Un entretien avec Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut correspondent très régulièrement depuis de longues années. Cette correspondance prend parfois la forme d'un dialogue poétique. Après La Grande année (L'Herbe qui tremble, 2017), La Troisième voix, qui paraît le 1er juin chez le même éditeur, rassemble des poèmes plus longs, qui font de cet échange singulier et profond un ensemble tout à fait exceptionnel. Les textes sont accompagnés par trois peintures de Fabrice Rebeyrolle.

Isabelle et Pierre, vous aimez écrire à deux voix : « nous n’avons qu’une envie, faire œuvre ensemble » (Pierre, postface de La troisième voix). C’était déjà le cas de La grande année,  paru chez le même éditeur en 2018. De ce nouveau livre, Isabelle, tu précises ceci : « Mais nous avons senti la nécessité d’écrire des textes plus longs, qui accompagneraient nos lettres – seconde voix d’une correspondance assidue » (postface). Hormis cette longueur des poèmes et le fait qu’ils ne sont plus ici accompagnés de photographies,  quelles autres différences voyez-vous entre le projet de La troisième voix et celui de La grande année ?
 Isabelle Lévesque : Écrire à deux, c’est porter ensemble. Accepter, souhaiter être détourné de soi (un peu), de sa propre voie, pour explorer un chemin qui change sans cesse en écoutant une autre voix, familière et différente de la sienne propre. C’est un risque salvateur. Il faut beaucoup de confiance pour cela et ne pas craindre un jugement puisqu’il s’agit à la fois de rester soi et de se laisser modeler par chaque poème reçu qui désoriente et appelle une réponse. 

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La grande année, L'Herbe qui tremble, 2018, 124 pages, 25 € 67.

Dans La grande année, a priori, je ne devais intervenir que pour les photographies, elles suscitaient les poèmes de Pierre. A la fin, il a été question que j’écrive quelques poèmes et, la passion du coquelicot m’emportant, ils ont tous été écrits en regardant les captures de ces fleurs. Cette partie, indépendante, Thierry Chauveau, notre éditeur, a accepté de la publier intégralement mais elle est distincte des saisons de Pierre. Pour La troisième voix, nous avons souhaité établir une correspondance par le poème, chacun suscitant le poème de l’autre. C’est au moment de constituer le livre que nous avons voulu y adjoindre des extraits de carnets que nous avions l’habitude d’écrire, cela permettait aussi de reproduire des manuscrits. Nous aimons tous les deux écrire à la main les poèmes, nous le faisons pour certains livres d’artiste et nous l’avons beaucoup fait pour de simples petits carnets glanés auprès des Moulins à papier. Pour la plus grande partie du livre, avec ses poèmes longs, il s’agit vraiment d’une correspondance écrite au fil du temps. Parfois une lettre accompagnait le poème, parfois rien du tout.
Pierre Dhainaut : Faire œuvre n’a été possible que parce qu’il existait entre Isabelle et moi une correspondance. Ce nom de « correspondance », je devrais le mettre au pluriel. Le passage des lettres aux poèmes s’est fait peu à peu, naturellement. La grande année, à vrai dire, n’est pas un livre à deux voix. À ses lettres Isabelle avait l’habitude, elle l’a gardée, de joindre une ou plusieurs photographies des lieux de ses promenades, le matin, autour des Andelys. Au verso elle ajoutait quelques mots qui précisaient une sensation, qui surtout suggéraient une perspective, des légendes. Pourquoi ne m’aurait-elle pas invité à écrire les poèmes que m’inspiraient ses images ? Nous avons tenu une sorte de journal au fil du temps. Nous n’avons pas eu à choisir le thème des saisons, il nous convenait.
Que faisions-nous pourtant sinon reprendre la démarche du livre d’artiste ? J’avais plusieurs fois travaillé avec des photographes, il me fallait plus en l’occurrence puisqu’Isabelle est pour moi d’abord poète, c’est en tant que telle que je l’avais rencontrée. À ma demande, elle a dans la dernière partie associé ses photos et ses poèmes. Cependant nous désirions une collaboration plus active. Quand le manuscrit fut remis à l’éditeur (été 2017), nous avons commencé à écrire pour de bon ensemble. Le procédé mis au point par Isabelle fut le suivant : elle m’envoyait un texte où figuraient des lacunes à l’intérieur desquelles je pouvais intervenir. Une dizaine de poèmes a été composée de la sorte, mais ce procédé m’a semblé trop rigide. Tout fut interrompu par une opération que j’ai dû subir, nous n’avons repris l’activité commune que très tard l’année suivante. Telle a été la préhistoire de La troisième voix. Ne subsiste dans le livre avec « C’est toi » que « Conte » parce que nous n’avons pas quitté le temps fabuleux de l’enfance, nous en reparlerons forcément dans cet entretien. Nous devions changer de méthode, innover, pour que nous partions vraiment à l’aventure.

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La Troisième voix, 2023, 138 pages, 18 €.

Comme dans votre livre précédent, vous cheminez au rythme des saisons, au cours presque entier d’une année : d’août à juin. Pourtant, la chronologie n’est pas tout à fait respectée, puisque la deuxième section commence, comme la première, au mois d’août. Pourquoi cette sorte de rupture, alors que tu insistes, Pierre, sur la fidélité à la succession des poèmes échangés : « ces poèmes réunis selon l’ordre où ils ont été composés » (postface) ? Plus généralement, à quels principes obéit la composition de ce nouvel ouvrage ?
Isabelle Lévesque : Pierre tenait à indiquer la date d’écriture pour la plupart des poèmes. Je me suis rangée à ce souhait. Pour moi, la chronologie ne préside jamais à l’organisation d’un livre, c’est plutôt, toujours, un fil, différent pour chaque livre, que je suis. Il est parfois fragile et peut se rompre comme se rompent les vers par des retours à la ligne, des blancs ou le rythme qui change.
Pierre Dhainaut : Le principe de composition, respecté du début à la fin, est tout simple : l’un de nous écrivait un poème que l’autre devait poursuivre. Pas de longueur fixée à l’avance. Le nombre de vers dépendait des facultés d’interprétation et d’invention de chacun. Nous nous sommes tendu le relais durant presque une année. Une séquence développe ce que le poème initial recèle de suggestions ou de promesses, aucune séquence non plus n’a de longueur fixe. Quand nous estimions que disons le thème était exprimé, nous nous arrêtions. La pause était de courte durée. Nous étions, bien sûr, Isabelle et moi, égaux, mais c’est elle, la plus vive, qui en général intervenait d’abord. Les poèmes devaient être reproduits selon la chronologie, les dates sont indiquées. Mais dans les premières semaines l’impatience était si forte que nous avons ouvert et emprunté plusieurs directions simultanément, d’où cette confusion que tu signales. Par la suite tout est rentré dans l’ordre. Rien n’était prémédité. Nous n’aimons pas les calculs, nous aimons l’immédiat et l’imprévisible. Nous avons improvisé. La contrainte unique, absolue, veut que nous soyons attentifs ou, pour mieux dire, à l’écoute.
La troisième voix… Rarement un titre de livre aura été aussi pesé, pensé, senti, me semble-t-il, d’autant que l’épigraphe de Thierry Metz lui fait directement écho : « chemin au croisement de nos voix ». Cette troisième voix est donc aussi une voie, qui offre une direction neuve, comme y insiste Isabelle : « ni la tienne ni la mienne » ; « Lis cette page, elle s’efface / pour commencer ici dans une autre langue ». L’un et l’autre, vous évoquez un amour enfantin des lettres, des voyelles, des consonnes - à travers, par exemple, le « A » du commencement, le « r » et le « l » du mot « avril »… D’ailleurs, Pierre, tu écris : « enfants nous le sommes encore / puisque nous croyons au pouvoir des mots ». Dans quelle mesure votre dialogue se met-il au service du langage de l’enfance ? Quels liens cette troisième « langue » entretient-elle avec la simplicité sonore et le balbutiement qui préexiste au langage articulé ?
Isabelle Lévesque : C’est la langue de l’enfance qui entre dans le poème. Le passé de ma propre enfance ressurgit souvent, comme privé de sa distance temporelle, il suffit d’un jeu ou d’un rire pour cela. La neige, par exemple, sa matière d’hiver et la lumière qu’elle suscite. Voyelles et consonnes sont de même nature : éléments magiques d’une ronde que le poème incarne. Pour Pierre comme pour moi, le paysage est essentiel et intérieur. L’adverbe de lieu ici est souvent présent dans nos poèmes. Dans Le poème commencé, publié en 1969 (Mercure de France), Pierre écrivait : « [c]’est d’ici que je pars, ici que je reviens, mêlant, ne mêlant jamais à mes propres pas mes pas sans cesse. » À chacun son paysage d’enfance, la côte de la Mer du Nord, la plage de Malo près de Dunkerque où Pierre a vu la mer pour la première fois, Château Gaillard et les falaises de craie des Andelys pour moi. Ces deux paysages fondent La troisième voix. Quant à la question qui suit cette phrase : « Ici même, [saurai-je], en ce rivage du temps, faire surgir l’autre rivage ?», c’est bien l’une des questions que nous partageons en poésie : l’enfant croit au possible, celui/celle qui écrit le poème aussi. Il a des alliés, ce sont des éléments qui surgissent dans le poème, flocons, arbres par exemple. L’alphabet joue le même rôle, il faut faire quelque chose des voyelles et des consonnes. On peut les envisager comme des êtres puisqu’ils font naître les mots du poème. Or tout est découverte. Chaque nouveau poème dévoile des mots que le contexte, la syntaxe va réactiver dans une structure nouvelle. Tout se joue dans chaque poème car le retentissement est différent d’un texte à l’autre. Il ne s’agit pas de répéter ou reproduire mais de faire advenir, d’espérer faire advenir, de manière nouvelle.
Pierre Dhainaut : Nous improvisions : la référence à la musique va de soi. Je ne sais si Isabelle y a songé alors, mais souvent il m’est arrivé de nous comparer à deux musiciens qui se surprennent, se stimulent, rivalisent s’accordent, découvrent de nouveaux horizons sonores, j’allais dire inépuisablement. À deux voix, me semblait-il, c’était possible. Et aujourd’hui me vient une question : quel aurait été l’instrument d’Isabelle, quel aurait été le mien ? Rêvons : violoncelle, piano, flûte… Mais deux voix, seulement deux voix suffisent, leurs ressources sont infinies si elles se reconnaissent, si elles sont libres. Ce livre est né de leur entente. « La troisième voix » n’appartient pas plus à Pierre Dhainaut qu’à Isabelle Lévesque, elle est la voix qu’ils ont créée, qui, rendue publique, doit vivre de sa vie propre, que le lecteur devrait accueillir sans penser aux livres que chacun a écrits séparément. La citation de Thierry Metz placée en exergue le dit très bien : « au croisement des voix » apparaît l’autre voix, la troisième. Faut-il insister sur la valeur symbolique de ce nombre ? La totalité, l’union, elle est universelle. (Nous saluons discrètement au passage Michèle Finck, l’auteure de La troisième main, qui transcende celles du compositeur et de son interprète.) Une voix accède mystérieusement à la présence et par elle nous entrons en pays de résonance. Nous sommes sensibles, Isabelle et moi, à tout ce que les vocables suggèrent à la vue comme à l’ouïe. L’exemple d’« avril » est emblématique : « r », c’est l’air, « l », c’est l’aile, c’est elle. D’autres échos sont perceptibles, d’autres évocations. Il y a aussi dans La troisième voix d’innombrables anagrammes. La plupart de mes poèmes sont tissés, spontanément, de cette manière. Est-ce, Sabine, une survivance du langage enfantin ? Je l’admets. Je crois aux vertus fécondes du balbutiement. Je crois également que la poésie et la cabale phonétique suivent des voies communes : le surréalisme d’où je viens me l’a appris, en particulier l’œuvre de Gherasim Luca. Autrefois je voulais écrire toute une étude sur les jeux d’amour entre les mots.

