Claire Legat, Promenoir des déracinés

Aura papillon

 

par delà les haies de cris

il y a

en pure perte

la voix du paysage

 en marge de nos gestes

se déjoue 

l’équation du temps 

 

m’apprendras-tu

 

la pyramide fraîche de l’aube 

et

ta présence

hors des phalanges secrètes

de l’eau

  

que je sois

fleur

encore

 pour que tu me

respires

∗∗

Autant que le grain

 

autant que le grain de sable
le caillou  le rocher
violentés
sans avoir eu l'octroi du temps

   j'ai charge 
de
commencements 

une enfance
affleure à nouveau les quais

presqu'île
en
partance 

réinvestie dans l'oeil initial

   je m'affranchis
 d’un recel 

    dans la filiation
des
silences

∗∗

entre la veille

entre la veille
et
le sommeil
dans l'intimité de l'itinérance
mes doigts auraient tressé
ce
berceau vivant
style malle de voyage
prête à appareiller sur mon vaisseau d'osier
j'aurais négocié ce que l'un et l'autre
pouvaient m'offrir
ou me laisser en gage
le cyclone
son oeil
la pluie sa perle
le scolyte ses galeries rayonnantes
le rouge-gorge son carnet de rendez-vous
le martin-pêcheur
l'exclusivité d'un bleu intemporel

    qui parle d'héritage
j'ai reçu j'ai rendu j'ai donné mes baies
aux passereaux
mes noisettes aux écureuils
ma chair et mon sang à mon enfant

en son temps
dans la mise au monde
j'ai revendiqué 

ma douleur de femme
mon bonheur

∗∗

et

cette
conque

 hier propice à l'élection du silence

 cette conque
paupière
d'île

palpite le désir

convergent les mythologies

 cette conque

se répondent les échos à naître

se font et se défont les noeuds de l'extase

 escale
permanence de l'impermanence

des
gestes
s'achèvent
d'autres
recommencent

 sans discontinuer

 la chorégraphie de la solennité

∗∗

éventail
angle vivant

    ondoiement du souffle 

   transe
  du
  corail 

    stridence de l'offrande
     virginale
      diaphanéité 

       m'atteler
      à l'avant-dernière     

    larme

∗∗

piège
stratagème

 cri
dérouté à l'infini

 en hachures
exfoliées

 en écheveaux d'énigmes
à
la
dérive
en réconciliations
existentielles

témoins
l'arbre
le rocher
scarifiés par solidarité

comme pour ceindre malgré elles
les constellations
rebelles

∗∗

la fontaine
proche ou lointaine
n'a rien à envier
au
cerisier

  monologue sans voix

   chacun
est
offrande
chacune a sa neige
et moi
au coeur de la déferlante
avant-dernier rempart de l'absurde
des termitières
des
cimetières
j'attends l'inventaire des êtres
le répertoire
des
roselières

     au pied du volcan

       statuaire en instance d'inspiration
   je transcode
  les scories du futur

 clé
      pour la mise en abyme

∗∗

la gifle  la griffe  l'étreinte

défieront-elles 

la patience à toute épreuve

du poème à naître

et sa chance rendue au coquillage

 de s'éveiller 

bourgeon  lèvre  étoile

émergence

de

 l'absolu

∗∗

la ride en fleur
sur
ton
visage

 onde
fragrance
restée
en
transparence

  avec ce qui est
ce qui existe
ce qui se crée
dans
l'irréalité émergée 

    la ride en fleur
   au coin de l'oeil
a-t-elle
séduit
le
bouvreuil

∗∗

mieux que nous
leurs ailes
réconcilient nos trajectoires 

ils ne feront de nid
dans la blessure
ni
à la fourche
où rosit entrouverte la boutonnière
de
l'abandon

ordre désordre
peu importe 

tant que je frémis sous l'écorce
que je me coule dans l'incision de l'éclair

 que je me décline de siècles
en
décennies
de secondes en miettes
d'
agonie 

au risque de devenir
insolvable

∗∗

hors pistes 

il m'incombe de rester
passerelle
crédible
vers
l'incréé

 il m'incombe de vibrer encore 

quand
la beauté me taraude
me
fracasse
jusqu'à la moelle

me 
trahit
pour la magie de la plus belle eau

essor de serpents

grelots

c'est ainsi que des coquelicots
ont poussé
dans mon coeur

∗∗

irisée par la caresse
sertie
dans mes vrilles
promise
à
l'univers révélé

je revisite la partition de l'infini

moi
et
moi

mon souffle accordé aux claviers du vent
mon double
anticipé dans le futur du passé
ma châsse de miroirs impactés par les printemps
d'exil
incandescents

 moi et moi
tous feux éteints
à la fracture de l'humain

à mains nues

mon escalade en solitaire

vers

les années-lumière

 

∗∗

glaciers blancs devenus bleus
au clair de
l'onde 

me reconnaîtrez-vous
quand j'orchestrerai la poussière
et
les
transes
jusqu'à la tendresse
infinitésimale

serez-vous au pied de la lettre
pour exacerber
ma nudité
et
styliser mes absences

demeurerons-nous
l'âme ratissée jusqu'à l'os

écueils  ressacs  récifs 

angle mort
s'il en est

témoins et acteurs
du
génie de la vie

∗∗

ferveur
ma richesse
hors d'atteinte
dans ma racine extrême

autour de moi
à travers
moi
des doigts de saules transitent
pour arborer l'au-delà

survivre
surmourir

 avec ou sans toi les sources
s'
émeuvent 

le ciel palpite sans preuve

or
le champ de blés
qui  rêve  d'oiseaux
contestera
bientôt
la
souffrance
du
pain

