Six poèmes de Nina Kossman (Etats-Unis)

Nina Kossman a quitté l’Union soviétique enfant, avec ses parents et son frère, en 1972, pendant les années Brejnev. A cette époque, la décision d’émigrer était très risquée, l’Union soviétique étant un pays verrouillé. Il fallait obtenir du gouvernement une autorisation spéciale de sortie du territoire, autorisation rarement accordée.

Ceux qui faisaient une demande d’émigration prenaient un grand risque car en cas de refus ils s’exposaient à être privés d’emploi et s’ils étaient au chômage, ils pouvaient être arrêtés pour cette raison – même qu’ils ne travaillaient pas. Ils étaient alors tenus coupables de ce que le régime communiste a appelé « parasitisme social ». Les parents de Nina Kossman ont eu la chance d’obtenir l’autorisation d’émigrer en Israël, seul pays accessible aux Juifs d’Union soviétiqueen ce temps-là. Ils sont restés un an en Israël puis ont choisi de s’installer aux Etats - Unis. Nina a écrit plusieurs nouvelles ayant pour thème son immigration, expérience concrètement fondatrice par-delà le trauma et l’inquiétude constitutive, dont trois viennent d’être publiées en anglais.

https://www.litterateurrw.com/magazines/february_21/index.html?fbclid=IwAR18mSo9NrY -XUlTnsyUuQ6l8Mb1IACl9rV2Lql-bcaMzjMEaBzsfxZ8oWw#p=5

Ces nouvelles seront incluses dans un prochain livre, Dictionnaire du 20ème siècle histoire d’une famille ("Dictionary of the 20th Century : Story of a Family"). Elle a aussi publié un livre sur son enfance, Derrière la frontière ("Behind the Border ") qui relate les épreuves et le parcours d’une famille candidate à l’émigration dans l’Union soviétique de Brejnev.

L’expérience de l’émigration et de l’immigration a laissé son empreinte dans la formation intellectuelle, artistique et dans le travail d’écriture de Nina Kossman dont voici cet ensemble de six poèmes1, premiers textes à paraître en français.

∗∗∗∗∗∗

Choix de poèmes

Traduction de l’anglais Isabelle Macor

LA VALLEE DES YEUX FERMES

1

Dans la deuxième décennie du troisième millénaire
Moi, né trois fois de l’arbre de chair
tombé trois fois de ses branches nues,
la masse d’eau diaphane,
rouge de la mer maternelle,
syllabes de mon nom se précipitant pour sauver
tes lèvres
immobilité
air
tes lèvres essaient de former comme mon nom-
« complaintes du vent par-dessus le tas
des os » -
que cela soit mon nom en cette vie :
Le Ciel Se Précipitant à la Rencontre de l’Eau.

 

2

Eau de pierre
colorée par le vent,
ciselée par la lumière tombée de tes paupières :
un instant est tout dans le silence du nouveau-né.
Maintenant prends une cruche,
verses-en de petits échos, à égalité
sur la terre,
sur la forteresse du scorpion,
sur les pierres transparentes,
et sur la flamme inerte à la porte.

 

3

Trempant mes pommettes
dans la substance aveugle,
dans l’eau rafraichissante du oui maternel,
Moi, fleuve de ton corps,
Moi, corde raide de la crainte que ton corps se mette en marche,
je retourne à toi la nuit, sans mouvement,
le jour, la nuit
J’ensevelis mes deux mains dans ta solitude :
les échos
me répondent dans ta vallée des yeux fermés.

 

4

Sel de la terre dans une graine de tournesol,
sel sur les feuilles de l’arbre de la destruction,
sel s’ouvrant et se fermant
comme une fleur,
transparent
labyrinthe que je dois traverser
pour fermer mes paupières avec tes doigts de sommeil
pour ouvrir les tiennes avec mes doigts d’argile et d’eau.

 

5

Dans la deuxième décennie du troisième millénaire,
Moi,
hallucination de flamme sur le visage d’un enfant,
gardien des rêves aériens de l’enfant,
tous ses souffles à présent n’étant qu’un seul souffle,
tous ses mots une phrase sans fin,
Je me divise en lunes parallèles,
Je me déverse dans un bol de sang –
Tu me verras sel de ton corps,
tu m’entendras penser dans tes pensées…
Quand je t’offre une face de la lune, tu sais :
Mon visage est le visage dévoré
Par des années de maladie et de faim,
Le visage d’un enfant qui est mort
Il y a cinquante ans.

 

∗∗∗

I am Persephone. Only flowers here still recall the dead, Nina Kossman.

 

La main gauche de l’obscurité est lumière qui recule.
L’absolu est l’odeur en fuite d’une pluie antique.
La bouche que l’on baise n’est pas la bouche sur laquelle on mise son destin.
Regarde : la vibration de la lumière est fraîche brise des jours à venir.

La rive du détachement est loin des algues dormantes.
Les poings sont ouverts pour lâcher prise sous la caresse de l’air.
Rien n’est moins nôtre que les cendres emportées par le vent.
Regarde : le soleil et le corps s’élancent tous deux vers la lumière.

La veille est le rêve familier de la face sèche de la toile.
La veille : l’attente ainsi comblée par les ondulations de la lumière,
elle ne connaît plus la frontière entre le mot et le silence
et la traverse calme comme un nageur fend une vague hypothétique.

∗∗∗

A Child Dreams of a Bright Future, Nina Kossman.

 

PSYCHE A EROS

Je te t’exhorte mais tu es endormi.
Je t’éveille mais tu n’entends pas.
Ton souffle de dormeur se déploie d’ici à là-bas
En un arc majestueux jeté par-dessus les rives.
Quand je suis près de toi, je suis près d’un océan :
des voix, comme des vagues, se brisent à l'oreille
de l’Esprit qui semble seulement endormi.
L’intelligence du sommeil que tu m’as donnée,
la vertu d’une pensée issue
                 d’une paix plus profonde,
de sous la statique qui plisse la surface.
Pour apaiser la surface, je t’exhorte.

 

∗∗∗

DAPHNE PARLE

Je me ferai pousser de discrètes feuilles
dans le silence difficile de la chasteté.

Je me cacherai dans l’immense anonymat
bien que chaque arbre lui murmure mon nom.

Je suis le lit de feuilles qu’il ne pourra jamais brûler
pas même avec ses yeux de feu.

Je suis le visage nu de la fleur ; une croix.
Il ne peut s’échapper en m’atteignant.

Le dieu et le dessein ; l’amant et l’aimé ;
la poursuite et la fuite, entremêlés.

Bien que dieu, il mourra dans les profondeurs de mon écorce.
Je ferai briller sa face sur mes feuilles.

Chaque aigle aura ses paupières.
Chaque événement – sa vitesse.

Chacun des mille soleils
me poursuivra comme il a chassé.

Chacun des symboles du silence
apprendra son nom que je refuse de porter.

Je suis lui : le soleil, son bol immense
déversant les soi comme d’une fontaine de chasteté.

Il est moi : le chant persistant en fuite,
le soleil me poursuivant à jamais.

∗∗∗

He Who Holds His Head in His Hands, Nina Kossman.

 

INCANTATION

Sois en moi tel un chant silencieux
      qui ne cesse jamais, et non
comme sont les paroles prononcées –
      arrogantes et braillardes.
Cache-moi dans une langue sans artifice
      de vérités qui dorment
dans un esprit non dispersé.
      Laisse le non-dit nous faire un bouclier
parmi les phrases clinquantes.
      Rochers empoisonnés du silence,
Gardez-nous.

∗∗∗

The Soon To Be Extinct, Nina Kossman.

Refroidi par la neige,
trempé de pluie,
irrité par l’immobilité
comme si c’était un crime,
les yeux mi-clos,
les mains séparant
les anémones des asphodèles,
tige par tige, 
pétale par pétale...
Et n’oublie pas la petite-herbe-de l’eau,
comment elle s’est nourrie de l’asphodèle,
fleur des morts,
symbole de la mémoire,
et ce bref éclat du soleil
dans la vallée des morts-à-venir,
tandis que tes mains douloureuses
continuent de séparer
le pétale de la tige,
l’oubli de la mémoire
dans la tombe des dieux
qui ne règnent plus sur nous

                             ***

J’ai enfin trouvé une cité
dans laquelle ma mère vit encore.
Vieille, mais vivante,
vieille, mais marchant
toute la nuit dans mon sommeil.

 

Translator Nina Kossman reads from her translations of Marina Tsvetaeva, one of the greatest Russian poets of the last century.

Présentation de l’auteur




Astrid Nischkauer : Poesie passieren & passieren lassen

Traduction par Anne Ortiz Talvaz((poèmes extraits du livre d'Astrid Nischkauer: Poesie passieren & passieren lassen (Gedichte Ausstellung Katalog. Köln: parasitenpresse, 2016)  avec la gracieuse autorisation de l'éditeur.))

 

 

einzelne weiße Blütenblätter
aus dem Nichts heraus
ein Hauch von Schnee

quelques pétales blancs
surgis de nulle part
un souffle de neige

 

 

ein Schutzengel wacht
über das schlafende Kind
hält die Schlange ab
von der Wiege
lässt keinen Herkules
aus ihm werden
sondern ihn unruhig
weiterschlafen

un ange gardien veille
sur l’enfant qui dort
éloigne le serpent
du berceau
ne le laisse pas
devenir un Hercule
mais le rend
au sommeil intranquille

 

 

war im Museum und
fand dort keinen Dichter
in höchster Konzentration
mit schmalen Lippen und
starrem Blick und auch
keine einzige der neunzehn
Szenen mit Kobolden
war zu sehen nur
Farbspiralen und ‐sphären
und ein einzelner Ventilator
der sich, von der Decke baumelnd
an langem Kabel, langsam
in weiten Kreisen drehte

j’étais au musée et
concentré au plus haut point
les lèvres compressées
et
n'y ai pas trouvé de
poète
le regard fixe et aussi
pas une seule des dix-neuf
scènes avec les kobolds
on ne voyait qu'en
des spirales et des sphères colorées
et un ventilateur isolé
attaché au plafond
par un long câble, qui lentement
décrivait de larges cercles

 

zart rankende
Topfgedanken
bei offenem Fenster
dem Licht entgege

doucement grimpantes
près de la fenêtre ouverte
des pensées en pots
à contre-jour




CHEVEUX AU VENT… un projet poético-humanitaire et participatif d’Antje Stehn

Capelli al vento – cheveux au vent,  n'est pas seulement le titre de l'installation d'Antje Stehn, c'est aussi la performance poétique artistique participative en soutien aux femmes d’Iran (lire l’appel à textes ci-dessous) qu’elle propose de créer tous ensemble réunis, femmes et hommes. C’est à ce projet que Recours au poème, comme Jeudidesmots.com s’associent et vous présentent sur leurs sites respectifs, en attendant une présentation conjointe de l'oeuvre d'Antje Stehn lors du marché de la poésie à Paris, en juin 2023.

