Le Bruit des mots n°3 — Entretien avec Alain Marc : la trans-mission de la littérature

Dans ce nouveau volet de la série Le Bruit des mots, Alain Marc, poète, écrivain et essayiste évoque "écrire", choix de vie et tribune, et ce qui a façonné son œuvre : résister, et trans-mettre le pouvoir agissant du langage. Il revient sur les étapes de son parcours, et sur les motivations qui ont présidé aux créations de ces différents livres. Qu'il s'agisse de recueils de poésie, de textes en prose, d'essais ou de mises en forme de fragments, la richesse de cette somme non arrêtée de ses publications forme un tout en constante évolution, et dont le sens est ici énoncé. 

Un film tourné à Auchy-La-Montagne, chez Valérie Thévenot que nous remercions pour son hospitalité, avec l'assistance d'Anne de Commines.

Présentation de l’auteur




Piccolo Museo della Poesia (2) : tradition ou avant-garde?

traduction Marilyne Bertoncini

 

Nous parlons d’un musée qui prendrait le relais de l'attente de l'avant-garde poétique du troisième millénaire, mêlant et comparant tradition et contemporanéité, entre eurythmie et subversion.

En synthèse extrême, ce sont ces intentions qui, cependant, pour correspondre à de telles attentes, nécessitaient des fondements théoriques suffisants que nous tenterons de décortiquer, à partir des concepts clés de la Poésie, de l'Art et du musée lui-même.

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couverture du numéro 1 de la revue Poesia,  janvier 1905, fondée par Marinetti, et conservée au Piccolo Museo

Ce qui vit près de l'origine s'échappe laborieusement du lieu d'origine, dit Friedrich Holderlin.

La poésie n'est pas un but mais plutôt la réalisation, l'acte final, d'un dessein de réunification. D'un côté le sentiment plein du poète, de l'autre une page vide, muette et des mots au repos.

La poésie donc comme conjonction imparfaite et révélatrice d'une rencontre.

Poète est celui qui mène sa propre existence personnelle au service de son urgence onéreuse, qui investit de responsabilité tout être humain qui aspire à se définir comme tel.

Ungaretti affirmait :

la parole est impuissante... elle s'approche, elle s'approche, mais elle ne peut pas ;

on se souvient de ce mélange de rictus et de sourire qui traversait son visage.

La poésie est un mystère, elle porte toujours un secret avec elle.

C'est un peu comme si une distance que l'on pourrait qualifier d'échec prégnant se dessinait ; et plus de Poésie est générée, et plus grand sera le degré de conscience du poète de ses propres limites intrinsèques.

Pensez à la haie dans l'infini, le regard qui, devant se soumettre à son non-voir, améliore en fait sa vision, dans le poème de Leopardi, L’Infini.

L'être humain, dans son acception la plus noble, correspond exactement à cette tension consciente vers un savoir qui ne nous est pas donné, mais auquel nous ne renonçons pas pour autant.

Mario Luzi, parlant de Rimbaud, parlait d'un diaphragme presque comblé entre le mot et la chose. Et c'est précisément dans ce "presque" tout le potentiel de la Poésie envers le grand mystère qui entoure la vie et donc la réalité.

Bref, la feuille blanche, qui par le poète devient Poésie, semblerait devenir l'animation d'un non-lieu, d'une distance, qui a perçu et assumé le désir d'une rencontre.

Mais au fond tout art joue sur le concept de non-lieu, peinture, sculpture... Piero della Francesca, avec la découverte de la perspective, a voulu nous inciter à explorer la toile, là où elle ne pouvait pas atteindre. Cézanne, avec ses formes arrondies et centripètes, la montagne, la maison, la table, le fruit, a voulu nous montrer le non-visible de l'Art, ou plutôt sa véritable mission ; puis Lucio Fontana qui a exploré l'espace à la recherche de nouveaux ordres, agencements, horizons.

Apparemment des paradoxes, mais en fait des exemples d'une valeur inhabituelle, capables de nous faire comprendre la véritable mission de l'Art et de la Poésie. D'autre part, la séduction de la Poésie joue son irrésistible fascination en alimentant un désir qui, par sa nature même, ne pourra jamais se stabiliser :

voir dans ces silences, où les choses s'abandonnent et semblent près de trahir leur ultime secret , on s'attend parfois à découvrir une erreur de la Nature l'impasse du monde, le lien qui ne tient pas, le fil à démêler qui nous met enfin au milieu d'une vérité... Mais l'illusion fait défaut et ramène le temps … (Eugenio Montale).

coupole baroque de San Cristoforo, oeuvre de l'architecte, décorateur et scénographe bolonais Ferdinando Galli Bibbiena et collègue Domenico Valmagini, architecte ducal

Nous revenons ici au point de départ de cette éternelle dialectique des poursuites vaines que la fabrication artistique réitère au fil du temps ; dans le champ poétique, comme une porte coulissante que le poète aspire à maintenir ouverte par son crochet de mot Revenant un instant au monde de l'art, deux autres exemples d'excellents artistes peuvent nous aider à comprendre ce concept de non-espace dans lequel tout le champ artistique (et donc aussi la poésie) serait déterminé par rapport au monde. Dans ce cas, nous nous référons à Michelangelo Buonarroti et Michelangelo Merisi ; le premier a su stabiliser la permanence du non-lieu par le stratagème de l'inachevé ; il suffirait de parcourir la galerie de l'Accademia pour se rendre compte plastiquement que ses Prisonniers se nourrissent de cette tension perturbatrice, jamais agie, mais constamment en train de le faire.

Michel-Ange, avec ce coup de théâtre, a réussi un exploit inconcevable, plaçant ses sculptures colossales exactement sur le seuil qui sépare la réalité de la fiction ; un non-lieu précisément où la distance coïncide.

Quant au Caravage, considéré à tort selon nous comme le maître de la lumière, il est en réalité le découvreur de la réfraction de l'ombre. Et de fait, en donnant forme à l'obscurité, il imposait à la lumière un goulot d'étranglement non décroissant (chemin perfide entre les larmes inconnaissables de l'ombre, Roberto Longhi), garantissant ainsi la stabilisation d'un contact.

Mais ce n'est pas un hasard si dans notre propos nous insistons sur la référence à l'art visuel pour tenter d'expliquer le sens d'un pari qui est représenté à travers le musée de la poésie. D’autre part, notre propre imaginaire collectif, concernant l'idée du musée, nous conduit à la peinture et à la sculpture. Ajoutons donc une pièce fondamentale à notre raisonnement, l'Art, qui est une forme de communication, et qui en ce sens remplit une tâche sociale, est aussi sans doute le résultat d'une triade : artiste, œuvre et usager. Giampiero Neri, avec sa conversation verticale, nous a dit un jour :

il est juste et convenable de publier, car les poètes n'écrivent pas pour eux-mêmes.

C'est vrai, l'Art ou la Poésie qui ne parleraient qu’à eux-mêmes, ne le seraient tout simplement pas. En effet, l'interlocution entre l'utilisateur et l'œuvre d'art est en mesure d'augmenter le potentiel qualitatif de cette dernière, en ce sens qu'elles se multiplient à travers les expériences de chaque personne qui entre en relation avec elle.

Il est incontestable que les sentiments et les émotions face à une œuvre d'art diffèrent d'une personne à l'autre. Cela se produit parce que cette œuvre unique, si elle est effectivement perçue comme un artefact artistique, entre inexorablement dans une forme de relation avec la sphère la plus obscure de chaque personne qui a été en contact avec elle. Une dialectique qui relie l'âme de l'artiste à l'âme de l'observateur.

L'œuvre d'art est donc dans ce cas l'intermédiaire entre deux subjectivités spécifiques qui génèrent à chaque fois des émotions et des pensées différentes. Deux âmes, l'une présente par son travail, l'autre par son implication.

De tout cela, nous croyons pouvoir déduire que la contemplation de l'art ajoute non seulement quelque chose de nouveau à l'expérience de l'utilisateur individuel, mais aussi le contraire, c'est-à-dire que l'œuvre est renforcée dans sa fonction par la contribution de l'observateur.

Celui d'un prétendu rôle actif de chaque bénéficiaire d'œuvres d'art est un sujet de la plus haute importance pour ce que nous avons l'intention de discuter plus loin.

Mettre en vitrine un livre de poésie dédicacé par un grand poète, ou une revue littéraire presque introuvable, et lire encore une correspondance qui révèle quelque chose de plus sur la personnalité d'un poète plus ou moins connu ; mais aussi pouvoir lire une œuvre inédite d'un poète contemporain, le rencontrer et se confronter à lui, entendre de sa voix ce qu'il entend par poésie, ou ce qu'il demande à la poésie. Eh bien, tout cela produit un rapport bi-univoque qui accentue, enrichit et peut-être tend à compléter la fonction poétique et la valeur même de la poésie.

Bien sûr, on pourrait objecter que si cela était vrai, même la simple lecture d'un livre confortablement installé dans son fauteuil à la maison aurait une certaine valeur pour valoriser l'ouvrage lui-même et ce, même pour ce qui a été dit jusqu'ici, en fait personne entend interroger. Mais nous entendons souligner ici au maximum cette triade dialectique (entre le Poète, sa Poésie et celui qui s'en sert), véritable pivot de toute activité artistique qui autrement ne serait qu'un simple exercice narcissique.

Marcel Duchamp, comme on le sait, croyait que tout objet pouvait être défini comme artistique, à condition qu'une institution, comme un musée, le définisse comme tel ; c'est sans doute une théorie spéculative extrême, à partir de laquelle on peut extrapoler ce qui soutient le plus la provocation théorique d'un musée de la poésie.

En mettant « La Poésie en vitrine », la Poésie des grands Maîtres, extrait premier et nécessaire de leur Œuvre, active chez l'observateur passionné le degré maximum de prédisposition à la mise en œuvre proactive, à la croissance des valeurs, dont je disais qu'elle est parmi les raisons prééminentes de « faire de la poésie ».

Le poète cherche sans cesse à combler, par sa parole, un espace qu'il définit lui-même comme infranchissable, entre la parole et la chose. Essayons ici d'imaginer que cette fissure infranchissable, ce non-espace de l'art, puisse se préfigurer exactement entre la Poésie placée en vitrine (et symboliquement son Poète créateur) et son utilisateur qui dialogue avec elle, augmentant son impact artistique.