∗∗

I

il se peut que par pur hasard
on découvre
sous l'écorce rosée
d'un
bouleau complice
la nostalgie de mon premier
sourire
ma cicatrice d'humanité

n'en déplaise au vent
passeur
non identifié

n'en déplaise à la pluie
qui
redistribue jusqu'à nos larmes
qui
abolit
dans la clandestinité
les fermetures
à
glissière
de l'être et de la chose 

avec
cette élégance baroque
de ne jamais noyer
l'
espoir

∗∗

I

implacable 

le puits des puits 

 

chute libre

 

vers les abysses
 les corridors
en
anneaux

  les mosaïques
de
cristaux 

jusqu'au tréfonds 


un sanglot
ferait
déborder
la
mer

 

∗∗

I N T I M I T E    D E    L  '  E X T R E M E

souffles
harmonie du chaos
poser mon front plus haut ou plus bas que l'horizon
faire comme si le hasard existait
ou
n'existait pas
désirer
la part équitable de la pluie 

VERROU  GEANT
A TIRER SUR L'ENVERS DU
MONDE 

à l'instant où je m'effrite dans le chas de l'aiguille
un arbre me traverse
dans l'aube
qui
s'ignore

si j'ose
je revendiquerai les stigmates
de l'extrême
la
syllabe égarée
archivée pour la postérité

quelles cimes rehausser pour échapper aux cendres
par quelle ride
remonter
jusqu'à la trace
de
mon
sillage

 quel silence soutenir
pour que le sacrifice des uns
bénéficie
ou
pas
aux autres

VERROU GEANT A TIRER SUR L'ENVERS DU MONDE

 

parée de mon collier de bourgeons de chair
et
de braises
je m'abandonnerai jusqu'au flirt initial
à genoux
dans la fragrance des citronniers
feuilles fleurs
fibulées en bracelets
à mes chevilles
à
mes
poignets

trousseaux de clous
balisant le périple

aimanté
de nos pas recomposés

 me hisser jusqu'aux créneaux
d'écoute
jusqu'à la signature sonore des étoiles
prisonnières
du
vide

MON EXISTENCE

au nombre des constellations
des citadelles des cathédrales des exoplanètes
au nombre des cités des îles des demeures
aériennes
mon existence signifiée
par ma toute première goutte de sang
en résonance
au tout premier pas du tout premier enfant 

gerbes d'oiseaux
échappés de nos  chevelures
des
tombeaux 

VERROU A TROUS FRONTIERES VITRAIL EN MIROIR

 

∗∗

L'ETERNEL ADIEU 

un matin nous nous retrouvons bouche à bouche
dans l'asphalte
le coeur noué d'algues et de mésanges
une main écarte nos paupières
nos bras d'écume portent le poids du ciel
l'haleine de l'aube traverse
nos
visages
nous sommes nus
 lianes
vrilles de verre

apprivoisées
dans la fusion de nos veines
en filigrane dans la geste d'éveil
en
    métamorphose
des
moissons
d'
amour
transfusion d'encres
sous les grilles
d'où pleuvent
les
soifs
     paraphes de nos
    blessures

           dans l'immanence du retour
         dans la vitesse inversée de chaque élément
        l'éternité à reculons
        aurai-je intégré mon temps
         celui d'après-demain
           avons-nous prévu une seconde de réserve pour l'éternel adieu 

tu précèdes tes
enfances

en grappes autour de ton double
en archipels dans l'empreinte
fluide
de cette nuit
à l'intérieur de la nuit
ne te retourne pas sur les pointillés
d'amour

tu viens de naître parmi les matins bien rangés
d'un sursaut de la terre en charpie

d'une hémorragie d'alphabets
de hoquets primitifs
tu entames
la symphonie sans voix des étoiles muettes
dans notre ciel
souffle d'un silence cadenassé
en
mailles de chair
te voici riche
de réponses sans  questions
en décalage de ton ombre
dans la vallée d'aurore
l'état d'urgence
vers
l'
escale
de tes yeux
en confinement sous la chape de cristal
où le pied musical de la gitane
épelle
le cri des héros
où l'inflorescence du jour
est devancée par le reste du monde

Présentation de l’auteur




Michèle Finck, Suite

1

 

 A Billie Holiday

 

 

Voix noire    serre le gosier.    Serrre.
Ô Harlem    Harlem    Harlem !
Voix noire    croque la pomme.    Croque
La pomme    jusqu’au trognon.    Crie l’amour
Jusqu’au râle.    Âcre.    Jazz pour pas crever

2

 

 À la patience

 

 

Mais nous boitons    de la langue.
Langue maternelle :    la musique.
Langue paternelle :    le mutisme.

Notre miroir :    la poussière.

En rêve    nous cherchons un tableau
Peint     à la salive     de phénix.

Nous nous ébrouons    de mémoire.

Nous nous immolons    par la patience
Car patience    est ce qui reste de feu.

Nous allons seuls    avec sur la langue le sel
Éternel    des  larmes    de nos morts.

3

 

À une fraternité silencieuse

 

 

À la terrasse chuintante    des Deux Magots
Regarder    les nuages    s’effilocher

Au-dessus du clocher pointu    en vol
De l’église Saint - Germain - des - Prés

Regarder    les visages des passants   virevolter
Respirer   l’odeur   de leur détresse

( « Chaalie Hebdo !    Chaalie Hebdo ! »
Hulule    le vendeur de journaux)

Inhaler    les larmes    invisibles    de tous
Par les cicatrices    grandes    ouvertes      

Des mots    qui crient    dans l’os.

Ça gicle.   La vie.   La poésie.

