Ariane Dreyfus, Sophie ou La Vie élastique

Ariane Dreyfus cite les vers de Denise Levertov à la fin de son recueil : « Me comprenez-vous bien ? / C’est de vivre que je parle, / de se mouvoir d’un instant / dans un autre instant, et dans celui / qui le suivra, de respirer, / la mort dans l’air du printemps ». Cette citation semble résumer le sens du recueil intitulé Sophie ou La Vie élastique, composé d’une série de petits tableaux de vie.

Ces poèmes se lisent comme des instantanés, narrant des épisodes de l’enfance de Sophie, héroïne empruntée au fameux roman de la Comtesse de Ségur. Ce recueil s’inspire librement des aventures et des mésaventures du personnage éponyme des Malheurs de Sophie. Le caractère de l’héroïne est préservé dans la mesure où le recueil est scandé par ses bêtises et les punitions qui lui sont infligées. 

Une vie élastique, c’est une vie dans laquelle le temps s’étire, par la présence joyeuse à l’instant.  « Je sais ce que j’ai vécu / et que je vivrai encore » : tels sont les deux derniers vers du recueil, mettant en lumière la nécessité de cultiver un esprit enfantin. La fraîcheur du regard de l’enfant amène en effet le lecteur à percevoir le monde d’une façon spontanée, à travers la lorgnette d’un œil ébloui par les trésors de la vie, comme dans le poème intitulé La Peur vient après : « Sophie aime prendre / Brillants, dorés, elle les détache du velours rouge / De tout l’intérieur de la boîte à ouvrage / Personne d’autre n’est là / Pour l’instant c’est pour elle / Les ciseaux, les bobines, la verte, / La blanche écartée de la noire, le dé / Les très jolies choses admirables / Qu’elle pose lentement sur le lit ». 

 

Ariane Dreyfus, Sophie ou La Vie élastique, Le Castor Astral, juillet 2020, 107 pages, 12€.

Ces instants de vie sont également entrecoupés de plusieurs poèmes évoquant la mort, sans pour autant basculer dans le mélodrame. L’ultime vers du poème Cerises avant de partir suggère la mort de la mère de Sophie d’une façon très douce, grâce à la métaphore et au jeu d’homophones : « La mère s’est perdue dans la mer ». De même, la poupée de la petite fille apparaît comme un véritable leitmotiv, symbolique d’une vie malmenant les êtres humains. Cette poupée offerte à Sophie dès le deuxième poème du recueil est décrite comme « une presque personne », avec « de vrais cheveux ». Elle se voit ensuite enterrée par Sophie et ses cousins Paul et Camille au milieu du recueil, dans le poème La Belle décision. Même le récit de l’enterrement de la poupée est représenté avec tout l’enjouement de l’enfance, faisant l’objet d’un jeu émerveillé : « Sans pieds et sans cheveux / Elle est morte, la poupée ! / Sophie la soulève et sourit la première, / Oui, morte ! / Vite / Tous les quatre hurlent leur joie / De décider tout ! / Courir en file indienne / Jusque dans les herbes et jusqu’à là-bas / Et danser / Le bel enterrement qu’ils lui feront ».

Présentation de l’auteur




Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

Cette biographie s’ouvre sur un beau portrait de Madeleine Bernard, sœur du peintre Emile Bernard, pris en 1882. Que tient-elle dans sa main droite ? On pourrait y voir un chapelet de « roses » … et c’est alors que ce portrait fait écho à un portrait de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, cette autre « songeuse de l’invisible ».

Ce parallèle se fait vibrant, quand on sait que, elle aussi a eu une vie fulgurante et très brève. Toutes les deux mortes à 24 ans de la même maladie, la tuberculose, Thérèse en 1897 deux ans après Madeleine ! Elles ont toutes les deux rendez-vous avec la Beauté, et sont portées par une soif d’absolu. Elles vivent à une époque où la quête de l’invisible, de la lumière traverse la société et habite ainsi la création artistique.

Dès les premières pages, Marie-Hélène Prouteau décrit le tableau d’Emile Bernard, Madeleine au bois d’amour : « Sous la trame ajourée des arbres, la rivière est là. Madeleine plongée dans sa rêverie, semble accueillir sa clarté. Elle offre son beau visage à ses extases de lumière ». Et plus loin, cette phrase qui ouvre la porte à cette biographie, qualifiant Madeleine de « muse moderne tout en étant dans la jouissance claire des mystiques. ». Elle sera bien muse, au sens étymologique du terme, comme l’une de ces muses qui dotent de sa qualité de poète Hésiode et le chargent d’une mission sacrée. Pour Marie-Hélène Prouteau, Madeleine est une muse qui accompagne son frère le peintre dans sa mission créatrice. Elle est la messagère et est à la genèse de cette œuvre. Qui, de Marie-Hélène Prouteau ou de Madeleine, nous fait entrer dans cette expérience intime de la rencontre avec une œuvre d’art ? Marie-Hélène Prouteau sait que l’artiste, parfois est « un voyant qui devine et révèle des choses à l’insu du modèle comme du peintre. »

Madeleine Bernard La songeuse de l’invisible ed Hermann

Marie-Hélène Prouteau s’inscrit dans cette belle lignée des écrivains critiques d’art. Elle est le regard de Madeleine qui voit naître une œuvre et fait de ses descriptions une critique subjective, comme celle de Diderot regardant les toiles de Jean Siméon Chardin ou de Marcel Proust rendant hommage aux nymphéas de Claude Monet.

L’œuvre est le miroir de l’être profond et mystérieux du peintre et le tableau éternise ce qu’il donne à voir. L’auteure nous entraîne avec Emile et Madeleine à découvrir ce que disait Alfred de Musset :« L’exécution d’une œuvre d’art est une lutte contre la réalité ; c’est le chemin par où l’artiste conduit les hommes jusqu’au sanctuaire de la pensée. Plus le chemin est vaste, simple, ouverte, plus il est beau … La nature en cela comme en tout, doit servir de modèle aux arts ; ses ouvrages les plus parfaits sont les plus clairs et les plus compréhensibles et nul n’y est profane. C’est pourquoi ils font aimer Dieu. » La contemplation des tableaux de Emile Bernard, donne accès à une dimension d’ordre intellectuel, esthétique, mais aussi spirituel.

L’art est aussi une école de liberté, et il le sera pour Emile comme pour Madeleine.

Les tableaux d’Emile sont, au-delà du modèle ou du paysage, une appropriation de cette parcelle de vie qui les anime ; « l’âme, comme le dit René Huyghe, c’est ce qui fait l’œuvre d’art. »

Madeleine sait avant les autres, peut-être même avant les amis peintres de l’école de Pont-Aven, capter cette part d’invisible qui les habite. Sans doute parce qu’elle est pour Emile comme il le dit « seconde âme, pour ne pas dire la moitié de la mienne ». Elle sait avant les autres ce qui se joue à Pont-Aven et dans les rencontres de son frère avec Van Gogh, Gauguin et les autres… Avec eux, sous le regard de Madeleine, nous voyons naître le synthétisme, cet art de l’invisible. Emile Bernard illustre la dimension spirituelle dont l’absence de réalisme renforce la dimension mystérieuse. Une dimension mystérieuse nourrie, pour Madeleine et Emile dès leur plus jeune âge, de musique et de poésie. Leur mère très pieuse admire et fait connaître à ses enfants les poèmes de Alphonse de Lamartine.

La poésie, on le découvre avec cette biographie, nourrit la vie d’Emile et forcément sa peinture ; dans son atelier, on trouve des recueils de Mallarmé, Villon, Villiers de L’Isle Adam, Verlaine, ainsi que de Baudelaire qui le premier a parlé d’art « synthétiste ». Emile sera ami avec Eugène Boch lui-même peintre et poète.

Emile écrira aussi des poèmes, en lisant ses quatre vers qu’il écrit en 1890, comment ne pas penser à son tableau : Madeleine au bois d’amour.

Comme au temps de tes promenades
Dans les grands bois de Pont-Aven
Où les nids font des sérénades
A ceux qui sont dans la déveine. 

 

La vie de Madeleine et d’Emile sera de tendre, l’un et l’autre à leur façon,  vers cette lumière que l’on peut voir au cœur des ténèbres. Cette lumière dont parle Marceline Desbordes-Valmore, poète lue, relue par Madeleine :

 

Quand ma lampe est éteinte et que pas une étoile
Ne scintille en hiver aux vitres des maisons
Quand plus rien ne s’allume aux sombres horizons
Et que la lune marche à travers un long voile,
Ô vierge, ô ma lumière ! … 

 

On ne peut que penser à la nuit de Gethsémani : « La nuit de Gethsémani. La nuit d’Arles. Etonnantes correspondances. Il y a des êtres qui trouvent la lumière dans la nuit se dit-elle. Le mal ne désarme pas. La grâce serait-elle au bout du combat intérieur ? »

Madeleine et Emile qui s’éloigneront sans jamais se quitter, libres l’un et l’autre ; elle en Suisse, lui en Egypte, mais guidés par cette grâce pour continuer chacun à leur façon le combat intérieur, Emile parlera de sa quête mystique dans un article du Mercure de France.

Le rendez-vous avec la lumière commencé par Emile à PontAven se prolongera au Caire et dans les peintures qu’il réalisera dans l’église franciscaine El Mouski ; pour Emile, c’est le rendez-vous artistique  , pour Madeleine qui ira le retrouver au Caire, ce rendez-vous est tout autre, , elle reste cette aventurière spirituelle et une croyante qui a su parfois faire place à d’autres traditions spirituelles : «  Madeleine est une croyante qui, dans sa vie méditative, fait son miel de tout, elle aime faire place à d’autres traditions, à d’autres exercices spirituels. La vie, à ses yeux, est une aventure spirituelle. »  Une aventure qui s’achève le 20 novembre 1895 : « En extase, elle salue la lumière qui danse par myriades à la surface de la rivière, celle qui lave l’âme comme au premier tressaillement de la vie. Alors, elle s’abandonne. Elle prie… Madeleine dort. Paisible souriant de son clair sourire. »

J’évoquais en début de cette note, Thérèse de Lisieux et, les mots de Marie-Hélène Prouteau pour décrire Madeleine morte, me ramènent encore vers Thérèse et à cette photographie d’elle, décédée 2 ans plus tard le 30 septembre 1897, une photographie prise dans le chœur du Carmel où elle était exposée, 3 jours après sa mort, cette photographie est accompagnée de ses mots : « Je ne meurs pas, j’entre dans la Vie. ». Pour l’une et l’autre comme le suggère l’auteure, il n’y a pas ici le visage de la mort, mais un visage en dormition…

L’échange entre Madeleine et Emile ne s’arrêtera pas ce 20 novembre 1895, Emile prolongera sa quête mystique, son art sera marqué par des questions philosophiques et religieuses, teinté par ce profond mysticisme vécu fortement en Egypte, si l’on en croit cette confidence : « Ma vraie patrie était cette terre mystique de l’Egypte… C’est en Orient que le Christ est venu et que les saveurs symboliques et pieuses répandent encore leurs douceurs fraternelles. »

En écrivant ces derniers mots «   douceurs fraternelles » peut-être a-t-il aussi eu une pensée pour Madeleine et son don d’amour fraternel. Madeleine, la sœur, le modèle, la muse protectrice, Madeleine qui savait s’oublier, être son ange gardien. Il le savait depuis ce jour de l’Assomption où il écrivit en parlant d’elle : « Apparition de l’ange Madeleine », l’ange à qui il doit, comme il le dira, le plus pur de sa nature.

Des portraits humains et artistiques majeurs du XIX ème siècle, ainsi qu’une relation fraternelle hors norme font la richesse de cette biographie qui met dans la lumière une femme qui a contribué à la genèse d’une œuvre, une femme qui a su fasciner des peintres comme Gauguin, une femme qui a su s’émanciper. Des eaux flamandes aux rives de l’Orient, en tous ces lieux vibre l’invisible. C’est aussi toute une époque et une période majeure de l’histoire de l’art que nous offre Marie- Hélène Prouteau. Par la force d’une écriture  poétique, elle  nous donne à voir que « la poésie anime la peinture autant que le verbe »selon la belle expression de Joël Dupas. La poésie pour dire que par- delà l’ombre, la lumière arrive. En toute vie, comme en peinture, la lumière est là pour offrir un hymne à la beauté, à la joie de vivre et parfois de mourir « en paix ». Marie-Hélène Prouteau semble bien être, elle aussi, la « regardeuse de l’invisible » ; elle nous invite à « cette fête intérieure où l’on se tient paumes jointes pour la prière », mais aussi, pour la création et pour la vie, toute vie gagnée par la grâce, si elle est tournée vers la lumière…

 

                                                                             

Présentation de l’auteur




Alda Merini, La Terra Santa, préface de Flaviano Pisaneli, traduction Patricia Dao

En 1993, Alda Merini a reçu le prix Librex Montale pour La Terra Santa. Le titre plonge d’emblée le lecteur dans un « espace » précis à la fois mythique et mystique qui renvoie à la promesse d’une demeure sacrée dans lequel l’homme peut se régénérer écrit Flaviano Pisaneli (lui-même poète) dans sa préface. Cet espace est celui de la poésie, corps-matière où flamboie une énergie devenue parole de tous les possibles.

