Alain Snyers, Galerie des mensonges faits main et autres poèmes

Version voix unique pour lecture

Je mens …
Je mens, tu mens, nous mentons …
Tu mens, ils mentent, … je mens …
Vous mentez, elle ment,
Mens-tu ? Ment-il ? Mentez-vous ?
Mentons-nous ?
Vous mentez …
Vous me mentez,
Ils mentent, mentent-elles ?
Je te mens, tu me mens, il vous ment …
Vous nous mentez, mentirez-vous ?
Mentons-nous ? Il ment, elle ment,
Mentirait‘il ?
Je nous mens, je vous mens,
Il vous ment,
Elle leur ment,
Vous leur mentez …
Vous êtes menteur …
Tu es menteur …
Tu es menteuse …
Mensonge,
Menteur, menteuse …
Tu mens, tu me mens,
Mensonge,
Je te mens, je vous mens,
Mensonges,
Mensonges
d’ici et de là
mensonges
tout est mensonge !

Mensonge insensé,
Mensonge affirmé,  affamé,
Mensonge frelaté, édulcoré,
Mensonge frelaté, falsifié,
Mensonge falsifié,
Mensonge mastiqué, buriné,  burlesque,
Mensonge burlesque,
Mensonge carabiné, carabistouille, karaoké,
Mensonge capricieux,
Mensonge pernicieux, litigieux, épineux,
Mensonge gommeux, gominé,
Mensonge erroné, goudronné, assaisonné,
Mensonge astiqué,
Mensonge cravaté,
Mensonge gratté, gratiné,
Mensonge gratiné à souhait,
Mensonge raffiné à l’extrême,
Mensonge tartiné à l’excès,
Mensonge piraté à perdre haleine,
Mensonge tordu, dodu, dissolu, obtus, cocu,
Mensonge dissolu, mordu, bossu, tondu,
Mensonge absolu,
Mensonge nu,
Mensonge vendu, vendu, vendu,
Mensonge vent debout, ventriloque, ventilateur,
Mensonge vente à crédit, vente à l’emporte - pièce, pièce du boucher,
Mensonge bouché,
Mensonge débauché, débranché, débonnaire,
Mensonge vulgaire, vulgaire,
Mensonge vulnérable,
Mensonge véritable, vénérable,
Mensonge intolérable, invraisemblable, impitoyable,
Mensonge immuable, imperméable et implacable,
Mensonge impardonnable,
Mensonge important, imposant et méprisant,
Mensonge sans intérêt, sans vergogne, sans gêne
Mensonge sans gloriole, sans gaudriole ni cabriole
Mensonge agricole, chignole, branquignol, roubignole et farandole,
Mensonge carmagnole d’un rossignol guignol pot de colle,
Mensonge d’école,
Mensonge dés à coudre,
Mensonge débraillé,
Mensonge délicieusement vicieux, vicieux,
Mensonge délicieusement pouilleux, pouilleux,
Mensonge délicieusement globuleux, globuleux,
Mensonge délicieusement crapuleux, crapuleux,
Mensonge poussiéreux,
Mensonge terreux, ténébreux, tellurique,
Mensonge panoramique, panoptique, stroboscopique,
Mensonge maléfique, hypnotique, phobique, diabolique,
Mensonge cathodique à ferveur simulée,
Mensonge chaotique à filament chauffé,
Mensonge pneumatique à forte valeur ajoutée,
Mensonge lubrique à tempérament glacé,
Mensonge glacé d’un embarras gaufré,
Mensonge gaufré d’une angoisse délabrée,
Mensonge délabré d’une chasse pipée,
Mensonge pipé d’une classe givrée,
Mensonge givré d’une carcasse aspirée,
Mensonge aspiré d’une aspiration vidée,
Mensonge vidé d’une pression frelatée,
Mensonge frelaté,   relaté,
Mensonge falsifié, faisandé,
Mensonge fagoté,
Mensonge frit … frit, frit …
Mensonge fricassé,
Mensonge cassé !

MENSONGE !
TOUT EST MENSONGE !

Mensonge fait main,
Mensonge à portée de main,
Mensonge à portée de main pour faisander sans façon un mensonge pompeusement assaisonné d’une frivolité ostentatoire aux schémas dérogatoires d’un giratoire mensonger suprêmement superfétatoire.
Mensonge chronique de pure tradition falsificatrice issu de l’authentique mensonge boulimique de la véritable supercherie emphatique de l’unique mensonge véritablement ironique.
Mensonge subtilement perfide d’une fourbe manœuvre trompeuse guidée par la sournoise expression de l’insidieuse équivoque mensongeuse.
Mensonge de menteurs bonimenteurs dignes d’escamoteurs falsificateurs à toute heure d’un dire imposteur pleinement mensongé.
Mensonges à tous les étages ….

Ils ont menti, ils mentent, ils mentent tous …
J’ai menti, je vous ai menti

TOUT EST MENSONGE !

Je mens ….

∗∗∗

L’ENVERS DU VERT

Une couleur retournée

VERT-NID

VERT-OLÉ

VERT-SOT

VERT-TUE

VERT- RUE

VERT-SOIR

VERT-LENT

VERT-TIGE

VERT-MINE

VERT-GLAS

VERT-SŒUR

VERT-ROUX

VERT-ROND

VERT -SANG

VERT-BALLE

VERT-MI-SEL

VERT-BALISE

VERT-GLACÉ

VERT-MOULU

VERT-ROUILLÉ

VERS-LA-SORTIE

∗∗∗

LE JARDINIER AVENTURIER

Unique phrase XXL de 901 mots

(dépassant le record de Marcel Proust -858 mots).

      Désirant trouver l’authentique pierre philosophale pour ses nouveaux semis printaniers, le chef-jardinier carnivore officiellement en charge du parterre du paradoxe fleuri et de l’ineptie pertinente, abandonna temporairement sa brouette herbivore à l’orée du bois doré réputé pour ses incroyables mystères aussi attractifs que pernicieux pour oser y pénétrer dans la plus grande discrétion à la quête d’un jardin secret détenteur de vénérables cachotteries de jardinerie et d’alchimie illusionniste aptes à résoudre dans la lumière finement filtrée d’un sous-bois funeste l’énigme de secrets de polichinelle qu’une courageuse expédition clandestine pouvait permettre de découvrir le long d’un risqué cheminement pédestre au cœur des filaments filandreux d’une futé cafardeuse composée de majestueux arbres généalogiques qu’il dû contourner pour accéder au tronc commun de sa branche professionnelle, le jardinage, nourrie par l’influence souterraine de ses racines familiales ce qui, dans la progression de sa recherche intéressée, l’aida à se rapprocher des feuilles de calcul et de route pour le conduire le plus rapidement possible vers les profondeurs réfractaires et ténébreuses du labyrinthe forestier en lui évitant ainsi d’avoir à s’asseoir sur une branche qu’il aurait sciée par mégarde au détriment de son objectif qu’il poursuivit avec conviction et persévérance au contact d’un chêne déchaîné et d’un frêne effréné alignés en rang d’oignons en face d’un emphatique bosquet de peupliers pliés et dépliés dans une prétentieuse arrogance qui nullement ne l’impressionna ni entrava pas sa marche ambitieuse au ras des pâquerettes qu’il évita soigneusement de piétiner pour ne pas à avoir à se justifier et à raconter de bancales salades qui auraient fait rougir des tomates espiègles et qui l’aurait écartées de sa haute quête philosophale dont, malgré l’agressive exubérance d’un luxuriant parterre orthocentré d’une généreuse nappe séculaire d’une impressionnante infinité et variété de champignons lichénisés particulièrement revêches et pestilentiels, il maintenait le cap avec une sincère force inébranlable et une méritoire opiniâtreté, gardant ses objectifs initiaux l’amenant à naturellement secouer le cocotier afin de séparer le bon grain de l’ivraie et de mettre du beurre demi-sel dans les épinards sauvages de cette auguste forêt dans laquelle des indices indicibles lui permirent néanmoins d’accéder directement et infailliblement au pot aux roses dominant une majestueuse clairière claironnante abondamment envahie de mousses aux mille parfums qui, avec exubérance, recouvraient sans retenue une triomphale concentration hasardeuse de pierres aussi peu précieuses que muettes qu’un brutal coup de bambou frappé sur l’écorce bavarde de l’arbre à palabres voisin réveilla d’un silence somnolent et minéral ce qui illumina avec joie et franche pétulance la face subitement devenue écarlate du téméraire jardinier carnivore, qui fébrilement, le cœur battant et la bouche entre-ouverte, se pencha sur cette large étendue de caillasses discrétionnaires afin d’y repérer et surtout d’y trouver le caillou recherché pour ses vertus philosophales qui, suite à un long processus discursif et déductif issu d’une très fine analyse préalablement préparée et appuyée sur un solide corpus de témoignages plutôt fiables, apparût dans une absolue nudité et vérité ce qui permis au chercheur de la pierre magique de l’identifier sans hésitation parmi l’hétéroclite amas minéral du site, et il le mit dans sa poche droite de sa blouse vert bouteille de jardinier professionnel, en le dissimulant sous une écorce corsée et prit sans attendre un chemin retour plus direct vers l’extérieur ce qui l’obligea à escalader un perfide merisier zygomorphe à doubles radicelles falciformes pour accéder à la sensuelle et panoramique canopée afin d’atteindre par un saut démesuré les cimes bourgeonnantes du chêne champêtre monogyne noueux à glands spinuleux à doubles coques ramollies et du majestueux bouleau à temps partiel campanulé aux écorces cordiformes à figures géométriques avant de se laisser brutalement glisser le long du tronc commun mi-figue mi-raisin sur un tapis de fines herbes prétendues médicinales et de piques d’asperges qui lacérèrent dramatiquement sa veste de jardinier carnivore ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre sa marche à grandes foulées enjambant sans scrupule la carcasse abandonnée d’un jeune hêtre mésophyte rupicole membraneux semi-lactescent à feuilles d’or et d’avancer sans se retourner ni lever la tête vers un bouquet litigieux de pommes de discorde se balançant aux branches basses d’un jeune pin perdu lancéolé à aiguilles caduques palmées cachant de sa superbe un groupe de tilleuls pauciflores paniculés piriforme à rosettes rostrées méthodiquement bouturés en crossette traditionnelle qu’il évita tout en serrant dans sa main le caillou tant désiré qu’il craignait de lâcher dans ce vertigineux dédale de fibres végétales et optiques qui ne favorisait pas une sortie aisée de ce parcours d’embûches de Noël et de flaques d’eaux croupies qu’il traversa péniblement à gué afin de rejoindre en toute sécurité le grand châtaignier arachnéen héliophile aux folioles ramifiées repéré comme borne limitrophe du bois doré à la feuille dont qu’il put enfin sortir et être à la lumière et voir enfin la précieuse pierre qu'il avait réussi à se procurer au prix d’épreuves téméraires au centre de la forêt et de subitement réaliser que ce caillou ressemblait comme deux gouttes d’eau à tous ceux qui jonchaient déjà sur l’allée centrale du parterre du paradoxe fleuri et de l’ineptie pertinente de son jardin, alors, dépité, il regarda alternativement sa brouette herbivore et la pierre qui perdit à ses yeux toute sa magnificence, secrets de polichinelle et charges existentialistes à connotations philoso-minérales la renvoyant subitement dans le champ de la banalité du galet ordinaire et du mal entendu ce qui l’incita sans scrupule à jeter la pierre dans le jardin du voisin.