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quelques-uns des trésors exposés dans la salle de lecture du Musée 

Le musée de la poésie est donc une action poétique intégrale (une performance dirions-nous aujourd'hui) qui, de surcroît, se joue de lui-même et de son potentiel tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses murs ; du moins lorsqu'il agit lui-même comme une œuvre d'art à travers une grande performance collective de Poésie, mais pas seulement. Le Piccolo Museo della Poesia a déjà démontré cette dernière éventualité à plusieurs reprises

De 2014 à aujourd'hui ce sont de nombreuses performances, principalement collectives, que nous avons proposées et qui ont vu se concurrencer des centaines et des centaines de poètes, artistes et scientifiques, les plus divers en sensibilité et disciplines pratiquées.

Piacenza Jazz Festival au Piccolo Museo

Sculpture d'Antje Stehn 

De la poésie à la peinture, de la danse au théâtre, de la sculpture à la musique classique, du jazz au cinéma, de la philosophie à l'astrophysique, de l'économie à la sociologie. Quelques exemples, de 2014 à aujourd'hui : l'exposition itinérante à Plaisance (Musée et Palais Farnèse) et à Lucca (Palazzo Ducale) "Ungaretti et la Grande Guerre - L'acrobate sur l'eau", avec 17 artistes, tous professeurs de Académies des Beaux-Arts Italiens (et élèves de l'école d'art Bruno Cassinari) qui ont revisité 17 poèmes de guerre du grand poète né à Alexandrie en Egypte. Trois éditions, à Plaisance et à Milan de « La Piuma sul baratro » (Piazza Duomo et Palazzo Farnese à Plaisance, et Teatro Edi et Barrios' à Milan), marathons poétiques et performances artistiques de 25 ou 27 heures ininterrompues. Au Musée Mudec de Milan « La peau des peintres et le sang des poètes », une rencontre de 8 couples entre artistes et poètes qui ont créé leur œuvre commune devant le public. La nuit, sur une place de Plaisance, "L'infinito finie volte", une performance à la fois individuelle (Massimo Silvotti a lu L'infinito de Leopardi pendant plus de six heures consécutives), et collective, avec un débat entre scientifiques et philosophes sur le concept de l’infini coordonné par Sabrina De Canio. Toujours la nuit, mais à la Galleria Alberoni de Piacenza, "Les Poètes et la Lune", une nuit magique entre poésie, art, histoire et science, à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'atterrissage de l'homme sur la Lune. Dans le centre historique de Florence, "La marche silencieuse des poètes qui offrent leur musée" et, à Ravenne, "La marche non silencieuse des poètes" ; les deux représentations ont vu la participation d'une centaine de poètes italiens et étrangers qui ont défilé en faveur de la survie du Musée, dans un moment de graves difficultés économiques. "Contagiamoci di Poesia", une performance sur le Net qui a impliqué des poètes et des artistes du monde entier, avec des enregistrements et des films. Nous étions en pleine pandémie et après deux mois de performances, nous avons enregistré plus d'un millier de contributions, provenant de 55 pays. Autre grand moment d'émotion authentique, la performance poétique de toute la direction du Musée, devant le chef-d'œuvre d'Antonello da Messina intitulé "Hommage à Ecce Homo".

Dans l'année de Dante, deux propositions différentes : la "Conférence pluridisciplinaire et performative - le point de fuite, c'est nous", une expérience authentique, dans laquelle, à côté de la dimension habituelle de l'étude, nous avons proposé d'authentiques percées artistiques musicales. A suivre, quelques mois plus tard, la lecture intégrale de la Divine Comédie, sans interruption, et en 13 langues différentes, avec des poètes et interprètes du monde entier, intitulée "Cent Poètes pour Cent Chansons". En 2022 "Le Seuil", lecture poétique contre la guerre, en partie en présentiel et en partie en ligne sur grand écran, se tient sur le seuil du Musée, sur la petite place d'en face, comme signe symbolique d'une limite non être franchi. Enfin, toujours en 2022, l'exposition "Ab umbra lumen - Galliani rencontre Bibiena". Le projet a été configuré comme une sorte de bi-personnel sui generis, dans lequel tout est renversé et démultiplié à travers une grande plateforme réfléchissante qui double les peintures et les fresques.

En bref, le Piccolo Museo della Poesia aspire à se rendre unique non seulement au sens formel, mais surtout pour les idées, les propositions qu'il met en œuvre. Pour nous, il n'y a pas de barrières entre les différents langages artistiques. La fréquentation, l'imbrication, la contamination entre différents arts représentent, pour ceux qui en sont les créateurs et pour ceux qui les utilisent, des opportunités uniques, qui amplifient qualitativement les fonctions et le potentiel de l'Art. Contamination, voici un mot sur lequel nous pensons qu'il est utile de s'attarder pour clarifier ce que nous voulons dire. Dans le monde un peu submergé et parfois hautain de la poésie, surtout italienne, il y a deux risques majeurs.

Le premier concerne la grande difficulté pour ceux qui, dotés d'un talent authentique, entendent mettre en œuvre leur potentiel par des rencontres, des échanges, des collaborations et tout ce qui peut enrichir leur croissance. De ce point de vue, les opportunités d'échanges doivent être multipliées. Les grands maîtres du passé ne suffisent pas en poésie. La poésie aussi, comme d'ailleurs tout le domaine artistique, aurait besoin d'un "atelier".

Ab umbra lumen - Galliani incontra Bibiena, 2022

Eh bien, tout cela est extrêmement difficile, d'abord parce que bien souvent la volonté des "Maîtres" contemporains de s'impliquer vraiment fait défaut. In secundis car même lorsque cette ouverture, cette disponibilité se manifestent, elles finissent souvent par se concrétiser par des liens d'appartenance excessifs, parfois de véritables empreintes qui finissent par bloquer, plutôt que de favoriser la croissance des soi-disant disciples. Revenons donc au concept de contamination artistique pour préciser qu'il s'agit, au sens du Piccolo Museo della Poesia, de quelque chose de très différent du concept d'assimilation.

Se contaminer, dans ce cas, signifie se préparer à une confrontation dans laquelle la disponibilité de chacun envers les siens, même s'il ne s'agit que d'un changement potentiel, est de nature à garantir une authentique réciprocité entre les sujets du terrain. Tout autre, voire diamétralement opposé, est l'homogénéisation, l'aplatissement ou toute forme d'uniformisation et d'uniformisation artistique que, au contraire, nous abhorrons au Musée.

L'église du Petit Musée de la Poésie de San Cristoforo, depuis le jour de sa conception, est le lieu de l'ouverture mentale maximale, de la curiosité jamais satisfaite, de l'effort de granit vers l'honnêteté intellectuelle. Être imprégné de Poésie marque nos intentions, nos chemins et nos destinations souhaitées par cet impératif catégorique que nous avons mentionné au début de notre intervention. Un impératif catégorique pour honorer pleinement la diversité humaine. Car en Poésie il n'y a pas d'âmes nobles ou moins nobles, tout est précieux. Pour toutes les raisons exprimées jusqu'ici, "notre petit musée" ne peut être qu'un champ ouvert, expérimental, de laboratoire.

D'où la décision récente d'entrelacer notre réalité avec d'autres institutions italiennes importantes de la poésie, coulant comme autant de torrents dans le grand fleuve de la Première Biennale de Poésie parmi les Arts que nous allons vivre dès cette année dans six villes italiennes.

Giovanni Arpino a dit: "il n'y aura pas de condamnation pour la qualité non atteinte, nous ne serons condamnés que si nous refusons d'exprimer le bien secret de l'aube de chaque jour". Alors nous vivons toute la Poésie dont nous avons besoin, sans réticence injustifiée.




La Traductière, Revue internationale de poésie et art visuel, n°39

La Traductière est née après le Festival de poésie franco-anglais de poésie, en 1983. Sa création répondait à l'époque à la nécessité de garder une trace du travail effectué dans le cadre du Festival. Créée par Jacques Rancourt, elle est aujourd'hui dirigée par Linda Maria Baros.

Un dossier, pour ce numéro, une anthologie de poésie de la jeune génération ukrainienne, et des rubriques, Nouvelle donne, qui fait écho à l'édito de Linda Maria Baros, Nouvelle vague, anthologie I, et Image génération.

Ce dossier consacré à la jeune poésie ukrainienne, présenté par Linda Maria Baros et Volodymyr Danylenko propose au lecteur de découvrir des visages, car chaque poète est présenté grâce à une biographie et une photo avant que le lecteur puisse lire ses poèmes. 

Pour ce qui est de la Nouvelle donne, une vingtaine de poète internationaux sont présentés, de la même manière que les précédents auteurs. Des noms connus comme Max Alhau ou Brigitte Gyr côtoient d'autres poètes que nous découvrons avec plaisir. 

L'avancée de ces rubriques est scandée par des photos d'œuvres de Dan Gavris, plasticien que nous découvrons à la fin de la publication, car pour ce numéro il occupe la rubrique Image Génération, qui fait suite aux quelques voix proposée pour illustrer la Nouvelle vague, rubrique qui se présente comme une Anthologie dont il s'agit de la première partie. 

La Traductière, Revue internationale de poésie et art visuel, n°39, 2022, 167 pages, 20 €.

Cette revue annuelle est un véritable lieu où il est permis de découvrir des voix poétiques innombrables, de tous les horizons, ou de retrouver des voix connues. C'est également un lieu d'échange et de passage, d'un univers à l'autre, bien entendu, mais aussi et surtout d'une langue à l'autre. Car si nous pouvons lire ces poètes ukrainiens, allemands, japonais, américains, anglais, italiens, et venant de tant d'autres endroits de la planète, c'est grâce au travail de la langue sur la langue, du texte sur le texte, de la parole du poète vers la parole du poète. Don précieux et source de ce partage de l'insondable richesse que nous portons tous, la poésie. 




Enseigner la poésie : un éveil au silence — entretien avec Géry Lamarre

Plasticien, poète, créateur de livres d'Art, Géry Lamarre opère un syncrétisme artistique et cherche à transcender la représentation dans le travail opéré sur la mimésis, à travers l'image, qu'elle soit plastique ou sonore dans le travail sur la langue permise par la mise en œuvre des mots dans le poème. Il est aussi enseignant, et transmets cette ambition qui est également une posture, face à ce matériaux qu'est le langage, qu'il s'agit de mettre en œuvre afin qu'il rende compte de l'indicible puissance de notre richesse humaine. Transmettre le poème aux plus jeunes, pour leur montrer le chemin vers eux-mêmes, mais comment ? Il a accepté de répondre à nos questions.