4

À la résistance

 

 

À Anna Politkovskaïa .    Profession :
Journaliste.    Vocation :     vérité.
Cadavre    découvert dans la cage d’escalier
Pistolet     et quatre balles    aux côtés.
Vocation :     vérité.
À sa tombe    couverte de neige et de silence.
À sa langue    coupée.    A sa langue
Dans ma bouche.    Vocation :     vérité.
Aux langues de tous.    Dans sa bouche.    Dans la mienne.
À Anna.    « Muse des pleurs, la plus belle des muses ».
Et moi pouvant à peine marcher.    Marchant vers elle.
Marchant vers elle    pour des millénaires.
Marchant sans jambes    elle et moi    vers la lumière.
Assassinée    le sept octobre 2006    à Moscou.
A-t-elle eu le temps  de respirer    la dernière rose d’été ?
« La poésie c’est un bruit de glaçons écrasés, un sifflement ».
À Anna Politkovskaïa.    Vocation :     vérité.
Aux larmes de tous. Dans le bûcher lucide de son œil. Dans le mien.
En vers et contre tout.
Poésie :    Résistance.

5

 

À l’obstination

 

 

Poésie :
Obstination.

Ça    insiste    en moi.
Par   l’âpre   des larmes.
Quoi ?    Une voix.

Exposée.    Obsessionnelle.

Plus  vie        oppressante
Plus    poésie       obstinée.

Os    sur le qui-vive.
Urgence
Hurlée.

Obstination

Que rien    n’apaisera.
Même    la mort.

Écrire
Encore
               Morte.

Présentation de l’auteur




Marie-Noëlle Agniau, Nuit. Tombe. Sur. Univers

Nuit. Tombe. Sur. Univers. Clair.

 

Jardin. Flux. Mécanique. Eau. Flux. Cascade. Soleil. Incessant. Chaleur. Épaules. Genoux. Pastilles. Jaune. Yeux. Pouces. Yeux. Feu. Trèfles. Bleu. Mouches. Vent. Là. Herbe. Tremblement. Léger. Gramme. Or. Creux. Main. Jardin. Flux. Mécanique. Incessant. Fort. Incessant. Faible. Cris. Chien. Enfants. Eau. Torrent. Véhicules. Lents. Véhicules. Vite. Flux. Cascade. Fleuve. Mécanique. Herbes. Couchées. Vent. Grand. Nuit. Tuiles. Feu. Herbes. Pli. Force. Courbe. Terre. Peur. Enfants. Fenêtre. Nuit. Pli. Bruit. Chien. Cris. Peur. Bleu. Nuit. Éclair. Éclair. Éclair. Image. Nuit. Vent. Feuilles. Courbe. Casse. Flux. Fluide. Mécanique. Eau. Soleil. Pluie. Chaleur. Poids. Chaise. Corps. Longue. Nuit. Courbe. Torrent. Boue. Feuilles. Vol. Claque. Porte. Panique. Fort. Faible. Jour. Tombe. Blé. Vert. Long. Mer. Roule. Vent. Courbe. Sol. Haut. Couché. Yeux. Eau. Flux. Tonnerre. Éclair. Bruit. Vent. Herbe. Roule. Mer. Vagues. Herbe. Yeux. Orage. Fenêtre. Casse. Vent. Gouffre. Sol. Herbes. Trèfles. Mouches. Bleu. Pouces. Yeux. Jaune. Soleil. Voir. Air. Vent. Peau. Chaude. Lourde. Chaise. Corps. Descendre. Herbes. Trèfles. Terre. Sol. Verre. Eau. Claire. Main. Fraîche. Vitre. Orage. Fenêtre. Cris. Question. Porte. Claque. Eau. Trèfles. Verre. Mouches. Air. Ombre. Yeux. Mouches. Air. Soleil. Chaud. Coton. Terre. Fleurs. Fraîches. Ombre. Acacia. Feuilles. Trous. Maximum. Air. Soleil. Ombre. Avance. Frais. Sombre. Épaule. Froid. Frisson. Nuit. Orage. Vite. Fenêtre. Pluie. Ouverte. Pluie. Fraîche. Sol. Herbes. Terre. Ombre. Vent. Feuilles. Jardin. Flux. Mécanique. Arbre. Feuilles. Ombre. Parasol. Trou. Visage. Chaud. Tête. Cheveux. Sentir. Bon. Eau. Flux. Gorge. Cascade. Eau. Sentir. Flux. Blé. Roule. Herbes. Hautes. Prairie. Grande. Herbes. Hautes. Maximum. Toi. Taille. Elles. Herbes. Hautes. Courbe. Casse. Herbes. Fleurs. Trèfles. Eau. Flux. Pollen. Yeux. Gloire. Ombre. Goutte. Eau. Pli. Yeux. Sérum. Nu. Mains. Flux. Incessant. Fort. Faible. Moins. Peu. Nul. Rien. Sol. Trèfles. Chaise. Longue. Peur. Corps. Remise. Tôle. Froid. Pluie. Vent. Tempête. Pluie. Eau. Bleu. Vert. Soudain. Nuit. Air. Électrique. Masse. Eau. Herbe. Verte. Nuit. Bleu. Blanc. Colline. Eau. Nuit. Tuile. Bruit. Toux. Poussière. Nul. Toux. Herbes. Bêtes. Plumes. Nid. Corps. Peur. Peuple. Nuit. Herbes. Casse. Vent. Clair. Frais. Nuit. Genoux. Eau. Flux. Cascade. Pré. Bêtes. Gros. Grasse. Herbe. Lait. Âge. Rouge. Blé. Nuit. Vent. Beau. Loin. Fort. Herbes. Hautes. Corps. Dedans. Feuilles. Carré. Ivoire. Boutons. Yeux. Pollen. Rouge. Creux. Parfum. Yeux. Terrible. Sol. Feu. Pré. Herbe. Grasse. Nuit. Vent. Soleil. Tombe. Nous. Corps. Ombre. Chair. Seule. Jour. Nuit. Terre. Seule. Ombre. Chaleur. Yeux. Main. Pluie. Lourde. Vent. Casse. Herbes. Tôle. Feuilles. Branches. Nid. Trèfles. Blé. Vert. Haute. Herbe. Rose. Pétales. Rouge. Noir. Nuit. Non. Eau. Bleu. Courbe. Brille. Vent. Noir. Dedans. Nuit. Clair. Fort. Seul. Flux. Grand. Ivre. Peur. Sel. Noir. Yeux. Nuit. Jardin. Flux. Soleil. Corps. Nul. Nuage. Sombre. Blanc. Oiseau. Haut. Meule. Chaud. Chaleur. Soleil. Roule. Corps. Sieste. Boule. Meule. Rien. Nuit. Jour. Herbe. Sel. Eau. Tremble. Tête. Front. Yeux. Bleu. Eau. Coule. Joues. Jardin. Flux. Mécanique. Juste. Nuit. Tombe. Sur. Univers. Clair.