Alain Snyers - 2021.

∗∗∗

LA DISPARITION DE LA DISPARITION
Variante lipogrammatique à partir de La disparition de Georges Perec

 

Étant donné le début du roman La disparition (1969) où l’auteur a appliqué un lipogramme1 en « e » :

« Anton Voyl n’arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s’assit dans son lit, s’appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.

Il abandonna son roman sur un lit. Il alla à son lavabo ; il mouilla un gant qu’il passa sur son front, sur son cou.

Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg.

Un carillon, plus lourd qu’un glas, plus sourd qu’un tocsin, plus profond qu’un bourdon, non loin sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait.

….. ».

Variante A : lipogramme augmenté en b, c, d, f, g, h, , j, k, l, m, n, p, q, r, s, t, v, w, x, y et z. Les lettres supprimées sont remplacées par un signe visuel, ou lors de lectures publiques, par un geste de la main.

« A--o- -o-- -’a--i-ai- -a- à -o--i-. I- a--u-a. -o- -a- -a--uai- -i-ui- -i---. I- -ou--a u- -ro-o-- -ou-i-, -’a--i- -a-- -o- -i-, -’a--u-a-- -u- -o- -o-o--o-. -- --i- u- -o-a-, -- -’ou----, -- -u- ; -a-- -- -’- -a-----a-- --’u- ----o---o -o--u-, -- -u-a-- à -ou- i---a-- -u- u- -o- -o-- i- i--o-ai- -a -i--i-i-a-io-.
I- a---o--a -o- -o-a- -u- u- -i-. I- a--a à -o- -a-a-o ; i- -oui--a u- -a-- -u’i- -a--a -u- -o- --o--, -u- -o- -o-.
-o- -ou-- -a--ai- --o- -o--. I- a-ai- -au-. I- ou--i- -o- -a-i-a-,---u-a -a -ui-. I- -ai-ai- -ou-. U- --ui- i--i--i--- -o--ai- -u -au-ou--.
U- -a-i--o-, --u- -ou-- -u’u- --as, --u- -ou-- -u’u- -o--i-, --u- --o-o-- -u’u- -ou--o-, -o- -oi- -o--a --oi- -ou--. -u -a-a- -ai----a--i-, u- --a-o-i- --ai--i- -i--a-ai- u- --a-a-- -ui -a--ai-.
…. ».

Variante B : traitement lipogrammatique de la version A par un lipogramme en a, i, o et u.

« ----- ---- -’-------- --- - ------. -- ------. --- --- -------- ------ -----. -- ------ -- ------- ------,- ’----- ---- --- ---, -’-------- --- --- --------. -- ---- -- -----, -- -’------, -- --- ; ---- -- -’- ---------- --’-- --------- ------, -- ------ - ---- ------- --- -- --- ---- -- -------- -- -------------.
-- ---------- --- ----- --- -- ---. -- ---- - --- ------ ; -- ------- -- ---- --’-- ----- --- --- -----, --- --- ---.
--- ----- ------ ---- ----. -- ----- -----. -- ------ --- --------, ------ -- ----. -- ------- ----. -- ----- ---------- ------- -- --------.
-- --------, ---- ----- --’-- ----, ---- ----- --’-- ------, ---- ------- --’-- -------, --- ---- ----- ----- -----. -- ----- ------------, -- -------- -------- --------- -- ------- --- -------.
….. ».

Au final : une lecture silencieuse ou gestuelle.

[1] Lipogramme : contrainte Oulipienne consistant à bannir une lettre d’un texte.

∗∗∗

LES COULEURS DÉTRAQUÉES, versus bleu
Hissez les bleus !

 

