Chantal Couliou, Instants nomades

Ses recueils sont comme de petits cailloux semés sur un chemin de poésie qui a démarré il y a déjà près de quarante ans, Chantal Couliou, partagée entre les cieux brestois et morbihannais, a la concision comme terrain de jeu. Elle pratique avant tout le poème court et le haïku. Ses textes nous la montrent le plus souvent immergée dans la nature mais toujours à l’écoute des rumeurs de la ville quand elle y réside. Son nouveau petit recueil (illustré par Yves Barré) est là, à nouveau, pour en témoigner.

Ces Instants nomades, titre à la fois du premier chapitre et du recueil lui-même, nous font penser à cette Voie nomade évoquée par  Anne Perrier (1922-2017) dans son livre édité en 1986 à La Dogana. « Ne me retenez pas si/Au détour du chemin/Tout à coup/Emportée vers les sources du jour/J’escalade le chant du merle », écrivait la poétesse suisse. Il  y a aussi des merles dans le petit livre de Chantal Couliou. Elle raconte ainsi, dans un de ses instants nomades, avoir eu « pour toute compagnie/le chant d’un merle solitaire ». Et si ce n’est pas un merle, c’est un rouge-gorge qui la suit « pas à pas ».

Vivre ces instants nomades, dit-elle, c’est « c’est se délester de ce trop-plein de gris entre terre et mer ». C’est « résister au vent et effacer ses traces »  (ce n’est pas le « bleu du vent » dont parle Anne Perrier). Le vent, ici, est obsédant et Chantal Couliou l’évoque dans d’autres chapitres de son recueil. C’est une « voix », un « souffle ». Et ce vent peut être « glacial ». Il « nous convie/à une longue traversée de la nuit ». De toute façon (et l’on pense à Brest), il « gouverne l’horizon ».

Chantal Couliou, Instants nomades, Gros textes, 70 pages, 8 euros.

A l’écoute du vent sur sa propre voie nomade, Chantal Couliou nous révèle la sensibilité qui est la sienne à tout ce qui vit puis disparaît (cette notion d’impermanence chère à la sensibilité extrême-orientale). Ainsi évoque-t-elle, dans ses courts poèmes, aussi bien les pas qui disparaissent dans la neige que la mémoire qui s’effiloche ou encore, en empruntant un trottoir, ce dessin à la craie que la pluie efface.

Pour Chantal Couliou il importe avant tout de « rester à l’écoute », savoir que l’on peut « marcher sans fin / et ne jamais arriver/à bon port ». Elle prône la lenteur, une forme de vie « à l’écart du monde » (qui n’est pas une fuite). « Prendre temps, dit-elle, de se pencher / sur la primevère sauvage/qui court sur le talus ». Et elle cite la grande poétesse russe Marina Tsvetaïeva pour qui « la plus belle victoire » était de « passer sans laisser d’ombre ».

Présentation de l’auteur




Gérard Pfister, A livre ouvert

Le Livre est un livre sur le livre, qui dit ce que devrait être le livre mais aussi ce que le livre ne saurait être. En proposant des modalités d’écriture du livre idéal, mais en énonçant aussi les limites du livre, de la possibilité du livre, Gérard Pfister dessine en creux ce monde qui est au-delà des mots. C’est donc un livre vertigineux qu’il nous offre là, un livre qui ouvre des fenêtres sur un horizon indicible. Au-delà du paradoxe, c’est une liberté merveilleuse qui nous est offerte, de percevoir d’une autre façon, de partir du livre pour aller au-delà, métamorphosés. Accepter de ne jamais pouvoir dire ce qu’il y aurait à dire, lire ce qu’il y aurait à comprendre, c’est aussi se libérer de l’angoisse de l’indicible en reconnaissant qu’il est d’autres manières de toucher à l’essentiel.

Nous nous perdons dans des reflets à l’infini, dans des méandres conceptuels, et nous restons, au terme de la lecture, sur l’impression très rassérénante qu’il existe bien un monde infiniment plus riche que les mots ne pourraient le dire, mais qu’ils peuvent nous dévoiler.

Un art poétique

Illustré par les cinq cents stances

Dernier volet d’une trilogie ouverte avec Ce qui n'a pas de nom et poursuivie avec Hautes Huttes, Le Livre contient en fait deux livres, un recueil de cinq cents stances, regroupées en cinq centuries de cent fragments, et un essai qu’on dirait métapoétique, « L’expérience des mots ».  Ce dernier propose, au moyen d’une réflexion sur ce qu’est la poésie, une grille de lecture de ce recueil mais aussi, peut-être, de tous les recueils de l’auteur. En somme, dans « L’expérience des mots », c’est l’intention présidant à l’expérience poétique de Gérard Pfister qui s’exprime, mais c’est aussi, plus amplement, une proposition de ce que devrait être ou pourrait être, idéalement, la poésie. Le propos est ambitieux, mais il est formulé avec clarté et détermination.

Le Livre n’est donc pas une allusion à la Bible, ensemble des livres subsumés en un seul, mais une énonciation de ce que le livre est et n’est pas, ou plutôt doit être et doit ne pas être. La tonalité plus assertive, le volume plus resserré que les précédents, donnent le sentiment qu’il y va sinon d’une théorisation, du moins d’une poétique à fixer. Et c’est ce que confirme le désir du paratexte explicatif. C’est une poétique qui s’assume et s’illustre.

Le Livre constitue un manifeste, ce qui était en somme à deviner dans le titre, avec ce caractère absolu et définitif conféré par l’article défini singulier. C’est un mode d’emploi aussi, en somme, qui nous dit ce que doit être un livre mais donc aussi, implicitement, ce qu’est le livre que nous tenons entre les mains. Il s’agit donc aussi de bien lire. L’exigence d’écriture revient en boomerang au lecteur.

Le point de vue ne manque ni de franchise ni de mordant, qui affirme d’emblée ce que n’est pas le livre, et ce que le mauvais livre est. Bien sûr, la jubilation du lecteur est grande de saisir tout ce que la démarche a de risqué et de réussi : il entre dans un livre qui pose les fondations du Livre et démolit les bases vermoulues ou artificielles. Gérard Pfister n’a pas la violence d’un entrepreneur de démolition, mais il ne tergiverse pas ; la critique des livres pleins de mots (fragment 239)n’a rien de lénifiant. A la vanité du verbiage impénitent, à son remplissage creux, est opposé un vide déstabilisant mais riche de possibles. Le mauvais livre raconte une histoire en laquelle il se résume et dans laquelle nous cherchons absolument à nous retrouver. Ce livre rempli de lui et de nous ne laisse pas place au silence, et manque son objet. Il passe à côté de ce qu’il doit être. Il n’a de « livre » que le nom, mais

    267
Les mots
s’enchaînent

tout est justifié

    268
Les marges

restent étanches
le silence est dompté

Ces deux strophes illustrent, forme et fond, leur propos, et donnent l’exemple de ce que n’est pas le bon livre... Le texte authentique n’est pas « justifié », dans aucun sens. Les mots ne s’enchaînent pas, au contraire, le blanc typographique introduit un espace aléatoire qui sépare par exemple le sujet de son verbe dans le fragment 268. C’est le lieu d’observer que Gérard Pfister préfère, dans Le Livre, l’impair… Aux quatrains de Hautes Huttes il oppose ici un autre rythme, et intègre le vide au sein de la plénitude de chaque stance. Chaque strophe, si brève soit-elle, constitue en effet une unité de sens, caractère propre à la stance. Mais contrairement au contre-modèle de livre, ici les marges ne sont pas étanches et le silence règne en maître, introduisant un principe d’incertitude : où faire porter l’accent, où introduire une pause ? La variété des rythmes de ces tercets (2+1 ; 1+2) produit à l’échelle du recueil un effet particulièrement mélodieux, scandé par le silence d’un espace (blanc).

Ce manifeste pour un livre qui soit Le Livre n’isole pas le lecteur dans sa passivité. Fréquemment intégré, sollicité par le « tu » et le « nous », c’est à lui que l’on s’adresse, puisque le livre n’est rien sans lui. Mais le lecteur n’est pas laissé à son irresponsabilité, il a sa part de travail à fournir, son rôle à jouer dans cette entreprise du sens. Des injonctions lui sont données, qui impriment une orientation à sa lecture, sollicitent une attitude co-créative. Et tout d’abord, il lui faut ne pas trop attendre du livre. C’est, avant la lecture, le regard porté sur le livre qu’il faut changer. Il s’agit de laisser le livre en paix. Les impératifs secouent le lecteur, lui imposent une démarche. Car s’il est question du livre idéal, il est aussi, en somme, question d’un lecteur idéal.

    318
Ne cherchez pas

dans les pages du livre
laissez-le écouter

    319
Laissez-le se taire

dans les mots
n’est pas sa vérité

    323
Ne parlez pas du livre[…]

 

A ce « vous » qui isole, succède souvent un « nous » (qui ? là est la question) qui intègre. La démarche de lecture est pipée tant que c’est « nous » que nous cherchons dans le livre et c’est pourquoi la lecture ne cesse jamais, est toujours inaboutie. Nous consommons des livres, sans jamais nous rassasier du livre. Nous prenons un livre, le reposons, en prenons un autre, cherchons à nous y retrouver, à en faire un miroir de nos médiocrités, à le rabaisser à l’aune de notre petitesse. Toujours c’est nous que nous cherchons et que nous trouvons, et c’est pourquoi le but n’est jamais atteint et l’insatisfaction toujours renouvelée.