La Terra Santa est un chant halluciné où l’enfermement et le silence sont dévorés. Merini fait exploser la souffrance où son corps se disloque et butent ses mots. Mais elle est mordue par une abeille venimeuse, seule capable de marquer sa chair malade du sceau de la poésie, de lui donner densité et mouvement : Peut-être faut-il être mordus/par une abeille venimeuse/pour envoyer des messages/et prier les pierres/de t’envoyer la lumière//. Oui, Alda Merini a perdu les sens, l’enfer de l’hôpital psychiatrique (violemment dénoncé) anéantit tout pouvoir de sublimation. Il est matière pestilentielle, lieu où les hantises sont au paroxysme et la perte de soi irrémissible : Affori, pays lointain/ immergé dans les immondices// à nous personne ne parlait/ sinon à coups de pieds et de poings//Affori où les cris étaient étouffés par de sanguinaires coussins.// Il est lieu clôt par excellence : les corps n’ont d’autres assises que le vide, les bouches s’absentent, les électrochocs sont les réponses apportées aux corps qui se rapprochent : ce précipice secret qui est le mien//tu connais l’égarement qui est le mien quand je vois un arbre solide//enserrés derrière les barreaux comme des hirondelles nues// j’ai gardé le silence enfermé dans ma gorge/comme un piège à sacrifices/. Mais La Terra Santa n’est pas seulement le recueil d’une femme qui a été internée pendant presque vingt ans, ni celui d’une femme que sa folie pousserait à faire acte de catharsis par l’écriture, elle n’exorcise pas ses souffrances mais les sacralise pour mieux les transcender et les effacer.

Alda Merini s’empare du venin de son abeille, du poison de la folie (pouvoir caché du poein?) il lui donne la liberté de s’affranchir de tous les interdits, ceux qui régissent les lois de l’hôpital psychiatrique et ceux qui polissent le langage  alors langue blasphématrice. Sa terre, infiltrée par le flux salutaire, se fait « Illuminations » et « silences traversés des mondes et des anges » : /naissances ultraterrestres// mon éternité sans limites//. Les images ont jailli d’un territoire où les métaphores sont « déréglées », leur beauté est première. S’entend la voix bouleversante d’une femme qui a donné corps et parole à une terre sacrée. S’il est un être qui a franchi l’innommable et connaît le secret de la poésie c’est Alda Merini :

et pourtant alors que je transmigre

naît profonde la lumière

Alda Merini, La Terra Santa, Oxybia éditions, 2013, 136 pages, 15 €.




Jeanine Baude : Soudain

De Jeanine Baude, les éditions la rumeur libre publient un des derniers recueils, Soudain, (l’autre, Aveux simples, étant publié par Voix d’encre) et le tome I des Œuvres poétiques, préfacée par José Manuel de Vasconcelos : « Une femme qui cherche son devenir », dit-il à juste titre, et qui le cherche à travers le devenir de sa poésie. De fait, la distance semble bien grande entre les premiers recueils repris en volume, Ouessanes (1989), C’était un paysage (1992), Incarnat désir (1998) et Soudain. Quel saut de la brièveté des premiers textes, de la syntaxe minimaliste et souvent nominale, dans les limites d’un vers libre de quelques syllabes :

La sève
la chambre
la quête

(Ouessanes)

Incarnat désir
glaïeul à mes lèvres

(Incarnat désir)

à ces « Neuvains » et « Onzains », dont le vers tourne autour de dix syllabes, et s’étire dans les « versets » de clôture ! Entre temps, évidemment, il y aura eu Le Chant de Manhattan et Juste une pierre noire.

Les premiers lieux du poète sont l’île, mais aussi la campagne, le temps de la ville viendra plus tard, et malheureusement aussi l’expérience de la douleur. C’est l’émerveillement qui domine devant le « pollen d’été » ou la douceur de la nuit, et devant la « gerbe d’étincelles » de l’écriture. Les « pierres dressées » à la fin d’Incarnat désir n’ont pas encore pris la couleur noire de la maladie.

C’était pourtant déjà une exultation traversée d’éclairs de crainte qui se lisait : le sacré n’est-il pas ambivalent, fascination et terreur ? À « la cime du roc », « l’usure », et la « perte » de l’homme est « inexorable ». Cependant l’horizon était vaste, et l’espoir sans nuages :

L’île silencieuse
marche

vers le destin
que j’ai choisi

Jeanine Baude, Soudain, La Rumeur Libre, 2015, 141 pages, 18 €.

clamait autrefois la poète. La vie s’est chargée d’emporter les illusions : à coup sûr, le seul destin qui ait été choisi est celui de poète. Car comment « la dame au cigarillo » pourrait-elle avoir décidé de sa vie dans un monde de guerres, de violence, de « chambre à gaz fumante », de maladie et de « faille dans les os »  ? « Soudain tu plantes ta détresse en hommage à la mer » : le monde est toujours là, dans sa splendeur et son indifférence, et la « jouissance » est toujours chantée, mais le chant n’est plus aussi allègre.

Restent évidemment des constantes, la musique, Xenakis, autrefois et maintenant, Venise, le désir, « les accords du plaisir », d’autant plus précieux qu’ils sont plus fragiles, et l’écriture. Depuis les débuts en poésie, la réflexion sur le langage et la poésie est toujours présente : la main transcrit le feu des sables, dit Ouessanes, à quoi fait écho le limpide « Soudain écrire encore ». La méditation est plus explicite dans « Soudain », et il n’est guère de poème dont elle soit absente car elle « interfère » avec les choses du monde :

Soudain l’interférence de l’amour
Soudain la réalité d’une œuvre

Soudain les variations et le temps du poème
Soudain une pomme rouge

Le principe même de ces textes dont tous les vers commencent par un « Soudain », renforcé dans les onzains en « Soudain ô solitude » à l’orée de chacun, est en soi la marque du retour de la poésie sur elle-même au travers de la forme. Dans Le Fleuve Alphée, Caillois, dont Jeanine Baude est une grande admiratrice, évoquait le mouvement de ce fleuve qui remonte vers sa source. Le mouvement poétique depuis les débuts est un peu à l’image de ce fleuve : si les premiers textes appartiennent bien à une modernité soucieuse d’éviter les règles, avec les derniers, la contrainte, strophe, vers, est au contraire revendiquée et elle s’ajoute à la répétition architectonique qui structure les poèmes et le recueil. C’est retrouver la mesure, le nombre, dont Mallarmé et Claudel, pour ne citer qu’eux, disaient l’importance dans la lutte contre le hasard. Ici, le hasard serait plutôt le chaos, qu’évoquent ces énumérations disparates, « chaotiques », selon l’expression qu’employait le grand philologue Leo Spitzer à propos de la poésie moderne :

Soudain les sonorités pures
Soudain un jet de pierres

Soudain une date
Soudain un atlas des voies fluviales

Le vers, ainsi agencé, impose son ordre au désordre :

Soudain l’ordre et le poème (7 syllabes)

Soudain le vers et la prose (7 syllabes)

et l’écriture discipline la colère, l’indignation, qui, depuis toujours, font de Jeanine Baude un poète engagée au service de l’humain. Le mot « éthique » figure d’ailleurs dans un vers du recueil.

Ce désordre apprivoisé, c’est aussi celui d’une vie où la lecture a tenu une place essentielle. Dante, Baudelaire, Aristote, Homère, surgissent au détour d’un vers, comme la musique, Varèse ou Jean-Sébastien Bach. C’est celui d’une vie tissée de jouissances et de drames, rassemblée sous le signe du cerceau de l’enfance et du cercle d’encre, et victorieuse de la solitude dans « la flamme perpétuelle » de la poésie.

Le fleuve Alphée a coulé vers sa source et le poème vers le mètre et une forme de régularité. C’était pour repartir aussitôt vers d’autres formes, comme celle du verset, cette unité intermédiaire entre le vers, qu’il soit mesuré ou libre, et la prose. La phrase resserrée dans les limites du vers des neuvains puis des onzains s’étale – groupes nominaux, participes, propositions simples – sur trois, quatre lignes qui disent la toute puissance de la vie :

Soudain si le corps est un temps le destin restant éveillé tu rugis sous le mot son écorce d’aubier sa coque de granit tu suis de ta lente mémoire la route de sang la nef des orbes pures tes doigts sur les cosses émiettant la robe et la chaleur du fruit

Ainsi, ce qui aurait pu se révéler une psalmodie fastidieuse, une recherche formelle monotone, (« invocations sans suite et palabres taiseux ») est à la source d’un vertige, d’un tourbillon où le lecteur est pris, comme devant la diversité du monde, sa beauté et son horreur, et où la seule branche à laquelle il puisse se raccrocher est l’écriture.

De ses premiers poèmes à ses derniers recueils, les variations de Jeanine Baude ne cessent de chanter la poésie, et le poème est comme « un arbre […] planté au plein cœur de la page ». Son devenir de femme est bien celui d’une œuvre généreuse en mouvement :

Soudain le tout ensemble et le lien : le poème




Jeanine Baude, Oui

Oui, le chant 

Oui, un titre, qui dit bref et fort la déclaration d’adhésion à la vie que décline le livre foisonnant de Jeanine Baude. Adhésion malgré la douleur de vivre indissociable de sa joie, la violence trop souvent du monde, la conscience de finir, mais adhésion intense, que déploie ce chant lyrique dans le sens premier de ce terme

Car ce recueil est chant - « le chant, seul recours, étincelle à l’oreille/ du labyrinthe, ton congé de clarté, ta nuit sereine » - chant liturgique même construit autour de la répétition et de la variation, « rêvant de formes fixes » et s’employant à en inventer : ce sont les poèmes de deux strophes de sept vers balançant entre non et oui et terminées par un envoi de la première partie, les Proses vénitiennes s’ouvrant par « Si Venise en hiver » et se terminant par un quintil justement nommé d’acquiescement, les treize vers des poèmes d’Epilogue en treize vers, les reprises sémantiques du Chant d’Adrienne, dont chaque fragment s’ouvre sur un « Et je te parle, Adrienne » ou bien le « Ô solitude » augural des poèmes en prose de Ô solitude, l’île ou encore la scansion finale de chaque poème d’Antiphonaire par le mot « lectures », sonnant comme un amen. Ces reprises formelles, dans ce qu’elles ont de rituélique, constituent l’unité des six ensembles, qui composent le recueil, dont la richesse thématique s’étoile autour d’un axe central tressant l’éloge du corps amoureux à l’histoire collective, la louange de la présence sensuelle au monde à l’élan spirituel, la méditation sur le poème à sa mémoire insistante. 

Jeanine Baude, Oui, Éditions La Rumeur Libre.

Le premier « chant » - car ainsi pourrait-on nommer chaque partie- donne son titre de Oui à l’ensemble et fait alterner les plateaux de la balance entre refus et acquiescements. À la première strophe le rôle de dire non, à la seconde, qui débute toujours par « mais », celui d’un oui, qui « vague après vague roule l’acquiescement ». Mais ce balancier ne distribue pas mécaniquement la dualité, les non sont aussi « brulants de révolte », de juste « rage » quand, par exemple, dans « la ruelle embrasée » « tête et poing dressés » résonne « le chant qui monte des visages », célébrant une fraternité et une aspiration à la liberté qui emportent adhésion. Impossible et inutile d’énumérer ces oui et ces non, qui font résonner « le cri de l’enfant enchaîné à la guerre », « les décombres anonymes/ que les hommes poudroient », avec, en contrepoint, le oui proféré « sur la différence des langues, des couleurs, des emplois », sur « la brume d’un corps d’à côté éclairant de ses courbes la brillance d’un ciel », sur « le vertige des hommes, toujours monter plus haut », égrenant un « poème de joie » à dire « le corps et le corps encore/ le centre et la chute amoureuse » et la beauté du monde, celle de « l’univers, le vaste », celle de la houle, des dunes, du soleil, celle  du « désir attelé », de la chair à son épanouissement quand la dune évoque « une hanche de femme, son rut » comme celle de l’élan spirituel loin des dogmatismes semeurs de carnages et puisant aux sources de Patmos. La parole de St Jean - l’amour est plus fort que la mort- semble résonner allusivement à l’arrière de ce livre habité par des voix, qu’il convoque explicitement et implicitement, d’Homère à Nietzsche, de « la tour abolie » de Nerval aux « fleurs du mal » baudelairiennes ou au « loriot » de René Char. Entre la prophétie et le laurier de l’oracle pythique, le poème, « déversant son ruisseau secret, sa clarté, sa lumière », éclaire le flot emporté de la vie. Car océanique est aussi ce chant s’élevant aux confluents de mers, rivières, ruisseaux, dont il brasse le tourbillon contradictoire.

Une même eau baigne chacune des Proses vénitiennes  et leur quintil final, invitant à la contemplation. Ce sont tableaux précis de la ville - ses rues, des places, ses monuments- qui se déploient et semblent se refléter, éclatés, réinventés dans les tableaux des peintres évoqués, Tintoret, Tiepolo, Jérôme Bosch, Ruskin, Caravage, Le Bernin, Kandinsky… À moins qu’à l’inverse la ville ne reflète la peinture dans un réel inventé par l’art qui, tableau ou poème, en construisent l’image, paysage extérieur et intérieur confondus, où, de même que précédemment, se met en scène un colloque imaginaire joignant Villon et Rimbaud, Pound, les élégies à Duino et Robert Browning, l’infinito de Leopardi et « la libre Marianne entre les mains d’un peuple heureux ». Si le poème joint temps et espaces disparate, c’est parce qu’il se fait  méditation sur la destinée humaine en même temps qu’introspection. Venise semble devenir cette femme prise dans des plis d’eau et de pierre, mer et draperies mêlées, dont « les longs cris sont appel d’air ».

