute des cohortes aveugles. L’indécision turlupine. Pire, des religions rechaussent leurs œillères. Attentat ou pas, c’est marche arrière toute. Quelle que soit la radicalité des convictions, quelle réussite solde une existence ?

Le superficiel irradie. L’argent au pinacle, le consumérisme partout, la déprime jusque dans les doigts de pied, la majorité des Européens privilégie les conséquences aux causes. Un bien-être de pacotille ouvre un nirvana. À sa poursuite, beaucoup titubent – une vraie course en sac. Le secret de vivre se meurt. La raison du désastre paraît encore la meilleure. »

Reprenant, à juste titre, dans son article « Dissipation du goût », les réflexions mêlées de Marcel Duchamp, « Le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût. », 1917, et de Marcel Proust, « Snobisme : interruption momentanée de l’exercice du goût. », 1918, Pierre Perrin trouve une formule en dialogue avec les deux citations pour conclure sur la leçon amère à retirer de cet état des lieux déceptif : « Depuis un siècle, en Occident, l’art purge une peine de snobisme à perpétuité. » Pour mieux annoncer ce constat critique, Marilyne Bertoncini ancre sa réflexion, quant à elle, à partir de la publication en 2021 de la traduction par Martial Doré d’un pamphlet de George Orwell dont la pensée comme le titre laisse songeur : Comment meurt la littérature : tableau à la fois dystopique et prospectif : « Dans un futur lointain, nous apprendrons peut-être à dissocier la création littéraire de l’honnêteté intellectuelle.

Possibles N°27 – Où va la littérature ? – Mars 2023 – 16 euros.

Pour l’heure nous savons seulement que l’imagination, tout comme certains animaux sauvages, n’est pas féconde en captivité. Tout écrivain ou journaliste qui nie cela appelle, en réalité, à sa propre destruction. » La poète et traductrice prolonge ainsi la question de l’auteur de 1984, en partage l’inquiétude dans son usage parfois perverti de la technique au détriment, justement, du jugement de goût : « Vers un naufrage de la littérature ? » s’interroge-t-elle au début de son essai de bilan en toute lucidité…

L’écrivain Laurence Biava se demande également dans « Mes convictions » : « Où va la littérature ? », et sa propre réponse se fait critique de la loi médiatique du marché de la littérature : « Ailleurs, en tout cas que sur les trajectoires empruntées par la mafia qu’est devenue le ventripotent milieu de l’édition. » Yves Marchand dans sa distinction amusée entre « Littérature et Littéracrotte » constate de manière analogue : « Ce n’est pas la littérature qui est en déclin. C’est sa diffusion. La littérature continue d’exister. » ; il invoque alors comment le relais des réseaux sociaux, à l’accueil du pire comme du meilleur, peut s’interpréter comme une recréation des « cercles littéraires qui ont depuis des siècles enrichi la littérature française. » Encore plus nuancée, Marilyne Bertoncini redoute un « troisième écueil » dans la recherche du succès quand il apparaît au comble de  l’ignorance de la « justesse » si ténue du poème : « La technologie numérique est un excellent soutien à cette démarche, et un grand souci pour la survie de la Littérature et de la poésie, noyées sous un excès d’informations dans le grand bain médiatique, qui ne permet plus d’entendre le petit son émis, comme par le diapason, lorsqu’un texte sonne « juste ». »  

À son tour, Marie-Josée Christien rappelle le rôle précieux des revues dans cette quête du mot précis, dans sa contribution : « Revues de poésie : vers l’extinction des feux ? » : « Les revues sont pourtant un outil incomparable pour notre réflexion et nos connaissances, un lieu sans équivalent pour donner à lire nos textes et nous constituer un lectorat. / Assisterons-nous à l’extinction des feux ? Ou aurons-nous assez de courage pour souffler sur les braises afin de rallumer la flamme ? » Ultimes éclats de ce feu jamais totalement éteint, les poèmes en prose ou en vers de Richard Taillefer, Élisabeth Loussaut, André Ughetto, Carmen Pennarun ou Christophe Forgeot ne manquent ni de cette élégance ni de cette exactitude si recherchées… Signes comme les deux notes de lecture qui clotûrent ce numéro printanier que la revue Possibles peut se targuer d’opposer réflexions critiques et joyaux poétiques à la négligence, à la paresse, si ce n’est à la mollesse des productions d’une « littérature sans estomac » selon l’ouverture de Jean-Michel Delacomptée, adepte des portraits littéraires : « Le point central de toute l’affaire reste le rapport à la langue, au style. Cultiver l’art du portrait est une réponse, pas la seule, au déclin de l’exigence. La résistance prend des visages divers. Celui de la revue Possibles par exemple. »




Dato Magradze, La Terre féconde

Dato Magradze est né à Tbilissi (Géorgie) en 1962. De 1992 à 1995, il a été ministre de la Culture de la jeune République géorgienne. Il est l'auteur de l'hymne national de son pays. Il a été rédacteur en chef de grands journaux géorgiens. En 2003, le Cambridge Biographical Dictionary lui a décerné la médaille d'or du meilleur écrivain de l'année. Il est candidat au prix Nobel de littérature.