    421
Nous voulons
qu’on nous parle

qu’on nous sauve

    422
voir enfin

notre visage
que chaque ligne soit nos traits

Or ce « nous voulons » est plus qu’un constat, c’est une condamnation. Car ce n’est pas cela que nous devons vouloir, et ce n’est pas cela que le livre a pour vocation de donner. En affirmant ce que le Livre doit ou ne doit pas être, ce livre-là dit aussi ce que « nous » sommes ou ne sommes pas et ce que nous devrions être. C’est l’une des particularités de ce recueil : son assurance, cette autorité masquée mais bien présente qui permet d’exprimer des souhaits sur un mode qui est plutôt celui de la volition, comme ces fragments qui commencent par « Il faudrait »

    437
il faudrait
que le livre ne soit

que cette vibration

    440
il faudrait

que le livre soit cet adieu
cette dépossession

Argumenté dans l’essai qui suit

Avec « L’expérience des mots », Gérard Pfister clôt le recueil en explicitant sa démarche. Ce petit traité confirme la valeur de manifeste de l’intégralité du recueil Le Livre et fixe une poétique cohérente, illustrée magistralement par les cinq sections de centuries précédentes. Dès le premier paragraphe, l’essayiste définit à son tour le leurre que le poète avait déjà dénoncé : « Nous croyons vivre parmi les choses, nous ne vivons que parmi les mots. […] Nous croyons être au monde, nous restons enfermés dans notre bavardage intérieur. » Ce « Nous » inaugural est très frappant dans l’ensemble du recueil. La réfutation de l’illusion (« nous croyons », « nous pensons ») justifie un ton véhément, parfois presque prophétique. Certes, le poète s’inclut dans cette errance collective, mais en l’énonçant, il révèle néanmoins une place à part, au-dessus ou à côté, la voix de celui dont les yeux sont dessillés et le verbe limpide. Que le poète ou le prophète s’en prenne à l’instrument même de sa dénonciation, les mots, se révèle particulièrement efficace. Non seulement les mots, en vérité, ne disent pas grand-chose de ce qui est perçu, non seulement nous ne percevons pas grand-chose de ce qui est, mais nous nous laissons prendre à ce mirage, à ce tourbillon qui n’a rien à voir avec le mouvement d’un Verbe créateur. Ce « brouhaha de signes et d’images » n’est ni paroles ni musique, pas plus que ne l’est notre « bavardage intérieur ». Bavardage, logorrhée et griserie conceptuelle restent à la surface, seuls la musique et le silence sondent les profondeurs.

L’essai revient aussi sur cette spécularité stérile qui guide nos lectures : « nous revenons à nos sujets accoutumés comme on referme une parenthèse », nous refusons de nous laisser secouer par l’altérité, l’étrangeté auxquelles les mots devraient, s’ils jouaient leur rôle, nous confronter. Nous cherchons dans les textes la confirmation de ce que nous savons déjà et de nos identités artificielles, nous les domestiquons pour les faire servir nos causes. « Ce sont les choses parfois, à l’improviste, qui viennent nous surprendre, et nous ne savions plus même qu’il existait une telle étrangeté, une réalité à ce point irréductible à nos menues existences, aussi déconcertante, menaçante. »  Le monde s’oppose ainsi aux mots qui disent le monde, et c’est là toute la tragédie des livres qui ne sont pas Le Livre. Le leurre des mots empêche de voir ce que le monde a de radicalement « autre », de réfractaire au langage. Mais comment dire cette altérité que nous ne percevons que par le phénomène ? C’est toujours la question de l’essence qui se dérobe. On pourrait objecter qu’écrire pour dénoncer les mots est une façon de tourner en rond, de ne pas sortir du problème, mais comment faire alors, et comme dire ? Justement en écrivant les cinq cents fragments qui illustrent, en acte, en dire, comment ouvrir une brèche dans la cloison des mots, pour percevoir une autre réalité.

Le pire, constate Gérard Pfister, c’est que ces mots à vocation rassurante, où nous pensons nous retrouver et trouver les repères du monde, ne remplissent même pas ce rôle. Contrairement à ce que nous nous figurons, les mots, de la tribu ou non, ne rendent pas compte des choses, ils ne nous permettent pas de maîtriser le réel, qui toujours se dérobe. Gérard Pfister renouvelle de façon poétique la querelle des Universaux, et tout un arrière-plan métaphysique où s’opposeraient nominalisme et platonisme. La référence au nominalisme et à « l’illusion réaliste » engendrée par les mots se fait d’ailleurs explicite, mais très discrètement, à l’occasion d’une mention de Guillaume d’Ockham. On songe aussi aux réticences d’Antisthène envers la capacité du langage à définir l’essence, à ses paradoxes aporétiques. Et d’autres références surgissent, d’autres échos de la grande querelle du nominalisme résonnent, à voir rappelé combien les mots sont trompeurs et inaptes à rendre compte de la variété et de la beauté du monde, combien la Forme platonicienne est un leurre :

« Nous disons « homme » ou « chien » ou « arbre » et nous en venons à croire qu’un tel concept se rapporte à une réalité, alors qu’il n’existe rien de tel sous le soleil, mais seulement des hommes. »

En écho à, dans le poème :

    113
Tu peux citer « des hêtres »
« des pins »

« des châtaigniers »

L’écriture de « L’expérience des mots », didactique, se fait elle aussi performative, met en pratique la théorie en la formulant.  « Le travail de composition consiste à ménager la dynamique de l’ensemble et l’articulation des éléments » énonce par exemple l’auteur de l’essai (p. 208), définissant par là-même le livre en cours. La méthode d’écriture ainsi explicitée est aussi guide de lecture à valeur rétroactive, applicable aux cinq sections précédentes. En fait, il faut lire en diptyque ces deux parties du Livre qui se reflètent l’une l’autre. Toutes deux poursuivent le même but, selon des tonalités très différentes. Par l’intermédiaire de verbes de modalité (devoir, falloir), c’est une théorie littéraire qui s’édicte (« il s’agira de »). La démarche poétique telle qu’elle est définie dans le traité « L’expérience des mots » est une proposition ferme, pesée, argumentée et illustrée, délivrée en propositions qui sont autant d’étapes. Le poète prodigue des conseils qui nous éclairent sur sa manière. Par exemple, si l’œuvre est longue, il est nécessaire de la segmenter en sections. De même, pour éviter une déperdition d’attention du lecteur, « il faut créer des contrastes de couleur, de ton, de rythme, qui donnent à voir toujours autrement le matériau verbal. » Dans le même ordre d’idée (permettre au lecteur d’avoir des repères dans l’œuvre), il s’agit de recourir au leitmotiv, emprunt direct au registre musical cher à l’auteur. C’est d’ailleurs précisément là un des traits frappants et efficaces de la poésie de Gérard Pfister, le retour régulier « de strophes ou de petites suites de strophes qui auront déjà été énoncées et qui, se trouveront répétées une ou plusieurs fois, sous une forme identique ou légèrement modifiée. » La proposition se trouve donc, non seulement prospective (dire ce que « sera » l’œuvre idéale) mais aussi rétroactive (éclairer un procédé utilisé dans le cours même du Livre, et dans les œuvres précédentes).

Présence-absence auctoriale

Il est donc question d’une poétique, voire d’un manifeste ou d’un traité. Toutefois, sa grande singularité tient à l’effacement de la référence auctoriale. Les injonctions sont à la tournure impersonnelle, elles préconisent ce qu’il conviendra de faire, mais la discrétion du poète est ici une manière de laisser vivre le livre en toute autonomie. C’est Le Livre en quête d’auteur. Tout au long du recueil, « Le Livre » est le sujet et l’objet du livre. Son existence défie les lois du réel, il semble s’auto-suffire. C’est d’ailleurs à la fin seulement des cinq sections (actes ?) que la question de l’écriture du livre, de la pensée qui y préside et de la conscience qui lui donne forme, est posée.

    432
Car nul n’écrit

nul ne lit
le livre

    433
Ligne après ligne
le texte seul

conduit la main

Le texte pré-existant paraît guider l’écriture en acte. C’est peut-être la stance la plus importante, car elle pose la question du lieu de résidence de cette auctorialité. Une forme de réponse est donnée un peu plus loin :

    458
Écrire
n’est rien

que se quitter

    459
est-il
plus grand bonheur

que n’être plus à soi

Le retrait de l’auteur correspond à ce don du Livre. « Il ne s’appartient plus » en quelque sorte. En un sens, c’est le lecteur qui a écrit le livre, pour l’avoir lu puis refermé. Nous sommes pris au piège de cette belle réflexion. Gérard Pfister nous a conduits à notre insu à accomplir le programme d’une lecture optimale : il nous a mis en mouvement, a créé l’étincelle, la rencontre, qui est l’un des desseins du Livre.

Le mot « auteur » n’apparaît significativement que très tard dans son œuvre, et c’est pour parler de cet égarement / effacement, du lecteur ensuite, de l’auteur d’abord.

    473
Un livre est un labyrinthe
où l’auteur

le premier s’est perdu

Et pourtant l’auteur est bien là et même nous assistons comme en direct à l’acte de création poétique, qui s’énonce en se faisant (puisque tout est performatif dans cette histoire). L’auteur se révèle dans les signes qu’il nous donne, toujours avec la même discrétion. Il nous invite à une lecture attentive, un déchiffrement. En voici un exemple.

Dans « Résonances », ce lieu de transition après le recueil poétique et avant l’essai littéraire, l’auteur délivre, comme il en est coutumier, quelques clefs de lecture. Il est toujours émouvant et intellectuellement stimulant de découvrir les sources d’inspiration de tel ou tel passage du poème. Or le lecteur en quête de signe découvre un niveau supplémentaire d’intrication du sens : une trentaine de fragments ont en effet été inspirés par « Hautes Huttes ».

« Hautes Huttes (147-174, 493-498) : une touffe de canche flexueuse. En descendant vers le col du Wettstein. Orbey, Haut-Rhin. »

On sait qu’il s’agit d’un lieu, mais également désormais du titre d’une œuvre, au centre du triptyque dont le dernier volet, Le Livre, est ainsi doublement relié à l’environnement du poète :  d’abord par l’évocation d’un lieu qui est un livre, en l’occurrence le précédent, ensuite par celle d’« une touffe de canche flexueuse » passée dans le champ de vision du poète. Nous assistons à l’acte de création poétique, avec ce processus d’inférence d’une « touffe de canche flexueuse » (la description est déjà une suite de quatre mots formant et sens et musique) à trente-deux fragments d’écriture ? Et ces fragments, repris et isolés, constituent un « poème » à part entière au sein de la section, l’évocation de la danse des « hautes tiges » de Hautes Huttes, dont les épillets nous réenchanteront. Les ondulations, vibrations, de ces imperceptibles graminées – mais perçues par l’œil du poète – participent de la prodigieuse danse cosmique que décrit Le Livre. Oscillation et ondoiement figurent dans l’antépénultième fragment de cette série, où ils deviennent le signe de l’éclat du temps.