L’intime de la vie devient allégorie et l’art et le poème disent le monde. Si la poète « emprunte à Fontana sa lame » c’est  pour la hausser, « pli après pli, sur la vergue tendue, lisant la comète, la joie, l’audace qui déferle » et délivrer son art poétique : « la phrase roulant sensuelle sur la page, l’écrivaine séduit son verbe, l’envoûte et le place en un lieu toujours indéfini car peu importe l’azur, la nuit ou l’ensoleillement des termes, la vigie, celle qui dirige le chant, implose puis explose, et suivant le fleuve, le canal et la mer qui les brasse, s’expose souveraine, fuyant le port, l’arrivée, caressant les coraux d’une plage et jusqu’aux fonds marins étirant sa demeure, enlace l’univers… » et la phrase continue, une seule phrase-vague marine d’une demi page, qui dit l’amplitude du geste et de la geste du poème contant celle des hommes.

C’est encore de l’histoire humaine, de son tragique, que « parle » le chant d’Adrienne  (toujours lui, le chant)  s’élançant depuis « les rivages de cette mer qui encercle la terre » (toujours elle, la mer) et ramène à la mémoire les temps d’horreur concentrationnaire, ranimant la figure des déportées. « Si le diadème était pour vous cette fumée noire qui faisait cercle autour de vos têtes » dit le texte liminaire dans une inversion les couronnant et auréolant d’une mandorle de sainteté ces femmes martyres. Adrienne, la Résistante, reprend vie au poème qui la nomme et se fait récit, évoquant sa jeunesse insouciante puis « le temps démesuré de la souffrance » dans un requiem où s’unissent les deux visages de la sacrifiée et de la poète qui « épelle Ravensbrück sous le dais des saveurs » car, affirme-t-elle, « je le sais, même dans la boue de ce torrent, mélasse et merde exsudant leur foutre inutile et vert, suint sans clarté, ici, tu espérais ». Au plus profond du mal qui ronge l’histoire humaine, Adrienne, Germaine T. et Charlotte d’Auschwitz sont figure d’espoir et d’humanité : « Oui, ton geste résistant accomplit un enfantement… »… Dans la douleur, dans l’horreur s’enfante encore et malgré tout ce « oui » qui titre l’ouvrage. Le oui d’une ténacité, d’un courage, d’une espérance disant notre humanité, le oui du poème dans sa «clameur de kermesse l’inondant » quand cette adresse à Adrienne, à la fois descente aux enfers et résurrection, se clôt sur une scène de fresque unissant « ceux enterrés et ceux renaissants » « le livre et le corps », l’Eunoé et le Léthé, « l’architecture de la révolte » et « le son de la lyre ».

On pourrait continuer d’explorer de même les trois autres parties de ce livre, Ô solitude, l’île, Antiphonaire et Désert, qui réservent mêmes dédales de sens et des sens conjugués. Ce sont les douzains de Ô solitude, l’île qui enserrent dans leur forme, elle-même insulaire, le parcours de l’enfance à « l’homme dernier », « liant les hommes à ce courant d’amour » qui les emporte, « mains plongées dans l’épaisseur des langues et des algues », habités comme la poète par « la passion, son courroux, ses veines tendres », « une mesure d’espoir grêle sous la peau ». « Fontaine sous mes doigts, le feu, l’eau liés ensemble », le poème explore « l’églogue et l’épopée », « la ruelle qui ouvre sur l’océan en son entier »  le « qui suis-je » de « l’étrange bête humaine », le « chemin giboyeux des anciens lus sous la lampe » comme « l’appel du plus haut que toi ». Ce sont les « Lectures » d’Antiphonaire dont chacune égrène un « épisode de vie », interrogeant « ce pourquoi en cerceau qui danse sur l’humaine traversée » en « cantique » et « prière » à l’éphémère entonnée par « un danseur cannibale ». C’est Apollinaire, Michaux, Artaud qui viennent se joindre à l’ivresse et à la beauté. Et si Désert il y a, au final, c’est non stérilité, mais dans l’analogie des dunes et des vagues, pour y « reprendre marche à l’avant », entonner de nouveau le « chant » au confluent de « l’Orient blessé » et de « l’Occident en perte de formes, de sens », jouer sur le geste de l’archéologue - « creuser » -  refaisant parcours de « la naissance à la mort ». « La nuit reste à éclaircir » et cela fait le poème quand il « nomme », creusant la langue, qui charrie ensemble l’étreinte sous « la yourte nuptiale » et les charniers des massacrés.

Lyrisme ai-je dit. Oui, car c’est chant, solo d’une voix qui s’élève en multiples tonalités et chœur de voix qui résonnent à travers elle. Chant, psaume, mélopée, cantilène, prière, antienne, ces mots et d’autres encore ponctuant le texte, donnent une des clef de ce recueil à la fois bilan, somme et profession de foi, qui charrie le tout de notre condition humaine énigmatique et contradictoire dans sa houle océane. 

 




Éliane Catoni, dans l’ombre d’Yves Bonnefoy

« Nous sommes une photographie qu’on déchire » (Le Désordre)

Éliane Catoni. J’aimerais parler d’Éliane Catoni… et pourtant je ne sais rien d’elle. Ou si peu de chose. Des bribes. Il faudrait reconstituer. Retrouver des documents. Interroger les archives. Le nom de Catoni m’est cependant familier. Je le connais depuis l’enfance. Surgit toute une galaxie de noms et de visages. Le seul nom d’Éliane Catoni ravive en moi tant de souvenirs. Liés à l’été de mes dix ans. Le clan Catoni est celui d’une importante famille du Cap Corse. Côte orientale.  Une famille ancienne et nantie, comme il en existe de nombreuses sur l’île. Elle occupe le hameau adamique1 d’un village haut perché dans le maquis, invisible depuis la côte. Ce qui est visible et accessible, c’est la marine du village.

On l’aborde par la route qui longe la mer. Porticciolo. Un petit port, jadis florissant.

Cap Corse ouest.

Aujourd’hui, à peine quelques maisons de pêcheurs, à fleur d’eau, flanquées d’une tour génoise. L’ensemble des biens – demeures, moulins, maquis, oliviers et vignes –  est « Terra di Catoni. »

D’Éliane Catoni, je connais quelques photos. Je les ai eues entre les mains. Des photos de la fratrie. Trois jeunes filles et un jeune garçon. Parmi les filles, Éliane. Jolie, souriante et simple. De bonne famille. Une jeune fille rangée, selon les apparences. Autre photo de famille : un intérieur cossu. Un homme imposant en costume cravate et lunettes d’écaille. Les mains croisées sur les genoux. 

Capraia en bateau.

C’est Ange-Jean Catoni, le grand-père d’Éliane. Assis un peu plus loin, un jeune couple. Tout entier absorbé par le plus âgé des enfants en barboteuse. Elle, c’est Éliane. Mais lui, qui est-il ? Je triche un peu, parce que je le sais. Je ne l’aurais certes pas identifié de moi-même, du moins pas spontanément ; mais le maître de maison l’a identifié pour moi. C’est lui que je suis venue chercher ce jour-là, dans le casone au-dessus de la mer.  Lui, mais surtout Éliane. Éliane et lui. De la terrasse en surplomb où je me trouve, je scrute l’horizon. Et se dessinent, tout en lignes douces, les contours mystérieux de l’île de Capraia.

Alors ? Qui est-il ce jeune homme à la chevelure de lion et au visage si fin ? C’est un tout jeune poète. Il faudra attendre quelques années pour qu’il atteigne la notoriété qui est la sienne aujourd’hui. Mais enfin, c’est un talent prometteur. Un peu endimanché ce jour-là, tout comme le patriarche, costume et cravate nouée dans un col blanc. Sont-ils déjà mariés ? Peut-être. Ils se sont mariés en décembre 1947. Éliane a alors 26 ans. Mais elle et lui vivent en couple depuis 1943.

Lorsqu’ils se rencontrent, Éliane est étudiante en lettres. Lui en mathématiques. De deux ans son aînée, elle est âgée de 22 ans.

Capraia et quais de Porticciolo.

Autour d’eux gravitent des sympathisants du surréalisme : l’helléniste corse Yves Battistini, les peintres Victor Brauner et Raoul Ubac, le poète Gilbert Lely.

Le jeune homme assis aux côtés d’Éliane Catoni dans la demeure de Porticciolo n’est autre que le poète Yves Bonnefoy. Éliane Catoni est sa première épouse. Elle le restera jusqu’en 1961. Période où la présence de Lucy Vines s’impose de manière inéluctable et définitive auprès du poète. J’ignorais jusqu’à il y a peu encore - en tout cas cela m’avait échappé et je n’en avais gardé aucun souvenir -, qu’Yves Bonnefoy avait été l’époux d’une jeune Corse ; qu’il avait effectué de nombreux séjours au nord de Bastia, dans le village de sa compagne. Il se peut qu’au cours de l’été de mes dix ans je les aie croisés l’un et l’autre, ignorante de leur histoire commune, ignorante de l’un et de l’autre.

Cette pensée me les rend à la fois plus proches et plus énigmatiques. Désormais je ne peux dissocier Yves Bonnefoy d’Éliane Catoni. Je ne peux oublier qu’ils ont hanté ces lieux qui sont aussi les miens. Avec en arrière-plan, Capraia, dont je redécouvre la présence dans les premières pages de L’Arrière-Pays.

Et Capraia, si longtemps l’objet de mes vœux ! Sa forme  – une longue modulation de cimes et de plateaux – me semblait parfaite, et je ne pouvais en détacher mes yeux pour des minutes entières, surtout le soir, depuis qu’elle avait surgi de la brume le second jour du premier été, et tellement plus haut que je n’avais cru que se trouvait l’horizon.2

Capraia vue de Santa Severa.

Cela aussi, je l’avais oublié. J’avais pourtant lu ces lignes et j’avais traversé des yeux ces paysages sans garder la moindre trace de ces mots. Je ne m’étais pas non plus interrogée sur la présence du poète dans le Cap Corse. Tout cela s’était effacé au fil de la lecture.

Pour tenter de rattraper le temps, pour tenter d’en savoir davantage sur ce couple dont l’histoire littéraire n’a gardé que peu de souvenirs, pour tenter de débusquer la présence d’Éliane Catoni derrière l’omniprésence du poète, je consulte les ouvrages que je tiens à portée de main. Dont le numéro d’Europe consacré à Yves Bonnefoy et à son œuvre. Seul Patrick Labarthe, dans l’article intitulé « l’Archéologie du "Désordre" » évoque par deux fois la présence d’Éliane Catoni dans la vie du poète à partir de vers extraits de L’Heure présente et autres textes :

Et en haut ce n’est que noir,
Au-dessous c’est vert émeraude, comme la mer.
Quelle énigme, quel rien, ce jour, cette nuit,
Comme nous entrons tous les deux dans notre première chambre. 3

Ou encore :

Te souviens-tu / de notre première chambre !  4

 

 

ciel noir sur les Agriates.

Selon le critique, ce vers renvoie « au petit logement de Fontenay-sous-Bois » que Bonnefoy partageait à l’époque avec Éliane Catoni. Il ne faudrait pas cependant réduire ces vers à « la simple remémoration de la vie commune avec Éliane Catoni, première épouse du poète ». Yves Bonnefoy « allégorise en ce partage du noir et d’un vert "intense comme la mer" la dialectique d’un destin et d’une poétique… ».

Mais revenons à Éliane Catoni. Ce qui me fascine dans les lectures que je peux effectuer autour de l’histoire du poète à l’époque de sa première épouse, c’est que le nom d’Éliane Catoni y soit à ce point absent. Comme si son existence avec le poète, plus de quinze années durant, se soldait à quasiment rien. Il s’avère pourtant qu’Éliane Catoni avait une vie intellectuelle intense. Et que ses activités étaient au diapason de celles d’Yves Bonnefoy.

Pour en savoir plus, il faut plonger dans la Correspondance d’Yves Bonnefoy, dont je possède le tome I. L’édition de cette correspondance a été « établie, introduite et annotée par Odile Bombarde » (également présente dans le numéro d’Europe) « et Patrick Labarthe ».

C’est dans ce volume imposant que je puise toutes les informations qui concernent Éliane Catoni. Tout ce que la recherche universitaire sait d’elle à ce jour est rassemblé dans cet opus. Peut-être le tome II de cette correspondance (actuellement en préparation) apportera-t-il d’autres révélations sur l’importance et sur l’originalité du travail d’Éliane Catoni ainsi que sur le rôle qu’Éliane Catoni a joué auprès d’Yves Bonnefoy ? J’attends donc la sortie de cet ouvrage avec impatience.

Mais revenons à Paris. Un an avant le mariage, en 1946, du jeune couple, tous deux collaborent à différents projets et réalisations. Ensemble ils publient La Révolution la nuit. Le tract – titre éponyme d’une œuvre de Max Ernst peinte en 1926 –   a été rédigé anonymement par quatre artistes : le peintre praguois Iaroslav Serpan et Claude Tarnaud, peintre et poète ; mais aussi Éliane Catoni et Yves Bonnefoy.