Tu es enseignant. Peux-tu nous dire quelle est ton approche de la poésie en classe, et comment il est possible de l’enseigner ?
Mon approche est particulière étant peintre, créateur de livres d’artistes et poète autant qu’enseignant en CM2.
Le travail que je mène en classe se développe principalement sur plusieurs axes : écriture, oralité et création plastique.
L’écriture poétique parce qu’elle est ludique et joyeuse. Elle offre une grande liberté d’expression et une latitude quant à la taille du texte, permettant ainsi à des élèves qui maîtrisent difficilement l’écrit, autant qu’à ceux qui le maîtrisent, de produire des textes.
L’oralité, en évitant la récitation : il s’agit de rendre vivant le poème. A cette fin, nous travaillons à chaque période un ensemble de poèmes. Ce sont des textes que j’ai préalablement sélectionnés soit pour leur thématique, leur rythmique, ou leur construction. Je leur propose plusieurs textes au choix qu’ils peuvent investir à plusieurs ou seuls. Ces poèmes sont toujours présentés : discutés sans toujours être expliqués. Les mises en voix sont travaillées ensemble puis à la fin de chaque période les « Diseurs de poésie » (parce que les premières années, c’était à 10h) vont offrir leur texte aux autres classes.
J’ai organisé avec eux, pendant quatre ans une revue Infraction poétique : invitant des poètes en classe, et alliant écriture et création plastique. Nous sortions un numéro ou deux par an, en format papier ou numérique (Calaméo). Là, cette année, le projet était lié à ce Prix Pierre Dhainaut du livre d’artiste. C’était un beau défi de savoir où je voulais aller sans savoir à l’avance par quel chemin. C’est s’ouvrir aux propositions des élèves et de leurs productions. Ce qu’ils me proposaient était une piste possible ou une réponse pour l’étape suivante.

Lina B.

Comment les élèves perçoivent-ils le texte poétique ? Ont-ils une idée « académique » de ce qu’elle est (des rimes, des vers…) ou bien est-ce qu’ils saisissent instinctivement que la poésie est surtout une question de mise en œuvre particulière du langage ?
Bien sûr qu’ils ont une idée académique ! C’est ce qui leur est souvent transmis par méconnaissance de la poésie contemporaine. C’est une vision répétée depuis plusieurs générations, alors que depuis plusieurs générations la poésie a évolué dans ses formes, ses intentions et structures. C’est pour cela que je sélectionne les textes à leur offrir sous plusieurs aspects.
Cela se retrouve parfois spontanément dans leurs productions écrites, d’ailleurs. Mais si certains perçoivent instinctivement cette mise en œuvre du langage, mon travail est de l’expliciter pour les autres. Les ateliers d’écriture ne concernent pas que la poésie. Travailler différentes typologies de textes permet de mettre l’accent sur les contraintes de chaque type d’écrit. Et donc de la poésie comme un écrit spécifique ayant une plus grande liberté d’invention.
Que peut transmettre la poésie ? Et peut-on transmettre la poésie ?
Un regard différent sur le monde, sur les mots, le langage. Le fait qu’apprendre, travailler puisse être ludique et inventif de solutions autres. Du plaisir. Un mode de pensée supplémentaire, différent.
Pour certains élèves (aller dire des poèmes dans les classes se fait sous forme de volontariat) oser dépasser leur timidité, leur manque de confiance (à l’oral comme à l’écrit). Lors des entraînements à l’oralité, la capacité des élèves-auditeurs à écouter, analyser, exprimer un ressenti pour améliorer les prestations des camarades…
Oui, on peut transmettre la poésie. Sous diverses formes : aller en écouter, en lire, en écrire. Pas forcément avec tous. Peu importe. Au travers de ce travail, j’aime l’idée de semer des graines, qui un jour ou l’autre, germeront un peu, beaucoup, passionnément… ou pas du tout. Cela dépend de la sensibilité de chacun. J’ai eu des élèves qui se sont mis à en écrire chez eux.

Infraction poétique n°2, avec la participation de tous les Poéticiens - Diseurs de poèmes - de la classe de CM2 de l'école "Les enfants d'Ercan" – Erquinghem/Lys, Mai/juin 2015.

Infraction poétique n°6, avec la participation de tous les Poéticiens de la classe de CM2/CM1 de l'école "Les enfants d'Ercan" – Erquinghem/Lys qui ont déclamé aux autres classes de l’école des poèmes de : Georges Perec, Nazim Hikmet, Raymond Devos, Hamid Tibouchi, Andrée Chédid, Jean Tardieu, Jean Rousselot et Robert Desnos.

Est-ce que tes échanges avec tes élèves nourrissent ta pratique de l’écriture ?
Pas directement. Mais, c’est un élément important de l’humus dans lequel s’épanouit ma vie.
Quelles sont tes plus belles réalisations ? Tes plus intenses souvenirs ?
En tant que souvenirs tous. Leur motivation. Plus particulièrement quand des élèves en difficulté d’écriture se mettent à y prendre plaisir. Là est l’essentiel du travail d’enseignant, ce plaisir, ce ludique qui donne envie d’apprendre, de faire, d’être curieux…
En tant que réalisations, ce sera toujours le prochain projet. Mais ce projet autour de la poésie de Pierre Dhainaut a été très particulièrement riche car complétement collectif. Nous avons même réussi à créer un livre individuel pour que chacun reparte avec le sien.

Ysaline.

Leyna.

Présentation de l’auteur




A propos d’Yves Bonnefoy : entretien avec Jérôme Thélot

Yves Bonnefoy, (1923-2016) est à juste titre considéré comme l’un des poètes majeurs de la moitié du XXe siècle et du début du XXIe. D’abord proche des Surréalistes, il s’en détachera très rapidement pour mener une œuvre personnelle et exigeante, avec notamment la parution en 1953, « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », unanimement salué par la critique de l’époque. Il vient de rentrer tout récemment dans la prestigieuse collection de la Pléiade, chez Gallimard. Une consécration amplement méritée. Rencontre avec Jérôme Thélot, professeur des universités, essayiste, auteur d’une quarantaine d’ouvrages. Et coéditeur des « œuvres poétiques », du poète dans la Pléiade.

En préambule de votre ouvrage intitulé La poésie précaire, vous écrivez : « Il y a longtemps que nous ne croyons plus aux enfers ni aux dieux ni aux prières, et c’est au point que nous ne croyons plus trop les poètes, ni qu’il soit nécessaire de comprendre au juste ce qu’ils font, quel rôle ou quel espoir leur reste depuis qu’il semble qu’ils ne prient plus ». Une formulation reconnaissons-le fort pessimiste, mais les poètes ont-ils vraiment besoin d’être crus. Et dans quel sens ?
Il ne me semble pas que la formule que vous citez soit « pessimiste » : elle est seulement inquiète du changement d’époque que nous vivons depuis le commencement de la « modernité », disons depuis Shakespeare, dans laquelle les représentations des religions héritées ne sont plus trop admises par la plupart des Européens, et en tout cas plus susceptibles de fonder encore les rites et les pratiques qui organisaient jadis le quotidien des sociétés. Comme les poètes d’autrefois adossaient souvent leur parole à ces représentations aujourd’hui largement surannées, le désenchantement de notre monde moderne affecte aussi la relation que nous pouvons avoir avec la poésie. Celle-ci en effet ne repose plus guère sur l’expérience d’une transcendance qui en cautionnait et en justifiait la recherche, laquelle est donc réduite à elle-même, sans autre légitimité que son vouloir propre, vulnérable et incertain de soi. Pourtant, ce vouloir persiste : les poètes misent toujours sur leur pratique paradoxale des mots pour donner un sens à l’existence, pour fonder la dignité de notre séjour, pour rendre aux hommes et aux femmes de notre temps de détresse leurs possibilités réelles. C’est en cela qu’ils demandent à être « crus » : que par eux nous soyons avertis de cette fonction de la poésie, c’est-à-dire non pas seulement que nous goûtions le charme esthétique des poèmes, mais que nous nous engagions à en reconduire, dans nos vies, l’intense promesse.

La prière que vous nommez semble relever du symptôme et ce, précisément, parce qu’elle a disparu, bien plus que de sa genèse, au sens théologique du terme. Est-ce un « fait » de notre époque, où les grandes Espérances ont presque disparu ? Car finalement Espérer, c’est empêcher en quelque sorte, « la disparition » ou « le désastre ». Qu’en pensez-vous ?
La poésie comme la veulent les grands poètes de notre temps est aussi, comme disait Bonnefoy, une « tâche d’espérance ». L’un des premiers essais de cet auteur en a d’emblée donné la définition suivante : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir. » Et Jaccottet de son côté écrivait ceci : « La Poésie ne serait-elle pas justement ce qui nous empêche de croire tout à fait à l’absurde ? » Dès lors que la parole poétique ne se connaît plus de destinataire transcendant, son adresse à autrui ne passe plus par aucune divinité, et si une plainte infinie ou une louange extrême, ou encore une protestation ou une réclamation non moins exigeantes lui sont parfois aussi nécessaires qu’elles l’étaient jadis dans la forme traditionnelle de la prière enseignée, tout de même ces traces inéludables de la précarité humaine sont rabattues chez les poètes sur le seul plan d’immanence où a lieu notre destin.

Jérôme Thélot, La Poésie précaire (Perspectives littéraires), PUF, 1997, 150 pages.