Artiste visive et poète allemande, née à Fribourg, elle a étudié à l’Accademia di Belle Arti Brera a Milano, avec les professeurs Ferrara et Esposito. Installée en Italie, elle vit et travaille à Naggio, sur le lac de Côme, et à  Milan. En tant que poète, elle fait partie du Réalismo terminale , un mouvement de poètes, artistes, et autres, qui s’inspire du manifeste homonyme publié par Guido Oldani en 2010. Ce mouvement s’ouvre toujours plus largement à toutes formes d’expression les plus variées, réunissant des architectes, des musiciens, des gens de théâtre et du spectacle… Du manifeste de la peinture terminale émerge l’idée disruptive de la “perspective renversée? Antje anime aussi le collectif poétique international Poetry is my passion, qui promeut la diversité linguistique culturelle et le multilinguisme dans le contexte des communautés internationales vivant à Milan. C’est ainsi qu’elle gère la rubrique  « Milan, une cité multilingue » sur le magazine TAMTAMBUMBUM. En tant qu’artiste, elle crée des installations et des performances à partir de matériaux naturels, dont les derniers sont Rucksack (sac à dos) et Capelli al vento.

L’artiste-poète-plasticienne ces deux oeuvres, Capelli al vento et Rucksack, a Global Poetry Patchwork comme dérivant l’une de l’autre. Cette dernière a fait l’objet d’une installation artistique  qui a été présentée au Piccolo Museo della Poesia Chiesa di San Cristoforo, à Piacenza, Italie et qui se compose de deux macro-œuvres : une installation comportant un grand sac, le Sac à dos, fait de sachets de thé séchés et une exposition de courts poèmes. Une installation en boucle audio permet au public d’écouter les voix de poètes récitant dans leur langue maternelle. L’œuvre rassemble un grand nombre de personnes, de lieux, de visions, de langages, soulignant la valeur de la proximité, si significative en ce moment historique marqué par la distance et l’enfermement, par la précarité aiguë du réseau humain.

.

Rucksack – Le thé et la poésie : 

.

Voici comment l’artiste explique cette première œuvre : 
Les sachets de thé ont une longue histoire qui remonte au XVIIIe siècle, lorsque les chinois ont commencé à coudre des petits sachets carrés pour mieux préserver l’arôme des différents thés. Les sachets de thé continuent d’être l’un des plus petits contenants que nous utilisons et trouvons dans chaque maison. Les sacs de transport ont été parmi les premiers outils utilisés par les femmes et les hommes pour transporter des objets et des souvenirs.

Nos ancêtres étaient des chasseurs-cueilleurs, mais en réalité les cueilleurs étaient prédominants, étant donné que 80% de leur nourriture provenait de la cueillette de graines, racines, fruits dans des filets, des sacs et dans tout type de récipient léger. Les sacs étaient des outils importants pour le transport des marchandises, hier comme aujourd’hui, car on peut voir des sacs utilisés comme conteneurs de courses dans les supermarchés. C’est pourquoi nous avons décidé de placer le sachet de thé au centre de l’attention, comme cœur d’une rencontre culturelle, et le Sac à dos comme trace de notre lien avec la nature et la migration.

Cependant, on ne peut que se demander pourquoi la représentation de grandes scènes de chasse prédomine sur les parois des grottes plutôt que des personnes occupées à récolter et à transporter des sacs pour collecter de la nourriture ? Cette question s’est également posée à Ursula K. Le Guin, une écrivaine de science-fiction qui a écrit la soi-disant théorie de la fiction du sac de transport, basée sur la théorie du sac de transport de l’évolution humaine par l’anthropologue Elizabeth Fisher. Le Guin a noté qu’il est difficile de raconter une histoire sur la façon dont les graines sont extraites de la peau, jour après jour de la même manière. La chasse, en revanche, est une véritable aventure, pleine de dangers et de surprises, son apothéose finale étant la mise à mort, lorsqu’un énorme mammouth, par exemple, tombe à terre. C’est un matériau pour une histoire d’action et c’est ce que nos ancêtres se sont probablement dit assis autour du feu. Mais aussi tragiquement, elle marque le début de la normalisation de la violence et d’un récit centré sur elle.

L’acte de rassembler, en revanche, avait peu de potentiel narratif ; au mieux, il convenait à une poésie traitant du monde en marge, dont peu se soucient. Pourtant, à y regarder de plus près, la poésie nous parle d’un autre regard sur le monde, d’une alternative au monopole généré par une seule histoire.

.

Cheveux au vent, un projet féministe intégratif

.

Antje, créatrice de ce premier voyage passionnant, lance un appel pour un nouveau projet, plastique et poétique, et livre les deux premiers poèmes qui l’ont amenée à lancer une nouvelle œuvre : voici le premier,

Cheveux au vent

 

Chaque jour avec courage une femme

lâche ses cheveux au vent, brûle son voile

défier les matraques et les balles

pour la liberté de toutes

chaque jour une dictature étouffe dans le sang

celle qui prend la parole pour réclamer une vie digne

dénoncer l'apartheid de genre

chaque jour remontent à la surface les cadavres d'une histoire déjà vécue

et l’une d’entre elles hurle "je suis une femme, je suis une mère, je suis chrétienne,

Je suis le premier ministre, nous sommes les frères d’Italie"

(traduction Marilyne Bertoncini)

La première femme au pouvoir

compare l'avortement au féminicide

et d'autres femmes applaudissent

 

Comment nouer les lambeaux de sens

dans cet enchevêtrement feutré

peut-on devenir encore une plante grimpante?

penser de façon tentaculaire

serpenter

vers le prochain, vers le village

vers l'humanité ?

Ce jardin qui est le nôtre était ici avant nous

avant la semaison

avant de disposer les semis en rangées

avant de séparer les malades et les saines

maintenant toutes poussent dans toutes les directions

elles rivalisent au lieu de fusionner

elles appellent à la paix chacune dans son coin

être un individu n’est pas un privilège

ni penser au singulier

le jardin fut créé

pour l'ensemble

Le second poème d'Antje Stehn,  Femminicidio, a été lu à Milan, à l'auditorium Magnete, le 25 novembre lors de la journée contre les violences faites aux femmes ; vous pouvez l'entendre dit par Antje sur le lien ci-contre :

.

C’est enfin un poème d’ELHAM HAMEDI, traduit par Antje Stehn et Mari, qui lance le projet. (Cette poète iranienne, artiste multimédia, conservatrice internationale et membre permanent de l'Association scientifique iranienne des arts visuels, diplômée en recherche artistique de l'Université de Yazd, a eu plusieurs expositions individuelles et collectives en Iran et à l'étranger.)

CESSEZ-LE-FEU

 

Ne tirez pas sur moi !!

Je voulais juste laisser tomber mes cheveux sur les épaules d'un jardin

L'oiseau tombe des fissures de la fenêtre

et le cœur du mur s'écroule dans le pesant battement l de l'anxiété

‏quand ton coup de feu gémit dans mon coeur ‏

 

Ne tirez pas sur moi !!

Ma peau voulait juste sentir un peu de soleil

mes cellules fatiguées voulaient s’abriter à l'ombre d'une fleur

elles voulaient juste embrasser les lèvres de l'eau

 

Ne tirez pas sur moi !!

Le renversement peut devenir une nouvelle création

Une balle en plomb peut être comme la balle d’un enfant

qui joue dans mon coeur

Et ce rêve à l'envers peut être notre rêve éternel,

qui désormais trouve refuge dans les ruelles de l'enfance

à travers les rues de sang.

 

ne  tirez pas sur moi !!

Mes cheveux malades sont morts depuis longtemps

Enterrez les balles de plomb auprès de mes cheveux

peut-être nourriront-ils la terre

et un jour des balles en plastique pousseront-elles

elles savent la technique du jeu des souvenirs

dans les cheveux des poupée.

 

Traduction Marilyne Bertoncini  à partir de la version en anglais Antje Stehn et Mari

 

Appel à contributions : 

Notre « appel aux arts » rassemble tant d'adhésions !

Chers amis du sac à dos de Global Poetry Patchwork,

nous vous invitons à envoyer vos poèmes pour un nouveau projet de performance artistico-poétique qui se déroulera autour de l'oeuvre intitulée

                                                   CHEVEUX AU VENT /CAPELLI AL VENTO, devient une œuvre poético-artistique collective dédiée au courage des hommes et des femmes iraniens et à leur lutte dramatique.

Après le meurtre de Mahsa Amini, une jeune fille kurde de 22 ans battue à mort par la police des mœurs parce qu'une mèche de cheveux dépassait de son voile, des femmes iraniennes ont protesté en se coupant les cheveux et en brûlant des hijabs dans les rues. Capelli al Vento souhaite idéalement les rejoindre et soutenir leur combat, leur cri « FEMMES, VIE, LIBERTÉ ».

il commence maintenant, à l'occasion de la Journée internationale contre la violence à l'égard des femmes, et se terminera le 8 mars avec la première représentation, le parcours créatif de CAPELLI AL VENTO, une œuvre poético-artistique collective dédiée au courage des femmes iraniennes et à leur se battre.

Après le meurtre de Mahsa Amini, une jeune fille kurde de 22 ans battue à mort par la police des mœurs parce qu'une mèche de cheveux dépassait de son voile, des femmes iraniennes ont protesté en se coupant les cheveux et en brûlant des hijabs dans les rues. Capelli al Vento souhaite idéalement les rejoindre et soutenir leur combat, leur cri « FEMMES, VIE, LIBERTÉ ».