Isabelle Lévesque, © Le Printemps des poètes.

Cette « troisième voix », je l’entends également comme la voix du cœur, à travers cette amitié indéfectible en cet « espoir » que tu soulignes, Pierre, « d’aller toujours à la rencontre ». C’est le cœur qui vous pousse à échanger en poésie, à signer vos vers « d’un nom commun » et à vous offrir en toute « confiance » les présents de vos mots, mains ouvertes : « Et si dans la paume, au bas d’une page, / nous déposons un souffle, / il tiendra lieu de signature » (Pierre) ; « Dans ma paume tu signes / une lettre d’or » (Isabelle). Il me semble que votre relation affective intervient dans ce dialogue de poèmes, comme le suggère peut-être cette évocation d’un « silence » passager : « Ici nous sommes / séparés » (Isabelle). De manière très significative, votre ultime poème entrelace vos deux voix. Si mes questions ne sont pas indiscrètes, j’aimerais savoir quel rôle joue votre amitié dans cet échange : si vous ne vous connaissiez pas aussi bien, pensez-vous que votre dialogue en serait différent ? Est-ce que votre relation et votre écriture, au terme de cet échange, s'en sont trouvées changées ? 
Isabelle Lévesque : Tu vois clair, chère Sabine. L’échange des poèmes, nous le savons toi et moi pour avoir écrit ensemble également, ne peut avoir lieu qu’en confiance. Il est certain que Pierre et moi, en plus de nous connaître bien, connaissons bien chacun de nos livres. Cela fait bien du temps que je fréquente ses poèmes. Déjà, pour Ossature du silence (Les Deux-Siciles, 2012), j’avais inscrit ces deux vers de Pierre en épigraphe : « d’où vient cette force / également qui ronge, qui érige ? » (Pierre Dhainaut, Plus loin dans l’inachevé - Arfuyen, 2010). La place inusitée de l’adverbe, les deux verbes paronymes et antithétiques me paraissaient caractériser parfaitement le paysage que j’évoquais, avec la falaise en surplomb. La craie, fragile, devient écriture menacée elle aussi d’effacement, il suffit d’un geste pour effacer le tableau. C’est pourtant ce geste qui nous redresse par l’écriture du poème. Cette « force » en action, propulsée par le vent ou le souffle, chez Pierre, je l’éprouve aussi lorsque j’écris. Nous savons quels sont les points sensibles de chacun et quels motifs tissent nos poèmes. Les faire se rencontrer, se heurter même parfois, nous fait aller plus loin. Nous cherchons chez l’autre ce que nous ne trouvons pas en nous-même.
Pierre Dhainaut : Sans l’amitié La troisième voix n’existerait pas. Une rencontre a lieu, et l’amitié qui commence demande que nous allions toujours à la rencontre. L’indéfectible, je reprends, Sabine, le mot que tu utilises, l’indéfectible n’est pas un état, mais un élan qui, s’il donne confiance, implique la plus grande exigence. En écrivant ce livre, nous avons obéi au mouvement que la rencontre avait mis en branle. Elle s’est faite, cette rencontre, grâce à la lecture dans plusieurs revues auxquelles je collaborais (Diérèse, Voix d’encre, Thauma) de quelques-uns des premiers poèmes publiés par Isabelle, ils m’alertèrent. « Le rendez-vous de neige » (Diérèse, n° 48-49, Printemps-Eté 2010) est pour moi le texte augural, d’une ferveur et d’une ardeur exceptionnelles. « La précision du ciel. Dépôt de brume. / Un peut-être. / J’entends huit heures, hiver, épais le noir et je pars […]. / Poème de givre pour la lumière. » J’ai gardé le rendez-vous de neige, je connais ces pages par cœur. Isabelle partait aussi à la recherche d’une écriture concise, saccadée, emportée, qui correspondait à une totale nécessité intérieure. Alors que tant de poètes de ces années-là tournant le dos aux abstractions des avant-gardes accumulaient constats et platitudes, Isabelle retrouvait l’impératif de Rimbaud, la vocation même de la poésie, l’« alchimie du verbe ». Et de plus tous ses poèmes étaient d’amour (ils le sont restés). « Nos pas et l’encre se répondaient. » Ce n’est pas un hasard si, quelques années plus tard, avec Daniel Martinez, nous nous sommes retrouvés à Charleville, d’abord pour rendre hommage à Thierry Metz dans la Maison des Ailleurs où vécut Rimbaud, puis devant sa tombe pour lire nos poèmes. Ce matin d’octobre, la première fois en public. Tes questions, Sabine, sont-elles, comme tu le crains, indiscrètes ? Le mouvement de l’indéfectible ne s’est pas arrêté après La troisième voix. Nous avons encore composé tout un livre, Le silence, imagine, dont quelques extraits ont paru dans des revues, notamment Europe, ou ont été recopiés dans des manuscrits illustrés par nos amis Fabrice Rebeyrolle et Caroline François-Rubino. L’envie d’écrire à deux voix n’a pas disparu, nous saisissons la moindre occasion pour la satisfaire. Que puis-je ajouter ? Les poèmes disent tellement plus que ce que les auteurs veulent ou prétendent y mettre, La troisième voix n’échappe pas à cette règle. Tu es, Sabine, notre première lectrice : le don de clairvoyance qui est le tien me bouleverse. L’écriture, en ce qui me concerne, a changé : je l’approche aujourd’hui plus librement. Je le dois à Isabelle, non pas que je subisse son influence dans le choix des tournures et des rythmes, par exemple, mais parce que les conditions de notre travail m’ont obligé à me comporter d’une manière moins lente, moins laborieuse. Je me suis dénoué. Je tenais à répondre sans trop de retard aux envois d’Isabelle (la poste à l’époque était rapide), pourquoi la faire attendre ? Les premiers mots m’étaient apportés, impérieux. L’essor et la concentration étaient immédiats. La patience, comme disait Rimbaud, pouvait être qualifiée d’ardente. Tandis que s’élaborait La troisième voix, je travaillais sans m’interrompre à d’autres livres, ils ont bénéficié de la même vivacité. J’ai le souvenir d’un élargissement heureux.
Dans une conversation récente, Pierre, tu as évoqué l’étrangeté fragmentaire des demi-poèmes d’Emily Dickinson. Cette « troisième voix », je la lis aussi comme le silence immémorial où la parole personnelle s’efface dans « l’air pur de l’échange » (Pierre). Cette voix devient alors pour toi « écoute » rigoureuse et profonde « attention » (postface), ouverture à plus grand que soi-même… J’ai ainsi le sentiment que vos deux noms s’abîment dans un « souffle » (pour Pierre) ou un « secret » (pour Isabelle), qui équivalent à « ce nom qui vibre au-delà de lui-même » (Pierre). Cette voix silencieuse, on pourrait peut-être la désigner par les syllabes des mots « oui » (Pierre) ou « ici » (choisi comme titre de votre dernière section). Comment vous exercez-vous à l’écoute ? Comment votre état d’esprit et vos mots l’entretiennent-ils, lorsque vous répondez à cet(te) autre dont le langage m’apparaît si différent (incisif sous les doigts d’Isabelle, réceptif dans la paume de Pierre) ?
Isabelle Lévesque : La troisième voix, en ce titre une forme de quête. Deux « voix/voies » s’entendent grâce à l’homonymie, elles dépassent le chiffre 2 en quelque sorte. Ce qui importe n’est pas l’une ou l’autre voix, mais ce qui naît de l’écoute. Le questionnement, fréquent dans les poèmes de chacun, appelle un destinataire et laisse une réponse libre de s’énoncer. Toujours, la réponse est ouverte et relance l’interrogation. Le poème est ainsi, ouvert à l’infini. Le mot « fin », exclu du poème, ne peut retentir, il faut poursuivre les livres toujours pour les laisser vivre et traverser ceux qui les vivent. Écrire ensemble, c’est accepter le doute et le vivre pleinement, comme une chance. Le « oui » chez Pierre, je ne le lis pas autrement. Il incarne l’écoute. En cela, je le partage, même si, effectivement je crois, comme tu l’exprimes, le langage incisif entre dans mes poèmes. Je me laisse heurter par ce qui m’entoure et la grammaire bouleversée peut le traduire, avec des accélérations lorsque certains mots manquent ou quand jaillissent des vers directs et perçants. Si Pierre tend vers ce oui d’accueil augural, je tends d’abord vers un non ou plus précisément, je connais toujours des moments où je me débats dans la vie comme dans le poème. Ce passage par une forme de lutte qui apparaît, je crois, dans le rythme et la syntaxe du texte, peut ouvrir un possible (le oui). Dans Ici, adverbe qui nous rapproche et nous lie, Pierre écrivait : « en compagnie des mots / tu n’as qu’une envie, relier, réconcilier, / tout est cependant à refaire, / ils te l’indiquent, et ils t’épanouissent » (Pierre Dhainaut, Ici - Arfuyen, 2021).  Dans nos échanges, nos mots et nos rythmes trouvent un accord qui ne craint pas les dissonances et l’inachèvement du poème. Il me semble que les différences d’expression (et de personnalité peut-être), dans la rencontre, deviennent inspiration pour l’un et l’autre.
Pierre Dhainaut : Les brefs poèmes d’Emily Dickinson, denses, énigmatiques, ont été appelés « moitiés de poèmes », il nous appartient de les compléter grâce à « la voix qui se lève en chacun » durant sa lecture, et, poursuit Dominique Fortier dans son bel essai Les ombres blanches (Grasset, 2022), « il faut les deux voix » pour que les moitiés soient réunies. N’est-ce pas la démarche que nous suivons dans La troisième voix ? Aucun poème à lui seul ne se suffit, aucun des deux poètes n’est indépendant : tour à tour nous y sommes auteurs et lecteurs, le lecteur devenant l’auteur qui incite à une lecture nouvelle. Écriture et lecture se réinventent sans fin ou du moins aussi longtemps que le permettent les potentialités du poème premier et les possibilités de chaque intervenant. Un tel livre n’est pas terminé. Les livres de poésie se terminent-ils ? Le dialogue qu’ils inaugurent est, en principe, perpétuel. Isabelle, à ma connaissance, n’emploie pas l’adverbe « oui », mais fréquemment dans La troisième voix comme dans nos propres livres (Chemin des centaurées, Ici) nous employons celui d’« ici ». Dans la dernière section que tu cites, nous rejoignons notre lieu, le livre qui s’ouvre, et nous avons à vivre en cette ouverture. Je n’engage que moi dans cette partie de la réponse. C’est bien ici que tout se joue, dans l’espace et le temps d’une transmutation du langage et de l’être, mieux vaudrait dire, simplement, de la personne, en ce livre, en ce monde. « Ici » se change en « Oui ». Le livre est, par excellence, le lieu de l’écoute, notre sens le plus fin, le plus disponible, le moins autoritaire. À la fin de ta question, Sabine, tu compares nos comportements, « incisif », celui d’Isabelle, « réceptif », le mien, les doigts de l’une, la paume de l’autre, mais ces doigts et cette paume forment la même main, n’est-ce pas ? La voix que nous engendrons, la troisième, n’oppose pas les différences, elle les attise et les dépasse.