Ce plan est un monde désert, certes, mais c’est tout de même un monde : et comme tel celui-ci est assez riche de ressources et d’abord de beauté pour encourager le poète à persévérer dans sa conviction fondamentale, qui est qu’à parler autrement, à laver les mots quotidiens de leur aliénation économique, l’amour pourra — comme disait Rimbaud — être réinventé, les énergies salvatrices pourront s’associer et le sens se reformer.
Et plus précisément chez Yves Bonnefoy, souvent qualifié de « gnostique ». Cette expression vous parait-elle juste le concernant ?
Non, elle est fausse et exprime un contre-sens. La « gnose », c’est d’une part la représentation selon laquelle le réel est une vallée de larmes, qu’ici-bas est un abîme de faute et de non-sens, et, d’autre part, l’idée qu’un Dieu caché, absent de ce monde, pourra répondre à la fine pointe de l’âme si celle-ci s’arrache enfin aux ténèbres du concret. La gnose est ce dualisme spéculatif auquel toute la pensée et l’expérience de Bonnefoy sont profondément contraires — lui qui aimait le réel, l’ici, qui adhérait de tout son être aux phénomènes sensibles et ne voyait aucun mal à la substance terrestre, à la nature telle qu’elle se donne, à la beauté de l’immanence. Seulement, c’est vrai qu’il a compris qu’à peine on prononce un mot, quoi qu’on dise, et c’est l’ordre tout entier du langage qui tend à se substituer aux choses pleines, à restreindre celles-ci à l’image qu’il en forme, et c’est du coup de l’irréel qui occupe la conscience, du factice, du chimérique qu’il a précisément appelé une « gnose ». Mais la poésie, c’est ce qui lutte contre cette chimère, contre cette abstraction préférée à ce qui est. La poésie ne veut pas l’irréalité, elle refuse que les présences concrètes soit dévaluées par les illusions du langage. Aussi est-elle selon Bonnefoy un combat incessant contre la dépréciation gnostique du monde, contre la fantasmagorie conceptuelle. Il s’agit donc, a-t-il dit, d’« être parole malgré les mots » : d’être présent au monde, malgré les représentations. Un admirable essai sur cette dialectique est reproduit sous le titre « La poésie et la gnose » parmi ses Œuvres poétiques dans la collection de la Pléiade.
Vous dites aussi qu’Yves Bonnefoy « troue son œuvre par l’hypothèse d’un dieu à naître », et pourquoi pas un dieu mourant dont on pleure l’agonie, ou un dieu déjà mort ? N’y a-t-il pas dans ce cas, une recherche impossible de la transcendance, comme principe « primordial », de l’élévation ?
Ces questions sont si grevées d’ambiguïtés qu’elles exigent des clarifications terminologiques. Au reste, c’est le rôle de la poésie de nous désencombrer des notions préconstruites et de l’usage convenu des mots. « Dieu », Bonnefoy n’a pas refusé d’en prononcer le nom. Par exemple, dans l’un de ses plus grands livres, Dans le leurre du seuil : « Tu peux nommer Dieu ce vase vide, / Dieu qui n’est pas, mais qui sauve le don, / Dieu sans regard mais dont les mains renouent. » Mais il s’agit là d’un nom désignant l’Unité de l’être quand celui-ci est rejoint en son absolu. Il ne s’agit donc pas d’une « élévation », mais, au contraire, d’une participation ici à l’être même du monde, d’une approbation réciproque du sujet et du réel tels qu’ils sont, dans leur finitude aimée. Ce « Dieu » n’est donc certes pas celui qui agonise ni celui qui est déjà mort : il n’a plus rien de sacrificiel, et il est toujours à recommencer par une pratique du langage qui dissipe les leurres de celui-ci, qui émancipe l’esprit des fictions idéologiques ou religieuses. Bonnefoy disait volontiers à la fin de sa vie : « La poésie, c’est ce qui reprend à la religion son bien ».
Le factice, le chimérique, que vous inventoriez si justement n’annoncent-ils pas finalement une société du désastre, qui n’aurait plus rien de spirituel ?
Que notre temps soit souvent ou même structurellement désastreux, Bonnefoy le dirait ou l’a dit en effet, comme l’avait dit Hölderlin prenant conscience du retrait des formes traditionnelles du sacré. Mais ce désastre est selon Bonnefoy l’une seulement des conséquences du langage, qu’il a mise en balance avec une autre, dont il convient aussi de tenir compte. La première conséquence du langage, c’est, nous venons de le dire, le déploiement du chimérique dans la conscience aliénée, c’est l’assujettissement de celle-ci à l’empire des concepts qui substituent aux réalités évidentes leurs exériorités partielles et fragmentées, et c’est donc la séparation de l’homme d’avec le monde réduit au rang d’objet exploitable — et tel est, de toujours, le « désastre ». Mais l’autre conséquence du langage est qu’il autorise un emploi des mots non pas pour leur seule valeur conceptuelle, mais aussi pour leur musique, et qu’il encourage que soit ranimée dans les vocables leur matérialité sonore : or celle-ci permettant aux mots de se réassocier à la matière du monde leur donne de se faire non pas des concepts mais des symboles, non pas seulement des représentations mais des participations unitives à la plénitude du sensible. Disons que le langage ne condamne pas la conscience à l’aliénation, il lui permet aussi d’inventer dans la langue une utopie qui la désencombre de ses illusions la rouvre à l’unité. En face du « désastre », se tient toujours le possible. Et le possible, c’est la réserve de sens inédit dont les mots sont porteurs quand ils sont rendus à leur musique native — à leur puissance poétique. Les sociétés contemporaines ne sont pas privées de ce que vous appelez le « spirituel », peut-être même ne sont-elles pas beaucoup plus abandonnées au désastre que les sociétés de jadis et de naguère : car elles disposent — par-delà toute croyance héritée et tout rêve d’arrière-monde — de l’esprit d’utopie dont le poète prend la responsabilité en ceci qu’il décide de parler autrement. Autrement que selon le savoir ; autrement que selon la nostalgie des métaphysiques épuisées ; autrement que selon le concept. C’est l’utopie en acte telle qu’elle se lève dans la musique verbale, dans la prosodie, dans les rythmes de la parole poétique, que d’inventer par ses symboles un nouvel être-au-monde qui émancipe l’humanité et lui donne un vrai lieu. Bonnefoy, en tout cas, n’a jamais cessé de revendiquer cette sorte de « foi » : non pas un catalogue de croyances adossées à des représentations douteuses et souvent désastreuses, mais, par le son des mots, la réinvention de l’homme nu, et la retrouvaille de chaque chose non comme objet mais comme visage.
Cependant la connaissance et le savoir permettent de mieux connaître le monde dans lequel nous vivons – mais il y a aussi l’inconnaissable, et l’irrévélé : « Non pris, non dit, non communicable », comme le suggère Saint-Jean-Chrysostome par exemple, et que certains poètes essaient de révéler. La métaphore poétique est-elle une justification du « sens caché » ?
Vous avez raison de suggérer que le concept n’est pas non plus le seul responsable de tous nos maux ; et Bonnefoy disait comme vous sa valeur irremplaçable dans le travail de la compréhension, en particulier le travail des sciences. La critique du concept chez Bonnefoy, comme chez Bergson, n’est nullement un irrationalisme, nullement une défiance à l’endroit de la raison : c’est seulement le premier moment critique pour reconquérir une raison élargie.
D’autre part, oui, l’expérience d’un surcroît du connu et d’un excès par rapport à toute communication, est celle que le poète donne à mémoriser et à relever dans ses poèmes. Il l’appelle quant à lui l’expérience de la « présence ». Et ce dernier mot s’entend chez Bonnefoy non pas comme l’entendent les philosophes (non pas comme un fondement ou une substance qui serait l’origine de toute réalité), mais simplement comme l’apparaître à la fois singulier et absolu de l’être même de ce qui est — un apparaître qui est abîme, et dont les mots employés poétiquement gardent la trace et relancent la promesse. Le poème selon Bonnefoy ne célèbre donc pas un sens « caché », et il n’est nullement ésorérique : il vise l’ouvert même de l’apparaître, la donation première de ce qui se donne. Sauf que cet ouvert est ordinairement trahi par l’empire des concepts. Parler poétiquement, ce n’est que démembrer cet empire et réhabiter l’ouvert.

∗∗∗

 

A propos de Jérôme Thélot

Jérôme Thélot, ancien élève d’Yves Bonnefoy au Collège de France, disciple aussi de René Girard et de Michel Henry, est essayiste et traducteur, et professeur de littérature française à l’Université de Lyon. Ses écrits portent sur la poésie romantique et moderne, sur la philosophie de l’affectivité, et sur les conditions de l’image. Il développe auprès des auteurs qu’il interroge, en particulier Baudelaire, Rousseau, Dostoïevski, Sophocle, une poétique générale qui remonte à la fondation de la parole et de la représentation dans la violence originelle. Ses travaux sur la photographie ont d’abord décrit les conséquences de l’invention de celle-ci sur la littérature (Les inventions littéraires de la photographie, PUF, 2003), puis les caractères propres de sa phénoménologie (Critique de la raison photographique, Les Belles Lettres / Encre marine, 2009). Ses « Notes sur le poétique » (Un caillou dans un creux, Manucius, 2016) explicitent les attendus de sa recherche.




Mireille Diaz-Florian, Ô ma joie lente à venir et autres poèmes

La rue avance de son flux continu
Je m’arrête au bord de l’horloge sans aiguille.
Je devine les failles du temps.

La nuit aura laissé ses traces ombrées
Dessiner le contour des choses.

Ô ma joie lente à venir1

Tout frémit sous la pourpre du jour
Je franchis lentement le seuil
J’écoute la pulsation de la ville

La lumière aura laissé ses touches vives
Dessiner le contour des choses

Ô ma joie lente à venir

Les ponts enserrent le fleuve
Je viens de là-bas où pèse le chagrin
J’inscris mes pas dans le silence   

Le vent aura laissé ses courbes amples
Dessiner le contour des choses

Ô ma joie lente à venir

Tout s’efface dans le sable
Je lie mes mots sur la courbe des dunes
Je tends le fil du labyrinthe

Le temps aura laissé ses plis tenaces
Dessiner le contour des choses  

Ô ma joie lente à venir

 

Déjà

Déjà tu es seule
Dans l’attente du jour

Tu regardes monter la lumière
Sur la toile de l’aube

Une porte lourde a tourné sur ses gonds.
Tu écoutes sa plainte

Des rues se perdent aux croisements du temps
Tu déchiffres les pages

Déjà tu avances
Sur les routes de sable

Une nuit a duré bien au-delà des heures
Tu as compté tes pas

Des courbes amples ont soulevé le vent
Tu as saisi l’envol

Des pierres dressées ont tracé la frontière
Tu as franchi le seuil

 Déjà tu danses
A l’horizon de l’île

 

De bleu et d’oiseaux

Ce fut un temps où le temps
S’ouvrait
Sur portes closes
Sur pesanteur de silence

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À regarder le ciel
Longtemps

Ce fut un temps où le temps
Glissait
Sur la surface du jour
Sur l’entaille de l’ombre
Sur la présence du vent 

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À filer les nuages
Longtemps

Ce fut un temps où le temps
Me parlait
De neige piétinée
D’aubes glacées
De mort annoncée

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À écouter la nuit
Longtemps  

Ce fut un temps où le temps
Estompait
La ligne d’horizon
Le bruit des lointains
Le vif du chagrin   

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À guetter l’ange  
Longtemps

 

Elle

Il était resté longtemps
À guetter le passage de l’ombre sur le chemin.
Puis la nuit était venue s’emparer de l’île.
Même la frange d’écume sur le sable
S’était assombrie.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Il songea alors aux longues années d’exil,
Aux traversées impitoyables,
Aux bateaux démembrés sur les roches à nu,
Aux cris de ses compagnons engloutis.