Si le blanc était bleu, le bulletin blanc serait bleu, le Mont-Blanc, serait le Mont-Bleu et les cols blancs, les cols bleus ! Blanche-neige n’aurait plus rien de blanc !
Alors, le petit blanc du bar deviendrait le petit bleu, bleu comme le drapeau blanc.
La carte blanche serait la carte bleue, une carte cousue non plus de fils blancs mais de fils bleus désormais connus comme le loup bleu !
La page bleue serait bleue comme neige et l’arme à balle à bleu deviendrait une arme bleue en fer-bleu.
Depuis son mariage bleu, le blanc-bec est devenu le bleu-bec qui a donné son bleu-seing pour renverser une sauce bleue sur la page bleue lors de sa dernière nuit bleue en tentant de montrer patte bleue.
En voyant la vie en bleu, le rose du poteau se changera en bleu alors le nouveau poteau bleu passera aisément inaperçu malgré les appels du téléphone devenu bleu, bleu comme l’eau de rose !  
Si le jaune était bleu, les œufs auraient un bleu d’œuf et ne manqueraient sûrement pas de provoquer un rire bleu et peut être même une fièvre bleue !
Audacieusement, le gilet bleu osera dépasser la ligne bleue qui n’est pourtant pas celle des Vosges !
Ne pouvant se mettre au vert, mais au bleu, la volée de bois bleus sera bleue de rage et de jalousie tandis que le feu passera au bleu.
Une agile main bleue agitera un chiffon bleu pour remplacer le rouge par le bleu.
La lanterne deviendrait bleue, le peau-rouge sera le peau-bleu et le rouge-gorge, le bleu-gorge et finira dans le bleu si il suit la ligne bleue.
L’ancien révolutionnaire rouge devenu bleu, à cause d’un carton bleu, se fâchera tout bleu pour sortir du bleu et tirera sans hésiter à boulets bleus sur la liste bleue d’un gros bleu, bleu de colère.
Bleu bien sûr comme le bleu à lèvres qui voit bleu tout en étant bleu de honte !
Le bleu-c’est-bleu remplace désormais le noir-c’est-noir de la chanson,
Par le travail au bleu, les idées bleues des gueules bleues du marché bleu broieront du bleu par une magie bleue qui, sans humour bleu, remplira la caisse bleue de la chambre bleue.
Par une nuit bleue, la bête bleue, à l’œil au beurre bleu, se fera prendre dans un trou bleu par une terrible marée bleue.
          Et si le bleu est vraiment bleu !
La fleur bleue reste bleue,
Le bas bleu reste bleu,
Le cordon bleu reste bleu,
La zone bleue reste bleue,
Le col bleu reste bleu,
La colère bleue reste bleue,
Le bleu de travail reste bleu,
Le petit bleu reste bleu,
La grande bleue reste bleue,
          Donc le bleu reste bleu !
Le bleu clair reste clair,
Le bleu marine reste marine,
Le bleu horizon reste horizon,
Le bleu pétrole reste pétrole,
Le bleu de roi reste royal,
Le bleu canard reste canard,
Le bleu ciel reste ciel,
Le bleu profond reste profond,
          Profond et audacieux  
Comme tous les incroyables bleus !
L’outremer et son bleu coquin post-outremer,
Le cobalt et son bleu hydro cobalté doré,
Le céladon et son bleu néo-céladon gominé,
L’azur et son bleu croquignolet azuréen,
Le cæruleum et son bleu proto-cæruleum délavé,
Le Prusse et son bleu pur prussien saturé,
Le turquoise et son bleu primo-turquo-pastel,
Le cyan et son bleu maxi cyan caramélisé,
          Et bien sûr,
Le bleu décoratif imitation bleu,
Le bleu archaïque velouté,
Le bleu impérial lustré,
Le bleu asymétrique saturé,
Le bleu corail cramoisi,
Le bleu achromatique nacré,
Le bleu primaire secondaire,
Le bleu écarlate décoloré,
Le bleu moyen supérieur,
Le bleu vicieux satiné,
Le bleu bitumeux gluant,
Le bleu au plomb sauvage,
          Et encore,
Le bleu de Naples attrape-tout,
Le bleu Véronèse ambré,
Le bleu Magenta nomade,
Le bleu orangé écarlate,
Le bleu vieil acajou jauni,
Le bleu émeraude safrané,
Le bleu fuchsia hédoniste dilué,
Le bleu dalmatien survitaminé,
Le bleu Garance brûlé,
Le bleu terre d’ombre rustique,
Le bleu cadmium intermittent,
Le bleu indien semi-mat,
Le bleu arc-en-ciel glacé, givré, figé,
Copié, plié, séché, volé, collé, bouffé,
Le bleu cuivré, argenté, doré,
Et le bleu est doré !
Et le bleu est adoré !

∗∗∗

L’APPEL DADA / CABARET DADA, 06 février 2016

Artistes, êtes-vous là ? oui
      Pacifistes, êtes-vous là ?
Poètes, êtes-vous là ?
      Amis des arts, êtes-vous là ?
Touristes, êtes-vous là ?
      Zurichois, êtes-vous là ?
Voltairiens, êtes-vous là ?
      Créateurs, êtes-vous là ?
Provocateurs, êtes-vous là ?
      Rénovateurs, êtes-vous là ?
Conspirateurs, êtes-vous là ?
      Dénonciateurs, êtes-vous là ?
Débroussailleurs, êtes-vous là ?
      Navigateurs, êtes-vous là ?
Spoliateurs, êtes-vous là ?
      Liquidateurs, êtes-vous là ?
Imitateurs, êtes-vous là ?
      Renifleurs, êtes-vous là ?  oui  - Reniflez tous !
Vaporisateurs, êtes-vous là ?
      Rémouleurs, êtes-vous là ?
Déménageurs, êtes-vous là ?
      Copulateurs, êtes-vous là ?
Ravitailleurs, êtes-vous là ?
      Rouspéteurs, êtes-vous là ?   oui   Rouspétez !
Cache-radiateurs, êtes-vous là ?
      Retardateurs, êtes-vous là ?
Décapsuleurs, êtes-vous là ?  oui - Décapsulez -vous !
      Accumulateurs, êtes-vous là ?
Ensorceleurs, êtes-vous là ?
      Ventilateurs, êtes-vous là ?  oui  - Ventilez-vous !
Sanibroyeurs, êtes-vous là ?
      Antidouleurs, êtes-vous là ?
Inspirateurs, êtes-vous là ? oui  - Inspirez fortement !
      Horodateurs, êtes-vous là ?
Boursicoteurs, êtes-vous là ?
      Quadrimoteurs, êtes-vous là ?  oui  - On doit vous entendre, les quadrimoteurs !
Ambassadeurs, êtes-vous là ?
      Aspirateurs, êtes-vous là ?  oui - Aspirez !
Acuponcteurs, êtes-vous là ?
      Bonimenteurs, êtes-vous là ?
Tripoteurs, êtes-vous là ?  oui - Tripotez votre voisin !
      Manipulateurs, êtes-vous là ?
Camionneurs, êtes-vous là ?
      Postillonneurs, êtes-vous là ?  oui - Postillonnez !
Perturbateurs, êtes-vous là ?
      Blagueurs, êtes-vous là ?
Pleurnicheurs, êtes-vous là ?  oui - Pleurnichez !
      Spectateurs, êtes-vous là ?
Emmerdeurs, êtes-vous là ?
      Dadaïstes, êtes-vous là ?

Présentation de l’auteur




Jane Angué, Cinq poèmes

Chartres, campagne 1982 : amphore

Écorchant la peau boursoufflée
des siècles, nous mettons à nu
muscles et nerfs noueux,
écartés à coup de pioche.
J’incise, sondant les chairs froides,

fouillant les os de ta cité,
les os de tes langues anciennes,
les os de ton nom, ton voyage ;
ensemble, mêlés à la moelle friable
nous nous trouvons.

À genou dans la poussière grasse
de cendre et tuile, j’extrais les tessons,
laissant dans la gangue le négatif,
pièce manquante
empreinte de ton cachet.

Vidant seaux et brouettes,
funambules glissant sur les planches
qui ploient, nous quittons novembre,
raclant la boue sur nos bottes,
sortant du puits du passé.

Calés dans le bac de sable, tes flancs
fracturés, courbes en arc brisé.
Temps attendant, sous les gargouilles,
arcs-boutants soutenant l’air d’hiver,
cathédrale scellant ton histoire,

la pluie nous regarde derrière la vitre
posés devant le jardin
de l’évêché ; sortis du puits du passé 
déconstruits, je te reconstruis,
ton argile la couleur de ma main.

Corps à Corps

À cor et à cri
son étiolé en sourdine

chasse en chassé-croisé
regard à la lisière

d’entente malentendue
ce corps à corps déphasé

pas de deux cerclant disharmonie
sondant consonance à demi-mot

crachant sang d’encre
courant à corps perdu

vers voix à court de verbe
ancrés encore au cœur

corps accords
criant créant écrit

Arrière-goût

Il y avait trois gâteaux.
Nous nous parlions encore.

Du bout des doigt
il me tendit un morceau,

l’approcha de ma bouche pour goûter.
Je l’ai pris du bout des lèvres

et j’acquiesçai.
Pour éviter les miettes

sur la jupe que je portais,
il posa une tranche

avec une attention surprenante
sur une serviette en papier.

De sa main à la mienne,
je l’ai mise sur mes genoux

et je ramassai,
comme chaque mot

qu’il avait prononcé,
miette

après miette
du bout d’un doigt mouillé.

Bicéphale

Ce silence solipse se glisse
le long des pas en cadence

dans un couloir qui résonne
soliloque polyphonique

pensée unique cantonnée
aux cantiques des poètes

refrains réciproques réfrénés
des cordes acoustiques.

Ce silence se hisse
sur la pointe des pieds

histoire ancienne adoucie
faire un clin d’œil

au creux de l’oreille
précède l’ambivalence

et nous suit, pause ;
à contrepoint nous sourit.

Arabesques

Six heures s’étirant, le cercle s’allonge, orteils en alerte
tâtent le carrelage et une nouvelle fronde se déroule

par la fenêtre ouverte, un cercle se scinde, cintre une copie
de la matrice. L’air de la nuit se rétracte, brouillard rose-ambré

fait entrer ce jour ; un toi de plus ouvrant la porte
sans te retourner, cette volute s’arrête mort-née en attendant

la boucle suivante qui s’apprête, ondulant encore, par chemins
d’arabesques poussant sans racine pour s’achever mi- courbe,

déferlements de traits en pointillé, chaque jour
coupés quand la porte se ferme, aucun lien pour réunir

les écarts, aucun entier à tenir. Quand tu pars, c’est le tout.
Tasse de café, cigarette, les mots s’évaporent en fumée

et vapeur, les anneaux roulent, s’enlacent, se dissolvent
pour reprendre, prendre fin et fin, miroirs enguirlandés,

ombilicales spirales sectionnées avant conspiration
et retournement ; conversations inachevées, creuses,

glissant à la surface patinée, polie par usage désabusé,
éternel comment ça va ? Et on va sans voir.

