De la problématique de la mémoire dans la création poétique surréaliste d’André Breton : Mythe ou réalité ?

INTRODUCTION

Le Surréalisme, terme employé pour la première fois par Guillaume Apollinaire dans Les Mamelles de Tirésias1, a été institué en mouvement artistique par André Breton, à partir de 1924. Il s’est construit autour d’un certain nombre de dogmes esthétiques parmi lesquels le déni total de la mémoire. Cette instance psychique, on le sait, convoque les souvenirs, transpose les réminiscences, véhicule des académismes et une éducation apprise et éprouvée.

Cette instance psychique, on le sait, convoque les souvenirs, transpose les réminiscences, véhicule des académismes et une éducation apprise et éprouvée. Autant de choses que le Surréalisme réprouve, les imputant au compte d’un monde qui a échoué dans sa vocation à édifier l’être. L’écrivain surréaliste prétend donc renoncer à la faculté mémorielle, s’il ne la nie pas. Dans ce sens, il ne s’agirait, dans l’acte d’écriture, que de donner sens et valeur au présent et à l’avenir par des formes artistiques hardies d’outrage contre les formes du passé et promptes à « réinventer la vie ». Concrètement, le surréalisme, sous la houlette de Breton, invente des techniques de création ayant pour vocation d’évincer les phénomènes mémoriels de l’art. Ce sont : l’écriture automatique, le sommeil hypnotique, le hasard objectif, etc. On peut, à juste titre, se préoccuper de savoir si la mémoire a été véritablement et définitivement boutée hors des stratégies scripturaires des surréalistes ou si elle s’est insidieusement faufilée entre les lignes de leur art poétique, pourfendant ainsi une disposition doctrinale ; des marques de la survivance mémorielle semblant se trouver incrustées à travers des procédés figuraux et énonciatifs, en plus de quelque présomption afférente à la métrique classique. Pour intégrer l’épineuse problématique de l’hypothétique intervention de la mémoire dans l’écriture surréaliste, nous avons recouru à André Breton, sa figure centrale, du reste.

Portrait d'André Breton © Victor Brauner.

D’où le sujet suivant : « De la problématique de la mémoire dans la création poétique surréaliste d’André Breton : Mythe ou réalité ? »  L’objectif poursuivi est de savoir si André Breton, chef de file du mouvement et fervent négateur de la mémoire, réussit son pari nihiliste à l’égard de cette instance psychique ou si, malgré tout, celle-ci s’impose inconsciemment ou irréversiblement dans l’effusion de son art.

Notre hypothèse est qu’André Breton produirait un art qui s’efforcerait d’ostraciser les ingrédients de la mémoire sans, toutefois, y parvenir dans l’absolu. Du coup, les stratégies antimémorielles et celles relevant de sa survie génèreraient des valeurs esthétiques en passe d’enrichir son art. Et comme matière illustrative d’analyse, l’étude élit les recueils Mont de piété, Clair de Terre, Le Revolver à cheveux blanc, L’air de l’eau. La problématique qui sous-tend l’ensemble de la réflexion est la suivante : comment la mémoire qui, principiellement, est   révoquée hors du champ de l’art surréaliste brétonien, s’y retrouve comme pertinemment diffus ? Quelles sont les stratagèmes poétiques qui permettent de faire fonctionner cette double démarche ? Le Surréalisme de Breton serait-il, en définitive, un dessein d’utopie sur la question précise du phénomène mémoriel ?

Pour dérouler la réflexion, trois herméneutiques seront convoquées. Ce sont : la psychocritique, l’intertextualité et la poétique. La première est la conception méthodologique de Charles Mauron et consiste à quêter les traces de l’inconscient psychique d’un auteur dans son texte, eu égard aux images obsédantes qu’il y sème. Ici, cette critique permettra d’apprécier si le flux continu des images dont use Breton n’a aucun rapport avec la mémoire ou si, au contraire, il en porte la trace. L’intertextualité, elle, se conçoit comme « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, éidétiquement et, le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre » (Gérard Genette, 1982, p.8). Elle servira à étudier la pratique intertextuelle, c’est-à-dire la référence à d’autres textes ou auteurs comme relevant, plus ou moins, d’une implication du mémoriel. La poétique, pour sa part, s’entendrait comme « la recherche des lois (générales) permettant de rendre compte de la totalité des œuvres (particulières). » (Maurice Delcroix et Ferdinand Hallyn, 1987, p.11). En un mot, la poétique, en tant que théorie littéraire usuelle, se résumerait à l’examen des pistes thématiques et formelles des textes de Breton, sous le rapport de leurs complexités techniques, figuralement inventives, et métriques, imputables ou non à l’hypothèse d’un phénomène mémoriel.

Le travail s’articule en trois parties dialectiquement interconnectées. La première intitulée « de la mémoire comme d’un mythe dans la poésie de Breton » consistera à indiquer les signes textuels qui fondent en théorie la proscription de la mémoire dans la création poétique de Breton. La deuxième, « De l’impossible aliénation de la mémoire chez Breton » se consacrera, en revanche, aux indices de la présence obstinée de la mémoire dans l’art du poète-idéologue français. La troisième, quant à elle, intitulée « Dédire et dire la mémoire : les enjeux d’une (im)posture », situera les enjeux du presqu’inédit ‘’Absence/présence’’ du mémoriel dans l’écriture du maître du surréalisme.

André Breton, Clair de Terre, L'Union libre, lecture de poème en ligne. Auguste Vertu.

  1. DE LA MEMOIRE COMME D’UN MYTHE DANS LA POESIE DE BRETON

La mémoire a été l’objet d’un traitement variable dans les différentes instances de la science et de la connaissance, et ce, depuis les travaux inauguraux d’Hermann Ebbinghaus2.Nous ne ferons pas l’inventaire des conceptions assez divergentes sur la question mais, délibérément, nous nous limitons à des approches qui restituent l’entité abordée  sous un angle opérant. Si les Behavioristes3 nient toute idée de mémoire, limitant la vie de l’homme à son comportement et non à une intériorité qui collecte et structure des souvenirs, les tenants de l’approche structurale4 de la mémoire admettent, eux, son existence et la scindent en deux sous-catégories. Ce sont : la mémoire volontaire et la mémoire involontaire. Chacune jouit de spécificités identifiables grâce à un travail définitoire. Selon Gilles Deleuze (1998, p.47) :

La mémoire volontaire va d’un actuel présent à un présent qui « a été », c’est-à-dire à quelque chose qui fut présent et qui ne l’est plus. Le passé de la mémoire volontaire est donc doublement relatif : relatif au présent qu’il a été, mais aussi relatif au présent par rapport auquel il est maintenant passé. Autant dire que cette mémoire ne saisit pas directement le passé : elle le recompose avec des présents.

Cette définition appelle au moins trois conséquences. Primo, la mémoire volontaire dépend concomitamment de la volonté et de la conscience de celui qui se rappelle une information. Secundo, elle est utilitaire car elle aide celui qui se souvient à faire revenir des souvenirs pour un besoin immédiat. Tertio, cette mémoire ne « saisit pas directement le passé » mais « le recompose ». Autrement dit, les souvenirs ne sont pas restituables dans leur entièreté ; ils comportent des vides qui, chez l’artiste, seront comblés, recomposés par le geste de création : fiction, images et ton.

La mémoire involontaire, pour sa part, comme son nom l’indique se passe de l’intelligence et de la volonté du sujet qui se rappelle le passé. Elle est toujours déclenchée par une ou plusieurs sensations provenant des organes de sens. Jacques Zéphir (1990, pp.152-153) dira, à cet effet, que « le point de départ du souvenir involontaire est […] une sensation oubliée qui se réveille, fraiche et active, ce qui soulève de proche en proche, jusqu’au fond de notre inconscient, les souvenirs de notre vie passée ».

La mémoire, telle qu’on vient de la voir, peut être au départ de la mystique de la création. Marcel Proust en est l’apologue avéré. Dans ses livres, en effet, le temps qu’il croit perdu est retrouvé grâce au travail mémoriel. A travers l’expérience de la madeleine, notamment, il montre comment la mémoire involontaire est générateur d’écriture. Pour lui, le plus important dans la vie d’un homme demeure, « le passé dont les choses gardent l’essence et l’avenir où elles nous incitent à le goûter de nouveau. » (Marcel Proust, 1954, p.885).

Breton, au contraire de Proust, s’évertue à effacer la mémoire. Pour y parvenir, il procède de plusieurs manières. Parmi celles-ci, on peut citer l’abstraction de la vie antérieure par l’écriture automatique, le désordre scripturaire, reflet d’une impression de folie, et les actants amnésiques.

André Breton, Sur le route de San Romano, lecture par l'auteur, Poème.

I.1.  La vie antérieure récusée par l’écriture automatique

La vie antérieure, c’est celle qui se souvient du passé, de l’enfance et de l’adolescence comme d’autant de phases contributives à l’édification de l’être. Généralement, les poètes sont réputés pour la densité de leur vie antérieure dont ils communiquent rétrospectivement les contours au lecteur par la magie du langage imagé.

Chez Breton, au contraire, la vie antérieure est dévoyée par la pratique de l’écriture automatique. En tant que performance scripturaire pulsionnelle immédiate et en situation, non régentée par le diktat de la Raison, l’écriture automatique est un prétexte pour   déconnecter l’art du passé. Il s’agit d’un automatisme qui confie et confine la destinée de l’écriture au mouvement du stylo et de la main, sur le support graphique choisi par l’artiste, sans retour ou recours au décor antérieur de l’être et aux expériences qui s’y sont cristallisées. André Breton, (1966, pp.104-105), écrit :

Je répète qu’écrivant ces lignes, je fais momentanément abstraction de tout autre point de vue que poétique […] Je me borne à indiquer une source de mouvements curieux, en grande partie imprévisibles, source qui, si l’on consentait une première fois à suivre la pente – et je gage qu’on l’acceptera- serait, à ébranler des monts et des monts d’ennui, la promesse d’un magnifique torrent. […]

Le poète est clairement en phase de performance ou d’effusion créatrice, dans un strict rapport au présent comme l’attesterait le participe présent (« écrivant ces lignes »). Les métaphores aquatiques (« source », « torrents ») plaident pour une écriture fluide, au flux continu, gage d’identification de l’écriture automatique. Faire « abstraction de tout », en tant qu’enjeu de cette écriture in situ, est l’indicateur d’un nihilisme global qui, sur un plan psychologique, figure une posture de l’oubli ou de la négation de toute antériorité. Ainsi, les souvenirs d’enfance sont-ils volontairement ostracisés (André Breton, 1966, p.115) :

Un musicien se prend dans les cordes de son instrument
Le pavillon Noir du temps d’aucune histoire d’enfance
Aborde un vaisseau qui n’est encore que le fantôme du
sien.