    495
Le temps brille
en minuscules épillets

ondoyant sous la main

Constamment se tissent et s’entremêlent ainsi les niveaux d’écriture du promeneur/observateur/poète et critique. J’en donnerai un deuxième exemple, la modification du style à la fin de l’essai.  La prose poétique vient en effet rejoindre le ton plus neutre de la proposition théorique. Critique et poésie se mêlent ultimement, révélant le travail poétique complexe de ce passage a priori didactique. A la fin du Livre (p. 218-219), le traité reprend le rythme et la musicalité du poème !

« Si vivante, si présente, la lumière qui joue entre les plans du paysage, à peine se souvient-on encore des petit-bois finement moulurés, feuillurés, des reflets, des traces sur les verres. »

Ou encore les dernières phrases, en apothéose, qui plus est mimétiques du rythme d’un fragment en tercet 2+1 :

« La musique n’est là que pour faire retentir cet espace.

La parole n’est là que pour donner voix à ce souffle.

Ce n’est pas du livre qu’il faut parler, mais de l’expérience. »

En outre, la dernière phrase est identique au premier fragment, comme si la répétition (ou « la reprise »), conduisait à ce point d’orgue.

    1
Ce n’est pas du livre
qu’il faut parler

mais de l’expérience

L’alpha et l’oméga fusionnent, façon de représenter précisément le point extatique en quoi se résume la vibration parfaite que doit engendrer le bon agencement des mots. L’auteur est bien là, quoi qu’il en dise…

Il est d’ailleurs constamment présent dans l’agencement de l’ensemble comme dans le travail du détail, invitant le lecteur à des interprétations qui restent ouvertes. Aucune « résonance » n’explicitant la dédicace « aux Essais, aux Élégies, aux Vagues », nous voilà réduits aux conjectures, et ce caractère énigmatique même nous invite d’emblée à une lecture active, de co-création. Homme du Livre unique qu’est Montaigne, Élégies de Duino d’un Rilke nommément présent, énorme symphonie des Vagues de Woolf, ces vagues qui participent d’ailleurs de la construction du leitmotiv du mouvement ? A chacun de voir ce qui s’harmonise le plus avec sa propre lecture du Livre.

Loin d’être sans auteur, Le Livre est une partition que le compositeur a minutieusement constituée, et non pas seulement dans le choix et l’ordonnancement des motifs musicaux ou la scansion métrique. A titre d’exemple, faisons voir et entendre :

  • quelques échos internes dessinant aussi un reflet typographique, comme un reflux et un flux dans la page :

    90
Ne dis rien de l’ami

souviens-toi
de sa voix

    91
Tu ne sais
rien de lui

que saurait-il de toi

  • un travail subtil sur les allitérations et assonances (subtil, car il fait sens)

    332
Le livre

n’est qu’un vide
où s’élance l’éveil

  • ou encore le très réussi

    387
Le livre
n’est là

que pour nous délivrer

repris en écho au fragment 431, comme pour prolonger l’effet d’écho homonymique du « livre délivre » (des livres ?) 

Certaines fulgurances révèlent un sens de la formule gnomique qui ne surprend guère chez le fondateur des « Ainsi parlait ». Ainsi de la maxime euphonique « La fugue des mots ne dit que la fuite du monde », où le jeu étymologique, la paronomase et la référence musicale s’associent pour former un aphorisme parfaitement équilibré.

Il y aurait beaucoup à dire sur les traits stylistiques récurrents de l’écriture poétique de Gérard Pfister. Ce sont tous des éléments qui contribuent à créer ces fameux repères auxquels le lecteur peut se raccrocher, ce sont aussi des modalités phrastiques constitutives d’un style propre. On pourrait mentionner l’utilisation de l’interrogative, - d’ailleurs relevée dans le petit traité fermant le recueil - en particulier celle ouverte par l’adverbe « comment ». A propos de syntaxe, notons aussi un autre trait marquant car mélodieux, la tournure qui consiste à disloquer les syntagmes, avec antéposition du complément repris par un pronom (dans l’exemple suivant, le pronom adverbial « en »). Le thème principal est ainsi mis en valeur et la redondance produit un effet musical :

    320
La profondeur du ciel

nul n’en revient
quand il s’y est jeté 

De manière générale, les compléments viennent en tête de phrase, pour ménager aussi cet effet de suspens qui fait partie, selon la poétique même de l’auteur, du bon usage des mots.

    116
Sur la page

s’étire
un funèbre cortège

Le livre est musique et danse

Les six procédés majeurs recommandés par le manifeste du Livre sont explicitement fondés sur des analogies avec la musique. Mais la musique sert aussi de référent pour suggérer d’autres procédés poétiques. Par exemple la disparition du passé et du futur au bénéfice du présent, ce qui se produit lors de l’audition du son.  Les mots devraient pouvoir désigner ce qui advient dans cette immédiateté. « La parole du poème est performative ou n’est pas. Le poème parle au présent, toujours. Dans l’absolu du présent. » (p. 212) Le ton est, on le voit, assertif ; non pas dogmatique, mais assuré. Le poème doit donc être le chant de ce présent seul apte à dire l’éternel présent de l’être. « Nous sommes celui que nous étions avant de naître. Nous sommes celui que nous serons après notre mort. Ici, maintenant. Nous ne sommes rien d’autre. Nous sommes tout ce possible, ici, présent. (p. 213) « Nothing has to come; it is now. Now is eternity; now is the immortal life » écrivait Richard Jefferies. C’est dans ce « now » que se place le poème. Cet éternel présent évoquant une permanence de l’être rappelle une série de fragments de l’œuvre qui précède :

     466
Un livre est un berceau

tout poème
est un tombeau

    467
Si tu n’es prêt
pour cette vie nouvelle

à quoi bon ce berceau

    468
Si tu as peur

de te quitter
inutile ce tombeau

ce motif du berceau et du tombeau illustre également ce qui vient d’être conseillé en matière de retour de motifs thématique et prosodique. En effet, le poème avance par reprises et adjonctions, par retours de strophes avec variations. On l’a vu, le dessein formulé est de scander la parole poétique afin qu’elle imprègne la mémoire et la sensibilité du lecteur. Or cette image du berceau et du tombeau avait été annoncée dans la section précédente (fragment 336) :

Un livre

est un tombeau
un berceau

Cette reprise d’un thème souligne la valeur esthétique de la poésie. L’accent est mis sur ce chant qui a valeur autonome, sans dépendre des mots qui le constituent, et où nous nous obstinons à chercher concepts et autres autorités sémantiques. Il ne faut pas trop demander aux mots, il faut surtout les écouter (p. 203). La poésie se définit alors comme musique, uniquement. « Ces mots, nous les écoutons, et déjà ils sont musique. […] La poésie, ce ne serait rien d’autre. » Les mots sont un art, non pas un outil, ils ne servent à rien. « Nuances, chatoiements, suggestions, rythmes, résonances. Il suffit d’écouter. » (p. 202) Car voir c’est regarder, en une synesthésie toujours renouvelée. L’écriture est invitation à regarder l’écriture, le lecteur enjoint de se faire auditeur et spectateur, les deux confondus dans ce spectacle total.  « Regardez : c’est un jeu perpétuel, chaque mot danse dans le vide, chaque syllabe gambade avec les autres. »

Loin de remonter à la Forme, c’est à un contre-Platon et à une célébration des manifestations que nous invite Gérard Pfister. Le phénomène, « l’expérience », comme il est écrit aux seuils liminaire et ultime du poème, valent sans doute plus que la perfection de l’Idée. Et à l’immuabilité des formes est préféré le changement, le mouvement.

 

    445
Si tu ne vois
l’intime mouvement

que sais-tu de la forme

L’image des vagues imprime d’ailleurs tout au long du livre ce mouvement de flux et de reflux, d’accélération. Car la musique entraîne la danse. Mais de même que Le Livre forme une boucle dans son invitation à ne parler que de l’expérience et non du livre, de même la danse cosmique est une rotation des sphères, une giration de derviches, un mouvement perpétuel circulaire :

    396
Dans le livre

tout est question
de vitesse

    397
Le livre est une danse
une ivresse

un perpétuel tournoiement

Ce diptyque de tercets est d’ailleurs bien caractéristique, dans sa performativité même, d’une recherche musicale, qui passe ici par la rime interne et le système d’écho et d’homéotéleutes (ivresse, vitesse). La musique est constitutive du livre.

La danse, ce perpétuel tournoiement, n’est pas mouvement dépourvu de finalité. Elle provoque le vertige, et c’est précisément ce vertige qui déconcerte. Non qu’il rompe l’harmonie, au contraire, sa finalité est là :

    391
Le livre
n’est là

que pour nous accorder

    392
Que chaque mot

vibre
à la juste fréquence

    393
Que chaque instant
résonne

de l’infini qui est en lui

Cet accord que le livre permet d’obtenir passe par une perte de contrôle. On a vu ce que le livre ne doit pas être : le miroir complaisant, la confirmation des masques. Mais le vertige qu’il suscite réaccorde le lecteur avec un infini qu’il porte en lui et dont il fuit précisément la terrifiante rencontre. Le vrai  livre – le poème – est roboratif. Il provoque le vertige pour rétablir une harmonie authentique.

Pour que la danse accomplisse sa finalité sacrée, elle doit s’appuyer sur une musique bien particulière. Le son et le mouvement convergent pour parvenir à cette longueur d’onde qui détonne dans l’harmonie conventionnelle mais ouvre à un autre univers : la vibration. C’est la vibration vitale, le « Om » primordial, le son fondateur et soubassement de l’univers. Le mantra du Livre est cette vibration essentielle qui sort le lecteur de lui-même pour le mettre à l’unisson de ce qui le dépasse.

    404
Portés

Par l’unique insistante
vibration

    405
Cette basse
obstinée

en toutes choses

Comment l’assemblage des mots peut-il conduire à ce vertige, à cette vibration ? Il ne suffit pas d’écouter mais de bien regarder pour bien saisir (puisque nommer ne dit rien de l’être). De l’union avec l’objet regardé, celui que nous montre le poème, naît un vacillement, unique comme l’est la vibration fondamentale. « Tout n’a de réalité / qu’en ce vertige » (fr. 133) On peut certes nommer (fr. 136 et suivants) les éléments de la nature, le nom ne dira rien de la chose à voir s’il ne produit pas la vibration qui est signe de la fusion complète (regard et étreinte) avec les choses vues. La deuxième section du Livre s’attache à révéler ce mouvement essentiel, à faire comprendre la nature de ce vertige, « ondulation », « vagues » « vibrations ». Le livre n’a de sens que religieux au sens d’un lien avec l’univers. On sait ce que le livre ne doit pas être ; on découvre ce qu’il peut tendre à être :

 « Il faudrait que le livre ne soit / que cet ondoiement » (fr. 183)

 

Du passage à l’illumination

S’il est impossible d’abolir le temps, il est possible d’épuiser le temps dans l’éternel présent de l’illumination. Le livre est une naissance toujours renouvelée, la réalisation d’une promesse, le lieu d’un passage. Il est toujours mouvement, toujours transition entre un avant et un après : œuf qui se fissure, matrice où l’infans entend les mots avant de les prononcer et de les voir. La méditation sur le temps et son abolition n’est pas sans rappeler la poésie de T.S. Eliot.