Pierre Dhainaut, Photo © archives Jean-Charles Bayon - VDN.

Cette entente silencieuse se rend pourtant visible, comme l’indique le geste du peintre Fabrice Rebeyrolle, qui grave des vers, reproduit des missives anciennes et les teinte de rouge et d’ocre : « Il incarne la troisième voix du livre » (Isabelle, « Le secret, l’empreinte »). Aviez-vous prévu de faire intervenir un artiste, lorsque vous avez réfléchi ensemble à la forme de ce livre ? Pourquoi cet appel à Fabrice Rebeyrolle ?    
Isabelle Lévesque : Pour ce qui me concerne, c’est la poursuite d’un travail commun avec Fabrice Rebeyrolle depuis Chemin des centaurées (L’herbe qui tremble, 2019). J’ai aimé que le peintre, comme il le fait toujours, propose sa propre lecture des poèmes. Pour Chemin des centaurées, il avait inventé un paysage fantastique dans lequel les fleurs, devenues des êtres singuliers, semblaient s’extraire des pages pour exprimer une émotion. Dans En découdre, Fabrice R. avait dissocié des espaces qu’il fracturait par la gravure et l’entaille vive sur la page. Dans Je souffle, et rien. c’est tout l’espace vertical, vertigineux, qui l’avait inspiré. Ce que crée ce peintre me surprend toujours : il lit attentivement les textes, c’est un grand familier de la poésie contemporaine, et transcrit à sa manière les mots du poème. En travaillant sur les feuilles d’une correspondance ancienne, il a donné un fond signifiant aux peintures. Tout découle me semble-t-il de cette correspondance que Pierre et moi échangions pour nous adresser les poèmes. Et puis des couleurs, le rouge, le bleu raniment ce passé des lettres anciennes. Les réactions de Fabrice R. à la lecture des poèmes s’avèrent toujours stimulantes.
Pierre Dhainaut : A priori je ne voyais pas ce livre accompagné par un peintre. L’initiative d’inviter Fabrice Rebeyrolle revient à Isabelle, je l’ai approuvée sans réserve, nous avions déjà réalisé plusieurs livres d’artistes tous les trois. Fabrice a parfaitement vaincu la difficulté qui lui était soumise, deux auteurs, deux lieux, variété des propos… Il n’a pas illustré, il a rendu visible ce qui nous animait lorsque nous confiions au papier ces empreintes de nos mains ou de nos voix, ces lignes aussi tremblantes que celles qu’enregistre un sismographe, un électrocardiogramme.
Vous utilisez tous deux, très naturellement, la deuxième personne du singulier, qui est l’axe du dialogue. D’ailleurs, le premier titre – manuscrit, avec vos deux écritures – redouble cette adresse : « C’est toi / C’est toi ». Pourtant, je ne peux me défaire de l’impression selon laquelle chez toi, Isabelle, le « tu » renvoie clairement à Pierre, ton interlocuteur, alors que toi, Pierre, tu emploies parfois aussi le « tu » comme on s’adresserait à soi-même (un « tu » embrassé par ce « nous » qui t’est si familier). Quels sont le sens et la portée de cette deuxième personne du singulier, pour chacun de vous ?
Isabelle Lévesque : Chère Sabine, la deuxième personne du singulier entre volontiers dans mes poèmes. Même lorsque je n’écris pas avec quelqu’un, je crois que tous mes poèmes sont adressés. Tu as raison, le plus souvent dans La troisième voix je m’adresse à Pierre – pas seulement je crois, mes chers disparus et les aimés vivants s’invitent aussi en ce « tu ». Il n’est pas exclusif. L’incarnation est très forte dans mes poèmes et je n’utilise jamais la deuxième personne pour m’adresser à moi-même. Ce pronom est classiquement et irrésistiblement pour moi la figure de l’autre. Impossible de me penser seule et je tends toujours mes mots à quelqu’un en espérant qu’ils seront entendus. Ecrire, c’est pour moi établir un lien et tenter de le maintenir par tous les moyens du poème.
Pierre Dhainaut : L’omniprésence du pronom « tu » et sa force, c’est l’une des constantes de l’œuvre d’Isabelle. Le lecteur a beau savoir que la personne à qui elle parle est un être aimé qui s’est éloigné ou qui est mort, il se sent directement concerné : à lui, à lui personnellement s’adressent ces poèmes. Le « tu » de mes poèmes, moins fréquent, désigne avant tout l’être aimé, il a également servi à invoquer la poésie, la poésie et l’être aimé sont inséparables, « Toi mon absente ma vivante » (Le poème commencé). Le « tu » est encore celui du dialogue avec soi-même, un avatar du « je » avec lequel on prend un peu de distance. Dans La troisième voix la deuxième personne du singulier s’imposait d’un bout à l’autre du dialogue. Je sais qui me convie à écrire ce poème, je sais à qui je le destine. J’insiste : d’ordinaire, je suis face à l’inconnu, même si j’espère que le poème, comme le disait Celan, « va vers l’autre ». Cette fois, comment l’oublierais-je ? le poème sera lu, relancé, par quelqu’un dont je connais la voix. Je ne tiens ni à le convaincre ni à lui plaire, je souhaite être à la hauteur de ce qu’il attend de moi. Et c’est ainsi que nous avons quelque chance d’échapper au cercle où nous enclot le narcissisme et que, si nous n’y prenons garde, l’écriture entretient volontiers. Le « nous », que j’affectionne, est le pronom de « la troisième voix ».
Votre dialogue relie parfois deux lieux : à plusieurs reprises sont nommées vos villes respectives, « Dunkerque », « Les Andelys ». Pourquoi insister sur cet ancrage si « nous sommes d’une planète sans nom » (Isabelle) ?
Isabelle Lévesque :  Je crois que l’impossibilité de nous rejoindre dans l’une ou l’autre ville, pour des raisons diverses, comme le lien très fort de chacun à « sa » ville a déterminé ce retour fréquent des deux noms propres. Nous avions aussi conscience du trajet des lettres (dans le ciel sans doute, au-dessus des nuages), nous l’avons évoqué, comme le temps nécessaire à l’acheminement du poème. Nous vivions le passage de l’une à l’autre ville comme une sorte d’écho, la seconde existence du poème lorsqu’il arrivait à destination. C’est un peu le miracle d’une correspondance, elle n’atteint son destinataire qu’après.
Pierre Dhainaut : Isabelle mentionne des lieux dans le corps du poème, je ne le fais guère. Je n’ai que trop tendance, je m’en rends compte, à généraliser, pour ne pas dire à abstraire. Est-ce une tendance inhérente à la poésie ou liée à ma seule personne ? Je ne cesse de me poser la question. Dans La troisième voix Isabelle apporte le sens du concret qui me fait défaut. Cela dit, certains noms de lieux en particulier m’enchantent, Les Andelys justement, à condition de prononcer comme il convient, avec le « i » final, la voyelle de stridence et de déchirure, mais aussi de visage, d’alliance.
J’ai été frappée par l’importance du mot « neige », d’abord dans les deux poèmes manuscrits de votre première partie (« C’est toi / C’est toi »), puis dans le cours du livre, même lorsque les poèmes sont datés du mois d’août. Pierre, tu as publié en 2022, chez le même éditeur, Préface à la neige. Isabelle, l’un de tes titres emblématiques est Le fil de givre (Al Manar, 2018). D’où vous vient cette prédilection commune pour la neige et quel rôle joue ce mot dans vos échanges ?
Isabelle Lévesque : La neige entre dans une chaîne magique. Parce qu’elle est rare (ici, en Normandie), on l’attend longtemps. Elle figure aussi dans les images d’enfance, un noël sans neige est-il possible ? C’est qu’elle transforme tout sans rien changer. Le paysage, sous la neige, est intact. Elle lui donne la lumière de ses flocons. On imagine la luge, les moufles, les jeux d’enfant dans un paysage immémorial, un conte, en tout cas une période non datée qui nous relie à l’enfance, à la métamorphose et à la beauté. Le mot lui-même, une seule syllabe, me fait rêver. Il convoque les vers d’Apollinaire, une forme de mélancolie heureuse car je l’assimile à un temps de retrouvailles dans l’éternité de l’enfance que la neige ranime à chaque fois.
Pierre Dhainaut : Nous aimons la neige, le mot à lui seul est pour nous un signe de ralliement. Chaque hiver, nous en guettons l’apparition. Quand nous écrivions La grande année, elle nous a manqué, nous n’avons pu lui dédier une photographie, un poème. Avec la neige on pénètre dans un autre temps. On retourne à l’origine où rien n’est divisé, différencié : quelle est la frontière de l’invisible au visible ? Transies, les mains brûlent. À l’action dont les buts sont trop précis on préfère la contemplation, à la parole le silence. Mais ce silence comme l’immobilité n’est pas stérile. Entre mort et vie, voici l’aube. Plus qu’en attente on se trouve au sein d’un monde en latence. La blancheur dit tout, il lui arrive d’être éblouissante. La neige me fascine. Elle me réconcilie. Elle me dilate. J’invente en marchant les chemins, je souhaite que mes traces soient sur elle aussi légères que possible. Elle a une vertu initiatrice, une poétique peut en venir. Un style d’écriture, c’est-à-dire un style de vie. Les jours de neige correspondent au temps merveilleux des jeux. À chaque chose nous procurons un sens lié à la mémoire : à travers les années j’ai perpétué une vision formée à l’âge de mes dix ans au sortir de la guerre. Je renvoie à Préface à la neige. Quand reviendra pleinement la neige de l’enfance, tout sera accompli.
Dans ce livre, je découvre votre « envie » (à tous deux) « de conduire / le langage à l’ivresse » (Pierre). Quelle est cette ivresse ? Pierre évoque par ailleurs une aspiration à recevoir « le vrai nom du temps » et Isabelle revendique, en poésie, une forme d’éternité ou d’immortalité : « nous sommes immortels en ce nombre inconnu ». Je n’oublie pas que Le fil de givre désirait « tracer le ciel d’éternité ». On dit volontiers que l’extase suspend le temps. Vous répondre l’un à l’autre par des poèmes vous offre-t-il de mieux habiter l’instant ?
Isabelle Lévesque : Pour moi, le poème révèle un instant qu’il inscrit dans une forme vivante et permanente. Lorsque j’écris, tout reste intact (de la joie ou du chagrin, peu importe). Ecrire permet de redécouvrir une saveur, une image. Et lorsque je lis les poèmes, je ressens aussi cette capacité des mots à saisir ce qui pourrait perdre son intensité. Et puis je n’écris que lorsque j’en ressens le besoin, il faut donc que cet instant aussi soit propice pour restaurer le lien avec ce qui pourrait être perdu. Seul un état particulier de porosité permet cela. Sans doute est-ce la raison pour laquelle écrire me fait entrevoir la lumière.
Pierre Dhainaut : L’ivresse dès que tout vacille, les contours s’érodent, les murs, rendus poreux, s’écroulent. À quoi bon écrire des poèmes si nous ne sommes pas entraînés jusqu’à ce vertige ? Ivresse et lucidité ne sont pas incompatibles. Baudelaire refusait que nous soyons « les esclaves martyrisés du temps ». Ailleurs / ici, dehors / dedans, temps / éternité, absence / présence… les antagonismes de ce genre ne fonctionnent qu’à l’intérieur du système établi par notre logique, laquelle est dualiste. Échappons enfin à cette conception étriquée. En fait, un art existe, fondé sur de tout autres principes, l’art des passages, et nous le pratiquons plus ou moins fidèlement dans les poèmes. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage », rappelons-nous Montaigne, taoïste sans le savoir. Alors, nous n’opposons plus l’éphémère à l’intangible. Les poèmes sont des épiphanies, l’instant s’y ouvre dans le temps même, il ne dure que s’il est insoucieux de sa durée. Est-ce que La troisième voix propose de tels instants ? Aux lecteurs de le dire. Auteur, je peux dire que dans la temporalité mouvante de l’écriture les prérogatives du moi n’agissaient  plus, et ce dépassement est ce qui importe le plus. Pour l’un comme pour l’autre, le temps d’un livre et au-delà.