Le déterminant « aucune » ainsi que le lexique du deuil (« noir », « fantôme ») participe d’une volonté d’effacer toutes les traces de l’enfance, indice vectoriel du passé qui vit en l’adulte. C’est aussi sous la forme d’une attaque en règle contre le conte qu’André Breton ruine la chaine du temps et se montre sans concession pour le passé.

Par définition, le conte est un récit imaginaire dont les évènements sont sensés s’être déroulés à une époque plus ou moins lointaine. Selon toute vraisemblance, l’évocation du conte est une sublimation du passé lointain, avec son corollaire baudelairien de royaume de l’enfance, ancrage du souvenir que le poète du surréalisme s’impose d’oblitérer : « Si, l’esprit désembrumé de ces contes qui, enfants, faisaient nos délices tout en commençant dans nos cœurs à creuser la déception ». La métaphore adjectivale (« l’esprit désembrumé de ces contes ») est un propos à charge qui place le conte, genre apologue du passé, sous l’axe d’un inhibiteur toxique de l’esprit. Ici, « délices » et « déceptions » jouent le même rôle syntaxique de complément d’objet direct. Ceci pour mieux mettre en parallèle la dualité nocive d’un genre qui séduit mais déçoit autant que le passé dont il est le laudateur   ou le thuriféraire consacré.    

I.2. Actants et impression d’amnésie

L’amnésie est une perte de la mémoire consécutive à un traumatisme ou à une maladie quelconque. L’amnésique, celui qui souffre de cette maladie, est ignorant de lui-même et de son histoire. Breton génère des actants - personnage, narrateur - qui subissent à volonté cet état pathologique. Dans l’extrait suivant, le personnage mis en scène fini par perdre la mémoire :

       L’histoire dira
Que M. de Nozières était un homme prévoyant
Non seulement parce qu’il avait économisé cent
Soixante-cinq mille francs
Mais surtout parce qu’il avait choisi pour sa fille un
Prénom dans la première partie duquel on peut
démêler psychanalytiquement son programme
La bibliothèque de chevet je veux dire la table de nuit
N’a plus après cela qu’une valeur d’illustration

Mon père oublie quelque fois que je suis sa fille
L’éperdu (André Breton, 1966, p.152).

La trajectoire existentielle globale du personnage nommé M.Nozières appelle une certaine dualité sur la question de la mémoire. D’une part, on identifie des évènements reflétant une forte concentration de l’activité mémorielle et, d’autre part, on assiste à la faillite de celle-ci au profit de l’amnésie. La phase de concentration du mémorielle s’exprime par des expressions connotant la logique mathématique (« économisez cent soixante-cinq mille francs »), le libre-arbitre («il avait choisi pour sa fille un prénom »), le sens de l’anticipation (« un homme prévoyant », « son programme »), l’archivage/conservation du savoir « bibliothèque »). L’amnésie, elle, intervient, par la suite, et tient, pour sa part, dans un énoncé qui balaie ou annihile tout évènement antérieur :

Mon père oublie quelquefois que je suis sa fille
  L’éperdu

Ici, le raturage de la mémoire procède de ce que le personnage oublie même ce qui ne devrait pas l’être : l’existence de son propre enfant. Ce black-out semble total car il ruine un relationnel normalement immuable, en l’occurrence, le lien parental.

La faillite de la mémoire peut être considérée, en outre, à la lumière de la lexie « l’éperdu » qui, insolitement, se substitue au   nom du personnage. Cette lexie contient, en effet, des sèmes tels que /déboussolé/ désemparé/ sans repères /sans passé/. Ces sèmes vident le personnage de toute assise mentale appuyé sur une capacité à se souvenir. La substitution de l’étiquette de politesse et de noblesse -Monsieur- par un simple substantif péjoratif - l’éperdu- dévoile également une intention satirique. Cet aristocrate amnésique incarne un vieux monde résolument déboussolé et sans repères.

On pourrait également prendre cause de l’effet hyperbolique généré par la nature notoirement excessive de l’oubli pour dire qu’il existe une forme d’inclination médicale du propos et de l’intention de Breton. En effet, c’est bien, et contre toute attente, le prénom de sa propre fille que le personnage a vu s’effacer de sa mémoire. Cette lacune mémorielle induit la maladie de Parkinson. Décrite en 1817 par James Parkinson, cette pathologie neurologique dégénérative chronique,affecte le système nerveux central et provoque des troubles progressifs dont le plus indisposant est la perte des capacités cognitives de type mémoriel. C’est dans le prolongement de l’impression d’amnésie parkinsonnienne qu’on peut situer cet autre extrait : 

On ne sait rien ; le trèfle à quatre feuilles s’entrouvre aux rayons de la
lune, il n’y a plus qu’à entrer pour les constatations dans la maison
vide (André Breton, 1966, p.53).

La maison vide, ici, est une métaphore adjectivale renvoyant à la dégénérescence   mentale, au trou de mémoire qui fait que « l’on ne sait rien ».

André Breton, Je reviens, Auguste Vertu.

I.3. Une impression d’asile psychiatrique par le désordre scripturaire

En considérant la mémoire comme une structure, Richard Atkinson et Richard Shiffrin5 devinaient son fondement résolument ordonné, sa marche logique et procédurale dans le traitement des informations. Autrement dit, logique, ordre et cohérence, sont des indices de la mémoire. Ces indicateurs structuralisants qui s’illustrent comme estampe du mémoriel sont bafoués chez Breton. Pour y parvenir, il fait parler des fous, c’est-à-dire des malades qui, par définition, ont perdu tout contact avec la logique ou la conscience des évidences matérialistes. Habitué à arpenter les allées des asiles de fous – il est médecin psychiatre -, Breton calque son écriture sur la décrépitude mentale de ceux-là qu’il côtoie quotidiennement dans le cadre professionnel. L’écriture bretonienne appelle ainsi une sorte de désordre qui sonne le glas de la logique, surtout, lorsque le discours poétique est assuré par un narrateur dont le propos ressemble à celui d’un aliéné mental. Dans le poème « Vigilance » (1966, pp.137-138), on croirait entendre parler un fou :

A ce moment sur la pointe des pieds dans mon sommeil
Je me dirige vers la chambre où je suis étendu
Et j’y mets le feu
Pour que rien ne subsiste de ce consentement qu’on m’a arraché
Les meubles font alors place à des animaux de même
Taille qui me regardent fraternellement ...j’entre invisible dans l’arche.

Le somnambulisme, en tant qu’acte de mobilité inconsciente durant le sommeil, insinue, à partir de la première phrase, un désordre psychologique. Tout autant que les incohérences du discours du locuteur (« je ») illustrent une forme de trouble mental à l’image de l’instant où il se « dirige vers la chambre où il est étendu ». Logiquement, aucune personne ne peut être, à la fois, en mouvement (« je me dirige ») et en position statique (« je suis étendu »). On est en face vraisemblablement d’un propos de délirant. Le locuteur est même sujet d’hallucinations comme en dénotent les métamorphoses subites des objets en êtres vivants (« Les meubles font alors place à des animaux de même/ Taille qui me regardent fraternellement… »).  La métamorphose s’effectue, ici, à l’aide de l’expression « font place à » qui est, tout à la fois, un élément tropique. Autrement dit, les êtres changent d’aspects, passent d’un règne à un autre grâce au changement de sens des mots. Dans l’esprit du poète, les sèmes / animé /, /vivant/, /mobile/, /féroce / de « animaux » contaminent les sèmes /inanimé /, /inerte /, /immobile /non féroce/ de « les meubles ». On est pris dans le tourbillon d’un renversement de la logique, preuve que les bases rationnelles de l’esprit du poète sont sabordées. Le bouleversement de l’ordre va plus loin puisque les animaux vont, à leur tour, se métamorphoser en êtres humains par le truchement de la personnification formée à l’aide de l’adverbe « fraternellement ».

La ruine de la mémoire et, par ricochet, sa relégation au simple rang de vue de l’esprit dans l’écriture de Breton, se fonde sur des apparats formels, discursifs, figuraux et psychologiques, indéniables. En ce sens, on peut dire que ce poète s’accorde à la ligne de conduite officielle du mouvement qu’il a créé. Mais, est-ce toujours le cas ? La réponse à cette question exige l’évaluation d’autres paramètres de l’art de Breton. Ceux-ci, nous allons le voir, vont édulcorer l’idée de départ. Autrement dit, le mémoriel pourrait être une pratique dans l’approche scripturaire et psychologique des textes de Breton.

 

II. DE L’IMPOSSIBLE ALIENATION DE LA MEMOIRE CHEZ BRETON

En marge des attitudes niant la mémoire, il existe sur le terrain de l’investigation langagière bretonnienne, un tracé mémoriel qui s’enclenche fortement par une matérialité que supportent, sans coup férir, les pratiques intertextuelles, les toponymes et l’intrusion de la métrique classique.

II.1. Les pratiques intertextuelles chez Breton : des indices du mémoriel

Toute pratique intertextuelle résulte du souvenir volontaire ou involontaire d’un texte ou d’un auteur antérieurement lu par le scripteur du texte à apprécier. Il s’agit, donc, de la reprise, de la réadaptation ou de l’extrapolation d’un matériau énonciatif et esthétique déjà utilisé.  Les phénomènes intertextuels observés chez Breton sont les marques probantes de collusion entre son art et le mémoriel.  Sa poésie porte, en effet, les traces des noms et des œuvres dont il se souvient. Les dédicaces, les références onomastiques et des bribes de textes d’autres auteurs insérés dans ses textes à lui, en seraient les repères.

Gérard Genette (1987, p.120) définit la dédicace comme « l’hommage d’une œuvre à une personne, à un groupe réel ou idéal, ou à quelque entité d’un autre ordre ». L’hommage dédicatoire procède d’un type de rapport humain direct ou indirect, sensible ou intellectuel institué entre celui qui écrit –  le dédicateur- et celui à qui il rend hommage –le dédicataire. Breton est coutumier des dédicaces, et ses dédicataires sont de plusieurs ordres. On y retrouve ses collaborateurs au sein du mouvement surréaliste: « SAINT-POL-ROUX » (p .35),« Georges de Chirico » (p.37), « Benjamin Péret » (p.47), « Francis Picabia » (p.58) « Paul Eluard » (p. 63), « Robert Desnos » (p.66), « Man Ray » (p.69), Louis Aragon (p. 67).A travers eux, le poète enseigne subrepticement l’histoire de son mouvement. Ces noms auxquels il se souvient et à qui il rend hommage rappellent, en effet, que le surréalisme fut pan artistique : Chirico et Picabia sont peintres, Man Ray est photographe tandis qu’Aragon, Eluard, Péret, Desnos et Saint-Pol-Roux sont des poètes.