Biologiquement, les cheveux n'ont qu'un rôle de "régulateur thermique", sur le plan social, ils jouent au contraire une fonction d'importance fondamentale dans le langage corporel, ils sont un symbole de force et de sensualité, et ont également la capacité d'exprimer un nombre infini de significations dans la sphère culturelle, religieuse, sociologique et anthropologique. L'histoire du voile et des cheveux cachés est très imbriquée au fil des siècles : même dans la culture et la tradition des peuples méditerranéens, la tête des femmes a souvent été cachée par le voile.

Le titre de l'oeuvre, "Cheveux au vent", nous renvoie à un topos récurrent de la poésie allemande. Il a été inventé au début du XIXe siècle par la première poétesse allemande, Annette von Droste-Hülshoff, dans le poème Am Turme, où l'auteur libère ses cheveux et, comme une ménade, les lâche au vent. Un acte jugé rebelle, inacceptable en son temps. Ce topos a été repris par Ingeborg Bachmann (https://www.recoursaupoeme.fr/ingeborg-bachmann-toute-personne-qui-tombe-a-des-ailes/    )  dans Le Chant d'une île (in Toute personne qui tombe à des ailes, Poésie/Gallimard, p.330 et suivantes), et par plusieurs autres poètes.

L'Appel aux arts !

Nous appelons les poètes et poétesses à participer au WIND HATS PROJECT en envoyant leurs écrits, ou vidéos, qui seront exposés avec l'œuvre d'Antje Stehn et en feront partie intégrante.

Tous les participants sont également invités à lire leurs poèmes lors des différentes représentations programmées ; pour ceux qui vivent loin ou à l'étranger, les lectures seront projetées sur un écran vidéo.

 

La première représentation aura lieu le 8 MARS, JOURNÉE DE LA FEMME, à Milan, dans l'espace théâtral QUARTAPARETE, à la gare Porta Vittoria.

 

En mai, l'installation fera partie d'expositions collectives à Milan et Plaisance. D'autres répliques sont prévues pour des dates et des lieux à définir

COMMENT PARTICIPER ?

Envoyez un e-mail avant le 1.2.2023 avec :

  1. un court poème (max 10-15 lignes) sur le sujet, dans votre langue maternelle et, si possible, une traduction en anglais ou en italien par un locuteur natif.
  2. une courte biographie de 3 lignes de vous.
  3. une vidéo réalisée avec un téléphone mobile (horizontalement) où vous lisez le poème avec un son clair. Les vidéos créatives sont les bienvenues.

 

Adressez le mail à :

canoe@inwind.it (ceux qui souhaitent envoyer un manuscrit contactent Antje Stehn par e-mail pour demander l'adresse postale)

Abonnez-vous à la chaîne Rucksack sur YouTube pour avoir une idée de ce qu'ont fait les autres poètes du projet Rucksack.




Un hommage à Colette, poète

La quatrième nouvelle du recueil Les Vrilles de la vigne, intitulé "Le Dernier feu", est à elle seule un bel exemple de la poésie de Colette qui transparaît sans cesse dans sa prose. Le titre lui-même annonce la chaude atmosphère intérieure de l'hiver.

A la poétique des saisons s'ajoute naturellement celle des jardins, des fleurs, "des bois que la première poussée des bourgeons embrume d'un vert insaisissable" et de l'eau qui coule sous la forme de ruisseaux et de sources.

Puis grâce au souvenir d'une enfant amoureuse du printemps se met à chanter une ode aux violettes où la prose n'empêche pas l'anaphore, l'exclamation et la personnification : "O violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d'avril, et la palpitation de vos visages innombrables m'enivre..." Lilas et tamaris sont aussi leurs compagnes quand le soleil chauffe autant que le feu dans l'âtre.

Colette, Les vrilles de la vigne, "Le Dernier feu", livre audio.

Mais à qui s’adresse la poète ? A son double ou simplement à l’aimé présent ? Qu’importe ? L’harmonie est telle qu’elle offre l’éblouissement qui permet à Colette de répéter l’impératif : « Songe ! » à propos de la ligne d’horizon et d’ajouter plus loin : « Elle rosit, plus bleuit, et se perd, pour renaître après dans une brume roussie, dans un or plus doux au cœur que le suc d’un fruit. » Cet univers fleuri et coloré, par la magie de son vocabulaire, place cette nouvelle au rang des plus belles proses poétiques.

Et même ce qui n’est pas né est déjà, dans son évocation, une merveille digne d’un poème : « Ne cherche pas le muguet encore… mystérieusement s’arrondissent ses perles d’un orient vert, d’où coulera l’odeur souveraine… ».

Colette : Entretiens avec André Parinaud (1950).

Comme un rondeau le texte se boucle sur le feu plus beau que les beautés du jardin. Les dernières lignes éclairent la question posée au-dessus. C’est bien le cœur de l’aimé que la narratrice écoute, lui qui palpite au rythme d’une branche de pêcher rose qui « toque » à la vitre.

Avec un lyrisme si délicat au cœur d’une nature magnifique, Colette mérite, de toute évidence, sa place dans le panthéon des poètes.

Colette, © Janine Niepce. Rapho.




Patricia Cottron-Daubigné, Mélissa Fries, Femme broussaille, la très vivante

Deux univers cohabitent dans ce livre, celui des dessins de Mélissa Fries, et celui des poèmes de Patricia Cottron-Daubigné. La poète écrit à partir des oeuvres de l’artiste, pour dire l’enfermement, les gangues qui se défont.

Ce sont des dessins-collages qui “délivrent le savoir des nuits pierreuses”. Ainsi ces femmes à tête de chouette ou de hibou, aux grands yeux jaunes, enveloppées dans des vêtements amples, sombres et épais, semblent enfermées dans un carcan. Leur nature primitive, sauvage, veille, pourtant, et ne demande qu’à être révélée. Elles sont, au fond d’elles-mêmes, de “buissonnantes sorcières”, au fond d’elles-mêmes, des processus mystérieux se trament, dans un amalgame de noeuds et d’entrailles enchevêtrées. Tout cela macère, fermente.

La femme dont il est question dans ce recueil doit trouver “l’audace de défaire les gangues”, révéler sa vraie nature féminine, l’exposer à la clarté de la lune. Nous sommes en présence de la femme empêchée, entravée par le poids du passé, celui des traditions, du vécu personnel, du rôle que lui assigne la société. Cette femme empêchée réprime ses instincts vitaux. Pourtant, elle est une cathédrale qui s’ignore, et qui ne demande qu’à être révélée. Osera-t-elle dévoiler ses joyaux, ses vitraux de lumière ?

Patricia Cottron-Daubigné, Mélissa Fries, Femme broussaille, la très vivante, Les Lieux Dits éditions, 2020

Les poèmes de Patricia Cottron-Daubigné éclairent les oeuvres de Mélissa Fries.

Je viens du temps des retables

du temps des gargouilles grimaçantes

des broussailles et des griffes goulues

qui caressent jusqu’au sang

je parle à la lune de

nos ventres gourmands

nous

mères et filles

génitrices d’oiseaux

aux grands yeux

d’autre nom sorcières

femmes.

 

Le monde décrit par Patricia Cottron-Daubigné est un amalgame de bêtes, de chair, de sang. La femme au cri silencieux réprime le trop-plein en elle et dit : “les cieux ont coupé / ma tête”. Ce qui est entravé, empêché, c’est l’accès au plaisir. Alors, pour se réveiller à sa véritable nature, elle danse des danses nocturnes “avec des grenouilles dans les mains / avec des lézards dans la bouche / et parfois un sexe d’homme découpé”.

Il s’agit pour elle de retrouver une certaine légèreté, “l’écume des rires”, de “jouer dans le matin des écureuils / femmes plus vastes gorgées de ciel”, malgré les clous, les flèches, le poids d’une société patriarcale. Il s’agit de retrouver la douceur, la beauté du jour, les sourires, la sensualité, le plaisir, les caresses.

Je pose sur nos fesses

sur nos ventres d’amour

des entrelacs d’offrandes

perles et fruits sucrés

fauvettes diamantines

et baies sauvages

je prépare la cérémonie

la venue de la parole

celle des reines que nous advenons

l’une et l’autres toutes

Cette redécouverte du plaisir sensuel passe par d’autres femmes. Des textes plus courts dévoilent l’exploration du désir, les dentelles noires, le froufrou, l’ivresse des amours saphiques.

Pourtant, le chemin de l’éveil est long : “il faut défaire les clôtures / laisser les conquêtes / connaître les nuits / et s’avancer”. Il faut enlever les couches épaisses et accumulées, une à une. Pour, enfin, accéder à “l’enfance du monde / un nom de lumière / femme / sous sa robe / d’horizon”.




Orianne Papin, Poste restante, Marie-Laure Le Berre, Ligne

Poste restante, Orianne Papin

Ayant découvert les poèmes d’Orianne Papin dans la revue en ligne Gustave, j’étais curieuse de lire son premier recueil. Une belle lecture. Trente poèmes autour du premier amour, celui que l’on découvre souvent à l’adolescence, lors des grandes vacances en bord de mer. Garder le lien par l’échange de lettres via la Poste restante, « gage de confiance / probatoire ». Délicatesse et sensualité du poème. Frôlement des premiers gestes. L’enfance qui s’éloigne : « Un corps étranger / dans le miroir / une mue devenue perceptible » Puis le premier faux pas. « Les gens / qui pleurent souvent / ont les cheveux / qui sentent la mer. »

« Tomber / dans l’amour » nous dit Orianne Papin, c’est « S’en sortir étourdi / et puis plonger / encore ».  

Orianne Papin, Poste restante, Polder 185, Gros Textes, 2020, couverture de Sophie Belle, préface de Sylvestre Clancier, 6€.