Il s’étonnait d’en avoir fait si souvent le récit.
Tout désormais lui paraissait si vain.
Les mots qu’il avait choisis,
Les rythmes accordés aux percussions. 

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Revenu dans l’île, il avait retrouvé sa démarche royale.
Il calmait en lui le désir de celle
Qui chaque jour soulèverait les  tentures de l’alcôve
Pour l’accueillir.

Il avait pénétré dans le patio.
Il avait pressenti dans les corridors silencieux
La lente destruction du passé
Que rien ne comblerait.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Dans la chambre désertée
Il avait aperçu sur le métier
La  toile toujours recommencée
Sur la trame des jours

Il était sorti sur la terrasse
Pour chercher la trace de ses pas
Les vents avaient balayé
La poussière de mémoire.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube  

 

A l’amie sans regard, je parle du printemps

Ton regard
Désormais
Se pose indifféremment sur le monde
                Alentour.

Je dois te dire
Pourtant
Ce qu’il en est sur la rive
                Ici.

Veux-tu
Encore
Savoir le mouvement des choses
                Peut-être.

Je sais
Je devine
Que tu avances dans les couloirs
                Vers où.

Mon regard
Pour toi
Se pose sur l’arbre en fleurs
                Là.

Ma main
Doucement
Effleure le souffle du vent
                Tout près.

Sens-tu
Maintenant
Le léger glissement du jour
                Déjà.

Tu regardes
Ainsi
Tournée vers la lumière dorée

Enfin.

Note

  1. Saint Augustin.

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Sandrine Cerruti, méduses, la défaite des cages

méduses

 

lors                             il apparait                              
le lieu des suspensions                                              toutes            

le ponton                                          
celui de l’entrer en marche vers l’ignoré

au surgissement                     se laisser pousser en attraction
quitter le sable à mesurer le temps ordinaire
et depuis les pieds devenus les seuls guides            entendre                     écouter eux seulement
et happée                               oui être happée en direction de l’interstice            
celui de l’appel au ponton apparu
sa structure polie                  
suivre à l’aveugle les veinures du bois
elles sont le balisage éphémère                                le chemin                               chemin d’aller-voir
celui de la révélation
révélation là
       
oui à l’entrebâillement                                 
là où la lumière ne s’annonce pas                                                                         intervalle à la vision
 

                                                           vision en voute inversée
celle des constellations aquatiques gélatineuses du par-delà-du-dit des méduses

elles viennent

altesses mutiques sans squelette ni poumon pas de cerveau
leurs  déplacements en agrégats toxiques                          
le silence fluorescent des globes visqueux
manifestation de leur persistance fossile                
leur obstination d’organisme résistant à l’incommensurable
celui de tout avant                 de tout après              des par-delà à évider tous les possibles
là est leur révélé                    le sans commencement                     ni fin                          
sans extrémité

plus de centre

infinités                                 
le dévoilé à l’espèce observatrice entre deux planches

 

la défaite des cages

 

fixe bien
bien riveter ses yeux à son cerveau ça va aller très vite
ne pas rater le murmurer du petit secret inspiré-expiré au travers du coton gris              celui des intermittences nocturnes (oui le secret reste secret à cause de sa petite taille)
regarde bien depuis ta cervelle
pour commencer surtout ne force pas         ne rien forcer en imprudente (il y a plus important pour dorer cette grande règle)
apprête-toi à entrevoir le secret
celui des cages
de la porte des cages (oui rien que ça)
la porte des cages s’ouvre depuis l’intérieur            le mouvement s’effectue toujours vers l’en-dedans
surtout ne pas chercher à la pousser            pas pousser la porte en direction de l’en-dehors des choses                                                                                             jamais
ce serait partir en dissolution                       perte malheureuse
                                                                       éventée                      oui                  attention
c’est sans forcer que s’opère l’ouvre-monde           souplement
via l’en-dedans
lors la béance facile celle de la circulation-dedans-hors-monde est à tout jamais obtenue
garde-le bien ce secret dans ton cerveau qui a tout vu (oui c’est furtif c’est le secret des cages il passe vite comme seuls savent filer les vrais secrets)
c’est vrai pour toutes les cages
il n’y a pas plus simple à forcer
c’est ça le secret
                                                                                             celui de la défaite des cages

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Julien Blaine, Poème inédit

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Éric Chassefière, 5 poèmes

AU PARTAGE DU CORPS

 

Le vent, le vent toujours, la parole des arbres, l'oiseau qui se pose, le corps qui s'ouvre,
la caresse du vent, sa fleur lointaine, l'onde légère de ces voix dans le silence proche ;
ce qu'on entend du vent, la naissance d'un feuillage, le chant caché de la tourterelle,
vol déployé à la cime de l'absence, tout ce grand mouvement des choses, cette
fragilité, cette impermanence du désir, déposant alphabet de l'ombre sur la peau,
toute cette nuit se libérant d'elle-même, cette obscurité qui se fait lumière, clarté
simple du premier rêve, premier dessin du corps dans la pensée. Cette lumière qui
cache pour mieux révéler, sentir comme nous y prenons visage, comme le vent s'en
fait la main qui éclaire, dégageant ce front, ces yeux, de l'encore pénombre du miroir.
Se laisser sculpter par ce vent et cette lumière, là, sous le portique des vieux arbres, à
guetter l'apparition dans les mots de la pensée. Mots que ce vent, cette clarté du vent,
ce flux de l'ombre dansante sur la peau, sont premiers à accueillir au partage du corps.
Ces mots, les dire si bas, en garder si longtemps le sens caché, que c'est le vent qui
parle et oublie. Laisser en nous respirer cette nature qui nous porte, écouter à perte
de silence, faire que les mots écoutent, parlent d'écouter. Tenir l'éclat, la lèvre, la
pierre douce du chemin.

 

*

PREMIER ÉVEIL

 

 

Ces hauts frênes dressés dans le vent, feuillages tout miroitant de lumière, prennent
transparence du souffle qui les anime. Tout n'y est que vibration de ciel, légèreté de
silence de la peau, clarté caressée aux veines de l'ombre. Ce vent, sentir comme il
embrase l'écoute, comme la flamme en est légère à la couleur, l'effacement s'y fait
source de l'apparition ; comme la main y tremble qui, à l'inconnu de ce silence partout
enlaçant le corps, trace ligne d'écoute et de parole, s'y invente le délicat chemin de
l'oiseau ; comme tout, dans ce vent, respire en tout, le lointain se cache dans le
proche, la distance est écriture de la lisière. Longtemps ne plus entendre que le silence
du vent, ne plus voir que l'immobilité du balancement qu'il imprime aux choses,
respirer de la même transparence, du même désir de donner souffle à l'instant qui
nous traverse, prendre vérité de l'arbre qui est en nous. Sentir comme l'arbre nait du
vent, comme son murmure est celui des mots. Venir, à la source légère du premier
éveil, écrire le silence, l'ombre, la pierre, tout ce que le vent pense et oublie. Éveiller
pour que l'ombre tremble, se souvienne l'éclat, la fleur.

 

*

CE CIEL

 

Intense lumière de l'après-midi. Le vent toujours, la légèreté de l'ombre,
de la couleur qui se mêle à l'ombre à la surface de cette eau vibrante, animée de mille
mouvements contraires, mince ruban de ciel cernant l'enfance, où toujours viennent
se perdre les pas ; douceur de cette berge bordant l'eau calme, que constelle l'ombre
des frênes et des peupliers, qui en est aussi le murmure dans le silence de l'herbe
d'été. C'est là qu'entre le cours paisible du canal et le tumulte du petit bois d'absence
creusé de pénombre, on vient reposer son pas, glisser avec les ombres légères des
oiseaux, traçant aux méandres de l'herbe la mouvante profondeur de la lumière qui
les porte. Ce ciel venu battre la terre, pareil à celui, tout près, que l'eau reflète, il faut
s'y laisser apparaitre avec ces oiseaux, par instant venant au-dessus du champ donner
ballet de leur présence. Sentir comme la liberté du regard, en ces instants de transe
joyeuse, allège le corps et libère l'esprit. Voir ces lignes lointaines d'arbres légers, de
montagnes enneigées de rocaille, de nuages aux falaises dressées sur l'horizon.
Habiter de son pas, foulant l'herbe baignée de ciel, tout ce grand cercle de la 
sensation, s'y perdre comme autrefois l'enfant au terme des chemins du soir.

 

*

LES DEUX ARBRES

 

Sombres silhouettes des deux frênes jumeaux irradiant le ciel de l'immense vitrail de
leurs branchages joints : tout n'y est que profond déploiement de l'espace, feuillage
de ciel, balancement de la pensée, vert pâle venu se mêler d'argent quand le soleil du
soir, en de rares instants, vient caresser de ses rayons les fluides grappes du feuillage.
Se laisser éclairer par la rosace des deux arbres, sentir, cette lumière qui filtre à travers
les branches, comme la source en est profonde, le tracé délicat, comme à chaque
instant l'arbre double redessine son lointain, en refait lisière, présence de ce
balancement qui en accorde les mouvements, comme la voix dans le silence en est
unique, le dessin dans la lumière équilibré. Sentir, ces deux arbres, comme ils n'en
font qu'un, chacun enclos dans le désir de l'autre, comme dans le vent du soir s'en
joignent les souffles, comme est un l'arbre de ciel qui les unit. Voir s'illuminer le toit,
savoir que l'ombre est miroir, nuit l'ouvert de la fleur.