Breton joue aussi du souvenir, et donc de la mémoire, par la convocation de l’onomastique d’auteurs célèbres des XVII, XIX et XXe siècles dans ses dédicaces. S’y retrouvent : « RIMBAUD » (p.26), « Paul Valéry » (p.28), « Baudelaire » (p.38), « Germain Nouveau » (p .38), « Barbey d’Aurevilly » (p .38), « Pierre Reverdy » (p .38), « Lautréamont » (p .147), « Le marquis de Sade » (p.165). En les sortant de l’ornière du passé ou de la contemporanéité pour les régurgiter dans la trame de son texte, Breton pose un acte de mémoire qui n’est pas anodin.  Il permet, selon toute vraisemblance, à son lecteur, de visiter l’iconographie des figures majeures qui ont influencé le surréalisme. C’est un aveu à peine voilé de ce que le Surréalisme n’est pas né ex nihilo. Cette école ingère, digère et régénère des axiomes théoriques, des pratiques, des postures marginales déjà promus par des francs-tireurs de l’art et des idées. Il y a, donc, dans tout le processus inventif surréaliste, un recours et une reconstruction d’un existant formel et thématique plus ou moins antérieur. Breton ne peut donc pas nier être une personne à l’abri de l’impact de la mémoire, et dans les actes posés au quotidien, et dans l’instance de création.

Une autre variante du style dédicatoire chez Breton est le dédicataire-personnage d’œuvres. Ici, l’hommage est rendu à des "êtres de papiers". Ainsi a-t-on le texte « POUR LAFCADIO » (p.27). Personnage de Les Caves du Vatican6 d’André Gide, Lafcadio assassine gratuitement un passager du train en le projetant hors d’un wagon. Le meurtre de cet inconnu relève philosophiquement de l’acte gratuit et du libre-arbitre. Partisan, lui-même, de cette approche gratuite des choses, Breton salue, en Lafcadio, un modèle. La majuscule dans la graphie de son nom serait une preuve typographique de cet hommage voulu grandiloquent. Par ailleurs, en se rappelant l’action de ce personnage de roman, Breton synthétise intelligemment poésie, fiction romanesque et philosophie.

Le greffage même de ce personnage de roman dans un texte poétique, par son incongruité et son caractère inattendu, parait être une métaphorisation de la technique du collage. Breton le confesse à la fin du poème « Pour LAFCADIO », il écrit (1966, p.27) :

Mieux vaut laisser dire
Qu’André Breton

 receveur de contribution
de Contributions Indirectes
s’adonne au collage
en attendant la retraite  

L’expression « André Breton…s’adonne au collage » indique très clairement le parti pris du poète pour le collage. L’anadiplose, (« receveur de Contributions/de contributions Indirectes », renforce l’impression de collage car, dans cette figure de construction, c’est le dernier mot d’un vers qui est repris et, donc, en quelque sorte, collé au début du vers suivant. On va voir, à présent que le rappel, dans son écriture, des noms d’endroits notoires, est la preuve d’une inclination mnésique.

II.2. Toponyme et phénomènes mnésiques

La cartographie des lieux de la ville de Paris imprègne les écrits du poète étudié. Ses textes contiennent ainsi des indices référentiels chargés des réminiscences de ses expériences déambulatoires dans la capitale française. Si les lieux et les situations sont réalistes à la base, il n’en demeure pas moins qu’ils sont transmutés par la pulsion figurale et poétique. Soit l’extrait suivant :

J’étais assis dans le métropolitain en face d’une femme que je n’avais pas autrement remarquée, lorsqu’à l’arrêt du train elle se leva et dit en me regardant : « vie végétative », j’hésitai un instant, on était à la station trocadero, puis je me levai, décidé à la suivre. (André Breton, 1966, p. 39).

« Le métropolitain » est une abréviation de "chemin de fer métropolitain" et désigne le métro de Paris. Une allitération en /a/ est visible dans le passage ci-après : « J’étais assis dans le métropolitain en face d’une femme que je n’avais pas autrement remarquée, lorsqu’à l’arrêt du train elle se leva et dit en me regardant. Cette figure microstructurale produit un effet rythmique suivi. Ce long enchainement sonore peut faire penser à la forme de l’engin mécanique dans lequel se déroule la scène. Le geste uniforme de se lever (« elle se leva » /, « je me levai ») crée un effet harmonieux qui rompt le face-à-face tendu entre les deux passagers du métropolitain. Le Trocadéro, quant à lui, désigne un endroit du XVIe arrondissement parisien où se dressait un château imposant du même nom.

On peut citer aussi cet extrait :

Au bas de l’escalier, nous étions avenue des Champs-Elysées, montant vers l’Etoile où d’après Aragon, nous devions à tout prix arriver avant huit heures. Nous portions chacun un cadre vide. Sous l’Arc de Triomphe, je ne songeais qu’à me débarrasser du mien.

Le passage ci-dessus foisonne de références toponymiques qui prouvent que Breton puise son inspiration dans sa culture urbaine. Ici, il se balade sur les « Champs-Elysées » comme en attestent les expressions de mouvement telles que « montant », « vers », « arriver ». Les « Champs-Elysées », réputée être la plus belle avenue du monde, est localisée à Paris. De même, « L’Arc de triomphe » est un monument parisien renommé. Nous avons-là des référents incontournables de la culture française, en général, et de son architecture, en particulier. Au total, le poète désigne des endroits notoires de Paris. Il les connait et les reconnait, s’en souvient comme spontanément et les faire vivre et revivre machinalement par le biais d’un dessein textuel presqu’intuitif.  C’est également par l’usage de la prosodie qu’on prend acte de ce qu’il est porteur de stigmates de sa culture, de l’enseigne d’un ressouvenir systématique.

II.3. Réminiscence de l’esthétique classique : métrique et rythme

Chez Breton, le passé et le souvenir demeurent vivaces grâce à la reconduction et à la reproduction de procédés essentiels de la poésie classique. Les techniques versificatrices dont il use prouvent que l’argument esthétique de la table rase et de l’oubli des antécédents culturels, n’opèrent pas toujours. Son esthétique est arrimée, bien des fois, à l’art ancien et officiel. Attardons-nous, à présent, sur la métrique et la rythmique.

La métrique est l’art de la construction des mètres ou vers. Elle résulte essentiellement de techniques dont l’apogée théorique et pratique se situe à l’âge classique. Qu’ils soient longs (alexandrin, hendécasyllabe, décasyllabe) ou courts (octosyllabe, heptasyllabe, hexasyllabe, pentasyllabe, tétrasyllabe, dissyllabe, trisyllabe...), les mètres ont une charge rythmique. Breton convoque et use de ces techniques comme d’un capital ancien dont il faut tirer profit pour structurer la forme poétique. Le texte « PIECE FAUSSE » (André Breton, 1966 ; p.47) est tributaire de l’actualisation d’un héritage métrique. Y abondent plusieurs mètres courts :

André Breton, L'air de l'eau, Auguste Vertu.

                                           Du/ va/s(e) en/ cris/tal/ de /Bo/hêm(e) = octosyllabe

                                           Du/ va/s(e) en/ cris=tétrasyllabe

                                            Du/ va/s(e) en/ cris=tétrasyllabe

                                             Du/ va/s(e) en = trisyllabe

                                              En/ cris/tal=trisyllabe

                                              Du/ va/s(e) en/ cris/tal/ de/ Bo/hêm(e)=octosyllabe

                                              Bo/hêm(e)=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e)=dissyllabe

                                              En/ cris/tal/ de/ Bo/hêm(e)=hexasyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                                            (…)

Le poète varie son souffle par l’usage d’une métrique hétérogène. Le rythme est rapide et léger ; l’impression qui se dégage est ludique et joyeuse.  Ces impressions sont renforcées par l’apocope de « cristal » aux vers 2 et 3. Il y a apocope car le mot « cristal » devient « cris » par troncation de sa seconde syllabe « tal ». L’effet de bondissement léger et joyeux se renforce davantage avec la répétition de « Bohème » aux vers 10, 11 et 12. En conditionnant les vers courts à suggérer une atmosphère guillerette, le poète se met au diapason de ce qui est admis de tradition sur ces vers à savoir qu’ils conviennent « parfaitement à certaines poésies légères. » (Maurice Grammont, 1965, p. 46). La même idée est reprise par l’aphorisme qui dit : « A mètre court (…) sujet léger » (Brigitte Bercoff, 1999, p.62).

III. DEDIRE ET DIRE LA MEMOIRE : ENJEUX D’UNE IM(POSTURE )

A ce stade de notre analyse, il apparait clair que la complexité du mémoriel   est de mise chez Breton. D’une part, il cède à l’appel des sirènes surréalistes de l’inflation nihiliste du mémoriel et se l’impose comme démarche esthétique. D’autre part, les actes et agissements de sa mémoire affleurent et édulcorent sa posture première. On pourrait supputer sur ce que recèle la négation/existence de la mémoire chez cet écrivain. 

 III.1.  Valeurs du rejet du mémoriel : catharsis, visions médicales et renouvellement de l’art

Au XXe siècle7, la conscience humaine, envisagée à l’échelle collective ou individuelle, est entachée par la vision terrible de l’horreur de la guerre, de la shoah et des pogroms. Tout rapport avec le souvenir, tout report du souvenir parait traumatisant. C’est pour oublier ces meurtrissures, ou pour ne plus les couver dans les strates de son être, que Breton rejette la mémoire. L’oubli ou le nihilisme, par rapport à toute construction mentale antérieure, sert à aseptiser son esprit des débris, des peurs et des blessures qui enfreignent le renouvellement courageux et la régénérescence humaine. La mémoire, pour le contexte et pour Breton, est juste un boulet qui tire vers le bas les élans optimistes de l’être. Elle distille une sorte de puanteur et de déconfiture morale. Sa dénégation ressemblerait, donc, à une catharsis conjuratoire.

Par rapport à la création artistique même, le déni du mémoriel ressemble à   une astuce pour éviter de signer un pacte avec la tradition. Il s’agit, en mimant l’amnésie et la folie, de se donner les moyens de se désaffilier des héritages prosodiques et métriques. Breton ne veut pas que son art soit une récitation presqu’irraisonnée des théories, genres et formes classiques. Il veut concevoir l’inspiration comme un bouillonnement intérieur immaculé où les arguments du passé, de la vie antérieure cessent d’exercer leur tyrannie sur les sens. L’esprit du poète se veut une page blanche où s’inscrira la disponibilité de nouvelles techniques (re)créatives. L’oubli, c’est-à-dire la faille et la faillite de la mémoire, est, au regard de ce qui précède, l’acte psychologique révolutionnaire de mise à mort du classicisme.