L’obstacle au livre est la pesanteur et le statisme encombrant du lecteur, qui voudrait figer le temps, l’arrimer.

    372
Nous n’aimons que les pierres

le fleuve
ne les entraîne pas

    373
Nous nous rêvons
dans des palais

invulnérables au temps

Or le livre n’est pas demeure mais passage. Le livre n’est rien en soi, il est moins le temple irréfragable que la coquille qui se brise. Le livre, nous enseigne le poète, ne doit être que le lieu d’une rencontre, seule finalité, seul « sens » du livre.

Le livre est un truchement, rien en soi, un passage de la cause à l’effet, le lieu d’une fabrication, lieu poétique par excellence. C’est aussi pour cette raison que la fabrique est mouvement, que la création du livre est toujours recommencée par la lecture, que le livre ne saurait être espace immuable. La métaphore filée du mouvement, et son corollaire la vitesse, court tout au long des sections, elle est reprise par différentes images, notamment celle de la ruche, riche de multiples connotations.

 

    335
L’abeille
ne s’endort pas

dans sa loge de cire

Le livre est donc un endroit d’où l’on part et où l’on va, c’est le lieu d’une production, mais la poésie n’est pas dans ses mots, elle est dans le mouvement insufflé par toutes les lectures possibles. Chaque lecteur vient d’une direction qui lui est propre, repart dans une autre direction et dans le livre se fait la rencontre, s’opère la magie : le lecteur n’en repart pas comme il y est arrivé.

    340
Un livre n’est rien

que le lieu
du possible

Le livre n’est qu’intermédiaire, en somme, et Le Livre de Gérard Pfister, le disant, le démontre, et nous invite, au terme du parcours, à déposer notre vade-mecum… Signe discret adressé au lecteur, dans le petit essai de « L’expérience des mots » Gérard Pfister évoque justement le « dire c’est faire » d’Austin (qu’il désigne nommément) et les mots qui sont des actes. Ce langage qui crée et ne se borne pas à constater, c’est bien celui que nous tient Le Livre. C’est en cela que ce livre, Le Livre, est bien le dernier de la trilogie, il est le livre des livres, la notice explicative à rebours. Le livre, mode d’emploi.

Il serait donc vain de n’attendre du livre que l’identité à soi-même, que la confirmation de ce que nous sommes. Le livre incite, nous l’avons vu, à faire l’épreuve du vertige. Seul ce vertige peut être fécond - nourrissant comme le miel de la ruche -, mais une telle démarche nécessite du lecteur qu’il soit prêt à faire l’expérience d’autre chose, à se laisser sortir de ses gonds…

    376
Le livre est un miroir

pour désapprendre
à nous chercher

Ce miroir ne répond donc pas à sa fonction attendue : le reflet. C’est en réalité un miroir déformant, l’image qu’il nous propose donne le vertige et déstabilise. Ni l’Autre ni nous-même ne s’y réfléchissent comme attendu. A certains égards, et puisque la lecture du Livre est une lecture ouverte où chacun est libre de naviguer à sa guise, la vision ainsi proposée me fait songer aux fantasmagories du XIXe siècle, aux « effets d’optique et de catoptrique » (Saintine) dont un Théophile Gautier réclamait l’usage au théâtre, afin de donner « quelque illusion de catoptrique, pareille à celle que produit une fantasmagorie ». La possibilité d’envisager le livre comme autre chose qu’un véhicule de sens, un miroir du réel ou un objet vénérable et inamovible, libère le lecteur d’une aliénation ancienne.

    379
Le livre
est une loupe

un télescope

    380
Tout s’éloigne

tout s’approche[…]

Le livre n’est donc pas le réel, il n’est pas là pour nous « authentifier », sa finalité est au contraire de nous apprendre à voir autrement. En ce sens il a une vocation, une fonction, presque une utilité, ce qui revient aussi à le désacraliser et à désacraliser le discours sur le livre. Le livre n’est là que pour nous apprendre à le quitter (fragment 388), à prendre un nouveau départ après lui. Du livre ne reste que ce qu’il a engendré, et cet engendrement est un nouveau lien avec le monde. Là aussi la démarche est performative ; le livre qui s’achève (nous arrivons à son terme) nous dit ce que nous devons garder de lui, quels sont les ultima verba à retenir.

On peut d’ailleurs rapprocher la suggestion du fragment 488 et le fragment ultime :

    488
Ne parle pas

du livre
seulement de l’expérience

    500
le livre

reste
inachevé

Même la fin de ce livre est promesse d’une suite, non d’une suite de livres, ce n’est pas de cela qu’il est question, mais d’un « parachèvement » parce que le livre réussi poursuit sur son élan, développe encore son mouvement dans les échos trouvés en son lecteur. Inaugurée avec l’Innommé (Ce qui n’a pas de nom), la trilogie s’achève avec l’Inachevé, mais l’un comme l’autre dit par le détour négatif une réalité lumineuse et évidemment mystique.

Cette expérience, cette rencontre qu’a favorisées le (bon) livre, conduisent en effet idéalement à cette vibration précédemment évoquée, cet unisson sur une fréquence inhabituelle, harmonieuse, qui ne suppose pas une gradation du sensible vers l’intelligible mais une concomitance. Du silence de la page s’élève un son, une vibration, accompagnant une sorte de sentiment océanique. La fin du livre évoque ce moment où le livre a accompli sa mission : il a fait naître une extase chez le lecteur, produisant une petite apocalypse, un dévoilement dans l’art de voir les choses, le monde, microcosme et macrocosme.

    495
Le temps brille
en minuscules épillets

ondoyant sous la main

    496
Oscillant

au moindre souffle
scintillant dans la lumière

On ne se lancera pas dans de scolaires analyses stylistiques (même si l’envie nous en prend souvent en lisant la poésie de Gérard Pfister !) mais ici le mouvement perpétuel du temps s’exprime tout autant dans l’image de l’ondoiement des épis que dans l’anaphore de la syllabe « ill », qui donne à voir presque visuellement ces minuscules épillets ondoyant, oscillant, scintillant et brillant. Qu’ils soient minuscules n’ôte d’ailleurs rien à l’importance qu’ils ont, et que le livre, dont le pouvoir grossissant a été plus haut énoncé (loupe et télescope), donne à voir sous un autre angle.

Le livre est vibration primordiale, ouverture soudaine à l’immédiateté du sens. Il surprend par les petites épiphanies qu’il peut provoquer. Là est ce miracle (voir les fragments 355-365), quand l’illumination se produit. On ne peut déterminer précisément sa cause, mot, pensée, musicalité, mais parfois, soudain, un « éclair » se produit, une vision qui est aussi un son primordial, celui qui ouvre les portes de l’univers.

Comment dire Ce qui n’a pas de nom

Tel est l’essence du livre, le modèle du poème. Gérard Pfister ne se contente pas de ce que le poème doit être, il propose, avec « La conscience des mots », un manifeste associant théorie et pratique. La grammaire et la linguistique constituent d’utiles outils au service de l’écriture. Car le poème n’est pas seulement un objet rêvé, il est fait d’images et de mots, dont l’agencement produit – ou ne produit pas, ou peu – la vibration, le son cristallin, l’illumination. La poésie est fabrique, elle passe par le sensible, et il faut savoir gré à Gérard Pfister de ne pas contourner la difficulté du « comment faire ? »

Mais il ne s’agit pas d’un manuel d’écriture ou d’un traité du beau style ! En réalité, c’est une démarche très personnelle, auto-explicative, et qui nous permet d’entrevoir les arcanes du texte. En particulier, Gérard Pfister montre que le monde offert par le poète au lecteur n’a pas de référent commun extérieur qu’il s’agirait de commenter. La subtilité est d’importance : « une telle ostension ne montre rien au-dehors de la phrase : c’est l’énoncé qui se montre lui-même comme une réalité autonome. » Cette précision permet de mieux saisir la portée de l’exemple donné, « une fleur s’ouvre ». Cette fleur-là n’existe en fait que par les mots qui la désignent, elle ne vit pas indépendamment d’eux, elle n’est pas un objet préexistant à cette énonciation. Les autres tournures de phrases proposées, ces autres modalités pour dire cette fleur que les mots ouvrent pour nous, jouent le même rôle. C’est le cas par exemple de la solennité de l’injonction (« “Regarde !” C’est une injonction. Il n’est plus question de nous détourner de la réalité nouvelle qui nous est ici offerte. » (p. 214), ou encore de la possibilité même d’un tel épanouissement de la fleur à travers la modalité interrogative : « Une fleur s’ouvre-telle ? en même temps qu’il est posé comme réalité, sans cesse le présent est posé aussi comme question. Y a-t-il vraiment une fleur ? est-ce que vraiment elle s’ouvre ? L’ici, le maintenant ne sont réalité qu’en tant qu’ils sont un possible. Mais ce possible est-il vraiment réalité ? ». La mise en abyme se prolonge ainsi, dans la mesure où l’écriture de Gérard Pfister, dans le poème ou dans son commentaire, recourt volontiers aux modalités injonctives et interrogatives. Même chose pour la forme emphatique : « C’est une fleur qui s’ouvre » ou encore pour la forme passive, car le lecteur attentif de Gérard Pfister sait qu’il use de ces tournures tout au long des cinq cents fragments qui précèdent. Par exemple :

    139
Que croyais-tu
Trouver

à l’horizon (interrogative)

    321
C’est un vertige
dans la chair

qui s’est gravé (emphatique)

Ou encore :

    231
entends-tu cette voix
regarde

le texte se brise (ou sont associées l’interrogative et l’injonction)

Le Livre contient d’ailleurs plusieurs fragments utilisant cet exemple d’injonction précisément proposé dans « La conscience des mots » : « Regarde ! » et « Regardez ! » Et même au sein de l’essai explicatif, l’écriture se met en abyme en recourant… à la même injonction ! Encore une fois le poème et le traité du poème entrelacent leurs mots.