 

*

ÉCRIRE

 

Chat léger au trait de la berge, venu entre nuit et nuit s'écrire dans la lumière. Son
pas, on ne l'entend pas ; le vent est silence, qui emporte mots et chemins. Marcher
du même pas léger, des mêmes mots silencieux du corps, de la même distance dans
le regard. N'entendre qu'avec le corps ces mots que seul rythme le pas, écrire du
rythme de son pas sur cette terre aux mille chemins d'enfance, écrire dans l'écho du
£vent, la fleur de silence de l'écoute, l'eau calme de l'ombre caressant le ciel, écrire
comme on lance la pierre, écrire à l'avant de soi-même, sans répit perdre et retrouver,
ramasser et relancer la pierre. Le chemin est en nous, on n'entend pas sa voix dans
le vent ; le vent est la voix, le silence de la voix, des mots qui parlent la voix.
Longtemps arpenter la berge, puis s'installer là, au creux du temps, dans la distance
légère du matin. Écrire l'ombre, le silence, la trace, comme ce chat dont l'apparition
fut dans son effacement même. Savoir que les mots renaissent ailleurs, que devenir
est mémoire, le vol de l'oiseau, silence, chant qui s'accomplit.

 

Présentation de l’auteur




L’atelier d’écritures poétiques : outil de transmission de la poésie ?

Cet article interroge l’atelier d’écriture à l’université comme outil de transmission de la poésie, tout en mettant le cadre institutionnel à l’épreuve d’une certaine idée de la poésie affirmée par nombre de poètes contemporains qui en reconnaissent la part obscure, insaisissable. Il souligne l’importance de la proximité de la lecture et de l’écriture dans l’atelier d’écriture, et parcourt les différentes modalités de transmission attachées à la poésie, l’écriture, la lecture silencieuse et à voix haute, à l’aune de cette idée partagée des poètes.

Le présent article tente de confronter une certaine tradition poétique et critique qui souligne la part d’obscurité convoyée par le langage poétique – tradition dont l’une des voix majeures, dans le domaine de la critique, est celle de Maurice Blanchot – et la pratique de l’écriture et de la lecture dans un atelier d’écriture de poésie à l’université. La raison d’une telle confrontation résulte du paradoxe existant, susceptible d’influencer la réflexion didactique, entre la pratique collective et « ouverte » de l’atelier et la dimension irréductible au sens, autrement dit : de secret, de la poésie. En effet, si l’on considère que le sens constitue le seul canal de la transmission et de la reconnaissance collective, l’on peut dès lors s’interroger sur la place faite dans un tel cadre d’apprentissage à la part d’obscurité inhérente à la poésie.

Dans l’atelier d’écriture, les « inducteurs » d’écriture sont souvent des textes littéraires, de telle sorte qu’y sont conjointes les pratiques de lecture et d’écriture. Si on l’appréhende du point de vue de la durée, cette conjonction est surtout sensible dans un atelier dédié à l’écriture de textes poétiques dont les rythmes et les sonorités sont, dans un tel cadre d’étude, une invitation presque immédiate au lecteur à devenir auteur à son tour. Généralement, les textes donnés à lire pour introduire à l’écriture sont lus sans être soumis à l’interprétation comme ils le sont dans d’autres pratiques de classe. Même si certains éléments de commentaire sont énoncés, l’appréhension de l’extrait n’a pas pour objectif l’interprétation.

De plus, là où un texte inducteur narratif impose l’enchaînement de sa narration comme durée immédiatement intelligible, le poème ou l’extrait-bloc de vers ou de prose poétique n’offre, en fait de prise, qu’un signe, ne fait que suggérer au lecteur quelque chose qu’il serait la plupart du temps bien en peine, sur le vif, de désigner avec précision.

Saisi dans la même immédiateté qu’un poème offert à la lecture dans l’intimité, l’on peut donc supposer qu’il conserve une part de l’obscurité convoyée par le mot, que surgit dans la lecture et est invité à surgir dans l’écriture le langage dans sa « matérialité », pour reprendre le terme utilisé par Maurice Blanchot1. L’écriture alors, dans l’atelier de poésie, porteuse des interrogations et des incompréhensions que la lecture a suscitées, les prolongerait, faisant ainsi acte d’élucidation du réel et se substituant en même temps à l’interprétation. L’obscurité dans le mot, demeurée en suspens dans la lecture, serait pour ainsi dire « reversée » dans l’écriture produisant un effet. Cette obscurité dont le mot est porteur, qui fait de lui un « mot- chose », prolongée dans l’écriture, permettrait de conserver intacte l’émotion poétique que Philippe Jaccottet affirme être « à l’origine de la poésie » (Jaccottet, 2002 : 23), et faciliterait son effective transmission. Ainsi, la proximité des textes – le(s) texte(s) inducteur(s) et le(s) texte(s) produit(s) par l’étudiant – dans leur succession et leur objet (le signe) reconstituerait simultanément les conditions d’émergence et de transmission « active » (en acte) de la poésie.

L’on peut prêter idéalement un tel pouvoir à l’atelier d’écritures poétiques, mais force est de constater que le cadre institutionnel (scolaire, universitaire) dans lequel il a lieu, représente pour beaucoup un obstacle que le pédagogue devrait s’efforcer de neutraliser autant que possible.

Extrait de L'Espace littéraire, de Maurice Blanchot.

Le mort et le vivant

Neutraliser tout d’abord la représentation de la littérature comme « corps mort », pour ainsi dire, ensemble clos destiné à l’étude dont la seule légitimité est la postérité. Entre autres héritages critiques, celui de Maurice Blanchot nous oriente vers la chose vivante, à la fois vers le « livre à venir » et vers le néant en amont de l’écriture ; il fait de la littérature cette chose mouvante, insaisissable, toujours susceptible d’être rendue au néant dont elle est issue et, tout en affirmant l’existence impérieuse de son langage, il en souligne le caractère aléatoire. Peut- être offre-t-il là des outils propres à démonter la certitude attachée à la littérature appréhendée dans un cadre institutionnel...quelle en serait l’utilité pour la transmission de la poésie ? Christian Doumet apporte une réponse à cette question, en plaçant en un même mouvement créateur la lecture et l’écriture :

Lecture de tel poète avec lequel on se sent une sorte d’affinité́ : aussitôt relancé le désir d’écrire notre poème. Pulsion d’imitation. C’est pourtant autre chose qu’il s’agira d’inventer. (...)

(Imiter, mimer : l’un servilement complice du modèle, astreint à re-produire, à retrouver dans les formes le fantôme d’une production antérieure ; l’autre, au contraire, revivant la scène de la création même, en recréant l’élan, la force, le sens, non sans parfois ajouter au spectacle un indice de parodie.) » (Doumet, 2004 : 18).

Revivre « la scène de la création même » est réintroduire le vivant, le mouvant, l’aléatoire de l’œuvre. Au lieu de figer le « modèle » en une « copie », celui-ci devient le moteur d’un acte poétique qui n’outrepasse pas le moment créateur.

Philippe Jaccottet, sur la poésie, 1974.

Cela peut être induit par la pratique même de l’atelier où l’étudiant est engagé dans un procès que l’on peut ainsi désigner : 1. lecture (du ou des textes proposés par l’enseignant) - 2. écriture guidée (à partir d’inducteurs précis) - 3. écriture délivrée (le devenir de l’écrit de réécriture en réécriture). La part du « vivant » relève, au cours de ce procès, de l’appropriation individuelle du texte lu puis de l’acte d’écriture, qui elle-même pourrait bien dépendre du nécessaire « contact », pour ainsi dire, avec une obscurité inhérente à l’œuvre que Maurice Blanchot identifie ainsi :

L’œuvre est la liberté violente par laquelle elle se communique et par laquelle l’origine, la profondeur vide et indécise de l’origine, se communique à travers elle pour former la décision pleine, la fermeté du commencement. C’est pourquoi elle tend toujours plus à rendre manifeste l’expérience de l’œuvre, qui n’est pas exactement celle de sa création, qui n’est pas non plus celle de sa création technique, mais la ramène sans cesse de la clarté du commencement à l’obscurité de l’origine, et soumet son éclatante apparition où elle s’ouvre à l’inquiétude de la dissimulation où elle se retire. » et la lecture « doit donc être aussi retour profond à son intimité [intimité de l’œuvre], à ce qui semble être son éternelle naissance. (Blanchot, 1955 : 271-272).

L’acte de lecture comme d’écriture qui ramène le lecteur à l’origine réalise en cela l’expérience vivante de l’œuvre, non en la rendant intelligible mais, au contraire, en éprouvant « l’obscurité » originelle. Réintroduire le vivant est accueillir et accepter cette obscurité sans vouloir l’expliquer, l’analyser pour la rendre intelligible comme l’on s’y livre ordinairement dans une situation de transmission. Aussi l’atelier d’écriture où les étudiants sont invités non pas à interpréter, mais à écrire dans la continuité de la lecture, semble être d’emblée un lieu propice pour maintenir la part irréductible au sens, donc un lieu particulièrement propice à la lecture et l’écriture de poésie.

Pour Christian Doumet, il existe un mode de lecture rendant sa place à l’obscurité dont l’œuvre est porteuse, abolissant le prévisible qui participe de l’horizon d’attente : « Lire, relire, sur le mode de la lecture la plus désertée ; celle qui, en fin de compte, ne voit plus, n’entend plus. Lecture dépourvue de sens, seule capable de nous arracher au prévisible sens de la suite.» (Doumet, 2004 : 20). La recherche du sens ferait donc obstacle à une compréhension vivante de l’œuvre.

Rejoindre par la pensée l’obscurité antérieure à l’acte créateur, accepter d’éprouver l’inintelligible part de l’œuvre, tel serait l’acte de lecture-écriture rétablissant le vivant et, peut-on ajouter, l’expérience du réel ouvrant à la transmission, tout cela peut avoir lieu dans l’atelier d’écritures poétiques. Car plus qu’à rechercher le sens, la poésie nous induit à un prolongement, prolongement du poème d’autrui et de son propre poème :

Lire le poème en cours afin de trouver ce qui vient après, c’est prolonger sa mémoire. On dit : invention. Mais la trouvaille est un travail : travail d’une mémoire qui se creuse elle-même pour extraire de son peu encore quelque matière à projeter en avant.

Le poème est une mémoire sans objet (sans contenu) projetée au-devant d’elle-même. (Doumet, 2004 : 31)

Le prolongement est creusement de la matière du langage dans le poème et de la mémoire dans la langue. Ce travail peut avoir lieu dans l’atelier grâce à l’écriture mais aussi grâce à la lecture à voix haute, et c’est bien cette pratique qui pourrait permettre à l’étudiant de tourner le dos à la représentation conventionnelle, close, de la littérature. Il faut cependant surmonter un autre obstacle que celui de la quête spontanée du sens, le cadre lui-même, ou, plus précisément, les contraintes qu’il implique.