Lisant et relisant ce tract surréaliste qui reprend la formule provocatrice d’André Breton, « Dieu est un porc », je m’interroge. Au cours des repas dominicaux de Porticciolo, Éliane Catoni et Yves Bonnefoy évoquaient-ils leurs activités estudiantines subversives ? Comment un tract aussi contestataire et anticlérical que celui qu’ils avaient rédigé et distribué à 500 exemplaires pouvait-il être reçu par le grand-père Ange-Jean Catoni, une forte personnalité ancrée dans la tradition corse et un homme très marqué à droite ? Je souris par-devers moi  à l’idée des discussions houleuses qui ont très certainement accompagné le sauté de veau arrosé d’un vin du Cap !

Je regarde les photos d’Éliane Catoni en jeune fille rangée. J’essaie de dénicher le lien qui court secrètement entre cette jeune fille sage et l’étudiante anarchiste, engagée dans la rédaction de tracts surréalistes virulents : La Révolution la nuit Liberté est un mot vietnamien (avril 1947) ; « Dieu est-il français ? ».  Quand et comment la jeune femme a-t-elle pu basculer de la brillante helléniste qu’elle est, auteure d’une Épiphanie chez Homère, à la contestataire, cosignataire avec le poète d’aphorismes comme celui de La Nouvelle Objectivité ? 

Je n’ai pas de réponse. Sauf à me remettre en tête qu’Éliane Catoni était une Parisienne. Et que ses fréquentations ne se bornaient pas à la seule université. Les milieux intellectuels et artistiques ne lui étaient pas étrangers. Pas plus à elle qu’à son frère Jean Catoni, étudiant en droit et artiste, qui travaillait parfois pour le peintre Hans Bellmer. En atteste cette déclaration que le peintre adresse à Yves Bonnefoy dans une lettre d’octobre 1949 :  

 Je suis très content que le frère d’Éliane Catoni se charge du coloriage d’une série de photos. Dans dix jours, tout sera colorié.5

Si je parcours la liste des cosignataires du tract Liberté est un mot vietnamien, force est de constater que le nom d’Éliane Catoni émerge de ce tract. Avec celui de la peintre Nô Pin (N. Seigle). Elles sont d’ailleurs les deux seules femmes à tenir leur rang dans cet aréopage :

Porticciolo et Capraia.

Adolphe Acker, Yves Bonnefoy, Joë Bousquet, Francis Bouvet, André Breton, Jean Brun, J.B. Brunius, Éliane Catoni, Jean Ferry, Guy Gillequin, Jacques Halpern, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Marcel Jean, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Maurice Nadeau,  Henri Parisot, Henri Pastoureau,  Benjamin Péret,  N. et H. Seigle, Iaroslav Serpan, Yves Tanguy.6 (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet Archives Yves Bonnefoy).

Correctrice aux Archives Nationales, Éliane Catoni travaille alors sur les épreuves du volume de la Pléiade consacré au marquis de Sade.  En témoigne une lettre que Gilbert Lely7 –  « auteur de la monumentale Vie du marquis de Sade » et « éditeur des Œuvres complètes de Sade » –  adresse à la jeune femme le 2 janvier 1952 :

« Chère Éliane, quels qu’ils soient, je respecte vos scrupules. Je viens de rayer la petite note de ma Vie de Sade qui exprimait ma gratitude à votre égard. Mais dans cet ordre de deleatur, dois-je, Éliane, également supprimer la mention de votre travail au bas du conte de Seide8 que je viens d’adresser à Monsieur de Sacy, pour sa revue ? J’avais inscrit :

"Transcription d’Éliane Cattoni révisée par G.L." Et en effet, je m’étais rendu à l’Arsenal où j’avais collationné votre leçon sur une nouvelle lecture. (Je dois dire que votre transcription était remarquable de fidélité… ».

Enfin, Éliane Catoni est aussi poète. Elle est l’auteure d’un poème intitulé « Dans le lacis de tes rires ».  Poème que le traducteur et éditeur Henri Parisot, ami des surréalistes, avait proposé de publier dans sa revue Les Quatre Vents. Mais qu’est devenu ce poème ? Où peut-on aujourd’hui le trouver ?  En existe-t-il d’autres ? Autant de questions que je me pose, et que la modestie et la discrétion de la jeune femme ont laissées sans réponses.

Ce qui frappe en elle, outre sa discrétion, c’est sa beauté, au sein de ses amis de l’époque. Naïm Kattan voyait en elle « une orientale française » et Salah Stétié n’hésitait pas quant à lui à faire un rapprochement poétique entre elle et « Douve » : « douve elle-même par on ne sait quel éclat sombre en elle. »

Entre les années marquées par le surréalisme – Traité du pianisteLa Révolution la nuit, 1946 – et la publication au Mercure de France, en 1953, du premier recueil poétique important de Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, a eu lieu pour Yves Bonnefoy la découverte de l’Italie. Et cette découverte s’est faite depuis la Corse. Et en compagnie d’Éliane. Avec l’île de Capraia comme point d’ancrage onirique. C’était au printemps 1950. Le couple venait de quitter Paris pour plusieurs semaines pour se rendre en Corse et assister aux obsèques d’un membre de la famille Catoni. Probablement l’aïeul d’Éliane Catoni. Avant d’embarquer à Bastia pour Livourne. Début mai. De ce premier voyage et des réflexions qui l’accompagnent, naîtra L’Arrière-Pays, davantage rêvé que vécu, « défendu par l’ampleur de ses montagnes, scellé comme l’inconscient. »9

Lorsqu’en 1972 L’Arrière-Pays paraît aux éditions Albert Skira, le visage d’Éliane Catoni s’est depuis longtemps estompé. Un autre visage a fait irruption dans la vie du poète : celui de sa fille Mathilde. Dont la mère est Lucy Vines, la seconde épouse du poète.

Comme dans un rêve, l’image qui revient, qui perdure et qui m’habite, est celle d’Éliane Catoni. Une seule image. Qui flotte autour de moi et m’accompagne, indistincte et discrète. Ces quelques pages que je viens  d’écrire vont-elles m’encourager à poursuivre la quête que j’ai entreprise ? Cette quête, c’est à Odile Bombarde que je la dois. Et je l’en remercie.

Tollare.

Notes :

1 : Adjectif que j’ai forgé à partir du toponyme du hameau Adamo.
2 : Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, Éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 2003 (pour L’Arrière-Pays) ; 2005 (pour la postface), page 15.
3 et 4 : Yves Bonnefoy, L’Heure présente et autres textes in Patrick Labarthe, L’Archéologie du "Désordre", Europe, mars 2018, pp. 141 et 150.
5 : « Hans Bellmer » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles
Lettres, 2018, p. 940.
6 : « André Breton » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 29.
7 : « Gilbert Lely » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 75.
8 : Marquis de Sade, Seide, conte moral et philosophique, présentation de Gilbert Lely, Mercure de France, 1er octobre 1952, in « Gilbert Lely » (Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres 2018, p. 75).
9 : Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 2003 (pour L’Arrière-Pays) ; 2005 (pour la postface), p. 17.

Photos : Angèle Paoli




La science de l’imagination : poésie mystique et théorie quantique

Voici deux contraires
qui ne peuvent se rencontrer.
Jamais ma dispersion ne trouvera
un temps pour les accordailles !1
Ibn ‘Arabi (1165-1240)

La poésie mystique et la théorie quantique peuvent apparaître comme deux manières contraires d’explorer et d’expliquer le réel. Je crois cependant que chacune d’elles nous propose une sorte de viatique pour voyager « au cœur du vivant »2. Nourrie de quelques lectures intuitives, je tâcherai de les comparer pour montrer que le cheminement de tout chercheur, de tout pèlerin, avide de connaître les mystères du monde, commence dans l’imaginaire comme celui du poète ou de l’écrivain.

La poésie mystique et la théorie quantique n’utilisent pas le même langage ni les mêmes symboles mais toutes deux créent des fictions pour transmettre une science. On pense communément que le poète mystique et le physicien contemporain ne croient pas au même réel mais tous les deux sont confrontés à un ordre caché que leurs fictions tentent de révéler. En tant que pratiques intellectuelles, elles ont donc en commun une soif de connaissance. L’une nous fait miroiter les enseignements de la sagesse divine par l’épreuve de l’intellect ; l’autre nous invite à réfléchir sur les résultats scientifiques par les preuves rationnelles.

Ibn ʿArabi : "Je crois en la religion de l'amour", © France Culture.

La portée cognitive de la fiction, déterminée comme une modélisation analo- gique, participe de notre rapport à la réalité : les formes imaginaires nous disent quelque chose de nous et déterminent notre manière d’être au monde. Cet enjeu de la fiction a, par exemple, permis de réaffirmer le pouvoir de la littérature lorsque le concept de littérature semblait condamné à décliner et de lui redonner un statut et une légitimité scientifiques.

À l’image de cette valorisation de la fiction littéraire, la valorisation de l’imaginaire dans les diverses pratiques intellectuelles est le signe d’une conception plus large de la science et d’un souci de réconcilier les disciplines. Mais, comme le note Einstein, cela montre surtout que « l’imagination est plus importante que la connaissance »4 et sans doute pour la simple raison que l’imagination est une mise en œuvre mentale et subjective qui crée le monde. Si les fictions littéraires nous disent que les choses sont ce qu’on pense d’elles, les fictions scientifiques nous disent que, selon la formule d’Eddington, « le matériau de l’univers est avant tout mental »5. La réalité à laquelle l’homme est confronté se dévoilerait et s’appréhenderait selon sa faculté à imaginer le monde. « Dans le cosmos d’Einstein, explique Alfred Kastler dans Les Racines du hasard, comme dans le microcosme infra-atomique, les aspects non substantiels dominent : dans l’un et l’autre, la matière se dissout en énergie et l’énergie en de mouvantes configurations de quelque chose d’inconnu. »6 D’après les scientifiques et les mystiques, l’imagination assume donc pleinement notre relation à l’inconnu et à l’immatériel : elle est une force de figuration possible d’une connaissance latente et virtuelle. L’imagination supplée à l’inconnu sans pour autant le dévoiler ; elle réactualise les formes sensibles et défait notre regard familier sur le monde. Peu de temps avant de mourir en 1240, un mystique arabe considéré comme le plus grand maître de la spiritualité islamique, Ibn ‘Arabî, célèbre la puissance créatrice de l’imagination et devance le constat d’Einstein : « si l’Imaginal n’était nous serions encore dans la potentialité »7.

Il n’est donc pas étonnant que les fictions, scientifique et mystique, permettent d’élargir la notion de réalité et de transmettre « la fiabilité du modèle mental »ainsi créé. Ici, la fiabilité ne renvoie pas à une sanction pragmatique déterminée par « un taux de réussite », comme le propose Jean-Marie Schaeffer dans son article « De l’imagination à la fiction », mais à la capacité qu’à l’individu de se fier à son imaginaire pour accéder à la vérité. Au sens premier, la fiabilité se fonde sur une confiance ou une foi : proche en cela d’un état spirituel qui gouverne l’appréhension du réel. Contrairement à une croyance commune, le discours scientifique ne limite pas le réel à la matière et aux apparences. Jacqueline Bousquet le rappelle en termes clairs : « depuis 1974, les travaux d’éminents physiciens concluent à la nature spirituelle de l’essence énergétique de la matière. [...] Le schéma « Esprit- Energie-Matière », base essentielle de l’ésotérisme, est reconnu scientifiquement »9. Dans le lexique d’Ibn Arabî, l’ésotérisme renvoie à toutes ces choses invisibles qui dominent l’être humain, dont la structure et les lois correspondent aux « réalités divines ». Ce sont par exemple, les mystères de la création, les « secrets sanctissimes » du réel et la « vision des aurores des lumières divines ». Ils constituent la matière principale des enseignements métaphysiques que reçoit le jeune Ibn ‘Arabi, alors âgé de 29 ans et qu’il transmet sous la forme d’un entretien avec Dieu, publié dans Le Livre des contemplations divines. En imaginant ce dialogue spirituel, Ibn ‘Arabi est simultanément instruit et transmetteur. 

David Bohm et F. David Peat, La Conscience et l’univers, Editions du Rocher, 1990, 261 pages, 34 €.

D’emblée cette fiction mystique le présente comme le médiateur privilégié entre le pèlerin et Dieu. Le prologue laisse déjà entrevoir l’assurance du jeune mystique qui se fie totalement à la parole qu’il entend, à son imaginaire dirions-nous. La parole divine lui apprend effectivement que la sagesse n’est pas accessible à celui qui ne le désire pas ni ne se tourne vers Dieu : « toutes choses que tu ne peux comprendre, que ta science ne saurait atteindre, que ton intelligence ne peut appréhender, tout cela repose entre tes mains. Dieu daigne accorder au pèlerin la lumière de la clairvoyance, la pénétration de l’esprit, la lucidité de la conscience, la pureté du cœur... Exalté soit le Tout-Puissant. »10 En somme, face à des réalités divines ou à l’inconnu, c’est le sens de l’observation que le scientifique et le mystique sollicitent en eux. Chacun fait alors l’expérience d’une implication subjective forte et, par conséquent, de la transformation inéluctable du monde. Au geste rationnel, mesuré et déterminé, qui structure le monde, s’associe le geste intentionnel, intime et intuitif qui lui donne une forme singulière et parfois renouvelée.