L’amnésie et la folie esthétisées chez Breton8 procèdent, sous un autre angle,  de l’intrusion des  sciences médicales dans l’esthétique littéraire. Monsieur de Nozière qui oublie, contre toute attente, le nom de sa propre fille,répond d’une symptomatologie parkinsonienne. De même, le narrateur du poème « Vigilance » (pp.136-137) rentre dans les schémas d’un délire somnambulique à se promener en dormant, et de la pyromanie à mettre le feu à son logis.

III.2. Valeurs des survivances du mémoriel: les inusables déterminismes et le choc des valeurs de l’être en Breton 

Breton est habité, malgré lui, par le souvenir, le passé et l’histoire (littéraire). Il y a, dans les instances de sa psychologie créatrice, une disposition de retour en arrière, à l’invocation et à l’actualisation d’un arrière-pays peuplé par une culture, des idées et des impressions. La mémoire n’est donc pas totalement occultée. Elle fait plus que résister et impacte le jaillissement et la saveur de sa poésie. Quoiqu’haï, le mémoriel s’invite et se dévoile. Les techniques censées l’annihiler n’y parviennent pas totalement. En s’incrustant de la sorte, la mémoire s’illustre dans toute sa complexité et pose une équation de désaveu sur l’axiome surréaliste de "réinventer la vie". Breton est soumis à l’énergie de la pratique mémorielle et du déterminisme mental. Son art semble, en effet, incapable de se forger à partir d’un nihilisme absolu. Il tend à s’inspirer toujours d’un existant formel ou thématique. Même lorsque le nihilisme est voulu, entretenu, planifié et théorisé, il subsiste toujours les traces d’un passé vu ou entrevu, des réminiscences de choses vues, de pratiques formelles avérées. En clair, « aucun homme ne peut donc se séparer de son passé. Ce passé fait partie de lui ; exactement comme nul ne peut dire que son sang soit, chaque jour, un sang nouveau. » (Pierre Daco, 1965, p.165).

En outre, on peut considérer que le mémoriel résume toute la force d’un conflit des valeurs entre le poète-Breton, l’homme-Breton et le psychiatre-Breton. La ferveur et la flamme de la révolution poétique pousse le poète à nier la mémoire et à inventer toute une gamme de techniques scripturaires pour l’anéantir. Mais, l’homme est bien obligé d’admettre que ladite instance est incontournable dans le fonctionnement de l’être, encore plus, dans l’activité de création. Cette complexité constatable, en bien des points de son art, érige la mémoire en un objet d’étrange curiosité que le psychiatre se délecte à étudier avec toute la rigueur scientifique. La complexité découlant du traitement de la mémoire chez Breton, est salutaire car elle est un point d’ancrage à une réflexion sur le renouvellement des instances du psychisme humain et de la création poétique au XXe siècle.

CONCLUSION

La mémoire est une instance psychique complexe dont André Breton fait un usage artistique, pour le moins, original, aux fins d’optimiser la charge esthétique de son art. Dans la doctrine poétique surréaliste bretonnienne, en effet, il est officiellement question de museler la mémoire par des automatismes scripturaires, l’accumulation de procédés calqués sur l’amnésie, la folie et des actants sans passé. Toutefois, l’extinction souhaitée du mémoriel ne s’en trouve pas véritablement de mise, à l’aune de sa création littéraire. Le recours à des intertextes, le rappel des noms de lieux réels ainsi que l’usage d’une métrique classique induisent l’implication de la mémoire dans son art. L’une et l’autre des postures sont porteuses de sens. Si, d’un certain point, l’ostracisation de la mémoire, procédant d’une volonté d’oublier les traumatismes d’une époque violente, de façon telle à initier des canons singuliers pour une inspiration ou une pratique poétique nouvelle, paraît salutaire, de l’autre, la survivance observable du mémoriel révèle que, dans l’être intérieur de Breton, l’homme, le poète et le psychiatre, cohabitent aisément, sans heurt, donc. Pris dans la déferlante audacieuse de son mouvement, il s’est efforcé d’anéantir la mémoire. S’il n’est pas parvenu à ses fins, c’est bien parce que la mémoire reste un allié de tout poète même lorsque celui-ci le voue aux gémonies. Non efficience et efficience du mémoriel chez Breton analysée, ici, à l’aide des herméneutiques convoquées restitue, très clairement, la complexité du travail de création poétique.  

Bibliographie

BERCOFF(Brigitte), La Poésie, Paris, Hachette, Collection Hachette Supérieure, 1999.

BRETON (André), Mont de piété, Clair de Terre, Le Revolver à cheveux blanc, L’air de l’eau, Paris, Gallimard, 1966.

DACO(Pierre), Les Triomphes de la psychanalyse, Verviers (Belgique), Gérard et Co, 1965.

DELCROIX (Maurice) et HALLYN (Fernand), Introduction aux études littéraires, Paris, Duculot, 1987.

DELEUZE (Gilles), Proust et les signes, Paris, Quadrige/PUF, 1998.

GENETTE (Gérard), Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.

GENETTE (Gérard), Seuils, Paris, Seuil, 1987.

GRAMMONT (Maurice), Petit Traité de versification française, Paris, Armand Colin, 1965.

PROUST (Marcel), A la Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954.

ZEPHIR (Jacques), « Nature et fonction de la mémoire dans à la Recherche du temps perdu » in Philosophie, Volume 2, Paris, 1990.

 

Notes

[1] Guillaume Apollinaire qualifie ce texte de « drame surréaliste » et l’achève en 1917.

[2]Hermann Ebbinghaus (1850-1909).  Philosophe allemand souvent considéré comme le père de la psychologie expérimentale de l’apprentissage.

[3] Le behaviorisme désigne une école d’études de la psychologie créé aux Etats-Unis par John Broadus Watson. Considérant que la mémoire est soumise à une absence totale de modélisation, le behaviorisme conteste toute étude introspective et expérimentale de la mémoire.

[4] Ce sont Richard C. Atkinson, Richard Schiffrin, Neal Cohen, Larry Squire … Leurs travaux divergent sur plusieurs points mais ont en commun de postuler, d’une part, à une existence de la mémoire en tant qu’objet d’étude et, d’autre part, de sa probable structuration.

[5] Richard C. Atkinson et Richard Shiffrin sont deux éminents professeurs américains de psychologie. Ils ont proposé un modèle de mémoire en 1968.

[6]André Gide, Les Caves du Vatican (1914).

[7] C’est aussi le siècle de Breton et de son mouvement, le Surréalisme.

[8] N’oublions que Breton est médecin psychiatre de formation.

Présentation de l’auteur




Magda Carneci, Poème trans-neuronal (fragments)

4.

Finie la lamentation historique   la pitié de soi-même
   finis les abîmes infra et subconscients

 je sublime leurs mers de vase dans des hyper produits noétiques.

J’ai dépassé la culture des larves de papillons vantards
   derrière moi, une jachère pleine d’espèces expirées
   bloquées dans leur carapace de chitine conceptuelle.

 J’ai dépassé l’atavique marée instinctive-lacrymale 
   je suis sur l’autre rive   ici c’est propre  il fait un peu frais

 je suis enfin arrivée à moi-même 
   une haute tour au-dessus de la nature.

Je suis dans la sainte des saintes, au milieu du cerveau
   dans le programme ultra central

je patauge telle une navette spatiale ivre, béate
   dans mon propre vide neural.

Maintenant c’est le grand jeu qui-vainc-qui 
   l’écume de myéline veut un monde surréel

le tourbillon des synapses attend une nouvelle drogue
   une protéine illimitante

Je le remplirai de nouvelles constellations.

5.

Finie la mélancolie organique, maladive
   je suis un cyborg rebelle   un mutant pertinens

je cherche dans mes poches quelques vieux archétypes 
  ils sont moisis, ils sentent la momie.

Du peu de sable ptolémaïque resté dans les profondeurs 
de mes mitochondries
je modèle la marionnette à mille têtes des civilisations épuisées

je la piquerai d’antennes à fréquence supersonique
je la déchiquèterai avec les appareils analytiques

je la disséquerai avec les scies culturelles
je la nettoierai de toutes les clés ésotériques

j’en sortirai lentement avec la pincette les démons et les monstres
   et je les avalerai.

L’avorton vertueux de cette poupée morte
   je l’enterrerai entre les seins, au-dessus de mon plexus solaire

alors je verrai des cohortes de dieux et de bêtes sauvages
   sortir de la forêt sombre de mon pubis 

se jeter dans l’océan géométrique de ma pensée augmentée
   pulser comme un cristal vivant en expansion extraterrestre.

J’aurai mal au ventre à cause du vide créé
   je me trouverai mal à cause de la planète entière

mais de ma tête jaillira jusqu’aux astres
le laser de l’illumination.

6.

Au milieu de la ville transcirculaire
    je lis un article de journal sur les taches solaires

dans la chaleur de midi je me réjouis du soleil
   je m’imagine pour un instant comme une tache sur le disque solaire

et brusquement, je ne sais pas comment, je suis dans le soleil.

    Je suis dans ma tête et je suis pourtant dans le soleil 
    mon esprit s’est expansé avec le mot terrible soleil
    mon esprit s’est uni à l’idée aveuglante du soleil
    mon esprit s’est transposé dans le vécu ardent du soleil
    mon esprit est devenu soleil   vrai SOLEIL 
    et j’illumine.

Je suis soleil et pourtant je ne suis que pensée
   je traverse l’assourdissant magma en éruption.

Je suis pure pensée et pourtant je suis aussi pur soleil
   il y a ici un point mystérieux qui coïncide dans les deux.

Il a la présence intense à soi de la lumière
   et sa versatilité aveuglante.

De ce point je saute d’un niveau de réalité à l’autre
  par une petite torsion intérieure.

Les mondes s’interpénètrent dans le point, ils y coïncident
Avec ce point je me fixe souplement dans le centre de l’univers

qui est aussi le centre contemplateur de mon être
   devenu lui-aussi un soleil minuscule.

Puis je reviens instantanément sur Terre.

7.

Non, non, non,
    j’en ai fini avec la grotte de l’âme

elle pue le vieux et la peur rupestre
   je suis restée enfermée trop longtemps dans son cloaque 
je veux m’envoler maintenant.