    443
On croirait une trace
Regardez

ce n’est que mouvement

« Regardez : c’est un jeu perpétuel » (p. 202)

Autant dire que le jeu de renvois devient vertigineux. Le diptyque « Le Livre » / « L’expérience des mots » fonctionne « en vase clos » dans la mesure où tout renvoie à tout, la lecture peut se faire en boucle, comme pour la Recherche proustienne, elle peut se faire dans tous les sens puisque la poésie du recueil n’est pas seulement illustration anticipée de ce que l’essai formulera de manière gnomique, mais que l’inverse est également valable : le poème énonce ce que la théorie illustre. En définitive, l’essai lui-même entre dans ce tout qu’est Le Livre constitué de « Le Livre » et de « L’expérience des mots ». Les leitmotive et répétitions (ou basses obstinées, autre métaphore musicale du Livre) courent dans l’intégralité des pages du recueil, sans que l’essai et le poème soient à distinguer. Telle est la plus grande subtilité de ce livre subtil, qui aurait bien pu nous faire croire que l’illustration de la langue précède sa défense. Le Livre est un Tout, il est Un, il est le Mot.

D’ailleurs, la dernière modalité énonciative possible pour dire l’ouverture de cette fleur-modèle, fleur-Idée (du seul fait des mots, rappelons en effet qu’elle n’existe pas en dehors de l’invitation du langage à la voir s’ouvrir) est la forme impersonnelle. Or cet exemple prétendument grammatical, « Il s’ouvre une fleur », évoque une absence de sujet réel de l’action, la fleur semblant « être ouverte » en quelque sorte par un agent mystérieux. « C’est une action occulte qui serait alors suggérée, comme si cette éclosion était l’œuvre non de la fleur elle-même mais de quelque puissance dont on ne pourrait dire le nom. »

On pourrait dire, de la même façon « Il s’écrit un livre », ou même « Il s’écrit Le Livre », faisant écho à une forme de passivité, à cet effacement de l’auteur précédemment constatée, qui renvoie elle-même à un motif présent dans toute l’œuvre de Gérard Pfister, en l’occurrence ce qui n’a pas de nom, motif excédant bien sûr la seule théologie. Ce mystère de l’auctorialité (du livre, de Le Livre, du Livre, du Monde !) « action occulte », est ainsi tout entier contenu dans l’apparent simple exemple de grammaire.

Les mots échouent à dire le monde, car, selon la très belle formulation de Gérard Pfister, « Ce qui est le plus particulier, le plus individuel, jamais les mots ne le nomment. Ils ne connaissent par nécessité que le plus ou moins général. Ce qui est le plus propre à une chose, cela n’a pas de nom et c’est cela pourtant qui fait le caractère unique de son existence, ce qui la fait précieuse entre toutes. » (p. 198)

Ce constat n’est pas pour autant négatif, car si les mots ne désignent pas la réalité unique de l’objet, ils peuvent produire une rencontre d’où résulte une « unique vibration », « unique pulsation », créant « Un point. Un vide merveilleux où tout vibre ». Dans la mesure où ils sont les vecteurs de cette expérience, les mots, selon le bon usage qu’il convient d’en faire, peuvent devenir artisans d’une révélation.

***

La fleur est sans pourquoi, elle s’ouvre parce qu’elle s’ouvre. Ce mystère qui nous échappe, le livre peut le montrer, le désigner, nullement l’expliquer, pas même le « transcrire ». La fascination des mots a pourtant gagné même jusqu’aux grands mystiques : Gérard Pfister, qui a publié Angelus Silesius et en est imprégné, dénonce la folie qu’il y a pourtant à devenir le livre, selon l’invitation, (nous le découvrons dans les « Résonances » finales), de L’Errant chérubinique(« deviens l’écriture et toi-même l’essence. ») Le livre sert, le livre est support, le livre est délivrance, et nullement invitation à s’y complaire ou à le devenir.

Ce qu’il faut retenir du Livre, c’est le refrain :

 

Le livre
n’est là
que pour nous délivrer

que glose la page 217, définissant la visée du livre, non comme suppression du temps, mais comme transmutation de celui-ci en ce que Rilke nomme « l’Ouvert ».

« Le temps – c’est-à-dire les sons, les mots – ouvre les yeux. Et soudain : un espace sans limites. Où tout était déjà, où tout déjà résonnait – mais nous ne le voyions pas, ne l’entendions pas. Il était là. Il est là. Et on dirait soudain que tout le travail n’était que pour cela : ce dévoilement, cette soudaine, cette simple éclaircie. »

Le « brouhaha de signes et d’images » qui épargne les enfants et les animaux nous voile l’essence des choses. Maisle livre est apocalypse, dévoilement. Après qu’on l’a reposé, peu importe par quelle modalité la fleur s’ouvre. Elle est ouverte, et le sortilège maudit du livre-miroir a été aboli par cette lecture : nous qui ne pouvons voir l’infini de la fleur qui s’ouvre (car nous avons la perspective de la mort, qui fait refermer la fleur) nous avons grâce au livre les yeux de l’âme ouverts et non plus retournés, nous pouvons voir les fleurs s’ouvrir à l’infini, comme la créature, selon la huitième des Elégies de Duino. Le Livre a dit ce que le livre pouvait faire. Tous deux sont refermés et la fleur s’ouvre. Éternellement.




Gustavo Adolfo Bécquer, Rimes

Ma curiosité a été piquée par ce Gustavo Adolfo Bécquer (1836 – 1870) dont la poésie, héritière du Romantisme, fut saluée par Antonio Machado, Federico Garcia Lorca, entre autres, pour les horizons qu'elle ouvrait. Au cours de sa vie, seulement une quinzaine de poèmes de cet auteur, mort jeune (34 ans), furent publiés. Le recueil Rimas sera édité à titre posthume en 1871.

Le thème dominant de ces quelques 76 poèmes est l'amour (dans le bonheur ou dans les affres), mais aussi la création, la solitude, la mort... C'est cette dernière partie (en gros, les vingt-cinq derniers poèmes) que j'estime les plus réussis. Mon point de vue, cependant, s'établit sur le texte français – on sait les difficultés de la traduction (saluons ici le travail de Monique-Marie Ihry) – et le texte original propose, en espagnol, des sonorités plus chantantes. Par exemple :

Tu pupila es azul y, cuando lloras,
las tansparentes lágrimas en ella
se me figuran gotas de roció
sobre una violeta.

Ta pupille est bleue et, lorsque tu pleures,
les larmes transparentes en elle logées
me font penser à des gouttes de rosée
sur une violette.

Gustavo Adolfo Bécquer, Rimes, Cap de l’Étang Éditions, 2022, 219 pages, 21 €.

 

Sur le processus de création, Bécquer écrit :

Flèche qui en volant
traverse, lancée au hasard,
et dont on ne sait où
en tremblant elle se plantera

Et dans un autre poème :

Tremblement étrange
bousculant les idées
tel l'ouragan qui pousse
en masse les vagues ,
[…] activité nerveuse
ne trouvant pas d'occupation ;
n'ayant pas de rênes pour la guider,
cheval volant ;
[…] Telle est l'inspiration.
[…] ingénieuse main
qui dans un collier de perles
parvient à réunir
les mots indociles.

J'ai dit qu'il est question d'amour dans ce livre. Il est souvent idéalisé :

Lorsque sur la poitrine tu inclines
ton front mélancolique
pour moi tu ressembles
à un lys cueilli.

Mais il est aussi question de désillusion, de trahison (on sait que son épouse, lui ayant donné deux enfants, en attendait un troisième qui n'était pas de lui).

Elle m'a blessé en se dissimulant dans les ombres,
en scellant d'un baiser sa trahison.
Elle a mis ses bras autour de mon cou, et dans le dos,
elle m'a fendu le cœur de sang froid.

Bécquer mourra jeune (syphilis ou tuberculose) et il en a conscience. Cela jette un dais noir au-dessus de nombre de ses poèmes. Y compris dans l'expression de son ressentiment :

Du peu de temps qu'il me reste à vive
je donnerais avec plaisir les meilleures années,
pour savoir ce qu'aux autres
tu as dit à mon sujet.

Avec, parfois, des accents quasi baudelairiens :

Vagues gigantesques qui vous brisez en bramant
sur les plages désertes et lointaines,
enveloppé dans les draps d'écume,
emportez-moi avec vous !
[…] Emportez-moi, par pitié, là où le vertige
avec la raison me prive de la mémoire.
Par pitié ! J'ai peur de rester
seul avec ma douleur.

 Le plus remarquable à mon sens (et le plus long) poème du recueil relate tout ce qui entoure la mort d'une fillette, depuis les rites (lui fermer les yeux, couvrir son visage d'un linge blanc), jusqu'à sa mise en terre, avec en sus le souvenir lancinant de l'auteur et ses interrogations sur un possible au-delà. Et cette antienne : - Mon Dieu, combien seuls / sont les morts !

La lumière qui dans un vase
brûlait sur le sol,
l'ombre du lit au mur projetée,
et à travers cette ombre,
par intervalles l'on voyait,
rigide se dessiner
la forme du corps.

Le reste à l'avenant, description clinique dans sa rigueur et empathique, pleine de douloureuse émotion. Un immense poème, qui, à lui seul, vaut mon admiration pour l'auteur.

La poussière revient-elle à la poussière ?
L'âme s'envole-t-elle au ciel ?
Sans âme, tout est-il
pourriture et boue ?

 

Présentation de l’auteur




Radu Bata, Le Blues Roumain, Anthologie implausible de poésies

Radu Bata, poète et passeur de poésie, inventeur et traducteur, nous livre cette année un nouveau volume, le tome 3, de la belle Anthologie de poésie roumaine, Le Blues roumain, parue aux éditions Unicité. 