Ligne, Marie-Laure Le Berre

Il s’agit d’une longue marche à travers la lande bretonne, mais comme l’écrit Jean-Michel Maulpoix dans sa préface, c’est avant tout une réponse « à son appel, en suivant la marche des rocs, menhirs ou murets de pierres sèches. » On pense forcément à Guillevic et c’est dans sa lignée que Marie-Laure Le Berre note « quand on va à Carnac / il y a des questions qui se posent / la pierre connaît la réponse / mais elle ne dit rien / elle méduse ». Les menhirs interrogent et aspirent des légendes « fille de l’écume » jaillie de la mer « pour un chant », « Bacchantes de Lydie » qui « ondulent leurs grands corps / sous les rais de la lune / qui joue ». La poète s’insurge de voir ceux qui courent entre les pierres « Le feriez-vous dans vos cimetières ? » Ces pierres ne parlent pas mais ont une histoire, une peau dure que l’on caresse, un cœur fait de chant que la poète tente de percer. Ligne est aussi une marche / Odyssée à travers la mémoire. Combats du passé. Combat du poète face aux mots : Tu ne dors pas / Les menhirs chantent / Tu écoutes ».

Marie-Laure Le Berre, Ligne, Polder 182, Gros Textes, 2019, couverture Georges Le Fur, préface de Jean-Michel Maulpoix, 6€.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




L’Intranquille fête ses dix ans

Une revue qui fête ses dix ans, avec un cadeau de Julien Blaine qui sur la page liminaire lui offre un texte anniversaire. Et ce numéro 20 confirme la belle épaisseur que nous lui connaissons. L’Intranquille a su conserver sa haute qualité graphique, mais, encore plus important, le caractère hétéroclite et riche des contenus.

Ce qui d’abord est remarquable c'est que L'Intranquille laisse une belle place aux poèmes, qui ici sont proposés par Céline De-Saër, Laurent Grison, Maxime H. Pascal, Tristan Felix, Philippe Boisnard, Claude Minière, Lenaïg Cariou, Anne Barbusse… Textes en prose, poésie, poésie spatiale, accompagnés ou pas de gravures, encres ou toiles signées Tristan Felix, Pierre Vinclair, Laurent Grison, ponctuent donc ce volume. Les auteurs sont présentés discrètement juste au-dessous, dans un petit encadré aérien tout comme l’ensemble est léger, mais juste grâce à la mise en page, car les textes proposés et les illustrations sont de très belle facture.

Les rubriques rythment la lecture : Le domaine critique est servi Françoise Favretto, Jean Esponde et Jean-Pierre Bobillot... Autant dire que nous retrouvons ces quelques pages avec plaisir, tant pour la découverte guidée de certains recueils que pour la plume de celle et ceux qui la servent.

L'intranquille n°20, Atelier de L'Agneau, 2021, 88 pages, 18 euros.

Les traductions cette fois-ci offrent une appréciable découverte : trois poètes scandinaves, une nourvégienne, Charlotte Vaillot Knudsen, et deux poètes suédois présentés par Marie-Hélène Archambeaud, Erik Bergqvist et Maja Thrane.  Un entretien avec Carole Naggar, et une rubrique Art caricatures où certains découvriront Damien Glez, dessinateur de presse franco-burkinabé qui publie deux extraits d’un recueil de dessins et poèmes à paraître aux éditions La Trace, dans la collection Regard. Enfin, après Denis Ferdinande, Liliane Giraudon, Patrick Quillier, notamment, c'est au tour du  photographe Duane Michals d'occuper  la rubrique Changer d'air/changer d'art. 

Une revue au contenu contemporain, mais pas que. Des extraits de Georges Orwell sont offerts, ce qui laisse supposer de la qualité didactique et critique de ces pages qui mettent en relation toutes les dimensions de l'Art, et toutes ses époques. Ce foisonnement s'enrichit grâce à la juxtaposition des thématiques. Le lecteur découvre, redécouvre, est émerveillé ou interpelé par les articles, les textes, les images. Un très beau numéro donc, pour une revue à qui nous souhaitons encore bien des anniversaires !




Ilse au bout du monde

Ilse Garnier a disparu le lundi 17 mars… Je ne veux pas ici évoquer la femme de Pierre Garnier, mais la femme, elle. Elle est née à Kaiserslauten en Rhénanie-Palatinat en 1927. Ses grands-parents ont énormément compté, son grand-père notamment, qui l’a sensibilisée à la poésie, à la géographie, à l’Art.

Elle a douze ans lorsque la guerre éclate et elle est intégrée dans l’Union des jeunes filles allemandes.  Elle échappe de justesse aux bombardements et en 1950 réussit à obtenir un visa pour la France où elle rencontre son futur mari Pierre Garnier chez sa tante. Elle commence des études de germaniste à l’Université de Mayence.

Elle et Pierre Garnier ont créé le spatialisme afin de renouveler l’écriture poétique. Pierre Garnier et elle ont créé le spatialisme afin de renouveler l'écriture poétique… Elle et Pierre Garnier, Pierre Garnier et elle... Il a fallu attendre longtemps pour que ce "elle et" soit énoncé, avant ou après le nom de son époux.  Il a été respectueux d’elle, de son travail, de sa personne. Il a été présent et aimant. C’était un homme généreux, et un immense poète. Elle était aussi une immense poète, oui mais voilà, il a fallu attendre longtemps avant qu’elle ne soit reconnue comme inventrice du spatialisme aux côtés de Pierre Garnier…

Ilse Garnier.

Elle et Pierre Garnier, Pierre Garnier et elle... Il a fallu attendre longtemps pour que ce "elle et" soit énoncé, avant ou après le nom de son époux.  Il a été respectueux d’elle, de son travail, de sa personne. Il a été présent et aimant. C’était un homme généreux, et un immense poète. Elle était aussi une immense poète, oui mais voilà, il a fallu attendre longtemps avant qu’elle soit reconnue comme inventrice du spatialisme aux côtés de Pierre Garnier…

Cette question est évoquée dans un reportage qui a été enregistré pour le journal télévisé de la chaine France 3 Picardie. Je reporte ici sa transcription qui figure sur le site de l’INA

Marie Roussel

Souvent dans l’ombre de son mari, Ilse Garnier est pourtant un auteur inspiré. Son amour des lettres lui vient sans doute de son grand-père bavarois qui l’emmenait se promener en forêt en lui récitant des poèmes. Douceur de la vie de famille mais aussi rigueur de la seconde guerre, quelques années plus tard. Les bombardements, la peur, l’embrigadement pour la jeune allemande. Elle en sortira décidée à tourner la page.

Ilse Garnier

On s'est lancés dans une poésie expérimentale parce qu’on voulait une rupture.

Marie Roussel

Parce que le passé était trop difficile ?

Ilse Garnier

Parce que le passé était… s’est terminé, s’est terminé assez mal. Et un renouveau semblait nécessaire.

(Musique)

Marie Roussel

Des mots qui dansent sur les pages, libérés des formes traditionnelles, une musique pour les yeux. C’est cela, la poésie spatiale. Un terme inventé par Pierre Garnier en 1963, en pleine euphorie de la conquête de l’espace.

(Musique)

Pierre Garnier

J’ai simplement posé des mots sur la page en état de tension et puis mettre un titre. Si je fais un cercle et que je mets eau (E. A. U) au-dessous, il est certain que l’esprit du lecteur doit mêler le cercle à l’eau, l’eau au cercle. Et donc, il apparaît une image où le cercle est l’eau et le l’eau est le cercle.

Marie Roussel

Ilse et Pierre, Pierre et Ilse, on pense souvent à eux comme le couple Garnier. Pourtant, il y a bien longtemps qu’ils n’écrivent plus à 4 mains.

Pierre Garnier

Au début, quand on publiait quelque chose sous les deux noms, c’était toujours sur moi que ça retombait.

Ilse Garnier

C’était normal parce que Pierre était connu.

Pierre Garnier

Oui, mais ce n’était pas cela du tout.

Ilse Garnier

D’autre part, d’autre part, la société est quand même restée très machiste.

Marie Roussel

Aujourd'hui, l’équilibre est rétabli avec la sortie, pour la première fois, d’une anthologie des poèmes d’Ilse. Elle accepte l’hommage simplement, consciente que les honneurs sont fugaces et que c’est uniquement le temps qui la fera peut-être un jour passer à la postérité.

Elle publie donc ses productions, à côté des livres écrits en collaboration avec son époux. Une bibliographie importante lui rend hommage, une anthologie de son travail est parue, une biographie aussi. Elle et Pierre son tous deux reconnus à part égale dans cette si belle aventure en poésie. Mais tard. Aujourd'hui. Ce fut progressif. Dans les année 1990, elle avait écrit un ciné-poème, qui n'a été réalisé qu'en 2016 par Meritxell Martinez et Albert Coma.

Poème cinématographique d'après un scénario d'Ilse Garnier.
Animation et montage: Albert Coma et Meritxell Martínez

Alors, que dire, si ce n’est que cette place de second plan a été une question de réception des œuvres du couple. On imagine très bien la manière dont tout ceci a pris place. L’habitude des hommes étant majoritairement de rendre les honneurs aux hommes.

Nombre de femmes et d'hommes s'interrogent à propos de cette propension à mettre en avant des productions masculines. Dans son article “Pas d’histoire, les femmes du nord ?” l’auteur, Marcel Gillet, pose un “constat de carence” pour ces femmes du Nord qui furent “longtemps les grandes muettes et oubliées de l’histoire”2.

Je pense toutefois que ce n'est pas une affaire de lieu, même si on peut poser une analyse par région qui soit apte à rendre compte d'ancrages économiques et sociaux spécifiques. Le fait de reléguer les femmes à un rôle de second plan peut trouver des explications qui se situent bien en-deçà de ces éléments anecdotiques. La poésie, sa pensée critique comme la production de la majorité des discours théoriques littéraires sont majoritairement le fait des hommes. Il semblerait en ce domaine notamment mais pas seulement, que cette fonction judéo-chrétienne du logos, de la place masculine réservée à la production du discours et de facto des lois concerne ce domaine comme tout autre. Cette fonction n’est toutefois pas un trait distinctif de nos sociétés industrialisées.

C’est un fait, l’histoire littéraire, celle de l’art, quel que soit le pays concerné ou l’époque, le prouvent. De la création aux institutions censées réglementer ou recenser les instances créatrices et leurs acteurs, à la promulgation de règles, de la parole critique, domaines occupés par les hommes, on constate que les femmes n’ont que très rarement l’occasion de s’inscrire dans ces paradigmes d’élaboration et de gestion des instances artistiques.

Ilse Garnier, en 2011, photo 
Guillaume Gherrak.