Dans la pratique, il y a donc observation et perception puis contemplation et imagination dont l’usage subtil et intelligent ouvre la voie aux « réalités divines » ou à ce que David Bohm appelle « les ordres implicites et superimplicites »11. Dans La Conscience et l’univers, l’objectif de David Bohm et F. David Peat est clair : face à des blocages et des résistances culturels, ils proposent d’« étendre la créativité au-delà des sphères auxquelles elle est traditionnellement confinée »12. Si, au fil du temps, la littérature s’est écartée de la sphère scientifique ; à l’inverse, il y a le constat que la science s’est éloignée de la sphère créatrice. Ils montrent que le changement d’objet d’étude en physique a révélé la nécessité de concevoir la science dans son rapport à la créativité. Leur argument est que « la perception dans la science moderne, surtout en physique, se produit essentiellement par le biais de l’esprit, c’est là que l’intention et la disposition intimes affectent le plus fortement ce qui est vu. »13 En effet, que ce soit le voyage sur la Lune que nous propose Kepler au tout début du XVIIe siècle dans un récit de rêve intitulé Le songe ou astronomie lunaire14 ou la chevauchée sur un rayon lumineux imaginée par Albert Einstein au XXe siècle, ces deux fictions se fondent sur un acte imaginaire et créatif qui dépend essentiellement de la disposition intérieure de l’observateur. Dans ces exemples, la fiction compense les failles des techniques d’observation. Ce que l’œil physique ne peut pas voir (l’infiniment petit et l’infiniment grand) est assumé par l’œil de l’imagination. À la lumière des théories mystiques, on pourrait dire que la pensée de Bohm et de Peat décrit intuitivement ce que la tradition mystique arabe nous enseigne : l’œil physique accorde une confiance aveugle aux apparences extérieures tandis que l’œil de l’imagination peut susciter une foi profonde dans l’invisible, comme notamment celle d’Einstein. Cette distinction théorique n’est pas une séparation de fait. « Il s’agit en l’espèce, explique Ibn ‘Arabi, d’une science ténue, [c’est-à-dire] de la science qui permet de distinguer entre deux sortes d’yeux ou de vues. »15

À celui qui sait discerner, à celui qui a toute confiance dans ce qui lui vient à l’esprit, Dieu promet de le guider : « Celui qui s’arrête à l’image est égaré, et celui qui s’élève depuis l’image jusqu’à la réalité est bien dirigé »16. Aurait-il à peine confiance qu’il serait tout de même aidé : « Et si la pensée qui te vient à l’esprit te laisse confus et si tu n’as pas pleine confiance dans la station où tu te trouves, eh bien Dieu fait passer à travers la forme de l’existence que tu appréhendes une image-symbole grâce à laquelle tu t’élèves et progresses vers ce que nous venons de dire »17. Il s’agit donc de préserver la fiabilité des images mentales de toute confusion avec une conduite solipsiste, fantaisiste et délirante, déconnectée du réel qui précisément englobe le visible et l’invisible, les formes et les informations, le matériel et l’immatériel. Est-ce à dire que la réalité perçue est une création imaginaire au sens d’irréel ou que l’homme ne construit que de vaines fictions ? Dans quelle mesure l’imagination peut-elle créer des formes sensibles et révéler des informations latentes et réelles ? Ou, pour reprendre la formulation d’Ibn ‘Arabi, « la faculté imaginative a-t-elle la possibilité de produire une forme sensible réelle ? »18

Ibn Arabi (1165-1240) poète, soufi, métaphysicien et philosophe. Il développe une doctrine de l'Être absolu (Wahdat al-wujud), une philosophie panthéiste, traitée dans ses ouvrages: - Les Illuminations de la Mecque (Al-Futūḥāt al-Makkiyya)

Au tournant du XXe siècle, la physique propose un nouveau regard sur la réalité. Suite à l’idée de « quantification de l’énergie » formulée par Max Planck en 1900, Albert Einstein décrit cinq ans plus tard la nature discrète de la lumière qui peut alors être divisée en un nombre fini de « quanta d’énergie »19. Puis, en 1913, Niels Bohr avance que cette discontinuité des échanges d’énergie entre matière et rayonnement se retrouve au cœur de l’atome. Dans le monde subatomique, les échanges d’énergie s’effectuent par paquets d’énergie ou quanta. En 1923, Louis de Broglie affirme que toute matière a une nature ondulatoire. Ainsi, explique Jacqueline Bousquet, « la physique nous dit qu’une particule est à la fois particule et onde. [...] Selon la façon dont nous allons interroger la matière à son niveau ultime, elle se comportera tantôt comme une particule, tantôt comme une onde avec ses propriétés, c’est-à-dire la représentation d’une probabilité de trouver la particule à tel endroit ou à tel autre, et la possibilité pour cette particule d’exister dans d’autres univers ou dans d’autres dimensions.»20 Principe connu sous l’expression de la « dualité onde-corpuscule » qui fonde la mécanique quantique. La particule est alors décrite par une fiction mathématique appelée « fonction d’onde » qui code sa densité de probabilité. Toutefois cette fiction mathématique n’a de fiable que ce que l’observateur nous rapporte de sa mesure expérimentale, de son témoignage dirait Ibn ‘Arabi. L’interprétation des phénomènes quantiques fait autant question que l’interprétation des phénomènes spirituels. Les fictions, fussent-elles scientifique ou mystique, suggèrent donc un ordre ou une architecture du réel qui, pour exister, oblige chaque chercheur à participer en tant que sujet, lui aussi témoin et créateur des dimensions de l’univers suggéré. Autrement dit, l’avènement de la physique quantique se concrétise avec l’idée d’un principe d’ordonnancement invisible du monde.

Les mathématiques et la physique conceptualisent ce principe à travers la notion de champ. En 1861, Maxwell oublie les corps et propose à travers la notion de champ de voir l’interaction entre les corps comme une réalité. Il détermine donc la notion de champ comme la perturbation de l’espace qui en chaque point est un potentiel de force indépendant des corps qui peuvent s’y trouver. Inspiré par les théories mathématiques de son contemporain britannique Arthur Cayley, il écrit un poème adressé au comité d’abonnés qui avaient la charge du fonds pour le portrait de Cayley. Contrairement au portrait pictural de Dickenson qui ne peut rendre compte de l’imaginaire mathématique de son confrère, Maxwell loue la faculté du mathématicien à imaginer des symboles et à créer de nouveaux univers. « The symbols he hath formed shall sound his praise, / And leade him on thought unimagined ways / The conquests new, in words not set created »21.

Il fait notamment référence à ses travaux sur la géométrie analytique à n dimensions, à la théorie des matrices et à la théorie des déterminants. L’intuition que Diderot partage dans une lettre du 15 octobre 1759 adressée à Sophie Volland au sujet d’une interaction spirituelle entre les corps vivants est clairement formulée en 1874 dans ce poème de Maxwell à travers la description des vecteurs orientés dans l’espace et présentés comme des esprits informes : « unembodied spirits of direction »22. Si ce poème est avant tout la traduction métaphorique de ses pensées scientifiques, il annonce déjà ce qu’Einstein énoncera clairement : « le champ est la seule réalité »23. Contemporain de Cayley avec lequel il formula un théorème, Hamilton présente, vers la fin des années 1860, un nouveau traitement du mouve- ment fondé sur les ondes plutôt que sur les particules (théorie d’Hamilton et Jacobi). Ainsi, le concept de champ exprime-t-il un nouveau regard sur le monde. Lorsque Einstein en déd auit par la suite que « dans cette nouvelle sorte de physique, il n’y a aucune place pour à la fois le champ et la matière », il suppose qu’une particule est « une densification d’un champ »24. Autrement dit, « le champ, précise Jacqueline Bousquet en note, est une région de l’espace affectée par la perturbation créée par la présence de masses, de charges électriques ou d’autres agents physiques. Les champs sont des modèles élaborés pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »25.

Si le champ électromagnétique décrit par les équations de Maxwell fait apparaître des interactions invisibles et nous dit quelque chose du vivant, les poèmes de Maxwell suggèrent davantage : l’évocation de formes invisibles qui nous enseignent par visions, rythmes et rimes invite à la contemplation du vivant. Les corrélations imaginées dans le poème ou dans l’esprit du lecteur structurent un univers. Elles sont perceptibles car elles font écho à une musique intérieure et elles se mesurent par rapport au rythme du vécu. La Lorelei de Maxwell, par exemple, esprit féminin de la mélodie (« a spirit of melody »), symbolise notre interaction avec les formes et l’informe. C’est, comme le titre du poème l’indique, « sur l’air de la Lorelei » (« To the air of Lorelei ») que la poésie crée un espace à n dimensions et qui n’a de réalité que selon notre capacité à mesurer cet espace imaginaire. La mesure, ici, est une écoute qui fait preuve de justesse : pour enten- dre les enseignements de la nature, pour contempler l’harmonie sacrée (« harmony holy »), le poète doit aussi entendre et reconnaître la confusion qui l’habite, la discordance des voix. Sans cette mesure et cet accord primordial – que l’on pourrait définir comme une interaction harmonieuse entre soi et le monde – le poète ne peut prétendre à un voyage dans l’imaginaire et à un enseignement ésotérique : « Their voces are music for ever, / And join in the mystical strain »26.

Ces « accordailles » mystiques, pour reprendre l’idée d’Ibn ‘Arabi, créent un chant symbolique qui n’a qu’un seul auteur : celui qui ne cherche pas à mimer le monde mais à le mesurer. Chant qui n’existe que le temps de la mesure et de la présence consciente au monde. La physique quantique nous apprend que mesurer c’est perturber, transformer ; le poème de Maxwell célèbre les formes de la nature qui nous émeuvent par résonance (« musical flow ») et montre qu’en retour, notre mesure est créatrice d’une forme poétique et d’un sujet. Cela signifierait que le transfert d’informations s’opère par résonance. Au fond, la poésie de Maxwell est une herméneutique avant la lettre de ce que représentent les champs morphiques de Rupert Sheldrake27.

Lecture d'un extrait d'un poème du physicien mathématicien victorien James Clerk Maxwell intitulé "Recollections of a Dreamland". 

Ce type de champ se manifeste par résonance et transmet des informations mentales et psychiques. Il n’est donc pas sans répercussion émotionnelle dans l’esprit de l’observateur comme par exemple en témoigne Ibn ‘Arabi dans l’un de ses poèmes mystiques : « Secoué d’émotion / Par l’harmonieuse mélopée du chantre »28, le poète mystique entre ainsi dans la « réalité de l’intermonde » (barzakh). Ici, l’interaction avec le Réel, avec Dieu, n’est pas immédiate. Elle se réalise par l’intermédiaire des « images-symboles », qui, comme le zéphyr oriental, portent en elles les enseignements divins. Plus elles sont harmonieuses, plus les formes sont belles, plus elles suscitent une attirance. Cette attraction, déterminée comme une loi qui régit le principe de vie, est à l’origine des désirs de l’amant. Désignée dans les poèmes d’Ibn ‘Arabi par les différents degrés de l’amour, elle est réciproque. « L’amour, note-t-il dans Le Traité de l’amour, est ce rapport / Qui concerne aussi bien l’homme que Dieu, / Bien que notre science / Ignore cette relation »29. Il n’y a donc pas de connaissance subtile sans amour, c’est-à-dire sans « interattraction » (Maurice Gloton)30. Cette interattraction amoureuse est à la métaphysique mystique d’Ibn ‘Arabi ce que l’interaction des corps est à la physique quantique. Toutes deux expriment un potentiel de vie, actualisent un rapport possible à l’absolu pour ne pas dire à Dieu. Dans la tradition musulmane, cette attraction est présentée comme un postulat impossible à démontrer. Toutefois, dans L’Interprète des désirs, le poète relève le défi et, sur le modèle de la poésie courtoise, partage son attrait grandissant pour une femme nommée Nizham. Le mot arabe, traduit par « accordailles » sous la plume de Maurice Gloton lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le recueil comme nom commun – ce sont les vers mis en exergue de cet article –, signifie harmonie et renvoie à l’union des contraires. Dans les poèmes, Nizham est une image-symbole qui, par son pouvoir de suggestion, subjugue celui qui la contemple et, par la beauté de ses formes, attire l’amant en quête d’harmonie. Cela signifie implicitement qu’aucun poème ne s’écrit, aucune connaissance de l’harmonie n’est accessible à celui dont la disposition intérieure ne tend pas vers l’amour : « L’amour, précise Ibn ‘Arabi dans son traité, est l’une des affections caractéristiques de la volonté, »31 caracté- ristique, oserai-je dire, de « l’intention et de la disposition intimes [qui] affectent le plus fortement ce qui est vu » (David Bohm et David Peat). Sans doute qu’ici il pourrait être comparé à la passion du chercheur scientifique. Je pense, par exemple, à celle d’un Kepler lui aussi en quête d’« harmonie du monde », notamment du monde lointain et invisible à l’œil nu. Il n’y a donc de désir ardent qu’en l’absence de l’aimé ou, comme l’explique Ibn ‘Arabi, « on s’imagine que l’objet de l’amour a une existence effective alors qu’il est une pure potentialité. L’amour s’attache à le considérer comme présent dans un individu. Dès que l’amant voit l’aimé, son amour se renouvelle afin que persiste cet état dont il aime l’existence effective et qui a cet individu pour origine. C’est pourquoi l’objet de l’amour reste sans cesse en puissance d’être, même si la plupart des amants n’en ont pas conscience, à la seule exception des gnostiques qui connaissent les réalités fondamentales [de l’amour] et les conséquences qui lui sont inhérentes. »32 Cette loi d’attraction expliquée par la métaphore de l’amour a plusieurs corollaires métaphysiques que j’aborderai brièvement.

