Amir Parsa, Littéramûndi

Né en Iran en 1968, Amir Parsa, appartient à cette génération d’auteurs particulièrement rares, pour lesquels un monde meilleur est encore possible et que l’on aime arpenter, en dehors de tout préjugé ou de chapelle convenue. Il réside actuellement à New-York où il est professeur et directeur des études interdisciplinaires au Pratt Institute.

D’expression américaine, française, persane et espagnole, ainsi que des combinaisons hybrides ; il mène une œuvre patiente et méthodique qui met en perspective toute forme d’appartenance nationale, culturelle et poétique. Ensemble polyphonique et polysémique, son entreprise littéraire et poétique façonne de nouvelles formes structurantes, en portant la trace de nouveaux itinéraires d’écriture. Il a publié tout récemment deux ouvrages pour le moins novateurs et audacieux, intitulés Lïtteramûndi (prolégomènes à une Nouvelle Littérature Mondiale)

Qu’est-ce que la littérature mondiale ?

On doit la fameuse expression à Goethe, sous l’appellation usitée, de Weltliteratur, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans son journal intime daté de 1827. Depuis l’eau à couler sous les ponts, et il faut reconnaître que ladite expression si elle demeure emblématique d’un certain idéal n’en demeure pas moins quelque peu confuse, voire inaudible pour un grand nombre de lecteurs et de locuteurs avertis. Pour les chercheurs Christophe Pradeau et Typhane Samoyault, « la notion de littérature mondiale, aussi, n’est pas la détermination interne, où l’adjectif viendrait dire l’attachement variable de l’œuvre au monde ou les usages du monde en littérature », mais encore : « L’idée d’une littérature mondiale serait-elle venue d’une culpabilité à l’endroit de la pluralité et du divers, comme une rétroversion du mythe de Babel ? » Bonne question en effet !

Amir Parsa, Littéramûndi (prolégomènes à une Nouvelle Littérature Mondiale) Volumes I et II. Editions Caractères.

Babel quand tu nous tiens ?

Comme en témoignent les œuvres immenses et magistrales de Dostoïevski,

Tolstoï, Virginia Wolf, Robert Musil, Franz Kafka, Thomas Mann, Jorges Luis Borges, mais aussi James Joyce avec son Finnegans Wake, et plus proche de nous, Louis Calaferte, avec Ourobouros, dont les œuvres coïncident parfois avec l’accès presque désespéré d’un imaginaire de nature universelle, capable de marquer et d’engendrer de nouveaux territoires et logiquement de transgresser les frontières littéraires.

Pour Amir Parsa, là réponse est assez claire bien que quelque peu simplifiée :

« La vérité est autre, et pourtant tout est simple : tu écris en français, parce que tu dois respirer, comme tu viens de le dire. Pareil en anglais. Une question de souffle, mais aussi d’intérêt, de besoin de reformuler à travers ces langues qui font partie de ton être – qui t’ont conditionné et te constituent. Comme tout écrivain, tu écris aussi pour comprendre pourquoi tu écris, pour créer une réalité, pour percevoir, pour construire. »  (P.17) L’entreprise est périlleuse avouons-le car elle induit ou oblige plusieurs portes d’entrée, qui n’ont pas forcément la même serrure et signification, dont la lecture « linéaire » de l’œuvre quelle qu’elle soit est naturellement exclue. Dans ce cas précis l’exclusion vaut pour « forclusion », suggérant « le retrait du monde » ou à l’inverse le recours à la mise en scène en quelque sorte qui coïncide avec le martèlement des genres, mais toujours susceptible d’entrevoir « une réalité ». Une parmi tant d’autres, cela va de soi, comme un miroir à multiples facettes ou un kaléidoscope, jonglant adroitement avec ses masques. Mais l’auteur affirme également que la vérité est autre. Or restons terre à terre, quelle vérité hypothétique à conquérir, et qui plus est sous le régime de la transgression, peut (pourrait) s’accoutumer d’un sort incertain, y compris sur le plan sémantique et linguistique. Là encore une réponse est donnée : « L’écrivain polyglotte à son tour n’est pas moins sensible, ni moins maitre d’une langue, mais hyper-conscient des paramètres stylistiques, structurels et formels qui permettent les opérations. » (P.29). Ainsi l’écrivain, le poète, peuvent-ils être selon les circonstances, des « manipulateurs », parfaitement conscients d’une destinée toute autre où l’imaginaire foisonnant pose ses « marques » ici et là, comme une bête sauvage. Mais laquelle ? – « tout en restant chez soi ». (Page 29). A ce stade, on peut toujours imaginer que la littérature agit comme un « caméléon » parfaitement méthodique qui est capable de changer fréquemment de « masques » et de couleurs, pour s’adapter à toutes les circonstances. « Une rupture avec les rythmes de la vie, une rupture avec ses habitudes, une rupture avec les conventions », (P.30). Mais pas sûr justement ! En vertu d’une liberté dépassant les cadres et se mesurant au quotidien avec la force de l’intention et de la novation.