Ce que l’on peut penser en prenant connaissance de ces éléments biographiques est que Dato Magradze est homme d’énergie, de volonté, et que ce désir de peu d’agir pour le nombre, de souffler ce vent de fraternité, celui-là même qui édifie la poésie, est ce qui a guidé ses actes. Homme de feu, à la forge des mots nommant l’espoir de liberté, Dato Magradze continue : Écrire, agir, sont ici faces d’une même pièce, celle d’une monnaie dont ne se paie que les justes.

Tout ceci, essence de son être, matière de ses mots, façonne son poème, et sculpte son œuvre. Chant unique salué mondialement, certainement parce qu’enfin le langage se fait javelot qui transperce les murs archaïques et envole la poussière de nos peurs séculaires pour nous conduire, Nous, semblables, frères, sœurs, hors de l’oubli de nous-mêmes, sur le seuil d’une terre sans frontières, enfin nommée par la densité du silence de cette poésie fédératrice et visionnaire.

du silence de cette poésie fédératrice et visionnaire.

Le troupeau du poète est le sel de la terre,
la plus infime partie de la population
qui ne perd pas la dignité́
quelles que soient mes aventures pendant l’épreuve.

Le troupeau du poète est l’unique partisan du mot “déstabilisant”.

Puisque la mission de la poésie est de sauver
et de ne pas partager la névrose avec autrui,
face à l’incrédulité́, le poète se pose
en cible principale.
— “Défendez-nous, les gens ! –
comme si vous aviez construit l’église”...

(…)

... L’horloge marque le dixième siècle,
sur la montre Tissot, par contre,
le 6 novembre 2020,
s’écrit la nouvelle poésie...
La pointe de la plume sait fort bien
que toutes deux sont détraquées
L’univers s’est coincé dans le temps, t
andis que dans la durée le poète voyage.

Et il confie le temps
non aux aiguilles de l’horloge
mais aux ailes d’un épervier.

(…)

Un spectre de poésie hante l’Europe
un spectre de poésie y erre trouver une place d’honneur
sur une étagère poussière, en attente de retrait de la croix.
Le soleil surgit à l’Orient
et se couche à l’Occident.
Le temps voyage entre les strophes,
il va et vient,
le monde entier prend place
au working lunch,
seul le poète ne renonce pas
au désir désespéré
de sauver l’homme
dans le citoyen...
Et il erre… erre...
Un spectre de poésie erre.

La Terre féconde, p. 40

 

Le troupeau du poète est celui de la terre, il offre ses mots pour guider ses semblables. Et si l’on me demandait si la poésie engagée existe, si c’est son rôle de prendre racine dans les entrelacs sociétaux, si elle doit remplir une mission, je répondrais que quiconque cherche à la contenir dans des définitions et des carcans se trompe, et la connait bien peu. La preuve ici, où engagement ne se dissocie plus de la présence lyrique du poète, et devient consubstantiel à son existence, matière de sa langue, ligne de son destin. Poète est exister dans la société des hommes et ré-unir autour de ce talisman qu’est le poème. Unifiant le sacré et le profane, le lyrisme et le discours politique, présent et absorbé par le miracle de l’art lorsqu’il offre cette grâce de transcender sa propre existence pour ne plus énoncer que la parole universelle d’un sujet agissant au nom du nombre, la poésie de Dato Magradze est globale, dans le sens où elle unifie tous les potentiels du genre, toutes les strates temporelles de ses amplitudes, dans une œuvre puissante.

Treize recueils, des prix et des présentations, des colloques et des prises de paroles, des lectures et des rencontres, mais surtout ceci :

Un spectre hante l’Europe,
un spectre de poésie y erre
afin de sauver l’Homme
dans le citoyen. Notre époque a perdu son rédacteur,
Il manque trois choses au nouvel univers :
– L’échelle au ciel !
– Le pont à la mer !
– Le rédacteur à l’époque !

– « Le carré noir » du maître Malevitch –
est une métaphore sublime
entre l’interrupteur et l’ampoule,
entre l’instant et la terre

s
i vous voulez, entre moi et la flèche
que j’avais lancée comme un chevalier.

Un spectre hante l’Europe...
– “Déstabilisant” – est un mot
que notre époque a avalé de travers
et qu’elle ne peut plus recracher.

– “Déstabilisant” – ce mot
doit être puni
parce qu’il est inopportun sur la grand’place,
où les mass médias auront tous les moyens
de transmettre en direct comment notre époque
a pris congé de la dignité.