Une différence existe, qui n'est pas inhérente à la production féminine propre, car aucune caractéristique intrinsèque ne la distingue des productions masculines, mais elle vient de la réception des œuvres produites par les femmes, ainsi que de la place qui leur est octroyée dans l’édification de l’histoire littéraire et de ses institutions. C'est ce que nous apprend la vie d'Ilse. On peut se demander en regardant son parcours, s'il existe des freins rencontrés exclusivement par les femmes dans le processus qui mène à la publication de la poésie, à sa visibilité et reconnaissance,  et à son exégèse ? Pourquoi, et comment, la visibilité des femmes est-elle limitée...?

Force est de constater que la première des barrières à la réception objective des productions féminines est la considération de ces productions, qui diffère selon que le nom de leur autrice/auteur sur la couverture du recueil est féminin ou masculin. L’horizon d’attente n’est bien sûr pas le même selon le sexe du producteur des textes. Considérer que cette variation de prise en compte du texte dès avant sa lecture est motivée par la nature de ce texte serait affirmer qu’il y a une écriture féminine avec des schèmes spécifiques qui la distinguerait de la poésie masculine. Ors il n’en est rien. Il s’agit plutôt d’une attente, d’une manière de recevoir le texte et de le considérer. On peut aisément rapprocher le lyrisme de Marceline Desbordes-Valmore de celui d’un Chateaubriand. On peut tout à fait reconnaître le brio d’une Madame de Staël qui dans De l’Allemagne pose les prolégomènes du romantisme, rapprocher ses propos de la pensée de Chateaubriand, celle du Génie du christianisme par exemple.

Ilse Garnier, Rythme et silence,
Rhythmus und Stille
, Aisthesis
Verlag, 2008, 429 pages.

Malgré cet état de fait, malgré ses œuvres, à elle, d'une grande richesse, l’histoire littéraire a préféré attribuer la découverte et l’énonciation d’une pensée et d’un art romantique à des hommes. Les femmes qui ont non seulement contribué à l’édification du mouvement mais qui en sont, pour Madame de Staël, à l’origine, ont totalement disparu des instances retenues comme fondatrices de cette modernité littéraire, dont le masculin a récupéré les lauriers. Mais demandons-nous si le romantisme aurait été le romantisme si des hommes ne s’étaient pas emparés de ces éléments théoriques, et n’avaient poursuivi le travail entrepris par l’autrice de De l’Allemagne… ? Et qu’est-ce qui motive ce regain de considération pour les productions masculines, pour la pensée masculine, qu’est-ce qui permet d’expliquer que ce soit aux hommes que revient l’attribution de ces inventions que sont les découvertes de nouvelles formes littéraires, poétiques, et de leur pensée théorique ?

Il semblerait que la symbolique représentée par la figure masculine puisse en partie rendre compte de cet état de fait. Dans l’édification des structures anthropologiques de l’imaginaire, la fonction masculine représente l’extériorité, la force, la parole. Quelle que soit la société considérée, cette fonction masculine d’affirmation exogène des principes vitaux ne varie pas. Dans l’inconscient collectif l’homme est le principe actif du couple, par opposition la femme représente l’introversion, non pas la passivité, mais le mouvement intériorisé et mesuré de l’affirmation de l’être. Les études anthropologiques postulent que cette binarité féminin/masculin est à l’origine de la dualité qui structure la pensée.

Ilse et Pierre garnier

 

Chacun des termes des catégories est pondéré d’une valeur négative ou positive selon les sociétés. Mais partout la valeur négative est féminine et la valeur positive est masculine. C’est ce que Françoise Héritier appelle « la valence différentielle des sexes » qui mène à « une plus grande valeur accordée à ce qui est censé caractériser le genre masculin » et « un escamotage de la valeur de ce qui est censé caractériser le genre féminin et même par son dénigrement systématique »3. Cette « valence différentielle » est ajoutée aux caractéristiques listées par Claude Levi Strauss qui démontre qu’il existe des traits présents dans toutes les sociétés humaines, que sont la prohibition de l’inceste et l’exogamie, la répartition sexuelle des tâches et le mariage qui est une institution liant deux famille (la femme étant ici considérée comme une valeur d’échange et non comme un être à part entière). 

Cette catégorisation méliorative et péjorative sous-tend également la pensée chinoise du yin et du yang, le premier principe étant attaché à la terre, au froid, au caché, à la nuit, au nord, à l’infériorité et le second au soleil, au jour, à la chaleur, à la supériorité. Dans la pensée grecque les mêmes axiomes se retrouvent, le chaud et le sec sont des valeurs masculines, le froid et l’humide féminines. A l'opposé de la pensée grecque et chinoise, dans la pensée des Inuits de l'Arctique central, le froid, le cru et la nature sont du côté de l'homme, tandis que le chaud, le cuit et la culture sont du côté de la femme. Mais nous constatons également un renversement des valeurs valorisées, ce qui place à nouveau la femme dans une hiérarchisation qui n’est pas à son avantage. "(...) En Europe, l'actif est masculin et le passif est féminin, l'actif étant valorisé ; dans d'autres sociétés, en Indes ou en Chine par exemple, le passif est masculin et l'actif est féminin. Et c'est alors le passif qui est valorisé. »4

Ilse Garnier, Chant du rossignol, progression du sielnce.

La hiérarchisation de ces valeurs du féminin et du masculin structure l'imaginaire collectif et est omniprésente et systématique, les termes des oppositions peuvent varier d'une culture à l'autre : "le sens réside dans l'existence même de ces oppositions et non dans leur contenu.»5 Pour reprendre la question que soulève Françoise Héritier, on peut s’interroger sur les raisons de cette hiérarchisation d’un système binaire qui aurait pu ne constituer qu’un outil de caractéristiques de valeur égale.

Enfin, on peut aussi évoquer le fait que seule la femme peut créer la vie, mettre au monde, et que cela engendre ce que l’autrice précédemment citée nomme une « sur-puissance ». Ce potentiel créateur se double d’une capacité à mettre au monde une fille comme un garçon, ce qui place la femme à une place de nature à effrayer les hommes, à les supplanter grâce à ce pouvoir que cette capacité de façonner la vie engendre. Cette capacité biologique féminine s’est retournée contre la femme puisque l'homme a voulu se l'approprier comme un élément indispensable pour qu'il puisse se reproduire en tant qu'homme dans un fils. Citer Aristote pour rappeler que la femme doit être dominée par la pneuma masculine.

Pour finir, et comme conséquence de cette capacité à engendrer la vie, donc à être de facto toute puissante, la peur ressentie de manière inconsciente et viscérale par l’homme vis à vis de la femme s’accompagne d’une défiance, d’une infériorisation et d’une mise à l’écart obligatoire pour que le sexe féminin ne soit pas celui de la mère. Pour ceci il faut que la fonction féminine soit reçue tolérée et accueillie grâce à une mise à distance préalable qui implique aussi une domination.

Ilse Garnier, La Femme aux yeux d'enfant 

Ilse Garnier, La Femme aux yeux d'enfant.

Ces éléments inscrits dans la structure anthropologique de nos imaginaires montrent que les conditions spatio-temporelles de la prise en compte de la création féminine ne changent pas le fait que celle-ci soit soumise à une domination masculine. Cette symbolique, ensemble de schèmes archétypaux, est ancrée dans l’inconscient collectif et ne favorise pas l’émergence d’une pensée et d’un art non pas féminins, mais de pensées et d’œuvres féminines côtoyant les productions masculines dans un partage des liens édifiés par la présence dans ces domaines des deux sexes admis sans différenciation aucune, quelle que soit la particularité et le moyen d’expression choisi. Les exemples sont légion, qui prouvent que c’est encore un constat qui s’impose6.

Commençons par considérer les instances dirigeant des institutions, les présidences, qu’il s’agisse de jurys qui décernent des prix de poésie, ou des ufr et laboratoires de recherche qui sont eux aussi majoritairement dirigés par des hommes. En France, et dans le monde francophone, la majorité des présidents de jurys et de concours de poésie sont des hommes. Les jurys sont eux aussi constitués d’éléments masculins surnuméraires. Pour le prix Mallarmé par exemple, trois femmes pour 25 hommes composent le jury, six lauréates pour 42 lauréats, c’est dit dans la présentation « récompense un poète d’expression française publié… ». Le prix Apollinaire compte 11 membres pour son jury, dont deux femmes, le président n’est pas une présidente, et affiche un palmarès de neuf femmes lauréates, pour un prix qui existe depuis 1940 (il est annuel).

Ilse Garnier, L'île inaccessible.

 

Le prix Théophile Gautier, dix femmes considérées et lauréates pour vingt ans d’existence, est une exception. Le Grand Prix de poésie, décerné par la Société Des Gens de Lettres : depuis 2000 aucune femme n’a été lauréate, deux les quinze années précédentes, et pour ce qui concerne le Grand Prix de poésie, quatre femmes mise en avant depuis sa création en 1944. Il est inutile de poursuivre cet état des lieux, les quelques « enseignes » considérées dressent assez bien le paysage et  montrent cette emprise du masculin sur les instances qui édictent une certaine « norme ». Il est également tout à fait déconcertant de recenser le nombre dérisoire des femmes dans certaines anthologies, ou bien lorsque la parité existe, elle est utilisée comme un argument de vente, vantée comme une qualité, "remarquée comme remarquable"… Par exemple, pour une anthologie de poésie contemporaine récente, deux femmes pour quatorze poètes…

Il semble que les femmes n’ont pas d’autre choix que de se dissocier d’une production artistique et intellectuelle qui les relègue à une place ombragée et ombrageuse, affirmant par là une différence malgré elles. Cette omniprésence masculine se retrouve dans les prises de parole lors de manifestations diverses liées à la poésie, telles que les lectures, festivals, hommages rendus d’ailleurs majoritairement à des poètes masculins dont on retrace l’œuvre en lui offrant une cohérence sémantique et paradigmatique dont sont très rarement gratifiées les œuvres féminines.

Dans les pays anglo-saxons ainsi que pour ce qui est des pays latins et méditerranéens, la question reste soumise aux mêmes constats, bien que les instances symboliques ne soient sensiblement pas les mêmes.