En premier lieu, elle manifeste un état d’âme, une sorte d’affliction déchi- rante, en l’occurrence l’état de l’amant mystique qui simultanément désire et patiente. Selon Ibn ‘Arabi, cette disposition paradoxale ne s’éprouve que dans l’intermonde ou « monde imaginal » comme une étape dans l’ascension spirituelle, dans l’accès à la connaissance. Appréhender le Réel par l’œil de l’imagination est une manière de sortir des paradoxes, des dualités ou des confusions car l’imagination relie et unit par symbole. Dans le cinquième poème intitulé par Maurice Gloton « Désir insatisfait », la patience et le désir sont comparés à des lieux de halte : « Le désir ardent s’élève serein / Et ma résignation parcourt la plaine. / Alors je me trouve entre le plateau de Najd / Et la basse et torride Tihâma ». Le poète commente lui-même ses vers en ajoutant : « Me voici donc entre ces deux états dans une condition intermédiaire (barzakh), cause d’affliction »33

Ibn 'Arabi, Ecoute, ô bien-aimé, musique : Lisa Gerrard.

J’ajouterai à ce commentaire que l’expérience simultanée, paradoxale, de deux états contraires est certes douloureuse mais fondamentale à l’ordonnancement harmonieux du monde car elle nous confronte à l’indéterminé, à une présence non encore existante. Imaginons une métalepse, à la manière de Genette34 où le poète mystique ferait l’expérience de la fiction quantique du poisson soluble 35. Celle-ci consiste à vouloir pêcher un poisson dans une mare à l’eau si trouble qu’on ne peut rien y voir et à croire que le poisson est dissous dans tout le volume d’eau, c’est-à-dire non-localisé, tant qu’il n’est pas pêché. Le physicien quantique ne parlerait alors que d’une « potentialité de poisson ». Mais dès lors qu'il le pêche, le poisson s'actualise (« réduction du paquet d'ondes »). De la même manière, on pourrait alors dire que le Bien-Aimé est un poisson soluble et la rencontre amoureuse s’effectue au moment où il mord à l’hameçon. Cela pour dire, avec les termes d’Ibn ‘Arabi, que « l’amour ne s’attache qu’à une chose en puissance d’être ou virtuelle, non actualisée ou encore non existante dans un être au moment de cette affection volontaire. »36

En second lieu, et par conséquent, ce principe d’indétermination fondamental à l’expérience de l’amour autant qu’à la théorie quantique37, est une prédisposition imaginaire, nécessaire à la rencontre, instant théophanique par excellence. En écho au cinquième poème, abordé ci-dessus, le cinquante-cinquième poème, bien qu’intitulé lui aussi « Désir insatisfait » par le traducteur (sans plus d’explication), suggère que l’indétermination s’intensifie jusque dans la rencontre. L’insatisfaction demeure car le désir n’en est que plus fort, représenté comme une figure exponentielle de l’amour absolu et infini. Le poète conclut par ces vers : « On n’échappe pas à une extase / Qui se trouve en affinité / Avec la beauté s’intensifiant / Jusqu’à l’harmonie (nizham) parfaite »38 – harmonie enfin dévoilée dans les derniers vers de ce parcours imaginaire. Les effets de cette attraction amoureuse sur l’imaginaire du poète mystique sont notoires. D’un poème à l’autre, la patience est récompensée par l’extase. Le poète sort de sa condition humaine, libéré de sa résignation, de ses peurs et de ses soupirs. Ses aspirations répétées prennent forme dans les rencontres de plus en plus sublimes. Parvenu à ce point de rencontre, est-il seulement possible pour nous, lecteurs, de comprendre ces vers déconcertants : « Sa rencontre produit en moi / Ce que je n’avais point imaginé. / La guérison est un mal nouveau / Qui provient de l’extase. »39 ? En arabe, l’extase est désignée par le mot wajd dont le doublet wujûd est souvent utilisé par Ibn ‘Arabi dans le sens d’existence. La racine W J D exprime l’idée de trouver ou se trouver. Ainsi, les réalités divines « se trouvent » dans l’extase, désir intense de l’amant qui « persiste, témoigne le poète, dans l’absence et la présence ». Ces réalités me font penser à la définition que propose Étienne Klein de la notion de vide : « il n’est plus un espace pur, encore moins un néant où rien ne se passe, mais un océan rempli de particules virtuelles capables, dans certaines circonstances, d’accéder à l’existence. Le vide apparaît ainsi comme l’état de base de la matière, celui qui contient sa potentialité d’existence et dont elle émerge sans jamais couper son cordon ombilical. »40 Il explique le passage de la potentialité d’existence à la réalisation matérielle par la collision de deux particules qui offrent alors « leur énergie » au vide quantique et deviennent réelles.

Du point de vue d’Ibn ‘Arabi, ce passage s’effectue par l’imagination, qui, selon Henri Corbin, est en fait un « champ »41. Dans la métaphysique d’Ibn ‘Arabi, l’imagination est une science qui, loin de nous induire en erreur, nous rapproche de la vérité. La « fonction psycho-cosmique » de l’imagination, telle que l’énonce Henri Corbin pour exposer la pensée d’Ibn ‘Arabi, met l’accent sur sa fonction d’intermédiaire entre le monde des formes et le monde de l’information. Si l’imagination produit des fictions, en littérature elles sont ce que Jean-Marie Schaeffer appelle des « exemplifications virtuelles d’un être-dans-le-monde- possible » dans le sens où elles donnent une forme immatérielle à un « être-dans- le-monde-possible » qui n’a de valeur qu’à proportion de la fiabilité partagée par plusieurs sujets, c’est-à-dire de leur capacité à se fier aux fictions créées. Ce processus d’actualisation des possibles est d’autant plus objectif et fiable qu’il est compris par une même communauté interprétative de lecteurs. Cependant la science de l’imagination, théorisée par Ibn ‘Arabi dans plusieurs ouvrages et notamment dans le chapitre 63 des Conquêtes spirituelles de la Mecque, s’attache davantage à la dynamique propre à ce champ plutôt qu’à ses effets (comme la fictionnalité). Définie comme un champ, à savoir comme le propose Jacqueline Bousquet un « modèle élaboré pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »42, ou comme le propose Henri Corbin un intermédiaire, l’imagination « symbolise avec les mondes qu’[elle] médiatise »43.

Associée à l’aspect psychologique de sa fonction, elle n’est donc pas seulement, comme le propose Jean-Marie Schaeffer, « un processus mental qui donne naissance à des représentations » dont je préciserais que le référent n’est pas nécessairement visible dans le monde physique. Cette puissance imaginative liée au sujet imaginant relève de « l’imagination conjointe » qu'Ibn 'Arabi distingue de « l’imagination dissociable du sujet, ayant une subsistance en elle-même »44 que l'on peut observer dans les songes ou les visions. «  Le propre de cette imagination conjointe, précise Henri Corbin, est d’être liée au sujet imaginant, et de disparaître quand il disparaît. Quant à la seconde, l’imagination séparable du sujet, elle a une réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis. »45

Henry Corbin dans sa bibliothèque en 1973.

réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis. »45 La première naît d’une faculté représentative ; la seconde naît d’une faculté créatrice. Pour cette dernière, « le cœur du gnostique projette ce qui se trouve réfléchi en lui (ce dont il est le miroir), et l’objet sur lequel il concentre ainsi sa puissance créatrice, sa méditation imaginante, fait son apparition comme ayant une réalité extérieure, extramentale »46. À cet instant, le sujet n’est pas dans une attitude mimétique. Il fait l’expérience d’une intention orientée, d’une méditation ou, en arabe, d’une  hymma, « terme, précise Henri Corbin, dont nous pouvons peut-être au plus nous représenter le contenu, si nous lui donnons comme terme équivalent le mot grec enthymesis qui signifie l'acte de méditer, concevoir, imaginer, projeter, désirer ardemment, c'est à dire avoir présent dans  le Θυμος, qui est force vitale, âme, cœur, intention, pensée, désir ».47

Associée à l’aspect cosmique, l’imagination est définie comme un processus cosmogonique, théogonique. Ici, précise Henri Corbin, « il faut penser plutôt au processus d’une illumination croissante, portant graduellement à l’état luminescent les possibilités éternellement latentes dans l’Être divin originel »48. Dans Les Conquêtes spirituelles de La Mecque, Ibn ‘Arabi précise : « Dieu a fait cette imagination de lumière [...]. Cette lumière pénètre dans la pure non existence pour lui donner une forme existante »49. Or, tout récemment, Jacqueline Bousquet résume l’évolution de la recherche en sciences et note : « nous avons essayé d’appréhender le réel en cherchant à aller plus loin que ce que nous révèlent nos sens. La physique a dématérialisé la matière et démontré que cette dernière procède de l’immatériel. Elle est en réalité de la lumière condensée, de l’énergie en perpétuelle interaction»50. De même, plusieurs chercheurs scientifiques du XXe siècle (Weyl Hermann, Ovrut Burt et Wolfgang Pauli) font l’hypothèse d’une contrepartie psychique des constituants de la matière qui fait écho à cet aspect psychologique de l’imagination définie par Ibn ‘Arabi. Ce que nous enseigne la science de l’imagination se vérifie donc avec les expériences de pensées de la théorie quantique. Le réel et la vie ne se limitent pas à la matière et ne s’opposent pas à l’imaginaire. Il faudrait plutôt dire, avec Henri Corbin, que « la réalité est bien elle-même une apparition théophanique dont la forme réfléchit la forme de celui à qui elle apparaît et qui en est le lieu, le medium. [Dire cela] c’est la valoriser au point d’en faire l’élément de la connaissance de soi »51.

Notes 

 

  1. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, trad. Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 2012, p. 110.
  2. Je reprends ici le titre d’un ouvrage de Jacqueline Bousquet (docteur en endocrino- logie, biophysique et immunologie, chercheur au CNRS et décédée en 2013) cité dans la suite de l’article.
  3. À ce sujet, on pourra par exemple lire le numéro 6, « Tombeaux de la littérature », publié dans la revue en ligne de Fabula, LHT.
  4. Cité par Jacqueline Bousquet, Au cœur du vivant, version livre électronique, consultable sur arsitra.org., 2009, p. 27.
  5. Ibid., p. 68.
  6. Ibn ‘Arabî, De la mort à la résurrection, trad. Maurice Gloton, Albouraq, 2009, p. 139. Dans cet ouvrage, Maurice Gloton propose une traduction des chapitres 61 à 65 de l’une des œuvres majeures d’Ibn ‘Arabî : Les Conquêtes spirituelles mekkoises ou Al-Futûhât al-Makkiyya. Le terme arabe al-khayâl est traduit ici par « Imaginal », il peut aussi se traduire par imaginaire.
  7. Jean-Marie Schaeffer, « De l’imagination à la fiction», Vox Pœtica, vox- pœtica.org/t/articles/schaeffer.html., consulté le 30 avril 2013.
  8. Jacqueline Bousquet, , p. 60.
  9. Ibn ‘Arabi, Le Livre des contemplations divines, trad. M. Gloton, Paris, Actes Sud, 1999, p. 51-52.
  10. L’expression est fort bien décrite et expliquée dans l’ouvrage de David Bohm et David Peat, La Conscience et l’univers, Monaco, Éditions Alphée, 2007, p. 104-216. Il faut toutefois préciser que cette terminologie scientifique est récente et qu’au XVIIe siècle, Kepler écrit L’Harmonie du monde en contemplateur plus qu’en observateur. Dans son introduction, il note : « J’ai consacré aux contemplations Astronomiques la meilleure partie de la vie, [...] par Dieu le Meilleur, le plus Grand, qui avait inspiré la pensée, qui avait excité un immense désir ayant prolongé la vie et les forces de l’esprit » (L’Harmonie du monde, trad. Jean Peyroux, Bordeaux, impr. Bergeret, 1979).
  11. David Bohm et F. David Peat, La Conscience et l’univers, , p. 250.
  12. David Bohm et F. David Peat, , p. 67.
  13. Lire à ce sujet l’analyse stimulante de Frédérique Aït-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.
  14. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 144.
  15. Ibn ‘Arabi, Le Livre des contemplations divines, , p. 94.
  16. Ibn Arabi, , p. 94.
  17. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 147.
  18. En physique, un quanta est une quantité minimale d’énergie pouvant être émise, propagée ou absorbée.
  19. Jacqueline Bousquet, , p. 34.
  20. James Clerk Maxwell, « To the Committee of the Cayley Portrait Fund », publié sur http://www.pœmhunter.com/pœm/to-the-committee-of-the-cayley-portrait-fund/, consulté le 22 mai 2013. « Les symboles auxquels il a donné forme apparaîtront comme des éloges / Et, par des chemins inimaginables, l’amèneront / À conquérir de nouveaux mondes, non encore créés ».
  21. James Clerk Maxwell, Littéralement : incarnés ».
  22. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  23. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  24. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  25. James Clerk Maxwell, « To the Air of Lorelei », publié sur http://www.pœmhunter.com/pœm/to-the-committee-of-the-cayley-portrait-fund/, consulté le 22 mai 2013. « Leurs voix sont à jamais une musique, / Et participent au chant mystique ».
  26. Rupert Sheldrake, A new science of life : the hypothesis of morphic resonance, Toronto, Park Street Press, 1981.
  27. Ibn ‘Arabi, “Accueillant jardin”, L’Interprète des désirs, , p. 342.
  28. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, trad. Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 1986, p. 27.
  29. Maurice Gloton, “Introduction”, L’Interprète des désirs, , p. 34.
  30. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, , 1986, p. 62.
  31. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, ibid, p. 12.
  32. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 111.
  33. Gérard Genette, Métalepse, Paris, Le Seuil, 2004. Pour conclure, Genette cite Borges qui cite Carlyle, page 132 : « En 1833, Carlyle a noté que l’histoire universelle est un livre sacré, infini, que tous les hommes écrivent et lisent et tâchent de comprendre, et où, aussi, on les écrit ». De la même manière, cette conclusion suppose que le livre sacré est une potentialité infinie de livres.
  34. Patrick Trousson, Le recours de la science au mythe : pour une nouvelle rationalité, préface de Gilbert Durand, Paris, L’Harmattan, 1995. Lire notamment la page 83 pour la description de cette expérience imaginaire.
  35. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 35.
  36. Principe énoncé par Werner Heisenberg en 1927 : l’état des systèmes quantiques ne peut pas être décrit avec exactitude, parce que l’observation de la position modifie l’impulsion du système et inversement. C’est donc l’idée que l’on ne peut pas connaître simultanément la position et la vitesse d’une particule.
  37. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 533.
  38. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 533.
  39. Étienne Klein, « Le monde selon Étienne Klein », « Le vide quantique et les paradis fiscaux », diffusée le 11.04.2013 sur France Culture, http://www.franceculture.fr/emission-le-monde-selon-etienne-klein-vide-quantique-et- paradis-fiscaux-2013-04-11, consulté le 24 mai 2013.
  40. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, préface de G. Durand, Paris, Éditions Médicis-Entrelacs, 2006, p. 229.
  41. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  42. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, , p. 230. Henri Corbin, ibid., p. 232.
  43. Henri Corbin, , p. 232.
  44. Henri Corbin, , p. 232.
  45. Henri Corbin, , p. 236.
  46. Henri Corbin, , p. 235.
  47. Henri Corbin, , p. 229.
  48. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 150.
  49. Jacqueline Bousquet, , p. 122.
  50. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, , p. 245.