Je ne puis faire pousser les feuilles, celles que nous sommes,
répétitions de flux tronqués, continuum d’interruptions,

éclipses diurnes, rythmés par sonneries qui coupent
la question, coupent court à l’approximation, malentendus.

Dernière heure, dernière minute, jusqu’au temps à venir,
piège en arabesque, enfer inextricable, virevoltant,

viendra, reviendra par déroutement, main tendue, déliée.
Par ce présent de commencements, en avant, me déployer.

Présentation de l’auteur




Thibault Loiselle, Poèmes

Lost Highway

Voilà le ciel si noir 
qu‘il laisse le chant 
des cigales nu et 
mort. Voilà le ciel – 
figures de cire étranglées, 
couleurs léthales comme 
des poignards plantés 
aux yeux de la nuit.

Voilà à quel point le ciel 
est aveugle quand on l’allume 
avec des phares.

Sais-tu qui nous sommes ?

Deux lobes brillants 
dans la nuit des temps :
une averse de bandes blanches 
qui éjaculent le pare-brise, 
les feux une plaque d’acier
qui rampe le noir comme 
une armée de mygales.

Tu m’as saisi les yeux 
dans la bluette – 
comme si tu pensais 
pouvoir prendre plus 
qu’une ombre. Tu m’as 
saisi les yeux, baissé la vitre,
puis tu as tendu le revolver 
vers la mer. Clic. Une comète 
qui éclate sur ma rétine. Puis 
la détonation qui me remplit
comme un encens 
dans une conque.

J’ai la rage de n’avoir que 
ces yeux pleins de chair pour l’orage mais
la joie de pouvoir te les confier, 
le temps qu’un éclair prend 
pour balafrer la nuit
et se rabattre dans son ventre. Le revolver 
encore chaud de ta paume 
qui noie mes mains
dans la moiteur d’astres ensablés.
Puis je rate ma cible. Je rate 
ma cible
 pour trouver

l’étoile enfouie.

Sais-tu qui nous fûmes ?

Les couleurs pures de paix 
qui fusillent la nuit lorsqu’elle
s‘assoupit. Tu laisses le sable
galoper ta peau nue. Comme 
d’habitude tu es froid comme neige
mais tes gestes ont la chaleur 
de celui qui sait la récolter
au creux de sa main,
la voir fondre
sous sa langue en prononçant un voeu, tout bas :

soit aimé – soit le pas 
sans raison que l’oeil fait
pour dévêtir le ciel.

 

(S)ilence & (M)urmures

Ailleurs si 
j’écris. Avant
si je compte

jusqu’à trois,
tu reprendras
ta peau de nuit

et la coudra sur
mon nom pour
ne pas le perdre

si la tienne
brûle à vif. Car 
le nom dépend 

d’heures que
je n’ai pas, où
tu n’es pas

sans être à
personne
d’autre. Car

on croit que 
c’est croire 
jusqu’à ce
qu’une nuit
pleine de
 
lanières bleues
s’emmêlent. 
On croit que c’est
une peau jusqu’à

ce qu’elle se tende
assez
pour en faire
une carte.

Hérétiques

Ou encore : je n’ai été chrétien qu’au jour où le septième ciel

était presque assez haut pour que retomber en vaille la peine.
Car je n’ai jamais su mieux aimer la terre qu’à tes pieds

sur la pédale d’accélérateur, le monde une pluie de phares

qui mouillent la nuit jusqu’à ce que les mains noires du cèdre 
grelottent ton visage. L’intime de ta danse semblable à une couleuvre

lorsqu’elle se dénude au soleil pour atterrir dans le rêve

le plus blanc. Est-ce qu’il se brisera dans la foudre, ou 
durera-t-il comme une pluie d’été ? C’est ce que les

mots implorent en s’effaçant – la ligne noire et funambule
sur laquelle je cours. Après tout je ne crains plus de passer pour faible.

Ce que je crains, c’est que ma faiblesse s’arrête de faire des

entailles sur ma peau. Après tout, l’origine n’était qu’une poussière 
avec la précision d’une flèche. Après tout, l’origine n’est qu’une poussière

face au soleil qui la fait durer en la criblant - en l’aimant.

Présentation de l’auteur




Maëlan Le Bourdonnec, Embarcadères

nue Maude à la fenêtre

de toi je garde l’attente pluvieuse. le genévrier mouillé. la chair en-dessous

je suis revenu dans la cuisine où la vaisselle d’hier est restée.

rémanence. en dehors pourtant de toute photographie,

même très nue

la maison que nous habitons a des parfums – ce que l’on accroche aux murs – il y a de
nombreux bocaux de sauce tomate. la poussière et la cueillette en été cela se produisait par ta
main

à la fenêtre se joue la peinture de ton corps attendu. de nombreuses géographies défilent sur le
téléviseur

assoupie, cueillie, élucidé ton visage qui se couvre un peu de la lumière d’autres pays, semant
en nos gorges d’autres langues.                          

la mienne est serrée.

de toi. de toute toi,

                             et de toi sur le rebord

[j’ai connu la mer et ce qui mène à la mer. ses voiliers
emportés. les premiers pins. le pique-nique éprouvé par
le vent. car Maude est une « impeinte », une oubliée du
chanvre et de ses paroles ne reste qu’une enfance. qu’un
joli timbre de carte postale à la devise inconnue]

il n’y aurait plus de quais ni d’embarcadères.

même très enfuie de moi tu es tout près

indue

comme un roman dont on retarderait la fin                                                             jusqu’à la mer.

Présentation de l’auteur




Mari Kashiwagi : Papillon (extrait)

Le manuscrit de Mari Kashiwagi m’est arrivé par la traductrice italienne de la poète, qui avait travaillé en lien étroit avec elle à partir de la version anglaise, établie par Mari et son traducteur, Takato Lento, et incluse dans la publication originale.

J’ai suivi d’abord la leçon de la version anglaise, puis me suis confrontée à celle de Lucilla Trapazzo, avec qui j’ai échangé en cours de travail – Mari Kashiwagi laissant carte blanche pour cette traduction, qui est une adaptation d’une langue que je ne parle pas. Les poèmes choisis pour son livre l’ont été parmi plusieurs centaines – l’autrice est passionnée de nature et de papillons en particulier. Le recueil retrace le cycle de la vie éphémère du lépidoptère, avec légéreté, « mine de rien » et cette touche « métaphysique » qui caractérise la poésie japonaise telle qu’on la connaît en Europe à travers les haïkus et ces poèmes aimés de Claudel, qu’on peignait sur les éventails – objet aérien lui aussi. Ici, ce sont de très brefs poèmes également, aux teintes délicates et fragiles comme les ailes transparentes de ces êtres aériens qui sont un pont entre la matière et le ciel…

Marilyne Bertoncini

un papillon

 

aube

prête à glisser hors de la nuit

Beauté impondérable

un papillon

Quand un papillon

donne au matin

son équilibre

ses ailes

débordent

Ce matin-là

Papillon fut simplement

offerte

à ce qui n’est pas papillon

surgissement

Ailes

 

s’ouvrant à l’aurore

 

 

l’air libre est

musique

Papillon

comme la musique

il faut encore

découvrir

ce qui

suivra

La joie de Papillon

l’accompagne

 

palpitante

Drapée de ses ailes

pour la première fois

elle rêve

en papillon

Epanouie

saisie de sa délicatesse

 

Papillon est




Trois poètes et leurs territoires : 1 — Christophe Sanchez

Ce n’est pas le territoire qui t’appartient,
c’est toi qui appartiens au territoire »
Joséphine Bacon

Dans notre monde en crise, où la géopolitique, l’émiettement des empires, la conquête de territoires semblent se substituer durablement à la géopoétique, cette « dynamique de cohérence générale que Kenneth White appelle « un monde », le thème du Printemps des poètes de 2023, Frontières retient particulièrement l’attention, et soulève me semble-t-il, la nécessité, de se pencher sur  la complexité de la notion de territoire– et ses interactions avec la création poétique, en ce qui concerne Recours au poème.