A ces considérations il est nécessaires d’ajouter que les femmes sont pour majorité tributaires d’un quotidien dont elles assument encore pour la plupart les obligations matérielles. S’occuper des tâches ménagères et des enfants, sont des actes qui leur incombent encore, quel que soit le pays ou le milieu concernés. Ainsi, elles travaillent et gèrent les instances pragmatiques nécessaires à la bonne marche des choses relativement triviales de la vie de la famille. Il est alors remarquable de constater que malgré ces obligations diverses et lourdes auxquelles bon nombres sont soumises elles n’en sont pas moins des poètes et penseuses (féminin très peu usité pour ce mot) accomplies. 

Ilse Garnier, Invisible.

 

Ainsi, quand bien même une femme serait publiée, il lui faut accepter d’être considérée comme une femme avant d’être lue comme une autrice et/ou une poète-sse. Et malgré la pluralité de recueils et de livres dont elle dotera peut-être sa bibliographie, il lui faut sans cesse se heurter à une prise en compte de sa pensée et de son art amoindris et déconsidérés par rapport à des productions masculines. Ce domaine qu’est la littérature ne diffère pas en ceci de tous les autres domaines. L’homme y affirme son attirance pour la médiatisation et la visibilité sociale. Et il est inexact d’affirmer qu’une écriture est féminine ou masculine, car aucun critère ne permet d’établir de distinctions formelle ou sémantique opérantes. Ce qui distingue les productions des femmes de celles des hommes est la réception qui est faite de ces dites productions. Cette différence de lecture et de prise en compte perdure, avec pour seule avancée la présence des femmes dans certains milieux, car leur accès est possible (que l’on pense qu’il n’y a qu’une cinquantaine d’années qui nous séparent de l’époque où la femme n’avait pas le droit de voter, de travailler ou d’avoir un compte en banque sans l’autorisation de son mari – que dire alors de publier un recueil de poèmes ??? ). Malgré tout  aujourd’hui lorsqu’une femme est remarquée et mise en avant il faut soupçonner encore trop souvent cette volonté de laisser entrevoir une tolérance qui n’a rien à voir avec le partage de compétences et l’échange d’idées. Cette présence est majoritairement symbolique, elle se veut signal de la mansuétude des hommes, et désir d’accepter les femmes dans des domaines dont ils ne lâchent pas pour autant les rênes. Rien n’est naturel, et tant que sera remarquable la présence féminine elle ne le sera pas.

Ilse, elle, a fait honneur à ce que sont les femmes. Elle a magnifiquement illustré ce mot de  Simone de Beauvoir “On ne nait pas femme, on le devient”. Elle est née libre d’exprimer la puissance de l’humain, ce qu’elle a fait, conjointement à l'affirmation de la femme, aussi, auprès de son époux Pierre, partenaire et ami, et amis. Elle a su exprimer toutes les polarités de ce qu’est une être humain féminin, a accompli dans la création son propre chemin, et a accompagné son compagnon, qui l’a accompagnée aussi. C’est ça aussi qu’il faut regretter, pleurer, ces valeurs de l’union sacrée, dans un équilibre qui permet de danser sur toutes les cimes tant est porteur l’amour partagé.

Notes

 

  1. https://fresques.ina.fr/picardie/fiche-media/Picard00722/ilse-et-pierre-garnier-poetes-createurs-de-la-poesie-spatiale.html
  2. https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1981_num_63_250_3798
  3. Françoise Héritier, Masculin/féminin 1, La pensée de la différence, Odile Jacob, 1 ère édition. 1996, édition de 2012.
  4. Op. cit.
  5. Op. cit.
  6. "A plusieurs voix sur Masculin/Féminin II : Dissoudre la hiérarchie", in Mouvements, 2003/3, n°27 - 28, p. 204 à 218, Cairns.info

 

 

 

 

 

 




Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy

Courir avec Lucy, de Florence Saint-Roch est l’un des premiers recueils de la toute récente collection de poésie des éditions Invenit, nommé Déplacement. Une collection originale, sous forme de livres-carnets qui conjugue les mouvements du corps avec la poésie des mots, plus précisément qui explore comment l’écriture poétique se fait l’écho des perceptions, des sensations, des visons et émotions que provoque le déplacement des corps dans l’espace.

Florence Saint Roch nous emmène dans une course méditative et poétique sur les bords de l’étang de Saint-Omer. Son texte, magnifique, est une longue respiration, ininterrompue autant que fluide, que chaque lecteur peut rythmer à sa guise, selon son propre souffle de ponctuation. Le parcours est sublimé par les encres de chines et les pastels d’Élise Kasztelan.

Mais il y a un détail d’importance dans ce recueil. L’auteure ne court pas seule. Lucy, la plus célèbre des australopithèques qui vivait en Afrique il y a 3,18 millions d’années, s’est invitée dans la course : « je ne suis pas restée seule très longtemps Lucy oui Lucy vous avez bien lu est venue courir à mes côtés ne vous en déplaise et tant pis si je passe pour une cinglée ...c’est avec elle que je cours désormais » (8). Une rencontre à vrai dire inattendue, moment de grâce, d’humour et d’une vraie complicité qui laisse monter d’intimes messages à la surface des eaux de l’Aa et de l’awash. « Elle n’est pas un bon génie que je fais apparaître à volonté je ne la suscite pas c’est elle qui vient à moi comme si deux versants du monde allaient se rejoignant » précise l’auteure (45).

Pourquoi et comment est-elle arrivée là Lucy, sur les bords de l’étang de Saint-Omer ?

Premier indice incontestable et essentiel : son appartenance à une même famille, celle des homininés (16) « quand on court on est debout, c’est inscrit depuis la nuit des temps, et on n’y pense pas à chaque fois explique l’auteure émerveillée par le miracle d’une verticalité fondatrice, d’un « corps redressé » (32), qui avance par le surmontement de la chute et opère ce troublant face à face avec le vide.

Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy, éditions Invenit, Collection Déplacement, 60 pages, 13 euros.

Mais il y a, nous explique l’auteure, une fascination d’enfant qui fait retour, « Lucy avait illuminé les heures de mon enfance ...puis sans crier gare une vision d’antan surgit et là rien à faire, vous êtes rattrapés » (9).

Lucy, vient de loin, du passé, des temps premiers, des entres-monde. Elle courait sur les berges de la rivière Awash, et aujourd’hui, intrépide radieuse, souveraine, elle poursuit sa course le long du fleuve Aa, en son éternelle jeunesse, immortalisée par le fait qu’elle a déjà traversé la mort (18). Elle s’impose au temps. Dans la cadence persévérante de ses foulées, l’une devant l’autre, elle conjure l’équilibre, se prolongeant toujours un peu plus en avant d’elle-même. Toujours en avant.

Une ancêtre inspirante, une marathonienne modèle, « douée d’un génie particulier ». Il est vrai que les femmes ont mis du temps à s’imposer dans le monde de la course à pied. Avec elle, écrit la poète « éternelle mouvante au creux de la vie » (25), je courrais jusqu’au bout du monde, je ferai reculer la nuit » (24).

Les deux femmes s'accordent l'une à l'autre, l’une pour l’autre, dans un partage de l’effort, par l’épreuve d’une solidarité́ silencieuse, recueillie, on pourrait dire méditative : « Lucy ne dit mot et pourtant les méandres de nos pensées se croisent, sa présence à mes côtés me réconforte comme si en son silence elle répondait de moi ». Coude à coude, elles recommencent le même circuit, rive gauche, rive droite, elles longent successivement les deux bras du fleuve a la sortie d’Arques, une même boucle de 15km jamais close, bien au contraire, qui ne cesse de s’ouvrir sur une multitude de nouveaux chemins, d’activer « des circuits encore inemployés » (46). « Je ne tourne pas en rond », écrit la poète, « courir m’ouvre en permanence le paysage déplace les lignes redistribue les contours on croit connaître par cœur pourtant l’oeil sans cesse se laisse surprendre lacis de reflets mouvements des feuillages fantaisie d’oiseaux jeudi après-midi se constitue un immense répertoire de sensations déclinaisons subtiles ou flagrantes recompositions vraies je ne me lasse jamais Lucy c’est sûr donne à mes foulées une valeur ajoutée. (41).  Les sentiers foisonnent de ressentis inédits et d’images nouvelles. « D’une séance de course à pied je ne reviens jamais bredouille ». Sur les rives de l’Aa, la pêche est particulièrement fructueuse en « pensées frétillantes et petits poissons d’argent » (38).

Au-delà de ses légendaires bienfaits physio-psychologiques de « bien-être », d’évacuation des tensions et sans doute au travers d’eux, la course est ici métaphore d’un cheminement existentiel. Au sens d'un voyage, d’une traversée de l’espace, sans aucun doute d’un voyage initiatique en direction de l’infini, en ouverture vers les mondes qui nous débordent.  L’auteure décrit ces moments d’éblouissement (46), qui, si on les réfère à l’expérience de la transe, représentent un passage vers un état autre : « quand je cours avec Lucy je m’inscris à la naissance du vibratoire, au commencement de l’énergie » (37). Être en transe, c’est être traversé » écrit la danseuse Mathilde Monnier et par là même, c’est traverser un réel encore inconnu de nous-même, et ainsi prendre la mesure d’une part invisible en soi, en même temps que d’un invisible dans le monde1. Aux côtés de Lucy, l’auteure est traversée d’émotions tellement inattendues qu’elle les croirait venues d’autres vies que la sienne (46), « elle m’emmène au-delà de moi-même » écrit-elle, «me fait voir du pays » (63). Et si personne ne la voit c’est parce qu’elle évolue « dans une autre dimension, une réalité contiguë un espace parallèle invisible et incontestable » (57). C’est bien cette dimension que traduit et célèbre cette course-transe avec Lucy, dans la répétition rythmée des foulées qui en frappant le sol produisent un répertoire de percussions envoûtant et incantatoire. Cette mystérieuse musique, si vivante, favorise un état de réceptivité, une aptitude à créer, à accueillir cet autre/ailleurs, qui échappe et s’échappe. Fragilité d’une présence qui en se mêlant à la brillance argentée de l’eau, pose sur le paysage parcouru une mystérieuse lumière, un mouvement de renouveau que traduit magnifiquement l’écriture de ce texte. Une écriture qui fait vibrer le corps des mots à l’unisson des corps physiques, qui prend le temps, s’allonge et qui, paradoxalement bondit à grandes enjambées, non pas dans la précipitation, mais dans une progression vers la clarté.N’est-ce pas la force du désir et de l’écriture poétique ?