Un spectre hante l’Europe,
un spectre de poésie y erre...

À Florence, sur la Piazza della Signoria
on s’est moqué de nous en érigeant un monument de merde –
“Mettez-vous derrière votre Renaissance”–.
Mais quand les mouches y bourdonnaient,
respirer était devenu impossible
et on l’a emmenée.

Un spectre hante l’Europe,
l’Europe se rend aux élections
comme si elle allait à la messe
afin de voter pour Barabbas et de prier Jésus
de la sauver de la disgrâ
ce.

 

« V. Manifeste (La majeur) », de Dato Magradze, dans ce « poème qu’un matin » qu’il a intitulé La terre féconde !

Dato Magradze, La terre féconde, traduction de Véronique Bergen, Editions du Cygne, 56 pages, 10 €.

Présentation de l’auteur

Dato Magradze

David "Dato" Magradze ( Géorgien : დავით "დათო" მაღრაძე ; né le 28 juin 1962) est un poète et homme politique géorgien. Il est l'auteur des paroles de l'actuel hymne national de la Géorgie, utilisé depuis 2004.

Né à Tbilissi dans la famille de l'écrivain et littéraire Elguja Magradze, Magradze est un philologue formé à l'université d'État de Tbilissi. Il s'est fait connaître dans les années 1980 et a dirigé pendant plusieurs années le principal magazine littéraire géorgien, Tsiskari.

Sous Édouard Chevardnadze, il a été ministre de la culture de Géorgie de 1992 à 1995 et a été élu au Parlement de Géorgie de 1999 jusqu'à ce qu'il démissionne de son poste en 2001. Magradze s'est retiré dans l'opposition à Chevardnadze et a soutenu la révolution des roses de 2003 qui l'a contraint à démissionner. En 2009, il a rejoint l'opposition au président Mikheil Saakashvili et a joué un rôle de premier plan dans les manifestations d'avril 2009 appelant à la démission de Saakashvili.

De 1997 à 2010, M. Magradze a été président du club géorgien PEN. Il a reçu de nombreux prix littéraires géorgiens et internationaux, ainsi que l'ordre d'honneur géorgien. Ses poèmes ont été traduits en anglais par le Poetry Translation Center, en allemand, en italien, en russe et en arménien.

En avril 2019, il a fondé le mouvement politique Defend Georgia avec Vato Shaqarishvili et Gia Gachechiladze.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures




Gorguine Valougeorgis, χoros

Ce jeune auteur que j’ai découvert sur internet, puis grâce à la revue Décharge et à la collection Polder (matin  midi  soir sorti en 2021) et dont on peut lire un entretien sur Terre à Ciel : (https://www.terreaciel.net/Valougeorgis-Gorguine#.Y20EPHbMKM8), confirme tout le bien que nous sommes certains à penser de son travail poétique.

Le titre souligne les origines grecques paternelles tout en appelant à la danse et au chant. En exergue une citation de Fernando Pessoa qui dans les poèmes jamais assemblés d’Alberto Caeiro dit ceci : « Ce n’est pas du navire, mais de nous, que l’on ressent le manque. »

Car on le sait la poésie, son espace de lecture et de réception comme d’écriture, est cet espace où les manques de l’auteur mêlés à ses désirs rencontrent ceux du lecteur en ce point intime d’où sourd l’envie jusqu’à donner aux pieds l’énergie de danser, à la voix de chanter, pour faire chœur, afin de s’extraire  de sa peau ;  autrement que par la langue  précise l’auteur. (Mais quelle langue, se demande-t-on, quand on sait que Gorguine parle le farsi, langue de sa mère, le grec, langue de son père, et qu’il est français ... la réponse serait donc : toute langue) S’extraire de sa peau : mouvement obligé si l’on veut partager, et pour partager, c’est-à-dire aussi accéder au plus grand que soi, il nous faut réaliser, constater que les mots sont pauvres en comparaison de l’intensité des sensations, des émotions, des intuitions … On le sait l’auteur écrit avec son corps, avec sa vie, il témoigne d’une singularité mais en utilisant les mots de tout le monde qui ne renvoient pas à son expérience exactement. Le mot de tout le monde rogne, rabote, rétrécit ce qui dans nos sensations et notre vécu intime, déborde le général. Aussi se heurte-t-il à une forme d’impossibilité. Heureusement la poésie et son espace de liberté permettent malgré tout de faire l’expérience de cet indicible. On le frôle, on le tangente, et parfois, même si brièvement, il y a coïncidence, alors tout s’ouvre…

Alors on suit comme une trajectoire circulaire. La danse ou le voyage avec leur force centrifuge, expulse : ce qu’on en saisit est un condensé, un asséché, un  présent réduit  quand  tant de temps dedans.