On peut définir le territoire comme un espace informé par les activités humaines qui le façonnent, et que marque une communauté de traces paysagères, langagières, culturelles – ce que Claude Raffestin nomme la « sémiosphère » dans Espaces, jeux et enjeux (1986) . Les frontières bornent les états, le territoire, lui, appelle aux déplacements, aux réseaux, aux franchissements et aux échanges – et au fond, peut-être, à la déterritorialisation étudiée dans Mille Plateaux (1980) par Gilles Deleuze et Félix Guattari – la rupture du lien entre une société et son territoire – la mondialisation capitaliste telle qu’on nous l’impose.

Or, le territoire semble essentiel – consubstantiel à la vie - comme le langage – et Il est des poètes qui plus que d’autres lient leur pratique d’écriture à l’exploration de leur territoire – et qu’importe la dimension : les personnages de Becket eux-mêmes, dans les poubelles de Fin de Partie (1957) ou ensevelis dans un monticule de sable, comme Winnie (Oh, les beaux jours, 1962) se font un territoire – un espace chargé de sens et d’échanges. J’ai choisi de demander à trois poètes contemporains de nous expliciter le lien qu’ils ont avec le territoire que leur pratique nous fait découvrir : Christophe Sanchez, explorateur d’un territoire minuscule, tel Xavier de Maistre dans Voyage autour de ma chambre (1795), Marien Guillé, « poète de proximité » partageant « grolles aux pieds » sa poésie « de plein air », et Serge Prioul, dont l’écriture se nourrit du dépaysement procuré par  l’exterritorialité de ses séjours au Portugal.

Trois poètes, trois parcours, trois portraits/entretiens pour abolir les frontières.

1 – Christophe Sanchez, explorateur de l'infime

Merci, Christophe, d'accepter de répondre à mes questions : tu  explores un territoire certes minuscule, mais comme au microscope. Le premier texte que j'ai lu de toi parlait vraiment de ce qu'on voit du cadre de ta fenêtre, c'était fascinant comme une vue photographique - tu n'as cessé de me surprendre avec une attention toujours renouvelée pour ce microcosme qui t'entoure – ce dont témoignent aussi tes notes sur facebook, et tes vidéos explorant ton quartier - comment et pourquoi t'es-tu intéressé à ce champ d'exploration particulier?  Ton projet est presque philosophique, phénoménologique cette attention au minuscule, à l'éphémère - est-ce présent quand tu écris? 
En parlant de territoire, on ne peut s'empêcher d'évoquer Kenneth White et sa géopétique - est-ce que cette démarche a un lien avec ce que tu fais?
Le territoire : la fenêtre. C’est parce que tu me l’as fait remarquer que j’ai repensé à cette fenêtre. Même si elle est omniprésente depuis plusieurs années, je crois que ça date de « Morning à la fenêtre » écrit en 2015 et paru chez Tarmac en 2016, ou peut-être que c’est plus ancien que cela, que ça a toujours existé dans mon écriture et même avant que j’écrive.
Il y a dans ce « territoire de la fenêtre » une dualité : le dedans et le dehors, qu’on entende ces deux idées du point de vue géographique ou de celui plus intimiste, de la difficulté de vivre, « le métier de vivre » comme dit Pavese, c’est la même chose pour moi. 
La fenêtre est le poste d’observation pour voir le dehors sans s’y risquer vraiment, sorte de camp retranché depuis lequel j’appréhende le monde extérieur avec ses failles et ses mystères. Même si elle est souvent présente, la fenêtre n’est finalement qu’un biais pour parler d’autre chose, pour parler d’autres paysages intérieurs, oniriques, métaphysiques ou alors complètement absurdes. Enfin, en tout cas, à défaut d’y parvenir, c’est dans ce sens que j’explore.
Quand tu écris, as-tu en vue un destinataire précis? Prends-tu des notes que tu retravailles ?comment s'organise ton exploration - y a-t-il un plan initial, des moments que tu privilégies ... ?
Observer, saisir, écrire. Pas de préparation ni de plan. Je vois, je regarde, j’ai l’idée, je prends mon téléphone et je note, ça forme un poème ou pas.
Dans « L’instant à côté » (éditions du Cygne, 2018), on retrouve le même schéma, le dehors, avec l’effet au microscope dont tu parles. Tu cites Kenneth White comme inspiration; sûrement, même si je préfère me référer à l’infraordinaire de Perec : l’instant caché, furtif, une posture, un sourire, ce qui se cache sous l’immédiatement visible… Mais nombreux sont les auteurs à malaxer cette matière qui n’est autre que le vivant sous toutes ses formes.

 

Tu es donc toujours à l’affût ?
Oui en quelque sorte mais je n’y pense plus en ces termes. Ça peut survenir à tout moment, j’ai pris pour habitude de penser : « ça ferait pas un texte, ça ? » puis ça part…  ou pas. Après, il y a tout de même des moments de prédilection : le matin, souvent tôt, c’est là que je me sens le plus prolixe, les idées « bien propres » et le soir aussi avec quelque chose à décharger à ce moment-là. Si on reprend notre thème du territoire, il réside peut-être ici aussi, sorte de territoire temporel avec deux lieux privilégiés, le matin, le soir - non pas d’observation dans ce sens, mais de « digestion » des évènements de la nuit ou de la journée.
« Territoire minuscule » oui, ça me parle dans le sens de l'infraordinaire perecquien, ce qu’il y a au-dessous des choses, des évènements, cet insignifiant de prime abord m’intéresse parce qu’il est souvent révélateur de sens, de poésie. 

Extraits, poèmes et vidéos

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1 – 10 minutes :

 

Série texte + vidéo, écrire en 10 minutes la ville, le lieu, la rue, la place, l’avenue… Ce qui surgit ou se cache.
L’ensemble des textes écrits à date avec leurs vidéos sont disponibles sur Facebook ici il faut cliquer ensuite sur “vue fil” à gauche pour voir les publications) ou sur Instagram ici 

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3 textes en extraits :

 

10 minutes, avec les oiseaux.

 

Les oiseaux

sur les fils électriques

sont des idiots.

Je le vois

à leurs yeux fins

qui ne pensent à rien.

Des yeux d’irréfléchis.

Des yeux si petits

que sous les plumes

on ne les voit pas.

Mais moi je les vois

« irréfléchir »

ils s’électrisent par les pattes,

se dopent aux megawatts.

Ça leur démantibule les muscles,

leur grille le cervelet.

Les oiseaux

sur les fils électriques

ne savent plus qu’ils sont

des oiseaux

sur des fils électriques.

Je le vois

à leurs mouvements

battement d’ailes

asynchrones, version megastone.

Hop ! Hop ! Je saute n’importe où,

je vole n’importe comment,

je vais je viens

pour me reposer au même endroit.

Puis je pars sans savoir

pourquoi je suis venu.

Les oiseaux

sur les fils électriques

sont beaux

mais totalement cons.

 

***

 

10 minutes, dans le canal

Je file dans la ville, le ronronnement du tram sous les paupières

Station Les Aubes comme si le nom devait me réveiller

Je descends du tram puis dans le canal du Verdanson

Maigre cours d’eau qui charrie vases et petite eau noire

Je descends dans la couleur des artistes de rue ; ici dans le canal

À l’abri des gesticulations urbaines, les bruits de la ville

Deviennent sourds, tombent dans la fosse bigarrée

Je suis leur cortège de lumières légères qui battent froid le gris du ciel

Je songe à la mer plus loin vers laquelle le Verdanson court

Le froid pique ma peau, l’endroit pourrait effrayer mais je suis bien

 

***

 

10 minutes, dans un parc

 

Un petit parc dans la ville ressemble souvent à n’importe quel petit parc. Je ne suis pas expert, ni physio de parcs mais le parc Clemenceau, que je traverse comme une pensée, je le vois depuis toujours et partout.

Une sorte d’image d’Épinal avec ses feuilles mortes serrées le long d’allées circulaires qui donnent le tournis, ses mêmes arbres dont je ne sais jamais le nom et m’intéresse que moyen de le savoir,

des personnes dedans à la diversité toute relative, des arbres des pelouses des aires des clôtures des sièges des fontaines des toilettes, tous ces aménagements qui sont répliques d’autres vus dans les parcs qui peuplent mon imaginaire,

si tant est que j’aie un jour imaginé l’allure d’un parc, que ce soit dans mon sommeil ou dans quelque rêve éveillé.

Bref, et alors ?

Rien.

Arbres, petits et grands,

Allées et venues, rondes et bancs,

promeneurs promenant,

poussettes poussées,

boîte à livres (à unique livre),

tables clouées au sol

sur lesquelles les pique-niques formatent une couche de souvenirs

que l’on verra plus tard ressurgir sous un tas feuilles,

bâillements quand le soir vient,

soupirs d’aise quand le soleil embrasse,

gens cahotant chahutant passant,

les éphémères comme les permanents,

les pressés comme les ralentis du bulbe,

je dois bien l’avouer : j’aime les parcs.