Je mets le feu au sanglier caché dedans
   je l’entends gémir, je l’entends crier

cela sent le sacrifice, j’aime cette odeur
   je détruis des autels pourris et de la myrrhe parfumée 
s’écoule de ma bouche
   j’entends des éclats cosmiques de terreur et de rire.

Partez de moi
   bêtes d’eau et de terre

vous qui traînez, creusez, mordez, vous carnassiers
   je vous dépose tous au musée d’archéologie obsolète. 

Laissez la voie libre, arrive l’avalanche de l’esprit délivré
   un noyau incandescent aux dimensions multi-spirales 

un polyèdre étincelant de lumière éveillée.

8.

Écoulez-vous dans la Lune, cauchemars et fantasmes
   vous n’avez qu’à nourrir le subconscient d’autres systèmes solaires.

Me voilà :
   j’arrache mes racines mortuaires

je me sépare de mes étages inférieurs délabrés
   je suis purifiée maintenant, je suis libre

je détache mes dernières dendrites de la face de la Terre
   je brûle les étages de ma fusée corporelle 

je suis étincelante, je suis cosmique 
   je me remplis de dynamite stellaire.

Le cerveau est ma carte et ma catapulte
   par lui je me prépare à décoller

du sous-sol de mon imaginaire, de ma matrice terrestre. 

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (8) : Serge Gainsbourg, de Lucien Ginsburg à « Gainsbarre », variations de L’Homme à Tête de Chou…

Avec son art habituel de la provoc’, le 26 décembre 1986, lors de l’émission Apostrophe de Bernard Pivot, l’auteur de La Javanaise s’oppose à Guy Béart, en affirmant que la chanson n’est qu’un « art mineur », « nos conneries » ! Il faut reconnaître que Lucien Ginsburg, issu d’une famille d’émigrés juifs installés à Paris en 1921, a été élevé dans le culte des arts nécessitant une initiation, la musique classique, la grande littérature, la peinture majestueuse…

Derrière l’orgueil du critique se cachait donc la modestie de l’artiste qui depuis Le Poinçonneur des Lilas jusqu’au détournement de La Marseillaise de Rouget de Lisle, en version Aux Armes et caetera, a déployé sous tant de genres musicaux, jazz, rock, reggae, les lettres de noblesse d’une poésie à ne jamais démordre d’une ironie sur le fil du rasoir qui le caractérise tant, signe encore d’une exigence de l’homme, qui du triomphal Gainsbourg des Initials B.B. sera, selon l’expression de Charles Trenet, « tué par Gainsbarre pour se venger de l’avoir créé », prix des excès d’une Vie héroïque, pour reprendre le titre du film que consacra au mythe le dessinateur Joann Sfar, une dérive menée tambour battant jusqu’à l’autodestruction : arrêt cardiaque, à l’âge de 62 ans, le 2 mars 1991 !

Lucien Gainsbourg interprète pour la première fois en live Le Poinçonneur des Lilas en 1959. Chanson française.

Dès ses premiers titres déposés à la SACEM, en 1957, l’anonyme Lucien Ginsburg signe du nom d’auteur Serge Gainsbourg, il inaugure, en 1958, son association avec Alain Goraguer, déjà arrangeur de Boris Vian, puis part en tournée avec Jacques Brel, et rencontre Juliette Gréco dont la riche collaboration de cette période « rive gauche » connaît son acmé avec La Javanaise à l’automne 1962. Albums et tournées se succèdent, son hypersensibilité, sa morgue, son physique si particulier entraînent parfois des réactions de rejet du public, néanmoins en coulisse, il se révèle déjà l’explorateur conquérant du continent féminin qui lui inspirera l’élégance érotique de ses meilleurs textes ! Fer de lance de l’avant-garde musicale et du jazz expérimental, Du jazz dans le ravin à Ronsard 58 qui peint déjà le poète en chantre satirique du désir débridé, son style ciselé à l’humour noir et aux mots choisis n’est pas encore apprécié à sa juste valeur, il va alors côtoyer les rythmes exotiques de Couleur café ou New York USA, mais le succès viendra quand il prêtera sa plume à de jeunes égéries, pour leur faire susurrer de troublants messages à peine déguisés, de l’implicite Poupée de cire, poupée de son qui permet à France Gall de remporter le Concours de l’Eurovision, en 1965, au plus explicite texte à double-sens qu’il lui confie, en 1966, Les Sucettes !

En 1968, pour l'émission Carrefour de la TSR, Serge Gainsbourg interprète l'un de ses grands succès, La Javanaise.

L’argent coule alors à flot, de nouveaux interprètes s’invitent pour une période plus mûre en créativité, avec la découverte de la Pop, des Comics, des Beatles envahissant la planète, un temps dont Serge Gainsbourg saisit à merveille la pulsation en colorant ce son anglais de ses jeux de mots malicieux avec Comic Strip. La rencontre avec la star Brigitte Bardot va enflammer sa production avec Bonnie and Clyde mais également l’enregistrement de Je t’aime moi non plus juste avant leur rupture, titre dont B.B. bloquera la sortie. Or sur le tournage de Slogan, une autre rencontre sera décisive, l’anglaise Jane Birkin dont il deviendra le Pygmalion, réenregistrant avec cette dernière le titre maudit qui sera à la fois un scandale et un tube mondial. Désormais, le couple Jane et Serge chantera en duo toutes ses variations de la « révolution érotique » jusqu’à la perversion, de L’Anamour à La décadanse en passant par 69 Année érotique ! Le sculpteur fera alors de sa créature le personnage emblématique d’une adolescente fantasmée, dans son chef d’œuvre baroque de L’Histoire de Mélody Nelson, en 1971, le récit symphonique s’ouvrant sur une jeune fille aux cheveux rouges, « adorable garçonne » âgée d'une quinzaine d'années percutée, alors qu’elle se déplace à vélo, par la Rolls Royce Silver Ghost 1910 à 26 chevaux de Serge Gainsbourg…

Le compositeur explorera encore la veine de l’album-concept, en 1976, avec L’Homme à Tête de Chou, offrant ses modulations autour des caprices du désir en autant de Variations sur Marilou, shampouineuse délurée de ses rêves qui lui coupe les cheveux « Chez Max coiffeur pour hommes », lui excite les sens lorsqu’elle danse le reggae, faisant naître des idées lubriques, qu’il découvre un soir où l'amant malmené rentre à l'improviste chez elle, ô « vision de claque », entre deux hommes nus, « et semblait une guitare rock à deux jacks », prélude à d’autres visions réservées aux initiés, celles de ses jeux érotiques, sous le regard jaloux du narrateur malheureux, dans 7 minutes 30 dévolues à un exercice de style inédit dans la chanson française : « Dans son regard absent et son iris absinthe / Tandis que Marilou s'amuse à faire des volutes de sèches au menthol / Entre deux bulles de comic strip / Tout en jouant avec le zip de ses « Levi's » / Je lis le vice et je pense à Carol Lewis »…

Après avoir atteint ces sommets, le débarquement des Punks passé, le grand Gainsbourg trouve une nouvelle veine grâce à laquelle il entre à nouveau en résonance avec son temps, le reggae, enregistrant avec Robbie Shakespeare et Sly Dunbar à Kingston Aux Armes et caetera, en 1979, ainsi que Mauvaises Nouvelles des Étoiles, en 1981, mais 1980 marque déjà le clap de fin pour Gainsbourg-Birkin et le reste de sa production musicale introduit, via Ecce homo, un nouveau personnage : Gainsbarre ! Personnage autodestructeur, ultime carapace à sa personnalité à fleur de peau, dorénavant cachée sous les provocations médiatiques, le génial Gainsbourg saura cependant, dans ses deux derniers albums, Love on the Beat, en 1984, et You’re Under Arrest, en 1987, utiliser à son compte les pointures funk, rock et rap du moment.

Serge Gainsbourg, Variations sur Marilou.

Les années qui suivent sa disparition marquent encore son influence grandissante, à l’image d’un Alain Bashung désormais, et jusque dans le monde anglo-saxon, l’art dans l’évocation des émotions vives, l’étonnante maîtrise de sa manière si singulière, cette façon de capter le meilleur des musiques populaires, en font toujours un des phares de la musique du futur…

Serge Gainsbourg - L'Homme à Tête de Chou, 1976 (EpXtaZ Remastered).




Du soleil en pleine figure : Christian Bobin, ou L’insolente clairvoyance d’une mystique de la joie

L’annonce de son départ m’est venue par surprise, dans un vacarme assourdissant de gravité. Par surprise surtout. Comme un coup de couteau des mots, dans le dos.

J’ai reçu un SMS et mon téléphone m’est tombé des mains.

J’ai revu aussitôt son visage, vingt ans plus tôt, ébloui de l’intérieur, transparent, quand c’est moi qui lui ouvre la porte de son petit appartement du Creusot.

Il m’avait dit au téléphone, je ne serai pas là, mais entre, je laisserai ouvert.

Et je suis entré. Sur la table de la cuisine, une bouteille de Four Roses, mon bourbon préféré avec ses mots : sers-toi.

Au fond, son bureau d’une légèreté et d’un dépouillement total. Tellement touchant par sa simplicité.

Jonas, Christian Bobin, Lecture par l'auteur RTS, « Initiales », 23 décembre 2012.

Une table en bois clair aux jambes légères comme celle d’un insecte géant. Par la fenêtre, les fameux bras du tilleul dont il parlait souvent. Comme d’un ami qui cherchait à s’inviter. Quelques livres sur une étagère, très peu finalement. Quand Christian aimait un livre, il l’offrait à quelqu’un.

Puis on a sonné. J’ai ouvert à Christian et devant ma tête il a éclaté de rire.

Je venais pour faire la couverture et la une avec ce poète du fameux Matricule des Anges. À l’époque, Christian se faisait rare et se manifestait très peu.

C’était un cadeau qu’il offrait à cette revue poétique qui démarrait. Et d’ailleurs, le numéro s’est bien vendu.

Ce qui est plus abject, c’est que les « Anges » n’en étaient pas en réalité. Ils ont retiré le numéro quelques années plus tard en accusant Bobin de cul béni et de poète chrétien.

C’est terrible comme le petit pouvoir poétique de valoriser ou de critiquer monte vite à la tête des uns et des autres.

Mais je reviens au souvenir de son rire d’ogre énorme qui vous claquait à la figure comme un gros pétard. Ou une boule de neige comme vous voulez.

Je me suis assis une journée entière à ses côtés sur la chaise en paille de ses poèmes, sans être certain de pouvoir repartir un jour, quitter son aimantation grave et résiliente, son écoute large comme une dévastation de tendresse.

La prégnance de Christian était comme. Être assis au frais dans une petite église romane ? Le cul dans l’herbe avec des Calendula et des libellules ? Enfoncé jusqu’au cou dans un beau livre ? Boire une bière avec de la mousse sur les moustaches ?