 

 

 

 

 

 

Un article publié dans TrOPICS, en 2013.




Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame

C’est la modernité de cette auteure mythique qui donne envie de tourner les pages de cet ouvrage. Il y avait en elle les prémisses d’une George Sand à vouloir vivre - en veuve - de ses œuvres, son écriture, ses mots.

Il y avait en elle l’invention d’un jeu de rôles sexué où elle emprunte d’abord celui de l’homme : « Je suis le servant / Je vous supplie humblement / Je n’ai d’autre plaisir… », avant de reprendre son costume féminin, puis de s’autoriser une incursion dans le dialogue amant-dame au moment même de leur séparation ou leurs retrouvailles. Il y avait en elle une ironie mathématique : cent ballades divisées en deux dont la moitié défend la loyauté en amour et l’autre la séduction (d’une certaine façon l’inverse). Il y avait en elle le goût taquin de l’anagramme (« Crestine » pour « en escrit y ay mis mon nom »).  Le regard – disons archéologique ! - que nous portons sur la traversée des siècles de cette auteure se réinvente au fil du temps. Une néo-lecture peut-elle réinventer dans la réinvention ?

Amusons-nous naïvement avec le titre, l’orthographe et le sens engendré. Aujourd’hui, le mot « balade » ( avec un seul L) correspond à une promenade ou une excursion, tandis que la « ballade » armée de deux L signifie une œuvre littéraire ou poétique.

Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame, Gallimard, 2019, présentation, édition et traduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, édition bilingue

De fait, en ancien français, le mot  « balade » avait alors la signification de notre actuelle « ballade », à savoir un certain cheminement de l’écriture poétique !  De quoi se perdre déjà dans le nombre de L. ! Laissons notre esprit baguenauder en jouant au baladin (ou à la baladin.e pour moi ! ) de l’intellect. Lisons ce recueil de Cent ballades d’amant et de dame en cherchant comment cette poétesse à l’art si particulier instaure une balade (cad fait déplace ses personnages de lieu en lieu, d’état en état, etc.) dans ses ballades. Bref, nous balade ( ! ) - t-elle au sens contemporain voire figuré du mot ?

Fouillons les cent ballades à la recherche de balades diverses et variées ! La distance entre les duettistes en amour peut simplement être concrète.  Il y a un « incessant ballet de séparations et de retrouvailles dû aux obstacles qui désunissent les amants », précise Jacqueline Cerquilini-Toulet, traductrice et présentatrice du recueil.

Cette séparation au quotidien peut ainsi être déplorée par l’amant : « J’ai perdu mon temps / plus d’un mois auprès de gens/qui me mènent obscurément / pour une pénible affaire » (ballade 81). L’homme craint cet éloignement réel des corps et des êtres : « Je meurs de douleur,(…) / Quand je vois qu’on éloigne de moi ma dame   /Hélas, que ferai-je si je vois qu’on l’emmène en Gascogne » (lieu de confrontation entre nobliaux au XVe siècle). Le départ en guerre engendre la distance la plus courante ressentie par un viril guerrier : « Je suis allé dans une contrée lointaine » peu aguichante : la nourriture est « rare », le logis « rude » et l’armure « pèse » (ballade 50).  La dame réplique en déplorant une « longue absence » de son « très doux ami » (ballade 55), absence qui la fait même « mourir » au sens figuré bien sûr, avec un esprit un tantinet comédien… L’amant revient de guerre ragaillardi, « joyeux et plein d’ardeur » (ballade 60). Dès lors, il ne craint plus rien « ni froid, ni chaud / ni assaut de château ou de tour / ni la mer » à traverser. Il attend carrément que « Dieu » le conduise au plus vite vers sa belle, ce « parangon de beauté » (répété quatre fois). A cette occasion, il réitère le souhait fébrile qui ponctue chacune des quatre strophes du poème : « Je désire tant vous voir ».

La «  ballade » pizanesque* peut aussi marquer la distance au figuré, cad spirituelle entre les âmes. Le mâle (en chaleur ? ) sollicite l’intérêt de sa comparse féminine qui est le refuge de son cœur : « Que l’attente n’en soit éloignée / car je ne peux plus, ni soir ni matinée, / supporter ce mal » (ballade 1). En réponse, la dame fort sérieuse révèle son ignorance en matière amoureuse, doublée néanmoins par la capacité d’y échapper par des pensées résilientes : « Jamais je ne sus ce qu’est aimer, (…) mes pensées sont ailleurs » (ballade 2).

Cependant après le temps de l’absence vient nécessairement celui de la présence et du rapprochement.  L’amant et sa dame se retrouvent ensemble, physiquement avant de narrer leur relation (ballade 80). Ce « retour » engendre la joie de la dame qui invite l’« ami » à venir « par la porte de derrière », réduisant de plus en plus la distance. Au demeurant, les deux amants manifestent le même élan : « Ne m’enlacerez-vous pas ? ». Ils ont néanmoins la volonté de rester cachés ou du moins discrets, « sans lumière » ! Mais la présence commune induit des attitudes et des perceptions, certes évidentes aujourd’hui.

La plus remarquable des ballades reste la 32, intitulée exceptionnellement La dame et l’amant et attribuant sans doute une priorité (?) au féminin.  Le dialogue croustillant de cette rencontre – comme au théâtre - abolit la distance entre lecteur et lecture, lui donnant une puissante vérité. Comment ne pas citer un passage (comme on cite aujourd’hui un dialogue d’Audiard) parmi d’autres : « - Mon doux ami, venez me parler. / -Très volontiers, ma dame, avec joie / -Parlez-moi sans rien me cacher. / - Que vous dirai-je, ma chère et douce dame ? / -Si votre cœur est greffé en moi ? / - Oui, entièrement, ma dame, n’en doutez pas. / - En vérité, le mien est en vous également. / - Grand merci, belle, aimons-nous bien. » Sont-ce des salamalecs ? Des expressions naturelles ? De l’humour (« En gardant mon honneur voulez-vous m’enlacer », sollicite la dame) ? Du raffinement courtois poussé à l’extrême ? Ici, le cœur de Madame d’abord « greffé » à celui de Monsieur se sépare et se fend pourtant « en deux » (Le lai de dame),  signant la fin des amours et de la vie.

 Il advient qu’une tierce personne s’introduise dans ce duo des cœurs. Voici que surgit le mari qui a des soupçons et se mue en « jaloux » (ballade 42). L’espace entre les époux diminue (alors que celui entre les amants augmente) en instaurant une triangulation : « Et le jaloux me tient/d’une laisse** si courte que, s’il ne me voit/il enrage de colère » ! Un tel souci masculin est le propre de nombre d’ « amants courtois » souffrant, comme cet amant en titre, de se séparer de sa « dame et maîtresse » (ballade 49).

La ballade conduit à ce point de non-retour qu’est la mort (ballade 3). L’amant, s’il perd son temps sans rien obtenir, lance – presque - des cris d’orfraie : « est-ce juste que l’on me frappe / à mort pour mon amour sans faille ? / Il faut que j’en meure / car c’est à la mort, à la vie ». Sa dame souffre déjà : « Ma mort cruelle, il est temps de mourir : / depuis près d’un an déjà, je suis dans ce martyre» (ballade 55).

Ainsi se termine notre promenade dans cet autre temps amoureux. La narration poétique se passe en plusieurs lieux (comme la rue, maison, messe, bal). Notre lecture – contrainte par les mots et leur succession -  rôde de la première à la dernière ballade, hésite et pioche ça et là une compréhension des vies et des relations qui ne ressemblent nullement à celles d’aujourd’hui. Une exploration des âmes libres à travers le papier ! Une balade, alors ?

Notes

 

* Pizanesque, néologisme autour de Pizan et non Pisan.

** Notons que la « laisse » - le lien pour toutou - est une image juste, proposée par la traductrice, pour expliciter l’adjectif « courte » qui aujourd’hui ne se suffit plus à lui-même.

Présentation de l’auteur




Ecritures féminines : découvertes

Il est des « découvertes » de pays, de nature, d’animaux, de science, etc.. Il en est une - plus secrète - « en poésie » que propose Recours aux poèmes en m’adressant trois recueils de poétesses dont j’ignore tout.

Question poétesses, je note que sont citées obsessionnellement (?) Tsvetaïeva, Akhmatova,  Dickinson et parfois … Sapho. Sont-elles des exceptions ? Sont-elles des arbres qui cachent la forêt des créatrices. Tout semble à découvrir. Une chance. Il y a ces Grandes découvertes d’un continent entier soudain révélés aux envahisseurs (les Amériques) ou ce Palais de la Découverte où se muséifie ce qui a été trouvé (des nids d’abeilles aux illusions d’optique). Mais en poésie par où commencer aujourd’hui ? La France ou la Roumanie ? Claire ou Marcelline ? Les éditions Rhubarbe ou de l’Agneau ? Le plus grand ou le plus petit opuscule? La couverture noire, blanche ou bis? Au demeurant, les mots ont-ils jamais un commencement ? Ils n’ont probablement pas plus de fin que celle de nos articles…

Elle hait d’évidence «  la famille idéale », ce mythe du couple: une « damnation douce » dont le « modèle » suscite tant d’« amertume » et conduit à « l’ornière du divorce ». Elle « congédiera » le mariage, le « tuera » faute de pouvoir l’ « assimiler » : « Je ne peux accoucher que de moi ». Lorsqu’elle consulte ses propres photos de mariage, elle se trouve même « méconnaissable en mariée » : sa pupille « est morte ». Tenir un nourrisson dans ses bras l’ « ébranle » et la « violente », tant elle est hantée par des « flashes d’horreur » (idées de meurtre). Chaque matin, elle observe un petit voisin mongolien adulé par sa mère. Tous deux – mère et enfant - la renvoient à une « secrète discorde » qui fait monter « l’insurrection et l’insoumission ». Elle se sent alors « appariée » à cet enfant au point d’ « entrer dans le corps » de sa mère. Dans son univers, seules les cartes postales (pour lesquelles j’ai une ferveur similaire) échappent à son ressentiment. Elles sont porteuses de « tendresse pour des lieux » ou de personnages qu’elle a envie de « rejoindre » en intégrant « l’image, cette incarnation réussie d’un non-lieu ».