Esprit d’ancêtre, double littéraire, ou peut-être sublimité innommable, peu importe le terme, Lucy diffuse, irradie, de toute sa puissance universelle, représentant cet « invincible élan qui porte haut les femmes depuis la nuit des temps » (22). Pour Florence Saint Roch « courir avec Lucy » est un rendez-vous nécessaire, un lien premier, exceptionnel, une sorte d’alliance créatrice profonde avec cet autre, ce double féminin. L’étendue symbolique, temporelle et poétique que tracent leurs déplacements révèle une expérience existentielle des plus essentielles : s’approprier son monde, s’enraciner en lui, en choisir les directions et fondamentalement habiter sensoriellement son propre espace intime : « Plus je cours, plus j’apprends quelle femme je suis » confie l’auteure. « Grâce à Lucy je me dessine plus nettement le chemin possible m’apparaît je prends confiance et courage » (41).

Une telle expérience de liberté est en soi un partage : « Lucy je la partage avec toutes les femmes que j’aime » (64). Déjà l’auteure organise autour de son texte des manifestations qui couplent la course et la lecture, sous formes de performances de revendication de la dignité des femmes, de dénonciation de ce qui l’entrave, l’empêche et la maltraite, plus radicalement des féminicides. Ainsi le rassemblement « courir sa chance » qui a eu lieu récemment à Saint-Omer en mai 2022. D’autres sont en préparation.

Courir et écrire depuis les rives de l’Aa pour écouter et entendre l’autre, l’autre côté des choses, traverser les versants méconnus du monde, pour faire la clarté sur les obscurités et « reverticaliser » ce qui en l’être ne peut plus (ou pas encore) se tenir droit.

Note

1. Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, avec la participation de Denis Claire, Allitérations, Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005. Cf Christine Durif-Bruckert, Transes traditionnelles, Transes profanes,  In Christine Durif-Bruckert, Transes, Ouvrage collectif, Paris, Classiques Garnier, 2021.

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie native américaine : Sammie Bordeaux-Seeger : du poème au quilt, un seul fil.

Sammie Bordeaux-Seegerest membre de la grande nation Sioux, et plus précisément Lakota Sicangu (Brûlé).

Elle a enseigné plus de 15 ans l’anglais à l’université Sinté Gleshka (Spotted Tail ou queue tachetée, d’après le nom d’un leader bien connu s’étant opposé à l’avancée des colons en territoire Sioux) sur la réserve de Rosebud dans l’état du Dakota du sud et désormais elle se consacre à la fabrication de « quilts » Indiens (de la courtepointe traditionnelle à la création d’art plastique) et à l’écriture. Elle a obtenu un master d’écriture créative de l’institut des arts amérindiens de Santa Fé, établissement qui forme tant de jeunes talents Indiens à diverses disciplines artistiques et dont sont issus de nouvelles générations d’artistes Indiens depuis quelques décennies. Rosebud en tant que territoire Indien souverain possède sa propre université comme d’autres réserves Indiennes en possèdent aussi. Cela fait partie de la détermination Indienne à conserver langues et cultures, à éduquer selon les principes Indiens tournés vers le collectif au contraire du tout compétitif et de l’individualisme pratiqués dans les universités américaines.

La façon dont Sammie explique comment enseigner l’anglais, langue de l’envahisseur et du colon, aux étudiants Indiens est très touchante. Il est en effet paradoxal pour un Indien d’enseigner la langue de l’oppresseur ! Mais dans un tel contexte, et pour rendre service à la communauté tribale, mieux vaut connaître la langue des colons plutôt qu’être à la merci de paroles et de promesses jamais tenues. Aussi Sammie a-t-elle commencé par faire lire les traités signés avec l’armée et le gouvernement américain au 19ième siècle qui restent effectifs et toujours en vigueur aujourd’hui. Ces traités de Fort Laramie (1851 et 1868) furent signés afin de permettre l’accès aux blancs au bassin de la rivière White Powder dans le Wyoming et le Montana. Permission de simple passage donc, en échange de soins médicaux, d’écoles, de « loyers » pour le territoire emprunté, sans que les droits à la terre et à l’eau ne soient interdits aux Indiens « aussi longtemps que l’herbe pousserait ». Ceci pour encourager les étudiants à formuler des phrases correctes et précises, à les organiser en essais avec transitions, thèses accompagnées de preuves. Sachant faire cela ils deviennent compétents et comprennent le procédé d’écriture comme de lecture critique, qualités qui sont ensuite mises au service de leur communauté tribale.
Sammie Bordeaux s’inscrit dans ce mouvement de « story telling ». Raconter une ou des histoires comme on le fait traditionnellement dans les cultures Indiennes. Les histoires contiennent tout ce qu’il faut savoir et apprendre. Et chez les Indiens, pour les raconter ou les chanter, il faut parfois plusieurs jours. Ces histoires n’ont pas le caractère linéaire qu’on leur connaît dans la tradition occidentale. Elles obéissent à la circularité, à la logique des cycles. Ce type de narration permet la répétition, les diversions, des sauts dans le temps ce qui crée des élans, des rythmes, des énergies et une certaine intimité que les structures occidentales ne connaissent pas. Mais au sein de la narration à l’Indienne, il existe aussi des mouvements linéaires qui autorisent une approche plus émotionnelle.

Il me semblait important de présenter et commenter un poème de Sammie Bordeaux qui, comme dans certains textes de Joy Harjo ou de Louise Erdrich par exemple, brouille les calendriers et confond passé, présent et futur. Le narrateur est dans un cimetière qui appartient à un « blanc » mais pourrait être acheté par l’acteur Johny Depp. Des sacs plastique volètent au-dessus de tombes de femmes et d’enfants Sioux Lakota massacrés par l’armée américaine. L’une de ces tombes est celle d’un parent du narrateur. Le temps apparaît ici comme un nœud fait de ce qui est arrivé, arrive et pourrait arriver, le tout pris entre tradition et « modernité », entre mémoire et futur, entre ancêtres et contemporains, mais c’est exactement la façon dont il en a toujours été dans les sociétés Indiennes. Le but ici n’est pas de tirer les larmes au lecteur submergé par la cruauté des faits historiques et la nostalgie d’un « paradis terrestre » comme parfois l’univers amérindien avant Colomb est décrit. Ce poème n’a pas le pouvoir magique de guérison facile et rapide, mais il invite chaque lecteur-trice à faire face à sa propre vie, ses souvenirs, ses comportements et les complicités établies avec telle ou telle personne. De façon peut-être à se reconnaître une identité, et par là savoir qui il-elle est afin de savoir comment vivre « bien dans sa peau ». 
Ce poème met aussi en évidence le rapport, le contraste, entre Indianité et « blanchitude ». Il met aussi en évidence la boisson amère du deuil, du traumatisme (le café siroté) édulcoré avec la cendre de ce qui est brulé pour accompagner prières et méditations (sauge, sweetgrass, tabac). Mais dans un endroit aussi chargé que Wounded Knee, malgré l’automne et sa froidure, il est impossible d’avoir plaisir à boire cette boisson chaude, aussi elle est versée sur le sol. Peut-être s’agit-il d’une offrande aux morts.

Mais le poème ne s’appesantit pas sur cet état d’âme, aussitôt l’humour mordant nous réveille avec l’absurde : Johnny Depp acquéreur d’un terrain farci de cadavres. Humour teinté de rage et de douleur bien entendu, Johnny Depp arrive trop tard pour sauver les femmes et les enfants de leur vivant, et leurs fantômes ne sont pas à vendre ainsi que les Black Hills et tous les sites sacrés pour les Sioux, qui à ce jour refusent toujours l’argent proposé par le gouvernement américain depuis des siècles afin de les indemniser de la perte des lieux considérés comme l’origine et le berceau du peuple Sioux. « One doesn’t sell the earth the people walk upon » (on ne vend pas la terre sur laquelle le peuple marche) disait Tashunka Wikto (Crazy Horse). Conclusion : la terre leur a été volée, pas besoin de déguiser la réalité avec une somme d’argent qui n’est que cache-honte ou manipulation afin de se donner un semblant de légalité. 

The Report from Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee, October 18, 2014)

We tell stories of people who ended up here.
Black Elk’s wagon went by two days later.
Charles Eastman was asked to come here.
Joe Marshall’s grandpa came by a week later.
Big Foot’s wife, shot seven times, survived,
escaped from here. She made it to Rosebud.

I find the one grave that holds a relative of mine.
His name in Lakota would be Cikala.
Sip my coffee and it tastes like greasy soup, wahumpi.
It tastes like all the food at the end
of the night. It tastes like dead animals
and braided grass and ashy leaves
and tobacco smoke.

I pour it out slowly, letting the ground absorb it.
It’s the Moon of Leaves Falling and the ‘Knee is fading.
Grass that was green a week ago is dying.
Plastic grocery bags filled with empty water bottles,
used toilet paper, candy bar wrappers,
blow around this grave.

Oglalas come up from the housing area
ask us where we’re from.
I tell them, “Rosebud,” and they move on.
Faintly I hear them tell the tourists stories
of massacre and occupation.

Three good roads converge below this hill.
This is one of those places where people end up.
They’re lost in Oglala land and end up here.
Survivors end up here, in a valley between these hills,
near water.

 

Standing on this grave reading Lakota names
written on white concrete plinth, in English,
thinking we still have classrooms half-full of people
whose names are carved into this concrete.
All the white people begin to cry.
Four dry-eyed Natives just stare at them.

Johnny Depp wants to buy this place,
the white owner wants to sell it.
Two million dollars to purchase a hill full of bodies,
and only half those who didn’t survive.
Can you own the dead?

Does he know the women and children
are finally hidden and safe?
Someone has to tell Johnny Depp
you can’t buy ghosts.

Without them it is only
a fence made of prayers,
some stones,
a long story on a map,
a place where humans and spirits converge,
where water still tastes tainted.