Un pari audacieux : Le dé-travestissement des langues-territoire !

On songe dans un même ordre d’idée au fameux Bodner Lab, initié par Jérôme David, professeur à l’université de Genève qui vise à offrir à plusieurs types de publics, une bibliothèque numérique de la littérature mondiale à partir de la Bibliotheca Bodmerania, et qui constitue une numérisation intelligente opérée via un flux opérationnel rigoureux en regroupant en « constellations », proposées, comme autant de portes d’entrées induisant l’imaginaire littéraire. « Des écrits d’auteurs dont les œuvres constituent maintenant (pour le meilleur et pour le pire), les classiques dans une certaine langue et un certain contexte, des histoires d’enfants, aux contes et aux grandes épopées nationales, tout un fil intertextuel traverse les écrits. A travers le perpétuel passage d’une littérature à l’autre… » (P.112), « L’authentique création de nouveaux mondes à travers les osmoses de mondes existants ». (P.112). Ainsi l’œuvre littéraire peut franchir la limite, toutes les limites de son propre imaginaire (décloisonné) en exploitant autant de paysages géographiques, que de paysages symboliques dont la régulation interne s’effectue par le seul mouvement dynamique de l’œuvre. « Esthétique et éthique du masque qui nous amène, poète des marges et des disparitions, à une liberté absolue ». (P.117). Et cette liberté si souvent contredite par les itinéraires empruntés, que vaut-elle au regard d’une liberté plus grande qui ne soit pas que « un support » écrit, et reproductible à l’infini, combinant toutes sortes de hasards ? On comprend alors, que la littérature ne prend sa liberté qu’au travers des manifestes et des théories qu’elle produit elle-même pour justifier d’un manquement normatif. Et si l’on ne peut parler ici d’anarchie, on peut toujours valider l’ide de déraison. « Tenter d’imaginer, ou même d’étudier, ce que l’auteur aurait fait dans la langue cible – tout en reconnaissant qu’il n’y a vraiment aucune manière de le savoir ou le vérifier. (P.124) »La traduction comme écriture imaginaire et projétante »  (P. 124). La traduction devient alors, une échappatoire sans risque, du-moins en apparence ou l’œuvre exerce son pouvoir d’attraction avec la langue de l’autre et en signifiant un public divers ouvert à toutes les propositions sémantiques, sans jamais être en mesure de filtrer les écueils pourtant inévitables de ce type d’entreprise au point de s’enivrer malicieusement d’une phraséologie immortelle, mais sans aucun dessein providentiel. Peut-on dire pour autant que la littérature mondiale est une parade insouciante du désir universel, sans autre objectif que d’activer certaines transmissions (ou simulations). La réponse semble moins évidente qu’elle n’y parait : « La littérature doit demeurer aussi ouverte que la sensation que génère le lac au milieu du désert ». (P. 182). En ce sens Amir Parsa, a su habilement démêler le vertige de l’impossible en bâtissant une œuvre complexe, que n’est pas qu’un simple exutoire mais une volonté puisant sa source au sein des grands Humanismes, sans jamais déconsidérer la force de l’abîme.