Présentation de l’auteur

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Jean-Pierre Siméon, La flaque qui brille au retrait de la mer, suivi de Matière à réflexion

Ce petit livre, dont le premier titre est issu de l’aphorisme 127 de la seconde partie, se présente en deux sections différentes, sur le même sujet : pourquoi la poésie, pourquoi des poètes, qu’est-ce que la poésie, à quoi est-elle utile, en quoi consiste un poème, comment devient-on poète, suffit-il pour l’être d’affirmer qu’on l’est et d’avoir éventuellement fait imprimer une plaquette de vers, etc., etc. ?

Dans la première partie, des pages de prose réflexive s’attachent à exposer le retour d’expérience du poète Jean-Pierre Siméon sur sa propre évolution en poésie et les questions qu’il se pose à ce propos, avec des tentatives de réponses lucides, parfois dubitatives ou hasardées, généralement convaincantes. Ce qui m’a semblé le plus digne d’être médité par tous les apprentis-poètes, dont je suis, c’est le souci qu’a l’auteur de voir la poésie (son exercice, sa présence dans la collectivité, sa place dans la pensée), justifiée. Le point sur lequel notre poète insiste, c’est sur le fait de la relation aux autres qui se manifeste à travers le poème, la publication, le besoin d’expression sociale inhérente à l’acte de publier. Plutôt qu’un mauvais commentaire à ce sujet, je préfère laisser la parole, limpide, à notre auteur : « Que quiconque ait le droit d’écrire des poèmes, voire de s’autoproclamer poète, ne se discute pas. La poésie n’appartient à personne, chacun a droit au risque éventuel du ridicule et finalement les lecteurs et le temps sont des arbitres sûrs. Mon propos ne vise ici qu’à identifier les causes d’un malentendu tenace qui veut que l’intention suffise à faire le poète et fait omettre le forcené travail qu’il faut pour y parvenir. On admet sans discuter qu’un long et exigeant apprentissage soit nécesaire pour se revendiquer chorégraphe, comédien, compositeur ou cinéaste, mais tout se passe comme si cette contrainte ne valait pas pour la poésie. » J’arrête ici car bien sûr je ne veux pas déflorer la suite. Il faut se plonger dans le point de vue passionnant de l’auteur sur le désir, sur le rythme dans le vers, sur le rapport de la voix du poète à la langue, sur la gestion de la « situation poétique » - j’en parlais à l’instant - par rapport à la société. Je crois que quiconque lit des poèmes, et davantage encore, quiconque aura entrepris d’en écrire - ce « chemin de vie » dont parle Siméon - tirera bénéfice à lire cet essai simple et franc autour des questions essentielle qu’on peut se poser à propos de l’affaire de la Poésie. 

Jean-Pierre SIMÉON – La flaque qui brille au retrait de la mer, suivi de Matière à réflexion, Editions Project’îles, 80 pp., 14 €.

De l’analyse de son élan de jeunesse vers le poème, jusqu’à celle d’un parcours de vie de bientôt trois quarts de siècle, avec les enseignements qu’un constant souci de la poésie a pu lui apporter, ces pages concentrées d’un auteur à l’oeuvre abondante et largement reconnue (sans pour autant qu’elle l’ait poussé à délaisser une saine humilité), méritent la plus intime attention. Il est probable que la majorité des poètes de notre temps s’y reconnaîtraient, et que ces pages peuvent constituer un sain garde-fou, si l’on me passe l’expression, pour de futurs écrivains que tente la poésie.

La seconde section de l’essai rassemble 152 aphorismes que Jean-Pierre Siméon a rassemblés sous le titre « Matière à réflexion ».  Et cette matière est d’une évidence assez foudroyante par les observations brèves qu’elle énonce, j’en cueille quelques-unes, mais toutes méritent réflexion précisément : 1. Mieux vaut un poème sans poète qu’un poète sans poème. 3. Vouloir être poète pour être connu, c’est partir en randonnée avec des tongs. 10. Il arrive que pour un vers, un poème, un recueil, le poète ait eu l’oreille absolue. Pour le lecteur, ça saute aux yeux. 18.Ne jamais douter de la poésie, mais de son poème, oui, toujours. 33. Le dessus des mots fascine mais c’est toujours dessous que ça se passe.  34. Poème : tissage, métissage. Surtout pas broderie. 60. Usage des adjectifs : pas comme des briques, comme des vitres. 64. La poésie est très précisément matière à réflexion. Elle nous réfléchit autant que nous la réfléchissons. 89. La poésie peut penser bien sûr mais il faut que cette pensée ait du vent dans les cheveux. 110. Pas de poème sans un « je » fut-il fantôme. Le moindre choix énonce un affect, une pensée, une humeur. Voire une insuffisance cardiaque. 136. Il arrive que des poèmes obscurs soient éclairants – mais jamais ceux obscurcis à dessein. 142. Le mauvais poète est celui qui préfère sa poésie à toutes les autres. 152. Aucun poème au monde ne serait justifié si la poésie n’était pas le sens ultime du devenir humain.

Si je cite de larges éclats de cette « matière », ce n’est pas que j’aie sélectionné le plus intéressant, seulement voulu montrer l’éventail des intérêts et, autour de la question poétique la diversité des questions qui se posent à un poète de long cheminement, qui en ce mince livre s’est appliqué avec bonheur à offrir un condensé transparent de son expérience. Il est des poètes qui s’expliquent, d’autres qui soit ne le veulent pas pour des raisons qui leur appartiennent, par exemple désir (suspect) d’entretenir un certain mythe, soit ne le peuvent simplement pas. Jean-Pierre Siméon fait ici partie de ceux qui mettent cartes sur table, même si certaines d’entre elles, précisément pour des raisons qui tiennent à l’essence de la poésie, nous interrogent à la manière de ces lames du Tarot dont on n’a jamais le sentiment d’avoir épuisé leur réserve de significations !

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Philippe Leuckx, Matière des soirs

 Lorsque j'eus refermé ce livre après ma première lecture, ma pensée fut tout entière condensée par cette impression : c'est le livre du chagrin. Elle fut certes influencée par le mot, employé maintes fois dans les poèmes, aussi par ce que je sais, comme le savent ceux qui suivent peu ou prou les publications de Philippe Leuckx sur les réseaux.

À vrai dire, j'ai eu cette sensation dès les premières pages et ce mot, chagrin, s'imposait par une sorte de noblesse, en cela qu'il dépasse une tristesse plus ou moins sans objet, c'est à dire une affliction à la fois plus sourde (peut-être plus faible en apparence à force de durer) et plus irrémédiable. Cette Matière des soirs, accompagnée des justes et somptueuses photographies de Philippe Colmant, est une traversée de la douleur énoncée avec retenue.

Dans la maison
je cherche la présence
comme l'on monte les marches
sans trouver son rythme
la solitude est vive dans le bois
des rampes
les chambres closes
parfois un rideau bouge un peu
mais c'est aussi illusoire
que ces bribes reconnues
au loin dans une pièce
dialogues morts nés
alors que la rue se ferme
comme une éponge
et que le jour tourne
sur lui-même
sans répit

Philippe Leuckx, Matière des soirs, Éditions Le Coudrier (24 Grand' Place, 1435 Mont-Saint-Guibert, Belgique)  2023, 66 pages, 18 €.

On aura compris qu'un deuil est à l’œuvre et il serait indécent d'en vouloir  décoder précisément les émergences dans les poèmes. Ce chagrin essentiel est celui qui dit la solitude de l'être, dépossédé de qui fut part de sa vie, et plus largement, qui dit toute solitude de l'être humain dans l'inévitable déréliction,

Paysage grêlé de tombes et de visages
absents
On ne peut taire l'effroi des mères
devant le vide
Parfois un père regarde au loin un arbre
l'intimant à vivre
debout

Car il s'agit de demeurer, et quand on est poète, homme traversé par les mots, il faut encore de ces douleurs en faire un miel doux-amer, avouer qu'on ne dit rien / de définitif, mais qu'on persiste à dire. L'errance cette école de patience, écrit Philippe Leuckx et je ne peux m'empêcher de songer à un autre Philippe (Jaccottet) : Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches, // tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin // du poème, plus que le premier sera proche // de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.(in L'effraie, Gallimard, 1953).

Le chagrin du poète n'est pas prétexte à une lamentation auto-centrée, c'est un chagrin vivant, d'autant plus douloureux sans doute, qui affronte le monde et tente une consolation dans les mots. À ce propos, on pourra noter les différents pronoms employés, le je, plus ancré dans la souffrance immédiate, je ne sais où aller / ou si peu, le on qui met à distance, on égrène les fêtes // les manques les beautés, le tu forcément à distance aussi mais cherchant prise, Tu te déprends de la solitude / dans l'aire de l'été.