.

2 – Autour de la fenêtre

.

3 extraits sur mes “paysages fenêtre” :

 

Le jour est dans le carreau

Juste à la place où il faut

Forcer un peu

Y mettre un sourire avec les yeux

Pour ce que ça coûte

D’être léger quand tout pèse

Plus que son poids

 

***

 

Il y a des soirs où le calme ne vient pas

Le jour fait ses affaires avec les habitudes

La lumière tombe sensible aux choses

Le monde descend sans rechigner

Mais un bouillon secoue les ombres

Oh rien ne passe qui vaille une histoire

Le visible reste lisible, le commun à sa place

Mais le calme ne vient pas avec le soir

(Celui-ci a fait l’objet d’une vidéo )

 

***

 

Je regarde par la fenêtre un point sur un balcon voisin ; mes idées dans le coton de la nuit, je tourne autour, du point et des idées.

Ma main tremble, hésite, recule. Je n’écrirai rien, ce matin. Sur la table, le café brulant n’ose pas fumer. Les livres habituellement si loquaces se taisent.

Je regarde par la fenêtre un point sur un balcon voisin ; il se pourrait que ce point soit une fin.

 

 

Derrière ma chambre il y a une lumière
Sans cesse allumée jour nuit elle brûle
La surface du mur paraît irréelle
Certaines nuits quand je la fixe
Elle se trouble devient une plaque
Qui pourrait bouger de son mur
Pour venir sur le mur d’en face
Car sur le mur d’en face sans
Cesse aucune lumière ne brûle

 

Tu la vois
La petite horloge
Comme un œil
Dans le mur ?




Trois poètes et leurs territoires : 2 — Marien Guillé, poète de proximité

Voici comment se présente la prochaine action poétique de Marien Guillé, poète itinérant, empruntant à pied des itinéraires de proximité géographique (ou affective) que nous vous invitons à accompagner dans les lignes qui suivent   :

« Le 2 mai prochain, grolles aux pieds, sac sur le dos, poèmes au bord des lèvres, ce sera le départ de « La Provence à Pied - deuxième édition - marche poétique de village en village ». Comme il y a trois ans, le poète de proximité repart sur les routes de la région pour une tournée pédestre !

Chaque jour, marcher d’un village à un autre, aller à la rencontre de ceux qui vivent dans les lieux traversés, réaliser des actes poétiques au fil du chemin, faire une halte dans un village différent chaque soir, proposer une Veillée Vagabonde, ouverte à la participation de chacun, avec les habitants, les curieux, les passants, les voisins, les amis…pour échanger autour de la marche, de l’itinérance, du voyage, de l’ici et de l’ailleurs, du proche et du lointain.

Bref, être là, vivant, ensemble, chez l’habitant, dans un jardin, une librairie, un café, un parc, une grange, en plein air, sur une place au bord de la fontaine… un moment suspendu pour se rencontrer, se découvrir, se donner des nouvelles de la vie. »

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Marien , peux-tu expliquer la façon dont tu procèdes, les  liens qui s'établissent entre les déplacements et l'écrire - comment ça s'organise, comment tu prends note, comment tu projettes... : 
L'écriture vient pas à pas. Les mots avancent en même temps que moi. Un pied après l'autre. Un pied devant l'autre. Un pied avec l'autre.
Des épines de pin tombent au gré des vents sur les chemins, pareillement les mots tombent sur la feuille. Je m'arrête souvent pour écrire. Ou parfois j'écris avec ma bouche. Je dis à voix haute. Je parle aux arbres et à la terre. Aux oiseaux. J'écris pour eux dans l'air des mots invisibles. Parfois je retiens par coeur ce que je dis, parfois je l'enregistre pour le recopier le soir. Parfois je sors le carnet et j'écris en regardant autour, en regardant ce qui bouge et ce qui reste sans mouvement. Le furtif et l'immobile.
Chaque jour, les notes s'accumulent et forment comme un long poème qui file comme un TGV à travers ses journées lentes. La lecture de ces notes additionnées est chaque jour plus conséquente et tente de rendre compte de la traversée en extra-rapide en s'arrêtant sur des sensations longues comme sur des détails ponctuels. Dire aussi les paysages, nommer les lieux, parfois les renommer ou les baptiser, parler des rencontres, des personnes retrouvées sur le chemin et qui accueillent le marcheur. Prendre le temps d'aller à pied vers quelqu'un provoque nécessairement une rencontre particulière, un espace-temps unique où des temporalités différentes se frôlent, se tricotent.
Dire un peu de leur vie, de leur nid, de leur quotidien. C'est comme si on marchait deux fois : sur le chemin le jour et aussi le soir par la parole partagée et sur le papier qui saisit des instants du chemin, le prolonge avec le stylo.
C'est faire corps avec la présence/le retrait que demande la marche et la présence/le surgissement qu'implique la rencontre
Comment t’est venu la nécessité de marcher ?
Mon rêve de marche a commencé quand j'ai appris que j'avais un père qui venait de loin.
Une manière de rejoindre le lointain et l'invisible. D'aller ailleurs comme au fond de moi.
Deux phrases importantes pour moi : Bobin dit "Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles" et Segalen (à peu près) : "ces voyages au bout du monde qui ne sont que des voyages au fond de soi"
Ma partie indienne, je l’ai découverte véritablement en 2015 mais Mon père restera toujours un silence dans ma vie. Un silence tellement criant que j’en ai fait un spectacle, ça s’appelle IMPORT EXPORT :
J’ai 13 ans. Je regarde la télé. Ma mère est à côté, elle est en train de repasser le linge. C’était sûrement l’été, il faisait chaud.
A un moment, ma mère pose le fer à repasser, elle s’approche de moi, elle me serre contre elle et elle me dit :  Marien, j’ai fait des recherches sur internet pour retrouver ton papa, en Inde. Ça fait 9 ans que ton papa est décédé, Marien, il est mort. Mais sa famille, elle vit encore à Jaipur, et ils seraient très heureux de te rencontrer si tu voulais aller les voir. Sur le coup, je n’arrive pas à ressentir quoi que ce soit, ni de la tristesse, ni de la joie. J’ai 13 ans. Je suis un ado tout ce qu’il y a de plus insensible et banal. Je ne réponds rien à ma mère. Mon quotidien, à cette période, bascule progressivement des jeux vidéo vers l’écriture et le théâtre, c’est un moment charnière. Je laisse tomber Tintin, j’éteins la télévision, je vais dans ma chambre, je pense à tout ça et je me dis : « un jour, j’irai en Inde rencontrer ma famille et ce sera mon pèlerinage intime, et comme tout pèlerinage, je le ferai à pied ». Ouais, Je savais qu’un jour j’irai en inde, mais je pensais que j’irai à pied ! Je me voyais partir de Provence, j’aurais longé la Côte d’Azur, Nice, Monaco, Menton, hop, traverser l’Italie vers le nord-est, la Slovénie, un bout de Croatie au nord de Zagreb, la Hongrie, paf l’Ukraine, tout du long, un bout de la Russie entre la mer noire et la mer caspienne, Kazasthan –l’Ouzbékistan Samarkand, la ville mythique, et puis l’Afghanistan (bon, là, j’avais promis à ma maman de prendre un bus au cas où, ou un avion, plutôt, je ne sais plus ce qui l’a rassuré), le Tadjikistan là ça grimpe, y’a les montagnes du Pamir et corridor de Wakhan, et arriver au Cachemire, mais c’est la guerre aussi là-bas alors…bref, ma foi le pakistan, dont venait la famille avant la partition de l’inde en 1947, passer la frontière à travers le désert du Thar, en dromadaire si c’était trop dur, arriver en inde directement dans le Rajasthan, ou par le Panjab, et enfin, Bîkaner, Ajmer, Jaipur…Jaipur ville de mon père, ça paraissait simple, facile à organiser, limpide. Durant des années, j’ai rêvé d’y aller à pied car c’est quand je marche que je suis capable de voir vraiment les choses comme elles sont. Leur véritable chair. Je vois avec mes pieds, pas avec mes yeux. Mes yeux sont infirmes. Mes pieds sont clairvoyants. Je ne savais pas encore que la marche allait devenir si importante dans ma vie et devenir quelque chose d’initiatique. 
Partir à pied, c’était une manière de prendre le temps de me préparer intérieurement, une manière d’avancer lentement vers le but afin de ressentir au fur et à mesure les changements de cultures et d’état d’esprit, une manière de vivre pas à pas le chemin à la seule force de mon corps, et de ralentir le choc temporel des voyages en avion. Les avions, ça nous fait pas voyager. Ça nous déplace. Mais notre corps ne bouge pas lui, on lui demande même de rester sur son siège, de l’attacher, de remonter la tablette et de savoir activer le masque à oxygène. J’aurais voulu atteindre ma destination par un voyage où mon corps n’aurait pas été seulement déplacé, mais serait resté son propre moteur,
C’est marrant ça, c’est comme si apprendre la mort de mon père, ça m’avait donné envie de marcher, alors qu’avant, la marche, c’était plutôt la punition, la balade qui prolongeait le repas de famille du dimanche, qui retardait toujours le moment de rentrer à la maison.
Bon, Gougeul Mapsss estimait le trajet à environ… 1595 heures de route, 67 jours, sans les pauses, 7842 kilomètres. Ce n’était pas un voyage à faire tout de suite. Je ne pouvais pas à 13 ans partir en Inde à pied, alors au lieu de ça, je suis allé à pied partout où je devais aller. Comme si tous les pas que je ne pouvais pas faire jusqu’en Inde, j’allais les additionner. J’allais faire tous ces kilomètres impossibles à l’intérieur de moi. 
Et je suis devenu complètement drogué de la marche, du fait d’aller quelque part à pied ! A 16 ans, j’aurais pu commencer à apprendre à conduire, j’aurais pu passer le permis, mais non, je voulais continuer à marcher, du moins à faire de chaque déplacement, même de quelques kilomètres, un vrai voyage, à pied, en train, en bus… écrire des poèmes en regardant les paysages, me perdre, trouver une manière chaque fois nouvelle d’atteindre l’endroit où je devais me rendre, pour faire de chaque déplacement,! c’était comme un jeu