                                Le rythme m’emporte et le feu m’atteint
                                              Et je brûle dans les cendres
                                   le sang le sort de
                                               de la longue marche sans traces
                                  du poète glissant sur les parois
                                                invisibles… (page.184)

A lire absolument…….

Présentation de l’auteur




Dominique Sampiero, Ne dites plus jamais c’est triste

« Ne dites plus jamais / c’est triste / pour dire c’est moche / c’est raté / c’est quoi cette merde / genre tu ferais mieux de faire autre chose / que du triste quoi » : dès la première strophe, le « la » est donné, et c’est à partir de cette note tenue de bout en bout, au fil des vers libres au rythme saccadé, entre rires et larmes, que se déploie la musique d’un silence, tout juste une plainte hésitant entre sourire et sanglot, une émotion à peine contenue en appel à la sensibilité du lecteur, en ostinato poussé ad libitum

Dominique Sampiero semble, dans ce dernier ouvrage, faire une confidence, en aveu de réussite, qui mettrait, une bonne fois pour toutes, la fatalité du sort, échec et mat, dont la note biographique à la fin du recueil résume sa pensée sur la vanité comme sur le bienfondé de telle démarche : « car finalement la vie se joue entre la fureur des larmes et du rire, non ? À quoi bon tirer des plans sur la comète, un jour ou l’autre, toutes les étoiles s’éteindront »

Dès lors le poète ne saurait faire ni l’économie du malheur ni le diktat du bonheur, éprouvant peut-être ce « mal de vivre », pour reprendre la formule de Barbara, qui ne saurait le convier à nier la tristesse ; essuyer les larmes, certes, mais non congédier la tragédie de la vie dont quelques mots mal avisés seraient le présage, quelques maux d’une maladie transmissible, quand on saigne du sens ? « Ne dites plus jamais / c’est triste un poème / parce que vous ne comprenez pas / et qu’il y a le mot / mort douleur blessure / dedans / ces mots qui vous font peur / que vous avez bannis / de vos yeux de vos larmes / des fois on ne sait jamais / c’est contagieux la mort la douleur / ou la blessure / ça s’attrape non ? » 

À chacun de recourir par conséquent aux pouvoirs de l’imagination, à explorer encore les contrées merveilleuses d’un ré-enchantement possible de la vie rendue plus vaste par les yeux qui décillent à la rencontre de l’inattendu ou de l’insoupçonné qui vous foudroie sur place, vous laisse abasourdi, désarmé, à nu, et dont le pitoyable qualificatif de « triste » n’est que le cache-misère d’une réalité plus grande qui vous contient tout entier dans la pitié comme dans la joie !

Dominique Sampiero, Ne dites plus jamais c’est triste, La Boucherie Littéraire, 2020, 12 €.

« Finissez-en justement / avec le c’est triste / qui tombe à plat / ou qui fait mal / dites plutôt c’est grave / c’est profond / c’est tellement vrai / c’est tout moi ça / c’est de la balle / c’est vrai de vrai / c’est magnifique et troublant / envoûtant / délicat / c’est insupportable de beauté ».

Et quand le mot juste, pile, adéquat, est rendu à la démesure des sentiments, c’est jusqu’à l’adjectif trop usité qui se défait du manteau gris, grisâtre, grisaille, pour revêtir les fastes oripeaux de toutes les nuances émotives, rouge passion, bleu espoir ou jaune brûlant, et donner à entrevoir, écho en écho, la résonnance de cette si profonde, si désarmante tristesse, dans un mot-à-mot voisin : « triste d’amour / triste comme Yseult / triste ciel / triste acier / triste éternel / triste sommet / triste étoile / triste infligé / triste défait / Tristan même temps / triste Voie lactée / triste sauvage »