Le bruit du dimanche, Christian Bobin, Lecture par l'auteur RTS, Initiales, 04.10.2015.

J’étais embarqué dans un voyage sur un bateau empêtrant mes émotions et mes pensées dans les grandes voiles de ses paroles, une sorte de goélette mentale bondissant sous la poupe des bois de vivre. Vers un horizon vaste comme les crinières de la mer déferlant sur les falaises du cap Gris Nez.

J’ai secoué la tête en me disant, non, ça n’existe pas.

J’ai lutté pour me décrocher comme le brochet d’une ligne à leurre, secouant la tête dans tous les sens. Mais d’un mot à l’autre, d’un livre à l’autre, les liens sont devenus de plus en plus nécessaires, puissants.

D’ailleurs pourquoi penser dépendance quand on n’ose pas prononcer, amour ?

Puis j’ai renoncé à renoncer, essayant de contenir ce raz de marée qui transformait chacune de mes lectures en épouvante de joie.

Lui c’était moi, avant moi, après moi, pressenti, deviné, prédit même, avec le sentiment de ne jamais y arriver vraiment. À être lui, à être moi. Où ?

C’était où, cette furieuse envie d’aimer qu’il déclenchait avec chacune de ses histoires, chacun de ses oiseaux, de ses épuisements, de ses personnages, plus vivants que la vie ?

En ressuscitant la Plus que vive, il rendait la beauté d’une morte jamais morte plus effervescente, plus réelle que moi.

En cheminant aux côtés du Très-bas, il m’emportait à suivre de toutes mes forces le mystère de l’homme qui marche, à me fondre à ses pas.

Je n’ai pas lutté. Je me suis mis à croire que j’aurais pu écrire ses mots ou prononcer ses paroles. Ce n’est pas ça, lire ?

À ce moment-là de la crise, on ne sait plus ce que l’on est ni ce que l’on devient. On veut juste disparaître en celui qui allume le brasier. On ne veut plus devenir, enfin.

On est mort et vivant en même temps, si léger, si léger, et on veut s’alléger encore et encore, et par exemple brûler, être réduit en cendres, en poussière, en écrivant ou en lisant un seul poème.

En respirant aussi ou en retenant son souffle. On y arrive. Un mot, une phrase, un livre à la fois.

On retient son souffle même pour ne pas disperser cette poignée d’or cueilli du bout des encres de la prose.

Le réel de la poésie, Christian Bobin lecture par l'auteur RTS, « Initiales », 15.11.2015.

De son écriture manuscrite ronde comme les joues d’un enfant qui s’applique, du tracé clair de ses boucles noires et virevoltantes avec application, sa main parvenait à tirer des grappes étourdissantes.

Puis à nous serrer avec chaleur dans le creux de sa paume, comme s’il nous connaissait par cœur ou nous regardait dans le blanc des yeux.

Chaque livre de lui nous regardait au fond des yeux, au fond du cœur, au fond de l’âme, impossible de résister.

Il devenait visionnaire de nos émotions, de notre transparence, et, en dédicace ou sur une carte, écrivait une phrase capable de nous transpercer de mille flèches, de nous rincer en une seconde, de nous essorer le cœur.

Il inventait nos yeux, nos larmes, le meilleur de nous-même posé comme un chat sur nos genoux. Puis il inventait notre consolation comme une dernière fleur imprévue dans le vase.

On l’imaginait courbé sur sa page comme. Un geai, une rose, un acacia dans le vent ? Le moine d’un siècle lointain concentré à nous distiller les secrets de sa transe ?

Cet homme était mystique comme le sont tous les enfants avant qu’ils ouvrent les yeux et que la nuit bleue dorme dans leurs pupilles.

Cet homme était mystique comme le sont tous les enfants avant qu’ils parlent. Dieu lui apparaissait à chaque coin de rue, à chaque nuage ou coin de ciel. Je suis certain qu’il s’est battu à boules de neige avec.

Vieux fauteuils, Christian Bobin dit par l'auteur RTS, « Initiales » 28 février 2016.

Et puis ce n’était pas Dieu. Juste un rouge-gorge, une poignée de feuilles rouges ou un visage.

À chaque rêve ou à chaque pas dans la nature, il le provoquait en duel dans des proses incendiaires, des aveux d’amour brûlants comme l’enfer.

Cet homme était le contraire d’un poète chrétien, c’était une torche vivante. Un incendiaire. On aurait pu le confondre avec le diable. Je l’entends me murmurer à l’oreille que j’exagère.

Christian est le mystique de la joie dont notre époque avait et a toujours besoin pour se relever. Il nous ouvre au saccage de croire en nous, en l’autre.

Je l’ai vu mettre le feu à des mares, aux feuillages de la Grande vie et même aux vitraux et à toutes les pierres de la cathédrale de Conques.

Tant de beauté et d’amour contenu dans un seul regard, devaient un jour ou l’autre le submerger, l’anéantir ou le renverser dans sa bonté.

C’était un risque, non ? Dites-moi que je me trompe. Plus on brille, plus on attire les ombres ?

Les mystiques oublient, abandonnent, cloitrent leur corps dans la haute tour de leur amour. Ils ne se forcent à rien. Ils ne forcent rien, jamais. Ça se fait tout seul presque à leur insu.

Leur corps en s’irradiant, s’allège jusqu’à son plus haut point d’abandon à la vivacité de l’instant présent.

Bobin ne marchait plus, il jaillissait au-dessus de l’époque.

Bobin ne pleurait plus, il devenait la rosée d’une phrase sur notre bouche.

Bobin ne souffrait plus, il scintillait. Son rire était la grotte de Platon.

Cet incendaire a réinventé l’amour comme les enfants dessinent des soleils, des monstres, des araignées ou des grenouilles, avec la même jubilation, le même naturel, la même obstination sérieuse, tout entier dans leurs méfaits. Et du coup aussitôt innocentés.

Bobin avait une façon de se tenir debout, poitrine en avant, comme offert aux javelots de la lumière, de la douleur des autres et de l’instant présent.

La tension de ses mots mettait de l’électricité joyeuse dans l’air comme lorsque les cheveux se dressent sur le peigne ou le papier restant collé à la paume de la main.

Cher petit merle, Christian Bobin lu par l'auteur, 2017.

 

Il savait cueillir toute fragilité en coquelicot entre ses doigts d’ogre, et les rendre à la chaleur du soleil, ressuscitée dans la tendresse de leur blessure. 

Depuis la haute tour de sa sensibilité, ni donjon ni château, mais plutôt arche d’une église romane claire, brûlée par la blancheur de son calcaire, regard tendu comme la corde d’un arc qui sait atteindre le centre de la cible sans même tirer une flèche, par les ogives de ses pupilles et de sa peau, lui parvenait la seule lumière qui lui donnait faim et soif, et le désir de vivre :

la lumière de l’altérité. Même éteinte. Sur laquelle il savait souffler doucement pour la raviver. Et transmettre du désir.

Le désir transparent d’éclosion et de migration.

Le doux désir de vivre.

Le désir d’être au monde, vivant, éphémère et éternel.

Mais voilà. Toute conquête a un prix.

À force de douceur, à force de douleurs transformées en lumière, les mystiques se font transpercer d’éclairs qu’ils ne ressentent plus.

Un jour ou l’autre, l’océan des ténèbres traversé pour gagner la longue berge d’écrire, rugit, impose de se faire entendre à nouveau.

Des ombres en profitent lâchement pour rompre les digues, tous les barrages et reprendre la main sur la chair, envahissant nerfs, sang et muscles d’une armée de vautours, de charognards et de crabes dévoreurs de pureté.

Il s’agit de mettre à genoux l’horizon, de lui faire une couronne d’épines avec toutes les phrases volées au soleil du silence.

En rassemblant ses dernières forces, Christian Bobin a compris et décidé qu’il écrirait sa dernière lettre.

Non pour mettre un point final. Mais pour ouvrir une dernière fois les poings, finalement.

Qu’en disant adieu il rejoignait celui qu’il avait toujours été. Et que ce serait une autre lettre de retrouvailles.

Après les lettres pourpres, les lettres d’or, l’homme de neige nous écrit aujourd’hui une lettre de neige, comme un soleil lancé en pleine figure.

Nous n’aurons pas froid. Au contraire. Nous bleuirons, plongés dans les courants des eaux profondes, réchauffés par le centre de la terre où brûlent notre mémoire et notre gravité.

Nous serons à peine orphelins d’un être qui nous a traversés et qu’en essayant de serrer dans nos bras, nous avons éparpillé dans la lumière de l’air.

Nous serons à peine orphelins mais voyez-vous de la même famille, j’en suis certain, celle qu’il a créée dans la sublime insouciance de se donner jusqu’au tréfonds lumineux de soi.

De temps en temps, je prends encore les mains de Christian entre les miennes. Et je les serre fort, très fort. Faites comme moi. Ne vous demandez pas qui réchauffe l’autre.

Dans la petite éternité du livre, le temps n’existe pas. Personne n’a tort, personne n’a raison. Il s’agit juste d’être là.

27 / 01 / 2023
Dominique Sampiero 

Image de Une © DENIS MEYER / HANS LUCAS.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (49) : Anne Goyen

La voix d'Anne Goyen coule de source. Cette source a la limpidité d'une prière parfois, d'un émerveillement candide devant la beauté du monde. Après Arbres,soyez (2013) et Paroles données (2016), ce troisième volume de vers révèle un dépouillement que le titre même suggère d'entrée : Le souffle et la sève.

La voix du poète semble ici passer comme un souffle, nourrie par la sève  qu'elle sent courir des racines jusqu'aux étoiles. Le paysage contemplé ne garde que sa trame la plus fragile, la plus ténue, pour ne laisser apparaître que l'essentiel :

                  Au tomber du soir
                  La pluie a lustré
                  Le paysage
                  Ouvert comme une paume
                  Que lisse le vent. 

Anne Goyen, Le souffle et la sève, Editions Ad Solem, 2023, 96 pages, 15 €.

L'invisible se rend proche dans une parole de vent et d'arbres, de bêtes et d'astres. Anne Goyen en ressent la présence fraternelle. Terre et ciel sont en relations continuelles, leurs ondes circulent autour de nous et en nous-même.

                  J'écoute parler
                  Montagnes et fleurs
                  Rêves et sources
                  D'aube en aube
                  Je renais

                   Quel Dieu discret
                 A mes côtés chemine ?