restitution publique d'un carnet de voyage à La Ciotat (dessin de Lysey)

Tu tiens lors de ces itinérances, des carnets de voyage dont la lecture  publique est un geste artistique en lui-même – tel que j’avais pu en profiter dans le jardin de Béatrice Machet, où nous étions rencontrés au retour d’une de tes errances…
Pas de meilleure réponse qu'un extrait d'un carnet de voyage : 
Bientôt plus qu'une semaine avant le retour à Marseille !
La pluie continue à me poursuivre, les pas à s'additionner, les visages, les villages, les paysages, tout semble sourire, malgré tout, dans le tumulte climatique de ce mois de mai. La terre accueille la pluie comme une promesse tardivement exaucée, une caresse méritée après tant de mois sans eau. Les sentiers ont l'odeur du temps qui renaît, du printemps qui éclate, du jour qui se tient debout dans la ferveur d'un été proche. Mes chaussures sont pleines de boue et de brindilles, elles se colorent des kilomètres abattus et se nettoient chaque matin dans la rosée fraîche qui éclabousse entre les lacets.
Le passage du Lubéron a été formidable, puis la montée jusqu'à Banon, plus haut point du parcours, avant de redescendre encore deux jours à Reillanne profiter des rencontres et des douceurs d'un village vif et généreux. Manosque avec Mathieu, journée formidable à trouver son chemin dans la garrigue, entre les ruisseaux ensoleillés et les cerises prêtes à mûrir. Le plateau de Valensole et son horizontalité étendue à l'infini. Ce renard dans un champ de coquelicots. Les poèmes qui s'écrivent en chemin. La pluie, encore. Le vert éclatant des éclaircies. Les amis qui viennent passer la pentecôte en chemin. L'arrivée dans le Verdon en petite troupe joyeuse. Artignosc, sa fête du pain, son auberge, son lac glacé qui accueille nos corps harassés. Rafa, Myriam, Marion, Mike, Thelma, Patrick, Cathy, Carole, Dorothée, Boris, Hiram, Amália, Laurent, Annabelle, Mathieu... paroles et gestes fraternels partagés dans l'inestimable présence d'un weekend entre nous, que personne ne pourra dérober, coquelicots sur les oreilles, on a le coeur à chanter dans les buissons !
Puis repartir, sous le pluie encore, marcher, marcher. La Provence Verte, désormais, ces océans de vigne et ces bâtisses de pierre qui offrent le repos. Ces poèmes partagés dans la chaleur d'un foyer. L'accueil. L'accueil de ce qui vit, de ce qui va, de ce qui vient. De ce qui tombe de l'arbre, du ciel, du cœur. De la tête au pied. Les journées s'inventent au fil des pas, s'effondrent joyeusement et renaissent sans crier gare. "Attention, chute de joie sur 170 kilomètres. Restez sur votre voie". Les voisins vigilants n'ont qu'à bien se tenir : s'ils ne prêtent pas suffisamment attention, un poème risque de leur tomber dessus, sans prévenir. Espérons qu'ils auront la main ouverte et le cœur vaillant.
Ce matin, le silence était sans pareil. Les mots sont comme les cerises. Mûrir demande du temps, de l'eau et de la lumière. S'abreuver est une histoire sans fin, nos lèvres ont soif. J'étais assis sur le chemin et j'attendais bientôt que mon corps passe devant moi. En joignant nos pas, le soir avait la couleur de nos yeux. Plonger dedans réclame encore son lot d'ignorance.
Marcher, ça remet les idées en place, ça réveille un corps endormi, ça traque la petite bête qui grignote le temps et nos audaces. Mettre un pied devant l'autre. Et rien de plus.
Est-ce que je suis heureux de marcher, d'être là ? Je ne me le demande pas... la réponse est déjà là, avant la question.
Ce n'est pas d'avancer qui est difficile, c'est de s'arrêter.




Trois poètes et leurs territoires : 3 — Serge Prioul et l’appel de l’ailleurs

C’est à travers tes Carnets du Barroso, paru en 2014 aux éditions Vagamundo. avec un avant-propos de Sylvie Durbec que j’ai découvert ton attachement à ce territoire particulier  qui t’inspire de beaux textes et pour lequel tu utilises de magnifiques photos.
Comment as-tu rencontré ce Pays d’au-delà des monts (que mon clavier insiste à écrire « au-delà des mots » !) qu’est-ce qui t’y attire – depuis combien de temps est-il source de création pour toi ?
Impossible pour moi d'évoquer le Portugal sans associer à cela ma femme Régine, et même la notion de famille, tant le Beau-Pays, comme l'appelle mon ami le photographe Gérard Fourel, découvert en 1995, a finalement pris de place dans notre histoire.
Depuis cette date, presque chaque année, grâce à un camping-car, attirés et retenus par une certaine notion de liberté qu'il nous proposait, nous avons sillonné ce pays, à la découverte des lieux, des gens, et des coutumes.
Fils de tailleur de pierre Breton, pratiquant quelque peu moi-même, ces montagnes et ces villages de granit m'émerveillaient au possible.
En 2011, dans le village de Negrões, presqu'île au bord d'un grand Lac (je tiens à la majuscule) nous avons acheté une vieille maison qu'il faut toujours restaurer. Pied à terre pour continuer à battre les chemins du Trás-os-Montes, ce pays d'au-delà-des monts.
Depuis longtemps, amoureux de l'écriture, comme remède à bien des maux passés, c'est dans cette maison et ces voyages - parfois autour de la chambre - que j'ai vraiment satisfait ma passion pour les mots. Trouvé l'inspiration, et j'oserais dire la respiration, puisque c'est d'un dépaysement calme dont j'ai vraiment besoin, chaque matin, pour écouter ma plume.
Sous la chandelle - puisque l'électricité n'était pas encore de l'aventure - c'est dans cette maison que pendant l'hiver 2013 j'ai écrit mon premier recueil Carnets du Barroso, une histoire simple autour de nos rencontres dans cette région isolée des montagnes du nord.
Comment cela se passe-t-il : est-ce que tu prends des notes –des photos – est-ce que tu écris dans le paysage, ou bien plus tard, en rentrant en France ? Pour qui écris-tu ces textes ou dans quel but ? Quel lien essentiel se tisse entre ce territoire et toi ?
Chaque matin, principalement dans le camping-car, j'écris donc, l'aventure de la veille, au style de l'heure - si j'ose dire. Ici ou là, hasards de la route, sans trop de concessions à la modernité : pas d'Internet ni d'ordinateur, jamais de campings, juste bivouacs au bord des villages. L'été comme en plus.
J'aime beaucoup prendre des photos, des pierres certes, mais aussi des gens parmi les gestes et les pierres justement. Photos avec l'appareil, évidemment, mais aussi au-travers du poème. Brouillons de textes, dirons-nous, mais en sachant bien qu'un poème n'est jamais vraiment fini. Les carnets de l'été s'emplissent et s'entassent J'y reviens seulement au calme des retours et de la table d'écriture. En Bretagne. Autre pays de granit. D'une vieille maison à une autre. Lieu où poser la pensée et chercher le mot juste.
Pourtant mon credo n'est pas d'écrire mais de vivre. Pleinement. L'écriture venant après. Il est même rare que je prenne une note sur le terrain. Seule exception, il y a quelques temps, avec des poèmes ébauchés, autour du mur, pour un recueil ayant trait au travail manuel, avec la présence d'un certain Thierry Metz dont le parcours est si proche du mien - et pourtant si différent.
Ainsi j'écris en écho à d'autres poètes - j'aime prolonger le poème, ai-je coutume de dire. Miguel Torga sur mes chemins Portugais, Thierry Metz dans la poussière, François Villon dans la joie de la langue. Et tant d'autres, évidemment. Anciens et modernes.
Ma femme, comme sur notre chemin, est omniprésente dans mes poèmes. Elle dort là, tout près, tandis que j'écris, et n'est-ce pas l'essentiel pour tenir calmement la plume en regardant la lampe !
Alors, j'essaie d'écrire, au plus près de mon ressenti. Dans l'épurement d'une langue découverte principalement dans les livres et bien peu sur les bancs des écoles.  Allé s’en est, et je demeure, /Povre de sens et de savoir… Le Portugal, ses gens, ses scènes… comme compagnons. Régine, ma femme. Ma vie, qu'il faut dire, mais pas trop - j'ai beau avoir du ventre, j'ai horreur des nombrils !
Ecrire encore sur les routes de France. Devant la Loire, devant la mer, la montagne, dans la lumière d'une terrasse de café aussi.
Regarder. Voilà bien ce qu'il faut. Les mots sont quelque part entre les choses et soi.  
Le Portugal donc, pays connu et aimé, comme tout lieu au regard de l'écrivain voyageur mais aussi un prétexte à l'essentiel : vivre et l'écrire.