Dans l’atelier d’écriture, la lecture comme l’écriture sont tendues vers une double évaluation, celle, immédiate, des lecteurs-auditeurs que sont les participants de l’atelier – dont l’enseignant– et celle, plus lointaine mais constituant un horizon indépassable, qui contribuera au diplôme à venir et pour laquelle l’enseignant a aussi un rôle à jouer. En raison du cadre dans lequel ils opèrent, les étudiants situent d’emblée leurs productions dans la perspective de l’évaluation. Aussi vont-ils rechercher l’acquiescement dans la confrontation aux textes d’autrui ou aux « conseils » de l’enseignant. 

Jean-paul Daoust, J'écris.

Mais ce dernier peut bien parfois aspirer à rester muet afin de garantir l’aléatoire, de laisser s’installer progressivement la présence des mots, nécessité (du destin poétique du langage ?) dont il a une vive conscience, et qu’Armel Guerne désigne ainsi : « Des mots, rien que de les poser / L’un à côté de l’autre, / Qui disent plus et vont plus loin/ Que nous n’allons ; des mots / Soudain qui ne sont plus les nôtres / et qui se tiennent tellement / Près d’une vérité suprême » (Guerne, 1973 : 57) Dans la confrontation immédiate à autrui, la durée ouverte où s’inscrit le poids des mots semblerait pourtant refusée, or sans ce « poids » vivant de la parole, la poésie est affaire de conventions et du seul « homme de lettres ». Doit-on en déduire que, pour cette raison, dans l’atelier d’écritures poétiques, l’on se tromperait d’altérité, prenant celle des autres pour celle du monde, appréhendée à travers les autres présents, étudiants et professeur ? Dans ce cas, ne peut-on penser que la transmission de la poésie, vivante de son rapport au réel, en est exclue ?

Il n’en est rien, d’une part parce que la chose écrite est de toute façon livrée au monde, et l’atelier constitue un microcosme dans lequel s’accomplit le même geste d’abandon à autrui, de dépossession de la part de l’auteur ; d’autre part, le rôle de l’enseignant consiste précisément à abolir autant que faire se peut le cadre institutionnel non seulement de la représentation de la littérature et du « littéraire », mais aussi de l’évaluation et du diplôme. Il doit aider les étudiants à ne pas écrire pour les autres, pas plus qu’à lire pour les autres – le diplôme visé participe de cette altérité –, et, pour cela, avant tout autre objectif, veiller à faire acquérir une conscience singulière de la matérialité du langage. Aussi faut-il sortir du cadre des séances d’atelier et placer les étudiants en position de création poétique continue, chez eux, tout au long du semestre, afin de rétablir la durée nécessaire au creusement de la mémoire, pour reprendre l’idée de Christian Doumet.

Il convient également d’éviter que les étudiants éprouvent trop rapidement la satisfaction du texte achevé – sentiment que l’on imagine bien étranger à l’auteur-lecteur solitaire –, en les incitant à privilégier le rythme et le son plutôt que le sens, afin de les sortir de la représentation conventionnelle du « littéraire » et de rendre la primauté à la langue. Certes, généralement, il semble difficile d’échapper au sujet dans un atelier d’écriture, mais l’atelier d’écritures poétiques en ouvre peut-être plus qu’un autre cadre la possibilité. L’écriture et la lecture de poésie, en effet, imposent un face à face mondain qui permet d’abolir plus facilement qu’ailleurs la médiation que constituent la représentation du « littéraire » et la situation d’apprentissage. Paradoxalement, l’atelier d’écritures poétiques, espace détaché du monde, espace d’exception, d’apprentissage, fermé sur lui-même, où les seules apparentes ouvertures sont celles produites par la présence physique des corps, par des bruits et des odeurs entrés par la fenêtre ouverte sur la pièce et par la langue travaillée, opère à la fois comme lieu de connivence où s’échangent les signes de reconnaissance du face à face mondain, et comme lieu de l’éveil au sens où Yves Bonnefoy l’entend lorsqu’il évoque un livre ayant marqué son enfance, Les Sables rouges : « Et si c’étaient nos lectures qui nous rêvent ? S’il fallait, en tous cas, se réveiller de certaines pour mieux comprendre la vie, et d’abord et dans son sein l’écriture [...] ? » (Bonnefoy, 1972 : 127). Éveil à la vie, à l’écriture, à la matérialité du langage, et creusement de la mémoire, de la langue, tel est l’acte « demandé » au lecteur dans l’atelier de poésie, et, si tel est le cas, rien ne pourrait alors faire obstacle à la reconnaissance de cet « ordre qui semble être derrière les apparences, en dépit de tout » (Jaccottet, 2002 : 32), reconnaissance qui paraît nécessaire à la transmission de la poésie.

Henri Meschonnic L'Oscur travaille (1).

A haute voix

Il ne s’agit pas ici de répertorier les divers modes de lecture possibles dans l’atelier de poésie mais il en est un qui apparaît particulièrement propice non seulement à anticiper et prolonger l’écriture du poème, mais aussi à transmettre la conscience d’une poésie vivante, en prise sur le réel : la lecture à voix haute. Certains poètes la considèrent comme nécessaire au processus d’écriture. Ainsi, pour Christian Doumet, elle fait effet de relance :

En cours d’écriture, l’idée vous vient assez régulièrement de lire à haute voix une première ébauche. Vous y mettez le ton de la plus fervente conviction — ton qui n’est pas exempt de vibrations déclamatoires. Cette lecture vous conforte. Il se peut même que l’entraînement suscite quelque avancée supplémentaire. » (Doumet, 2004 : 21).

Cependant, dans l’atelier de poésie, espace collectif, l’on se trouve, toutes proportions gardées, dans une relation au texte lu à voix haute assez identique à celle des lectures publiques de poésie qui, comme on sait, ont fait débat. Je renvoie ici à divers articles de l’ouvrage collectif coordonné par Jean-François Puff (Puff, 2015), dans lequel, notamment, Thierry Roger rappelle la controverse, dans les années 20, autour de la mise en voix et en scène de Un coup de dés de Mallarmé par le groupe Art et Action2 et la résistance de Paul Valéry aux arguments des comédiens selon lesquels cette entreprise aurait répondu au vœu du poète et favorisé la compréhension du poème. La question de l’interprétation scénique valant interprétation sémantique fut un débat d’époque, et T. Roger cite en ce sens le Billet à Angèle d’André Gide daté du mois de mai 1921, dans lequel ce dernier propose de lire à haute voix des pages de Proust pour les rendre intelligibles (Puff, 2015 : 64). Cette théâtralisation de la poésie ou de la prose par la lecture a donc pour objectif le sens et, si elle peut intéresser l’atelier, il n’en reste pas moins que l’objectif, comme cela a été expliqué précédemment, en est bien différent puisqu’il a trait à la matérialité du langage.

Si la lecture publique fait acte, c’est davantage au sens scénique du terme : en ce sens, l’atelier d’écriture me paraît être comme une seconde scène où les modalités (françaises) de la lecture à voix haute, partagée collectivement comme dans une lecture publique, se trouvent reproduites : elle participe de l’écriture. Modalités françaises en effet, comme l’explique Abigail Lang dans le même ouvrage où il présente l’émergence et l’évolution de la lecture publique de poésie aux Etats-Unis et en France au cours des décennies 50 et 60. Abigail Lang y note que la spécificité française de la lecture publique de poésie est d’être restée attachée au texte très longtemps, alors qu’aux Etats-Unis, dès les années 50, peu d’attention est portée à la forme écrite (Puff, 2015 : 205-235). Certes, la distinction ne vaut plus pour les décennies suivantes (en témoignent Bernard Heidsieck, Julien Blaine ou Jacques Rebotier, entre autres poètes) mais il faut reconnaître que le texte écrit persiste dans l’idée même de poésie, comme on le constate en lisant Jacques Roubaud qui préconise – non sans humour – de nommer « performances » et non « poésie » les mises en scène de poèmes soumises au « VIL » (Vers International Libre) responsable de la « domination d’une poésie versifiée selon un mode d’organisation uniforme, valable partout » (Puff, 2015 : 311).

Les planches courbes, Yves Bonnefoy, 2002, lecture pour un disque édité par Gaster Oprod / ERE Prod. 

Lecture à voix haute attachée au texte écrit, certes, mais aussi à l’écriture car cette représentation plutôt française de la poésie va de pair avec l’idée d’une lecture à voix haute participant de l’acte d’écriture dont Christian Doumet a fait l’expérience et que reconnaît aussi Abigail Lang. Qu’elle ait lieu dans un espace public ou dans la solitude de sa chambre, la lecture à voix haute reste bel et bien une étape importante de la création du poème pour plusieurs poètes, tel Jean-Marie Gleize qui reconnaît en cela une fonction majeure de cette pratique, établissant un passage permanent entre elle et l’écriture :

(...) je dirais que la fonction institutionnelle, ou promotionnelle de la lecture publique, (l’élargissement de la réception de pratiques dites difficiles), ou sa fonction incantatrice (de passage spectaculaire de l’abstrait du livre au concret d’un corps parlant, supposé faciliter la compréhension ou tout au moins l’appréhension sensible du texte), viennent à mes yeux au second plan derrière cette fonction (...) qui consiste à comprendre la lecture (il faudrait d’ailleurs dire les lectures, les séquences de lectures, impliquant va-et-vient entre inscription et oralisation, entre travail en retrait et confrontation directe à des auditeurs), comme partie prenante du geste et du procès de l’écrire, comme nécessaire composante de ce procès. Il me semble très sincèrement aujourd’hui que je ne pourrais plus envisager pleinement la composition écrite sans ces aller-retours, sans ces passages répétés par l’épreuve de la lecture publique. » (Puff, 2004 : 245-246).

L’atelier d’écriture offre en cela aussi l’occasion de dépasser son propre cadre, de tourner le dos à la fonction « institutionnelle » – pour reprendre les termes de Jean-Marie Gleize – : l’oralisation des poèmes, quel qu’en soit l’auteur et le lecteur, permet à l’enseignant, au moyen de la répétition, l’insistance, voire le commentaire phonétique, d’éveiller chez les étudiants la conscience de cette « fonction incarnatrice » de la lecture qui, comme l’indique l’adjectif, participe aussi de la transmission vivante de la poésie.