Le poète, et traducteur, présentait le second opus de cette trilogie ainsi :

Anthologie désirée de poésies

« Le blues roumain » ne finit jamais : sa source ne peut tarir qu’avec la fin du monde. Car la poésie est chez elle en Roumanie : la personnalité la plus admirée du pays est un poète, Mihai Eminescu, il y a des rhapsodes à chaque coin de rue, du Cimetière Joyeux de Săpânţa dont les drôles d’épitaphes ne manquent pas de poésie jusqu’à la statue d’Ovide, le chantre des amours exilé au bord de la Mer Noire. La densité des rêveurs au mètre carré n’a pas d’équivalent sur le globe : au fin fond des Carpates, on fait des plans avec des comètes.

Radu BATA, Le blues roumain Vol.3 Anthologie implausible de poésies, préface de Cali, illustrations de Iulia Şchiopu, 210 p., 15 €.

La première anthologie était « imprévue », un enfant arrivé par hasard. Ce deuxième volume est « désiré » : auteur.e.s et traducteur se sont plu et l’ont conçu en s’accordant les mots et les méridiens, en s’aimant entre les lignes.

Une anthologie désirée ne peut être représentative ni rigoureuse : en amour, on transgresse les règles, on est régi par la passion et le plaisir.
Puissiez-vous les ressentir comme je les ai perçus en les transposant, parfois librement, en français !

 

Soyons bien attentifs à ceci : il est question d'amour, il est question d'entente au-delà même des mots, des langues et des frontières. Cette anthologie illustre de par son existence même, avant toute considération sémantique, la thématique de ce Printemps des poètes, car elle absorbe toute frontière, gomme toute velléité d'appartenance spécifique à un territoire autre que celui, fraternel, de la poésie. Ne pas croire qu'il n'existe pas d'identités culturelles, Radu Bata est homme avisé et d'une belle intelligence. Mais il montre, démontre, que ces particularités ne s'excluent pas, ne valent pas plus les unes que les autres. Au contraire  de par leur complémentarités elles composent cette sphère scintillante qu'est le monde, tant il est vrai que chaque étincelle de chaleur offerte par chaque poète à ses semblables constitue le feu auquel l'humain se chauffe, et la lumière qui lui montre le chemin d'une possible existence dans la paix que son cœur n'oublie pas.

Ces trois volumes sont tout ceci, le partage, les rencontres avec des voix poétiques connues ou à découvrir, et l'assertion si puissante que la fraternité existe, et que Nous sommes quel que soit notre langage tous d'une même poussière densifiée, et envolée au vent des langages croisés, ouverts à ces offrandes  de mots, de parlures, découverts grâce à ces traductions de Radu Bata. 

Et quelle autre poésie que la poésie roumaine peut signifier ceci ? Ainsi que l'écrit Muriel Augry, qui a participé à l'écriture du paratexte qui accompagne ce volume avec Cali, auteur de la préface, et Charles Gonzalès, la Roumanie est "Un pays diablement étrange aux héritages multiples… un creuset d'influences. Un pays qui échappe à la systématisation, qui inquiète, déroute, séduit. Un pays où les fantômes se promènent toujours... et les poètes se relaient au comptoir de la dérision pour balayer la mauvaise idée, créer l'audace et rire même de ce dont on n'ose pas rire sous d'autres latitudes."

Les soixante-treize poètes réunis (pour une somme de cent-vingt-deux textes) dans ce troisième volume ne démentent pas cette assertion. Réunis et agencés par Radu Bata, chef d'orchestre de cette composition musicale, ils se suivent au gré des mélodies, des notes formées par la texture particulière de chaque langue poétique.   Ils forment ce Blues, chant puissant et fédérateur de voix des opprimés, éminemment codifié, afin de permettre la circulation de ces plaintes d'un peuple tenu prisonnier. Et qu'est d'autre la poésie, si ce n'est ce lieu de création perpétuelle d'une langue commune, libérée des asservissements médiatiques, et des mots fabriqués dans l'unique but de manipuler et de programmer nos inconscient, pour éviter l'avènement d'une humanité réconciliée avec elle-même, donc capable de créer des sociétés gérées par cette seule volonté qu'est le bien de chacun.  

Bien conscient que le poème est ce lieu de création d'une fraternité que chaque poète a la responsabilité d'incarner, dans la tolérance et le respect, et dans la création de cette ré-union de chacun avec tous, Radu Bata poursuit donc sans relâche l'édification de ce lieu qu'est la poésie, centre de toute sphère, point de convergence des pluralités de paroles, de couleurs, de pays. Un peu de ce miracle prend consistance ici, s'additionne sans jamais rien retrancher aux autres tentatives, pour montrer que c'est possible, ensemble, de communier dans ce silence habité du poème. 

Présentation de l’auteur




Revue Cairns n°32

« un poseur de grillage / ruminait son chômage / un soir en buvant sa bière / il inventa les frontières / tellement il grillageait / qu’il n’eût plus aucun congé » : en guise d’édito, la revue littéraire et pédagogique Cairns 32 met à l’honneur la thématique du 25ème Printemps des poètes : « Frontières ». Ces quelques vers disent avec justesse tant l’enfer quotidien que la multiplication des carcans que nous n’aurions de cesse de bâtir. Frontières omniprésentes, frontières à l’assaut de l’ « espace du dedans », frontières à braver peut-être pour libérer ainsi notre « lointain intérieur », pour reprendre les formules d’Henri Michaux qui déjà traçaient d’autres contours à notre géographie intime, imagination d’un horizon plus grand que les regards ne sauraient embrasser dans leur immensité…

De l’écriture sous l’influence de la forme brève du haïku sous la plume de Georges Friedenkraft à ce souhait peut-être partagé de « réinventer la lumière » au fil de l’itinérance dans l’extrait de Sur le rivage, Écho Optique d’Alain Boudet, les formes poétiques se multiplient pour explorer ce thème. Au cœur des périples de toute l’humanité depuis le mythe fondateur d’Ulysse, ces textes sont accompagnés de clairvoyantes pistes pédagogiques en autant d’invitations à lire, à écrire, à réécrire ses propres poèmes, à redécouvrir des documents, des photographies, des œuvres maîtresses, à recourir à ses véritables ressources de créativité. Nous interrogerons mieux ainsi chacun, quelle que soit la tranche d’âge, notre rapport au monde à travers ce thème-clé dans tous ces registres de nuances : épique, tragique, lyrique…

            Certains distiques parmi les contributions de la revue comme ceux rédigés par Michaël Gluck, Sur l’autre rive, résonnent chez le lecteur en vœu secret d’être dans ce rôle de passeur, de passage, de passerelle qui fait la grandeur de la poésie, des traces qui font rêver : « tu vas tu viens / tu ne sais // de quel côté du mur / s’adosse ta maison // de chaque côté du fleuve / s’élèvent les piles d’un pont // ne sois pas d’un côté / ne sois pas de l’autre // sois de l’espèce des passeurs / des poètes et traducteurs »…

Dans le foisonnement des fragments poétiques, ce sont mille-et-un éclats de miroirs de la diversité et de l’universalité de cette relation aux frontières, le plus souvent à franchir, à dépasser, du moins à traverser, qui révèlent autant d’itinéraires propres à chaque auteur et de retours nécessaires ici et maintenant que de possibles départs vers des ailleurs qui n’attendent que nos pas…




Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots

Ce livre est dédicacé au petit-fils de l’auteur, Achille.
« Lire / n’est rien // que le travail d’une naissance »

Ce Livre nous renvoie aux multiples visages du monde, dont celui de l’enfant nouveau-né, ouvert à tous les possibles  ̶  un livre qui interroge aussi notre emploi des mots, notre rapport au langage et notre aliénation, par le malin pouvoir des méthodes de « manipulation des masses » et de désinformation.

A la suite des Hautes Huttes (2021), recueil divisé en mille quatrains, on entre dans Le Livre, cette fois déployé en cinq temps, chacun divisé en cent tercets, et c’est une coulée chiffrée qui vient poser ses mots comme des maximes qui se cherchent, poèmes légers et méditations ouvrant des questions qui restent en suspens au fil d’une rythmique à la fois réfléchie et intuitive. On notera le rappel verdoyant de la couverture du recueil précédent, ici un détail du tableau de Klimt : Étang du château à Kammer am Attersee.

 « Ce n’est pas du livre / qu’il faut parler // mais de l’expérience » nous dit d’emblée Gérard Pfister. L’expérience est-elle toujours première sur l’écriture ? De quelle expérience nous parle l’auteur ?

Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots, Editions Arfuyen, (parution le 9 mars 2023), 228 pages, 17 €.

Toute la durée musicale de la première partie de ce grand Livre nous délivre ses modulations infinies. L’écriture fait l’expérience directe des mots – le Livre est une partition musicale, un chemin de pensées qui roulent les unes sur les autres, s’enroulent, se déroulent, se tressent, sur un fond apaisé, ouvert, généreux, qui a recours au vide pour trouver sa respiration – fait entrer de l’air entre les lignes des tercets pour rendre audible la vibration de la langue, « comme un chant très lointain ».

Ce sont les mots qui vivent leur expérience en tant que mots dans l’écriture, cela plus que l’auteur ; ce sont les mots qui fondent et sondent notre expérience vécue du monde. Ce sont les mots qui nous vivent mais si nous ne vivons que par eux, le risque est grand de nous perdre. Gérard Pfister se met à leur diapason et les écoute. Les mots sont leurs propres acteurs du sens qui se donne ; ils sont vivants dans un « jeu perpétuel » lorsqu’ils sont libres, ont la « grâce » dans toutes leurs résonances.

Avoir de l’expérience est un savoir-faire, un savoir user de ses acquis ; mais pour l’écriture poétique, cette expérience n’est pas un avoir, ni un métier, ni une recherche au sens d’expérimentation. L’expérience des mots, « c’est autre chose » ; elle nous anime, nous enveloppe, nous délivre du carcan de nos habitudes de penser, mais peut aussi nous séparer du monde, bien que cherchant son contact, pour éviter de se noyer dans cette « sorte d’aliénation mentale qu’on appelle le langage ».

Les mots ont deux faces nous rappelle Gérard Pfister : ils peuvent nous protéger « par la magie du Verbe », ils peuvent aussi être destructeurs : « les mots ont sur le réel un effet prédateur ». Cette intrusion qu’ils font dans notre vie, au risque de se substituer à la réalité, constitue un réel danger. De leur capacité de description à celle de déformation ou celle d’inventer une autre réalité, nous nous retrouvons « victimes » ou « étrangers au monde ». La désinformation numérique, le fanatisme religieux, la catastrophe écologique, sont engendrés par les mots et « nous en sommes complices ». Mais bien sûr « C’est de notre crédulité qu’il faut nous méfier bien plus que des mots eux-mêmes ».