Hors de ces tentatives d'analyse des poèmes, ou plutôt pour ne pas les souiller, il en est que l'on souhaite livrer dans leur simple miracle :

Sous la lumière confinée
ce tulle de solitude
l'enfant de sa fenêtre
scrute le dehors
et sa main prouesse
de lenteur
soulève la ville

Cependant, malgré la peine, la présence au monde résiste : Oui, les saules près du pré / et l'abreuvoir qui tonitrue / à chaque mufle ou encore : Des visages dans les vignes / signes de vie / au raisin qui se prépare

Dans l'épaisseur de nos vies
mailles strates veinules réseaux
le sang irrigue la petite espérance
désolée au logis informe dérisoire
et le cœur sonde à tout va
vers la lumière

La lumière est bien présente dans le livre, un désir de lumière le plus souvent, comme antidote à l'immense tristesse, ou insuffisante mais nommée, comme pour ne pas oublier qu'elle est possible. On laisse venir cette pauvre / lumière / cueillie entre les murs / un jour de canicule

Mais plutôt que de gloser pauvrement, laissons la parole au poète qui dit si simplement les choses, ajoutant ainsi à leur force :

on se dicte des fables démesurées
on a les mains trop grandes
pour ce si peu à cueillir
dans l'ombre

 

Présentation de l’auteur




Jacques Robinet, Ce qui insiste

Dès le premier poème de ce recueil, l’univers intime du poète s’offre aux lecteurs ; la communion avec les éléments de la nature : l’arbre, l’oiseau, mais aussi la nuit qui est une porte ouverte sur le monde des songes et un temps plus propice aux prières. Ce poème en ouverture du recueil, est une réflexion sur la vie et la mort. La figure d’un « Lazare ébloui » qui apparaît dans le deuxième poème est emblématique de cette espérance voire de cette expérience quand la vie transcende toute mort.

Pour Jacques Robinet, la nuit n’est jamais obscure et le silence toujours habité par cette présence invisible qui habite sa vie et sa poésie.

En ce recueil aussi, une réflexion sur la parole et la création poétique qui est verbe de vie. Le poète se confie à la feuille blanche et alors : «  le silence / se prépare à chanter », il sait se mettre à l’écoute du moindre souffle, du moindre signe, il sait aussi relever « les signes éparpillés » et recoller « les tessons de la cruche brisée. »
Jacques Robinet se met à l’écoute de ce qu’il est de ce qu’il fut car «  rien ne s’égare » quand on a «  la certitude d’avoir aimé », quand on sait avoir été « l’enfant/ qui confondait anges et lumière ( qui avait ) consenti aux caprices du ciel/ sans craindre ses outrances/ (avait) écouté sans (se) lasser/ les échanges du vent des arbres… ».

Alors…on peut le temps venu, le temps vécu, accepter «  sans trop de crainte d’entrer dans ton silence. », d’entrer ébloui dans le grand SILENCE.

Jacques Robinet, ce qui insiste, Cahiers du Loup Bleu, Les Lieux-dits, 2022, 52 p., 7€.

La nuit est encore là
Nul oiseau ne chante

J’ouvre la fenêtre
laisse entrer l’air frais
son parfum d’arbres
secoués par le vent

C’est l’heure où les morts
plient bagage sans laisser
de traces sur la rosée

Le silence répand
ses prières et ses songes

Sur cette frange indécise
où tout s’inscrit
              où tout s’efface
la joie timidement s’invite

( p.5 )

Présentation de l’auteur




Claude Serreau, Réviser pour après

En publiant ce nouveau recueil, il dit « mettre un point final » à ses « prétentions d’écrire ». Le Nantais Claude Serreau (91 ans) est un poète fécond. « Face au grand âge devenu », il annonce vouloir tourner la page. Mais peut-on se passer vraiment du « démon » de l’écriture ? Le concernant, plutôt que de « démon », il faudrait parler de « bonheur » de l’écriture. Son nouveau et dernier livre le démontre une fois de plus.

« J’engrange de l’amour/tout ce qui se partage/un soleil habité/de ces rires majeurs/où le matin s’invente ». Claude Serreau est du côté du « oui » à la vie. Il l’exprime notamment dans une série de « Dix poèmes à C… ». Mais ce chant d’amour, que l’on suppose adressé à l’être aimé, embrasse tout ce qui palpite « dans l’instance des jours ». Les accents fraternels du poète rejoignent, une nouvelle fois, les intonations de René Guy Cadou à qui il fait allusion dans l’un de ses textes (« Son corps avait gardé/d’enfance sous la guerre/une haine du froid/de l’ombre et de la nuit… ») Claude Serreau, lui aussi, opte pour la lumière « égarée quelque part/vers l’ouest ». Il entend, comme il l’a toujours fait, poursuivre « un chemin de ferveur/sans failles ni hasards ».

Claude Serreau, Réviser pour après, Des sources et des livres, 90 pages, 15 euros.

Des souvenirs d’enfance reviennent aussi par bouffées (« Mon enfance est à tout le monde », écrivait René Guy Cadou). « Dans la Vendée de ce temps-là/patrimoniale bocagère, note pour sa part Claude Serreau, Le clocher toujours s’égrenant/sur les âmes et les clairières/on vivait de petite épargne ». Ailleurs surgissent des sensations olfactives : « L’odeur des autocars/m’est restée d’une enfance/au bord de la grand-route ». Mais le poète ne s’attarde pas. S’il regarde dans le rétroviseur, c’est plutôt pour effectuer une forme d’introspection en forme de bilan. « Lire écrire afin d’espérer/qu’il en reste quelque chose/un cahier un livre épargné/retrouvé au hasard des ans/sous la poussière d’un grenier ».

Claude Serreau ne cultive pas la nostalgie, ne ressasse pas des regrets. Il cultive plutôt l’art du détachement. « Mon âge a ses musées/solitaires et vains ». Il nous parle de sa « vie maraudée » et livre « au soir du saut dans l’inconnu » une forme de testament littéraire pour « échapper au pouvoir des ombres ». Plus encore, il nous indique un chemin que ne renieraient pas les plus grands sages. « Chaque instant sera bien à prendre/au foyer du cœur loin du bruit ». Et si ce sont vraiment les derniers mots du poète, accueillons-les avec joie et gravité, manuscrites à la dernière page de son livre : « Ecoute les violons du monde descendre/au grave de leurs harmonies/quand c’est l’heure et que tout est dit ».

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Gwen Garnier-Duguy, Ce qui se murmure par-delà l’indicible

Les œuvres dignes de ce nom ne se réduisent guère à quelque interprétation unique. Il en est ainsi du « Livre d’Or » de Gwen Garnier-Duguy, recueil poétique qui nécessite, de la part de celui qui souhaite s’exprimer sur sa profondeur, d’opter pour un faisceau d’interprétations à la fois fidèle et subjectif.

Cette œuvre ouvre au lecteur, parmi nombre de perspectives, celle si juste et vécue par tous les poètes de faire signe vers ce qui échappe au dire. L’indicible fascine artistes, poètes et romanciers en raison du mystère – et de faille inaccessible – qui atteint la parole même. C’est dès lors le moment où il semble indispensable, « imitant l’ineffable », de se mettre à l’écoute de ce « murmure dans le lointain / Un chuchotement, vous entendez. » Aussi ces poèmes mènent-ils à la conscience du lecteur attentif et sensible les ressentis auxquels nous tous, en tant qu’humains, sommes immanquablement sujets.

Parmi ces sensations sublimes éclatent notamment, comme toujours chez Gwen Garnier-Duguy, des accents dignes du Rimbaud de « Soleil et Chair » ou du Giono du « Chant du monde ». Une vigueur du chant païen tout autant que chrétien transparaît dans les actes, le Verbe, le vent, la couleur, les oiseaux, la joie, la beauté. Des vers tels « Qu’il est bon, ce soleil dorant l’ombre de ma peau. / Je l’adore puisqu’il contient la terre entière » ou encore « En point de mire un feu aimante le trajet. / L’éclat rubescent se projette dans nos yeux. Nos regards ouvrent la navigation rouge » expriment une spiritualité qui embrasse, accueille le réel dans toute sa substance. Il n’est d’ailleurs autre que l’ici-bas dans notre rapport au monde, tactile, visible, auditif, tel un embrassement de l’univers total.

Gwen Garnier-Duguy, Livre d’Or, Illustration de couverture Roberto Mangú, L’Atelier du Grand Tétras, 96 pages, 15 euros.

Le lien y est indestructible avec l’unité universelle, ce que Goethe appelait l’âme du monde, présence qui se ressent seulement sans s’expliquer autrement que par l’amour qu’on lui porte. Cette vibrante affirmation de notre présence à la vie oppose l’insipide que constitue une signification de la vie imposée, extérieure, grégaire et paresseuse à la spiritualité d’une force intérieure unie à la totalité du monde.

Ce recueil est ainsi, par lui-même, un acte de résistance contre la déliquescence du sens – mais ne versant jamais dans la plainte, choisissant l’accueil amoureux du monde et le chant de notre présence ici-bas.

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hélas! au berceau : entretien avec Matthieu Limosino

L'arrivée d'une nouvelle revue de poésie dans le paysage littéraire est à saluer. Il s'agit d'hélas!, revue numérique gratuite, portée et présentée par Matthieu Limosino.