Gorguine Valougeorgis, χoros, éditions Lunatique, collection Les mots-cœurs, 101 pages, 12 euros.

Chez Gorguine Valougeorgis, la rythmique de l’écriture trace comme un cercle, et tout comme le carré est inscrit dans le cercle, les négations (ne que répété sur plusieurs pages) contiennent une affirmation :

Les mots ne suffisent    que le temps de les
dire    et beaucoup manquent    d’oxygène ou
manquent    Il me faut une lumière    qui
éclaire sans brûler    mais vacille    comme la
flamme dessine les ombres. 

Ici le rythme ménage le suspens, fait entendre l’hésitation, la distance et la rupture bien qu’il berce également.

« Ma vie est un voyage solitaire ! Mais mon bagage est lourd de nostalgie » disait Shan Sa dans les quatre vies du saule.  Camus lui affirme que « la pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie ». Gorguine n’est pas loin d’éprouver cela qui retrouve des objets témoins de la vie des grands-parents grecs, souvenirs bien rangés sortis de tiroirs comme intacts. Au travers des souvenirs et de la nostalgie, ce nous qui manque, ce territoire perdu, c’est l’enfant que nous avons été, c’est l’enfance. Cependant quand le manque n’est pas insurmontable, quand il provient d’un espace qui a nourri, le manque est aussi une aide, un guide pour la vie adulte à mener, même loin. Et plus encore, ces souvenirs qu’on porte et qui nous portent, génèrent une fidélité à la mémoire, à une histoire, à ses origines, ils sont les racines dont nous avons besoin tout comme l’arbre.

Ces portes qui promettent sans tenir
ouvrent sans ouvrir    mes pieds    ne les
croient plus les    franchissent sans rejoindre

Partout
Ils ne marchent que dedans

Les mots du poète font sentir l’épaisseur et la transparence du temps. On voit à travers jusqu’à l’enfance, mais sans jamais pouvoir y retourner bien que le chemin soit visible. Comme sur un tapis roulant dans une salle de sports, on reste sur place mais la machine enregistre des kilomètres. Et pour mesurer le temps qui passe, juste un peu de sable piégé dans les chaussures qui s’échappe au fur et à mesure qu’on s’éloigne. Les pieds partis pour d’autres paysages, urbains en l’occurrence, loin du bleu de la méditerranée. Les pieds … comment enfermer ce qui les gouverne ? Cette interrogation trouve son écho plus loin avec : qu’ai-je     si peur de perdre ? Quel inconnu effraie, quel risque accepte-t-on, quelle urgence ou quel danger met en mouvement, quel besoin de survie exige le départ, la rupture, l’exil ? Et l’ailleurs, même si désiré, n’est souvent qu’une forme d’exil. Ici  sensible est le paradoxe entre deux élans contradictoires, le manque et perdre, entre le sol et les airs, entre ce que vivent les pieds et ce que les rêves imaginent… Et fait-on un voyage ou est-on voyagé ? Qu’est-ce qui voyage en nous et jusqu’où est-on capable d’accompagner, se suivre des yeux et du cœur ?

Dans la nuit noire     un couloir ouvre    la
peau de la mer    pour en extraire des
organes

La cicatrice sera interne

L’image d’une césarienne s’impose devant les yeux, tout comme l’image des migrants en perdition. Mer mythique, mer mythologique parsemée d’îles enchanteresses, la méditerranée, berceau de notre civilisation ainsi qu’il est dit communément, fut, est aussi le témoin de guerres et d’invasions, de colonisations,  témoin de régimes dictatoriaux. Polluée, poubelle,  lieu stratégique à haute valeur géopolitique, cette mer est enfin le cimetière de milliers ou de millions de gens rejetés par les pays qui bien souvent ont exploité leurs parents et grands-parents et arrière-grands-parents …  de quoi donner la nausée… De quoi, à peine sorti de l’enfance, se sentir très vieux et très lourd, malgré le réservoir inépuisable d’amour d’une grand-mère, malgré les bras solides du grand-père.

Dans ce livre, ô combien attachant, émouvant, bien que tout en retenue et ne cherchant jamais à jouer de l’émotif, certaines remarques transmettent bien « l’âme grecque », si imprégnée de tragique, si intensément consciente de la condition humaine, de la solitude, du dérisoire, de la fatalité…  ainsi que de de la cruauté innocente de l’enfant :

Pour son      simple plaisir il      lance son
hameçon     troue la bouche     d’un poisson
pas plus gros    que son sexe moulé     dans
un maillot rouge vif kangourou     avant de le
remettre à l’eau     noblement un instant    il
s’est même trouvé     héroïque

Et c’est parce qu’on a, chevillée au corps, cette âme grecque,  qu’on est présent, par exemple, au coucher du soleil : on ne laisse pas la mer mourir seule. D’autres remarques en appellent au kairos (καιρός), à l’instant opportun, afin de savoir saisir ce qui s’offre et savoir se laisser aller, à être mer sans bord, à être horizon au plus près du sol, à savoir que sortir c’est mourir et qu’entre naître—qui  serait entrer—et mourir, on est dedans, toujours et partout dedans.  Que toute notre vie : on entre un peu plus loin.