Et de ces variations de tonalités s’échappe comme un message secret, une lettre dans la lettre, l’ouverture du deuxième poème de ce recueil intitulée Manifeste à l’envers, dévoilant les coulisses, l’envers du décor, la généalogie du théâtre intime à ce plaidoyer pour la noblesse des sentiments qui nous relient, nous dépassent, poète et lecteur, possible fraternité humaine, sans fard, sans hypocrisie, révélant de l’enfance à la maturité le vœu farouche de porter haut et la joie, et la peine de ses semblables : « Soyez beau, soyez propre, efficace et joyeux ! Non. Vous avez droit à la tristesse, à la dépression, au deuil, confiez-moi vos peurs vos doutes et tout ce qui vous isole des autres. Mes mots, mes bras sont là pour vous. J’écrirai vos chagrins. »

Présentation de l’auteur




Michel Fardoulis-Lagrange, Prairial

Prairial est le premier et seul recueil de poésies de Michel Fardoulis-Lagrange et qui mérite autant d’attention que pour ses romans. Nous savions que poésie ou roman, entre les deux, il y a peu de différences chez cet auteur.

Sa prose qu’on ne doit pas hésiter à qualifier de poétique (nommons là « roman-poésie » pour reprendre la formule de Michel Leiris dans sa préface à l’ouvrage de MFL « Volonté d’impuissance » paru en 1943, éditions Fontaine ; et inversement « poésie-roman »), fait donc écho aux poèmes dans cet ouvrage. On y trouve les mêmes images chez l’un et l’autre, les mêmes contraintes, les mêmes regards, les mêmes affirmations dans le sens de l’espérance, parfois le même hermétisme, et toujours cet univers cosmique. MFL vient d’un monde à part avec des révélations à nous faire, comme Jésus l’a fait en son temps.

Le religieux et le sacré proposent un espace littéraire, et probablement pas autre chose, qui garantit les rêves et les quêtes de Michel (tout comme ils ont garantie ceux de Rimbaud pour les mêmes raisons), lequel nous emporte vers des mondes d’ombres et de lumières croisées où l’on rencontre des personnages qui n’ont généralement pas leur place, en tout cas pas ainsi, dans la littérature dite classique. Peut-être est-ce aussi une des raisons qui trouble le lecteur et rend difficile sa lecture. Pour lire MFL, on doit certainement entrer en lui et devenir lui à travers ses yeux. Ce qui n'est pas aussi difficile à réaliser qu’on le prétend. Il faut juste se laisser bercer par la musique des mots et des phrases de Michel Fardoulis-Lagrange comme on se laisse bercer par les vagues les yeux fermés.

Michel Fardoulis-Lagrange, Prairial, Éditions Dumerchez, 1992, 23 € 71.

L’œuvre de Michel Fardoulis est donc unique, presque indescriptible, presque « inanalysable ». Ce qui rend pourtant formidablement intéressante son œuvre, c’est le langage qu’il détourne au profit de l’intérieur de l’histoire, ou du poème, pour les protéger, pour rendre leurs vérités plus que pour l’accompagner. Formules inhabituelles et personnalités (personnages) explorées comme si pour la première fois la langue s’exprimait. Langue du roman ou du poème, ou bien plutôt les deux à la fois, ce mélange a tendance à effrayer comme à fasciner. Michel ne donnant pas le choix au lecteur, celui-ci est obligé de faire avec ce que l’auteur propose mais aussi avec ce qu’il ne propose pas. Et c’est peut-être ici que le lecteur peut essayer de s’engouffrer.

Dans « Prairial », les mouvements des personnages construisent les images de ce monde inventé par Michel et donnent un socle solide pour rendre viable celui-ci. Il est rare qu’un écrivain s’enferme totalement dans son propre univers jusqu’à ne plus voir le monde tel qu’il est réellement sans toucher à la folie. Tel est le cas de Michel. Son univers sans sourire, car occupé à une tâche qui donne tout au regard depuis des siècles ; son univers sans monde destiné à contempler le plus précieusement possible cet autre nécessaire pour vivre, tout cela fait de Michel Fardoulis-Lagrange un écrivain très singulier.