Pouvez-vous nous parler de la revue hélas!
hélas! est une revue numérique gratuite, au format pdf, consacrée aux images et à la poésie. Elle ne paraît pas à dates fixes même si nous suivons pour le moment un rythme bimestriel. Elle s’affiche sous son nom, mais également en collections thématiques : Cahiers rouges, consacrée au corps, à la sensualité, à la sexualité et aux genres ; Vert Combat, qui s’intéresse aux questions environnementales, à la nature et à la terre ; et Bonhomme qui est une proposition poétique à destination des enfants (8/12 ans). Nous avons la volonté de mettre en avant une poésie pour tous, quelle qu’en soit la forme prise, le tout en une trentaine de pages. Celles et ceux qui ont envie de plus peuvent alors retrouver les auteurs et les autrices qui les ont séduits dans leurs propres recueils, sur leurs sites, pages, etc.
Pourquoi avoir créé cette revue ?
Je coordonne un atelier d’écriture ainsi qu’une journée consacrée à la poésie dans un établissement scolaire de la région parisienne, et en réfléchissant à la manière de valoriser les créations des élèves, je me suis demandé pourquoi ne pas faire cela à une autre échelle. J’ai donc proposé à des artistes, des photographes, des poètes et des poétesses de travailler sur un premier thème « Vacances prolongées » et très rapidement nous avons reçu des propositions, les réseaux sociaux nous ont bien aidés, et des éditeurs ont accepté gracieusement que nous reproduisions certains textes. L’idée depuis le premier numéro est vraiment de valoriser le travail des unes et des autres, de mélanger les publics, pour faire vivre la poésie.
Quelle est sa ligne éditoriale ?
Chaque numéro suit un thème, quelques mots qui, nous l’espérons, suscitent une envie d’écriture et/ou de partage créatif. Les textes et les images n’ont pas besoin d’être inédits, mais la part de créations originales est plutôt importante. Nous essayons ensuite de faire une sélection qui fait sens, tentons de créer un dialogue entre les œuvres, et ainsi faire un bel objet (même virtuel) qui donne envie d’être lu et d’y revenir. Nous essayons d’avoir « un invité », poète un peu plus connu qui inaugure et clôt le numéro (François de Cornière, Jean-Pierre Siméon, Baptiste Pizzinat). Nous mettons également « un classique », auteur ou autrice plus ancien, parce que ça ne fait jamais de mal, mais sans pour autant que cela soit forcément un poème établi, dont les vers auraient été épuisés dans toutes les écoles.
Que pensez-vous de la place des revues de poésie dans le paysage littéraire français, et plus généralement de la place de la poésie ?
Il existe de nombreuses revues, et certaines sont vraiment de qualité mais je crois que la difficulté reste de s’établir dans la durée (combien disparaissent après deux-trois numéros) et dans la régularité (il est facile d’être oublié lorsqu’on ne paraît que tous les semestres). Je crois qu’il est important aussi de rester accessible à l’image des fanzines de la belle époque. Après, la poésie reste un genre qui fait peur (aussi bien aux éditeurs qu’aux lecteurs ou lectrices) et pourtant il se passe beaucoup de choses, il y a de très belles maisons. Et puis la poésie s’invite aussi hors les livres (lectures, scènes, etc.) et c’est vraiment comme cela qu’elle montre ce qu’elle est. Elle est aussi un genre qui se renouvelle constamment par des apports nouveaux. Elle est l’écho, le reflet des déconstructions qui s’opèrent dans les sociétés occidentales et ailleurs. 
La francophonie est aussi un vivier dans ses nuances. Certaines formes sont plus ou moins accessibles mais la poésie est bien vivante, et il me semble que nous existons aussi pour le dire !

© Laura Mazet.

A propos de Matthieu Limosino

Venu à l’écriture poétique au tournant de la quarantaine après une expérience artistique polymorphe (musique à l’image, sculpture, chant et guitare), Matthieu Limosino compose des poèmes autour du temps présent, l’intimité de la famille, du couple, le travail d’écriture, qui paraissent en 2021 dans un premier recueil, Prémices d'un après. Poèmes intimes, aux éditions L'Harmattan.

Il propose également des textes plus engagés (RACISTE !, essais poétiques et autres poèmes de la haine ordinaire, Les Impliqués Éditeur, 2022), une urgence citoyenne nécessaire liée à sa profession d’enseignant, en histoire-géographie.

En septembre 2022, il lance hélas!, revue numérique gratuite d’images et de poésie.

Il finalise, pour l’été 2023, Révolte tout contre le monde, poèmes un brin misanthropes, son troisième recueil, et prépare pour 2024 deux propositions pour la scène autour de ces deux premiers ouvrages.




Les Mots nus : entretien avec Rouda

Rappeur, slameur, poète et écrivain, Rouda transmet la parole poétique sur scène et à travers les nombreuses activités qu'il mène autour du langage, comme les  nombreux ateliers d'écriture qu'il anime avec le collectif 129H. Il travaille les mots guidé par cette unique ambition : ré-unir, partager, résister, ensemble, pour que la poésie redevienne ce lieu d'édification d'un horizon commun. . Pionnier du mouvement slam, il est l’un des principaux passeurs d’une culture en ébullition qui vient en droite ligne du spoken word, et de la tradition des joutes vocales. 

Son 1er album sort en 2008, chez Le Chant du Monde-Harmonia Mundi. (Musique des Lettres). Suivent un EP digital en 2013 (À l’ombre des brindilles), puis un nouvel album en 2016 chez Modulor (The French Guy). En 2019, toujours chez Modulor, Rouda sort un nouvel EP digital (Fatras). Le 05 janvier 2023 paraît son premier roman, Les Mots nus, aux Éditions Liana Levi. 

Il a accepté de répondre à nos question, pour évoquer la transmission du poème, cet espace de rencontre au-delà et à travers les mots, et de résistance. 

Vous êtes poète et slameur. Pensez-vous qu’aujourd’hui le slam est le meilleur moyen de transmettre la poésie aux jeunes générations ?
C'est toujours difficile de de catégoriser ou de prioriser. Je dirais que le slam est un moyen parmi d'autres sachant que « Slam » c'est un mot qui désigne des pratiques oratoires qui existent depuis des siècles, et où s’inscrit la poésie. Peut-être que Slam est un mot qui peut apparaître assez attractif et attirer une certaine partie de la jeunesse. C'est vrai que si plus tôt dans ma vie on m'avait invité à une soirée poésie je n’y serais peut-être pas allé. Mais quand il s’est agi d’aller assister à une scène slam (ça s'appelait slam session) le mot m'a interpellé. Et là j'ai découvert une pratique de l’oralité qui est extrêmement proche de la poésie. Elle est simplement un peu plus élargie parce que comme c'est une pratique a cappella elle englobe plusieurs types d’oralités qui sont par définition plurielles. Ça peut être du rap a capella, ça peut être de la poésie très classique, ça peut être du texte lyrique, ça peut être de l'improvisation, mais dans tous les cas c'est un art oratoire.
Pourquoi selon vous les plus jeunes ne vont pas volontiers (pour la majorité) vers la poésie écrite ? Est-elle d’un accès difficile ?
Pour évoquer mon expérience, la poésie je l’ai découverte à l’école. L’apprentissage qu'on a de la poésie est un apprentissage très académique, très scolaire. On va nous faire découvrir les grands noms les grands classiques de la poésie française ou étrangère, et on va analyser ces textes, et les mémoriser pour certains. La véritable nature de la poésie, c'est-à-dire le plaisir de jouer avec les mots, est rarement transmis, de même qu’on ne nous apprend pas que la poésie est partout, qu’il s’agit plutôt d’une manière de percevoir les choses, et que ce qui est poétique pour une personne ne le sera pas forcément pour une autre. 

Rouda, Ça parle, texte et voix : Rouda - Musique : Nicolas Séguy et Pierre Caillot - Réalisation : Kevin Gay - Image et étalonnage : Henri Coutant.

La poésie est ce qui me touche, grâce à la puissance de l'évocation des mots. Je pense que beaucoup de jeunes qui ne vont pas volontiers vers la poésie ont souffert de l'approche très scolaire. Pour ma part, la poésie je l'ai redécouverte grâce au slam, c'est à dire lorsque je suis allé sur des scènes slam et que j'ai re-découvert des poètes classiques avec des formes que j'avais étudiées à l'école, comme le sonnet ou des métriques classiques comme l'alexandrin par exemple. Là ça m'a interpellé et je suis allé relire ces grands poètes abordés de manière superficielle. Je suis allé relire Baudelaire, De Nerval, et des poètes plus proches de nous, et j'ai ouvert mon champ culturel.

Donc peut-être que le slam c'est juste un moyen de transmettre la poésie, pour que les plus jeunes renouent avec elle, et de les ramener vers cet immense champ poétique, celui qu'on peut trouver dans les livres.

LE MUSÉE DES MOTS USÉS, tiré de l'album de ROUDA  The French Guy -  Rouda feat OXMO PUCCINO.

Pensez-vous que les scènes Slam soient de nature à porter la poésie, plus que les moyens classiques tels que le livre, ou les lectures publiques ?
Encore une fois il faut s’entendre sur la définition du mot poésie. J'anime beaucoup d'ateliers d'écriture, et j’essaie toujours de montrer que ce qui peut rapprocher le rap du slam, le slam de la poésie, la poésie du rap, c’est l’émotion, parce que les mots, grâce au travail opéré sur la langue, nous touchent. J’essaie de regarder comment ils créent ces émotions. Du coup si on essaie de dire quelle est la différence entre la poésie, le slam, ou le rap, je n’en vois pas. L’essentiel est que les mots résonnent, nous touchent, suscitent de l’émotion.  
Et le slam permet de partager cette émotion, qui est celle que porte la poésie, et de créer des rencontres entre des auteurs, des orateurs, des autrices, des oratrices, avec des styles d'écriture très différents, et des styles d’oralités très variés. Ce dispositif unique en France je pense de réunir sur une même scène des gens d'horizons extrêmement éloignés permet de rassembler, et de créer des moments d'échanges autour des mots. Et cet échange, ce partage, c'est l’essence même de la poésie.

UN VERS D'AVANCE, tiré de l'album de ROUDA, The French Guy.

Comment pensez-vous, et écrivez-vous vos textes ? Comme un poème qui ensuite sera mis en rythme et en musique ou comme une globalité ?
L'écriture, c'est tellement mystérieux ! Parfois l'inspiration est là, il y a une espèce de fulgurance, qui fait qu’on arrive à écrire un poème en un temps incroyablement court. Parfois je vis des séances un peu plus « délicates ». Je tourne en rond sur un thème et rien ne surgit. Mais toujours, je navigue entre l'écriture et l'oralité : dès qu’un texte est assez abouti en termes de texte je le « mets » tout de suite à l'oral, pour voir comment « ça sonne », comment les mots résonnent entre eux. Ça me permet ensuite d’ajuster mon texte. A l’inverse je peux aussi commencer par l'oral, enchaîner des phrases sans forcément les écrire, avant de les coucher sur le papier. Je garde donc toujours un lien étroit entre ces deux dimensions. On en revient à la tradition orale, avec le slam et le rap, et c'est une manière de créer et de transmettre la poésie.

Rouda, Les Mots nus, premier roman, Texte et voix : Rouda - Musique : Nicolas Séguy - Rec & Mix : Nicolas Sélambin au 129H STUDIO - Réalisation : Kevin Gay.