Accompagné de 3 œuvres de Fariba Nourdeh et d’une photographie de Lâkis, ce livre, et donc la voix de Gorguine Valougeorgis, nous conduit un peu plus loin, un peu comme sur le chemin de l’éternel retour où l’on s’efforce de vivre en souhaitant que chaque instant se reproduise éternellement, ainsi, bien que nous en sortions un jour, le monde ne meurt jamais.

Présentation de l’auteur

Gorguine Valougeorgis

Gorguine VALOUGEORGIS est né à Paris en 1990. Dentiste spécialisé dans l'urgence sociale, il parcourt la Seine Saint Denis pour offrir ses soins dans les zones du 93 qui en sont le plus dépourvues. Il a publié dans les revues Décharge, Traction-Brabant, Comme en poésie, Nouveaux Délits, Gustave. Il est l’auteur de matin midi soir (Gros Textes / Décharge, collection « Polder »), et de deux autres recueils de poésie à paraître courant 2022, L’âcreté du kaki chez Mars-A éditions et CHEESE !!! chez Plaine Page.

Autres lectures

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Emmanuel Echivard, Pas de temps

Ce qui se présenta au début du livre, pour toi, ce fut la nuit, une nuit très noire et très rassurante, sur une route étroite qui s'ouvre au fur et à mesure de ton avancée.

Voici ce qu'écrit Emmanuel Echivard dans son AVANT-DIRE. Et l'on avancera avec lui, dans cette poésie du quotidien (pour partie) qui note avec l’œil distancié du photographe ce qui l'entoure, personnages et événements – on songe parfois à un François de Cornière qui en avait fait son miel.

C'est une boutique dans une rue de la ville
avec une enseigne des années soixante-dix
des lettrines jaunes
comme on n'en voit plus
    je n'ai pas le temps de m'arrêter
    de me rappeler l'année où j'en voyais de telles
dans une autre ville

car il faut vite rentrer
sortir du sac en plastique
la paire de chaussures que le cordonnier réparera
des chaussures en cuir brun, éraflées
    dont j'ai un peu honte
la semelle rongée par l'eau et par le temps

On retrouvera tout au long du livre ces scènes de petits riens (Riens est d'ailleurs le titre d'un poème), de portraits vite dressés, avec ce qu'on sent de sympathie de la part de l'auteur vis à vis de ceux qu'il croque ainsi. Il est présent également dans ces poèmes, personnage lui aussi, avec l'emploi du je.

Un vieux couple se tient la main
une petite fille se tourne vers son père
un homme cherche du regard des fruits et des fleurs

C'est un jour blanc arrosé de pluie
    je voudrais m'arrêter
fixer les êtres
    il suffirait de m'immobiliser
de rester là
de laisser parler la pluie, les pas
    de m'absenter

Présence au monde (cet extrait provient du poème Ici ; quelle injonction plus juste?) et absence dans le même temps, sorte de rêverie, de flottement. C'est une autre caractéristique de cet auteur que de ne pas se contenter d'une poésie descriptive mais s'interroger sur ce qu'il est, sa propre consistance parmi – partant, la séparation ontologique, la difficile appartenance :

    Est-ce que je suis
    ceux que je regarde
ceux qui passent
    à côté de moi
impassibles
avec leurs chaussures mal cirées, leurs manteaux gris
qu'éclaire parfois
le bleu roi d'une écharpe

     est-ce que j'existe vraiment 
     et suis-je ici pour m'arrêter
et les traverser du regard
supplier
la pierre que l'on cogne est aussi
    lourde que moi
ou bien, au milieu des mouvements
moteurs et marchands dans la ville
    vais-je me fondre, me répandre
    m'illuminer, devenir
contemporain

On trouve, en alternance avec ces poèmes où figure la première personne du singulier, d'autres poèmes où c'est le on qui mène la danse, dans la nuit (celle évoquée en début de livre), une nuit pas tant physique, ou pas seulement, mais aussi intérieure, qui bizarrement, malgré l'emploi du pronom impersonnel, suscite l'introspection, des sensations et des souvenirs individuels.

on voudrait se souvenir
on voudrait lever la tête ouvrir la bouche

proférer

on formerait un passé
composé d'images anciennes

par exemple un midi d'enfant où l'on traverse la rue sans regarder
où le capot de la voiture a balayé le corps
que rien ne retient plus qui flotte délié pour retomber
sur le sol avec douceur

on se sent puissant de tout ce qui a été vécu

Et toujours cette part qui questionne :

que reste-t-il de soi
quand la nuit noire est absolue
quand son eau son huile ne laissent rien transparaître
que reste-t-il de soi les mots que l'on chantonnait
sont tombés on marche sans

Mais ces mots, tombés, dans leur impuissance à dire parfaitement, réussissent, dans la poésie d'Emmanuel Echivard, à suggérer au point le plus haut et l'on se sent dans un esprit d'absolu partage en les lisant. Un livre exceptionnel.