Enfin, on ne peut que penser au poète de Charleville-Mézière, dont l’univers poétique de Michel Fourdalis est proche. Car il y a indubitablement du Rimbaud en lui. Leurs croyances à tout deux n’ont pas d’ambition autre que littéraire. L’un et l’autre étaient solitaires et vivaient dans le silence. Sans tomber dans le drame, le génie offre ici ses figures les plus marquées.

Il faudrait redéfinir cette nouvelle forme d’écriture et l’inscrire à côté des autres et non pas au milieu d’elles. La langue de Michel Fardoulis-Lagrange parle dans et de sa propre liberté, elle n’exprime pas autre chose.

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Extraits

 

L’OBSERVANCE DU MEME

La nostalgie et les échos
prennent part comme jadis à la foulée.
Sur les rivages,
les gymnopédies.
Le regard réclame des oiseaux en bancs,
des méduses uraniennes.
Pourquoi ne pas aller toujours plus près
sans accoster,
saluer les compagnons d'égal à égal ?
Ce seront encore
les recommencements, les siestes légendaires.
D'égal à égal, les transferts,
les bruits métaboliques des corps,
il n'y a plus que cela,
la prébende des veines,
les navigations intestines,
les voluptés tribales,
les boulimies.

RAPPEL

Quel foisonnement d'ombres
jumelées aux buffles
vers le crépuscule !
O Moira,
s'exclament les filles
au même moment
devant le naufrage
de leurs robes.
Sérénité pourtant,
ici et là
des profils d'argile,
ceux des dormants
impénitents.
Les destinées ailleurs
sont des pétales de fleurs
que ramasse le vent
pour un mémorial
des senteurs.
Tadis et naguère
ne paraissent jamais certains,
ces irisations
d'une souvenance
léthale.
Et dans l'antre
se consume le dinosaure
avec ses lymphes immaculées

Présentation de l’auteur




Gwen Garnier-Duguy, Livre d’or

Doublement remarquable est ce Livre d'or. Tout d'abord parce que l'Atelier du Grand Tétras crée des opus remarquables, tant pour ce qui concerne la qualité du papier, un vélin ivoire Arena 90 grammes, accompagné d'une couverture Tintoretto 250 grammes, le tout façonné en cahiers cousus, que pour la grâce des caractères apposés au milieu de marges généreuses  ; ensuite parce que la hauteur de cette poésie enracinée dans une modernité tamisée de lumière grâce à la parole du Poète nous assure que l'existence fait socle, celle d'un comme du nombre, lorsqu'on passe dedans, qu'on voyage avec celui qui en absorbe les contours et les restitue dans le poème, pour dessiner l'espace sans frontières du territoire de notre liberté, à travers le langage.

Gwen Garnier-Duguy dit ceci. Mais il ne dit rien. c'est là la magie du poème. Sa puissance. Dans ce Livre d'or, qui sonne un peu comme un bilan de ce qui fut, et une porte vers ce qui sera, se mêle la parole simple et discrète du poète et des références séculaires. Circularité et enfermement dans la répétition de tableaux existentiels, d'un présent vécu par le Je qui énonce et place son expérience au cœur de millénaires d'autres, pour témoigner du monde contemporain et interroger une modernité qui n'en finit pas d'aboutir à nulle part.

VERS LIBRES

Ils ont installé des caméras dans les couloirs 
                                sur les trottoirs pour voir
Si chacun pousse, rentabilise chaque seconde où il est
                                                                      employé à faire
De sa vie l'or d'un autre, message sur le réseau intra
La plus grande erreur que vous puissiez faire, dans la 
          vie, c'est d'avoir peur de faire des erreurs, voici
John Fitzgerald Kennedy
Appliqué à la production. On a vu
Où ça l'a conduit
Aussi
Sortez vos idées, surtout n'ayez
Pas peur, entrez dans la langue falsifiée de la chambre
                                  noire est entrée dans votre œil surtout
Sentez-vous libre, osez, proposez, la hiérarchie
Ne vous tiendra rigueur d'aucune de vos audaces,
                                                                                       Innovez !
Vous êtes filmés.
Société panoptique autocensurée.