Musicienne, Anne Goyen l'est restée dans son écriture, sans rien qui pèse ou qui pose, comme disait Verlaine. Ce sont des suggestions en quelques syllabes à chaque poème bref, qui disent beaucoup plus que de savantes et verbeuses constructions formelles. Suggérer pour faire pressentir, pour donner suffisamment d'air à une parole humble qui ne demande qu'à rejoindre l'autre, à s'offrir pour transmettre la bonté du vivant.

                  Entendre murmurer 
                  La parole neuve
                  Dans le dialogue
                  De la terre et du vent
                  Deviner
                  Sous l'écorce saisonnière
                  Le visage en creux
                  Du divin
                  Qui attend l'heure
                  De notre désir.

Le plus pur du livre éclate dans l'accomplissement final, « Rosa mystica ». La pensée franciscaine imprègne ces pages, pour notre plus grand bonheur.

                  Sur la tige
                  Tout grand s'ouvre
                  La fleur

                   Au risque
                  D'en mourir

                  De  joie.

 

Présentation de l’auteur




Un hommage à Colette, poète

La quatrième nouvelle du recueil Les Vrilles de la vigne, intitulé "Le Dernier feu", est à elle seule un bel exemple de la poésie de Colette qui transparaît sans cesse dans sa prose. Le titre lui-même annonce la chaude atmosphère intérieure de l'hiver.

A la poétique des saisons s'ajoute naturellement celle des jardins, des fleurs, "des bois que la première poussée des bourgeons embrume d'un vert insaisissable" et de l'eau qui coule sous la forme de ruisseaux et de sources.

Puis grâce au souvenir d'une enfant amoureuse du printemps se met à chanter une ode aux violettes où la prose n'empêche pas l'anaphore, l'exclamation et la personnification : "O violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d'avril, et la palpitation de vos visages innombrables m'enivre..." Lilas et tamaris sont aussi leurs compagnes quand le soleil chauffe autant que le feu dans l'âtre.

Colette, Les vrilles de la vigne, "Le Dernier feu", livre audio.

Mais à qui s’adresse la poète ? A son double ou simplement à l’aimé présent ? Qu’importe ? L’harmonie est telle qu’elle offre l’éblouissement qui permet à Colette de répéter l’impératif : « Songe ! » à propos de la ligne d’horizon et d’ajouter plus loin : « Elle rosit, plus bleuit, et se perd, pour renaître après dans une brume roussie, dans un or plus doux au cœur que le suc d’un fruit. » Cet univers fleuri et coloré, par la magie de son vocabulaire, place cette nouvelle au rang des plus belles proses poétiques.

Et même ce qui n’est pas né est déjà, dans son évocation, une merveille digne d’un poème : « Ne cherche pas le muguet encore… mystérieusement s’arrondissent ses perles d’un orient vert, d’où coulera l’odeur souveraine… ».

Colette : Entretiens avec André Parinaud (1950).

Comme un rondeau le texte se boucle sur le feu plus beau que les beautés du jardin. Les dernières lignes éclairent la question posée au-dessus. C’est bien le cœur de l’aimé que la narratrice écoute, lui qui palpite au rythme d’une branche de pêcher rose qui « toque » à la vitre.

Avec un lyrisme si délicat au cœur d’une nature magnifique, Colette mérite, de toute évidence, sa place dans le panthéon des poètes.

Colette, © Janine Niepce. Rapho.




Ida Jaroschek, À mains nues

Au confluent des sens et de l’énigme, l’écriture au corps à corps que trace Ida Jaroschek dans son recueil, elle l’envisage selon ces formules : « Ces poèmes à mains nues, à voix nue découvrent des mondes, des ciels, des sentiments. C’est bien la nudité qui est ici portée aux nues, la peau qui rejoint l’étendue, les robes qui soulèvent l’azur et le corps qui pèse à même la nuit. » Dans ces derniers, « les grands fauves entrent dans la mer », « les roses prennent aux femmes leur visage », les cargos rouillent dans le port d’Athènes ou croisent au large du port de Ouistreham, et les baisers, les étreintes se mêlent de tout ; l’amour embrase une perspective où la vie plonge vers un inconnu sauvage que le verbe n’a de cesse d’arpenter, à la poursuite de sa piste secrète, à la capture des songes, visions, et énigmes : «  Il déploie alors une poésie empreinte de sensualité et de mystère, une poésie qui cherche sa ligne claire en côtoyant les ombres. »

Cet horizon, cette ligne de crête, cette « ligne claire en côtoyant les ombres », c’est celle qui impulse la main à tracer ces poèmes en distiques comme autant de bords de dessins qui portent l’empreinte humaine, la tension érotique même du corps féminin ouvert tant au ciel qu’à la terre, aux principes célestes qu’à la matière première, sensualité, sensibilité, sensitivité mêlées, pour dire ce rapport charnel à soi-même, aux autres, au monde, au grain de la peau. Gilles Cherbut revient, dans son Avant-propos au recueil, à cet aspect essentiel de sa quête d’écrivaine : « Dans À mains nues, Ida Jaroschek délivre un poème sauvage dont le verbe, néanmoins jardiné, exprime sa connivence avec l’amour, avec la mort, avec l’irréductible énigme qui nous contient, nous englobe et nous féconde. En cela, la poésie d’Ida Jaroschek est « un ondoiement, l’ombre d’une flamme, un grain de terre »… Elle est aussi un grain d’or qui, semé dans l’esprit du lecteur, n’en finit pas de dispenser son étincelante incantation, son insondable sortilège. »

Amor, amour, à mort, finalité du désir dans la finitude de toute existence, la poète n’aura de cesse de chanter sur tous les tons, cette rencontre peau contre peau qui fait le sel de la vie tant dans la simplicité des paroles crues que dans la profondeur d’un verbe hermétique dont les paysages traversés ne s’avèrent que les décors inépuisés de ces corps-à-corps que la poésie met en scène, théâtre d’ombres et de lumières où part maudite et part bénite se tutoient dans l’étreinte amoureuse, possibilité d’accord du « je » à un « tu » se hissant au sommet du « nous deux » dont elle demeure la vigie ardente : « Je veille, / je garde là ton cœur serti de nuit / Mes pensées et mes fauves / tapis assoupis inassouvis / fertilisent des territoires / steppes hallucinées traversées de vents, / de mémoire / où ton geste féconde l’air / rejoint le corps des failles » !

Ida Jaroschek, À mains nues, Éditions Alcyone, Collection Surya, 94 pages, 20 euros.

Lignes de « failles » à devenir autant de lignes de forces de ces courbes féminines où la chair se fait la matière-réceptacle de la matérialité même des contrées foulées qui rythment d’emblée le départ dès les premières pages en invitation au voyage sensoriel : « dense terre noire / au lever des brumes / imprime de cendres la lumière / tout entier dans tes mains / nouées ensemble / tu pars / tu pars navire d’ombre / mon sang » ; psalmodie sanguine jusqu’à l’incantation qui met en route sur les chemins abrupts de cette nature première, in domestiquée, déroutante, avec laquelle la voyageuse ne fait qu’une : « Je suis la séparée, la traversante / corps illimité au prolongement des paysages / au long des crêtes, des failles / nos brèches, des horizons »

Temps et espaces que zèbre le passage des « grands fauves » déclinant, à la rencontre desquels Ida Jaroschek se dirige, intrépide, prête à rejoindre cette possibilité du tutoiement à l’adresse des traces : « Je vois dans les herbes mortes et rases / au sortir de l’hiver des fauves éteints / des oiseaux fantomatiques / hérons blancs alignés dans la brume / Toute à l’oubli du givre / genou brumeux je vais / je vais comme je marche / immobile comme je marche / je vais immobile / et je te rejoindrai sur le chemin des respirants » ; mouvement presque immobile, souffle ténu de l’émotion qui meut, émeut, et que l’écrit destine, selon la dédicace inaugurale : à l’horizon azur indépassable du poème…




Michel Dugué, Veille

Etre en état de veille. N’est-ce pas, fondamentalement, le rôle d’un poète ? Michel Dugué regarde la nature qui l’habite, revisite des pans de son enfance, nous dit ce qu’il y a « ici » et maintenant quand il scrute le monde. Le territoire qu’il nous dévoile est aussi, d’une certaine manière, celui de beaucoup d’entre nous. Comment ne pourrait-il pas nous toucher profondément avec son nouveau recueil ?

On connaît les attaches de Michel Dugué (il vit dans la région rennaise) avec les lieux qui lui sont familiers en Bretagne. Il en a notamment fait état dans un livre en prose poétique (Mais il y a la mer, Le Réalgar, 2018) où il évoquait son Trégor-Goëlo intime du côté de Plougrescant. On retrouve ici des couleurs et des intonations qui nous ramènent à cette terre d’élection : le cordon de galets, l’estran, les oiseaux criards, les « mouvements musculeux des vagues », les « éclats d’eau brillante / que se disputent les pies », les « entailles de bleu », « la mer – sa présence le soir / flaque brève aperçue / par le carreau de la chambre ». Michel Dugué ne joue jamais « couleur locale ». Surtout pas ! Ce qu’il veut, à travers toutes ces notations fugitives, c’est élargir la focale, creuser le mystère de ces grèves ou de ces sentiers qu’il arpente sans répit. « Chaque chose travaille à son éternité », écrit-il, lui « installé ici / à demeure, dirait-on ».

Toutes les manifestations de la nature que son œil recueille sont, le plus souvent, pétries de questionnements. « Croire à la rumeur de l’eau / mais non ! Ce serait plutôt / le bruit lointain d’une machine ». On croit entendre Philippe Jaccottet s’interrogeant sur la signification d’un son lointain de cloche (La clarté Notre-Dame, Gallimard, 2020) ou, à la lumière de septembre, se posant la question : « Dans ce nid brumeux de lumière / qu’est-ce qui est couvé, / quel œuf ? » (La seconde semaison, Gallimard, 2004). Loin de la Drôme chère à Jaccottet voyant le brouillard gagner les flancs du Ventoux, Michel Dugué, pérégrinant sur les rivages costarmoricains, peut écrire : « Il y a dans l’air / des écharpes de brume. / On dirait des fumées / après le feu éteint ».

    Michel Dugué, Veille, Folle avoine, 62 pages, 12 euros.

Il y a un autre feu qui couve dans les pages de ce livre, c’est celui de l’enfance. Michel Dugué en rameute des « parcelles ». Visions fugitives, d’abord, comme sorties d’un rêve : « une mare d’eau », « le lavoir », « un vieil outil laissé dans l’herbe », une vieille femme « de noir vêtue avec une coiffe blanche » … Le poète ne cultive pas pour autant une quelconque nostalgie. « Monde d’hier / ce n’était pas un royaume ». Mais dans ce monde d’hier triomphait malgré tout une forme d’innocence. « Est-il possible que cela fut / d’être aussi légers ? », note-t-il. « Nous mêlions tout/éclats de rires et de larmes ». Michel Dugué (il est né en 1946) voit la vie qui défile. « C’était il y a longtemps / sans les mots pour dire / l’étonnement d’être là ».