Pourtant nous dit Gérard Pfister cette matière des mots peut être « noble », « précieuse de possibilités affectives, sensorielles, spirituelles ». Les mots peuvent nous procurer un « ravissement ». Il entre en eux une matière musicale qui constitue la matière verbale. Et d’évoquer le théâtre dans la Grèce antique accompagnant de musique la parole poétique, ou Monteverdi liant ses sonorités au rythme des poèmes chantés. Musique et poésie sont inséparables dans un déroulement temporel toujours transitoire et « infiniment renouvelable » - dans ce continuum se jouent de « merveilleuses expériences », toujours jaillissantes et précaires.

Avec la diversité des mots et des sons, Le Livre se compose en sections de temps pour garder la fraîcheur de son élan poétique et le suspens de son déroulement, par variation d’intensités, comme sur la palette d’un peintre.

Lire est aussi faire l’expérience du Livre, participer au trajet de son écriture, être son témoin actif et son « auditeur ». On entre dans les mots et les mots nous traversent ; l’échange est continu, et la pensée suit (une pensée qui, comme l’expérience, « n’est peut-être // qu’un rêve). Elle naît à ce point de rencontre où ce qui parle rejoint le silence même de « l’expérience des mots ». La pensée ne précède pas la gestation ni le travail de mise au monde du Livre, elle vient juste après, comme son fruit. « L’expérience des mots » est une décantation, « le moindre mot suffit ». Mais toujours surviennent le vertige, la rencontre, par l’effort des yeux qui « tentent de lire » sur l’horizon, à la vitesse de nos questions, au rythme de nos pulsations.

Transmettre la transparence des mots, avec ce qu’ils reflètent du monde, au plus près de la réalité et non en usant du mot pour le mot. Préserver la fluidité et l’ouverture de la fenêtre qu’ils sont chacun et ensemble pour permettre le passage du sens, du sensible et nous délivrer avec eux des définitions convenues, des significations fixées, pour retrouver une liberté souveraine, celle d’une conscience libre de ressentir et d’exprimer. « Le livre / n’est là // que pour nous délivrer », « Le livre / n’est là // que pour nous accorder ».

Marie Alloy

Beaugency, 8 mars 2023

(Livre reçu en avant-première)

Présentation de l’auteur




Paul Verlaine, Nos Ardennes

Voici un Verlaine inédit dans la peau d’un « excursionniste », comme il le dit lui-même, et qui ressemble fort, pour l’occasion, à un guide de tourisme. Le poète nous dit son amour des Ardennes qui, à ses yeux, « présentent à l’observateur ou même au simple touriste toutes les qualités et toutes les richesses de la terre et de l’âme françaises ». Il l’affirme dans une série de six articles publiés en 1882 et 1883 dans Le Courrier des Ardennes et aujourd’hui réédités.

 

On sait ce qui lie le Lorrain Paul Verlaine (né à Metz en 1844) au massif des Ardennes. Il y a, avant tout, son aventure orageuse avec l’Ardennais Rimbaud originaire de Charleville. Mais on sait moins que son père était originaire des Ardennes belges. C’est là que le jeune Verlaine passa souvent, chez une tante, des vacances d’été. Puis il y eut son emploi de répétiteur dans un collège de Rethel où il se prit d’affection pour un élève originaire de Juniville. C’est dans cette commune qu’il résida de 1880 à 1882 et entreprit la rédaction d’articles pour Le Courrier des Ardennes.

Verlaine nous entraîne dans les pays de Rethel et de Vouziers. Et, bien sûr, il nous parle longuement de Juniville « avec sa rivière bien nommée (La Retourne) qui l’enveloppe de ses mille replis et son bois de peupliers pleins de ruisselets, d’air pur et de doux ramages ». Il le reconnaît : « Je me suis étendu un peu sans doute sur Juniville mais j’y ai longtemps vécu, y laissant les bribes de ma destinée, et j’éprouve un mélancolique plaisir à en parler trop ».

Le poète excursionniste nous raconte ses Ardennes par monts et par vaux. Des localités qui fleurent bon le terroir s’illuminent sous sa plume : Tagnon, Neuflize, Alincourt, Bignicourt, le Mesnil-Annelle, Perthes, Sorbon… Il a un mot pour chacune. Ici une « église de craie », là un « village de pure culture », Ailleurs « des toits rouges et noirs », plus loin « un clocher illustre et des cheminées pittoresques »…

Paul Verlaine, Nos Ardennes, La Part Commune, 50 pages, 6,50 euros.

Parfois (rarement),  il se désole en parcourant, dans le Vouzinois, une campagne « bien plate, bien laide, disons-le, quoi ? Pas un arbre ». Verlaine est à l’affût. Il peut se désoler mais il contemple avant tout. Les sens en éveil. La vue, mais aussi l’ouïe. Ainsi est-il particulièrement sensible aux parlers locaux. « Au Châtelet et à Juniville, par exemple, le français, suffisamment correct, traîne à la normande (…) Et dès Coulommes commencent les patois, légers encore, pour se renforcer de lieue en lieue vers le Nord et l’Ouest ».Rejoignant Attigny, il note « la joliesse de parler paysan de ce coin des Ardennes ».

Ainsi va Verlaine, devenu apprenti linguiste ou ethnologue, nous racontant le pèlerinage de saint Méen dans la même commune d’Attigny ou encore « le petit chemin de fer de Vouziers ». Les stigmates de la guerre de 1870 – il le note - sont encore présents sur place. Le voici à Voncq, un « village pillé par les Prussiens », puis à Chestres « brûlé, lui, terriblement (…) par ces féroces Bavarois ». Plus loin, il parle même de ces « laides têtes carrées où n’entraient ni le respect des vaincus, ni celui d’eux-mêmes ». Honte, donc, à ceux qui ont voulu défigurer ses Ardennes, « microcosme français », « heureux résumé de la patrie ». C’est ce pays que chantera aussi plus tard, dans son livre Lointaines Ardennes (éditions Arthaud), l’écrivain et poète André Dhôtel, né dans cette commune d’Attigny où s’était attardé Paul Verlaine.

Présentation de l’auteur




Olivier Larizza, La Condition solitaire

Olivier Larizza : texte et paratexte

Suis sorti (j’avais rendez-vous avec un
poème) inscrire l’air du temps

Revenu des Antilles qui lui ont inspiré une trilogie poétique réunie sous le titre « La vie paradoxale »1, Larizza nous conte ses aventures sur la Côte d’Azur, puisque c’est désormais aux étudiants toulonnais qu’il s’efforce de communiquer le goût de la littérature anglaise. Il cultive avec bonheur dans ce nouveau recueil la même verve primesautière, parfois doucement mélancolique que dans les précédents. Il y conforte une tendance déjà visible auparavant à vouloir s’expliquer au-delà de la lettre des poèmes, le paratexte ayant désormais considérablement enflé puisque « du même auteur », préface, notes de la préface, note de l’éditeur, exergue, « notes bonus », « l’auteur » et la table occupent en tout quarante-huit pages, soit presque autant que les cinquante-et-une pages de poèmes (le reste correspondant aux pages de tête et de titre, à quelques pages blanches et à une liste d’ouvrages publiés par Andersen).

Loin des brèves annotations que l’on trouve parfois au bas de la page chez certains poètes, le paratexte est donc élevé ici à peu près au même rang que la poésie pure et gageons qu’aucun lecteur ne voudra se priver du plaisir d’y découvrir, au-delà des poèmes volontairement allusifs, le Larizza le plus intime. Certes, la pratique de la poésie conduit presqu’inévitablement à s’épancher, mais Larizza exprime bien davantage que ses états d’âme face au spectacle de la nature ou de la femme aimée ou convoitée. Il se livre, il nous livre sans modestie excessive mais avec ce qu’il faut d’autodérision une exploration de lui-même, son moi et son ça, à l’exclusion du sur-moi qui ne pourrait que brider ces confessions sans concession.

Les poèmes se prolongent et s’amplifient à la fin de l’ouvrage dans vingt-deux pages en petits caractères intitulées « notes bonus ». Instructives et souvent amusantes, elles sont parfois assez éloignées du contenu du poème concerné, au risque pour ce dernier de paraître alors un simple prétexte à raconter toujours plus (le texte prétexte du paratexte !). Pour ne prendre que deux exemples, tandis que le poème intitulé « FNRS III » évoque simplement en passant la coque rouillée d’un sous-marin jaune et cramoisi, il n’était certes pas inutile de préciser en note que le titre du poème n’est autre que le nom de ce sous-marin, un batyscaphe siglé FNRS comme Fond National de la Recherche Scientifique (belge en l’occurrence). Mais n’est-ce pas par pur plaisir que Larizza nous narre la destinée de cet engin et conclut par une boutade : Qui dira que les Amerloques étaient superficiels (puisqu’ils se sont lancés à leur tour dans la course aux profondeurs) ?

Le poème précédent, « Le meilleur du monde » débute ainsi :    

Je ne file rendez-vous à personne / sur mon Elops Davidson

Olivier Larizza, La Condition solitaire, Paris, Andersen, 2023, 120 p., 9,99 €.

Pastiche d’une chanson célèbre. Si l’on est gré au poète de préciser que « Elops » est la marque de son vélocipède, il ne faudra pas s’étonner de trouver dans le même bonus la ferme profession de foi en faveur du raisonnement intuitif versus le raisonnement analogique, appuyée sur une citation d’Einstein, cet obscur employé des brevets suisses. On le voit, les notes de fin ne sont pas là seulement pour nous distraire !

Les poèmes écrits dans une langue qui paraît familière font néanmoins surgir quelques préciosités (esperluette, bigaradier, s’amuïr, polymathe, osbornite) et une brassée de néologismes (intranquilliser, éternellité, automner, verrerer, écrevisser, chlordéconer, dandyner, multicolorier, arnacœur). L’orthographe peut se trouver malmenée pour renforcer la dérision (l’élite politiko-médiatik), de même que la syntaxe (les voyelles ont des couleurs qu’on ne connaisse pas). Tout cela n’empêche pas le lyrisme : la soierie du silence me drapait.