Rythme, son et sujet

Or, ce qui rendrait possible l’éveil de cette conscience est le fait que cette fonction de la lecture à haute voix et publique, qualifiée d’« incarnatrice » par Jean-Marie Gleize, résulte à mon avis d’une opération des sens qui opère sur le mot et à partir du mot en amont même de toute tentative d’oralisation et, de surcroît, de théâtralisation du texte, comme l’invitent à le penser les propos de Claude Esteban recueillis dans un entretien réalisé par Laure Helms et Benoît Conort :

 

Bernard Heidsieck, "Dans l'atelier", documentaire de 1994.

Renonçant à leur claustration implacable, à l’hégémonie de la chose écrite, il importait que les mots recouvrent un volume, une teneur charnelle dans la bouche, une véritable matérialité́ sonore. Cette rythmique visuelle dont je les avais investis, jusqu’alors prépondérante, devait se doubler, même au cours d’une lecture silencieuse, de scansions perceptibles par l’oreille, de tempos différents qui précipitent ou retardent le flux verbal, de telle sorte que le poème, désormais, ne se présente plus sous les dehors d’un texte épousant l’étendue de la page, mais bien plutôt comme une partition orchestrale, qu’il appartiendrait au lecteur de déchiffrer et de suivre dans son développement mélodique. Le poétique devait s’allier au prosodique, si du moins celui-ci ne se résumait pas, comme on feignait de le croire, à de pures contraintes métriques et à des codes de versification. [...] Je m’autorise à penser – et c’est à quoi j’espère me tenir – qu’il ne s’agit pas uniquement de la musicalité́ inhérente aux sons des vocables, tels qu’ils s’organisent et se distribuent dans l’élaboration de la matière poétique – assonances, allitérations, jeux de syllabes longues et brèves – mais en vérité́ de la poursuite d’une harmonie plus vaste, qui régit aussi bien les constellations que le souffle qui nous porte, et chacun de nos pas3.

Claude Esteban, s’attachant au mot, en éprouve la musique, le « poids vivant » – pour reprendre les termes d’Armel Guerne –, qu’il lie au souffle et au pas, au corps en mouvement. De la lecture silencieuse ou à haute voix au texte écrit, il s’agit moins d’une transition formelle que d’un passage de souffle, de rythme. Henri Meschonnic qui se situe dans la perspective du sens souligne la prépondérance du rythme dans et pour le sens dans le troisième chapitre de Critique du rythme intitulé « L’enjeu de la théorie du rythme » (Meschonnic, 1982 : 70). Après avoir affirmé le « rapport d’inclusion » dans lequel se trouvent rythme, sens et sujet, il met à distance le primat du signe dans l’approche épistémologique et constate qu’une théorie du rythme rendrait sa véritable importance au sujet (ahistorique) et à l’individu (historique)4. D’Esteban à Meschonnic, l’on peut établir une forme de continuité malgré la différence d’intention : le rythme (le souffle) serait – en tant que système d’organisation de tout discours tel que le décrit Henri Meschonnic – la clef d’accès à une présence qui se dérobe, à l’« harmonie plus vaste » évoquée par Claude Esteban. La quête obstinée du sens qui pourrait faire obstacle à cet accès se trouverait en quelque sorte détournée dans l’appréhension du rythme, l’appropriation du souffle, et aboutirait à un sens, certes plus aléatoire, mais « plus vaste » que la signification.

Dans l’atelier d’écritures poétiques, comme cela a été dit, le sens lié au signe n’est précisément pas en défaut, bien au contraire, il a tendance à capter toute l’attention ; sa prépondérance ratifie, dans le contexte de classe, l’absence de ce que j’appellerais, par convention héritée des poètes, l’ouverture à la « part obscure » ou « vérité » ou « réel », qui œuvre à une transmission vivante de la poésie. Encourager le rythme permettrait d’introduire cette ouverture sur ce qui échappe :

Débordant des signes, le rythme comprend le langage avec tout ce qu’il peut comporter de corporel. Il oblige à passer du sens comme totalité-unité-vérité au sens qui n’est plus ni totalité, ni unité, ni vérité. Il n’y a pas d’unité de rythme. La seule unité serait un discours comme inscription d’un sujet. Ou le sujet lui-même. Cette unité ne peut être que fragmentée, ouverte, indéfinie. » (Meschonnic, 1982 : 73).

L’insistance sur le rythme et, ce faisant, sur la conscience du souffle – ce à quoi contribue notamment la lecture à voix haute — atténue le primat du signe et favorise le vivant, « l’ouvert », et ce, notamment, en introduisant l’aléatoire, la fragmentation de l’unité, du sujet.

Enfin, mettre à distance le sens au profit du rythme ne peut-il pas aussi résulter de la convocation d’un surcroît de signes ? Rompre les rythmes d’une langue en convoquant d’autres signes, d’autres rythmes donc, afin de les rendre plus tangibles, telle a été l’expérience de Claude Esteban, et c’est ce qui l’a conduit à la traduction. Si l’on place les étudiants face à la nécessité d’opérer le transfert d’un poème de sa langue originale vers une langue autre, ils saisissent la différence des rythmes, du verbe, de la phrase, et prennent pied dans la matérialité du langage. Et c’est bien parce que la poésie touche à autre chose qu’à l’immédiat intelligible qu’elle y donne accès : « La poésie ne se souciait nullement des significations établies, elle était seule à conférer aux signes verbaux une charge signifiante qui échappait aux critères de l’entendement, qui faisait de ces mots, à quelque langue qu’ils appartiennent, les porteurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. » (Esteban, ibid.). Il est notable qu’Esteban attribue à la seule poésie ce pouvoir d’accès au réel, poésie à laquelle il oppose ce qu’il désigne comme « discours », une chaîne syntagmatique « soumise aux codes », au commun intelligible. La poésie l’entraîna à explorer toujours davantage les œuvres de langue espagnole, et la traduction lui permit d’atteindre le point « d’indifférence » de la lecture et de l’écriture : « Traduire Guillen, c’était croire derechef à la cohésion du monde, à son ordonnance, à son invulnérabilité, sous les espèces tangibles du poème. Et ce poème que je n’avais pas écrit, voici que de l’avoir porté jusqu’aux rives de notre langue, il devenait presque le mien. » (Esteban, voir note 3). Ecrire pour traduire conduit à une lecture en acte, à son tour génératrice d’écriture, en raison même de la relation concrète établie avec le réel dont le texte est porteur par le rythme et par-delà les mots et l’enchaînement syntagmatique du discours. Claude Esteban voit cela comme une « manière d’appropriation », mais aussi un prolongement, une reprise de la voix de l’autre, en résonance. Le travail sur le rythme, que ce soit, notamment, par la lecture à voix haute ou par la traduction, semble ainsi réaliser, par appropriation, la transmission concrète, vivante de la poésie.

Conclusion

Au terme d’un siècle où tant de voix se sont élevées pour reconnaître le rôle actif du lecteur, s’il est facile de comprendre en quoi l’écriture et la lecture se rejoignent dans le processus de création, il est plus difficile de situer l’activité de lecture et d’écriture poétiques par rapport à ce troisième terme, tapi dans l’épaisseur du réel, mystérieux et se dérobant sans cesse, qu’est la chose vivante et concrète, éprouvée d’abord ailleurs, avant même la parole, terme reconnu comme essentiel à la poésie. L’indifférenciation de la lecture et de l’écriture semble être une modalité du texte « en acte » pouvant rétablir ce troisième terme, y compris dans le cadre collectif qu’est l’atelier d’écriture. Cette indifférenciation relève d’un processus d’appropriation vivante (participant du vécu) du poème par la voix, le rythme, de l’oubli du cadre et de ses contraintes dans la mesure du possible, et, paradoxalement, du retrait de la signification. Si y parvenir constitue l’objectif premier du travail des étudiants et si de telles conditions sont réunies, alors ne peut-on considérer l’atelier d’écritures poétiques comme un outil particulièrement propice à la transmission de la poésie puisque c’est vivante, incertaine, lointaine et proche à la fois, qu’elle est non pas, du reste, à proprement parler « transmise » mais offerte ? En effet, comme s’en exclame le poète : « (...) à quoi bon l’interminable si la vie n’est pas rejouée / quand l’herbe aura poussé sur la langue on trouvera peut-être / l’articulation du mystère parmi les restes d’une phrase » (Noël, 2007 : 183).

Références

Blanchot M., 1955, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard.
Bonnefoy Y., 1972,
L’Arrière-pays, Paris, Gallimard, 2005.
Cools A., 2007,
Langage et subjectivité. Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas, Dudley, MA, Peeters.
Doumet C., 2004, Poète, mœurs et confins, Seyssel, Champ Vallon.
Gleize J.-M., 2015, « A quoi ça sert ? », pp. 237-248, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.
Guerne A., 1973, Sourde écoute, repris dans Le Poids vivant de la parole, Gardonne, Fédérop, 2007.
Jaccottet P., 2002, De la poésie, entretien avec Reynald André Chalard, Paris, Arléa, 2007.
Lang A., 2015, « De la poetry reading à la lecture publique », pp. 205-235, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.
Meschonnic H., 1982, Critique du rythme, Paris, Verdier.
Noël B., 2007, « Le volume des mots », in : Christian Hubin, Sans commencement, Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières.
Roger T., 2015, « Mise en page et mise en voix du poème : le cas de Mallarmé », pp. 59-100, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.
Roubaud J., 2015, « Poésie et oralité », pp. 307-318, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.

Notes

1 Sur le concept de matérialité du mot et du langage chez Blanchot, voir la synthèse d’Arthur Cools dans Langage et subjectivité. Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas (Cools, 2007 : 50-53).

2 Groupe fondé et animé par Edouard Autant et Louise Lara entre les deux guerres et promouvant un nouveau théâtre.

3 Séance de la Revue parlée consacrée au poète Claude Esteban le 11 décembre 1978 (Centre Georges Pompidou), reproduite sur le site de Jean-Michel Maulpois : http://www.maulpoix.net/esteban.html/. Consulté le 10/03/2016.

4 « Une théorie du rythme est nécessaire pour une théorie du sujet et de l’individu, car elle prend en défaut la métaphysique du signe. Celle-ci opère par l’effacement de l’observateur-sujet confondu avec la vérité de l’observé, de l’objet, comme si les conditions de l’observation n’étaient pas inséparablement subjectives- objectives. » (Meschonnic, 1982 : 78-79)