 

Du sol vivant a surgi …

 

    1

 

Du sol vivant a surgi le doublon de l’homme et du poisson. La cordée d’une pêche miraculeuse. Loin la mer derrière la plage immense. Le pain par les miettes avance tout de suite. On tient le chapeau en papier volatile. Lui le grand innocent. Du sol vivant a surgi la ronde tambour et le cri droit – hélas, la perspective est close. Hauteur dont les genoux cognent. Ils marchent à l’abri du temps dans un linge usé et cette œuvre inédite ravale la face de Dieu. Ils avancent, un filet d’or sur l’envers. La nuque est tranquille avec son collier de vents. Du sol vivant a surgi la courbe d’un dos. Le poids de l’être. Le cuir d’un poisson. Ils n’ont pas eu peur de s’accoupler en ouvrant grand la bouche. Du sol vivant a surgi l’huile – le pigment pour écrire – la couronne et l’assise : rouge sang. Un bébé de neuf jours. Son crâne est mou comme une éponge. Les souvenirs s’agglutinent et perçoivent l’orée du fond.

 

               2

 

En marchant avec toi qui marches lent. Non loin de la verdure, l’avant-dernier jour d’un nom. On rajoute à minuit ce qu’il faut de secondes – la masse lourde d’une Terre surchargée d’elle-même. Témoin : la vie muette.

Dites – quelle forme avons-nous ? Un corps semé de particules luminescentes. Nous voyons trouble. Que voyons-nous ? La patte d’un insecte soudain fractionné. Est-ce une seconde ? Peut-être moins ? Lichen de feu ? Dès qu’on y pense. Quel est ce corps qui happe les collisions ? Un sentiment dans l’être humain.

                        3

 

Et les méduses changent de couleur.

Est-ce que ça flotte les billes ?

 

Est-ce que ça flotte les billes ? Se demande celui qui regarde à travers comme on cherche à voir l’entrechoc des mondes. Est-ce que ça flotte avec la lumière et son tilt indéchiffrable ? Est-ce que ça flotte les billes dans l’eau claire d’une rivière ? Dans la main de l’enfant qui joue à Jonas saisissant la baleine ? Est-ce que ça flotte comme une feuille ? Comme la lotte ? Est-ce que ça flotte comme le sens ? La répétition des leçons ? Est-ce que ça flotte comme le mime qui balaie tout langage ? Ou bien l’ombre qu’on bouge pour s’éloigner de soi ? Se rapprocher ? Est-ce que ça flotte ? Comme les noms que ça porte ? Les agates ? Les araignées ? Les tornades ? Les dragons ? Est-ce que ça flotte depuis longtemps ? Depuis toujours ? Depuis qu’on joue ? La première roue ? Est-ce que ça flotte dans les parois ? Avec quelle main ? Est-ce que ça flotte avant de couler ? Combien de temps ? Peut-on le voir ? L’instant d’avant ? Avant de couler ? Est-ce que ça flotte ? De quelle couleur ? Faudrait-il un filet ? Pour les garder ? De couler plus bas ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on partage en deux tas ? Est-ce que ça flotte comme la nef qui sauve Hélène ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on jette en colère ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on n’a pas ? Qu’on a perdues ? Qu’on palme entre ses doigts ? Pour nager avec ? Est-ce que ça flotte les billes en terre cuite ? Qui ne cessent pas – jamais – de jouer. Est-ce que ça flotte ? Comme une toupie ? Multicolore.

 

Marelle

 

De la terre jusqu’au ciel, marelle, rien ne défait le jeu noir ni la nuit ni le vent. Les enfants ont grimpé à cloche-pied sur le sol. Sont tombés plusieurs fois en jetant les cailloux. Fallait-il ou non mordre la ligne ?