Dans les ateliers d'écriture l'écriture, on a besoin de quoi ? D'une feuille, d'un stylo, sans oublier que les générations actuelles sont très connectées, elles écrivent beaucoup sur leur téléphone, donc là on a besoin d’un seul objet. Puis qu'on habite dans une grande ville, les possibilités de prendre la parole sont multiples. A Paris par exemple on peut slamer, participer à une scène ouverte, il y a des espaces d'expression qui sont multiples, souvent gratuits, très accessibles. Il y a des endroits où la parole et où la poésie circulent.
C’est très différent des soirées de lecture organisées par les poètes. D’après vous est-ce que c’est juste une question d’appellation qui fait que les scènes Slam attirent plus le jeune public ?
Peut-être que si on appelait ces soirée « slam poésie » ou « poésie slam » ça attirerait plus de monde, alors que ce serait le même dispositif, le même propos. Encore une fois, je pense que c'est un c'est un mot un plus moderne qui annonce quelque chose de plus large que la poésie, parce que ça englobe pour moi toutes les oralités. Il y a de la poésie dans le slam, comme dans le rap, ou le chant lyrique, par exemple...
Avez-vous écrit des recueils à partir de vos textes de Slam ? Les avez-vous écrits, figés dans un livre, et n’est-ce pas différent de les lire dans un recueil ou bien de les écouter ?
Je n’ai jamais publié de recueil de poésie, seulement des romans. Quelques-uns de mes textes ont été publiés dans des anthologies. Mais le slam, le rap, libèrent l'oralité, la parole, et les textes que j'écris pour la scène slam, destinés à aller sur des scènes slam, sont écrits  d'une certaine manière : quand je les écris je sais que je vais les partager sur scène, que je vais les partager à l'oral. Donc ça conditionne mon écriture et je ne suis pas certain que mes poèmes soient destinés à être figés sur du papier.
La différence, ce serait peut-être l’intention qui précède l’écriture, la destination. Avec le slam avant même d'écrire on sait qu'on va on va le partager avec le public sur une scène, et ça ça conditionne vraiment l'écriture. Il y a vraiment cette question de l'intention, et je pense qu’un recueil de textes de Slam ne pourrait pas exister, parce que le slam c'est ce moment où on est vivant, debout, face à un auditoire.
Des textes issus de la scène Slam qui seraient publiés dans un recueil finalement ce serait un recueil de poèmes. On ne pourrait pas appeler ça un recueil de Slam.
Avec la même base écrite on n’aura jamais le même texte, en fonction de la scène, en fonction du public, en fonction des réactions, en fonction des silences, en fonction d'une infinité de paramètres qui sont justement liées au spectacle vivant. On ne transmet pas du tout de la même manière le poème selon son mode de transmission, le recueil, et la scène, où c'est une transmission active, un partage immédiat.
Est-ce qu’il s’agit de la même manière de transmettre la poésie dans les ateliers d'écriture ?
C’est encore autre chose pour moi. Il s’agit d’écritures collectives. Nous écrivons à partir de consignes communes, et nous sommes surpris, à la fin du processus d'écriture, de voir que chacun a une proposition différente.
Pour revenir sur le Slam, c'est Marc Smith, un poète de Chicago, qui a inventé ce dispositif. Il fréquentait des soirées de lecture de poésie. Les poètes se retrouvaient autour d'une table, en cercle, et chacun son tour lisait une partie de son recueil, avant de céder la place à un autre poète. C’était très souvent interminable et ennuyeux. Marc Smith a suggéré de casser ce dispositif. Chacun a alors choisi uniquement un poème et l’a fait lire a quelqu’un d’autre ou l’a lu lui-même sur une estrade ou sur une scène, en en faisant un moment un peu plus vivant, et performatif. C'est comme ça qu’est né le dispositif du slam aux États-Unis. Ça part des lectures de poésie, d’une écriture, mais la modalité de transmission change : on réduit la durée et on met le poète debout face aux autres. C'est là que ça change. On travaille vraiment sur la mise en voie du poème, et là il se passe autre chose, dans la transmission du texte.  Toutes ces pistes, ces manières de diffuser la poésie doivent être explorées, et se croiser, pour toucher tout le monde et réunir autour du poème.




Gaëlle Fonlupt, ou l’art d’une étreinte cernée de sources

Nos creux avaient l’odeur des rivières
Nos pleins comblaient
les poumons vides du rocher

tu t’es déposé en moi par la racine

Lisez ce livre. Lisez ce livre comme vous iriez, fragiles et offerts : « écarquillés… au rebord de jardins suspendus ». Ouvrez la porte de vous prendre à bras le corps. Mais tendrement. De vous abandonner à la lumière du matin, orphelin du temps. Pour rien d’autre que la vastitude. L’inemployé.

Partez dissoudre vos arêtes à la chaux vive de ces poèmes. Ce trou blanc de ciel et de neige dans l’espace, respirez-le, à pleins poumons et lentement, je vous en prie, «  fleur de nénuphar ouverte de branchies ». 

Consentez à vous accorder le recueillement nécessaire au flottement du monde dans le monde. Savourez le miel de la perte des contours. Accostez sur cette île et respirez autrement, là où quelqu’un veille « avec la patience d’un jardinier » pour « apprendre la langue des morts », « terre cuite à son épaule / ruisseau à son aisselle».

Dans une délicate mais ferme ardeur, traversant le doute comme un buisson d’épines, une fièvre raisonnée par le courage au cœur, un bouillonnement intime d’images qui effleurent en gifles, en baisers, agrippent, mais aussi consolent, tentent de réparer une blessure originelle, la poétesse et romancière Gaëlle Fonlupt, telle une « ombre à la fenêtre » de sa propre écriture, scintillante comme le givre des printemps, murmurante aussi, au centre toujours en gravité de son existence, totalement absorbée par le geste de tenir tête à ce qui pourrait la consumer, la briser en éclats, les yeux dans les yeux avec l’indicible, l’invisible, nous invente, nous enfante même, dans cet intense recueil orné en couverture par l’aura d’un arbre du peintre Alexandre Hollan.

Gaëlle Fonlupt, À la chaux de nos silences, Éditions de Corlevour. Revue Achille. 119 pages. 16 euros.

À voix haute, ne résistant pas au désir qui nous envahit au fil des pages de confronter cette parole intérieure à l’épreuve de l’air, nous entendons surgir une langue du corps-source, une langue source-exil, comme celle puissamment présente au cœur de l’œuvre de Bernard Noël, « du nombril à mes cuisses », une langue d’affrontement, de résilience aussi, de multi sensorialité poncée à l’établi des mots, à l’établi des chairs et de l’âme qui voudraient parler. S’incarner dans la langue des germes.

C’est en la lisant ici que nous devenons solitude, puis présence, son amant, son ami, celui qui, tenu par la main de ses métaphores, vacille, chavire avec elle, comme si danser la douleur devenait Joie et Requiem, souffle mot à mot d’un cantique, plongée au-dedans comme dans rivière engourdie, prière inventée juste pour nous, faire face à la brûlure mère du silence, nous répéter, je suis là, je suis là, je traverse, j’éclos, je suis celui devenu celle qui, à chaque trait acéré du vers, se brise, se reconstitue, coagule et affirme « robe retroussée peau crue brouillée /… / je bois le bleu nu». Mon androgyne s’avance devant moi et boit les paroles de cette ombre profonde couchée en moi. Buvez avec moi. Buvez-moi.

Rare, précieuse, et précise au scalpel dans sa syntaxe, au ventre de cette soif partagée avec autant de pudeur, de discernement et de violence aussi, on sent monter une voix, et avec elle une sororité, du plus loin de la présence et de son animalité, écho du plus acéré des ténèbres aussi, du plus vivifiant d’Eros et de Thanatos, une voix étrange, prenante, fascinante, coupante comme « le fer d’une langue d’orage », un voix jeune mais affirmée, prometteuse, dans la tradition de « l’offrande en bouche » entre la pureté acétique d’un Roberto Juarroz et le lyrisme maitrisé d’un César Pavese.

Cette « chaux du silence » est de plus en plus vive au fil des pages, V.I.T.R.I.O.L du sens et du vide, testament d’une renaissance brûlée par le poème, et, sous le blanc du papier « la nuit assiège la douleur». Nous gagnons à mêler notre chair à celle brûlante de cette frontière entre lire et atteindre. La langue est nue sous sa robe. Saigner et signer nous guérissent de guérir.

Certains poèmes se dressent tout droit en éblouissements. Entre aphasie et marée haute. Déferlement et anéantissement. Courage de faire volte-face. Entre mourir et souffrir finalement. Puis, non. Tremblement de terre des émotions avant l’effondrement du moi.

Ce qui va renaître est inespéré. Un seul vers, une seule communion. Une consolation inattendue comme un bourgeon dans une haie d’épines. La terre sous nos pieds nous relie enfin à ce qui va nous dévorer, un jour, corps et âme confondus, en rendant à l’univers ce qui nous avait été prêté, le temps d’une vie.

De purs moments de pleine conscience ressuscitent le désir comme dernière chance donnée au souffle de s’incarner. Des cris essorés jusqu’à la transparence. C’est par cette densité d’une langue quasi alchimique, une quête de changer le plomb du chagrin en or de lucidité et de bienveillance, qu’on avance dans une immanence souveraine.

Quelque chose neige dans le réel. Et ce sont des poèmes. Quelque chose neige dans ce recueil : des éclats de voix aussitôt enfouis dans nos yeux, dans nos pensées. Comme des êtres à part entière. Et nous ne sommes plus jamais seuls.

Chaque vers nous apprend la bienveillance avec le monde et ce qui nous torture, clairvoyance avec nos deuils comme avec nos orgasmes, avec celui qui nous aime, celui qui nous blesse, car l’un et l’autre ici se côtoient à travers le vertige et la transe, comme si tu marchais le long d’une falaise.

Mourir et fleurir. Pleurer et sourdre sous le linceul avec les sources. Il y a tant de mystère dans cette vie déployée en palimpseste sous nos yeux qu’on incline son visage pour embrasser la gemme du non-dit et ses éclats. Coller nos lèvres à cette beauté sauvage de la pudeur ose nous dévoiler qui nous sommes. Nous embrassons Humains et Infinis dans la langue. Singularité et multitude.

Cette chaux vive brûle une à une, et j’assume le mot, quasi religieusement, tel un encens de notre propre chair, les écorces opaques de nos contours, comme l’amour brûle notre ennui, notre médiocrité, notre ego, encens de tous nos enfermements vers ce désir d’unité avec notre amour. Mais avec notre manque aussi. On dirait que le manque devenu douleur devenue poème féconde les arbres de cette forêt mystique où vivre serait perdre, accoster, se séparer, grandir vers l’être.

Voir, se battre. Il aura fallu l’écriture singulière d’une femme pour nous parler corps, corps à mort, corps Amor, nous ramener à une autre sensualité esthétique presque mystique dans son essence, à la limite du renversement de la douleur-plaisir, de l’effroi-renoncement et de la contemplation-combat. Dans la parturition de cette fécondation par l’image, quand il y a recherche d’effacement de soi et des dualités, surgit une troisième voie, voix, celle du centre. Une voix du Soi en quelque sorte.

Corps rond ou brisé de la mère, aigu de l’amante. Corps du désir, corps de l’attente. Du don et de la perte. Vécus des rythmes qui vident les chairs du rythme. Lire, cette parole de l’oscillation et du vacillement, comme s’inverser, entrer en contact avec son anima, basculer du yang solaire au yin lunaire de la fécondation.

Il existe en poésie une écriture féminine avec son identité propre, j’en suis certain, ce livre en donne une tonicité de plus. Elle nous pénètre et nous éparpille en son sein comme pollen, père et enfant du silence. Le dieu de la lumière lui aussi se féminise. « elle s’allonge sur le vent / s’ouvre à deux mains /attendant que le soleil en elle se fende »

La spiritualité commence avec cette ouverture vers ce qui se cache. Nous finissons échoués, inversés et émus sur la dernière page, dénudés par l’essentiel d’un chant lyrique, grave et contagieux, Robinson d’une rencontre qui nous murmure avant de refermer le livre.

« j’ai si faim de renaître »

Merci Gaëlle Fonlupt pour ce voyage initiatique.