Présentation de l’auteur

Emmanuel Edchivard

Né au Havre en 1975, des études à Lyon et à Paris. Vit actuellement à Reims, où il enseigne la littérature et le latin en khâgne et à Sciences Po. Après la Trace d’une visite, (Cheyne, 2016, Prix du premier recueil de poèmes de la Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé pour la poésie et Prix de poésie Maïse Ploquin-Caunan de l’Académie française).

Bibliographie

  • La Trace d'une visite, Cheyne éditeur, 2016.
  • « Suite des jours », revue Nunc n° 47, éditions de Corlevour, 2019.
  • Avec l'ombre, Cheyne éditeur, 2019.
  • Pas de temps, Cheyne éditeur, 2022.

Poèmes choisis

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Avec l’ombre est résolument le journal d’un voyage dont la direction est annoncée dans la citation de René Char qu’Emmanuel Échivard appose en exergue de son œuvre : Il faut s’établir à l’extérieur de [...]

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Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes

« Jeunes gens qui me lirez peut-être, tout peut recommencer. Les bûchers ne sont jamais éteints et le feu, pour vous, peut reprendre. N’acceptez jamais de devenir les égarés d’une génération perdue. Ce livre n’est pas un livre d’historien, mais un témoignage vivant, le romancero des temps les plus sombres où vous pouvez être à nouveau jetés. Écoutez-voir, et souvenez-vous. » : moins un devoir de mémoire qu’un travail de la mémoire pour mettre en récit l’engagement de celui qui a été à la fois un témoin crucial et un acteur majeur contre cette nuit atroce au cours de laquelle il a œuvré à l’exaucement de l’aube qui allait en déchirer le voile, enfantement d’une page de l’Histoire où l’entremêlement de la guerre, du sabotage, du réseau clandestin auxquels ont participé tous ces guerriers de l’ombre, dans cette aventure à la fois individuelle et collective, en fait désormais la pierre angulaire de toutes ces voix de la liberté qui ont ainsi agi au péril de leur vie.




Pierre Seghers, poète, résistant de la première heure donc, s’est fait le principal éditeur de ces êtres impliqués souvent sous pseudonyme dans l’écriture de ces revues clandestines qui élevèrent la voix contre l’oppression, participèrent avec obstination par l’exercice périlleux de leur libre expression, à l’émergence d’un espoir, à l’entretien d’un idéal, à l’appel à une « Liberté » dont le poème éponyme de Paul Eluard diffusé de manière souterraine révèle dans sa dernière strophe son message souverain en promesse d’une paix à aller chercher dans ce combat entre ténèbres désespérées et lueurs d’espérance : « Sur la santé revenue / Sur le risque disparu / Sur l’espoir sans souvenirs / J’écris ton nom / Et par le pouvoir d’un mot / Je recommence ma vie / Je suis né pour te connaître / Pour te nommer / Liberté ». Partagée en deux parties, La Résistance et ses poètes s’avère donc l’œuvre fondatrice, le témoignage de cette période de lutte acharnée dont René Char, également poète majeur et homme engagé, sous le nom de code de Capitaine Alexandre, garde le souvenir amer qu’elle a imposé de porter néanmoins le masque dans la tourmente de « simplificateur claquemuré » que ce dernier a toujours aspiré à ôter en des temps meilleurs.

Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes, Préface de Pascal Ory de l’Académie française, Éditions Seghers, réédition 2022, récit, 528 pages, 22 euros, anthologie, 336 pages, 17 euros.

On croise ainsi, dans la première partie du récit, ces grands écrivains que furent donc Louis Aragon, Paul Eluard, René Char ou Robert Desnos et ces figures emblématiques que furent aussi Jean Moulin, Madeleine Riffaud, Lucie Aubrac ou Missak Manouchian, mais également des acteurs non moins secondaires que décisifs, poètes anonymes, parfois si jeunes, épris de cet idéal de vie libre à reconquérir ensemble.

On trouve par ailleurs, dans la deuxième partie de l’anthologie, rien moins qu’une centaine de poètes qui manièrent les armes des mots pour sécher les larmes des maux, dans leurs poèmes de contrebande affûtés pour tromper la censure, fruits du maquis ou de la clandestinité, des prisons aux camps de déportation, qui résonnent avec profondeur, par-delà les dates délimitées par l’Histoire, comme des cris essentiels, pleins d’une humanité fragilisée mais au combat face à l’inhumain tout puissant à défier, dont la formule définitoire de Pierre Seghers demeure définitive : « La poésie de la Résistance ne sera pas la poésie d’un parti politique, mais celle de l’homme en danger de mort » !