Tu n’es pas rentré alors que j’avais un récit à te faire. Celui de ma journée – désormais en souffrance. Tu vois, il y avait des abeilles ou peut-être des guêpes dans un crâne de chien. Le nid était sûr. S’agitait furieusement à l’approche des enfants. Au Muséum d’Histoire Naturelle, une jeune fille dont j’ai su le prénom, disait d’un ton décidé à son petit ami que les dinosaures – non vraiment – n’ont pas pu exister. Il n’y avait pas d’hommes alors et les hommes ont tout inventé. En plus, les squelettes sont des faux et comme la verrière est cassée, il pleut sur les os. Moi, je préfère les bocaux avec les fœtus. La leçon de vocabulaire fut atroce. On installait un cirque d’hiver pour les animaux. Dans les grandes villes, on cherchait de quoi manger. S’achetaient parfois des grillons et des fourmis grillées à l’épicerie fine. Il y eut un incendie au moment des travaux : une étincelle, des grésillements, un feu de prise et puis de l’eau. On jouait à trap-trap dans les écoles. Un coup de vent a fait chuter les marronniers et sous les coquilles d’œuf brisées – une paire de chaussons taille 28. Le sang fuse dans mes petites artères. Partout la paille brûlait et des humains coulaient au fond des mers depuis le canoë. Ailleurs, de gentilles personnes s’occupaient des ancêtres à les faire manger et boire, les langer comme des bébés et leur parler comme aux braves bêtes. J’avais perdu mon doudou dans les rayons d’un grand magasin. Le temps était maussade : il fallut remettre à la maison le ronron du chauffage au fuel et comme toujours en ce début d’automne, on s’étonnait à l’avance de voir les décorations de Noël accrochées aux fenêtres. Mais qui peut hâter les jours ? Au fond d’une cour – un jeune homme eut l’œil perforé par un morceau de verre. Les raisons de l’attaque sont restées troubles avant d’apparaître comme une histoire de cœur. On ramasse à la pelle des insectes tout secs, un bout d’aile de papillon jauni par le manque d’oxygène. Le démantèlement des centrales nucléaires terminait à peine. Des êtres hybrides poussaient leurs cellules. De jeunes cancers couraient partout. À l’hôpital, le plus ancien organisait les courses de bolide. Dans les couloirs, le jeu du requin faisait des ravages avec la taie d’oreiller. Sur un fil à linge, les cintres tintinnabulaient comme les ô ma d’un catamaran. En un mot, fallait dire, l’orthographe s’effondrait. Dans mes cahiers d’école, tous les émoticônes pleuraient. On installait au bord des routes des groupes électrogènes. Un bleu de ciel kilowatté. Je n’ai pas vu Didi tomber de la voiture. Les gens ne savent plus lire et rêvent pourtant des anneaux de Saturne. En chemin, les cinémas montraient la plus belle des fictions : la guerre rendait les armes et les morts se relevaient au jardin d’éden. La lampe solaire du colibri vibrait la nuit toutes les 5 secondes. Il y avait des graffitis sur la table, gravés peut-être au compas. Des écritures obscènes ta race ! Les enfants avec des bouts de bois fabriquaient des ponts. Pimpon. Pimpon. La bibliothèque bruyante disait 1, 2, le vol de livres n’est pas autorisé. Les ondes harmoniques cherchaient des portes dans les ordinateurs et la suprématie quantique. Le tambour des machines tournait très vite et la douleur est un circuit supraconducteur, logique ! Des conflits militaires agitaient toujours la même bande de terre. Entre deux raids, les mamans lavaient les enfants dans une jolie bassine. L’eau n’était pas bien comestible et des poupées à la tête coupée regardaient le ciel. Nul ici ne se connait. Ce sont d’autres enfants que les mères nettoient. Et d’autres mères que les enfants enlacent. Au passage à niveau, j’hésitais entre vertige et rouge phare. Dans le train, paraît-il, une grande sœur consolait son petit frère de la longueur du voyage. J’avais dans mes oreilles le bruit du IPod. Les oiseaux n’existaient même pas. Les hommes se partageaient le souvenir de la Terre à travers des tablettes. La poussière collait aux écrans et la pulpe des doigts. Un bébé naissait sans visage mais les jeunes aiment bien faire de la glisse urbaine et descendre en vitesse les éléments du skate-park. Mon sac à dos pesait lourd et les affaires d’école. J’eus même l’idée de peser chaque mot mais seules les choses ont un poids : mystère et boule de gomme.

Présentation de l’auteur




Joep Polderman, Passages , extraits

            1.

je recule
devant l’immense

image d’espace
parfois il manque

à mon regard
moi-même

de même que la forme
et la couleur du hasard
de ce qui m’environne

et je sais que je ne pourrais jamais accueillir en moi
qu’un quart ou moins

mais un quart
d’espace
c’est déjà la silhouette

déracinée des pieds
jusqu’à la tête
une fleur cueillie                    dans le temps

qui s’efface

c’est déjà un filament
l’étincelle allumée
par mon désir – du bûcher présent

 

les amours
soufflées. perdues.
un à un passé

sous mes pieds
la terre tremble
rugit sans traces

la mémoire les efface
jusqu’à la pâleur des pierres

je pleure je souris
c’est comme ça.

 

tout le monde part
dehors
même la vie
dedans
fuit

le temps passe
sans traces
que nous
devant l’immense
bouche béante

autour du nœud
« moi »
tout se détache

même la peau se relâche
et les nerfs se délient
« je » fuis

 

mon corps
un poids parmi tant d’autres
dans cet espace-là
présentement

mon corps presse contre les herbes vertes à Montsouris
sur une colline

le bleu du ciel est partout                je dirais

les herbes vertes pressent contre mon corps à Montsouris
dans une vallée

partout brille le bleu du ciel            je dirais

une impression condensée
nous submerge

elle à mes côtés
ou moi en corps
à côté d’elle

on meut en réalité
tout ce qui est présent
rythmé

aux accents
d'une surfaces et de secondes  
accidentels                                       – on respire  

quel soulagement de le ressentir     – on vit 
encore en corps
la pelouse pulse          fort

 

le souffle silencieux
centrifuge                               l’univers dans ses yeux
                                               / j’attends en mouvement
que l’étincelle du silex
révèle la motion des cieux

 

 

 




Cécile A. Holdban, extraits inédits de Toucher terre

Les certitudes nous maintiennent sur un socle précaire, flammes debout que bientôt les feuilles recouvrent, amenuisent, étouffent. Nous restons sans appui sur la terre nue, glacée, au seuil du vertige et de l’obscurité.