“She came back and she was all STD’d up,”
Joe, the impromptu tour guide tells us,
pointing at Lost Bird’s grave stone.
She died in California,
another one who ended up here.

We would wrap them in hides, rested on scaffolds.
Years would pass while their bodies broke down.
Each bier leaning crookedly as, one by one,
the legs rotted, fell.

Their remains would last to this century,
longer than anyone could remember their faces.
But their faces would still be on the heads
of the relatives who came to visit them.
Their bodies would still be lying
scattered on the ground.

Tiny, baby-sized bundles of bones
rattling inside rain-hardened deer hides.

 

Reportage depuis Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee*, 18 Octobre 2014)

Nous racontons des histoires de gens qui finirent ici.
Le chariot de Black Elk* passa deux jours plus tard.
On demanda à Charles Eastman* de venir ici.
Le grand-père de Joe Marshall* passa une semaine plus tard.
La femme de Big Foot*, atteinte de sept balles, survécut,
s’échappa d’ici. Elle réussit à atteindre Rosebud*.

Je trouve une tombe qui enferme un membre de ma famille.
Son nom en Lakota serait Cikala*.
Je sirote mon café qui a le goût de soupe grasse, wahumpi.
Il a le goût de toutes les nourritures à la fin
de la nuit. Il a le goût d’animaux morts,
d’herbe tressé, de feuilles en cendre
et de fumée de tabac.

Je le verse lentement, laisse le temps à la terre de l’absorber.
C’est la Lune des Feuilles qui Tombent* et le ‘knee’ s’évanouit.
L’herbe qui était verte une semaine auparavant est en train de mourir.
Des sacs plastique remplis de bouteilles d’eau vides,
du papier toilette usagé, des emballages de barres de céréales,
s’envolent autour de cette tombe.

Des Oglalas venus de la zone des logements
nous demandent d’où nous sommes.
Je leur dis : Rosebud, et ils s’en vont.
Je les entends faiblement raconter aux touristes des histoires
de massacre et d’occupation.
Trois routes convenables convergent sous ces collines.
C’est un des endroits où les gens finissent.
Ils sont perdus en terre Oglala et finissent ici.
Les survivants finissent ici, dans une vallée entre ces collines,
près de l’eau.

Debout sur cette tombe, à lire des noms Lakota
écrits sur un socle de béton blanc, en anglais,
je pense que nous avons encore des salles de classe remplies pour une moitié
de gens dont les noms sont gravés dans ce béton.
Tous les blancs commencent à pleurer.
Quatre Indiens aux yeux secs les fixent du regard.

Johnny Depp veut acheter cet endroit,
le propriétaire blanc veut le vendre.
Deux millions de dollars pour acheter une colline pleine de corps,
et seulement la moitié d’entre eux qui n’ont pas survécu.
Peut-on posséder les morts ? 

Sait-il que femmes et enfants
sont finalement cachés et en sécurité ?
Quelqu’un doit dire à Johnny Depp
tu ne peux pas acheter des fantômes.

Sans eux il s’agit seulement
d’une barrière faire de prières,
quelques pierres,
une longue histoire sur une carte,
un endroit où humains et esprits convergent,
où l’eau a encore un sale goût.  

« Elle est revenue complètement MST-isée »,
nous dit Joe, le guide impromptu.
Elle est morte en Californie,
une autre qui a fini ici. 

Nous les enveloppions dans des peaux, les déposions sur des plateformes funéraires.
Des années passaient pendant lesquelles leurs corps se cassaient.
Chaque civière de travers, penchée jusqu’à ce que, une par une,
les jambes pourries, tombent.

Parvenus jusqu’à ce siècle, leurs restes ont duré,
plus longtemps que ce que quiconque pouvait se souvenir de leurs visages.
Mais leurs visages étaient encore sur les têtes
des membres de la famille qui venaient leur rendre visite.
Leurs corps sont encore allongés
éparpillés sur le sol. 
Minuscules, les ballots d’os de la taille d’un bébé
cliquètent dans les peaux de daims durcies par la pluie.1

 

 

Ce poème est qui sait le résultat plus de l’art du quilt que de techniques d’écriture, ou bien pour le dire autrement, poésie et art du quilt se rejoignent et sont la marque de Sammie Bordeaux, tant dans ce poème elle sait agencer les couleurs, les formes, les ombres et la lumière, afin de façonner un motif harmonieux dans son ouvrage. Mais avant la courtepointe, il faut du fil, et pour s’en procurer, il faut aller en ville, hors de la réserve :

Buying Thread

The white lady at the cash register
does not know whether to watch you, follow you, ignore you.
It’s been this way in every store in Rapid City—Racist City.
You don’t know whether to continue
to browse, to buy the thread you came here to buy.

Other people come in behind you,
white ladies who are greeted, welcome.
Maybe they are regular customers,
or strangers? You don’t know. White greets white.

You don’t know whether to spend your money here
or walk out.
Maybe they have followed other Indians through the store
watching a spool of thread disappear in a pocket.
You consider leaving the store,
thinking of your students and if they were here
would they consider the stolen thread an act of resistance?

Do you set an example by calmly finding the thread and buying it?
Do you set an example by stealing the thread?
Do you set an example by turning around,
walking out, going to an Indian-friendly store?
How do you proceed?
How much do you want the thread?

 

 

 

Acheter du fil 

La dame blanche à la caisse
ne sait pas elle doit vous surveiller, vous suivre, vous ignorer.
Il en a été ainsi dans chaque boutique de Rapid City : Racist City.
Vous ne savez pas si vous devez continuer
à chercher, à acheter le fil que vous êtes venue ici acheter.

D’autres personnes entrent derrière vous,
des femmes blanches à qui l’on souhaite la bienvenue.
Peut-être sont-elles des clientes habituelles,
ou des étrangères ? Vous ne savez pas. Les blancs saluent les blancs.

Vous ne savez pas si vous devez dépenser votre argent ici
ou sortir.
Peut-être ont-elles suivi d’autres Indiennes dans le magasin
et vu une bobine de fil disparaître dans une poche.
Vous envisager quitter la boutique,
pensant à vos étudiants et s’ils étaient ici
considéreraient-ils le vol du fil comme un acte de résistance ?

Donne-t-on l’exemple en trouvant calmement le fil et en l’achetant ? 
Donne-t-on l’exemple en volant le fil ?
Donne-t-on l’exemple en faisant demi-tour,
en sortant, en allant dans un magasin Indien ami ?
Comment procéder ?
Jusqu’à quel point veut-on le fil ?

 

 

 

A quel point veut-on faire partie d’une société, d’un pays raciste comme l’est les Etats Unis ? A quel point veut-on garder son identité, perpétuer ses traditions tout en vivant au 21ième siècle, à quel point est-on fier ou honteux d’être Indien. A quel point et jusqu’où trouve-t-on la force de faire face aux problèmes économiques sur une réserve sans sombrer dans le désespoir. A quel point et jusqu’où on se donne, on offre ses forces pour le bien de la communauté tribale souveraine afin que la culture et la langue des ancêtres soit transmise et que leurs luttes, leur résistance n’aient pas été vaines. Jusqu’à quel point l’écriture est l’arme d’aujourd’hui pour affirmer la beauté et la survie de ces peuples résilients au-delà de toute mesure humaine. A quel point ? La réponse ne veut venir que de personnes comme Sammie Bordeaux, exercés à la couture, à la broderie, à la courtepointe et à l’écriture !

 

Note

 

1. En hommage à ceux qui sont morts à Wounded Knee le 29 décembre 1890, une chevauchée de la mémoire est organisée chaque année qui se termine par une cérémonie au mémorial de Wounded Knee (sur la réserve de Pine Ridge, état du Dakota du sud). La nation Sioux est formé de trois branches : Les Nakotas, les Dakotas et les Lakotas. Les Lakotas sont les Sioux de l’ouest, des plaines, et sont organisés en sept « foyers », Les Sičháŋǧu (Brulé), les Oglàla (signifiant les dispersés), les Hunkpapha (signifiant extrémité du campement), les Sihasapa (Blackfoot, pieds noirs) - ces quatre étant des bandes avec des sociétés guerrières – plus trois bandes sans vocation guerrière et plutôt « agriculteurs » : les Itazipcho (sans arc), les Oohenunpa (deux marmites), et les Miniconjou (ils plantent près de l’eau).

Wounded Knee creek : rivière » Genou Blessé », littéralement, qui a donné son nom au lieu de massacre perpétué non loin de ses rives en 1890.

Black Elk (Heȟáka Sápa), petit cousin de Crazy Horse, né en 1863 et mort en 1950, fut blessé à Wounded Knee le jour du massacre. Il devint un homme-médecine, un wičháša wakȟáŋ. Son livre écrit avec John Neinhardt, Elan noir parle, est un bestseller des années 70. 

Charles Eastman, 1858 –1939, (né Hakadah et plus tard nommé Ohíye S'a) était un écrivain et médecin Sioux Santee (Dakota) venu soigner les blessés à Wounded Knee après le massacre.

Joe (Joseph) Marshall (Lakota Sicanju-brûlé) est un écrivain sioux auteur du roman intitulé l’hiver du feu sacré

Big Foot (Si Tanka), 1826-1890, était un « chef » de la tribu Lakota des Miniconjous parti avec Sitting Bull se réfugier au Canada. Mais les conditions de vie ne permettaient pas aux membres de la tribu de se nourrir correctement et beaucoup mourraient aussi fut prise la décision qu’il mènerait 350 personnes de sa tribu vers Pine Ridge plus au sud(bien que souffrant de pneumonie), la réserve de Red Cloud, le guerrier Oglala dont les membres étaient des adeptes de la danse fantôme. Cette danse était interdite par les autorités du gouvernement et c’est à ce titre que la troupe de Big Foot fut interceptée par l’armée puis massacrée.

Rosebud : Réserve des Sioux Lakota Sicanju (Brûlés) dans le Dakota du nord, non loin à l’est de la réserve des Sioux Lakota Oglalas de Pine Ridge.

Cikala : petit ou petite en langue Lakota

Lune des feuilles qui tombent (grosso modo octobre) : les Indiens ne divisaient pas l’année en 12 mois mais en 13 lunes, chacune portant le nom de ce que la nature montrait à cette époque de l’année.

 

Présentation de l’auteur