Larizza écrit sous la pression de l’instant et s’accorde toutes les licences (poétiques) possibles, y compris quelques rimes. S’il s’imagine, par exemple, avec une majorette sur les genoux, cela s’énoncera ainsi :

Elle me bécoterait sur les bancs impudiks / et je me rajeunirais en public J’aurais l’avantage / d’être un auteur mineur (un tel écrivain fait beaucoup moins que son âge…)

Dans la même veine, en plus cru :

… (c’était une Mauricienne de Mulhouse / sensuelle & peu jalouse) / Un jour un étudiant lui montra / sa mauricette…

La poésie de Larizza abonde en images insolites. Exemples : L’oasis qui lagunait en mon cœur ; Le temps d’ici se limace jusqu’à l’infini ; Le T-Rex de Russie.

Le poète cultive aussi les contrastes comme, dans « Mistral perdant », celui qu’il établit entre les clients-terrasse vautrés sur leurs délices / voraces limaces engloutissant leurs radis & / paradis […] et Moi [qui] batifole parmi les / vierges folles & le varech de la déréliction.

Cabrioles et gaudrioles. Il ne faudrait pourtant pas s’y méprendre, celui qui se définit comme l’éternel teenager le mercuriel arnacœur ne se dupe pas lui-même quand il s’attribue l’étiquette « SDF » : sans destinée fixe.

… Balzac / de bazar Melmoth irréconcilié docteur Larizza & / mister Olivier je n’étais – dear pretty flower – / que l’anachorète sur sa péninsule qui cachait sa / PROFONDEUR.

Note

[1] L’exil (2016), L’Entre-Deux (2017), La Mutation (2021), les trois chez Andersen.




Estelle Fenzy, Boîtes noires

Les lecteurs d’Estelle Fenzy, qui ont l’habitude d’être surpris, le sont dès les premiers mots du recueil et plus qu’avant : « Mesdames et messieurs, attachez vos ceintures » !

S’agit-il d’un véritable vol ou d’une métaphore vivante. Cet embarquement » et ce « siège à côté » ne sont-ils pas ceux du frère lecteur et n’est-ce pas par la poésie, qui va ici nous être livrée, que nous « risquons d’être secoués » ? Ainsi vont vite tomber les masques dessinés, d’emblée, par Gwen Guégan pour que se fasse mieux la respiration et pour que soit bien accueilli le plus beau des verbes :

Mon amour hier tu as dit
Je voudrais mourir
le même jour que toi 

Estelle Fenzy, Boîtes noires, éditions le chat polaire, 2023, 12 €.

Quelle force donc dans le départ du texte ! Car il y a « état d’urgence » pour faire défiler « le film » personnel sans même le bruit de l’enfance et faire trouver celle qui est en fait la boîte noire de (mon) crâne ». Depuis les sandalettes de la petite fille à la mort de la mère « un filet d’énergie (est) à sauver » dans ce corps « coquille cuirasse / sous lequel bat la vie ».

Viennent spontanément ensuite, par le bais de la pensée de la finitude, les thèmes de l’amour conjugal et maternel alliés à la souffrance qu’expriment, par exemple, ces vers dont la conjugaison rappelle celle de Ghérasim Luca.

Je bruine
je brume
j’averse
je pluie

de cendres
et de sang

Je pars en fumée

Ainsi les mots apparaissent-ils déjà comme les meilleurs adjuvants qui soient quand ils sont portés par les éléments, comme l’air et le feu, et quand le chemin, la matière donc, reçoit à la fois la voix et la marche.

C’est qu’en effet, grâce à la foi, se met en place une belle espérance : « Coire en Dieu / soudain / Chacun le sien ».

Des poèmes plus longs alternent avec d’autres plus courts car il faut bien que le narrateur et le lecteur, dans cette émotion offerte par la poésie et qui les fait vivre intensément, reprennent leur souffle.

 En effet l’anamnèse malmène la respiration de sorte que reviennent les souvenirs d’enfance avec leurs sensations et la découverte de la vie, s’entrechoquant avec un présent prosaïque : « Je planifie   négocie   soumets ». L’écriture, alors, offre une part de mystère que chaque lecteur peut décrypter à sa manière : «  Cet  œil immense  à mon épaule… » et la narratrice, que les regrets inspirent, regrette de ne pas avoir bien vécu :

Il n’ y avait pas assez de chair dans mon âme 

Il faut, pour finir, revenir aux images du début puisqu’il ne reste plus que le ciel comme « demeure » et que, comme pour un accident d’avion, l’agonie est qualifiée de « crash ». Voilà comment on peut dire que le traitement des thèmes est ici d’une grande originalité.

Les derniers textes réservent-ils une surprise plus optimiste ? C’est ce que découvrira le lecteur obligé par la beauté du texte à en lire la toute fin.




L’approche du silence

Les éditions Littérales semblent avoir eu pour ambition de se faire l’écho, en cette année 2022, du désir rimbaldien d’écrire « des silences », laissant la beauté envahir le lecteur par-delà les mots.

Les deux poètes publiés, Georges Rose avec Revenir de l’été, et Laurence Chaudouët, avec Porte ouverte sur le ciel, ont en effet réussi, chacun dans son génie et sa sensibilité propres, à énoncer avec une rare délicatesse et beaucoup de subtilité des émotions simples, universelles, précieuses et pleines de lumière. Tous deux parviennent à une cristallisation mystérieuse et féconde, de la parole et du silence.

Avec Georges Rose, nous sommes sans cesse DÉJÀ dans l’universel, on n’en échappe pas. Soudainement et immédiatement, à partir du moment le plus simple et le plus banal, émergent l’éternel et la beauté. Là où nous sommes, « l’immensité ne peut s’approcher davantage » (p. 7). Embrasser le monde devient dès lors plus qu’une métaphore. C’est la réalité, dans sa quotidienneté : « Le soleil remonte la rue / au bras d’une ombre / qui ne le quitte plus » (p. 9). Aussi voit-on dans le Verbe de Georges Rose une méfiance vis-à-vis de la rationalité bornée, celle qui assèche le réel sans jamais en saisir la pulpe, qui fait des vivants des toujours déjà-morts : « La connaissance ne sait pas / elle invente / change les fleurs d’un vase » (p. 28). Ce qui s’offre, depuis le monde, c’est un lien nouveau, une beauté, une nouveauté éternellement renouvelée, comme l’illustrent les vers suivants : « Loin le jour se rassemble / avant de nous surprendre / vaste dans l’étroit des yeux / À l’intérieur du monde / la maison sévère / restée dans le vent (p. 14) ; « La nuit n’est pas le lieu / pas plus que le corps / l’espoir est sauf / L’infini n’est qu’un murmure / sans origine / sans destination » (p. 31) ou encore les derniers vers : « La lisière passe par notre corps / nous ne sommes pas les habitants / mais les autres choses » (p. 57) dans lesquels s’exprime magnifiquement de quelle façon nous sommes sans cesse traversés par l’éternel.

Georges Rose, Revenir de l’été, Éditions Littérales, 4e trimestre 2022, 62 pages, 10 euros.

Ainsi, nous y sentons la magie du Haïku, avec la saisie du plus fugitif – à savoir l’instant – transcendée par la recréation intérieure, subjective, de la beauté du réel.

 Dans un registre différent, où se dévoile la profondeur tragique de l’absence de l’être aimé, et, par conséquent, l’écart inhérent à la perte, Laurence Chaudouët exprime avec force l’impossibilité de se taire malgré l’échec de toute parole. Aussi se demande-t-elle : « N’est-ce pas pur désespoir / Que de continuer à dire les mots / qui ont avorté dans ta bouche » (p. 9) ; « Quelle futilité pourtant que les mots / Les pauvres mots esquissant les vertiges » (p. 23).

Dès lors, on devine bien vite que c’est un recueil adressé à l’absent définitif, dont la présence obsédante fait de ses poèmes une narration tout à la fois ancrée dans un vécu personnel et tendant à l’universel. Ce « tu » n’a paradoxalement pas de limites, c’est l’être aimé, parti, quel qu’il soit : « Tes paroles avaient la force d’un cours d’eau enfoui dans les ronces / Le grignotement obstiné de la mousse sur les rochers / Le sol sentait la pourriture et les feuilles valsaient dans le bleu pur » (p. 8) ; « O sais-tu comment rejoindre cette porte ouverte sur le ciel / Comment poser le souvenir avec la plus grande délicatesse / comme une plume fragile entre deux pensées oscillantes » (p. 10).

Ainsi, comme tout poème qui nous parle du plus profond de nous-mêmes, la lancinante beauté des vers – qu’ils évoquent la nature traversée avec le défunt ou le dialogue presque sans mots avec le médecin – est comme cette célèbre madeleine de Proust : elle ravive un moment d’éternité dans ce qu’il y a, en chacun de nous, de plus lumineux ou de plus douloureux. Il en est ainsi de ces trois vers, pris à différents poèmes, et tous aussi éloquents par leur passion mystique, où l’ici semble dialoguer avec l’ailleurs : « Et le piano est si pur et si merveilleusement inaccessible (…) et la douloureuse mélancolie de la feuille / Palpitante, si bien qu’on ne sait plus si c’est elle / Ou son âme, qui en cet instant flottant vient à la vie (p. 11) ; « J’aimerais dire la fleur ouverte / Que tu as sentie / Ce moment où tu respiras son âme / Il est partout et jamais je ne le trouve » (p. 22) ; « Et dans un temps suspendu le silence bleuté des rideaux / Ouvrant sur un domaine plus vaste que la mer » (p. 35).

Laurence Chaudouët, Porte ouverte sur le ciel, Éditions Littérales, 4e trimestre 2022, 54 pages, 10 euros.

Enfin, le poème intitulé « Dernière visite » (p. 44) livre une expérience pathétique sur l’instant d’adieu, cette minute tragiquement inoubliable pour celui qui aime : « Le docteur / A dit d’une voix atone : « Oui, je vois ! » / Et nous sommes repartis / Plus rien ne s’échappait de ta bouche / C’était un silence qui ne pouvait pas avoir sa place dans le réel / Mais nous avons marché / Le brancard poussé / Ce jour-là – je ne le savais pas – la lumière était un corps / Nu et froid – un corps inerte – absent pour tout regard » (p. 44)

Ces deux recueils, incontestablement, pour qui est sensible à la vraie poésie, offrent au lecteur le « oui » nietzschéen, l’affirmation de la vie, dans ses moments les plus fugaces comme les plus terribles.