Notre seul viatique : l’espérance secrète du printemps.

 

 

 

Les migrateurs

Novembre noir, novembre gris
poème sans ciel sans ailes sans bruit
la rue se noie la rue est sombre
le vent tourne dans les manteaux
les visages gommés par la pluie

(en toi indivisible je reconnais
)

on dit que la joie
compose dans sa lumière franche
de trop faibles poèmes

(je ne peux taire le chant
qui le matin monte à ma gorge
)

on dit que la joie
est un leurre pour les oiseaux
que la vérité se situe
dans des zones entre gel et ombre
dans l’opacité de la rue

(je te sais, et je suis la source
comme la source
)

Novembre noir, novembre gris,
dans l’aube humide sur les ruelles
j’ai vu la joie ordonnant sa clarté
vers ce vol lointain que ton regard suivait.

 

 

 

Templum

les augures déchiffrent le vol des oiseaux dans un carré donné de ciel.
baguette de coudrier, bois de cerf, trompette de cuivre
tracent dans les airs l’angle d’une vision inaccessible

Sois l’espace entier, la fenêtre où voir est sans limite
l’horizon : on le mesure à ce qui tremble
par delà les lignes possibles. Le temple est transparent

 

 

 

Hirondelle

fends et strie le ciel de l’arc de tes ailes
présage, pulsation, boomerang
ailes noires, cœur rouge, ventre blanc
emporte dans la nue les couleurs du conte
et reviens, plumes empennées d’orage
de foudre, illuminer la nuit

 

 

 

Vivre c’est
entendre cette musique qui s’élève
parfois avec la douleur

Vénus annonçant la nuit

nos mains

(comme un pressentiment
             le mouvement suspendu)

sont tendres
et disent en se retirant :

grâce soit rendue à nos os de flûte
par qui la musique fut ailée.

Présentation de l’auteur




Adrienne Rich, Plongée dans le naufrage

PLONGÉE DANS LE NAUFRAGE

Après avoir lu le livre des mythes, chargé l’appareil photo,
et vérifié le tranchant du couteau, j’ai revêtu

l’armure de caoutchouc noir
les palmes absurdes
le masque grave et malcommode.
Je dois le faire,
non comme Cousteau et son
équipe zélée
à bord du schooner inondé de lumière mais ici, seule.

Il y a une échelle.
L’échelle est toujours là
qui pend innocemment contre le bord du schooner. Nous savons à quoi elle sert, nous qui l’avons utilisée. Sinon c’est aussi
une pièce de floche marine un article quelconque.

Je descends.
Barreau après barreau et l’oxygène
me submerge encore
la lumière bleue
les atomes limpides
de notre atmosphère.
Je descends.
Mes palmes m’handicapent,
je descends de l’échelle en rampant comme un insecte et il n’y a personne
pour me dire quand l’océan
va commencer.

D’abord l’air est bleu et puis
devient plus bleu, puis vert et puis
noir je m’évanouis dans ce noir
mon masque est fort
il pompe mon sang avec force
la mer, c’est une autre histoire
la mer n’est pas une question de force je dois apprendre seule
à faire pivoter mon corps sans violence dans l’élément profond.

Et maintenant, il est facile d’oublier pourquoi je suis venue
parmi tant d’êtres qui ont toujours vécu ici

agitant leurs éventails crénelés entre les récifs
d’ailleurs

1

on respire différemment ici-bas.

Je suis venue pour explorer l’épave.
Les mots sont des intentions.
Les mots sont des cartes.
Je suis venue pour constater les dommages et les trésors qui prévalent.

Je caresse le rayon de ma lampe lentement le long du flanc d’une chose plus permanente qu’un poisson ou qu’une algue

j’étai venue pour cela :
le naufrage et non l’histoire du naufrage
cela même et non le mythe
le visage noyé regardant toujours
vers le soleil
l’évidence des dommages
usé par le sel et le balancement pour cette beauté râpée les membrures du désastre
arrondissant leur témoignage
parmi ceux qui rôdent timidement.

C’est bien ici.
Et j’y suis, l’ondine dont la chevelure sombre coule noire, l’ondain dans son corps en armure nous tournons silencieusement
autour de l’épave,
nous plongeons dans la cale.
Je suis elle : je suis lui
dont le visage noyé dort les yeux ouverts
dont les seins portent encore la contrainte
dont la cargaison d’argent, de cuivre et
de vermeil repose
obscurément dans des tonneaux
à demi enfoncés et abandonnés à la rouille nous sommes les instruments à demi détruits qui autrefois indiquions une direction
les bûches mangées par l’eau
le compas faussé

Nous sommes, je suis, vous êtes par lâcheté ou courage
celui qui trouve son chemin
de retour vers cette scène

muni d’un couteau, d’un appareil photo, d’un livre de mythes

nos noms ne figurent pas.

1972


Traduction Chantal Bizzini

Adrienne Rich, poème éponyme du recueil Diving Into the Wreck, Poems 1971-1972, traduction Chantal Bizzini, parue dans « Rehauts » n°11, printemps 2003. 