Présentation de l’auteur




Un Petit Musée de la Poésie (1) : rencontre avec Sabrina De Canio et Massimo Silvotti

Maison de la poésie, Marché de la poésie… voici que nous ajoutons aux lieux de poésie  le très paradoxal « Musée de la poésie » de Piacenza, œuvre conjointe de deux poètes un peu fous, Massimo Silvoti et Sabrina de Canio qui depuis 2013 animent et soutiennent ce lieu d’exception dont les actions s'étendent bien au-delà de ses murs.

Sabrina et Massimo, vous êtes avant tout poètes, pouvez-vous en quelques lignes vous présenter, avant que nous ne vous donnions aussi la parole pour parler de votre création : comment êtes-vous arrivés à la poésie, d’abord, et à l’idée de ce lieu d’accueil et d’exposition qu’est le Piccolo Museo della poesia ?

 

SABRINA DE CANIO
La fascination pour la poésie remonte à mon enfance, j'exécutais des exercices solitaires sur de petites feuilles dont aucune trace ne devait subsister, une habitude ensuite consolidée à l'âge adulte, celle de faire disparaître toute trace de mon jardin secret. A onze ans j'ai découvert la prose poétique et mystique d'Herman Hesse, et je suis tombé amoureuse de lui, un grand visionnaire (et je m'en suis rendu compte quelques années plus tard) qui s'opposait au projet d'une Allemagne nazie, au rêve d'un nouvel humanisme. Je le considère comme mon premier Maître. Il y a des années, parlant au poète cherokee Lance Henson, un vétéran de la guerre du Vietnam, il m'a dit que la poésie l'avait sauvé de la folie ; je me reconnaissais tant bien que mal dans ces mots, j'étais rentré en Italie après plusieurs années passées dans une Érythrée troublée par des conflits sanglants. A Piacenza j'ai rencontré Massimo que je connaissais depuis mon adolescence et son esprit visionnaire m'a captivée, dans l'extraordinaire aventure du Musée de la Poésie que je n'ai jamais quitté. Dans cette expérience, j'ai eu le privilège de connaître et de traiter avec des poètes d'une grande profondeur culturelle et humaine, parmi lesquels, avec l'admiration indéniable que je cultivais déjà pour Ungaretti et Antonia Pozzi, des sources d'inspiration incontestables étaient Guido Oldani et Giampiero Neri.

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Sabrina De Canio et Giampiero Neri

MASSIMO SILVOTTI
Si on me demande comment je suis arrivé à la poésie, on me pose une question à laquelle j'ai beaucoup de mal à répondre. A fortiori si cette question est liée à une autre, comment êtes-vous arrivé au Musée de la Poésie ? Cependant je peux dire qu'au cours de ma vie deux circonstances particulières ont sans aucun doute eu un impact, la première concerne Michel-Ange, notamment avoir vu les "Prisonniers" à la Galleria dell'Accademia de Florence. Dans cet « inachevé », j'ai ressenti une sorte d'appel, ou une énergie perturbatrice que je voulais retenir, mais je ne savais pas comment ; l'autre circonstance concerne ma première profession d'éducateur. En particulier la phase de travail dans laquelle j'ai traité de la folie. C'était une douleur difficile à décrire, dans laquelle il fallait traverser le délire comme s'il s'agissait d'un pont, et là, dans ce no man's land, on gardait un sens tout à fait semblable à une place assignée au langage de l'art. Les trois grands maîtres du passé étaient et sont toujours Holderlin, Leopardi et Ungaretti, mais j'ai du mal à trouver une raison commune, dans le présent un seul maître, mon ami Giampiero Neri qui nous a récemment quittés, et sa simplicité vertigineuse.

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Massimo Silvotti et Giampiero Neri

Parlez-nous de cette aventure du Musée de la Poésie – et de son lieu extraordinaire :

 

Nous n'avons que deux souvenirs de l’année qui a précédé et préparé le lancement du musée (2013), lorsqu'un coursier a sonné à la porte et nous a livré le numéro un du magazine "Poésia" de Marinetti, et un bout du ruban du Maire de Piacenza, le jour de l'inauguration (17 mai 2014).
Mettre en vitrine la poésie ? C’était un vrai pari, bien au-delà de la limite de l'oxymore. Nous avons pu compter sur de merveilleux compagnons de voyage, tous poètes et/ou artistes d'une valeur et d'un courage incontestés, cette aventure s’est irisée de prégnantes valeurs. Mais le Piccolo Museo della Poesia, encore aujourd'hui, continue d'osciller entre l'impératif visionnaire et l'impératif catégorique. En revanche, on se rend compte qu'expliquer ce qu'est, ou prétend être, un « musée de la poésie » nécessiterait des arguments plus précis, en effet un appareil théorique robuste ne manque pas.
De l'intérieur d'une histoire, celle que l'on vit, les émotions souvent contradictoires prédominent, on la regarde avec les yeux de quelqu'un qui aimerait qu'on lui explique. De l'extérieur c'est différent, tout semble absolument cohérent – d’ailleurs, lorsque les visiteurs reviennent au Musée une seconde fois, c'est comme s'ils rentraient chez eux.
Mais plus qu'une demeure, c'est un authentique palais, un petit Versailles de poésie. Après mille vicissitudes, ou plus précisément des performances dont nous reparlerons plus tard (et constamment sur le point de tout abandonner en raison d'un permanent et total manque de fonds), l'évêque de Plaisance nous a proposé l'église désacralisée de San Cristoforo comme le siège définitif du Musée , également connu sous le nom d'Oratoire de la Bonne Mort (ou Nouvelle Mort).
Dès le premier impact visuel, en regardant la façade inhabituelle de l'extérieur, placée en diagonale "en coin", la singularité architecturale absolue est évidente. En fait, il n'y a pas beaucoup de sanctuaires avec une entrée de ce type. En Émilie-Romagne, nous ne mentionnons que l'Oratoire de la Beata Vergine del Serraglio, à San Secondo Parmense. La ressemblance n'est pas fortuite puisque la paternité de l'Oratoire de Parme appartient à l'architecte, décorateur et scénographe bolonais Ferdinando Galli Bibbiena qui, de toute évidence, a participé à la conception de San Cristoforo avec son collègue Domenico Valmagini, architecte ducal, alors décorateur du dôme , un authentique chef-d'œuvre du quadraturisme baroque. Non seulement le dôme mais l'ensemble de l'appareil décoratif font de ce bijou un exemple rare de stature et de valeur européennes. On observe une multiplication d'effets illusionnistes, d'appareils éphémères, de fausses surfaces, d'objets, de figures, dans lesquels on se perd ou s'enchante en observant l'harmonie des couleurs, la passion portée par les figures et la plasticité souvent paroxystique des corps.
Et la poésie dans tout ceci ? direz-vous. La poésie dans un tel lieu est forcément chez soi.
Le 17 mai 2014, une idée inhabituelle de nécessité urgente a pris forme, avec le nom de Petit Musée de la Poésie les Fissures Infranchissables. Mais comme il n'y a rien de purement raisonné et encore moins de statique dans la Poésie, qui est plutôt humble, fatigante, douloureuse, parfois cinglante, mais aussi civile, courageuse et même physique, il en aurait été de même pour un musée qui aspirait à établir un contact direct entre l'utilisateur et la poésie. Il y avait probablement un peu de folie fertile dans notre projet à l'époque. Depuis, de nombreux poètes et artistes du monde entier nous ont soutenus et stimulés. Parmi eux, comme témoignage de la confiance autoritaire et clairvoyante qui nous a accompagnés jusqu'à présent, Giampiero Neri, président émérite du musée, récemment décédé, puis Guido Oldani (président du comité scientifique), Valerio Magrelli et Omar Galliani.
Ainsi une partie très substantielle d'un monde habituellement lent, autoréférentiel, et souvent réticent à s'approprier les innovations, a relevé avec enthousiasme le défi d'un musée de la poésie, pour la poésie, avec la poésie, bref, imprégné de poésie, de la tête aux pieds, une réalité muséale qui, tout en restant absolument ancrée dans le concept d'un lieu où les collections sont rassemblées et présentées au public, a fait du dynamisme sa marque de fabrique. A tel point qu'un espace imprégné d'histoire est devenu en même temps le lieu de conception, de créativité, de performance artistique poétique, voire parfois explosive, configurant souvent d'authentiques mosaïques poétiques collectives, parfois sauvages mais toujours authentiques en termes de vitalité.
Avant de passer aux considérations théoriques (qui vont former le cœur d’un second article), je voudrais présenter aux lecteurs deux poèmes choisis par vous pour vous représenter :

Sabrina De Canio

Pane

 

Vorrei tenere insieme tutti i pezzi

come il raspo fa con gli acini,

e non perdere né gli anni né gli amici,

né gli amanti a lungo amati

continuare a sentire il profumo

del bucato di mia madre

e del latte a colazione.

Ma questa vita ad ogni morso

è un pane che si sbriciola

se l’appoggi un attimo

qualcuno che sparecchia

se lo porta via.

 

*

 

Come perla

 

Come perla

mi lascio inanellare

dal fragile filo dei baratti con il tempo

scorro

al ritmo delle mie sorelle fino al nodo

non mi oppongo

al corso che mi è dato

dove il prima e il dopo

solo io conosco

sbiadisco

in fila indiana

nel silenzio prigioniera

di un bagliore incatenato

 

Pain

 

Je voudrais garder tous les morceaux ensemble

comme la rafle fait avec le raisin,

et ne perds ni tes années ni tes amis,

ni amants longtemps aimés

continuer à sentir

du linge de ma mère

et du lait pour le petit déjeuner.

Mais cette vie à chaque bouchée

c'est du pain qui s'émiette

si tu le poses un instant

quelqu'un qui clarifie

il l'enlève.

 

*

 

Comme une perle

 

Comme une perle

je me suis laissé accrocher

du fil fragile du troc avec le temps

je défile

au rythme de mes soeurs jusqu'au noeud

je n'objecte pas

au cours qui m'est donné

où l'avant et l'après

seulement je sais

je m'efface

en file

dans le silence de la captivité

d'une lueur enchaînée

 

 

Massimo Silvotti 

dal nebbiaio di una raminga memoria,

di ramo in ramo, cercare

sponda nelle parole eco, manchevoli

poiché intangibile, ma pur sempre

presenze

 

aggiungo, in certa poesia

come per rendere fruttuosi gli ulivi

occorre che passi la luce tra i rami

 

de la brume d'un souvenir errant,

de branche en branche, chercher

banque dans les mots echo, manquant

parce qu'intangible, mais quand même

présence

 

J'ajoute, dans une certaine poésie

comment faire fructifier les oliviers

la lumière doit passer à travers les branches

(trad. M. Bertoncini)

*

 

leçon d'esthétique

 

imagine Pierre

dans le fracas parfumé de la pluie

ou racine, l'eau qui t'apaise

 

ravir ce sens

esthétique de la vie d'hier

comme des claviers sur un piano

surtout, quand il est enclin au silence

(texte original en français)