 

Gwen Garnier-Duguy, Livre d'or, couverture
Roberto Mangú, L'Atelier du Grand Tétras,
2023, 96 pages, 15 €.

D'un temps, d'un monde, aux temps, aux monde, du Portrait de Sisyphe en Midas à Argo, D'Adam à Diphda puis à l'Alpha du centaure, autant de cosmogonies tutélaires qui ponctuent les poèmes, et jouxtent d'autres titres, plongeant le lecteur dans le chant d'une luxuriance référentielle séculaire, celle également de la nature, de la nature dans le poème, présence tant immuable que nourricière. Autant de références à une littérature qui elle aussi fait socle, trame et lieu de résistance. 

Et ici le poète interpèle, interroge le parcours, tant le sien, qui apparaît au détour des vers dans un quotidien énoncé sans détour dans une langue familière et actuelle, celle du lecteur, de vous, nous, appelés là dans le creux du poème qui est plus que jamais notre refuge dans ce Livre d'or, que grâce à un Recours au langage dé-mesuré inventé par Gwen Garnie-Duguy, qui sait plus que tout autre combien les espaces de silence offerts par le poème recèlent de liberté.

 

Silence
J'ouvre la portière je sors
la lassitude de ma journée 
dégouline de tous mes pores
une flaque à mes pieds
bue par le goudron du parking
je m'avance lentement
vers la porte de ma maison
J'entends une mésange
sur le toit du voisin
lancer ses trilles à qui£
veut bien les écouter
Un philosophe dirait
que si personne n'était là
pour jouir de ce moment singulier
le chant de la mésange n'existerait pas

Il y a plus simple, son ramage,
qu'elle module avec tellement de soins,
n'est peut-être pas destiné à mon cœur
bien que mon cœur s'en trouve
instamment allégé.
Son ramage, n'a-t-elle un besoin viscéral
de le sortir de son corps
s'appliquant à faire des notes
inouïes avec sa langue de mésange
et des oiseaux sur des branches proches
chacun leur tour lui répondent

Il se joue à ces heures du soir
une conversation capitale
au-dessus de nos têtes
qui n'y comprennent rien
car les hommes d'aujourd'hui
ne savent plus la langue des oiseaux
elle qui était coutumière 
aux hommes des forêts
mais les oiseaux continuent quoi qu'il advienne
ce qui est devenu maintenant
leur vie parallèle, semant
leur joie dans des cœurs anciens
dont les battements sont l'écho
du rayonnement fossile de l'univers.

Avons-nous oublié ? Oublié de regarder, d'écouter, oublié que le vent nous traverse plutôt qu'il ne nous heurte, oublié que le bruit des vagues et le battement de nos cœurs résonnent dans un même espace, celui du poème, où le bruissement de l'univers s'immisce à travers les mots.

Le Livre d'or est placé sous les auspices de Xavier Bordes, qui offre à Gwen Garnier-Duguy l'épigraphe du recueil :

Je parle avec la voix d'un dieu quotidien
que nous reconstruisons ensemble

Xavier Bordes

Voix du poète, voix de poètes auxquels sont dédiés plusieurs textes, également, ce recueil rassemble et invite à ouvrir les brèches de nos langues communes, de nos existences prisonnières des mots, de nos regards enfermés dans le nom de toute chose, et surtout de nos cœurs. 

Un Livre d'or  qui se clôt sur L'Avenir du poème, témoin ce de qui hors de lui-même, au-delà de sa forme, et au-delà du temps, nous rassemble, ce présent dans l'éternité de nos cœurs. 