Le texte original, lu par l'auteure

Présentation de l’auteur




Jeanine Baude, Île corps océan — Isla cuerpo océano, Le Chant de Manhattan, (extraits)

3 fragments

 

C’est vouloir et ne plus connaître              
Rien est absolument Tout                          
Le corps l’océan la figure                          
d’un poème effacé

Esto es querer y no ya no conocer
Nada es absolumente Todo
El cuerpo el océano la figura
de un poema borrado

Attouchements d’espaces                      
Autant de sable dans la mie du pain      
Le paysage se met à table                      

Sur anatomie d’oiseau en vol              
le suprême banquet

Contactos de espacios
tanta arena en la miga del pan
El paisaje se pone a la mesa

En la anatomía de pájaro en vuelo
el supremo banquete

 

L’eau hennit lourde langue de bleu    
Accuse ton passage                             

La mitoyenneté serait île corps océan   
L’osmose de ce nu à la cheminée        
et de ton rêve mâcheur d’abeilles

El agua relincha pesada lengua de lo azul
Acusa tu paso

La medianería sería isla cuerpo océano
la ósmosis de este desnudo frente a la cheminea
y de tu sueño mascador de abejas

∗∗

 

 

 

traduction de Porfirio Mamani Macedo,  Belgique
L’Arbre à Paroles, 2007 ; réédition juin 2013.

Le Chant de Manhattan (3 extraits)

Ça s’étire : les longues jambes jusqu’à l’océan, les bras vers le ciel. Un corps, une ville, une étrange composition totalement imaginée par l’homme blanc. Le Peau-Rouge lui vendit pour vingt-quatre dollars cette boue, ces collines, ce fleuve. Etrange transaction si l’on sait que pour un Indien la terre ne nous appartient pas. Seulement prêtée le temps d’une vie et ainsi de génération en génération. L’homme noir, ce fut une autre histoire. Le vent se glisse entre les tours, avec fracas. Il raconte : New York is black, New York is red, New York is yellow.

Auréolé, ce qu’il reste de nuit dans ce jour fade caresse la peau du survivant qui passe. Cela gonfle jusqu’au soir sur le zinc où la mousse d’un verre de bière déborde. La fille jette sa tête en arrière sur un rire de gorge. L’ennui, le ballet charnel croisent le chant, le rossignol, les notes. Le trompettiste souffle. La chanteuse écrase sa robe d’organdi entre les mains d’un “ guy ”. Les doigts, les jambes, le plancher, la houle dessinent, tracent sur Broadway ce sentier apache, défient la grille implacable de Manhattan. Sweet Brazil.

Dans les tunnels s’engouffrent les rails, sous la ville, la ville. Les piliers se dressent foisonnants. Diamant qui se renverse, complice suit les gestes quotidiens, lianes et racines touffues s’enchevêtrent aux courroies d’acier, aux vérins, aux mains qui se caressent. Le temple et les autels, les femmes s’asseyant leurs yeux bridés levés vers d’autres nuits. Les travailleurs ankylosés, le shit, une rame qui roule. Dieu est mort. Le manque et l’iris, les genoux qui se cognent. Les vitamines, les tranquillisants dans les poches, l’enveloppe de chair qui éructe sur les gravats, les immondices, les tags, la plainte d’un saxo. La foule se presse, regarde les horloges. L’express et le local suivent leur course, la rivière, les courbes, les collines, la puanteur. Les faïences, les mosaïques de Cortland Street, les coulures, Ravenne et Bursa, la mosquée verte, les tapis de prière, la septième année, le septième jour, le sabbat, une respiration qui se retient. L’enfant, ses yeux rieurs, sa peau, la couleur et la peur, la gangrène, la galère assis côte à côte et devisant. Sur les poumons qui s’étiolent, la brûlure des talons, la tempête sans bornes, l’argument d’une journée que l’on doit accomplir. Les signaux rassurent, immergent leurs faisceaux, cèdent à l’homme sa part de jeûne, aimantent ce qui reste de lumière dans les chairs, les vaisseaux.

 Éditions SEGHERS, 2006




Denise Desautels, Nuits

Mais Il y a des nuits en nous, il faut s’en occuper.
Nicole Brossard

Nuit I

Une salle blanche et une table
sept-huit têtes penchées masquées
vers une brousse de sang de boue d’organes.
Le Corps même. Ses ombres creuses.
Ce qu’on y fait ce qu’on y fouille – rêvons sous la torture.
Surtout ne pas l’abandonner à ses bourreaux.
Un jour il a été tout petit. Ses paupières fourmillent d’obus.
Mais laissez-le donc tranquille.
Manœuvrez-moi à sa place dit la mère
devant La Leçon d’anatomie.

 

 

 

Blessée.
Quelque chose se plaint, sans un mot.
Christa Wolf

Nuit II

Sur la table de survie le froissement des voiles
peau poussière et os – notre fatigue a tout noyauté.
Subrepticement c’est fou l’habileté chirurgicale
de ces mains sans mémoire qui ne faiblissent pas.
Face à sa fin ses nuits cernées l’enfant a grandi.
Une falaise – rêvons rose le corps debout. 
Quand l’effroi l’emporte dans les replis
de la phrase. Nos draps et nos bras soudain mobilisés.
Comme elle se sent ailleurs la mère.
Cinq peupliers centenaires abattus devant sa porte.

 

 

 

tu marcheras comme un ange léger sur le rêve noir
Diane Régimbald

 Nuit III

Entre le ciel et le fond des eaux
les oies blanches retenues par la force du silence.
La peur a suffi – caresse venue de loin.
La mère vivante comme il l’aime. Debout.
Le désir enfin de ses doigts touche la chair
tatouée. Loin du gouffre de la chair ouverte.
Son désir masse sans retenue les lignes d’encre.
Une nature morte vibre entre le cœur et le poignet.
Raconte dit la mère debout qui veille
sans sa voix d’ombre. Comme il l’aime.

 

 

 

 

 

Chaque matin bouge la mort
dans la vie incertaine
Marie-Claire Bancquart

 Nuit IV

Un ancien bruit d’ouragan revient. Il tient
la barre seul avec sa peur – le ciel tout en bas
et la plus haute vague – voile sans amure. La mère.
Pietà au cœur en charpie au-dessus de l’irrecevable.
Elle voit le ventre béant de son fils qui tient la barre.
L’océan sous ses yeux. Se voit minuscule mais
dit ça va dit vivante. Comme il l’aime. 
Reclining Mother with Child II de Paula M. Becker.
Un jour il a été tout petit encerclé de bras.
Mère et fils face à face nus endormis.