 

 

3 extraits des Carnets du Barroso, et des inédits

 

photos de l'auteur

 

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Cet œil noir et mouvant de la chandelle

Où on ne peut plus lire

Plus écrire

Trop près dans l’ombre d’elle-même

J’ai failli écrire chapelle

Chapelle chandelle

Lieux d’ombre et de lumière

 

Tirer un trait comme finit le poème

Cette illusion de croire qu’on passe à autre chose

Intérieur extérieur

La chandelle

Le Lac

Soirs et matins

 

Les villages du Barroso

 

Une jeune femme entrevue hier dimanche

Qui gardait ses chèvres

 

Ces trois hommes

Commis de ferme

Comment dit-on dans le Trás os Montes 

Pas sortis d’un Moyen-Âge

Dans l’euphorie alcoolique du dimanche

Celui-là lorgnait la femme qui passait

L’autre aux rastas parlait à un chien libre qui lui répondait

Dans les nuages de décembre

A Peirezes sur les pavés du village puis la route qui continue vers Montalegre

 

Nous allons marcher jusqu’à Vilarinho de Negrões 

Dit la jolie femme de Morgade que nous connaissons

Elle travaille à la douane

Le dimanche elle se promène

Dans la montagne ou sur les bords du Lac
Sa vie est dans notre poème

Et lui passe

Comme l’ombre d’un grand aigle

Sur la Serra de Larouco

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo - 2014

 

 

 

 

Ne jamais rien faire comme les autres en art 

en morale faire comme tout le monde 

Dit Jules Renard avec son cynisme habituel

Mais l’écrire Monsieur Jules c’est déjà ne plus être tout le monde

Jules Renard aligné sur la morale

Tant que sa femme brûlera son journal 

Je prends une photo de ma table de travail 

Qu’éclaire donc cette chandelle 

Un livre ouvert

Deux carnets un de notes un de poèmes

Et puis les bols du petit déjeuner

Le lait le miel du Barroso

Rien de plus sur mon envie d'écriture

Que cette femme qui dort

Si présente dans tout ce que je lis

Comme la Marinette de Jules

Si toujours là dans tout ce que je vis

Nous vivons deux

Nous poursuivons cette vie

Vie d’aventure

Et le mot est au singulier

L’aventure d’une table d’écriture

Et d’un vieil amour

Dans le Trás os Montes

 

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo – 2014

 

Deuxième jour de l’an

Est-ce que se lever aux aurores voudrait aussi dire qu’on est neuf 

Allumer les chandelles de la chambre

Les murs ont été montés avec les granits des champs

Et presque tous les champs sont devenus le Lac

Le Lac est-il devenu notre Lac 

On ne s’approprie rien

Mais les choses nous viennent

Pourvu qu’on les aime

Nous aimons le Lac

Les granits

Les murs des maisons

Les sources nous traversent 

Un ruisseau rapide longe la maison

Tout d’un coup

Surtout l’été

Il s’arrête de couler 

Les villageois de Negrões retiennent l’eau dans la montagne

Nous ne savons pas trop où

C’est le monde de la montagne

Les mystères de pauvres du Trás os Montes

Heureux déjà que nous accueillent à boire

L’eau des fontaines

Les loups du Barroso

 

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo - 2014

 

Comme si c'était un jeu

de retrouver des pas laissés

sur le sable mouillé

en revenant sur soi

à partir du poids

très léger de la vie*

 

Être là

En être là

Les traces d'hier pour aujourd'hui

Traces à mener

A demain mener

Moveros est un village frontalier

Le dernier de l'Espagne avant le Beau Pays

Les gens dehors nous regardent passer

Un soir de juin un gros camping-car

Dessinés les chevaux galopant du voyage

Il faut bien cela pour commencer

Celui de cette année

Pour qui sommes-nous

D'un soir les chevaux sauvages ?

Ici on vend des poteries colorées

Des personnages peints

Des animaux de toute sorte

Des vaches de race rigolote

Portant des amphores des temps anciens

Imaginaire au pas

Où était le bonheur

A peine encore dans la trace d'un soir

Pour nous harnachés

Les petits ânes

Retrouvés

 

* Tout cela  - François de Cornière

 

Vila Chã da Ribiera - 23 juin 2022 (inédit)

 

 

Hier soir Izilda râlait

Après les chiens de José Abilio

Qui toute la nuit ont hurlé

José argumentait qu'ils n'avaient pas commencé

Juste répondu

A celui du village qui traînait dans la nuit

Et qu'il n'y pouvait rien

Puis elle continuait

- à cela l'aidait un peu le vin du Douro -

Après ces fichus coqs de Darida

Qui à cinq heures ont pris le relais

En forme oui et en cœur

Treize insistait-elle treize

Et Darida dans l'été et la retenue d'un sourire

Rectifiait

Onze

     onze coqs

                            j'ai seulement onze coqs

 

                            Vila Chã da Ribiera - 26 juillet 2022 (inédit)

 

Des Portugais se sont arrêtés tout à l'heure

Etonnés de me voir là

Tailler le granit

Massette et ciseau en main

Comme autrefois

J'ai dit j'étais maçon et tailleur de pierre

                                                    ajouté plus bas

                                                                            poète

Ils ont parlé du calme du village

Et du silence matinal

J'entends moi le chant des coqs

Le carillon régulier des vaches

Les cris clairs des arrosages de six heures

Et surtout le soir

     ai-je ajouté

                la voix du grand Lac

En regardant vers l'église

Les gens ont continué sans tout comprendre

De cette histoire de cloches et de Lac qui parle

Les outils posés

La pierre scellée

Les mains caressant le sable arraché lavées au ruisseau

Des mots entendus

C'était l'heure

                            Sont venus

                            22 juillet 2014 - 25 avril 2020 (inédit)

 

 

Retour à Negrões

Le Lac est partout

La chandelle est bleue

La poule de l'enfant trempe son granit dans l’eau

J’avais oublié que la maison avait cette odeur

C’est celle de notre hiver

L’odeur des Carnets du Barroso

Je viens de poser le manuscrit sur la table

C’est un retour

Il y a cette joie dans les retours

Comme celle

pas plus

de l’aube

C’est vrai

     Maintenant

Nous avions laissé là

     Du bonheur

Retrouver les riens dans les corbeilles de terre

Ranger les fruits comme la rondeur du plaisir

Ah l’odeur encore

Des mouches d’été aussi visitent

Entrez la porte est toute ouverte

Et l’air du Lac

Le bleu du Lac

Entre qui veut

Je veux tout

 

Negrões - 2 juillet 2013 (inédit)