J'ai composé un poème
Splendide
Une pépite
Quelque chose de totalement 
Neuf
Dans la forme et dans le rythme
Et dans le fondu enchainé
des images
C'est un chef-d'œuvre sans
Equivalent
Il est semblable à tous les grands poèmes
Qui ont marqué le temps
En même temps il se distingue
Nettement des autres chants
Il renouvelle
Les symboles de notre
Culture
Il est porteur d'un sens
Qui est une inspiration
Pour l'avenir
J'ai reçu ce poème
Comme un présent
Je ne peux le faire lire
Ni le montrer à qui que ce soit
Il serait aussitôt
Accaparé par le spectacle
Et ses images se fondraient
Dans le publicitaire
Je l'ai appris par cœur
J'ai brûlé les brouillons
Dans mon dernier souffle
Peut-être
Je l'emporterai avec moi
Une pluie tombera sur ma tombe
Et depuis ma dernière terre
Peut-être
Un arbre poussera
Il indiquera
Une étoile
Qui indiquera
Une grotte
Et quelque mage
Saura lire ce poème
Transmué
En pèlerinage.




Verso de printemps : Ombre et lumière !

Verso 192, le numéro de mars 2023, Ombre et lumière, est une belle revue de format A4, de 124 pages. Cet opus, beige foncé, fidèle à sa charte graphique,  offre une couverture sobre et polyphonique : jeu avec la typographie, jeu discursif entre les mots de l'appareil tutélaire et la photo d'Alain Wexler, Place du tapis. Le ton est donné : sobriété de la présentation, foisonnement sémantique des contenus. 

Verso a été fondée en avril 1977 par Claude Seyve et Alain Wexler. Depuis le premier numéro bien des choses ont changé sauf ceci, la sobriété et la densité des rubriques proposées. Pour ce numéro une pléiade de poètes : Marie-Laure Adam, Eric Jouanneau, Patrick argenté, Véronique Joyaux, Béatrice Aupetit, Christine Laurant, Bernard Barthuet, Antoine Leprette, Guillaume Basquin, Yoann Lévêque, Vincent Boumard, Samuel Martin-Boche, Jeanne Champel-Grenier, Mermed, Patrick Chouissa, Mathieu Piroud, Silvère Cordin, Chantal Robillard, Jean-Michel Couturier, Luc-André Sagne, François Déron, Salsac, Chamsidine Djamil, William Shakespeare, Ludovic Elzéa, Anne Son, Maria Giorgiou-Francou, Line Szöllösi, Willem Hardouin, Patrick Werstink, Isalti.

Variété, curiosité, multiplicité des cultures et des voix poétiques, en un mot foisonnement de textes publiés sans autres accompagnement que le nom de leur auteur, et le titre de l'ensemble.  Rien ne perturbe donc l'ensemble publié, tout favorise la puissance de la découverte. les auteurs sont présentés à part, de manière succincte,  dans une rubrique spécifique, la "Note sur les auteurs". 

Revue Verso n°192, mars 2023, Ombre et lumière, 124 pages, 6 €.

Un prologue signé Alain Wexler ouvre la revue et présente l'ensemble des textes "comme si un appel à thème avait été lancé et se poursuivait dans un prologue. C’est un méta-texte où je combine des idées relatives au titre et des extraits des textes publiés. Le produit obtenu tend vers un texte autonome. Il doit en théorie montrer une forte unité. Le lecteur ne devra pas s’étonner si des petites scènes de la vie courante s’y glissent. Non sans rapport avec les textes publiés ! Le sel de la revue !"1

Les Lectures de Valérie Canat de Chizy et d'Alain Wexler, En salade, la revue des revues par Christian Degoutte, une Chronique de Pierre Mironier, un Entretien mené par Carole Mesrobian, ponctuent cet ensemble dense et dédié à la poésie, entièrement, inconditionnellement, depuis 46 ans ! Bravo à Alain Wexler qui a tenu ferme et haut cette belle revue Verso.

 

Note

  1. Entretien avec Alain Wexler sur Recours au poème, https://www.recoursaupoeme.fr/alain-wexler-nous-parle-de-la-revue-verso/