 

 

 

Aujourd’hui
je deviens le riz froid du monde
Moon Chung-hee

Nuit V

Il a toujours eu peur des décors d’agonie.
Qu’on l’avale. Il fait froid. Jusque dans les coulisses
de la langue de celle qui le berce. Rien alentour
n’est assez vaste pour l’indéfini sans frontière
qui pousse en brouillard dans la chambre.
La scène. Un lit de violets sombres où viennent
se blottir des proies intimes. Elle les veille.
Elle aimerait dire beauté – quelle beauté.
Comme si elle avait perdu de vue tous ses repères.
Où est passé le petit corps d’océan se demande la mère.

 

 

 

Mort est une seule syllabe.
Isabelle Baladine Howald

 Nuit VI

C’est plus fort qu’elle – rêvons que tout brûle.
Le goût du gouffre planté dans sa nuit.
La nuque haute et jaune bien
au-dessus du bûcher. Et le ciel tombe de chaque côté.
L’écho encore de la lame et du mal. Et mort
prolifère dans ses vocalises mélancoliques.
Le fils dirait laisse-moi oublier laisse-moi être sans voix.
Endormi au milieu des algues filantes
et des grands oiseaux d’ombre.
Loin de la syllabe volubile.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Marie-Claire BancquartDe rêve en rêve, et autres poèmes

 

De rêve en rêve
le dormeur mâche un mot
qu’il peine à retrouver à son réveil

peut-être : « ostinato » ?

peut-être : « osmose » ?
Tout était simple. Des créatures
connues et inconnues
faisaient la queue avec les hommes
tous pressés de renaître en leur état ancien d’indivision

Ah , si compacte et douce, cette nuit,
l’étendue
indifférenciée
de la matière !

∗∗

Entre le blanc de lune et celui de la mer
le dormeur se faufile encore
avec d’autres rêves laiteux :
pain, visage, neige sur montagne.

Au réveil il regarde ses mains pâles .
Il soupire.

il n’a pas mérité
d’être le candidat de l’aube
ni de la fleur de cerisier.

Il vivra un jour comme un autre.

∗∗

… Même en plein jour, la pierre
encore tiède de soleil

l’odeur du romarin
doucement
allégé de ses vieilles branches

le pelage d’un chat
qui palpite
secret
sous ses doigts :

de quoi se mettre en place
au moins
dans un délicat côte à côte avec l’univers.

 

Présentation de l’auteur




Avis de naissance ! Carabosse, une nouvelle revue de poésie

Ce numéro #1, Nos corps manifestes, est beau ! Ne nous perdons pas dans des périphrases stériles, tout comme ce fascicule ne prend pas de gants pour montrer l'épaisseur du monde poétique. Toute vêtue de noir et blanc, ce bébé déjà grand ne perd pas une miette de la place que proposent ses pages remplies de textes et d'illustrations.

Revue au féminin, "Revue à sensibilité féministe et poétique", qui problématise  la place et l'identité des femmes, et particulièrement des femmes créatrices, et Dieu sait qu'il y a encore tant à dire, et à faire, Elisa Darnal et Adeline Miermont-Giustinati se sont entourées de la photographe Jeanne Guerrier et de la conceptrice graphique Aurore Chapon. Cela donne 34 pages de pur bonheur, pensé comme

...un laboratoire poétique, c'est à dire un espace à habiter, qui se compose en permanence et témoigne de pratiques diverses.

Ouverture donc, servie par une présentation qui explicite le choix du nom de la revue, Carabosse, le fée glauque et glam ? suivi par un édito tissé de prose poétique entrecoupée de vers d'Adeline Miermont-Giustinati. 

Ce tout premier numéro met donc l'accent sur le corps des femmes, sur ces archétypes pesants qu'elles portent encore aujourd'hui, et qui façonnent malheureusement toujours leur inscription dans le monde.

Revue Carabosse, #n°1, Nos corps manifestes, 37 pages, 8 €, https://www.carabosse.online

Pour ce premier numéro, nous commencerons par explorer un territoire sensible, celui d’un corps féminin loin de la muse ou du fantasme. Longtemps dépossédées de leur image, les femmes s’émancipent encore difficilement de la dictature orchestrée par l’industrie et la publicité. L’obsession de l’apparence réduit à des représentations hypersexuées et truquées et le cantonne à être un objet de désir. 

Besoin absolu et présence nécessaire de l’intime ! Dire la relation complexe qui s’instaure avec son propre corps, fait se rejoindre le littéraire et le politique.

Corps écrit, puisqu’on parle de lui, corps écrivant puisqu’il se dit. Générateur et producteur d’une parole poétique, comment le corps des femmes est-il pris en charge par les voix de poétesses aux accents multiples ? Nous ne ferons que poser quelques jalons dans le foisonnement d’une langue poétique qui se redéfinit sans cesse et cherche à dessiner les contours du sujet-corps, chair féminine éprise, mais refusant de se laisser accaparer au détriment de son désir propre.

 

Au féminin, donc, des Notes de lecture, une Causerie avec Laure Limongi, et de la poésie, visuelle aussi, car il faut saluer la qualité des illustration qui rythment les textes, se superposent, haussent le ton en même temps que les mots pour dire que la poésie, la littérature, et l'art, au féminin, n'a rien de plus ni de moins que tout ceci au masculin, juste pareils, semblables, les identités disparaissent là où exister s'énonce.