Présentation de l’auteur




Bruno Marguerite

Bruno Marguerite, après Rilke, Cocteau et Wim Wenders, renoue avec le thème magique de l'ange. Dès les premières pages, l'enchantement commence pour le lecteur suspendu à sa lecture.

En effet l’auteur a eu lui-même l’occasion de dire, expliquant ainsi son objectif, que l’on vit avec un être qu’on ne connaît pas et qu’il a souhaité mettre en place le thème empathique de la tolérance dans les couples. Ainsi le mari amoureux, non seulement va accepter les différences qui les opposent sa femme et lui, mais va espérer, « sans doute secrètement », qu’elle soit un ange, elle qui apparemment ressemble à toutes les autres.

L’incipit nous en avertit tout de suite puis l’histoire, véritablement poétique tant par l’écriture que par le sens, commence. « Comment pourra finir un livre comme je n'en ai jamais lu », se demande déjà le lecteur ? Pour pallier son impatience, un style, à la fois fluide et soutenu, retient, dans l'instant, son attention.

Le voici transporté en Italie, qui est, dit encore l’auteur « le pays des miracles », dans la ville de N. faisant, de concert avec le narrateur, une enquête ou plus exactement une quête :

Bruno Marguerite, Les Epaules de ma femme, éditions unicité, 2023, 124 pages, 14 €.

Au cours de nos vacances, Elysa, ma femme, s’est quelque fois absentée sans rien me dire. A la troisième absence je la suivais comme n’importe quel mari l’aurait fait à ma place, et je l’ai espionnée… les premiers instants, fort d’une suspicion dont je ne pouvais maîtriser les causes, je m’étais mis en tête qu’elle aurait pu aller à la rencontre d’un amant, par exemple.

Citons, il le faut, les mots percutants d’une lectrice : « Je me suis promenée dans les ruelles d'Italie, j'ai cherché les anges mais au delà de ça j'ai retrouvé la douceur, la poésie, la sensibilité et l'amour inconditionnel d'un homme pour sa femme. »
Ce livre est en effet d'une sensibilité extrême et révélateur du féminin sacré, une notion qui justement renvoie à une croyance ésotérique selon laquelle les femmes posséderaient un pouvoir surnaturel particulier.

Nous choisissons, après ces considérations, de ne pas en dire plus pour que le lecteur éprouve, la comparaison est des plus méritée, ce « ravissement » dont parlait Robert Walser quand il est entré en poésie.

Une idée pour conclure peut amener, en la creusant, à rêver, si l’on se réfère à l’expression « avoir des ailes ». Celle que, si Elysa « a des ailes », n’est-ce pas parce qu’elle heureuse du fait que son mari l’aime -  ne dit-on pas de l’aimée qu’elle est un ange ? - et n’est-ce pas parce que, dans la réciprocité, être amoureux donne également des ailes et décuple l'énergie. Ainsi l'Italie qui est « le pays des miracles » est bel et bien également celui l'amour. Il reste à s’y promener, le cœur battant, pendant 120 pages uniques en leur genre, entre illusion et réalité.

                                                              




Julien Bucci, Main de poèmes

passer au rouge

je marchais

je marchais hors de moi

en dehors de mes pas

matins et soirs

mon ombre me sortait

pour aller et venir

elle me sortait

pour faire le beau

il me fallait la suivre

où qu’elle aille

quand je m’arrêtais un instant

pour humer l’air autour

juste un instant

pour effleurer les branches

mon ombre hurlait de rage

elle détalait à toute allure

en tirant sur la laisse

je repartais dans l’instant

hors de souffle

mon ombre était loin

vacillante

et je ne marchais pas

je courais

je courais derrière elle

je rentrais tous les soirs en sueur

en sautant dans le train

mon corps était jeté

projeté dans l’espace

je ne discernais plus

les arbres dans le paysage

les troncs fondaient dans l’herbe

l’herbe et les feuilles se confondaient

d’un coup j’ai été arrêté

on a dû m’arrêter

tout est allé trop vite

on m’a prescrit

un arrêt

on m’a dit

arrêtez

j’ai regagné mon lit

j’ai éteint la lumière

mon ombre s’est couchée sur moi

nous nous sommes arrêtés

tous les deux

l’un dans l’autre

et nous avons fermé les yeux

en écoutant l’eucalyptus

 

tu parles trop

tu parles d'un flot

sans arrêt

ta parole éclate

elle jaillit se

libère elle

n'arrête pas

de couler

ta parole est

avide

fluide

désinvolte

tu ferais mieux de la fermer tu

ferais mieux d'arrêter de

parler

tu parles trop

beaucoup trop tu

parles tellement

vite tu parles tu

parles beaucoup

trop vite

ma parole

ta parole

déborde elle

dégueule

tu devrais la tenir

te contenir la langue

avant même de parler

calme-toi

coupe-toi

la parole

en petits morceaux

prends le temps de mâcher

tes mots sont de plus en plus gros

tes phrases sont épaisses

tu as la langue grasse

ta parole a grossi

tu te négliges

tu exagères

en face elles te regardent

ahuries

sidérées

elles n'ont jamais vu

un homme-fontaine

prendre son pied

en prenant la parole

 

mots de ventre

êtes-vous à jeun ?

avez-vous fumé ?

pris une douche ?

des allergies ?

je réponds

coche à tout

je passe au niveau supérieur

à jeun ?

fumé ?

douche ?

allergies ?

de mains

en mains

je passe

oui

non

oui

non

j'avance

je fournis les réponses

j'arrive au bloc

dernier palier

oui

non

pardon ?

l'anesthésiste

est le premier

à me parler

en creux

de bonnes vacances ?

oui je réponds

oui veut dire va

tout va j'ai bien passé

je ne veux rien dire

de suspect

j'attends qu'on m'ankylose

patient que je puisse enfin

ne rien dire

rien prononcer

rien cocher

rien répondre

j'entame le décompte

1

mes yeux se ferment

2

ma bouche

3

je peux enfin

répondre à rien

ne plus être contraint

aux bruits de fond aux mots

qui heurtent

embrouillent

chocs métalliques

les cris crissements

farces et attrapes

4

ils peuvent me parler

dans le vide

dans le vide ils peuvent

parler

de tout

de rien

des bruits qui courent

je n'entends rien

5

s'ils veulent savoir ce que j'ai à dire

ils peuvent explorer tout mon corps

ils ont mon consentement

bientôt ils iront voir à l'intérieur

ils entendront ma parole massée

ce que mon ventre leur dira

ils verront le magma de ma langue levure

pousser s'accroître

et me coloniser

ils entendront les cris primaux

de ma parole

ils comprendront

pourquoi je parle peu

à voix basse économe

ils pourront saisir ma colère

ma triste sourde

et mon désir parfois

de n'en rien dire

 

c’est tout

un poème n'est pas

une épée

un fusil

une bombe

une kalach

un missile

ni va-t-en-guerre

ni va-t-en-paix

un poème n'est pas

engagé

pacifiste

belliqueux

diplomate

un poème ne peut

décapiter

mitrailler

se faire exploser

défendre

pourfendre

pas même décimer

une ligne

ennemie

un poème ne peut empêcher

la folie

la blessure

le chaos

il ne peut rien faire

ni faire la guerre

ni faire la paix

il ne peut pas

il ne peut rien

du tout

un poème voudrait agir

parler

il se terre

il attend

le retour du silence

un poème revient sur le champ

de bataille

avec les femmes et les enfants

il peut alors reconnaître les corps

trouver et répéter leurs noms

et les pleurer

avec les femmes et les enfants

et quelques hommes qui sont restés

dévastés

un poème peut seulement

amplifier le silence

et prendre soin

de la mémoire des morts

et des vivants

les survivants

un poème peut pleurer

les morts

c'est tout

c'est tout ce qu'il peut faire

 

malhomme

tu es un homme

tu le seras

on me l'a dit en boucle

mon garçon

mon bonhomme

mon grand

mon tout petit

mon homme

à force de l'entendre je me suis fait à l'idée

je suis et je dois être 

un homme

alors je suis

nommé

être un homme je n'ai pas compris

jamais bien su ce que ça voulait dire

j'ai toujours été en-dessous

sous la moyenne de l'homme

je ne sais pas réparer ma voiture 

siffler dans mes doigts je ne sais 

pas jouer au foot pas 

retenir mes larmes

on m'a dit 

sois un homme 

on m'a tendu une boîte d’allumettes 

il faut un homme pour allumer le feu 

être un homme ça serait aussi simple que

ramasser du bois et rôtir la pitance

encore faut-il aimer la viande

et ne pas avoir peur du feu

mais non

je fais tout de travers

homme imparfait

malhomme

pas un garçon manqué

ni une femme

je suis

un homme raté

malhomme

l'imperfection au masculin

et je dois être aussi

une femme ratée

j'ai tout raté en somme

je devais avoir 11 ans

j'avais les cheveux longs 

je suis entré dans une boulangerie

bonjour mademoiselle

ça m'a surpris mais pas déplu

cette sortie

je n'ai pas démenti

chaque organe 

pierre

fleur

papier

caillou

feuille

ciseau

corps

un nom

toute chose est ainsi

nommée

nous sommes ainsi pressés.es 

rangés.es classés.s

entre deux planches 

on nous a désigné.es

on nous a consigné.es

je suis votre garçon

votre petit aplati

je suis votre bonhomme

l'homme le bon

je suis l'homme de la guerre

l’homme du feu

mâle homme

j'ai tenu dans l'herbier

le nom de l'homme

j'ai été l'homme de la famille

l'homme de ma mère j'ai été 

l'homme de la situation 

l'homme d'une femme j’ai été

tous ces hommes

l'homme qui sied

l'homme qui va

l'homme qui convient

rassure

l'homme qui ne change pas

je suis cet être mal nommé

dans un corps destiné

avec mes plis mes rides

avec mes os qui ont cassé

je viens de l'homme

et je m'en vais

me voilà hors de vous

vous m'appelez encore

je réponds à voix basse

avec ce mot qui me fait sortir 

de moi-même

et je vous lance des signes

ma main trace des traits longs

aucun trait ne se coupe

je croise à peine les cases

aucun carré ne me contient

même les mots

aucun mot ne convient

pour contenir le tout

je me dessine à main levée

a traits fins et longs traits

dans l’air

Présentation de l’auteur