Présentation de l’auteur

Pierre Seghers

Pierre Seghers (1906-1987) a passé sa vie au service de la poésie, en qualité d’auteur, de traducteur et d’éditeur.
Il entre en résistance en 1940 et participe à différentes publications clandestines. En 1939, il crée la revue P.C. 39 pour ces Poètes casqués – quand le poète se fait soldat –, qui devient l’année suivante Poésie 40, dans laquelle il publie aussi des poètes de la Résistance. De nombreux auteurs trouvent alors un lieu d’expression privilégié : Pierre Emmanuel, André Frénaud, Alain Borne, Loys Masson, Paul Éluard (Poésie involontaire et Poésie intentionnelle, 1942) et Louis Aragon (La Diane française, 1944). Seghers ose même l’édition d’anthologies de Poètes prisonniers. Fort du succès de ces publications, il décide de lancer une collection qui permettra au public de découvrir cette poésie contemporaine.
C’est ainsi qu’est créée « Poètes d’aujourd’hui », une série de monographies dont le but est de guider les lecteurs dans l’œuvre d’un poète. Sorti de l’Imprimerie du Salut public de Lyon, le premier volume, consacré à Paul Éluard, paraît le 10 mai 1944. Complété par son auteur, Parrot, juste au sortir de la guerre car il avait fallu laisser dans l’ombre toute une part de l’activité du poète, ce livre sera réédité en mars 1945. La collection connaît ensuite un bel essor avec un numéro consacré à Aragon d’un certain Claude Roy, jeune résistant qui venait d’héberger Pierre Seghers chez lui (en juillet 1944). Suivront plus de deux cents numéros qui constituent une véritable bibliothèque de la littérature poétique.
Après la guerre, Seghers fonde les éditions Seghers et en 1983, à la demande du maire de Paris, il crée, avec Pierre Emmanuel, la Maison de la Poésie de la ville de Paris.

Bibliographie

Poésie

  • Bonne-Espérance, Éditions de la Tour, Villeneuve-lès-Avignon, 1938
  • Pour les quatre saisons, revue Poésie 42, Villeneuve-lès-Avignon, 1942
  • Octobre, revue Traits, Lausanne, 1942, puis L’Honneur des poètes, Éditions de Minuit, 1943
  • Le Chien de pique, Ides et Calendes, Neuchâtel, 1943. Réédition en 2000.
  • Le Domaine public, Poésie 45, 1945, et Parizeau, Montréal, 1945
  • Le Futur antérieur, Éditions de Minuit, coll. L’Honneur des poètes, 1947
  • Jeune fille, illustré par Félix Labisse, Éditions Seghers, 1947
  • Menaces de mort, La Presse à bras, 1948
  • Six Poèmes pour Véronique, Poésie 50, 1950
  • Poèmes choisis, Éditions Seghers, 1952
  • Le Cœur-Volant, Les Écrivains réunis, 1954
  • Poèmes, Schwarz, Milan, 1956
  • Racines, photographies de Fina Gomez, Intercontinentale du Livre, 1956
  • Les Pierres, Intercontinentale du Livre, 1958
  • Piranèse, Ides et Calendes, 1961
  • Dialogue, Éditions Seghers, 1965
  • Les Mots couverts, Éditeurs français réunis, 1970
  • Dis-moi, ma vie, André de Rache, Bruxelles, 1972
  • Au Seuil de l'oubli, 1976
  • Le Mur du son, Sofia-Pesse, 1976
  • Qui sommes-nous ?, Bizkupic, Zagreb, 1977
  • Le Temps des merveilles, Éditions Seghers, 1978
  • Commediante, poème illustré par Alekos Fassianos, Anke Keno, 1984
  • Fortune, Infortune, Fort Une, Lyons International, 1981, puis Éditions Seghers, 1984
  • Poèmes pour après, gravure d'Antoni Clavé, Pierre Fanlac éditeur, 1989
  • Éclats, gravure de Zao Wou Ki, Fanlac, 1992
  • Derniers écrits, Fanlac, 2002
  • Comme une main qui se referme, Poèmes de la Résistance, Éditions Bruno Doucey, Paris, 2011

Chansons

  • Chansons et complaintes, tome I, Éditions Seghers, 1959
  • Chansons et complaintes, tome II, Éditions Seghers, 1961
  • Chansons et complaintes, tome III, Éditions Seghers, 1964
  • Douze chansons, musique de Léonce Marquand, Éditions Seghers, 1964
  • Pierre Seghers chanté par…, Poètes & chansons, 2006.