Son écriture fouaille et dissèque nombre d’instants de « ressentiment », explorant un mal-être avec une énergie telle qu’elle captive et ensorcelle. Rien ne lui échappe : « J’entre dans une intimité forte avec le monde mouvant qui me forge ». De tels instants de violence intime - ces bouts de vie réelle et/ou fictive - s’articuleraient aisément pour explorer la continuité de ce malaise (avec ses écrits antérieurs Arracher le tapis et Les étreintes bloquantes). Sans doute car la lectrice se laisse asphyxier- avec un certain délice - par ces écrits si attachants dans leur désespérance.

Claire Dumay, Liquidation, Ed. Henry, La main aux poètes, 8€

Claire Dumay, Liquidation, Ed. Henry, La main aux poètes, 8€

Pour liquider le choix du premier écrit, l’un des ouvrages au titre prédestiné - Liquidation - attire par la position extrême qu’il semble soutenir. Claire Dumay y pratique une introspection salvatrice en explorant sa « propre inconstance » écartelée entre ces « états vésuviens » que sont aimer et désaimer, le oui et le non. La « croyance utopique » en un amour inaltérable est un « leurre », une « imposture ». La poétesse (en prose) est la proie d’une « respiration chaotique ». Elle veut « éradiquer » la famille de diverses manières. Tout d’abord la chambre parentale où se passent des « choses corporelles » à la fois fascinantes et repoussantes. Sur le tard, elle y retrouve le père malade en pleine « décrépitude », avec les « flancs comme des douves asséchées »…

Son écriture soignée et attentive induit une lecture plutôt sereine. Les comparaisons révélant son univers intérieur sont cependant imprévues. La poétesse aimerait être « une boule de bowling » qui glisse et s’en va. Autour d’elle, on lui conseille d’éviter la fatigue pour ne pas ressembler à un « homard bouilli ». En proie à la tristesse dévergondée, elle la compare à un « millefeuille raté ». Les pleurs de sa mamie auraient pu être transformés en « gouttelettes de verre » par un maître-verrier. Là, elle voit une demoiselle (elle ?) comme un «moineau sans plumes ». Elle porte enfin ses souvenirs en « pensées », comme autant de « boulettes de pain ». Au passage, elle évoque aussi les « cartes postales » : elle aime tant son papy défunt qu’elle rêve : l’ancien lui en envoie une de tous les endroits qu’il n’a pu visiter et « n’a jamais vus » (rien à voir avec les cartes postales de C. Dumay, encore moins celles de Derrida !). Quelle fonction Doina attribue-t-elle au langage ? Les mots étouffés, « avalés » après le deuil de l’ancêtre, lui sont une « échelle de Jacob du plus profond de moi jusqu’à la voûte de mon palais ».

Passer à un deuxième recueil est plus aisé, car celui de Doina Ioanid propose justement des Poèmes de passage  dans Le collier de cailloux ! Il a en commun avec le précédent un net intérêt pour la famille (ici grand-père, grand-mère, mère, etc.), une entrée en écriture au nom du « je » d’une « femme mûre » (chez C. Dumay, c’est une « adulte vieillissante »), lequel se dévoile ici peu à peu en mini-récits classés en deux ensembles Intervalle et Lettres à Papy Dumitriu. Or ces ensembles s’ouvrent avec le fac-simile manuscrit par la poétesse de ses traductions en français.

Doina Ioanid, Le collier de cailloux, poèmes de passage

Doina Ioanid, Le collier de cailloux, poèmes de passage, traduit du roumain par Jan h. Mysjkin, Ed. Atelier de l’agneau, 17€

Les mots de Marcelline Roux, eux, sont moins parlés (cf. la voûte du palais de D. Ioanid) que vus et observés dans le recueil Celles qui regardent. Comme D. Ioanid, elle part à la recherche de sa pensée selon de courtes parcelles successives. Echappant à la solitude, cette auteure partage un projet avec la dessinatrice Francepol : dessiner et écrire les feuillets d’un Carnet de maisons afin de trouver une demeure pour y vivre ensemble. Toutes deux sont « maîtresses d’œuvres ». L’une esquisse d’insolites habitats (enroulés en escargot*, emportés dans un tourbillon, superposés en coupe, imbriqués dans la nature) ; l’autre décrit son idée du domicile. Pour ce faire, le « Je » de M. Roux rencontre le « Elle » (celui de la dessinatrice) et croise aussi de mystérieux « ils » qui représentent « pudiquement » le couple traditionnel. Sa quête de poétesse l’incite à chercher jusqu’où investir pour « donner une âme à un lieu ». Comment « vouloir » une maison sans « risquer l’abandon » de la première demeure d’enfance?

Il y a tant de maisons possibles. Les maisons littéraires (celle de M. Duras, Neauphle le Château où les gestes de propreté ou de courses se transmettent entre femmes) ou cinématographiques (celle de C. Akerman, Jeanne Dielmann avec des séances de repassage devant la télévision, mais aussi le plaisir de siroter une tasse de café) ou intérieures (auteur Mariusz Wilk qui est son propre refuge) ou celle de grand-mère aux volets verts ou celle d’enfance ou… Tant et tant de demeures prennent place dans ce cheminement que l’auteure « porte »sa maisonnette imaginaire sur son dos « comme les escargots»? De chaque habitation dérive un certain monde. Cependant la femme-peintre « disparaît sans faire de bruit » (décès), renvoyant la poétesse à sa solitude originelle. Ne pouvant poursuivre le projet, Marcelline « ferme les écoutilles ». Elle en transcrira la mémoire à sa façon : sur son carnet de bord  s’invente « un antre » qui se « métamorphose» en livre. Quelle consolation ultérieure? L’achat « d’un nouveau carnet » dont elle n’ose anticiper la fonction. Ah, si elle retrouvait cette maison et ce jardin avec des bouleaux, des rosiers, des brindilles pour des boutures, des repas, des lectures, de la musique dans le salon. Bref, un «ermitage » auquel elle continuerait de rêver, malgré tout, malgré la mort…Une façon d’être humain.e que tant d’êtres partagent.

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Marcelline Roux, Celles qui regardent, Carnet des maisons, Ed. Rhubarbe, 9€

Peut-on pour autant prétendre connaître ce que l’on croit avoir lu et découvert? Les poétesses Claire la rebelle inépuisable, Marcelline la sédentaire rêveuse et Doina marquée par l’esprit de famille (lignage, fratrie), devenues à travers ces textes amies en écriture, ont encore tant à dire. Au demeurant, ne lit-on pas les autres en se lisant soi-même ? ne se lit-on pas soi-même en lisant les autres ?




De mots… à vous (11) : Gabrielle Althen, LA CAVALIÈRE INDEMNE

Ce livre s’ouvre sur l’urgence d’une invocation : « réapprendre la vie sauve, la violente, l’alarmante vie sauve ! » (p. 9). Un cri sort de la gorge d’une femme qui est de retour, et qui, après bien des guerres, continue à chevaucher vie et parole sauves, toujours attelée à sa quête de lumière. Elle a émergé des combats qu’elle a menés, et même si elle y a laissé des plumes, « indemne » elle reste pourtant, soit intègre, entière, intacte et fière, car elle (l’) écrit. Cette victoire fort émouvante rappelle la « renaissance » chantée par René Char au sortir d’une maladie grave, au début de Lettera amorosa : sa joie, son retour aux plaisirs charnels. René Char dont Gabrielle Althen cite deux vers en exergue à son texte « Le printemps » justement : « Du vide inguérissable surgit l’événement / et son buvard magique » (p. 15). Et la voix de la poète leur fait écho : « je me disais qu’une vie qu’approuve une caresse est plus grande que la montagne » (p. 48). Elle raconte les « vagues [qui] se dénouaient », le « triomphe sur la guerre, triomphe sur la nuit intestine et son paquet d’entrailles, triomphe sur nos peurs consanguines, duplice est le fond de la mer, triomphe sur le fond de la mer ! » (p. 14).

Les cavalières ont de tout temps enflammé l’imagination car elles respirent la désinvolture, l’indépendance et l’audace, mais aussi l’étrangeté, la solitude : tous les ingrédients de la liberté de pensée et d’agir propres à celles (et ceux) qui vivent en poètes. Leur langue suprême est celle de la poésie. La « cavalière indemne » est une femme d’action et de rébellion, une poète en puissance car une poète en vie. La rescapée est rentrée, elle raconte. Elle raconte car elle a vécu, sans séparer la tristesse de la vie, et la vie de la poésie : « La vie est là. La vie est toujours là, et nous rebâtissons nos palissades, sans bien savoir que nous habitons le cercle de son œil » (p. 57).

Au sein de ces textes lyriques sont évoquées diverses luttes contre la vie : contre la peur de vivre, contre la douleur de vivre, l’absence d’enfance (« vous dont fut mordue l’enfance », p. 23 ; « l’ensemble avait lieu, faute d’amour, sur une route dure où manquait une enfance », p. 51), l’absence de sens, la pauvreté (matérielle et spirituelle), la perte d’espoir, « le cœur cassé » (p. 69). Ce n’est qu’en vivant – et en aimant – que le cœur peut se briser. Ainsi, l’écriture vient à la cavalière, car l’écriture se vit. Et la poète de citer les mots suivants du Psaume 129 : « Tant ils m’ont traqué dès ma jeunesse / ils n’ont pas eu le dessus » (p. 23). Cavalière indemne, qui doit la vie et la parole sauves à la poésie, et c’est pourquoi Gabrielle Althen nous livre un texte exigeant, sibyllin, qui appelle à la réflexion, à la méditation. Comme tout texte qui renferme un secret, il ne se livre pas d’emblée, sans être hermétique pour autant. Ses mots de divine tristesse étoilent la nuit noire d’un « ciel vide de chimères » (p. 21), éclairant le mystère humain, que Gabrielle Althen, en tant que poète qui recherche l’humanité, persiste à sonder, pour se souvenir de ce que c’est, que d’être humaine.

Gabrielle Althen, La Cavalière indemne, Al Manar, 2015, 86 pages, 16 €.

Élégance, finesse, souplesse d’une prose poétique qui révèle en même temps qu’elle déroule, sa colonne vertébrale de langue de « funambule entre l’avers et le revers de l’émotion » (p. 33), et de « danse à l’étincelle de chaque pas » (p. 33). Effets d’échos qui scandent la réflexion, invitent en douceur à la prolonger – à « s’inviter de durer » (p. 36) – sur une langue qui émeut car elle sait toucher « au front » (p. 35), avec ses images qui s’y ouvrent comme des fenêtres, sur « le feu de chaque jour » (p. 53), que la poète nous fait rechercher, aimer.

Des échos, des ondes, pour la fluidité d’une langue qui à la fois trace des chemins et se faufile dans ses rais de lumière. Une langue qui résonne avec les préoccupations de tous ceux qui écrivent, car il me semble que La Cavalière indemne porte sur l’écriture, plus précisément sur la parole poétique. « Bâtir n’est pas un geste simple » (p. 61) : quel est le mystère de l’écriture ? Gabrielle Althen pose la question ainsi : « Que veut me dire mon sang ? Je le demande du fond de ma poitrine. Je le demande à mes tempes qui battent. Nulle réponse qui convienne. [...] j’apporte ma truelle et mes mains, avec un peu de ma mémoire, pour y bâtir – qui sait ? – moi aussi un hangar pour le ciel » (p. 60). Cette magnifique dernière phrase fait du ciel un avion, de l’écriture un abri ; et elle n’est pas sans nous rappeler le travail de bâtisseur de René Char. Maurice Blanchot en avait parlé en ces termes : « Sa poésie est révélation de la poésie, poésie de la poésie et, [...] poème de l’essence du poème » (La Part du feu, 1949).

À la page 39, il y a ces phrases, que l’on pourait interpréter comme déplorant une certaine défaillance en poésie : « Il faut noter que, malgré la sincérité de son envie de pleurer, ses pleurs, comme lui, sont vacants. Le vent passe au travers, mais leur confie pourtant le son de ses volutes. L’homme, qui paraît n’en rien savoir, se blesse parfois au front sur le bord du premier miroir où il s’enferme ». Cependant, la voix qui énonce cela pardonne car elle « retiendra qu’il y a des offrandes » (p. 39). Et la voix de continuer sa méditation – « Si tu revêts une robe de mots pâles sans laisser place à ton silence, à quoi penseras-tu ? » (p. 40) – en suggérant que rien ne vaut, en poésie, ce qui nous effraie le plus : « la parole nue » (p. 40), qui « dans un sens, ira jusqu’au silence et dans l’autre, jusqu’à un visage autrefois vu de près » (p. 41), celle qui « fore dans l’hiver des tunnels où manquent des étoiles » (p. 42), et qui recueille « ce qui palpite » (p. 44). La parole poétique serait la « proximité du désastre, fin du caprice, dépaysement de l’idée, – vois-tu, mes mains ouvertes sont sans prises, mais la parole les regarde, asquiescement sans point d’étreinte, auréole sans effort, avec des ors flexibles comme d’absolues promenades » (p. 63).

Gabrielle Althen est de ces vrais poètes pour qui l’écriture est une affaire de voyage, de parcours, avec et dans la parole : ses textes révèlent le monde tout en montrant l’élaboration de la langue employée à le représenter, et à en raviver les couleurs. Il se produit donc une double exposition, comme en photographie, puisque sont juxtaposés ou associés des sujets et des niveaux de réflexion différents pour créer une image unique et encore plus chargée de sens, telle que celle-ci, magnifique : « Il y a simplement que se taire ouvre une cathédrale » (p. 13).