Ses chansons sont chantées par Léo Ferré, Jacques Douai, Juliette Gréco, Marc Ogeret, Hélène Martin, Catherine Sauvage, Monique Morelli, Roger Lahaye, Francesca Solleville, Béatrice Arnac, Simone Bartel, Les Trois Ménestrels, Jacques Doyen, Serge Kerval, Aimé Doniat, etc. Les chansons les plus connues sont :

  • Merde à Vauban et Des filles, il en pleut… chantées par Léo Ferré
  • Les Voyous, La Panthère, La vie s'évite chantées par Juliette Gréco
  • Adios amigos chantée par Catherine Sauvage
  • La Nana d'néné par Ted Scotto

Prose

  • Richaud-du-Comtat, Stols, La Haye, 194416, rééd. Esprit des Lieux, Saint-Léger-du-Ventoux, 2020
  • L'Homme du commun, sur Jean Dubuffet, Poésie 44, 1944
  • Considérations, ou Histoires sous la langue, Collection des 150, 1945
  • Clavé, Poligrafa, Barcelone, 1971
  • La Résistance et ses poètes, 1940-1945, Seghers, 1974, rééd. Marabout 1978, rééd. Seghers 2004, rééd. Seghers 2022 avec une préface de Pascal Ory
  • Louis Jou, architecte du Livre et des Baux, Seghers, 1980
  • Monsù Desiderio, monographie sur le peintre baroque, Robert Laffont, 1981
  • Victor Hugo visionnaire, Robert Laffont, 1983

Anthologies

  • L'Art poétique, avec Jacques Charpier, Seghers
  • L'Art de la peinture, avec Jacques Charpier, Seghers
  • La France à livre ouvert, Éditions Guy Victor
  • Le Livre d'or de la poésie française (3 volumes), Éditions Marabout, 1968
  • Poètes maudits d'aujourd'hui, Seghers, 1972. Rééd. sous le titre Anthologie des poètes maudits, Pierre Belfond, 1985

Traductions & adaptations

  • Nicolas Vaptzarov, Poème choisis, adaptés du bulgare, Seghers, coll. Autour du monde, 1954
  • Gyulia Illyès, Poèmes adaptés du hongrois, Seghers, coll. Autour du monde, 1955
  • Dragomir Pétrov, Poèmes adaptés du bulgare, Seghers, coll. Autour du monde, 1969
  • Lubomir Levtchev, Le Chevalier, la Mort, le Diable adaptés du bulgare, Seghers, coll. Autour du monde, 1975
  • Saadi, Le Gulistan ou Le Jardin des roses, Seghers, 1977
  • Hâfiz, Le Livre d'or du Divan, Seghers, traductions par Homayoun Fard Hossein et son épouse Jocelyne Homayoun Fard, 1978
  • Omar Khayyâm, Les Rubâ'iyat, Seghers, 1979

Théâtre

  • Paris-la-poésie, Comédie des Champs-Élysées, 1979
  • Paris Chœur du Monde, Comédie des Champs-Élysées, 1979
  • Les Jeunes de l'An 200, Comédie des Champs-Élysées, 1979
  • La Galaxie Cendrars, Théâtre de la Ville, 1981
  • La Galaxie Federico Garcia Lorca, Théâtre de la Ville, 1981
  • La Galaxie Prévert, Théâtre de la Ville, 1981
  • La Galaxie Saint-John-Perse, Théâtre de la Ville, 1983
  • La Galaxie Piranèse, Théâtre de la Ville, 1983
  • Victor Hugo Visionnaire, Théâtre du Châtelet, 1983
  • L'Âme russe, Théâtre du Châtelet, 1983
  • Le Jardin des roses, Théâtre de la Ville, 1984

Films

  • Araya, 1959 réalisation Margot Benacerraf, scénario et texte Pierre Seghers, dit par Laurent Terzieff. Prix International de la Critique, Festival de Cannes 1959. Réédition DVD Films du Paradoxe, 2009
  • Les Malheurs de la guerre, film sur les peintures de Félix Labisse, 1962
  • Le Bonheur d’être aimée, sur les peintures de Félix Labisse, 1962
  • Quand l’orage a passé, avec Jacques Charpier, film sur Louis Aragon, 1972.

Distinctions

  • 1942 : Grand prix de poésie de l'Académie française17
  • 1944: Prix de l'association Au service de la Pensée française
  • 1959 : prix Guillaume-Apollinaire18 pour l'ensemble de son œuvre poétique
  • 1960 : prix Paul-Cézanne
  • 1971 : Grand Aigle d'or de la poésie
  • 1976 : Prix Hristo Botev
  • 1979 : Grand Prix de poésie de la Ville de Paris
  • Docteur honoris causa de l'Université de St Andrews en Écosse
  • Membre de l'Académie Mallarmé

Poèmes choisis

Autres lectures

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